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Communication des organisations : Stratégies de légitimation au travers des récits historico- organisationnels Comunicação das organizações: Estratégias de legitimação através das narrativas histórico- organizacionais COTUTELLE DE T H È S E pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE en Sciences de l’Information et de la Communication Et DOUTOR DA UNIVERSIDADE DE SÃO PAULO em Ciências da Comunicação Présentée et soutenue par/Apresentada e defendida por: Larissa CONCEIÇÃO DOS SANTOS le : 07 / 04 / 2016 Sous la direction de/ Sob a orientação de: Mme. Nicole D’ALMEIDA – CELSA, Université Paris-Sorbonne (Directrice) Mme. Margarida M. Krohling KUNSCH – ECA, Universidade de São Paulo (Co-Directrice) Membres du jury/ Membros da banca examinadora: Mme. Nicole D’ALMEIDA – CELSA, Université Paris-Sorbonne (Directrice) Mme. Margarida M. Krohling KUNSCH – ECA, Universidade de São Paulo (Co-Directrice) M. Diogo Aurélio PIRES – Universidade Nova de Lisboa (Rapporteur) Mme. Ivone de Lourdes OLIVEIRA - Pontifícia Universidade Católica de Minas Gerais (Rapporteur) UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE V - Concepts et Langages Laboratoire Gripic-EA 1498 UNIVERSIDADE DE SÃO PAULO Escola de Comunicações e Artes -ECA Programa de Pós-Graduação em Ciências da Comunicação

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Communication des organisations : Stratégies de légitimation au travers des récits historico-organisationnels

Comunicação das organizações: Estratégias de legitimação através das narrativas histórico-

organizacionais

COTUTELLE DE T H È S E

pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

en Sciences de l’Information et de la Communication

Et

DOUTOR DA UNIVERSIDADE DE SÃO PAULO em Ciências da Comunicação

Présentée et soutenue par/Apresentada e defendida por:

Larissa CONCEIÇÃO DOS SANTOS le : 07 / 04 / 2016

Sous la direction de/ Sob a orientação de:

Mme. Nicole D’ALMEIDA – CELSA, Université Paris-Sorbonne (Directrice)

Mme. Margarida M. Krohling KUNSCH – ECA, Universidade de São Paulo (Co-Directrice)

Membres du jury/ Membros da banca examinadora:

Mme. Nicole D’ALMEIDA – CELSA, Université Paris-Sorbonne (Directrice) Mme. Margarida M. Krohling KUNSCH – ECA, Universidade de São Paulo (Co-Directrice) M. Diogo Aurélio PIRES – Universidade Nova de Lisboa (Rapporteur) Mme. Ivone de Lourdes OLIVEIRA - Pontifícia Universidade Católica de Minas Gerais (Rapporteur)

UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

ÉCOLE DOCTORALE V - Concepts et Langages Laboratoire Gripic-EA 1498

UNIVERSIDADE DE SÃO PAULO

Escola de Comunicações e Artes -ECA Programa de Pós-Graduação em

Ciências da Comunicação

1

RÉSUMÉ SUBSTANTIEL

Pendant le Master Recherche, j’ai eu l’occasion d’étudier la production des récits

au sein des entreprises et d’observer les stratégies narratives et énonciatives utilisées

pour promouvoir l’engagement. Dans le cadre d’une recherche de doctorat, je me

propose d’analyser le processus communicationnel avec pour odes organisations visant

raconter leur histoire.

Mon sujet de thèse concerne la communication des organisations, plus

précisément la communication historico-organisationnelle. Il s’agit d’une approche

communicationnelle de la mise en récit de l’histoire chez Renault et Petrobras.

L’objectif principal est d’étudier les processus communicationnels destinés à la

narration et la narrativisation de l’histoire organisationnelle. De façon spécifique

je cherche notamment à comprendre comment ces récits participent à la

légitimation des organisations.

La démarche de recherche peut être définit, aussi, comme une approche de la

communication organisationnelle basée sur le récit, ou sur la narrativisation de l’histoire

(l’histoire en tant qu’objet de la communication produite par des organisations). Dans

cette recherche, on observe la narration de l’histoire des entreprises comme une forme

de communication organisationnelle, chargée d'intentionnalité, et révélatrice d’un choix

discursif et énonciatif particulier, que j'entends observer au travers de l’analyse des

récits de l’histoire de ces deux organisations emblématiques.

Pour ce faire, on a mis en œuvre une étude comparative entre deux organisations

ayant des projets consacrés à l’histoire organisationnelle : Renault, du côté français et

Petrobras comme représentant brésilien. Je considère que ces organisations sont des

pionnières dans leur pays, porteuses d’une dimension nationale et de trajectoires

historiques remarquables.

Cela renvoie à mes hypothèses de départ.

2

H1 – La production narrative devient une composante de la communication

des organisations, un moyen par lequel elles s’expriment et communiquent avec

les différents publics.

H2 - L’histoire devient un objet de la communication organisationnelle. Il

s’agit de l’histoire observée comme objet communicationnel, opérationnalisée et

institutionnalisée dans la société à travers des récits ;

On part du principe que, l’histoire organisationnelle est narrativisée afin d’être

communiquée publiquement. Ce processus de narrativisation permet de rendre lisible,

et surtout plus visibles les éléments de l’histoire organisationnelle que l’entreprise

entend mettre en avant ;

H3 – Les récits historico-organisationnels constituent des sources de légitimation

institutionnelle ;

Partant de cette troisième hypothèse, on montre que les récits historico-

organisationnels se sont nourris par l’histoire du pays. Les organisations incarnent donc

des faits, des événements historiques, en les exprimant au travers leurs récits. L’histoire

est vécue par des entreprises, reconfigurée ou réinterprétée en fonction de leurs

intérêts. Ce processus de relecture de l’histoire produit de nouveaux récits, à vocation

historicisante, explicative et legitimante. En outre, dans ces récits, les organisations sont

décrites (ou bien se décrivent elles-mêmes) soit comme une partie intégrante de

l’histoire nationale, soit comme des protagonistes dans le développement économique et

social du pays auquel elles appartiennent.

On entend par cela que les récits de l’histoire organisationnelle reposent sur la

contribution sociale et le rôle historique joué par les organisations, comme des éléments

de légitimation.

Ainsi, dans cette recherche, l’histoire organisationnelle est observée comme

source et les récits en tant que supports et produits de la communication, dans le

processus de légitimation des organisations. La légitimation implique la reconnaissance

des pratiques, valeurs et conduites des entreprises comme correctes et socialement

3

acceptables (SUCHMAN, 1995), mas aussi la validation de l’existence et de la continuité

organisationnelle (HIRSCH ; ANDREWS, 1984 ; KNOKE, 1985), éléments soulignés au

travers de leur histoire.

Par conséquent, sont posées les interrogations suivantes: Quel rôle est accordé à

l’organisation dans son récit historique, vis-à-vis de l’histoire nationale ? L’organisation

est-elle le protagoniste dans la construction du pays ou figure-t-elle tout simplement

comme un personnage secondaire dans le grand récit de l’histoire nationale ?

Comme sous-hypothèses :

- le récit de l’histoire organisationnelle compris comme un micro-récit où l’histoire de

l’entreprise est partie intégrante de l’histoire de la nation (macro-récit) ;

- le récit de l’histoire organisationnelle perçu comme un méta-récit visant à raconter

l’histoire de la nation au travers de son propre récit organisationnel ;

Dans ce sens, j’entends aussi observer la légitimation organisationnelle

recherchée à travers l’évocation du rôle historique joué par les organisations (leur

contribution sociale au développement d’un pays et plus particulièrement d’un secteur

économique).

Quelques remarques complémentaires : je pense que la narration de l’histoire des

organisations peut être observée comme une forme de légitimation (pour légitimer leurs

actes, leur trajectoire, leurs décisions) mais aussi peut être envisagée comme un

processus de construction symbolique de la mémoire économique et industrielle d’un

pays. Par exemple, l’histoire du développement du secteur énergétique et pétrolièr

brésilien racontée par Petrobras, ou alors l’histoire des transports et de l’automobile en

France par Renault.

L'avènement d’internet devient, dans ce sens, un moyen de diffusion à large

échelle, permettant de communiquer auprès d’un public important la trajectoire des

organisations, aussi que leur rôle historique et sociale. Ainsi, la préservation du

patrimoine industriel et sa diffusion à travers le monde n’est possible que grâce à

l'avènement des médias numériques. Ce changement touche la construction de la

mémoire sociale et permet l'émergence de la « mémoire virtuelle » (DODEBEI, 2006).

4

Ancrage théorique

Ce travail de recherche s’inscrit donc dans le domaine des sciences de

l’information et de la communication, tout en privilégiant une démarche

interdisciplinaire. Pour ce faire, ce travail est nourri par des théories venant d’horizons

différents, telles que la littérature, plus particulièrement le courant narratologique,

l’histoire, et la sociologie, en relation avec les études communicationnelles.

La recherche est profondément inspirée aussi, de la philosophie postmoderne de

Lyotard (1979). L’étude des récits comme source de savoir, et les implications de

l’éclatement des métarécits dans notre société ont été à l’origine de ma réflexion.

La rupture des grands récits explicatifs et la fragmentation des identités

individuelles, soulevée par la postmodernité, ont permis l’émergence de nouvelles

sources de création comme les récits alternatifs. Parmi eux on souligne l’éclosion des

récits organisationnels, compris comme des formes d’expression et de communication

(FISHER, 1984 ; BENJAMIN, 1994 ; BRUNER, 1991), de connaissance (LYOTARD, 1979)

et d’apprentissage organisationnel (CZARNIAWSKA, 2000).

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Objets d’étude et sélection du corpus analytique

Les sources de cette étude sont des publications imprimées, des ouvrages

racontant l’histoire organisationnelle , ainsi que des sites institutionnels des sociétés

Petrobras et Renault. Les deux organisations ont des pages web dédiées à la

mémoire/histoire organisationnelle : il s’agit du site web créé par l’association Renault

Histoire et le site web Memória Petrobras, développé par le programme homonyme au

sein du département de communication de Petrobras.

Des publications faisant partie du corpus d’analyse, ont été sélectionnées de la

façon suivante : initialement, l’ensemble des livres portant sur l’histoire de chacune de

ces deux entreprises a été évalué globalement. A partir de cela, ont été identifiés trois

catégories, en fonction du projet littéraire, du style narratif et de la forme du récit :

1) Récit testimonial ou collectif de l’histoire organisationnelle : reconstruction et

narration de l’histoire de l’entreprise à partir du récit des acteurs qui y

travaillent ou y ont travaillé. La source principale demeure l’histoire de vie,

l’interview, ou le témoignage des acteurs organisationnels. En fonction de ces

acteurs, en tant qu’énonciateurs des récits, il est possible de distinguer aussi

deux sous-catégories : a) Le récit autobiographique, conçu à partir du

témoignage d’un membre de l’entreprise, généralement un directeur, haut

fonctionnaire, ou président (PDG ou ex-PDG) ; b) Le récit pluraliste ou

collectif, narration explicitement et intentionnellement polyphonique,

composé par le témoignage des différents membres de l’entreprise.

2) Récit promotionnel ou commémoratif de l’histoire organisationnelle : récit dont

le but est la promotion ou la vulgarisation de l’histoire de l’entreprise à un

public large et hétérogène. Le récit peut alors être simplifié, réduit ou

synthétisé, ou bien être présenté de façon ludique et didactique, nourri

d’exemples, d’anecdotes et images. Sont aussi caractéristiques, dans ce type

de publication, les messages d’honneur, comme le mot du président, ou

d’autres personnalités importantes préfaçant l’ouvrage. L’histoire

organisationnelle racontée dans ces livres peut se présenter au travers de

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schémas, chronologies, entre autres formes de représentation temporelle

illustratives.

3) Récit scientifique de l’histoire organisationnelle : peut être identifié par

l’approche scientifique ou académique adoptée dans la construction et du

récit. On observe, dans ce type de narration, la plume d’un spécialiste

académique, d’un chercheur universitaire reconnu, apportant de la crédibilité

et validant « scientifiquement » ce qui a été raconté.

Compte tenu l’objectif de la recherche, les récits destinés à la société, et donc au

public externe, ont été privilégiés. Les publications dites « collectives » ont été écartées

car elles mettent l’accent sur le public interne.

A partir de cette classification ont été choisis deux ouvrages de chaque

entreprise, représentatifs des récits « scientifiques » et « commémoratifs ». Les

publications retenues sont :

FRIDENSON, Patrick. Histoire des usines Renault 1. Naissance de la grande

entreprise 1898/1939. Paris : Seuil, 1972.

LOUBET, Jean-Louis. Renault : Histoire d'une entreprise. Préface de Louis

Schweitzer. Editions E-T-A-I, 2000.

DIAS, J. L. M; QUAGLIANO, M. A. A questão do petróleo no Brasil: uma história da

PETROBRAS. Rio de Janeiro: CPDOC; PETROBRAS, 1993.

PETROBRAS. Petrobras 50 anos – uma construção da inteligência brasileira:

Comunicação Institucional-PETROBRAS, 2003.

Dans le quatrième chapitre sont décrits, en détail, les méthodologies et

démarches analytiques choisies en fonction des objectifs de la recherche et de la nature

des objets observés.

Une approche interprétative a été adoptée vis-à-vis du sujet étudié, reposant sur

l’herméneutique textuelle. Cela dit, pour reprendre l’expression de Ricœur (1977,

p.132), l’interprétation opère la médiation nécessaire entre l’explication et la

compréhension, observées ici à partir de « l’explication du récit-objet à la

compréhension de l’opération narrative », dont les analyses menées sur l’ensemble de

récits organisationnels fonctionnent « comme un simple segment sur un arc interprétatif

7

qui va de la compréhension naïve à la compréhension savante à travers l’explication »

(RICŒUR, 1977, p.131).

Présentation générale de la thèse

L’étude est organisée en deux parties principales. La première, intitulée Interfaces

entre l’histoire, le récit et la communication, est constituée de deux chapitres qui

analysent les interfaces existants entre les concepts de récits, communication, histoire et

mémoire, et leur relation avec la dynamique organisationnelle.

A cet effet, dans le Chapitre 1- Récit et communication organisationnelle – sont

observés, tout d’abord, le rôle du langage et du discours dans la constitution des

organisations, ainsi que la place du récit en tant que forme et expression de la

communication organisationnelle.

L’accent est mis sur la communication des organisations dans sa dimension

symbolique et relationnelle. Le langage, la circulation des discours, et, principalement la

production de récits au sein des entreprises sont observés comme des formes

d’expression et de communication assurant la survie, mais aussi la représentation

organisationnelle.

Dans ce sens, on aborde l’évolution conceptuelle à propos du récit, l’introduction

du concept aux études organisationnelles ainsi que les perspectives ouvertes par les

études sur le prisme communicationnel. On examine particulièrement l’approche de la

communication des organisations jusqu’à l’arrivée de la notion de récits économiques

(D’ALMEIDA) ici nommés comme « récits organisationnels ».

On retient, des études littéraires les travaux sur le courant narratologique, et leur

contribution au développement des études actuelles sur le récit médiatique (LITS, 1997 ;

2008) et la narratologie médiatique (MARION, 1997).

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Au carrefour des recherches issues de la théorie narrative et de la science de la

gestion, on voit aussi fleurir de nombreux travaux reposant sur la narration et la

production de récits dans les organisations (RHODES ; BROWN, 2005, GIROUX ;

MARROQUIN, 2005). On observe notamment cette tendance parmi les chercheurs anglo-

saxons, dont la plupart d’entre eux se tourne vers la narration interne, ses liens à la

dynamique organisationnelle et le contenu des récits émanant de différents acteurs,

dans lesquels l’approche du storytelling (BOJE, 1995 ; 2001) reste une des plus

récurrentes.

Dans le sillage de ces études, on voit naître l’approche narrative ou

narratologique de la communication organisationnelle (D’ALMEIDA, 2001, 2006). Cette

perspective envisage la communication des organisations à partir de la construction et

la diffusion de récits. Autrement dit, les discours, les paroles, les communications

produites par les entreprises, et observées au sein de celles-ci, peuvent être comprises

et analysées en tant que récits organisationnels.

Face à la multiplication des formes narratives émanant des organisations, (récits

de marque, récits publicitaires, récits médiatiques, etc.) on focalise, dans cette recherche,

les récits de l’histoire organisationnelle. Je suis persuadée que ces formes narratives, au-

delà de leur nature et de leur visée communicationnelle, constituent de véritables

moyens de légitimation. C’est à travers l’analyse de ces récits historico-organisationnels

que l’on peut comprendre les stratégies employées par des entreprises pour mettre leur

histoire au profit de leur légitimité social.

Par conséquent, dans le Chapitre 2- Histoire organisationnelle : rencontre

entre l’histoire et l’entreprise sont examinés les concepts de histoire d’entreprise.

Celle-ci est issue du domaine des sciences de la gestion qui est apparue en 1927 aux

États-Unis (sous le titre de business history). Puis elle est devenue objet de recherche en

histoire, en particulier, au sein des disciplines d’histoire économique, et, plus

récemment, dans les sciences de l’information et de la communication.

Néanmoins, pour que le dialogue entre histoire et entreprise puisse être établi un

changement de mentalité a été nécessaire entre les deux parties. Les entreprises ont

ouvert leurs portes aux chercheurs en sciences sociales et humaines. Les historiens, à

leur tour, ont dû surmonter la crainte initiale et voir dans l’histoire des entreprises un

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important outil pour la compréhension de l’identité et de la culture organisationnelle,

ainsi que à l’étude de l’évolution des organisations et le développement des sociétés.

Afin de pallier leur aversion au passé, les entreprises ont été soumises à une

période de réévaluation. Face aux incertitudes d’un monde en mutation constante,

l’organisation commence à s’interroger sur sa propre essence, et en conséquence, se

tourne vers son histoire. Le regard vers le passé symbolise, alors, une quête d’identité,

de valeurs, et de racines de l’organisation, car « face à la série de facteurs très complexes

qui orientent et conditionnent le futur, désormais le recours à l’histoire n’apparaît ni

superflu, ni synonyme de passéisme et d’immobilisme » (TORRES, 1987, p. 28).

Comme résultant de l’introduction de l’approche historique aux entreprises, on

observe désormais une profusion d’organismes les plus variés, tels que des comités

d’histoire, centres de mémoires, associations dédiées à la préservation de l’histoire

organisationnelle, ou encore le développement de projets liés à ce sujet au sein des

organisations. L’histoire devient à la fois une source et un produit par lequel les

entreprises projettent leur propre image et leur parcours vers la société.

Une telle vision remonte à l’hypothèse d’une construction narrative au travers

des projets historico-organisationnels. La communication, et ses multiples dispositifs,

devient alors un moyen de diffusion et de médiatisation de l’histoire. Dans ce processus

de communication narrative incombe à l’entreprise la sélection des éléments de

l’histoire qu’elle entend mettre en valeur ainsi que la manière dont elle souhaite lui voir

racontée.

L’évocation du passé dans les récits organisationnels vise à démontrer la

continuité d’une entreprise : une forme de réitération du passé ou des traces laissées

dans l’actualité. Raconter une histoire d’entreprise, communiquer sur ses actes et

exploits à des publics les plus divers peut constituer une forme de légitimation du

parcours organisationnel, de sa force et pérennité à subsister au fil des années.

L’approche historique peut aussi être utilisée par des organisations en

complément de la politique de communication. En interne, l’histoire joue le rôle d’un

pilier en préservant les valeurs de base et l’identité organisationnelle, lesquelles à leur

tour, seront présentées à l’extérieur grâce à différentes formes communicationnelles.

10

D’après Loiseau (1987), l’histoire est comprise comme un « constat » : la

reconnaissance de l’incorporation des processus communicationnels au fil du temps. On

observe, dans ce sens, deux temporalités : une temporalité liée à l’événement original

(servant d’objet à la communication), et une autre qui renvoie au moment auquel la

communication a été produite, où l’histoire a été convoquée. La deuxième temporalité

est associée à la production narrative. Elle est relative à l’élaboration et à la narration de

l’histoire organisationnelle, à travers laquelle l’entreprise s’efforce de se connecter à ses

valeurs d’origine et à des pratiques actuelles, visant ainsi à démontrer une cohésion et

une continuité entre passé et présent, légitimant sa pérennité.

Face aux défis d’une société changeante, une histoire durable demeure un atout.

Mais pour qu’elle puisse être communiquée à la société, l’entreprise doit avant tout la

rendre cohérente, lisible et accessible. C’est là où le récit trouve sa pertinence : les

objets ne deviennent en effet compréhensibles que par un processus de narrativisation.

La méfiance vis-à-vis des approches historiographiques est finalement surmontée

lorsque les entreprises commencent à se servir du passé comme source de légitimation.

Désormais, l’histoire ou l’historicité de l’entreprise devient un symbole de légitimité. Il

s’agit de la valorisation du temps, du passé ainsi qu’une sorte d’affiliation sous-entendue

dans cette relation temporelle (reconnaissance des origines et des fondateurs).

Dans le Chapitre 3 – La rescousse historico organisationnelle, les stratégies

par lesquelles les organisations cherchent à récupérer et communiquer leur histoire.

Sont observées les sources qui permettent la récupération du passé, les choix structurels

liés au développement de l’histoire en entreprise, les pratiques, activités, supports et

produits organisationnels visant leur communication, ainsi que les acteurs impliqués

dans ce processus.

On observe que, dans le but de se réapproprier les éléments et sources

contribuant à la reconstitution de leur histoire, les entreprises ont à disposition

plusieurs alternatives : des sources orales (récits, témoignages), écrites (livres, journaux,

revues, rapports), audiovisuelles (enregistrements radiophoniques ou télévisés, films,

documentaires) et informatiques (documents informatisés, sites web), entre autres.

En ce qui concerne les formes structurales dans les organisations, on souligne la

création, notamment à partir des années 1980, d’organismes et espaces, en interne ou

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externe, dédiés à la préservation et diffusion du parcours organisationnel. Quelle que

soit la forme assumée, alternative (comité d’histoire), par commande (via cabinets ou

agences d’histoire) ou intégrée au cadre hiérarchique institutionnel (département,

section, direction interne), on observe, d’une part, la multiplication d’espaces de

promotion de l’histoire/mémoire, et d’autre part une revalorisation du passé, occupant

désormais un lieu dans l’agenda des organisations. Le souci envers la gestion et

conservation des archives organisationnelles, de la part des entreprises mais aussi de

l’État, en est la preuve.

A travers la préservation des sources et collections, on garde la mémoire des

entreprises à partir des évidences du passé, des registres de leur existence et trajectoire,

permettant des usages variés à des finalités multiples (renforcement identitaire, aide à

la prise de décision, diagnostique organisationnel, consolidation de l’image de marque,

etc.).

A travers l’étude des acteurs impliqués, on observe au sein des organisations

l’engagement des professionnels liés au domaine de la communication (spécialement les

journalistes et relations publiques), de la documentation, des archivistes, et des

historiens, rattachés à un secteur spécifiquement dédié à l’histoire/mémoire ou encore

au secteur de communication de l’entreprise. Toutefois, les organisations peuvent aussi

recourir à des professionnels ou spécialistes externes (des consultants, chercheurs), au

travers d’une commande de travail, ou par l’attribution d’une bourse de recherche ou

contrat temporaire.

On suppose, par-là, que le choix des acteurs en charge de l’histoire

organisationnelle est tributaire d’une stratégie spécifique de l’entreprise. En déléguant

la responsabilité à un historien ou à un archiviste, par exemple, l'entreprise cherche un

« expert », une personne compétente en mesure d'analyser de manière critique et

méticuleuse des collections. Cette décision peut également indiquer une préférence pour

une approche plutôt théorique ou scientifique de l'histoire organisationnelle.

Enfin, les services d’un journaliste, spécialiste dans ce domaine, ou encore d’un

éditeur peuvent aussi être sollicités pour éditer une publication sur l’histoire de

l’entreprise, une biographie ou une œuvre commémorative. Le choix de ces

professionnels renvoie à une stratégie de promotion de l’entreprise et vulgarisation de

leur histoire.

12

Néanmoins, indépendamment du choix des professionnels en charge des actions

historico-organisationnelles, les récits produits reflètent le statut de l’auteur-narrateur :

son interprétation des actions et des évènements (à partir des sources disponibles)

permet à l’histoire de prendre sa forme, à partir d’une perspective donnée, en réponse à

des questionnements ou encore à des exigences imposées par l’entreprise.

Sont également étudiées, dans le Chapitre 3, les formes communicationnelles

ayant pour objet la préservation et la promotion de l’histoire et de la mémoire de

l’entreprise. Il s’agit de différents produits et processus, comme des événements

ponctuels, tels que des célébrations/commémorations, expositions, ou des activités

permanentes comme des galeries, mémorials, musées physiques ou virtuels, chacune, à

son tour, gérant ses produits.

Finalement, dans le but de mémoriser et promouvoir leur histoire, les

organisations peuvent élaborer (ou commander à un tiers) différents types de

publications à destination des publics les plus variés : livres, plaquettes, brochure

commémorative, journaux, revues, parmi d’autres.

Le Chapitre 4 – Parcours analytique et choix méthodologiques présent l’objet

d’étude, les éléments choisis à la composition du corpus analytique, le parcours

d’analyse, les méthodologies et les critères analytiques qui ont été choisis.

La recherche a été développée sur la base d’une méthode hypothético-déductive

(POPPER, 1975 ; LAKATOS ; MARCONI, 2003) comme fondement méthodologique. Dans

ce sens, la problématique de départ a été définie comme l’élaboration des récits par des

organisations ayant pour but la communication de l’histoire organisationnelle.

Étant donné que le problème de recherche proposé peut être abordé sous

différentes perspectives, cette étude doctorale a pour objectifs :

L’études des processus communicationnels développés dans le but de raconter

(narrer) et narrativiser l’histoire des organisations.

Il s’agit de comprendre de quelle façon, et avec quelles stratégies, les organisations

utilisent (instrumentalisent) le récit de l’histoire organisationnelle visant leur légitimation.

13

L’analyse des pratiques communicationnelles repose sur une démarche

comparative entre des organisations brésiliennes et des entreprises françaises, plus

particulièrement le cas de Petrobras et de Renault.

Le choix de ces deux entreprises se fonde sur : a) la place de l’organisation parmi

les plus importantes de chaque pays ; b) leur identification avec l’imaginaire national

(entreprises symboles associées à l’image de la France et du Brésil) ; et c) le

développement des activités liées à la promotion de l’histoire et de la mémoire

organisationnelle (publication de livres, organisations d’événements, existence de

sections, organismes ou départements dédiés à l’histoire/mémoire, etc.).

En ce qui concerne la méthodologie, différentes démarches ont été employées.

Elles permettent d’identifier les spécificités des objets analysés, et d’atteindre les

objectifs analytiques fixés. Pour cela, on distingue quatre niveaux d’analyse :

- Niveau narratif (organisation et présentation des récits) ;

- Niveau éditorial (choix relatif à l’énonciation éditoriale) ;

- Niveau rhétorico-argumentatif (argumentation discursive) ;

- Niveau discursif (modalités et stratégies discursives) ;

Les analyses combinées permettent de regarder l’objet sous des angles très

variés et, de favoriser une compréhension global des récits, tout en prenant en compte

les dimensions matérielles (techniques), énonciatives (discursives et argumentatives) et

socio-idéologiques (contexte de production).

La dimension matérielle renvoie aux modes d’existence du texte ainsi que les

implications des changements de support dans leur l’écriture, lecture et circulation. La

dimension énonciative, pour sa part, se réfère à des formes de narration

organisationnelle, à des stratégies employées dans le but de raconter l’histoire de

l’entreprise, ainsi qu’à l’identification des arguments principaux mobilisés dans les

récits.

Dans la deuxième partie de la thèse, intitulée La narration de l’histoire dans

deux entreprises emblématiques, sont abordés les aspects pragmatiques impliqués

dans la communication de l’histoire organisationnelle. En particulier, sont analysés les

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récits historiques construits par l’entreprise Petrobras et également ceux réalisés par

Renault. Cette dernière section comporte les chapitres 5 et 6 de la thèse.

De cette façon, dans le Chapitre 5 – La communication de l’histoire

organisationnelle : un parcours narratif sont analysées les formes de communication

narrative de l’histoire organisationnelle à travers leurs publications (livres

d’entreprise). À partir de la sélection des récits des organisations ici observées, on

envisage d’analyser le processus de narrativisation sous-jacent à la communication de

l’histoire organisationnelle. Par ailleurs, sont comparées les stratégies par lesquelles

chaque organisation donne à voir son histoire et légitime son existence à la société.

Pour cela, on observe tout d’abord, la place et le rôle assumés par l’histoire au

sein de ces deux entreprises. Chez Petrobras, les activités liées à l’histoire et à la

mémoire sont développées essentiellement en interne. Depuis 2004 l’organisation

compte sur un programme, rattaché au département de communication institutionnelle,

ayant en charge les actions de préservation de la mémoire. Il s’agit du programme

Memória Petrobras, mené par deux historiens et un journaliste, responsables de la

gestion de son site web, de l’édition de certains ouvrages, et, notamment, du recueil des

témoignages des travailleurs de Petrobras (actifs et retraités), source principale à partir

de laquelle sont nourris les activités du programme. Il faut souligner que le mot

« mémoire » est constamment employé dans les actions du programme. Celui-ci donne

une place importante aux récits individuels (récits de vie, témoignages) dans la

recomposition de l’histoire organisationnelle. Selon le rapport des historiens1,

l’entreprise s’appuie sur la participation des agences externes (cabinets d’histoire ou de

communication) pour la réalisation de certains produits ou tâches ponctuelles.

D’autre part, chez Renault les activités relatives à l’histoire/mémoire sont

développées aussi bien en interne qu’en externe. Au sein de l’entreprise, les actions sont

menées par différents secteurs, comme le service Histoire et Collection de la Direction

de Communication, le service Patrimoine, ou bien au travers de projets, comme le

Programme de valorisation du patrimoine historique et culturel de Renault piloté par

Hélène Galzin, associée à la Direction de Marque de l’entreprise. On remarque aussi

l’emploi du terme « patrimoine », bien souvent comme synonyme d’histoire ou de

1 Interview réalisée avec les historiens de Petrobras, Miriram Collares Figueiredo et Sérgio Retroz, au siège de l’entreprise à Rio de Janeiro, Brésil, le 06/08/2014.

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mémoire, ou pour nommer un programme et des actions de nature historique. L’histoire

de l’entreprise est associée à ses produits. La préservation du patrimoine

organisationnelle est donc exprimée en termes concrets, tangibles.

En externe, il convient de souligner le rôle de l’association Ametis, créée en 2004

dans le but « d'entreprendre et de promouvoir toutes actions permettant de conserver la

mémoire de RENAULT sur le site de Boulogne Billancourt », mais aussi de l’association

Renault Histoire, un organisme dédié à la promotion de la mémoire de l’entreprise

automobile.

L’association Renault Histoire est composée par des bénévoles, travailleurs actifs

ou retraités, et d’autres acteurs intéressés également par l’histoire de Renault. Bien

qu’elle soit organisée de façon indépendante, Renault soutient ou même finance

certaines de ses activités. Eventuellement, des projets peuvent être élaborés

conjointement, comme, par exemple, la publication de la revue Renault Histoire,

développée par l’association homonyme qui a pu bénéficier du soutien financier du

service Histoire et Collection de la Direction de Communication de Renault.

Dans la deuxième partie du chapitre 5 sont analysés les livres Histoires des usines

Renault et Renault Histoire d’une entreprise, portant sur l’histoire de l’entreprise

automobile française, ainsi que les œuvres A questão do petróleo no Brasil-uma história

da Petrobras et Petrobras 50 anos- uma construção da inteligência brasileira, sur

l’histoire de Petrobras.

L’étude de ces ouvrages permet d’identifier les stratégies par lesquelles les récits

historico-organisationnels sont construits, et la manière dont ils mettent en visibilité la

trajectoire des organisations, à travers le choix, par des auteurs, des thèmes développés

et les sujets mis de côté.

On observe, par exemple, que les constructions narratives observées dans les

livres sélectionnés présentent des enchainements épisodiques de faits et événements

qui permettent de reconstituer le passé de l'organisation. Cependant, la façon dont

l'histoire est racontée varie en fonction de l'approche adoptée par l’auteur, soit par les

détails des événements, chronologiquement reconstitués, soit par l’accent mis sur les

aspects sociaux et économiques qui résultent des actions entreprises.

16

Dans le cas du livre de l'historien Fridenson (1972), racontant l'histoire de

Renault, l'accent est mis sur les décisions stratégiques de l’entreprise. L'auteur cherche

en effet à souligner à quel point l'histoire de Renault (sa création, son mode de gestion)

a marqué le développement du secteur de l'automobile et stimulé l'économie française.

Le focus sur les 46 premières années de l’existence de l’entreprise permet à l'auteur

d'examiner le modèle de gestion adopté par son fondateur Louis Renault et le montrer

comme un exemple du patronat français.

Dans la narration de Jean-Louis Loubet, presque trente ans plus tard, sont mis en

évidence les actions organisationnelles et les produits lancés par l’entreprise, comme

symboles de la tradition et de la continuité de l'entreprise. A partir des faits marquants

dans l'histoire de Renault, l'auteur souligne les contributions de l’entreprise pour la

promotion de l'industrie automobile, mais aussi son apport au développement social

(amélioration des conditions de travail) et national (au triomphe français durant les

grandes guerres).

Dans le livre de Dias e Quaglino (1993), A questão do Petróleo no Brasil-uma

história da Petrobras, les auteurs cherchent à raconter l’évolution du secteur pétrolier

brésilien, tout en plaçant l’histoire de Petrobras au centre du récit : sa participation au

développement de l’industrie du pétrole, les changements qui ont suivi la création de la

compagnie, son influence actuelle aussi bien dans le secteur pétrolier que dans

l’économie brésilienne.

Une autre approche a été adopté dans l’ouvrage Petrobras 50 anos. Dans ce récit

commémoratif, rédigé sous la direction de Petrobras, l'histoire sectoriel occupe un rôle

secondaire, est l’accent est mis sur l'histoire organisationnelle et nationale. L'histoire de

Petrobras est racontée à travers les politiques gouvernementales et les transitions et

changements subis par le pays. L’ouvrage montre l’influence directe de la politique

nationale sur les décisions organisationnelles. Les échecs ou les difficultés rencontrées

par l'entreprise sont expliquées ou justifiées comme étant le résultat des exigences ou

des mesures gouvernementales.

L’analyse de la dimension narrative, et plus précisément de la façon dont le récit

de l’histoire organisationnelle est constitué afin d’être communiqué sous une forme

cohérente à différents publics, révèle une structure composée par plusieurs récits qui

s’entrecroisent et s’amalgament pour en former un nouveau.

17

Les récits historico-organisationnels peuvent être composés de micro-récits de

l’histoire de leurs fondateurs, de leurs présidents ou travailleurs, mais aussi de micro-

récits de leurs produits, des modes de production (technologies, innovations) ou des

opérations et services offerts à la société.

Aussi, le récit de l’histoire organisationnelle s’insère, premièrement, dans

l’histoire du secteur auquel l’entreprise appartient. Dans les deux cas étudiés ici, on

observe au travers des récits que les organisations réclament leur rôle comme

personnages, ou même protagonistes, dans l’histoire de leur secteur d’activité, et

revendiquent leur participation dans la grande histoire nationale.

L’histoire de Renault est racontée, dans l’ouvrage de Loubet (2000), comme

intégrante d’un macro-récit national. Cependant, dans l’œuvre de Fridenson (1972) sur

Renault et dans celle de Dias e Quaglino (1993) sur Petrobras, les niveaux et contours

narratifs se confondent ou encore se dissipent. L’ambition de montrer la trajectoire des

organisations comme participant à l’histoire d’un secteur industriel ou même d’une

nation, révèle la formation d’un sorte de métarécit où en racontant l’histoire de

l’entreprise on reconstitue aussi celle du pays (d’une région, ou d’un secteur d’activité,

etc.).

Un exemple de construction d’un métarécit de l’histoire organisationnelle peut

être observé dans le livre A questão do petróleo no Brasil: uma história da Petrobrás.

Comme l’indique le titre, la thématique du pétrole et l’évolution de ce secteur au Brésil

sont racontés au travers de l’histoire de Petrobras. Dias et Quaglino (1993) s’appuient

sur l’argument de la participation et de l’utilité (HALLIDAY, 1987) comme forme de

montrer la contribution de la compagnie au développement du secteur pétrolier

brésilien. La même stratégie est observée dans le livre Histoire des usines Renault –

Naissance de la grande entreprise 1898-1939. Dans ce cas, Fridenson (1972) analyse

l’évolution du secteur automobile français au travers de l’histoire de Renault et met

l’accent sur la contribution de celle-ci à l’expansion du secteur, en se focalisant sur les

aspects économiques résultants de leur activité.

En ce qui concerne les choix éditoriaux et discursifs on observe, dans trois des

quatre œuvres analysées, le recours à des spécialistes académiques comme auteurs et

narrateurs du récit historico-organisationnel. D’une part, cette stratégie pourrait

indiquer l’intérêt des entreprises pour une écriture scientifique et méthodiquement

18

conçue de l’histoire organisationnelle. D’autre part, le recours à un spécialiste reconnu

académiquement, comme c’est le cas pour Dias e Quaglino (1993), Fridenson (1972) et

Loubet (2000), montre que l’entreprise s’appuie sur le statut et le pouvoir accordés à ces

auteurs, qui sont des porte-paroles de la vérité, afin de valider la version de l'histoire

racontée, grâce à la légitimité de ceux qui l'ont produite.

Le choix « auctorial » renvoie à une technique par laquelle les récits peuvent être

légitimés. Il révèle, à son tour, la médiation opérée par l’écrivain-narrateur (en tant que

porte-parole de la version officielle des faits) entre l’entreprise objet d’écriture et la

représentation de l’histoire organisationnelle (MARIN, 1981), à travers la publication. Le

choix d’un éditeur ou d’une Maison d’édition particulière peut indiquer le public ciblé,

ainsi que le genre ou domaine auquel l’entreprise entend voir associée sa publication.

On observe aussi la force de l’histoire imprégnée dans le nom de chacune des

entreprises. Le nom patronymique Renault perpétue la tradition et l’inventivité dans la

production des véhicules héritées des frères Renault. Au travers du nom sont aussi

évoqués le savoir-faire, la créativité attribuée à Louis Renault, et l’authenticité dans la

conception de voitures et composants automobiles, ce qui a rendu célèbre la famille

Renault.

Il existe donc une profonde relation entre le nom propre, le patronymique et le

patrimoine (LE BIHAN, 2006). De ce fait, on constate le poids de l’histoire qui repose sur

l’organisation et sur la marque. Celle-ci reflète la connaissance, la tradition et

l’originalité inscrites dans la mémoire social.

Dans le cas du nom de Petrobras, il ne s’agit pas d’un héritage familier, mais bien

d’un acronyme faisant allusion au pays d’origine. La dénomination « Petrobras » est un

diminutif de sa raison sociale « Petróleo Brasileiro S.A. ». Il s’agit d’un nom composé

dans lequel on trouve le nom du produit, pétrole, et de son origine géographique, Brasil.

Le choix de ce nom est en étroite relation avec le contexte dans lequel la compagnie a été

créée. Il reflète la recherche de l'indépendance économique vis-à-vis de l'exploration

pétrolière étrangère sur le territoire brésilien.

Le nom Petrobras porte en lui une dimension symbolique représentative du

nationalisme qui est à l’origine de l'organisation. Il faut souligner, par conséquent, le

caractère toponymique (PEREZ, 2004) de ce nom et sa relation étroite avec l'histoire du

19

Brésil. Il renvoie aussi au sentiment national, une « brésilianité » revendiquée dès les

années 40 par la recherche incessante de pétrole sur le territoire brésilien, et la

promesse d’émancipation économique lors de la création de Petrobras. Le Brasil,

présent dans le « bras » de la marque, évoque aussi la mémoire d’un mouvement

indépendantiste et nationaliste marquant dans l’histoire du pays grâce au slogan « Le

pétrole est nôtre ».

Sont également observés des effacements, des omissions, des choix relatifs au

récit de certains épisodes au détriment d’autres stratégiquement exclus. Des périodes et

controverses au fil de l’histoire de ces entreprises ont tendance à être supprimées,

comme, par exemple, la participation/contribution de Renault pendant la période de

l’occupation, ou bien les graves accidents liés au déversement de pétrole sur les côtes et

dans les rivières brésiliennes.

Les stratégies argumentatives employées dans les récits sur Renault, par

exemple, s’appuient sur le recours à la comparaison avec d’autres entreprises

automobiles, notamment étrangères, afin d’affirmer des réussites organisationnelles.

Autrement dit, la comparaison entre le volume de ventes de Renault et celui de ses

concurrents américains, tels que Ford ou General Motors, devient l’argument validant la

performance et le succès mondial de l’entreprise française, tout en soulignant sa

position proéminente sur le marché international, signe de sa reconnaissance et de sa

prospérité.

A l’inverse, l’argumentation dans les œuvres sur l’histoire de Petrobras reposent

sur le caractère pionner de l’entreprise dans le secteur pétrolier. Dans ce sens, la

compagnie n’est pas comparée à ses concurrents internationaux, mais plutôt présentée

comme « unique », mettant en évidence son identité, en tant que société

authentiquement brésilienne, son monopole dans le marché pétrolier national (1953-

1997), et sa contribution à l’autosuffisance énergétique du pays.

Ont été identifiées aussi des techniques de légitimation liées à la validation des

activités et décisions organisationnelles. Par exemple, en construisant un récit

séquentiel et une stratégie de justification (ADAM, 1985), les auteurs créent un fil

narratif qui permet d'afficher certaines actions comme nécessaires et correctes, validant

ainsi la conduite organisationnelle. En outre, en se référant à leurs actions au fil du

temps comme des contributions à la société, les organisations cherchent à se légitimer

20

en raison de «l'utilité» (HALLIDAY, 1987). Ce dispositif a été observé à la fois dans le

récit communiqué à travers les livres institutionnels et sur les sites web. Il valide

l'existence de l'organisation et attribue une valeur à des pratiques organisationnelles,

au-delà du sens strictement économique.

Finalement, au Chapitre 6-Mémoire, récit et virtualisation on examine les

rapports entre le récit et la formation de la mémoire, notamment face à l’avènement des

médias numériques. A travers l’analyse des sites web institutionnels (nationaux et

internationaux), et de sites spécialement conçus pour la diffusion et la promotion de la

mémoire des entreprises Petrobras et Renault, on cherche à identifier les stratégies de

virtualisation de la trajectoire organisationnelle, et les formes d’adaptation de ces récits

aux supports numériques. Les implications de ce processus à la construction de la

mémoire sociale sont également observées, comme résultantes de la communication

massive rendue possible grâce au world wide web.

Il est possible d’observer un entrecroisement de la mémoire et de la

communication à travers des récits qui donnent voix, corps et forme à des souvenirs du

passé stockés dans notre inconscient. Ainsi, la mémoire serait la substance, le contenu

de la narration (GARDERE, 2003).

On souligne, de cette façon, la récupération et mise en circulation du passé

médiée par la communication, au moyen des formes narratives qui lui donnent voix et à

travers différents dispositifs (manuscrit, livre, vidéo, photo, audio) qui lui soutiennent.

Le développement de la communication humaine a changé également la façon de

faire l'histoire, de la raconter, mais aussi de la préserver : de la transmission du passé à

travers les témoignages oraux (GOODY, 1979) la systématisation de l'histoire et de

l'émergence de l’historiographie, l'écriture et l'imprimerie, jusqu’à l'enregistrement

électronique et la formation de collections virtuelles à l'ère numérique de la digital

history (COHEN; ROSENZWEIG, 2006), rendue possible par Internet et les médias

numériques.

De tels changements peuvent être observes dans la façon dont les organisations

communiquent sur leur passé. La mémoire et l’histoire deviennent des objets de

communication des organisations, comme l’on constate par la construction et diffusion

de récits historico-organisationnels dans notre société. Cependant, il faut s’interroger

21

sur les implications de ces récits dans la (re)constitution de la mémoire sociale et, par

conséquent, dans l’écriture de l’histoire.

On analyse donc comment les organisations recherchent, préservent et

communiquent sur leur mémoire et leur histoire, face à l’expansion des médias

numériques. Existe-t-il une responsabilité historique vis-à-vis de ce qui est dit ou publié

sur Internet, ou se réfère-t-on seulement à une version des faits, à partir de points de

vue particuliers ? Quelle place occupe la communication face à la virtualisation des

pratiques sociales ? Les organisations sont-elles conscientes de leurs rôles dans la

construction d’une mémoire virtuelle et de la mémoire sociale ?

Pour essayer de répondre à ces questionnements des sites web institutionnels

des entreprises Renault et Petrobras ont été analysés, ainsi que des sites web

spécifiques, dédiés à la mémoire de ces entreprises (Site de l’Association Renault

Histoire et du programme Memória Petrobras).

En consultant les sites institutionnels, on observe la dimension narrative, relative

au récit de l’histoire, mais aussi des stratégies d’énonciation éditoriale permettant

l’accès, la lecture des textes, l’interaction avec eux, ou même, en prescrivant une certaine

forme d’appréhension.

En ce qui concerne les formes de mise en visibilité de l’histoire, les sites web des

organisations adoptent des stratégies similaires : présentation chronologique de la

trajectoire des entreprises, sélection des faits ou périodes (dates, moments-clés),

représentation graphique au travers de frises historiques ou ligne du temps.

La présentation de l’histoire de Renault sur les sites web officiels met l’accent sur

la trajectoire des produits (voitures) lancés depuis la création de l’entreprise. Cela dit, à

travers l’histoire de Renault est racontée aussi celle de la production automobile et donc

des évolutions industrielles concernant ce secteur d’activité. Le succès de l’entreprise,

ses triomphes et déceptions sont profondément liés à l’acceptation ou rejet de la société

vis-à-vis des modèles automobiles de Renault.

D’autre part, l’histoire de Petrobras à travers ses sites web souligne, notamment,

les domaines d’opération de l’entreprise, par la sélection d’événements représentatifs.

Ainsi, est associé à chaque année un fait « marquant », lequel est décrit de façon

succincte (deux au trois lignes) sans aucun lien permettant leur expansion. On remarque

22

aussi, dans la version nationale du site web de Petrobras, la référence au programme

« Memória Petrobras » et la médiation de leur accès grâce à un lien hypertextuel, suivi

d’un message invitant le lecteur à connaître l’histoire de l’entreprise racontée par sa

« force de travail ».

L’histoire organisationnelle est accessible sur le site web national de Petrobras,

dans la rubrique « Qui sommes-nous » sous le titre « Trajectoire », et dans son site web

international, elle est associée à la rubrique « Notre histoire ». Sur le site web national de

Renault il faut accéder à l’espace « Découvrez Renault » pour trouver la rubrique

nommée « Histoire et culture » présentant le parcours historique de l’entreprise. A la

différence du site web international de la compagnie automobile, l’histoire est associée à

la rubrique « Passion », renvoyant au slogan adopté par Renault depuis 2015.

Si l’on compare aux sites web « alternatifs », tels que celui de l’association Renault

Histoire ou du programme Memória Petrobras, on remarque des particularités relatives à

la représentation du passé des entreprises.

Par exemple, sur le site web du programme Mémoria Petrobras on peut observer

plusieurs formes ou stratégies de présentation de l’histoire et de la mémoire

organisationnelle, parmi lesquelles :

a) Chronologique – l’histoire est racontée de manière rétrospective, au travers des

périodes clés. La représentation graphique est basée sur la ligne du temps ;

b) Testimoniale – l’histoire est reconstituée à partir des mémoires individuelles.

Représentation au travers des récits oraux, visuels, ou écrits.

c) Imagétique –l’histoire est relatée, symboliquement, au moyen d’images. Les formes

de représentation choisies sont des images, dessins, photos, portraits, etc. ;

d) Audiovisuelle – de ressources audiovisuelles sont utilisés comme forme de

matérialisation des récits. L’histoire est représentée sous forme de productions

audiovisuelles ;

e) Scientifique – la pertinence de l’histoire est mise en avant grâce à des publications

académiques/universitaires. Des articles, thèses et mémoires faisant référence à

l’histoire de l’entreprise sont présentés ;

23

f) Thématique - expositoire – Les récits sont présentés par thème, ou diffusés sous la

forme d’expositions (Expositions, musées, etc) ;

g) Informel – le récit de l’histoire organisationnelle est associé à des faits quotidiens,

l’ordinaire de la vie et le sens commun. Un dictionnaire d’expressions propres aux

travailleurs pétroliers, intitulé « petrolês », ainsi que d’anecdotes sont présentés ;

De façon générale, le site web du programme Memória Petrobras se caractérise

par l’usage de la méthodologie de l’histoire orale. Les sources utilisées renvoient aux

témoignages recueillis tout au long du projet « Mémoire des travailleurs Petrobras »

(2001-2003) et du programme Memória Petrobras (depuis 2004), actuellement rattaché

au département de « Communication institutionnelle » de la compagnie. La page web

privilégie les récits de vie des employés qui travaillent (ou qui ont travaillé) chez

Petrobras. Dans ce sens, les récits individuels et organisationnels se confondent :

l’histoire de vie des travailleurs permet d’évoquer la mémoire de l’organisation.

Autrement dit, l’histoire organisationnelle, telle qu’elle est présentée dans ce site

web, semble être composée par de micro-récits des histoires personnelles ayant

participée dans la trajectoire de Petrobras. À travers la récupération mémorielle les

fragments de l’histoire sont mis en évidence, ainsi que la polyphonie, la multiplicité de

visions qui racontent l’histoire, mais à partir de lieux différents.

D'autre part, le récit de vie de ces travailleurs est également affecté par l'histoire

de l'entreprise, de sorte que l'histoire de ceux-ci ne serait pas complète sans placer dans

le temps et dans la trajectoire de l'organisation le rôle joué par l'individu (travailleur)

qui narre.

Il s’agit des choix assumés par l’organisation, relatifs à la narration de l’histoire

organisationnelle et à la préservation de sa mémoire. Grâce à la méthodologie de

l’histoire orale et le recueil de témoignages constituent une des sources principales du

programme Memória Petrobras : l’entreprise opte pour la reconstitution de l’histoire

ayant comme subside la mémoire des travailleurs.

En revanche, le site web Renault Histoire constitue un moyen électronique de

promotion de la mémoire de Renault et des activités de l’association homonyme. Dans le

but de promouvoir l’histoire et la mémoire de la compagnie automobile, l’association

trouve à travers son site web une forme de communication de grande ampleur. Sur son

24

site on trouve des informations à propos de l’histoire de Renault, ainsi que sur

l’association : ses objectifs, mode de gestion, fonctionnement et des annonces

d’événements organisés (conférences, commémorations, etc.), en faveur de la mémoire

organisationnelle. La page web adopte un format d’édition rassemblant à celui des sites

journalistiques : organisation en colonnes, titres informatifs, entête de style tabloid et

choix graphiques et textuels similaires à des journaux.

Il faut accéder à la rubrique Un peu d’histoire pour prendre connaissance de

l’histoire de Renault où celle-ci est présentée chronologiquement. Il n’y a pas, à exemple

des sites institutionnels, une ligne du temps, au lieu de cela, figure un liste temporelle

organisé en fonction des « mandats » des PDG’s de Renault.

L’histoire de Renault, sur le site de son association, met en avant la mémoire des

anciens PDG’s de l’entreprise. Ils sont présentés comme des personnages déterminants

dans l’histoire de l’entreprise, en particulier le fondateur et PDG Louis Renault. Dans ce

sens, l’histoire est centrée sur les personnes au lieu des faits. Les actions de ces acteurs

(PDG’s) sont mises en valeur dans la formation de l’histoire organisationnelle, ce qui

permet de mettre en évidence aussi bien la mémoire de l’organisation que celle de ses

membres.

Sont aussi présentées les luttes syndicales, les revendications ouvrières, les

grèves et les acquis qui en ont résulté. Ainsi, en montrant les conflits, en exposant les

problèmes relatifs aux conditions de travail dans les industries (longues journées de

travail, salaires insuffisants, etc), sont mis en valeur la mémoire sociale des travailleurs,

leurs difficultés et leurs luttes.

Les récits historico-organisationnels présentés sur le site de l’association sont

différents de ceux présentés sur les sites institutionnels, non seulement par le détail et la

portée des récits, mais aussi par l'approche et l'orientation narrative.

Considérations finales

Grâce aux analyses réalisées, on a pu observer que l’histoire des entreprises était

soumise à un processus communicationnel de narrativisation. Cela dit, pour être

25

communiquée l’histoire doit avant tout répondre à un double arrangement narratif,

relatif à l’ordre chronologique (organisation des faits permettant la lecture logique) ainsi

que à l’ordre configurationnel (cohérence globale du récit, comme un tout intelligible).

La narrativisation de l’histoire d’une entreprise se réfère donc à la procédure de

sélection de faits, l’organisation et la structuration du récit, mais aussi à une décision

concernant la manière dont l’histoire sera racontée, ce qui doit être dit et montré, et ce

que doit être omis. Il s’agit du choix d’un système normatif permettant de construire une

représentation donnée de l’histoire organisationnelle (MARIN, 1981) afin de la

communiquer à différents publics.

Cette histoire organisationnelle, actuelle et toujours en construction, est mise en

évidence dans l’étude de la structuration des récits analysés. Au contraire des structures

canoniques des textes littéraires, à partir de la séquence narrative utilisée pour

communiquer l’histoire de ces entreprises, on identifie un récit non-conclusif, où la

clôture culmine sur la promesse de l’avenir.

Ainsi, les récits historico-organisationnels observés ici ont pour particularité

l’absence d’une fin définitive. La morale du récit (ADAM, 1985), repose donc sur la

légitimation de l’action organisationnelle et de l’existence même de ces entreprises :

l’histoire reste inachevée, terminant avec des espoirs, les paris sur un futur en

construction. Les récits de l’histoire des entreprises, diffusés au travers des livres, sont

rétrospectives : ils dépeignent et reconstruisent le passé, mais ils s’achèvent sur une

perspective ouverte, mettent en avant le progrès et la continuité de l'organisation.

On identifie également la production de récits parcellaires, fragmentés, ou encore

ponctuels (avec des objectifs spécifiques) par lesquels des organisations mettent en

évidence leur parcours, des faits et événements de leur histoire, ainsi que des personnes,

notamment à l’occasion de commémorations et anniversaires d’entreprise. Cette

démarche donne lieu à des livres, expositions, vidéos, célébrant la mémoire de

l’organisation (ou bien d’un secteur, unité, acteur organisationnel, etc.).

Les caractéristiques remarquées ici, sur les récits de l’histoire organisationnelle,

peuvent être comparées à celles mises en avant par Marion (1997) et Lits (1997 ; 2008)

concernant les récits médiatiques : comme des constructions sérielles, provisoires et

souvent inachevées.

26

Autrement dit, il y a dans les récits organisationnels analysés certains aspects qui

les éloignent des constructions narratives classiques, ou canoniques (PROPP, 1973 ;

GENETTE, 1983) et les rapprochent des récits médiatiques contemporains.

En ce qui concerne les stratégies mises en place dans la structuration des récits

de Renault et Petrobras, on souligne, notamment, l’emploi de différents arguments dans

le but de légitimer et affirmer le prestige des organisations, soit à travers les

comparaisons avec des concurrents étrangers (Renault) ou par le renforcement du

sentiment national (Petrobras). Dans les deux cas, on peut observer des arguments de

validation affirmant l’apport organisationnel au développement du secteur d’activité et,

finalement, de la nation.

D’autre part, en analysant, les ouvrages Histoire des Usines Renault et A questão

do Petróleo no Brasil, on identifie également des stratégies discursives, légitimant

l‘histoire grâce au statut accordé à celui qui la raconte, comme, par exemple, en donnant

la plume à des chercheurs académiques, spécialistes universitaires reconnus dans leur

domaine. Cette stratégie consolide non seulement l’image du narrateur, à travers un

ethos discursif renvoyant à la scientificité, mais aussi lui confère l’autorité nécessaire

pour raconter l’histoire de l’entreprise.

De cette façon, les locuteurs/narrateurs jouent un rôle fondamental pour la

légitimation des organisations, corroborant les faits comme vrai et attestant ainsi la

fiabilité des récits. En outre, comme l’indique Martin Rojo, "le capital symbolique du

discours se trouve non seulement dans la capacité d'action qu’il représente, mais aussi

sur la capacité de générer des représentations des pratiques sociales et de la société

dans son ensemble» (2005, p. 251).

Les techniques liées à la validation des actions et des décisions organisationnelles

ont été également identifiés. En construisant un récit séquentiel et une stratégie de

justification (ADAM, 1985) l’auteur peut créer, par exemple, un fil narratif qui lui permet

d'afficher certaines actions comme nécessaires et correctes, validant ainsi la conduite

organisationnelle.

D’autres formes de légitimation ont été aussi observées. En évoquant leurs

actions au fil du temps en tant que contributions à la société, les organisations cherchent

à s’auto-légitimer sur la base de l’argument d’utilité (HALLIDAY, 1987). Cet artifice,

27

observé aussi bien dans les récits publiés dans les livres que dans ceux diffusés sur les

sites web, valide l’existence de l’organisation et attribue une valeur aux pratiques

organisationnelles, au-delà du sens strictement économique.

On observe aussi le phénomène de virtualisation de l’histoire des entreprises par

l’adaptation des récits historico-organisationnels aux médias numériques. La promesse

d’interactivité présentée par le numérique rendre le web un espace attractif pour la

promotion et la communication de l’histoire et de la mémoire organisationnelle. Les

initiatives se multiplient, telles que la création des sites dédiés à l’histoire des

organisations, expositions, musées et collections virtuelles, ou encore la mise en œuvre

des espaces d’expression, recueils des témoignages, parmi d’autres instruments

permettant la participation des publics. Ces stratégies de rapprochement et interaction

entre l’organisation et le public peut aussi permettre le feedback et l’enrichissement de

la mémoire organisationnelle.

Les actions organisationnelles liées à la préservation et diffusion de la mémoire

et de l’histoire sont ainsi amplifiées grâce aux médias numériques. Les récits peuvent

désormais être communiqués au travers des supports et des formats les plus variés

(chronologique, testimonial, imagétique, audiovisuel, etc.) à un public illimité.

Comme le souligne Marion (1997), les récits peuvent ainsi se déplacer entre les

supports, montrant des facettes différentes. Le choix du type de média au détriment

d’autres, permet de mettre en valeur certaines caractéristiques de l’histoire. Dans les cas

analysés dans la présente étude, on observe une sélection d'éléments (faits, périodes,

événements) et une diversification des stratégies de visibilité narrative. Le support web

permet de présenter l'histoire de l'organisation de façon dynamique, au moyen de

ressources qui vont au-delà des limites du livre imprimé, telles que des vidéos, des

images, des diagrammes interactifs, etc. Néanmoins, les récits doivent s’adapter aux

contraintes éditoriales.

De ce fait, le récit de l’histoire organisationnelle peut être saisi diachroniquement

au travers du livre, bénéficiant d'un approfondissement et d’une description des faits

rendus possibles grâce à la médiativité (MARION, 1997) des livres, en tant que supports

médiatiques. D'autre part, la diffusion du récit de l'histoire sur le web permet une

appréhension synchronique, sélective, se concentrant sur une période de l'histoire de

l’entreprise (par le biais des lignes du temps), un sujet d'intérêt, ou sur une personne

28

particulière (les PDG’s, dans le cas du site de l’association Renault, ou les travailleurs sur

le site web Memória Petrobras).

La perspective adoptée dans cette étude, que ce soit en ce qui concerne les choix

méthodologiques ou la sélection du corpus analytique, répond à des questionnements

scientifiques précis, et par conséquent n’épuise pas les possibilités de recherche sur la

production de récits dans les organisations, et, plus spécifiquement, sur l'émergence de

ce qu'on appelle les récits historico-organisationnels.

Références bibliographiques

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