le diable boiteux, tome ii

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Page 1: Le diable boiteux, tome II
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ProjectGutenberg'sLediableboiteux,tomeII,byAlainRenéLeSage

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Title:Lediableboiteux,tomeII

Author:AlainRenéLeSage

Editor:PierreJannet

ReleaseDate:November10,2013[EBook#44142]

Language:French

***STARTOFTHISPROJECTGUTENBERGEBOOKLEDIABLEBOITEUX,TOMEII***

ProducedbyLaurentVogelandtheOnlineDistributed

ProofreadingTeamathttp://www.pgdp.net(Thisbookwas

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fromtheGooglePrintproject.)

LE

D I A B L E BO I T EUX

PAR L E S AG E

SUIVIDEL'ENTRETIENDESCHEMINÉESDEMADRID

ETD'UNEJOURNÉEDESPARQUES

PARLEMÊMEAUTEUR

Page 3: Le diable boiteux, tome II

ETPRÉCÉDÉD'UNENOTICEPARM.PIERREJANNET

TOMEII

PAR I SALPHONSELEMERRE,ÉDITEUR

27,PASSAGECHOISEUL,27

MDCCCLXXVI

Page 4: Le diable boiteux, tome II

Tousdroitsréservés.

E.PICARD.

IMP.EUGÈNEHEUTTEETCe,ASAINT-GERMAIN.

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LED I A B L E B O I T EUX

CHAPITREXIIILaforcedel'amitié.

HISTOIRE.

UnjeunecavalierdeTolède,suividesonvaletdechambre,s'éloignaitàgrandesjournéesdulieudesanaissance,pouréviterlessuitesd'unetragiqueaventure.Ilétait à deux petites lieues de la ville deValence, lorsqu'à l'entrée d'un bois ilrencontraunedamequidescendaitd'uncarrosseavecprécipitation:aucunvoilene couvrait son visage, qui était d'une éclatante beauté, et cette charmantepersonne paraissait si troublée, que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin desecours,nemanquapasdeluioffrirceluidesavaleur.

«Généreux inconnu, lui dit la dame, je ne refuserai point l'offre que vousmefaites:ilsemblequelecielvousaitenvoyéicipourdétournerlemalheurquejecrains.Deuxcavalierssesontdonnérendez-vousdanscebois;jeviensdelesyvoir entrer tout à l'heure; ils vont se battre; suivez-moi, s'il vous plaît: venezm'aider à les séparer.» En achevant cesmots, elle s'avança dans le bois, et leTolédan,aprèsavoirlaissésonchevalàsonvalet,sehâtadelajoindre.

«Apeineeurent-ilsfaitcentpas,qu'ilsentendirentunbruitd'épées,etbientôtilsdécouvrirent entre les arbres deux hommes qui se battaient avec fureur. LeTolédancourutàeuxpourlesséparer,et,enétantvenuàboutparsesprièresetparsesefforts,illeurdemandalesujetdeleurdifférend.

«Brave inconnu, lui dit un des deux cavaliers, je m'appelle don Fadrique deMendoce, et mon ennemi se nomme don Alvaro Ponce. Nous aimons donaThéodora,cettedamequevousaccompagnez;elleatoujoursfaitpeud'attention

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ànossoins,etquelquesgalanteriesquenousayonspuimaginerpourluiplaire,lacruellenenousenapasmieuxtraités.Pourmoi,j'avaisdesseindecontinueràla servirmalgré son indifférence;maismon rival, au lieu de prendre lemêmeparti,s'estavisédemefaireunappel.

«—Il est vrai, interrompit donAlvar, que j'ai jugé à propos d'en user ainsi: jecroisquesijen'avaispointderival,donaThéodorapourraitm'écouter:jeveuxdonc tâcher d'ôter la vie à don Fadrique, pour me défaire d'un homme quis'opposeàmonbonheur.

«—Seigneurscavaliers,ditalorsleTolédan,jen'approuvepointvotrecombat;iloffensedonaThéodora:onsaurabientôtdansleroyaumedeValencequevousvousserezbattuspourelle:l'honneurdevotredamevousdoitêtrepluscherquevotrereposetquevosvies.D'ailleurs,quelfruitlevainqueurpeut-ilattendredesavictoire?Aprèsavoirexposélaréputationdesamaîtresse,pense-t-ilqu'elleleverrad'unœilplusfavorable?Quelaveuglement!Croyez-moi, faitesplutôtsurvous,l'unetl'autre,uneffortplusdignedesnomsquevousportez:rendez-vousmaîtres de vos transports furieux, et, par un serment inviolable, engagez-voustousdeuxàsouscrireàl'accommodementquej'aiàvousproposer;votrequerellepeutseterminersansqu'ilencoûtedusang.

«—Eh!dequellemanière?s'écriadonAlvar.—Ilfautquecettedamesedéclare,répliqua le Tolédan; qu'elle fasse choix de don Fadrique ou de vous, et quel'amantsacrifié, loindes'armercontresonrival, lui laisse lechamplibre.—J'yconsens,ditdonAlvar,etj'enjurepartoutcequ'ilyadeplussacré;quedonaThéodora se détermine: qu'elle me préfère, si elle veut, mon rival; cettepréférencemeseramoinsinsupportablequel'affreuseincertitudeoùjesuis.—Etmoi,ditàsontourdonFadrique,j'enattesteleciel:sicedivinobjetquej'adoreneprononcepoint enma faveur, jevaism'éloignerde sescharmes; et si jenepuislesoublier,dumoinsjenelesverraiplus.»

«AlorsleTolédan,setournantversdonaThéodora:«Madame,luidit-il,c'estàvousdeparler:vouspouvezd'unseulmotdésarmercesdeuxrivaux;vousn'avezqu'à nommer celui dont vous voulez récompenser la constance.—Seigneurcavalier, répondit la dame, cherchez un autre tempérament pour les accorder.Pourquoime rendre la victime de leur accommodement? J'estime, à la vérité,donFadriqueetdonAlvar,mais jene lesaimepoint; et iln'estpas justeque,pourprévenirl'atteintequeleurcombatpourraitporteràmagloire,jedonnedes

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espérancesquemoncœurnesauraitavouer.

«—La feinte n'est plus de saison,Madame, reprit leTolédan; il faut, s'il vousplaît, vous déclarer.Quoique ces cavaliers soient également bien faits, je suisassuréquevousavezplusd'inclinationpourl'unquepourl'autre:jem'enfieàlafrayeurmortelledontjevousaivueagitée.

«—Vousexpliquezmalcettefrayeur,répartitdonaThéodora:lapertedel'unoudel'autredecescavaliersmetoucheraitsansdoute,etjemelareprocheraissanscesse, quoique je n'en fusse que la cause innocente; mais si je vous ai parualarmée,sachezquelepérilquimenacemaréputationafaittoutemacrainte.»

«DonAlvaroPonce,quiétaitnaturellementbrutal,perditenfinpatience.«C'enesttrop,dit-ild'untonbrusque;puisqueMadamerefusedeterminerlachoseàl'amiable,lesortdesarmesenvadoncdécider.»Enparlantdecettesorte,ilsemit en devoir de pousser don Fadrique, qui, de son côté, se disposa à le bienrecevoir.

«Alorsladame,pluseffrayéeparcetteactionquedéterminéeparsonpenchant,s'écria toute éperdue: «Arrêtez, seigneurs cavaliers; je vais vous satisfaire. S'iln'y a pas d'autremoyen d'empêcher un combat qui intéressemon honneur, jedéclarequec'estàdonFadriquedeMendocequejedonnelapréférence.»

«Ellen'eutpasachevécesparoles,queledisgraciéPonce,sansdireunseulmot,courutdéliersoncheval,qu'ilavaitattachéàunarbre,etdisparutenjetantdesregards furieux sur son rival et sur sa maîtresse. L'heureux Mendoce, aucontraire, était aucomblede sa joie: tantôt il semettait àgenouxdevantdonaThéodora, tantôt il embrassait le Tolédan, et ne pouvait trouver d'expressionsassezvivespourleurmarquertoutelareconnaissancedontilsesentaitpénétré.

«Cependantladame,devenueplustranquilleaprèsl'éloignementdedonAlvar,songeaitavecquelquedouleurqu'ellevenaitdes'engageràsouffrirlessoinsd'unamantdontàlavéritéelleestimaitlemérite,maispourquisoncœurn'étaitpointprévenu.

«Seigneur don Fadrique, lui dit-elle, j'espère que vous n'abuserez pas de lapréférence que je vous ai donnée; vous la devez à la nécessité où jeme suistrouvéedeprononcerentrevousetdonAlvar;cen'estpasquejen'aietoujours

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faitbeaucoupplusdecasdevousquedelui:jesaisbienqu'iln'apastouteslesbonnesqualitésquevousavez:vousêteslecavalierdeValenceleplusparfait,c'estunejusticequejevousrends;jediraimêmequelarecherched'unhommetelquevouspeutflatter lavanitéd'unefemme;mais,quelqueglorieusequ'ellesoitpourmoi,jevousavoueraiquejelavoisavecsipeudegoût,quevousêtesàplaindre de m'aimer aussi tendrement que vous le faites paraître. Je ne veuxpourtantpasvousôter touteespérancede touchermoncœur:mon indifférencen'estpeut-êtrequ'uneffetdeladouleurquimeresteencoredelapertequej'aifaitedepuisunandedonAndrédeCifuentes,monmari.Quoiquenousn'ayonspasétélongtempsensemble,etqu'ilfûtdansunâgeavancélorsquemesparents,éblouisdesesrichesses,m'obligèrentàl'épouser,j'aiétéfortaffligéedesamort:jeleregretteencoretouslesjours.

«Eh!n'est-ilpasdignedemesregrets?ajouta-t-elle;ilneressemblaitnullementàces vieillards chagrins et jaloux qui, ne pouvant se persuader qu'une jeunefemmesoit assez sagepour leurpardonner leur faiblesse, sont eux-mêmesdestémoinsassidusde toussespas,ou lafontobserverparuneduègnedévouéeàleurtyrannie.Hélas!ilavaitenmavertuuneconfiancedontunjeunemariadoréseraitàpeinecapable.D'ailleurs,sacomplaisanceétaitinfinie,etj'osedirequ'ilfaisaitsonuniqueétuded'allerau-devantdetoutcequejeparaissaissouhaiter.TelétaitdonAndrédeCifuentes.Vous jugezbien,Mendoce,que l'onn'oubliepasaisémentunhommed'uncaractère si aimable: il est toujoursprésentàmapensée, et celanecontribuepaspeu, sansdoute, àdétournermonattentiondetoutcequel'onfaitpourmeplaire.»

«DonFadriqueneput s'empêcherd'interrompreencet endroitdonaThéodora:«Ah!Madame, s'écria-t-il, que j'ai de joie d'apprendre de votre propre boucheque ce n'est pas par aversion pour ma personne que vous avez méprisé messoins: j'espère que vous vous rendrez un jour à ma constance.—Il ne tiendrapoint àmoi que cela n'arrive, reprit la dame, puisque je vous permets demevenirvoiretdemeparlerquelquefoisdevotreamour:tâchezdemedonnerdugoûtpourvosgalanteries;faitesensortequejevousaime:jenevouscacheraipoint les sentiments favorables que j'aurai pris pour vous;mais simalgré tousvoseffortsvousn'enpouvezveniràbout,souvenez-vous,Mendoce,quevousneserezpasendroitdemefairedesreproches.»

«DonFadriquevoulutrépliquer;maisiln'eneutpasletemps,parcequeladamepritlamainduTolédanettournabrusquementsespasducôtédesonéquipage.

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Ilalladétachersonchevalquiétaitattachéàunarbre,et,letirantaprèsluiparlabride, il suivit dona Théodora, qui monta dans son carrosse avec autantd'agitationqu'elleenétaitdescendue;lacausetoutefoisenétaitbiendifférente.LeTolédanetluil'accompagnèrentàchevaljusqu'auxportesdeValence,oùilsseséparèrent.Ellepritlechemindesamaison,etdonFadriqueemmenadanslasienneleTolédan.

«Illefitreposer,et,aprèsl'avoirbienrégalé,illuidemandaenparticuliercequil'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y faire un long séjour. «J'y serai lemoins de temps qu'il me sera possible, lui répondit le Tolédan: j'y passeseulementpourallergagnerlamer,etm'embarquerdanslepremiervaisseauquis'éloigneradescôtesd'Espagne;car jememetspeuenpeinedansquel lieudumondej'acheverai lecoursd'unevie infortunée,pourvuquecesoit loindecesfunestesclimats.—Quedites-vous?répliquadonFadriqueavecsurprise;quipeutvous révolter contre votre patrie, et vous faire haïr ce que tous les hommesaimentnaturellement?—Aprèscequim'estarrivé,répartitleTolédan,monpaysm'estodieux,et jen'aspirequ'à lequitterpour jamais.—Ah!seigneurcavalier,s'écria Mendoce attendri de compassion, que j'ai d'impatience de savoir vosmalheurs! si je ne puis soulager vos peines, je suis du moins disposé à lespartager.Votre physionomiem'a d'abord prévenu pour vous; vosmanièresmecharment,etjesensquejem'intéressedéjàvivementàvotresort.

«—C'est la plus grande consolation que je puisse recevoir, seigneur donFadrique, répondit le Tolédan; et pour reconnaître en quelque sorte les bontésquevousmetémoignez,jevousdiraiaussiqu'envousvoyanttantôtavecAlvaroPonce,j'aipenchédevotrecôté.Unmouvementd'inclination,quejen'aijamaissentiàlapremièrevuedepersonne,mefitcraindrequedonaThéodoranevouspréférât votre rival, et j'eus de la joie lorsqu'elle se fut déterminée en votrefaveur.Vousavezdepuissibienfortifiécettepremièreimpression,qu'aulieudevouloirvouscachermesennuis,jechercheàm'épancher,ettrouveunedouceursecrèteàvousdécouvrirmonâme;apprenezdoncmesmalheurs.

«Tolèdem'avunaître,etdonJuandeZarateestmonnom.J'aiperdupresquedèsmon enfance ceux quim'ont donné le jour, demanière que je commençai debonneheureàjouirdequatremilleducatsderentequ'ilsm'ontlaissés.Commejepouvaisdisposerdemamain,etquejemecroyaisassezrichepournedevoirconsulterquemoncœurdanslechoixquejeferaisd'unefemme,j'épousaiunefille d'une beauté parfaite, sans m'arrêter au peu de bien qu'elle avait, ni à

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l'inégalité de nos conditions. J'étais charmé de mon bonheur, et, pour mieuxgoûterleplaisirdeposséderunepersonnequej'aimais,jelamenai,peudejoursaprèsmonmariage,àuneterrequej'aiàquelqueslieuesdeTolède.

«Nousyvivionstousdeuxdansuneunioncharmante,lorsqueleducdeNaxera,dontlechâteauestdanslevoisinagedematerre,vint,unjourqu'ilchassait,serafraîchirchezmoi.Ilvitmafemmeetendevintamoureux;jelecrusdumoins,etcequiachevademelepersuader,c'estqu'ilrecherchabientôtmonamitiéavecempressement, cequ'il avait jusque-là fortnégligé; ilmemitde sespartiesdechasse,mefitforceprésents,etencoreplusd'offresdeservices.

«Je fus d'abord alarmé de sa passion; je pensai retourner à Tolède avec monépouse, et le ciel, sansdoute,m'inspirait cettepensée; effectivement, si j'eusseôtéauductouteslesoccasionsdevoirmafemme,j'auraisévitélesmalheursquimesontarrivés;maislaconfiancequej'avaisenellemerassura.Ilmeparutqu'iln'étaitpaspossiblequ'unepersonnequej'avaisépouséesansdotettiréed'unétatobscur fût assez ingratepouroubliermesbontés.Hélas! je laconnaissaismal.L'ambitionetlavanité,quisontdeuxchosessinaturellesauxfemmes,étaientlesplusgrandsdéfautsdelamienne.

«Dèsque leduceut trouvémoyende lui apprendre ses sentiments, elle se sutbongréd'avoirfaituneconquêtesiimportante.L'attachementd'unhommequel'ontraitaitd'Excellencechatouillasonorgueiletremplitsonespritdefastueuseschimères;elles'enestimadavantageetm'enaimamoins.Cequej'avaisfaitpourelle,aulieud'excitersareconnaissance,nefitplusquem'attirersesmépris:ellemeregardacommeunmariindignedesabeauté,etilluisemblaque,sicegrandseigneurquiétaitéprisdesescharmesl'eûtvueavantsonmariage,iln'auraitpasmanquédel'épouser.Enivréedecesfollesidées,etséduiteparquelquesprésentsquilaflattaient,elleserenditauxsecretsempressementsduduc.

«Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais pas le moindre soupçon de leurintelligence;maisenfinjefusassezmalheureuxpoursortirdemonaveuglement.Un jour je revinsde la chassedemeilleureheurequ'à l'ordinaire: j'entraidansl'appartementdemafemme;ellenem'attendaitpassitôt:ellevenaitderecevoirune lettre du duc, et se préparait à lui faire réponse. Elle ne put cacher sontroubleàmavue;j'enfrémis,et,voyantsurunetabledupapieretdel'encre,jejugeaiqu'ellemetrahissait.Jelapressaidememontrercequ'elleécrivait;maiselles'endéfendit,desortequejefusobligéd'employerjusqu'àlaviolencepour

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satisfairemajalousecuriosité;jetiraidesonsein,malgrétoutesarésistance,unelettrequicontenaitcesparoles:

Languirai-jetoujoursdansl'attented'unesecondeentrevue?Quevousêtescruelle, deme donner les plus douces espérances et de tant tarder à lesremplir!DonJuanvatouslesjoursàlachasse,ouàTolède:nedevrions-nouspasprofiterdecesoccasions?Ayezplusd'égardàlaviveardeurquime consume. Plaignez-moi, Madame: songez que si c'est un plaisird'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment d'en attendre longtemps lapossession.

«Jenepusacheverdelirecebilletsansêtre transportéderage; jemis lamainsur ma dague, et dans mon premier mouvement je fus tenté d'ôter la vie àl'infidèle épouse qui m'ôtait l'honneur; mais, faisant réflexion que c'était mevengeràdemi,etquemonressentimentdemandaitencoreuneautrevictime,jemerendismaîtredemafureur.Jedissimulai;jedisàmafemme,aveclemoinsd'agitationqu'ilme futpossible:«Madame,vousavezeu tortd'écouter leduc:l'éclatdesonrangnedevaitpointvouséblouir;maislesjeunespersonnesaimentlefaste:jeveuxcroirequec'estlàtoutvotrecrime,etquevousnem'avezpointfait le dernier outrage: c'est pourquoi j'excuse votre indiscrétion, pourvu quevousrentriezdansvotredevoir,etquedésormais,sensibleàmaseuletendresse,vousnesongiezqu'àlamériter.»

«Après lui avoir tenu ce discours, je sortis de son appartement, autant pour lalaisserseremettredutroubleoùétaientsesesprits,quepourchercherlasolitudedontj'avaisbesoinmoi-mêmepourcalmerlacolèrequim'enflammait.Sijenepusreprendrematranquillité,j'affectaidumoinsunairtranquillependantdeuxjours; et le troisième, feignant d'avoir à Tolède une affaire de la dernièreconséquence, je dis àma femme que j'étais obligé de la quitter pour quelquetemps,etquejelapriaisd'avoirsoindesagloirependantmonabsence.

«Je partis; mais, au lieu de continuer mon chemin vers Tolède, je revinssecrètement chezmoi à l'entrée de la nuit, etme cachai dans la chambre d'undomestiquefidèle,d'oùjepouvaisvoirtoutcequientraitdansmamaison.Jenedoutaispointqueleducn'eûtétéinformédemondépart,etjem'imaginaisqu'ilnemanqueraitpasdevouloirprofiterdelaconjoncture:j'espéraislessurprendreensemble;jemepromettaisuneentièrevengeance.

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«Néanmoinsjefustrompédansmonattente:loinderemarquerqu'onsedisposâtaulogisàrecevoirungalant,jem'aperçusaucontrairequel'onfermaitlesportesavecexactitude,ettroisjourss'étantécouléssansqueleduceûtparu,nimêmeaucundesesgens,jemepersuadaiquemonépouses'étaitrepentiedesafaute,etqu'elleavaitenfinromputoutcommerceavecsonamant.

«Prévenu de cette opinion, je perdis le désir deme venger, et,me livrant auxmouvementsd'unamourquelacolèreavaitsuspendu,jecourusàl'appartementdemafemme:jel'embrassaiavectransport,etluidis:«Madame,jevousrendsmonestimeetmonamitié.Jevousavouequejen'aipointétéàTolède:j'aifeintcevoyagepourvouséprouver.Vousdevezpardonnercepiégeàunmaridontlajalousien'était pas sans fondement: je craignaisquevotre esprit, séduit pardesuperbesillusions,nefûtpascapabledesedétromper;mais,grâcesauciel,vousavezreconnuvotreerreur,etj'espèrequeriennetroubleraplusnotreunion.»

«Mafemmemeparuttouchéedecesparoles,et,laissantcoulerquelquespleurs:«Quejesuismalheureuse,s'écria-t-elle,devousavoirdonnésujetdesoupçonnermafidélité!J'aibeaudétestercequivousasi justement irritécontremoi;mesyeux depuis deux jours sont vainement ouverts aux larmes, toutema douleur,tousmes remords seront inutiles: je ne regagnerai jamais votre confiance.—Jevous la redonne, Madame, interrompis-je tout attendri de l'affliction qu'ellefaisait paraître, je ne veux plus me souvenir du passé, puisque vous vous enrepentez.»

«En effet, dès ce moment j'eus pour elle les mêmes égards que j'avais eusauparavant,etjerecommençaiàgoûterdesplaisirsquiavaientétésicruellementtroublés: ils devinrentmême plus piquants; carma femme, comme si elle eûtvoulu effacer demon esprit toutes les traces de l'offense qu'ellem'avait faite,prenaitplusdesoindemeplairequ'ellen'enavaitjamaispris:jetrouvaisplusdevivacitédanssescaresses,etpeus'enfallaitquejenefussebienaiseduchagrinqu'ellem'avaitcausé.

«Jetombaimaladeencetemps-là.Quoiquemamaladienefûtpointmortelle,iln'est pas concevable combienma femmeenparut alarmée: elle passait le jourauprès demoi; et la nuit, comme j'étais dans un appartement séparé, ellemevenaitvoirdeuxoutroisfois,pourapprendreparelle-mêmedemesnouvelles:enfin,ellemontraituneextrêmeattentionàcourirau-devantdetouslessecoursdontj'avaisbesoin;ilsemblaitquesaviefûtattachéeàlamienne.Demoncôté,

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j'étaissisensibleàtouteslesmarquesdetendressequ'ellemedonnait,quejenepouvais me lasser de le lui témoigner. Cependant, seigneur Mendoce, ellesn'étaientpasaussisincèresquejemel'imaginais.

«Unenuit,masantécommençaitalorsàserétablir,monvaletdechambrevintme réveiller: «Seigneur, me dit-il tout ému, je suis fâché d'interrompre votrerepos;maisjevoussuistropfidèlepourvouloirvouscachercequisepasseencemomentchezvous:leducdeNaxeraestavecmadame.»

«Je fus si étourdi de cette nouvelle, que je regardai quelque tempsmon valetsanspouvoirluiparler:plusjepensaisaurapportqu'ilmefaisait,plusj'avaisdepeineàlecroirevéritable.«Non,Fabio,m'écriai-je,iln'estpaspossiblequemafemmesoit capabled'unesigrandeperfidie!Tun'espointassurédeceque tudis.—Seigneur, repritFabio,plûtaucielque j'enpusseencoredouter;maisdefausses apparences ne m'ont point trompé. Depuis que vous êtes malade, jesoupçonnequ'onintroduitpresquetouteslesnuitsleducdansl'appartementdemadame: jeme suis caché pour éclaircirmes soupçons, et je ne suis que troppersuadéqu'ilssontjustes.»

«Acediscours,jemelevaitoutfurieux;jeprismarobedechambreetmonépée,etmarchaiversl'appartementdemafemme,accompagnédeFabio,quiportaitdelalumière.Aubruitquenousfîmesenentrant,leduc,quiétaitassissursonlit,seleva,et,prenantunpistoletqu'ilavaitàsaceinture,ilvintau-devantdemoietme tira:mais ce fut avec tant de trouble et de précipitation, qu'ilmemanqua.Alorsjem'avançaisurluibrusquementetluienfonçaimonépéedanslecœur.Jem'adressaiensuiteàmafemme,quiétaitplusmortequevive:«Ettoi,luidis-je,infâme,reçoisleprixdetoutestesperfidies.»Endisantcela,jeluiplongeaidansleseinmonépéetoutefumantedusangdesonamant.

«Jecondamnemonemportement,seigneurdonFadrique,etj'avouequej'auraispuassezpuniruneépouseinfidèlesansluiôterlavie;maisquelhommepourraitconserver sa raison dans une pareille conjoncture? Peignez-vous cette perfidefemme attentive à ma maladie; représentez-vous toutes ses démonstrationsd'amitié,touteslescirconstances,toutel'énormitédesatrahison,etjugezsil'onnedoitpointpardonnersamortàunmariqu'unesijustefureuranimait.

«Pour achever cette tragique histoire en deux mots: après avoir pleinementassouvimavengeance,jem'habillaiàlahâte;jejugeaibienquejen'avaispasde

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tempsàperdre;quelesparentsduducmeferaientchercherpartoutel'Espagne,etque,lecréditdemafamillenepouvantbalancerleleur,jeneseraisensûretéque dans un pays étranger: c'est pourquoi je choisis deux de mes meilleurschevaux, et avec tout ce que j'avais d'argent et de pierreries, je sortis de mamaisonavantlejour,suividuvaletquim'avaitsibienprouvésafidélité:jeprisla route deValence, dans le dessein deme jeter dans le premier vaisseau quiferaitvoileversl'Italie.Commejepassaisaujourd'huiprèsduboisoùvousétiez,j'ai rencontré dona Théodora, qui m'a prié de la suivre et de l'aider à vousséparer.»

«AprèsqueleTolédaneûtachevédeparler,donFadriqueluidit:«SeigneurdonJuan,vousvousêtesjustementvengéduducdeNaxera;soyezsansinquiétudesurlespoursuitesquesesparentspourrontfaire:vousdemeurerez,s'ilvousplaît,chezmoi,enattendantl'occasiondepasserenItalie.Mononcleestgouverneurde Valence; vous serez plus en sûreté ici qu'ailleurs, et vous y serez avec unhommequiveutêtreunidésormaisavecvousd'uneétroiteamitié.»

«ZarateréponditàMendocedansdestermespleinsdereconnaissance,etacceptal'asile qu'il lui présentait. Admirez la force de la sympathie, seigneur donCléofas, poursuivit Asmodée: ces deux jeunes cavaliers se sentirent tantd'inclinationl'unpourl'autre,qu'enpeudejoursilseformaentr'euxuneamitiécomparable à celle d'Oreste et de Pylade. Avec un mérite égal, ils avaientensemble un tel rapport d'humeur, que ce qui plaisait à don Fadrique nemanquait pas de plaire à don Juan; c'était lemême caractère: enfin ils étaientfaitspours'aimer.DonFadrique,surtout,étaitenchantédesmanièresdesonami:ilnepouvaitmêmes'empêcherdelesvanteràtoutmomentàdonaThéodora.

«Ils allaient souvent tous deux chez cette dame, qui voyait toujours avecindifférence les soins et les assiduités deMendoce. Il en était très-mortifié, ets'en plaignait quelquefois à son ami, qui, pour le consoler, lui disait que lesfemmes les plus insensibles se laissaient enfin toucher; qu'il nemanquait auxamants que la patience d'attendre ce temps favorable; qu'il ne perdît pointcourage; que sa dame, tôt ou tard, récompenserait ses services. Ce discours,quoique fondé sur l'expérience, ne rassurait point le timide Mendoce, quicraignaitdenepouvoirjamaisplaireàlaveuvedeCifuentes.CettecraintelejetadansunelangueurquifaisaitpitiéàdonJuan;maisdonJuanfutbientôtplusàplaindrequelui.

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«Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être révolté contre les femmes, aprèsl'horrible trahison de la sienne, il ne put se défendre d'aimer dona Théodora;cependant,loindes'abandonneràunepassionquioffensaitsonami,ilnesongeaqu'à lacombattre;et,persuadéqu'ilne lapouvaitvaincrequ'ens'éloignantdesyeux qui l'avaient fait naître, il résolut de ne plus voir la veuve deCifuentes.Ainsi, lorsqueMendocelevoulaitmenerchezelle, il trouvait toujoursquelqueprétextepours'enexcuser.

«D'uneautrepart,donFadriquen'allaitpasunefoischezladame,qu'elleneluidemandât pourquoi don Juan ne la venait plus voir.Un jour qu'elle lui faisaitcette question il lui répondit en souriant que son ami avait ses raisons. «Etquellesraisonspeut-ilavoirdemefuir?ditdonaThéodora.—Madame,répartitMendoce, comme je voulais aujourd'hui vous l'amener, et que je luimarquaisquelque surprise sur ce qu'il refusait de m'accompagner, il m'a fait uneconfidencequ'ilfautquejevousrévèlepourlejustifier.Ilm'aditqu'ilavaitfaitunemaîtresse,etque,n'ayantpasbeaucoupdetempsàdemeurerdanscetteville,lesmomentsluiétaientchers.

«—Jene suis point satisfaite de cette excuse, reprit en rougissant la veuve deCifuentes: il n'est pas permis aux amants d'abandonner leurs amis.» DonFadrique remarqua la rougeurdedonaThéodora; ilcrutque lavanitéseuleenétaitlacause,etquecequifaisaitrougirladamen'étaitqu'unsimpledépitdesevoirnégligée. Il se trompaitdanssaconjecture:unmouvementplusvifque lavanité excitait l'émotion qu'elle laissait paraître;mais de peur qu'il ne démêlâtses sentiments, elle changea de discours, et affecta, pendant le reste del'entretien,unenjouementqui auraitmis endéfaut lapénétrationdeMendoce,quandiln'auraitpasd'abordprislechange.

«Aussitôt que la veuve de Cifuentes se trouva seule, elle tomba dans uneprofonde rêverie: elle sentit alors toute la force de l'inclination qu'elle avaitconçue pour don Juan, et, la croyant plus mal récompensée qu'elle ne l'était:«Quelleinjusteetbarbarepuissance,dit-elleensoupirant,seplaîtàenflammerdescœursquines'accordentpas?Jen'aimepasdonFadriquequim'adore,etjebrûlepourdonJuan,dontuneautrequemoioccupe lapensée!Ah!Mendoce,cessedemereprochermonindifférence:tonamit'envengeassez.»

«Acesmots,unvifsentimentdedouleuretdejalousieluifitrépandrequelqueslarmes; mais l'espérance, qui sait adoucir les peines des amants, vint bientôt

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présenter à son esprit de flatteuses images. Elle se représenta que sa rivalepouvaitn'êtrepasfortdangereuse:quedonJuanétaitpeut-êtremoinsarrêtéparses charmes qu'amusé par ses bontés, et que de si faibles liens n'étaient pasdifficiles à rompre. Pour juger elle-même de ce qu'elle en devait croire, ellerésolutd'entretenirenparticulierleTolédan.Ellelefitavertirdesetrouverchezelle;ils'yrendit,et,quandilsfurenttousdeuxseuls,donaThéodorapritainsilaparole:

«Je n'aurais jamais pensé que l'amour pût faire oublier à un galant homme cequ'ildoitauxdames;néanmoins,donJuan,vousnevenezpluschezmoidepuisque vous êtes amoureux. J'ai sujet, ceme semble, deme plaindre de vous. Jeveuxcroiretoutefoisquecen'estpointdevotrepropremouvementquevousmefuyez:votredamevousaurasansdoutedéfendudemevoir.Avouez-le-moi,donJuan, et je vous excuse: je sais que les amants ne sont pas libres dans leursactions,etqu'ilsn'oseraientdésobéiràleursmaîtresses.

«—Madame, répondit le Tolédan, je conviens que ma conduite doit vousétonner; mais, de grâce, ne souhaitez pas que je me justifie: contentez-vousd'apprendrequej'airaisondevouséviter.—Quellequepuisseêtrecetteraison,reprit dona Théodora toute émue, je veux que vous me la disiez.—Hé bien,Madame,répartitdonJuan,ilfautvousobéir;maisnevousplaignezpassivousenentendezplusquevousn'envoulezsavoir.

«Don Fadrique, poursuivit-il, vous a raconté l'aventure qui m'a fait quitter laCastille. En m'éloignant de Tolède, le cœur plein de ressentiment contre lesfemmes, je les défiais toutes de me jamais surprendre. Dans cette fièredisposition, jem'approchaideValence; jevous rencontrai, et, cequepersonneencoren'apufairepeut-être,jesoutinsvospremiersregardssansenêtretroublé:je vous ai revue même depuis impunément; mais, hélas! que j'ai payé cherquelques jours de fierté! Vous avez enfin vaincu ma résistance; votre beauté,votreesprit,tousvoscharmessesontexercéssurunrebelle;enunmot,j'aipourvoustoutl'amourquevousêtescapabled'inspirer.

«Voilà,Madame,cequim'écartedevous.Lapersonnedontonvousaditquej'étaisoccupén'estqu'unedameimaginaire:c'estunefausseconfidencequej'aifaite à Mendoce, pour prévenir les soupçons que j'aurais pu lui donner enrefusanttoujoursdevousvenirvoiraveclui.»

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«Ce discours, à quoi donaThéodora ne s'était point attendue, lui causa une sigrande joie, qu'elle ne put l'empêcher de paraître. Il est vrai qu'elle ne semitpointenpeinede lacacher; etqu'au lieud'armer sesyeuxdequelque rigueur,elleregardaleTolédand'unairasseztendre,etluidit:«Vousm'avezapprisvotresecret,donJuan;jeveuxaussivousdécouvrirlemien:écoutez-moi.

«Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce, peu touchée de l'attachement deMendoce,jemenaisuneviedouceettranquille,lorsquelehasardvousfitpasserprèsduboisoùnousnousrencontrâmes.Malgrél'agitationoùj'étaisalors,jenelaissaipasderemarquerquevousm'offriezvotresecoursdetrès-bonnegrâce,etlamanièreaveclaquellevoussûtesséparerdeuxrivauxfurieuxmefitconcevoiruneopinionfortavantageusedevotreadresseetdevotrevaleur.Lemoyenquevous proposâtes pour les accorderme déplut: je ne pouvais sans beaucoup depeinemerésoudreàchoisirl'unoul'autre;mais,pournevousriendéguiser,jecrois que vous aviez déjà un peu de part àma répugnance: car dans lemêmemomentque,forcéeparlanécessité,mabouchenommadonFadrique,jesentisquemon cœur se déclarait pour l'inconnu.Depuis ce jour, que je dois appelerheureux,aprèsl'aveuquevousm'avezfait,votremériteaaugmentél'estimequej'avaispourvous.

«Jenevousfaispas,continua-t-elle,unmystèredemessentiments:jevouslesdéclareaveclamêmefranchisequej'aiditàMendocequejenel'aimaispoint.Une femme qui a le malheur de se sentir du penchant pour un amant qui nesaurait être à elle a raison de se contraindre, et de se venger dumoins de safaiblesse par un silence éternel; mais je crois que l'on peut sans scrupuledécouvrirune tendresse innocenteàunhommequin'aquedesvues légitimes.Oui,jesuisraviequevousm'aimiez,etj'enrendsgrâcesauciel,quinousasansdoutedestinésl'unpourl'autre.»

«Aprèscediscours,ladamesetutpourlaisserparlerdonJuan,etluidonnerlieudefaireéclaterlestransportsdejoieetdereconnaissancequ'ellecroyaitluiavoirinspirés;maisaulieudeparaîtreenchantédeschosesqu'ilvenaitd'entendre, ildemeuratristeetrêveur.

«Quevois-je,donJuan! luidit-elle;quand,pourvous faireunsortqu'unautrequevouspourrait trouverdigned'envie, j'oublie la fiertédemonsexe,etvousmontre une âme charmée, vous résistez à la joie que doit vous causer unedéclaration si obligeante! vous gardez un silence glacé! je vois même de la

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douleurdansvosyeux.Ah!donJuan,quelétrangeeffetproduisentenvousmesbontés!

«—Eh!quelautreeffet,Madame, répondit tristement leTolédan,peuvent-ellesfairesuruncœurcommelemien?Jesuisd'autantplusmisérablequevousmetémoignezplusd'inclination.Vousn'ignorezpascequeMendocefaitpourmoi:voussavezquelletendreamitiénouslie:pourrais-jeétablirmonbonheursurlaruinede sesplusdouces espérances?—Vous avez tropdedélicatesse, dit donaThéodora: je n'ai rien promis à don Fadrique; je puis vous offrirma foi sansméritersesreproches,etvouspouvezlarecevoirsansluifaireunlarcin.J'avouequel'idéed'unamimalheureuxdoitvouscauserquelquepeine;mais,donJuan,est-ellecapabledebalancerl'heureuxdestinquivousattend?

«—Oui,Madame,répliqua-t-ild'untonferme:unamitelqueMendoceaplusdepouvoirsurmoiquevousnepensez.S'ilvousétaitpossibledeconcevoirtoutelatendresse,toutelaforcedenotreamitié,quevousmetrouveriezàplaindre!DonFadrique n'a rien de caché pourmoi; mes intérêts sont devenus les siens: lesmoindreschosesquimeregardentnesauraientéchapperàsonattention,ou,pourtoutdireenunmot,jepartagesonâmeavecvous.

«Ah!sivousvouliezquejeprofitassedevosbontés,ilfallaitmeleslaisservoiravantquej'eusseformélesnœudsd'uneamitiésiforte.Charmédubonheurdevousplaire, jen'auraisalorsregardéMendocequecommeunrival:moncœur,engardecontrel'affectionqu'ilmemarquait,n'yauraitpasrépondu,etjeneluidevraispasaujourd'huitoutcequejeluidois;mais,Madame,iln'estplustemps;j'ai reçu tous les services qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi le penchant quej'avaispourlui:lareconnaissanceetl'inclinationmelientetmeréduisentenfinàlacruellenécessitéderenoncerausortglorieuxquevousmeprésentez.»

«Encetendroit,donaThéodora,quiavaitlesyeuxcouvertsdelarmes,pritsonmouchoir pour s'essuyer.Cette action troubla leTolédan; il sentit chanceler saconstance:ilcommençaitànerépondreplusderien.«Adieu,Madame,continua-t-il d'une voix entrecoupée de soupirs, adieu, il faut vous fuir pour sauvermavertu; je ne puis soutenir vos pleurs, ils vous rendent trop redoutable. Je vaism'éloignerdevouspourjamais,etpleurerlapertedetantdecharmesquemoninexorable amitiéveutque je lui sacrifie.»Enachevant cesparoles il se retiraavecunrestedefermetéqu'iln'avaitpaspeudepeineàconserver.

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«Aprèssondépart,laveuvedeCifuentesfutagitéedemillemouvementsconfus:elleeuthontedes'êtredéclaréeàunhommequ'ellen'avaitpuretenir;mais,nepouvantdouterqu'ilnefûtfortementépris,etqueleseulintérêtd'unamineluifîtrefuserlamainqu'elleluioffrait,ellefutassezraisonnablepouradmirerunsirare effort d'amitié, au lieu de s'en offenser.Néanmoins, commeon ne sauraits'empêcherdes'affligerquandleschosesn'ontpaslesuccèsquel'ondésire,ellerésolut d'aller dès le lendemain à la campagne pour dissiper ses chagrins, ouplutôtpourlesaugmenter,carlasolitudeestpluspropreàfortifierl'amourqu'àl'affaiblir.

«Don Juan, de son côté, n'ayant pas trouvéMendoce au logis, s'était enfermédanssonappartementpours'abandonneren libertéàsadouleur.Aprèscequ'ilavaitfaitenfaveurd'unami,ilcrutqu'illuiétaitpermisdumoinsd'ensoupirer;maisdonFadriquevintbientôt interrompre sa rêverie, et, jugeantà sonvisagequ'il était indisposé, il en témoigna tant d'inquiétude que don Juan, pour lerassurer,futobligédeluidirequ'iln'avaitbesoinquederepos.Mendocesortitaussitôtpourlelaisserreposer;maisilsortitd'unairsitriste,queleTolédanensentitplusvivementsoninfortune.«Ociel,dit ilenlui-même,pourquoifaut-ilquelaplustendreamitiédumondefassetoutlemalheurdemavie?»

«Le joursuivant,donFadriquen'étaitpasencore levéqu'on levintavertirquedona Théodora était partie avec tout son domestique pour son château deVillaréal, et qu'il y avait apparence qu'elle n'en reviendrait pas sitôt. Cettenouvelle le chagrina,moins à cause des peines que fait souffrir l'éloignementd'unobjetaimé,queparcequ'onluiavaitfaitmystèredecedépart.Sanssavoircequ'ilendevaitpenser,ilenconçutunfunesteprésage.

«Il se leva pour aller voir son ami, tant pour l'entretenir là-dessus que pourapprendrel'étatdesasanté.Maiscommeilachevaitdes'habiller,donJuanentradanssachambre,enluidisant:«Jeviensdissiperl'inquiétudequejevouscause:jemeporte assezbien aujourd'hui.—Cettebonnenouvelle, réponditMendoce,meconsoleunpeudelamauvaisequej'ai reçue.»LeTolédandemandaquelleétaitcettemauvaisenouvelle;etdonFadrique,aprèsavoirfaitsortirsesgens,luidit:«DonaThéodoraestpartiecematinpourlacampagne,oùl'oncroitqu'elleseralongtemps.Cedépartm'étonne.Pourquoimel'a-t-oncaché?Qu'enpensez-vous,donJuan?N'ai-jepasraisond'êtrealarmé?»

«Zaratesegardabiendeluidiresurcelasapensée,ettâchadeluipersuaderque

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dona Théodora pouvait être allée à la campagne sans qu'il eût sujet de s'eneffrayer.MaisMendoce,peucontentdesraisonsquesonamiemployaitpourlerassurer,l'interrompit:«Touscesdiscours,dit-il,nesauraientdissiperlesoupçonquej'aiconçu;j'auraifaitpeut-êtreimprudemmentquelquechosequiauradépluà dona Théodora. Pour m'en punir, elle me quitte, sans daigner seulementm'apprendremoncrime.

«Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer plus longtemps dans l'incertitude.Allons,donJuan,allonslatrouver;jevaisfairepréparerdeschevaux.—Jevousconseille,luiditleTolédan,denemenerpersonneavecvous:cetéclaircissementse doit faire sans témoins.—Don Juan ne saurait être de trop, reprit donFadrique;donaThéodoran'ignorepointquevoussaveztoutcequisepassedansmoncœur:ellevousestime;et,loindem'embarrasser,vousm'aiderezàl'apaiserenmafaveur.

«—Non,donFadrique,répliqua-t-il,maprésencenepeutvousêtreutile.Parteztoutseul,jevousenconjure.—Non,moncherdonJuan,répartitMendoce,nousironsensemble: j'attendscettecomplaisancedevotreamitié.—Quelle tyrannie!s'écria le Tolédan d'un air chagrin. Pourquoi exigez-vous de mon amitié cequ'ellenedoitpasvousaccorder?»

«Cesparoles,quedonFadriquenecomprenaitpas,etletonbrusquedontellesavaient été prononcées, le surprirent étrangement. Il regarda son ami avecattention. «Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que je viens d'entendre? Quelaffreux soupçon naît dans mon esprit! Ah! c'est trop vous contraindre et megêner;parlez.Quicauselarépugnancequevousmarquezàm'accompagner?

«—Je voulais vous la cacher, répondit le Tolédan; mais puisque vous m'avezforcévous-mêmeà la laisserparaître, ilnefautplusquejedissimule:cessons,mon cher donFadrique, denous applaudir de la conformité denos affections;ellen'estquetropparfaite:lestraitsquivousontblessén'ontpointépargnévotreami. Dona Théodora...—Vous seriez mon rival, interrompit Mendoce enpâlissant!—Dèsque j'ai connumon amour, répartit don Juan, je l'ai combattu.J'aifuiconstammentlaveuvedeCifuentes;vouslesavez:vousm'enavezvous-mêmefaitdesreproches;jetriomphaisdumoinsdemapassion,sijenepouvaisladétruire.

«Maishiercettedamemefitdirequ'ellesouhaitaitdemeparlerchezelle.Jem'y

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rendis. Elle me demanda pourquoi je semblais vouloir l'éviter. J'inventai desexcuses;ellelesrejeta.Enfinjefusobligédeluiendécouvrirlavéritablecause.Je crus qu'après cette déclaration elle approuverait le dessein que j'avais de lafuir;mais,parunbizarreeffetdemonétoile,vousledirai-je?Oui,Mendoce,jedoisvousledire,jetrouvaiThéodoraprévenuepourmoi.»

«QuoiquedonFadriqueeûtl'espritdumondeleplusdouxetleplusraisonnable,ilfutsaisid'unmouvementdefureuràcediscours,et interrompantencoresonamiencetendroit:«Arrêtez,donJuan,luidit-il,percez-moiplutôtleseinquedepoursuivrecefatalrécit.Vousnevouscontentezpasdem'avouerquevousêtesmon rival, vous m'apprenez encore qu'on vous aime! Juste ciel! Quelleconfidencevousm'osezfaire!Vousmetteznotreamitiéàuneépreuvetroprude.Mais que dis-je, notre amitié? vous l'avez violée en conservant les sentimentsperfidesquevousmedéclarez.

«Quelleétaitmonerreur!Jevouscroyaisgénéreux,magnanime,etvousn'êtesqu'un faux ami, puisque vous avez été capable de concevoir un amour quim'outrage.Jesuisaccablédececoupimprévu:jelesensd'autantplusvivement,qu'ilm'estportéparunemain...—Rendez-moiplusdejustice,interrompitàsontourleTolédan;donnez-vousunmomentdepatience;jenesuisrienmoinsqu'unfaux ami. Ecoutez-moi, et vous vous repentirez dem'avoir appelé de ce nomodieux.»

«Alors il lui raconta ce qui s'était passé entre la veuve deCifuentes et lui, letendre aveu qu'elle lui avait fait, et les discours qu'elle lui avait tenus pourl'engageràselivrersansscrupuleàsapassion.Illuirépétacequ'ilavaitréponduàcediscours;etàmesurequ'ilparlaitdelafermetéqu'ilavaitfaitparaître,donFadrique sentait évanouir sa fureur.«Enfin, ajoutadon Juan, l'amitié l'emportasur l'amour; je refusai la foi de donaThéodora.Elle en pleura de dépit;mais,grandDieu,quesespleursexcitèrentdetroubledansmonâme!Jenepuism'enressouvenir sans trembler encore du péril que j'ai couru. Je commençais àmetrouverbarbare,etpendantquelques instants,Mendoce,moncœurvousdevintinfidèle. Je ne cédai pas pourtant à ma faiblesse, et je me dérobai par unepromptefuiteàdeslarmessidangereuses.Maiscen'estpasassezd'avoirévitécedanger;ilfautcraindrepourl'avenir.Ilfauthâtermondépart:jeneveuxplusm'exposer aux regards de Théodora. Après cela, don Fadrique m'accusera-t-ilencored'ingratitudeetdeperfidie?

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«—Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, je vous rends toute votreinnocence.J'ouvrelesyeux;pardonnezuninjustereprocheaupremiertransportd'un amant qui se voit ravir toutes ses espérances.Hélas! devais-je croire quedonaThéodorapourraitvousvoir longtempssansvousaimer, sansse rendreàcescharmesdontj'aimoi-mêmeéprouvélepouvoir?Vousêtesunvéritableami.Je n'impute plus mon malheur qu'à la Fortune, et, loin de vous haïr, je sensaugmenter pour vous ma tendresse. Hé! quoi! vous renoncez pour moi à lapossessiondedonaThéodora,vousfaitesànotreamitiéunsigrandsacrifice,etjen'enseraispastouché!Vouspouvezdomptervotreamour,etjeneferaispasun effort pour vaincre lemien! Je dois répondre à votre générosité, don Juan;suivez lepenchantquivousentraîne: épousez laveuvedeCifuentes;quemoncœur,s'ilveut,engémisse,Mendocevousenpresse.

«—Vousm'enpressezenvain,répliquaZarate.J'aipourelle,jeleconfesse,unepassion violente; mais votre repos m'est plus cher que mon bonheur.—Et lerepos deThéodora, reprit don Fadrique, vous doit-il être indifférent?Ne nousflattonspoint: lepenchantqu'elleapourvousdécidedemonsort.Quandvousvous éloigneriez d'elle, quand, pour me la céder, vous iriez loin de ses yeuxtraîneruneviedéplorable,jen'enseraispasmieux:puisquejen'aipuluiplairejusqu'ici, jene luiplairai jamais: lecieln'a réservécettegloirequ'àvousseul.Ellevousaaimédèslepremiermomentqu'ellevousavu:elleapourvousuneinclination naturelle; en un mot, elle ne saurait être heureuse qu'avec vous.Recevez donc lamain qu'elle vous présente: comblez ses désirs et les vôtres:abandonnez-moiàmoninfortune,etnefaitespastroismisérables,lorsqu'unseulpeutépuisertoutelarigueurdudestin.»

Asmodée,encetendroit,futobligéd'interrompresonrécitpourécouterl'écolier,qui luidit:«Cequevousmeracontezestsurprenant.Ya-t-ileneffetdesgensd'unsibeaucaractère?Jenevoisdanslemondequedesamisquisebrouillent,je ne dis pas pour des maîtresses comme dona Théodora, mais pour descoquettesfieffées.Unamantpeut-ilrenonceràunobjetqu'iladoreetdontilestaimé,depeurderendreunamimalheureux?Jenecroyaiscelapossiblequedanslanatureduroman,oùl'onpeintleshommestelsqu'ilsdevraientêtre,plutôtquetels qu'ils sont.—Jedemeure d'accord, répondit le diable, que ce n'est pas unechose fortordinaire;maiselleestnon-seulementdans lanaturedu roman,elleestaussidanslabellenaturedel'homme.Celaestsivrai,quedepuisledélugej'enaivudeuxexemples,ycompriscelui-ci.Revenonsàmonhistoire.

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«Les deux amis continuèrent à se faire un sacrifice de leur passion, et l'un nevoulant point céder à la générosité de l'autre, leurs sentiments amoureuxdemeurèrent suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent de s'entretenir deThéodora:ilsn'osaientplusmêmeprononcersonnom.Maistandisquel'amitiétriomphaitainside l'amourdans lavilledeValence, l'amour,commepours'envenger,régnaitailleursavectyrannie,etsefaisaitobéirsansrésistance.

«DonaThéodoras'abandonnaitàsatendressedanssonchâteaudeVillaréal,situéprès de la mer. Elle pensait sans cesse à don Juan, et ne pouvait perdrel'espérancedel'épouser,quoiqu'ellenedûtpass'yattendre,aprèslessentimentsd'amitiéqu'ilavaitfaitéclaterpourdonFadrique.

«Unjour,aprèslecoucherdusoleil,commeelleprenaitsurleborddelamerleplaisirdelapromenadeavecunedesesfemmes,elleaperçutunepetitechaloupequivenaitgagnerlerivage.Illuisemblad'abordqu'ilyavaitdedansseptàhuithommes de fort mauvaise mine; mais après les avoir vus de plus près, etconsidérés avecplusd'attention, elle jugeaqu'elle avait prisdesmasquespourdes visages. En effet, c'étaient des gensmasqués, et tous armés d'épées et debayonnettes.

«Elle frémit à leur aspect, et, ne tirantpasbonaugurede ladescentequ'ils sepréparaient à faire, elle tourna brusquement ses pas vers le château. Elleregardaitdetempsentempsderrièreellepourlesobserver;etremarquantqu'ilsavaientpristerre,etqu'ilscommençaientàlapoursuivre,ellesemitàcourirdetoute sa force;mais, commeelle ne courait pas si bienqu'Atalante, et que lesmasques étaient légers et vigoureux, ils la joignirent à la porte du château etl'arrêtèrent.

«Ladameet la fillequi l'accompagnaitpoussèrentdegrandscrisquiattirèrentaussitôtquelquesdomestiques;etceux-cidonnant l'alarmeauchâteau, tous lesvalets de dona Théodora accoururent bientôt armés de fourches et de bâtons.Cependant deux hommes des plus robustes de la troupemasquée, après avoirprisentreleursbraslamaîtresseetlasuivante,lesemportaientverslachaloupe,malgréleurrésistance,pendantquelesautresfaisaienttêteauxgensduchâteau,qui commencèrent à les presser vivement. Le combat fut long;mais enfin leshommesmasquésexécutèrentheureusement leurentreprise,et regagnèrent leurchaloupe en se battant en retraite. Il était temps qu'ils se retirassent; car ilsn'étaient pas encore tous embarqués qu'ils virent paraître du côté de Valence

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quatreoucinqcavaliersquipiquaientàoutrance,etsemblaientvouloirvenirausecoursdeThéodora.Acettevue,lesravisseurssehâtèrentsibiendeprendrelelarge,quel'empressementdescavaliersfutinutile.

«CescavaliersétaientdonFadriqueetdonJuan.Lepremieravaitreçucejour-làune lettre par laquelle on lui mandait que l'on avait appris de bonne partqu'AlvaroPonce était dans l'île deMajorque, qu'il avait équipé une espèce detartane, et qu'avec une vingtaine de gens qui n'avaient rien à perdre, il seproposaitd'enleverlaveuvedeCifuenteslapremièrefoisqu'elleseraitdanssonchâteau. Sur cet avis, le Tolédan et lui, avec leurs valets de chambre, étaientpartis de Valence sur-le-champ, pour venir apprendre cet attentat à donaThéodora. Ils avaient découvert de loin, sur le bordde lamer, un assezgrandnombre de personnes qui paraissaient combattre les unes contre les autres, etsoupçonnant que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, ils poussaient leurschevaux à toute bride, pour s'opposer au projet de don Alvar. Mais, quelquediligence qu'ils pussent faire, ils n'arrivèrent que pour être témoins del'enlèvementqu'ilsvoulaientprévenir.

«Pendantcetemps-là,AlvaroPonce,fierdusuccèsdesonaudace,s'éloignaitdela côte avec sa proie, et sa chaloupe allait joindre un petit vaisseau armé quil'attendaitenpleinemer.Iln'estpaspossibledesentiruneplusvivedouleurquecelle qu'eurentMendoce et don Juan. Ils firentmille imprécations contre donAlvar, et remplirent l'air de plaintes aussi pitoyables que vaines. Tous lesdomestiquesdeThéodora,animésparunsibelexemple,n'épargnèrentpointleslamentations: tout le rivage retentissait de cris: la fureur, le désespoir, ladésolation régnaient sur ces tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causapoint,danslacourdeSparte,unesigrandeconsternation.»

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CHAPITREXIVDudémêléd'unpoëtetragiqueavecunauteurcomique.

L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre le diable en cet endroit: «SeigneurAsmodée,luidit-il,iln'yapasmoyenderésisteràlacuriositéquej'aidesavoircequesignifieunechosequiattiremonattention,malgréleplaisirquejeprendsàvousécouter.Jeremarquedansunechambredeuxhommesenchemisequisetiennentà lagorgeetauxcheveux,etplusieurspersonnesen robedechambrequi s'empressent à les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce que cela veutdire.»Ledémon,quinecherchaitqu'àlecontenter,luidonnasur-le-champcettesatisfactiondelamanièresuivante.

«Les personnages que vous voyez en chemise et qui se battent, lui dit-il, sontdeux auteurs Français; et les gens qui les séparent sont deux Allemands, unFlamandetunItalien.Ilsdemeurenttousdanslamêmemaison,quiestunhôtelgarnioùilnelogeguèrequedesétrangers.L'undecesauteursfaitdestragédies,etl'autredescomédies.Lepremier,pourquelquedésagrémentqu'ilaessuyéenFrance,estvenuenEspagne;etledernier,peucontentdesaconditionàParis,afaitlemêmevoyage,dansl'espérancedetrouveràMadridunemeilleurefortune.

«Lepoëtetragiqueestunespritvainetprésomptueux,quis'estfait,endépitdelaplussainepartiedupublic,uneassezgranderéputationdanssonpays.Pourtenirsamuseenhaleine,ilcomposetouslesjours;nepouvantdormircettenuit,ilacommencéunepiècedontilatirélesujetdel'Iliade.Ilenafaitunescène;etcomme son moindre défaut est d'avoir, ainsi que ses confrères, unedémangeaisoncontinuelled'assassinerlesgensdurécitdesesouvrages,ils'estlevé,aprissachandelle,et,toutenchemise,estvenufrapperrudementàlaportede l'auteurcomique,qui, faisantunmeilleurusagede son temps,dormaitd'unprofondsommeil.

«Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé ouvrir à l'autre, qui, d'un air depossédé,luiaditenentrant:«Tombez,monami,tombezàmesgenoux:adorez

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ungéniequeMelpomènefavorise.Jeviensd'enfanterdesvers...Mais,quedis-je,jeviens?c'estApollonlui-mêmequimelesadictés:sij'étaisàParis,j'iraisles lire aujourd'hui demaison enmaison; j'attends qu'il soit jour pour en allercharmermonsieurnotreambassadeur,aussibienquetouslesFrançaisquisontàMadrid.Avantquejelesmontreàpersonne,jeveuxvouslesréciter.

«—Jevousremerciedelapréférence,arépondul'auteurcomiqueenbaillantdetoutesa force:cequ'ilyade fâcheux,c'estquevousprenezunpeumalvotretemps; jemesuiscouché fort tard, le sommeilm'accable,et jene répondspasquej'entendesansmerendormirtouslesversquevousavezàmedire.—Oh!j'enrépondsbien,moi,a repris lepoëte tragique:quandvousseriezmort, la scèneque je viens de composer serait capable de vous rappeler à la vie. Maversificationn'estpointunassemblagedesentimentscommunsetd'expressionstrivialesquelarimeseulesoutienne;c'estunepoésiemâlequiémeutlecœuretfrappel'esprit.Jenesuispasdecespoëtreauxdontlespitoyablesnouveautésnefont que passer sur la scène comme des ombres, et vont àUtique divertir lesAfricains: mes pièces, dignes d'être consacrées avec ma statue dans labibliothèque palatine, ont encore la foule après trente représentations; maisvenons, ajouta ce poëte modeste, venons aux vers dont je veux vous donnerl'étrenne.

«Voicimatragédie:LamortdePatrocle.Scènepremière.Briseïdeetlesautrescaptivesd'Achilleparaissent:elless'arrachentlescheveuxetsefrappentlesein,pourtémoignerladouleurqu'ellesontdelapertedePatrocle.Ellesnepeuventpasmêmesesoutenir;abattuesparleurdésespoir,ellesselaissenttombersurlethéâtre.Vousmedirezquecelaestunpeuhasardé:maisc'estcequejecherche.Quelespetitsgéniessetiennentdanslesbornesétroitesdel'imitation,sansoserlesfranchir,àlabonneheure!Ilyadelaprudencedansleurtimidité.Pourmoi,j'aimelenouveau,etjetiensque,pourémouvoiretravirlesspectateurs,ilfautleurprésenterdesimagesauxquellesilsnes'attendentpoint.

«Les captives sont donc couchées par terre. Phœnix, gouverneur d'Achille, estavec elles: il les aide à se relever l'une après l'autre. Ensuite il commence laprotaseparcesvers:

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PriamvaperdreHectoretsasuperbeville;LesGrecsveulentvengerlecompagnond'AchilleLefierAgamemnon,leDivinCamelus,Nestorpareilauxdieux,levaillantEumelus,Léontedelapiqueadroitàl'exercice,LenerveuxDiomèdeetl'éloquentUlysse;Achilles'yprépare,etdéjàcehérosPousseversIliumsesimmortelschevaux1 .Pourarriverplustôtoùsafureurl'entraîne,Quoiquel'œilquilesvoitnelessuivequ'àpeine,Illeurdit:CherXantus,Balius,avancez:Etlorsquevousserezdecarnagelassés,QuandlesTroyensfuyantrentrerontdansleurville,Regagneznotrecamp,maisnonpassansAchille.Xantusbaisselatêteetrépondparcesmots:Achille,vousserezcontentdevoschevaux:Ilsvontalleraugrédevotreimpatience;Maisdevotretrépasl'instantfatals'avance.Junonauxyeuxdebœufainsilefaitparler,Etd'Achilleaussitôtlecharsemblevoler.LesGrecs,enlevoyant,demillecrisdejoieSoudainfontretentirlerivagedeTroie.Ceprince,revêtudesarmesdeVulcain,Paraîtpluséclatantquel'astredumatin,OutelquelesoleilcommençantsacarrièreS'élèvepourdonneraumondelalumière,OubrillantcommeunfeuquelesvillageoisfontPendantl'obscurenuitsurlesommetdumont.

[1]Hom.Lib.XIX.

«Jem'arrête,apoursuivil'auteurtragique,pourvouslaisserrespirerunmoment;carsijevousrécitaistoutemascènedesuite,labeautédemaversificationetlegrand nombre de traits brillants et de pensées sublimes qu'elle contient voussuffoqueraient.Remarquezlajustessedecettecomparaison:Pluséclatantqu'unfeu que les villageois font... Tout lemonde ne sent point cela;mais vous, quiavez de l'esprit, et du véritable, vous en devez être enchanté.—Je le suis sansdoute,arépondul'auteurcomiqueensouriantd'unairmalin;rienn'estsibeau,et

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jesuispersuadéquevousnemanquerezpasdeparleraussidansvotretragédiedusoinqueThétisprenaitdechasserlesmouchestroyennesquis'approchaientducorpsdePatrocle.—Nepensezpasvousenmoquer,arépliquéletragique.Unpoëtequiadel'habiletépeuttoutrisquer:cetendroit-làestpeut-êtreceluidemapiècelepluspropreàmefournirdesverspompeux:jenelerateraipas,surmaparole.

«Tousmesouvrages,a-t-ilcontinuésansfaçon,sontmarquésauboncoin;aussi;quand je les lis, il fautvoircommeon lesapplaudit! jem'arrêteàchaqueverspour recevoir des louanges. Je me souviens qu'un jour je lisais à Paris unetragédie dans unemaison où il va tous les jours de beaux esprits à l'heure dudîner, et dans laquelle, sans vanité, je ne passe pas pour unPradon: la grandecomtessedeVieille-Bruneyétait;ellealegoûtfinetdélicat;jesuissonpoëtefavori.Ellepleuraitàchaudeslarmesdèslapremièrescène;ellefutobligéedechangerdemouchoirausecondacte;ellenefitquesanglotterautroisième;ellesetrouvamalauquatrième,etjecrus,àlacatastrophe,qu'elleallaitmouriraveclehérosdemapièce.»

«Acesmots,quelqueenviequ'eûtl'auteurcomiquedegardersonsérieux,illuiest échappé un éclat de rire. «Ah! que je reconnais bien, dit-il, cette bonnecomtesseàcetrait-là:c'estunefemmequinepeutsouffrirlacomédie;elleatantd'aversionpourlecomique,qu'ellesortordinairementdesalogeaprèslagrandepièce, pour emporter toute sa douleur. La tragédie est sa belle passion: quel'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu que vous y fassiez parler des amantsmalheureux,vousêtessûrd'attendrirladame.Franchement,sijecomposaisdespoëmessérieux,jevoudraisavoird'autresapprobateursqu'elle.

«—Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte tragique; j'ai l'approbation de millepersonnes de qualité, tant mâles que femelles...—Je me défierais encore dusuffrage de ces personnes-là, interrompit l'auteur comique: je serais en gardecontre leurs jugements. Savez-vous bien pourquoi? C'est que ces sortesd'auditeurssontdistraits,pourlaplupart,pendantunelecture,etqu'ilsselaissentprendreàlabeautéd'unvers,ouàladélicatessed'unsentiment:celasuffitpourleur faire louer tout un ouvrage, quelque imparfait qu'il puisse être d'ailleurs.Toutaucontraire,entendent-ilsquelquesversdontlaplatitudeouladuretéleurblessel'oreille,ilneleurenfautpasdavantagepourdécrierunebonnepièce.

«—Hébien!a repris l'auteursérieux,puisquevousvoulezqueces juges-làme

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soientsuspects,jem'enfiedoncauxapplaudissementsduparterre.—Hé!nemevantezpas,s'ilvousplaît,votreparterre,arépliquél'autre:ilfaitparaîtretropdecaprice dans ses décisions. Il se trompe quelquefois si lourdement auxreprésentationsdespiècesnouvelles,qu'ilseradesdeuxmoisentierssottementenchanté d'un mauvais ouvrage. Il est vrai que dans la suite l'impression ledésabuse,etquel'auteurdemeuredéshonoréaprèsunheureuxsuccès.

«—C'est un malheur qui n'est pas à craindre pour moi, a dit le tragique; onréimprimemespiècesaussisouventqu'ellessontreprésentées.J'avouequ'iln'enest pas de même des comédies; l'impression découvre leur faiblesse: lescomédiesn'étantquedesbagatelles,quedepetitesproductionsd'esprit...—Toutbeau,monsieur l'auteur tragique, interrompit l'autre, toutbeau!vousnesongezpasquevousvouséchauffez;parlez,degrâce,devantmoi,delacomédieavecun peu moins d'irrévérence. Pensez-vous qu'une pièce comique soit moinsdifficileàcomposerqu'une tragédie?Détrompez-vous: iln'estpasplusaisédefairerireleshonnêtesgensquedelesfairepleurer.Sachezqu'unsujetingénieuxdanslesmœursdelavieordinairenecoûtepasmoinsàtraiterqueleplusbeausujethéroïque.

«—Ah! parbleu, s'écrie le poëte sérieux d'un ton railleur, je suis ravi de vousentendre parler dans ces termes. Hé bien, monsieur Calidas, pour éviter ladispute, je veux désormais autant estimer vos ouvrages que je les aiméprisésjusqu'ici.—Jemesouciefortpeudevosmépris,monsieurGiblet,reprendavecprécipitationl'auteurcomique;etpourrépondreàvosairsinsolents,jevaisvousdirenettementceque jepensedesversquevousvenezdeme réciter: ils sontridicules, et les pensées, quoique tirées d'Homère, n'en sont pasmoins plates.Achille parle à ses chevaux; ses chevaux lui répondent: il y a là-dedans uneimagebasse,demêmequedanslacomparaisondufeuquelesvillageoisfontsurunemontagne.Cen'estpasfairehonneurauxanciensquedelespillerdecettesorte:ilssont,àlavérité,remplisdechosesadmirables;maisilfautavoirplusdegoût que vous n'en avez, pour faire un heureux choix de celles qu'on doitemprunterd'eux.

«—Puisquevousn'avezpasassezd'élévationdegénie,a répliquéGiblet,pourapercevoirlesbeautésdemapoésie,etpourvouspunird'avoirosécritiquermascène,jenevousenliraipaslasuite.—Jenesuisquetroppunid'avoirentendulecommencement,arépartiCalidas:ilvoussiedbien,àvous,deméprisermescomédies!Apprenezquelaplusmauvaisequejepuissefaireseratoujoursfort

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au-dessus de vos tragédies, et qu'il est plus facile de prendre l'essor et de seguindersurdegrandssentiments,qued'attraperuneplaisanteriefineetdélicate.

«—Grâceauciel,ditletragiqued'unairdédaigneux,sij'ailemalheurden'avoirpasvotreestime,jecroisdevoirm'enconsoler.Lacourjugeplusfavorablementde moi que vous ne faites, et la pension dont elle m'a bien voulu...—Eh! necroyezpasm'éblouiravecvospensionsdecour,interromptCalidas:jesaistropde quelle manière on les obtient, pour en faire plus de cas de vos ouvrages.Encoreunefois,nevousimaginezpasmieuxvaloirquelesauteurscomiques.Etpourvousprouvermêmeque jesuisconvaincuqu'ilestplusaisédecomposerdespoëmesdramatiquessérieuxqued'autres,c'estquesijeretourneenFrance,etquejen'yréussissepasdanslecomique,jem'abaisseraiàfairedestragédies.

«—Pouruncomposeurdefarces,ditlàdessuslepoëtetragique,vousavezbiende la vanité.—Pour un versificateur qui ne doit sa réputation qu'à de fauxbrillants,ditl'auteurcomique,vousvousenfaitesbienaccroire.—Vousêtesuninsolent, a répliqué l'autre. Si je n'étais pas chez vous, mon petit monsieurCalidas,lapéripétiedecetteaventurevousapprendraitàrespecterlecothurne.—Que cette considération ne vous retienne point,mongrandmonsieurGiblet, aréponduCalidas.Si vous avez envie de vous faire battre, je vous battrai aussibienchezmoiqu'ailleurs.»

«Enmême temps ils se sont tous deux pris à la gorge et aux cheveux, et lescoupsdepoingetdepiedn'ontpasétéépargnésdepart etd'autre.Un Italien,couchédanslachambrevoisine,aentendutoutcedialogue,etaubruitquelesauteursfaisaientensebattant,ilajugéqu'ilsétaientauxprises.Ils'estlevé,et,par compassion pour ces Français, quoiqu'Italien, il a appelé du monde. UnFlamandetdeuxAllemands,quisontcespersonnesquevousvoyezenrobedechambre,viennentavecl'Italienséparerlescombattants.

—Ce démêlé me paraît plaisant, dit don Cléofas. Mais, à ce que je vois, lesauteurs tragiques, en France, s'imaginent être des personnages plus importantsque ceux qui ne font que des comédies.—Sans doute, réponditAsmodée. Lespremierssecroientautantau-dessusdesautres,queleshérosdestragédiessontau-dessusdesvaletsdespiècescomiques.—Eh,surquoifondent-ilsleurorgueil?répliqua l'écolier; est-ce qu'il serait en effet plus difficile de faire une tragédiequ'unecomédie?—Laquestionquevousmefaites,répartitlediable,acentfoisétéagitée,etl'estencoretouslesjours.Pourmoi,voicicommejeladécide,n'en

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déplaiseauxhommesquinesontpasdemonsentiment:jedisqu'iln'estpasplusfacile de composer une pièce comique qu'une tragique; car si la dernière étaitplus difficile que l'autre, il faudrait conclure de là qu'un faiseur de tragédiesseraitpluscapabledefaireunecomédiequelemeilleurauteurcomique,cequine s'accorderait pas avec l'expérience. Ces deux sortes de poëmes demandentdoncdeuxgéniesd'uncaractèredifférent,maisd'uneégalehabileté.

«Ilesttemps,ajoutaleboiteux,definirladigression:jevaisreprendrelefildel'histoirequevousavezinterrompue.

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CHAPITREXVSuiteetconclusiondel'histoiredelaforcedel'amitié.

«Si lesvaletsdedonaThéodoran'avaientpuempêchersonenlèvement, ils s'yétaientdumoinsopposésaveccourage,et leurrésistanceavaitétéfataleàunepartie des gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre autres blessé un sidangereusement, que, ses blessures ne lui ayant pas permis de suivre sescamarades,ilétaitdemeurépresquesansvieétendusurlesable.

«OnreconnutcemalheureuxpourunvaletdedonAlvar;etcommeons'aperçutqu'ilrespiraitencore,onleportaauchâteau,oùl'onn'épargnarienpourluifairereprendre ses esprits: onenvint àbout,quoique le sangqu'il avait perdu l'eûtlaissédansuneextrêmefaiblesse.Pourl'engageràparler,onluipromitd'avoirsoin de ses jours, et de ne le pas livrer à la rigueur de la justice, pourvu qu'ilvoulûtdireoùsonmaîtreemmenaitdonaThéodora.

«Il fut flatté de cette promesse, bien qu'en l'état où il était il dût avoir peud'espéranced'enprofiter:ilrappelalepeudeforcequiluirestait,et,d'unevoixfaible, confirma l'avis que don Fadrique avait reçu. Il ajouta ensuite que donAlvar avait dessein de conduire la veuve de Cifuentes à Sassari, dans l'île deSardaigne,oùilavaitunparentdontlaprotectionetl'autoritéluipromettaientunsûrasile.

«CettedépositionsoulagealedésespoirdeMendoceetduTolédan:ilslaissèrentle blessé dans le château, où il mourut quelques heures après, et ils s'enretournèrent à Valence, en songeant au parti qu'ils avaient à prendre. Ilsrésolurent d'aller chercher leur ennemi commun dans sa retraite: ilss'embarquèrent bientôt tous deux, sans suite, à Dénia, pour passer au Port-Mahon,nedoutantpasqu'ilsn'ytrouvassentunecommoditépouralleràl'îledeSardaigne.Effectivement, ilsne furentpasplutôtarrivésauPort-Mahon,qu'ilsapprirent qu'un vaisseau freté pour Cagliari devait incessamment mettre à lavoile:ilsprofitèrentdel'occasion.

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«Levaisseaupartitavecunvent telqu'ils lepouvaientsouhaiter;maiscinqousixheuresaprèsleurdépart,ilsurvintuncalme;etlanuit,leventétantdevenucontraire, ils furent obligés de louvoyer, dans l'espérance qu'il changerait. Ilsnaviguèrentdecettesortependanttroisjours;lequatrième,surlesdeuxheuresaprèsmidi,ilsdécouvrirentunvaisseauquivenaitdroitàeuxlesvoilestendues.Ils le prirent d'abord pour un vaisseaumarchand;mais voyant qu'il s'avançaitpresquesousleurcanonsansarboreraucunpavillon,ilsnedoutèrentplusquecenefûtuncorsaire.

«Ilsnesetrompaientpas:c'étaitunpiratedeTunis,quicroyaitqueleschrétiensallaient se rendre sans combattre;mais lorsqu'il s'aperçutqu'ils brouillaient lesvoiles et préparaient leur canon, il jugea que l'affaire serait plus sérieuse qu'iln'avaitpensé:c'estpourquoiils'arrêta,brouillaaussisesvoilesetsedisposaaucombat.

«Ils commençaientdepart etd'autreà secanonner, et leschrétiens semblaientavoirquelqueavantage;maisuncorsaired'Alger,avecunvaisseauplusgrandetmieuxarméque lesdeux autres, arrivant aumilieude l'action, prit le parti dupirate de Tunis. Il s'approcha du bâtiment espagnol à pleines voiles, et lemitentredeuxfeux.

«Les chrétiens perdirent courage à cette vue, et, ne voulant pas continuer uncombatquidevenaittropinégal,ilscessèrentdetirer.Alorsilparutsurlapoupedunavired'Algerunesclavequisemitàcrier,enespagnol,auxgensduvaisseauchrétien qu'ils eussent à se rendre pour Alger, s'ils voulaient qu'on leur fîtquartier.Aprèscecri,unTurcquitenaitunebanderoledetaffetasvertparseméede demi-lunes d'argent entrelacées la fit flotter dans l'air. Les chrétiens,considérantquetouteleurrésistancenepouvaitêtrequ'inutile,nesongèrentplusà se défendre: ils se livrèrent à toute la douleur que l'idée de l'esclavage peutcauseràdeshommeslibres,etlemaître,craignantqu'unpluslongretardementn'irritât des vainqueurs barbares, ôta la banderole de la poupe, se jeta dansl'esquifavecquelques-unsdesesmatelots,etallaserendreaucorsaired'Alger.

«Cepirateenvoyaunepartiedesessoldatsvisiterlebâtimentespagnol,c'est-à-direpillertoutcequ'ilyavaitdedans.LecorsairedeTunis,desoncôté,donnalemêmeordre àquelques-unsde sesgens;de sorteque tous lespassagersdecemalheureuxnavirefurentenuninstantdésarmésetfouillés,etonlesfitpasserensuitedanslevaisseaualgérien,oùlesdeuxpiratesenfirentunpartagequifut

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régléparlesort.

«C'eûtétédumoinsuneconsolationpourMendoceetpoursonamide tombertousdeuxaupouvoirdumêmecorsaire:ilsauraienttrouvéleurschaînesmoinspesantes s'ils avaient pu les porter ensemble;mais laFortune, qui voulait leurfaireéprouvertoutesarigueur,soumitdonFadriqueaucorsairedeTunis,etdonJuanàceluid'Alger.Peignez-vousledésespoirdecesamis,quandilleurfallutsequitter:ilssejetèrentauxpiedsdespirates,pourlesconjurerdenelespointséparer.Maiscescorsaires,dont labarbarieétaità l'épreuvedesspectacles lesplustouchants,neselaissèrentpointfléchir:aucontraire,jugeantquecesdeuxcaptifsétaientdespersonnesconsidérables,etqu'ilspourraientpayerunegrosserançon,ilsrésolurentdelespartager.

«MendoceetZarate,voyantqu'ils avaient affaireàdescœurs impitoyables, seregardaient l'un l'autre, et s'exprimaient par leurs regards l'excès de leuraffliction.Mais lorsque l'oneut achevé lepartagedubutin, etque lepiratedeTunisvoulutregagnersonbordaveclesesclavesquiluiétaientéchus,cesdeuxamispensèrentexpirerdedouleur.Mendoces'approchaduTolédan,etleserrantentresesbras:«Ilfautdonc,luidit-il,quenousnousséparions?Quelleaffreusenécessité!Ce n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur demeure impunie, onnous défendmêmed'unir nos plaintes et nos regrets.Ah! don Juan, qu'avons-nous fait au ciel, pour éprouver si cruellement sa colère?—Ne cherchez pointailleurslacausedenosdisgrâces,réponditdonJuan:ilnelesfautimputerqu'àmoi.Lamortdesdeuxpersonnesquejemesuisimmolées,quoiqu'excusableauxyeuxdeshommes,aurasansdouteirritéleciel,quivouspunitaussid'avoirprisdel'amitiépourunmisérablequepoursuitsajustice.»

«En parlant ainsi, ils répandaient tous deux des larmes si abondamment, etsoupiraientavectantdeviolence,quelesautresesclavesn'enétaientpasmoinstouchés que de leur propre infortune. Mais les soldats de Tunis, encore plusbarbaresque leurmaître, remarquantqueMendoce tardaitàsortirduvaisseau,l'arrachèrent brutalement des bras du Tolédan, et l'entraînèrent avec eux en lechargeantdecoups.«Adieu,cherami,s'écria-t-il,jenevousreverraiplus:donaThéodora n'est point vengée; les maux que ces cruels m'apprêtent feront lesmoindrespeinesdemonesclavage.»

«DonJuanneput répondreàcesparoles: le traitementqu'ilvoyait faireà sonami luicausaunsaisissementqui luiôta l'usagede lavoix.Comme l'ordrede

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cette histoire demande que nous suivions le Tolédan, nous laisserons donFabriquedanslenaviredeTunis.

«Le corsaire d'Alger retourna vers son port, où étant arrivé, il mena sesnouveauxesclaveschez lePacha,etde làaumarchéoù l'onacoutumede lesvendre.UnofficierdudeyMezomortoachetadonJuanpoursonmaître,chezquil'on employa ce nouvel esclave à travailler dans les jardins du harem2 . Cetteoccupation, quoique pénible pour un gentilhomme, ne laissa pas de lui êtreagréable, à cause de la solitude qu'elle demandait. Dans la situation où il setrouvait, rien ne pouvait le flatter davantageque la liberté de s'occuper de sesmalheurs.Ilypensaitsanscesse,etsonesprit,loindefairequelqueeffortpourse détacher des images les plus affligeantes, semblait prendre plaisir à se lesretracer.

[2]C'estlenomquel'ondonneàtouslessérailsdesparticuliers;iln'yaqueleséraildugrandseigneurquisoitappelésérail.

«Unjourque,sansapercevoirledeyquisepromenaitdanslejardin,ilchantaitunechansontristeentravaillant,Mezomortos'arrêtapourl'écouter: ilfutassezcontentdesavoix,et,s'approchantdeluiparcuriosité,illuidemandacommeilse nommait: leTolédan lui répondit qu'il s'appelaitAlvaro.En entrant chez ledey,ilavaitjugéàproposdechangerdenom,suivantlacoutumedesesclaves,etilavaitpriscelui-làparcequ'ayantcontinuellementdansl'espritl'enlèvementdeThéodoraparAlvaroPonce, il luiétaitvenuà laboucheplutôtqu'unautre.Mezomorto,quisavaitpassablementl'espagnol,luifitplusieursquestionssurlescoutumes d'Espagne, et particulièrement sur la conduite que les hommes ytiennentpour se rendreagréables aux femmes, àquoidon Juan réponditd'unemanièredontledeyfuttrès-satisfait.

«Alvaro,luidit-il,tumeparaisavoirdel'esprit,etjenetecroispasunhommeducommun;mais,quique tupuissesêtre, tuas lebonheurdemeplaire,et jeveuxt'honorerdemaconfiance.»DonJuan,àcesmots,seprosternaauxpiedsdudey,etselevaaprèsavoirportélebasdesarobeàsabouche,àsesyeux,etensuitesursatête.

«Pourcommenceràt'endonnerdesmarques,repritMezomorto, jetediraiquej'aidansmonséraillesplusbellesfemmesdel'Europe.J'enaiuneentr'autresàquirienn'estcomparable;jenecroispasquelegrandseigneurmêmeenpossède

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unesiparfaite,quoiquesesvaisseauxluienapportenttouslesjoursdetouslesendroits dumonde. Il sembleque sonvisage soit le soleil réfléchi, et sa tailleparaîtêtrelatigedurosierplantédanslejardind'Eram.Tum'envoisenchanté.

«Mais cemiracle de la nature, avec une beauté si rare, conserve une tristessemortelle,que le tempsetmonamournesauraientdissiper.Bienque lafortunel'ait soumiseàmesdésirs, jene lesaipointencoresatisfaits; je lesai toujoursdomptés, et, contre l'usageordinaire demespareils, qui ne recherchent que leplaisirdessens, jemesuisattachéàgagnersoncœurparunecomplaisanceetpar des respects que le dernier desMusulmans aurait honte d'avoir pour uneesclavechrétienne.

«Cependant tous mes soins ne font qu'aigrir sa mélancolie, dont l'opiniâtretécommenceenfinàmelasser.L'idéedel'esclavagen'estpointgravéedansl'espritdes autres avec des traits si profonds: mes regards favorables l'ont bientôteffacée;cettelonguedouleurfatiguemapatience.Toutefois,avantquejecèdeàmes transports, il faut que je fasse un effort encore: je veuxme servir de tonentremise. Comme l'esclave est chrétienne, et même de ta nation, elle pourraprendredelaconfianceentoi,ettulapersuaderasmieuxqu'unautre.Vante-luimon rang etmes richesses; représente-lui que je la distinguerai de toutesmesesclaves; fais-lui même envisager, s'il le faut, qu'elle peut aspirer à l'honneurd'être un jour la femmedeMezomorto, et dis-lui que j'aurai pour elle plus deconsidération que je n'en aurais pour une sultane dont Sa Hautesse voudraitm'offrirlamain.»

«DonJuanseprosternaunesecondefoisdevantledey,et,quoiquepeusatisfaitde cette commission, l'assura qu'il ferait tout son possible pour s'en bienacquitter.«C'estassez,répliquaMezomorto;abandonnetonouvrageetmesuis:jevais,contrenosusages,tefaireparlerenparticulieràcettebelleesclave.Maiscrains d'abuser de ma confiance: des supplices inconnus aux Turcs mêmespuniraient ta témérité.Tâchedevaincresa tristesse,et songeque ta libertéestattachéeàlafindemessouffrances.»DonJuanquittasontravailetsuivitledey,qui avait pris les devants pour aller disposer la captive affligée à recevoir sonagent.

«Elle était avec deux vieilles esclaves, qui se retirèrent d'abord qu'elles virentparaîtreMezomorto.La belle esclave le salua avec beaucoup de respect;maiselleneputs'empêcherdefrémir,cequiluiarrivaittouteslesfoisqu'ils'offraità

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savue.Ils'enaperçut,etpourlarassurer:«Aimablecaptive,luidit-il,jeneviensici que pour vous avertir qu'il y a parmimes esclaves un Espagnol que vousserez peut-être bien aise d'entretenir: si vous souhaitez de le voir, je luiaccorderailapermissiondevousparler,etmêmesanstémoins.»

«Labelleesclavetémoignaqu'ellelevoulaitbien.«Jevaisvousl'envoyer,repritle dey: puisse-t-il par ses discours soulager vos ennuis!» En achevant cesparoles, il sortit, et, rencontrant leTolédanqui arrivait, il lui dit tout bas: «Tupeux entrer; et après que tu auras entretenu la captive, tu viendras dansmonappartementmerendrecomptedecetentretien.»

«Zarate entra aussitôt dans la chambre, poussa la porte, salua l'esclave sansattachersesyeuxsurelle,etl'esclavereçutsonsalutsansleregarderfixement;maisvenanttoutàcoupàs'envisagerl'unl'autreavecattention,ilsfirentuncridesurpriseetdejoie.«Ociel!ditleTolédanens'approchantd'elle,n'est-cepointuneimagevainequimeséduit?Est-ceeneffetdonaThéodoraquejevois?—Ah!don Juan, s'écria la belle esclave, est-ce vous quime parlez?—Oui,Madame,répondit-il en baisant tendrement une de ses mains, c'est don Juan lui-même.Reconnaissez-moi à ces pleurs que mes yeux, charmés de vous revoir, nesauraientretenir,àcestransportsquevotreprésenceseuleestcapabled'exciter;jenemurmurepluscontrelaFortune,puisqu'ellevousrendàmesvœux...Maisoùm'emporteunejoieimmodérée?J'oubliequevousêtesdanslesfers.Parquelnouveau caprice du sort y êtes-vous tombée? Comment avez-vous pu voussauverdelatéméraireardeurdedonAlvar?Ah!qu'ellem'acauséd'alarmes,etquejecrainsd'apprendrequelecieln'aitpasassezprotégélavertu!

«—Leciel,ditdonaThéodora,m'avengéed'AlvaroPonce.Sij'avaisletempsdevous raconter...—Vous en avez tout le loisir, interrompit don Juan: le deymepermetd'êtreavecvous,et,cequidoitvoussurprendre,devousentretenirsanstémoins.Profitonsdecesheureuxmoments: instruisez-moidetoutcequivousestarrivédepuisvotreenlèvementjusqu'ici.—Eh!quivousadit,reprit-elle,quec'estpardonAlvarquej'aiétéenlevée?—Jenelesaisquetropbien,répartitdonJuan.» Alors il lui conta succinctement de quelle manière il l'avait appris, etcomme,Mendoceet luis'étantembarquéspourallercherchersonravisseur, ilsavaient été pris par des corsaires. Dès qu'il eût achevé son récit, Théodoracommençalesiendanscestermes:

«Iln'estpasbesoindevousdirequejefusfortétonnéedemevoirsaisieparune

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troupedegensmasqués:jem'évanouisentrelesbrasdeceluiquimeportait,etquand je revins de mon évanouissement, qui fut sans doute très-long, je metrouvaiseuleavecInès,unedemesfemmes,enpleinemer,danslachambredepouped'unvaisseauquiavaitlesvoilesauvent.

«Lamalheureuse Inès semit àm'exhorter à prendre patience, et j'eus lieu dejuger par ses discours qu'elle était d'intelligence avecmon ravisseur. Il osa semontrer devant moi, et, venant se jeter à mes pieds: Madame, me dit-il,pardonnezàdonAlvarlemoyendontilsesertpourvousposséder:voussavezquelssoins jevousai rendus,etparquelattachement j'aidisputévotrecœuràdonFadriquejusqu'aujourquevousluiavezdonnélapréférence.Si jen'avaiseupourvousqu'unepassionordinaire,jel'auraisvaincue,etjemeseraisconsolédemonmalheur;maismon sort est d'adorervos charmes: toutmépriséque jesuis, jenesauraism'affranchirde leurpouvoir.Necraignezrienpourtantdelaviolencedemonamour: jen'aipointattentéàvotre libertépoureffrayervotrevertu par d'indignes efforts, et je prétends que, dans la retraite où je vousconduis,unnœudéterneletsacréunissenoscœurs.

«Ilmetintencored'autresdiscoursdontjenepuisbienmeressouvenir;mais,àl'entendre,ilsemblaitqu'enmeforçantàl'épouserilnemetyrannisaitpas,etquejedevaismoins leregardercommeunravisseur insolentquecommeunamantpassionné. Pendant qu'il parla, je ne fis que pleurer et me désespérer; c'estpourquoiilmequittasansperdreletempsàmepersuader;maisenseretirantilfitunsigneàInès,etjecomprisquec'étaitpourqu'elleappuyâtadroitementlesraisonsdontilavaitvoulum'éblouir.

«Elle n'y manqua point; elle me représenta même qu'après l'éclat d'unenlèvementjenepourraisguèremedispenserd'accepterlamaind'AlvaroPonce,quelqueaversionquej'eussepourlui:quemaréputationordonnaitcesacrificeàmoncœur.Cen'étaitpaslemoyend'essuyermeslarmes,quedemefairevoirlanécessitédecemariageaffreux:aussiétais-je inconsolable. Inèsnesavaitplusquemedire,lorsquetoutàcoupnousentendîmessurletillacungrandbruitquiattiratoutenotreattention.

«Cebruit que faisaient les gens de donAlvar était causé par la vue d'un grosvaisseauquivenait fondre surnous àvoilesdéployées: comme lenôtren'étaitpassibonvoilierquecelui-là,ilnousfutimpossibledel'éviter.Ils'approchadenous,etbientôtnousentendîmescrier:Arrive,arrive!MaisAlvaroPonceetses

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gens, aimantmieuxmourir que de se rendre, furent assez hardis pour vouloircombattre.L'actionfuttrès-vive:jenevousenferaipointledétail;jevousdiraiseulementquedonAlvarettouslessiensypérirent,aprèss'êtrebattuscommedes désespérés. Pour nous, l'on nous fit passer dans le gros vaisseau, quiappartenait à Mezomorto, et que commandait Aby Aly Osman, un de sesofficiers.

«AbyAlyme regarda longtemps avec quelque surprise, et, connaissant àmeshabits que j'étais Espagnole, il me dit en langue castillane: Modérez votreaffliction; consolez-vous d'être tombée dans l'esclavage; ce malheur étaitinévitablepourvous;mais,quedis-je,cemalheur!C'estunavantagedontvousdevezvousapplaudir.Vousêtestropbellepourvousbornerauxhommagesdeschrétiens.Lecielnevousapoint faitnaîtrepourcesmisérablesmortels;vousméritez les vœux des premiers hommes dumonde: les seulsMusulmans sontdignesdevousposséder.Jevais,ajouta-t-il,reprendrelarouted'Alger:quoiqueje n'aie point fait d'autre prise, je suis persuadé que le dey, monmaître, serasatisfaitdemacourse. Jenecrainspasqu'ilcondamne l'impatienceque j'auraieue de remettre entre ses mains une beauté qui va faire ses délices et toutl'ornementdesonsérail.

«Acediscoursquimefaisaitconnaîtrecequej'avaisàredouter,jeredoublaimespleurs.AbyAly,quivoyaitd'unautreœilquemoilesujetdemafrayeur,n'enfitquerire,etcinglaversAlger,tandisquejem'affligeaissansmodération.Tantôtj'adressaismessoupirsauciel,etj'imploraissonsecours;tantôtjesouhaitaisquequelques vaisseaux chrétiens vinssent nous attaquer, ou que les flots nousengloutissent. Après cela, je souhaitais que mes larmes et ma douleur merendissentsieffroyable,quemavuepûtfairehorreuraudey.Vainssouhaitsquemapudeuralarméemefaisaitformer!Nousarrivâmesauport:onmeconduisitdanscepalais;jeparusdevantMezomorto.

«JenesaispointcequeditAbyAlyenmeprésentantàsonmaître,nicequesonmaître lui répondit, parcequ'ils separlèrent en turc;mais je crusm'apercevoirauxgestesetauxregardsdudeyquej'avaislemalheurdeluiplaire,etleschosesqu'ilme dit ensuite en espagnol achevèrent dememettre au désespoir, enmeconfirmantdanscetteopinion.

«Jemejetaivainementàsespieds,etluipromistoutcequ'ilvoudraitpourmarançon;j'eusbeautentersonavariceparl'offredetousmesbiens,ilmeditqu'il

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m'estimait plus que toutes les richesses du monde. Il me fit préparer cetappartement,quiestleplusmagnifiquedesonpalais,etdepuiscetemps-làiln'arienépargnépourbannirlatristessedontilmevoitaccablée.Ilm'amènetouslesesclaves de l'un et de l'autre sexe qui savent chanter ou jouer de quelqueinstrument. Il m'a ôté Inès, dans la pensée qu'elle ne faisait que nourrir meschagrins,etjesuisserviepardevieillesesclavesquim'entretiennentsanscessedel'amourdeleurmaîtreetdetouslesdifférentsplaisirsquimesontréservés.

«Maistoutcequ'onmetenusagepourmedivertirproduituneffettoutcontraire:riennepeutmeconsoler.Captivedanscedétestablepalaisquiretentit touslesjoursdescrisdel'innocenceopprimée,jesouffreencoremoinsdelapertedemaliberté que de la terreur quem'inspire l'odieuse tendresse du dey. Quoique jen'aie trouvéen lui, jusqu'à ce jour,qu'unamant complaisant et respectueux, jen'en ai pasmoins d'effroi, et je crains que, lassé d'un respect qui le gêne déjàpeut-être, il n'abuse enfin de son pouvoir: je suis agitée sans relâche de cetteaffreusecrainte,etchaqueinstantdemaviem'estunsupplicenouveau.»

«DonaThéodoraneputachevercesparolessansverserdespleurs.DonJuanenfutpénétré.«Cen'estpassansraison,Madame,luidit-il,quevousvousfaitesdel'avenirunesihorribleimage;j'ensuisautantépouvantéquevous.Lerespectdudeyestplusprêtàsedémentirquevousnepensez;cetamantsoumisdépouillerabientôtsafeintedouceur;jenelesaisquetrop,etjevoistoutledangerquevouscourez.

«Mais, continua-t-il, en changeant de ton, je n'en serai point un témointranquille. Tout esclave que je suis, mon désespoir est à craindre: avant queMezomorto vous outrage, je veux enfoncer dans son sein...—Ah! don Juan,interrompitlaveuvedeCifuentes,quelprojetosez-vousconcevoir?Gardez-vousbiendel'exécuter.Dequellescruautéscettemortseraitsuivie!LesTurcsnelavengeraient-ilspas?Lestourmentslespluseffroyables...Jenepuisypensersansfrémir!D'ailleurs,n'est-cepasvousexposeràunpérilsuperflu?Enôtantlavieaudey,merendriez-vouslaliberté?Hélas!jeseraisvendueàquelquescélérat,peut-être,quiauraitmoinsderespectpourmoiqueMezomorto.C'estàtoi,ciel,àmontrertajustice!tuconnaislabrutaleenviedudey:tumedéfendsleferetlepoison:c'estdoncàtoidepréveniruncrimequit'offense.

«—Oui,Madame,repritZarate,leciellepréviendra;jesensdéjàqu'ilm'inspire:cequimevientdansl'espritencemomentestsansdouteunavissecretqu'ilme

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donne.Ledeynem'apermisdevousvoirquepourvousporteràrépondreàsonamour.Jedoisallerluirendrecomptedenotreconversation:ilfautletromper.Jevais lui dire que vous n'êtes pas inconsolable; que la conduite qu'il tient avecvouscommenceàsoulagervospeines,etques'ilcontinue, ildoit toutespérer;secondez-moidevotrecôté.Quandilvousreverra,qu'ilvoustrouvemoinstristequ'àl'ordinaire:feignezdeprendrequelquesortedeplaisiràsesdiscours.

«—Quellecontrainte!interrompitdonaThéodora;commentuneâmefrancheetsincère pourra-t-elle se trahir jusque-là, et quel sera le fruit d'une feinte sipénible?—Ledey,répondit-il,s'applaudiradecechangement,etvoudra,parsacomplaisance,acheverdevousgagner:pendantcetemps-làjetravailleraiàvotreliberté.L'ouvrage, j'enconviens,estdifficile;mais jeconnaisunesclaveadroitdontj'espèrequel'industrienenousserapasinutile.

«Jevouslaisse,poursuivit-il:l'affaireveutdeladiligence;nousnousreverrons.Jevaistrouverledey,et tâcherd'amuserpardesfablessonimpétueuseardeur.Vous,Madame,préparez-vousàlerecevoir:dissimulez,efforcez-vous:quevosregards,quesaprésenceblesse,soientdésarmésdehaineetderigueur:quevotrebouche,quines'ouvretouslesjoursquepourdéplorervotreinfortune,tienneunlangagequileflatte:necraignezpointdeluiparaîtretropfavorable;ilfauttoutpromettrepournerienaccorder.—C'estassez,répartitThéodora,jeferaitoutceque vousme dites, puisque lemalheur quimemenacem'impose cette cruellenécessité.Allez, don Juan, employez tous vos soins à finirmon esclavage; ceseraunsurcroîtdejoiepourmoisijetiensdevousmaliberté.»

«LeTolédan, suivant l'ordredeMezomorto, se rendit auprèsde lui: «Hébien,Alvaro,luiditcedeyavecbeaucoupd'émotion,quellesnouvellesm'apportes-tudelabelleesclave?L'as-tudisposéeàm'écouter?Situm'apprendsquejenedoispas me flatter de vaincre sa farouche douleur, je jure par la tête du GrandSeigneurmonmaître que j'obtiendrai dès aujourd'hui par la force ce que l'onrefuseàmacomplaisance.—Seigneur,luiréponditdonJuan,iln'estpasbesoinde faire ce serment inviolable; vous ne serez point obligé d'avoir recours à laviolencepoursatisfairevotreamour.L'esclaveestunejeunedamequin'apointencore aimé; elle est si fière qu'elle a rejeté les vœux des premiers seigneursd'Espagne:ellevivaitensouverainedanssonpays:ellesevoitcaptiveici;uneâme orgueilleuse doit sentir longtemps la différence de ces conditions.Cependant cette superbe Espagnole s'accoutumera comme les autres àl'esclavage; j'ose même vous dire que déjà ses fers commencent à lui moins

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peser:cesdéférencesattentivesquevousavezpourelle,cessoins respectueuxqu'ellen'attendaitpasdevous,adoucissentsesdéplaisirsettriomphentpeuàpeudesa fierté.Ménagez,seigneur,cette favorabledisposition;continuez,achevezde charmer cette belle esclave par de nouveaux respects, et vous la verrezbientôt,rendueàvosdésirs,perdredansvosbrasl'amourdelaliberté.

«—Tume ravispar cediscours, s'écria ledey: l'espoirque tumedonnespeuttoutsurmoi.Oui,jeretiendraimonimpatienteardeur,pourmieuxlasatisfaire;maisnemetrompes-tupoint,ounet'es-tupastrompétoi-même?Jevaistoutàl'heure entretenir l'esclave: je veux voir si je démêlerai dans ses yeux cesflatteuses espérances que tu y as remarquées.» En disant ces paroles, il allatrouver Théodora, et le Tolédan retourna dans le jardin, où il rencontra lejardinier,quiétaitcetesclaveadroitdontilprétendaitemployerl'industriepourtirerd'esclavagelaveuvedeCifuentes.

«Le jardinier, nommé Francisque, était Navarrais: il connaissait parfaitementAlger,pouryavoirserviplusieurspatronsavantqued'êtreaudey.«Francisque,monami,luiditdonJuan,vousmevoyeztrès-affligé:ilyadanscepalaisunejeunedamedesplusconsidérablesdeValence:elleapriéMezomortode taxerlui-même sa rançon; mais il ne veut pas qu'on la rachète, parce qu'il en estamoureux.—Et pourquoi cela vous chagrine-t-il si fort? lui dit Francisque.—C'estque jesuisde lamêmeville, répartit leTolédan:sesparentset lesmienssontintimesamis:iln'estrienquejenefussecapabledefairepourcontribueràlamettreenliberté.

«—Quoique ce ne soit pas une chose aisée, répliqua Francisque, j'ose vousassurer que j'en viendrais à bout, si les parents de la dame étaient d'humeur àbien payer ce service.—N'en doutez pas, répartit don Juan; je réponds de leurreconnaissance, et surtout de la sienne.On la nomme donaThéodora: elle estveuved'unhommequiluialaissédegrandsbiens,etelleestaussigénéreusequeriche:enunmot,jesuisEspagnoletnoble,maparoledoitvoussuffire.

«—Hébien,repritlejardinier,surlafoidevotrepromesse,jevaischercherunrenégatcatalanquejeconnais,etluiproposer...—Quedites-vous!interrompitleTolédantoutsurpris;vouspourriezvousfieràunmisérablequin'apaseuhonted'abandonner sa religion pour...?—Quoique renégat, interrompit à son tourFrancisque,ilnelaissepasd'êtrehonnêtehomme;ilmeparaîtplusdignedepitiéquedehaine,etjeletrouveraisexcusablesisoncrimepouvaitrecevoirquelque

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excuse.Voicisonhistoireendeuxmots.

«IlestnatifdeBarcelone,etchirurgiendeprofession.Voyantqu'ilnefaisaitpastropbiensesaffairesàBarcelone,ilrésolutd'allers'établiràCarthagène,danslapensée qu'en changeant de lieu il deviendrait plus heureux qu'il n'était. Ils'embarquadoncpourCarthagèneavecsamère;maisilsrencontrèrentunpirated'Algerquilespritetlesamenadanscetteville.Ilsfurentvendus,samèreàunMore et lui à un Turc, qui lemaltraita si fort qu'il embrassa lemahométismepourfinirsoncruelesclavage,commeaussipourprocurer la libertéàsamère,qu'ilvoyaittraitéeavecbeaucoupderigueurchezleMoresonpatron.Eneffet,s'étantmisàlasoldedubacha,ilallaplusieursfoisencourse,etamassaquatrecentspatagons:ilenemployaunepartieaurachatdesamère;etpourfairevaloirlereste,ilsemitentêted'écumerlamerpoursoncompte.

«Ilsefitcapitaine.Ilachetaunpetitvaisseausanspont,etavecquelquessoldatsturcs qui voulurent bien se joindre à lui, il alla croiser entre Alicante etCarthagène; il revint chargé de butin. Il retourna encore, et ses courses luiréussirentsibien,qu'ilsevitenfinenétatd'armerungrosvaisseau,aveclequelilfitdesprisesconsidérables;maisilcessad'êtreheureux.Unjourilattaquaunefrégate française, qui maltraita tellement son vaisseau qu'il eut de la peine àregagnerleportd'Alger.Commeonjugeencepays-ciduméritedespiratesparlesuccèsdeleursentreprises,lerenégattombaparsesdisgrâcesdansleméprisdesTurcs.Ileneutdudépitetduchagrin.Ilvenditsonvaisseauetseretiradansunemaisonhorsde laville,où,depuisce temps-là, ilvitdubienqui luireste,avecsamèreetplusieursesclavesquilesservent.

«Je le vais voir souvent: nous avons demeuré ensemble chez lemêmepatron:noussommesfortamis;ilmedécouvresesplussecrètespensées,etiln'yapastrois jours qu'ilmedisait, les larmes auxyeux, qu'il ne pouvait être tranquilledepuisqu'ilavaiteulemalheurdereniersafoi;que,pourapaiserlesremordsquile déchiraient sans relâche, il était quelquefois tenté de fouler aux pieds leturban,et,auhasardd'êtrebrûlétoutvif,deréparer,parunaveupublicdesonrepentir,lescandalequ'ilavaitcauséauxchrétiens.

«Telestlerenégatàquijeveuxm'adresser,continuaFrancisque:unhommedecette sorte ne vous doit pas être suspect. Je vais sortir sous prétexte d'aller aubagne3 : je me rendrai chez lui; je lui représenterai qu'au lieu de se laisserconsumer de regret de s'être éloigné du sein de l'Église, il doit songer aux

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moyensd'yrentrer:qu'iln'apourceteffetqu'àéquiperunvaisseau,commesi,ennuyé de sa vie oisive, il voulait retourner en course, et qu'avec ce bâtimentnousgagneronslacôtedeValence,oùdonaThéodoraluidonneradequoipasseragréablementlerestedesesjoursàBarcelone.

[3]Lieuoùs'assemblentlesesclaves.

«—Oui, mon cher Francisque, s'écria don Juan, transporté de l'espérance quel'esclaveNavarraisluidonnait,vouspouveztoutpromettreàcerenégat:vousetlui,soyezsûrsd'êtrebienrécompensés.Maiscroyez-vousqueceprojets'exécutede la manière que vous le concevez?—Il peut y avoir des difficultés qui nes'offrent point à mon esprit, répartit Francisque; mais nous les lèverons, lerenégatetmoi,Alvaro,ajouta-t-ilenlequittant,j'augurebiendenotreentreprise,etj'espèrequ'àmonretourj'auraidebonnesnouvellesàvousannoncer.»

«Ce ne fut pas sans inquiétude que le Tolédan attendit Francisque, qui revinttroisouquatreheuresaprès,etquiluidit:«J'aiparléaurenégat:jeluiaiproposénotre dessein, et, après une longue délibération, nous sommes convenus qu'ilachèteraunpetitvaisseautoutéquipé;que,commeilestpermisdeprendrepourmatelotsdesesclaves, il se servirade tous les siens;que,depeurdese rendresuspect, il engageradouze soldatsTurcs, demêmeque s'il avait effectivementenvied'allerencourse;maisque,deuxjoursavantceluiqu'illeurassignerapourledépart, il s'embarquera lanuitavecsesesclaves, lèvera l'ancresansbruit,etviendranousprendre,avecsonesquif,àunepetiteportedecejardin,quin'estpaséloignéedelamer.Voilàleplandenotreentreprise:vouspouvezeninstruireladameesclave,etl'assurerquedansquinzejours,auplustard,elleserahorsdecaptivité.»

«Quelle joie pour Zarate d'avoir une si agréable assurance à donner à donaThéodora! Pour obtenir la permission de la voir, il chercha le jour suivantMezomorto, et l'ayant rencontré: «Pardonnez-moi, seigneur, lui dit-il, si j'osevous demander comment vous avez trouvé la belle esclave: êtes-vous plussatisfait?...—J'ensuischarmé,interrompitledey:sesyeuxn'ontpointévitéhiermes plus tendres regards; ses discours, qui n'étaient auparavant que desréflexionséternellessursonétat,n'ontétémêlésd'aucuneplainte,etmêmeelleaparuprêterauxmiensuneattentionobligeante.

«C'estàtessoins,Alvaro,quejedoiscechangement:jevoisquetuconnaisbien

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les femmesde tonpays. Je veuxque tu l'entretiennes encore, pour achever cequetuassiheureusementcommencé.Épuisetonespritettonadressepourhâtermonbonheur;jerompraiaussitôtteschaînes,etjejureparl'âmedenotregrandprophète que je te renverrai dans ta patrie chargé de tant de bienfaits, que leschrétiens,enterevoyant,nepourrontcroirequetureviennesdel'esclavage.»

«Le Tolédan nemanqua pas de flatter l'erreur deMezomorto: il feignit d'êtretrès-sensible à ses promesses, et, sous prétexte d'en vouloir avancerl'accomplissement, il s'empressa d'aller voir la belle esclave. Il la trouva seuledanssonappartement;lesvieillesquilaservaientétaientoccupéesailleurs.IlluiappritcequeleNavarraisetlerenégatavaientcomplotéensemble,surlafoidespromessesquileuravaientétéfaites.

«Ce fut une grande consolationpour la damed'entendre qu'on avait pris de sibonnesmesurespoursadélivrance.«Est-ilpossible,s'écria-t-elledansl'excèsdelajoie,qu'ilmesoitpermisd'espérerderevoirencoreValence,machèrepatrie?Quelbonheur,aprèstantdepérilsetd'alarmes,d'yvivreenreposavecvous!Ah!donJuan,quecettepenséem'estagréable!Enpartagez-vousleplaisiravecmoi?Songez-vousqu'enm'arrachantaudey,c'estvotrefemmequevousluienlevez?

«—Hélas! répondit Zarate en poussant un profond soupir, que ces parolesflatteusesauraientdecharmespourmoi, si le souvenird'unamantmalheureuxn'y venait point mêler une amertume qui en corrompt toute la douceur!Pardonnez-moi, Madame, cette délicatesse; avouez même que Mendoce estdignedevotrepitié.C'estpourvousqu'il est sortideValence,qu'il aperdu laliberté,et jenedoutepointqu'àTunis ilnesoitmoinsaccablédupoidsdeseschaînesquedudésespoirdenevousavoirpasvengée.

«—Ilméritaitsansdouteunmeilleursort,ditdonaThéodora:jeprendslecielàtémoinquejesuispénétréedetoutcequ'ilafaitpourmoi;jeressensvivementlespeinesque je lui cause;mais, parun cruel effet de lamalignitédes astres,moncœurnesauraitêtreleprixdesesservices.»

«Cetteconversationfutinterrompueparl'arrivéedesdeuxvieillesquiservaientlaveuvedeCifuentes.DonJuanchangeadediscours,et, faisant lepersonnagedu confident du dey: «Oui, charmante esclave, dit-il à Théodora, vous avezenchaînéceluiquivousretientdanslesfers.Mezomorto,votremaîtreetlemien,leplusamoureuxetleplusaimabledetouslesTurcs,esttrès-contentdevous:

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continuez à le traiter favorablement, et vous verrez bientôt la fin de vosdéplaisirs.» Il sortit en prononçant ces derniersmots, dont le vrai sens ne futcomprisqueparcettedame.

«Les choses demeurèrent huit jours dans cette disposition au palais du dey.Cependantlerenégatcatalanavaitachetéunpetitvaisseaupresquetoutéquipé,etilfaisait lespréparatifsdudépart;maissixjoursavantqu'ilfûtenétatdesemettreenmer,donJuaneutdenouvellesalarmes.

«Mezomortol'envoyachercher,et l'ayantfaitentrerdanssoncabinet:«Alvaro,luidit-il,tueslibre;tupartirasquandtuvoudraspourt'enretournerenEspagne:les présents que je t'ai promis sont prêts. J'ai vu la belle esclave aujourd'hui:qu'ellem'aparudifférentedecettepersonnedont la tristessemefaisait tantdepeine! Chaque jour le sentiment de sa captivité s'affaiblit: je l'ai trouvée sicharmante,quejeviensdeprendrelarésolutiondel'épouser:elleseramafemmedansdeuxjours.»

«DonJuanchangeadecouleuràcesparoles,etquelqueeffortqu'il fîtpoursecontraindre,ilneputcachersontroubleetsasurpriseaudey,quiluiendemandalacause.

«Seigneur, lui répondit le Tolédan dans son embarras, je suis sans doute fortétonné qu'un des plus considérables personnages de l'empire ottoman veuilles'abaisser jusqu'à épouser une esclave: je sais bien que cela n'est pas sansexemple parmi vous;mais, enfin, l'illustreMezomorto, qui peut prétendre auxfillesdespremiersofficiersdelaPorte...—J'endemeured'accord,interrompitledey;jepourraismêmeaspireràlafilledugrand-visir,etmeflatterdesuccéderàl'emploidemonbeau-père;maisj'aidesrichessesimmensesetpeud'ambition.Je préfère le repos et les plaisirs dont je jouis ici au vizirat, à ce dangereuxhonneuroùnousnesommespasplustôtmontés,quelacraintedessultans,oulajalousiedesenvieuxquilesapprochent,nousenprécipite.D'ailleurs,j'aimemonesclave,etsabeautélarendassezdignedurangoùmatendressel'appelle.

«Mais il faut, ajouta-t-il, qu'elle change aujourd'hui de religion, pour mériterl'honneurquejeveuxluifaire.Crois-tuquedespréjugésridiculesleluifassentmépriser?—Non, seigneur, répartit don Juan; je suispersuadéqu'elle sacrifieratoutàunrangsibeau.Permettez-moipourtantdevousdirequevousnedevezpoint l'épouserbrusquement:neprécipitezrien. Ilnefautpasdouterque l'idée

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dequitterunereligionqu'elleasucéeaveclelaitnelarévolted'abord:donnez-lui le tempsdefairedesréflexions.Quandellesereprésenteraqu'au lieude ladéshonoreretdelalaissertristementvieillirparmilerestedevoscaptives,vousl'attachezàvousparunmariagequilacombledegloire,sareconnaissanceetsavanité vaincront peu à peu ses scrupules. Différez de huit jours seulementl'exécutiondevotredessein.»

«Ledeydemeuraquelquetempsrêveur:ledélaiquesonconfidentluiproposaitn'étaitguèredesongoût;néanmoinsleconseilluiparutfortjudicieux.«Jecèdeà tes raisons, Alvaro, lui dit-il, quelque impatience que j'aie de posséderl'esclave;j'attendraidoncencorehuitjours:valavoirtoutàl'heure,etladisposeàremplirmesdésirsaprèscetemps-là.JeveuxquecemêmeAlvaroquim'asibienserviauprèsd'elleaitl'honneurdeluioffrirmamain.»

«DonJuancourutàl'appartementdeThéodora,etl'instruisitdecequivenaitdese passer entreMezomorto et lui, afin qu'elle se réglât là-dessus. Il lui appritaussi que dans six jours le vaisseau du renégat serait prêt; et comme elletémoignaitêtrefortenpeinedesavoirdequellemanièreellepourraitsortirdesonappartement,attenduquetouteslesportesdeschambresqu'ilfallaittraverserpour gagner l'escalier étaient bien fermées: «C'est ce qui doit peu vousembarrasser,Madame,luidit-il;unefenêtredevotrecabinetdonnesurlejardin;c'est par là que vous descendrez, avec une échelle que j'aurai soin de vousfournir.»

«En effet, les six jours s'étant écoulés, Francisque avertit le Tolédan que lerenégat se préparait à partir la nuit prochaine. Vous jugez bien qu'elle futattendue avec beaucoup d'impatience. Elle arriva enfin, et, pour comble debonheur,elledevinttrès-obscure.Dèsquelemomentd'exécuterl'entreprisefutvenu,donJuanallaposerl'échellesouslafenêtreducabinetdelabelleesclave,qui l'observait, et qui descendit aussitôt avec beaucoup d'empressement etd'agitation: ensuite elle s'appuya sur leTolédan, qui la conduisit vers la petiteportedujardinquiouvraitsurlamer.

«Ilsmarchaienttousdeuxàpasprécipités,etgoûtaientdéjàparavanceleplaisirdesevoirhorsd'esclavage:mais laFortune,avecquicesamantsn'étaientpasencorebienréconciliés, leursuscitaunmalheurpluscruelque tousceuxqu'ilsavaientéprouvésjusqu'alors,etceluiqu'ilsauraientlemoinsprévu.

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«Ilsétaientdéjàhorsdujardin,etilss'avançaientsurlerivagepours'approcherdel'esquifquilesattendait,lorsqu'unhommequ'ilsprirentpouruncompagnonde leur fuite, et dont ils n'avaient aucune défiance, vint tout droit à don Juanl'épéenue, et la lui enfonçant dans le sein: «PerfideAlvaroPonce, s'écria-t-il,c'est ainsi que don Fadrique deMendoce doit punir un lâche ravisseur: tu neméritespointquejet'attaqueenbravehomme.»

«LeTolédanneputrésisteràlaforceducoup,quileportaparterre:etenmêmetemps,donaThéodora,qu'ilsoutenait,saisieàlafoisd'étonnement,dedouleuretd'effroi,tombaévanouied'unautrecôté.«Ah!Mendoce,ditdonJuan,qu'avez-vous fait? C'est votre ami que vous venez de percer.—Juste ciel, reprit donFadrique,serait-ilbienpossibleque j'eusseassassiné!...—Jevouspardonnemamort,interrompitZarate;ledestinseulenestcoupable,ouplutôtilavouluparlàfinirnosmalheurs.Oui,moncherMendoce,jemeurscontent,puisquejeremetsentrevosmainsdonaThéodora,quipeutvousassurerquemonamitiépourvousnes'estjamaisdémentie.

«—Trop généreux ami, dit don Fadrique emporté par un mouvement dedésespoir,vousnemourrezpointseul; lemêmeferquivousa frappévapunirvotreassassin:simonerreurpeutfaireexcusermoncrime,ellenesauraitm'enconsoler.»A cesmots, il tourna la pointe de son épée contre son estomac, laplongeajusqu'àlagarde,ettombasurlecorpsdedonJuan,quis'évanouit,moinsaffaibliparlesangqu'ilperdaitquesurprisdelafureurdesonami.

«Francisque et le renégat, qui étaient à dix pas de là, et qui avaient eu leursraisonspourn'allerpassecourirl'esclaveAlvaro,furentfortétonnésd'entendrelesdernièresparolesdedonFadrique,etdevoirsadernièreaction.Ilsconnurentqu'il s'était mépris, et que les blessés étaient deux amis, et non de mortelsennemis,commeilsl'avaientcru;alorsilss'empressèrentàlessecourir;mais,lestrouvantsanssentiment,aussibienqueThéodora,quiétaittoujoursévanouie,ilsne savaient quel parti prendre. Francisque était d'avis que l'on se contentâtd'emporter ladame,etqu'on laissât lescavalierssur le rivage,où,selon touteslesapparences,ilsmourraientbientôt,s'ilsn'étaientdéjàmorts.Lerenégatnefutpasdecetteopinion:ilditqu'ilnefallaitpointabandonnerlesblessés,dontlesblessures n'étaient peut-être pas mortelles, et qu'il les panserait dans sonvaisseau,oùilavaittouslesinstrumentsdesonpremiermétier,qu'iln'avaitpointoublié.Francisqueserenditàcesentiment.

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«Commeilsn'ignoraientpasdequelleimportanceilétaitdesehâter,lerenégatet le Navarrais, à l'aide de quelques esclaves, portèrent dans l'esquif lamalheureuse veuve deCifuentes avec ses deux amants, encore plus infortunésqu'elle.Ilsjoignirentenpeudemomentsleurvaisseau,où,d'abordqu'ilsfurenttousentrés, lesunstendirentlesvoiles,pendantquelesautres,àgenouxsurletillac,imploraientlafaveurducielparlesplusferventesprièresqueleurpouvaitsuggérerlacrainted'êtrepoursuivisparlesnaviresdeMezomorto.

«Pourlerenégat,aprèsavoirchargédusoindelamanœuvreunesclavefrançais,qui l'entendaitparfaitement, ildonnasapremièreattentionàdonaThéodora: illuirenditl'usagedesessens,etfitsibienparsesremèdesquedonFadriqueetleTolédanreprirentaussileursesprits.LaveuvedeCifuentes,quis'étaitévanouielorsqu'elleavaitvufrapperdonJuan,futfortétonnéedetrouverlàMendoce;etquoiqu'à levoirelle jugeâtbienqu'ils'étaitblessé lui-mêmededouleurd'avoirpercé son ami, elle ne pouvait le regarder que comme l'assassin d'un hommequ'elleaimait.

«C'était la chose dumonde la plus touchante, que de voir ces trois personnesrevenuesàelles-mêmes:l'étatd'oùl'onvenaitdelestirer,quoiquesemblableàlamort,n'étaitpassidignedepitié.DonaThéodoraenvisageaitdonJuanavecdesyeuxoùétaientpeintstouslesmouvementsd'uneâmequepossèdentladouleuret ledésespoir,et lesdeuxamisattachaientsurelle leurs regardsmourants,enpoussantdeprofondssoupirs.

«Après avoir gardé quelque temps un silence aussi tendre que funeste, donFadrique le rompit; il adressa laparoleà laveuvedeCifuentes:«Madame, luidit-il,avantquedemourir,j'ailasatisfactiondevousvoirhorsd'esclavage:plûtau ciel que vousme dussiez la liberté;mais il a voulu que vous eussiez cetteobligationàl'amantquevouschérissez.J'aimetropcerivalpourenmurmurer,etjesouhaitequelecoupquej'aieulemalheurdeluiporternel'empêchepasdejouir de votre reconnaissance.» La dame ne répondit rien à ce discours. Loind'êtresensibleencemomentautristesortdedonFadrique,ellesentaitpourluidesmouvementsd'aversionqueluiinspiraitl'étatoùétaitleTolédan.

«Cependant le chirurgien se préparait à visiter et à sonder les plaies. IlcommençaparcelledeZarate;ilnelatrouvapasdangereuse,parcequelecoupn'avait fait que glisser au-dessous de lamamelle gauche, et n'offensait aucunedespartiesnobles.Lerapportduchirurgiendiminual'afflictiondeThéodora,et

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causabeaucoupde joieàdonFadrique,qui tourna la têteverscettedame:«Jesuiscontent,luidit-il;j'abandonnesansregretlavie,puisquemonamiesthorsdepéril:jenemourraipointchargédevotrehaine.»

«Ilprononçacesparolesd'unair si touchant,que laveuvedeCifuentesen futpénétrée.Comme elle cessa de craindre pour don Juan, elle cessa de haïr donFadrique;etnevoyantplusenluiqu'unhommequiméritaittoutesapitié:«Ah!Mendoce,luirépondit-elleemportéeparuntransportgénéreux,souffrezquel'onpansevotreblessure;ellen'estpeut-êtrepasplusconsidérablequecelledevotreami.Prêtez-vous au soin que l'on veut avoir de vos jours: vivez; si je ne puisvous rendre heureux, du moins je ne ferai pas le bonheur d'un autre. Parcompassionetparamitiépourvous,jeretiendrailamainquejevoulaisdonneràdonJuan;jevousfaislemêmesacrificequ'ilvousafait.»

«DonFadriqueallaitrépliquer;maislechirurgien,quicraignaitqu'enparlantiln'irritât sonmal, l'obligeade se taire, etvisita saplaie: elle luiparutmortelle,attendu que l'épée avait pénétré dans la partie supérieure du poumon, ce qu'iljugeait par une hémorragie ou perte de sang dont la suite était à craindre.D'abordqu'il eûtmis lepremierappareil, il laissa reposer lescavaliersdans lachambredepoupe,surdeuxpetitslitsl'unauprèsdel'autre,etemmenaailleursdonaThéodora,dontiljugeaquelaprésenceleurpouvaitêtrenuisible.

«Malgré toutes ces précautions, la fièvre prit à Mendoce, et sur la fin de lajournée l'hémorragieaugmenta.Lechirurgien luidéclaraalorsque lemalétaitsansremède,etl'avertitques'ilavaitquelquechoseàdireàsonamiouàdonaThéodora, il n'avait pointde temps àperdre.Cettenouvelle causaune étrangeémotion au Tolédan: pour don Fadrique, il la reçut avec indifférence. Il fitappelerlaveuvedeCifuentes,quiserenditauprèsdeluidansunétatplusaiséàconcevoirqu'àreprésenter.

«Elleavait levisagecouvertdepleurs,etellesanglotaitavec tantdeviolence,queMendoceenfutfortagité:«Madame,luidit-il,jenevauxpascesprécieuseslarmesquevousrépandez:arrêtez-les,degrâce,pourm'écouterunmoment.Jevous fais la même prière, mon cher Zarate, ajouta-t-il en remarquant la vivedouleur que son ami faisait éclater; je sais bien que cette séparationvous doitêtre rude;votre amitiém'est tropconnuepour endouter:mais attendez l'un etl'autrequemamortsoitarrivée,pourl'honorerdetantdemarquesdetendresseetdepitié.

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«Suspendez jusque-là votre affliction: je la sens plus que la perte de ma vie.Apprenezparquelscheminslesortquimepoursuitasucettenuitmeconduiresurlefatalrivagequej'aiteintdusangdemonamietdumien.Vousdevezêtreen peine de savoir comment j'ai pu prendre don Juan pour donAlvar: je vaisvouseninstruire,si lepeudetempsquimeresteencoreàvivremepermetdevousdonnercetristeéclaircissement.

«Quelquesheuresaprèsquelevaisseauoùj'étaiseûtquittéceluioùj'avaislaissédonJuan,nous rencontrâmesuncorsaire françaisquinousattaqua: il se renditmaîtreduvaisseaudeTunis,etnousmitàterreauprèsd'Alicante.Jenefuspassitôt libre, que je songeai à racheter mon ami. Pour cet effet, je me rendis àValence, où je fis de l'argent comptant; et sur l'avis qu'on me donna qu'àBarceloneilyavaitdesPèresdelaRédemptionquisepréparaientàfairevoilevers Alger, je m'y rendis; mais avant que de sortir de Valence, je priai legouverneur don Francisco de Mendoce, mon oncle, d'employer tout le créditqu'ilpeutavoiràlacourd'EspagnepourobtenirlagrâcedeZarate,quej'avaisdessein de ramener avec moi et de faire rentrer dans ses biens, qui ont étéconfisquésdepuislamortduducdeNaxera.

«SitôtquenousfûmesarrivésàAlger, j'allaidansles lieuxquefréquentent lesesclaves; mais j'avais beau les parcourir tous, je n'y trouvais point ce que jecherchais. Je rencontrai le renégat catalan à qui ce navire appartient: je lereconnuspourunhommequiavaitautrefoisservimononcle.Jeluidislemotifdemonvoyage,etlepriaidevouloirfaireuneexacterecherchedemonami.«Jesuis fâché,me répondit-il, denepouvoir vous êtreutile: je dois partir d'Algercette nuit avec une dame de Valence qui est l'esclave du dey.—Et commentappelez-vouscettedame,luidis-je?»Ilrépartitqu'ellesenommaitThéodora.

«Lasurprisequejefisparaîtreàcettenouvelleappritparavanceaurenégatquejem'intéressaispourcettedame.Ilmedécouvritledesseinqu'ilavaitformépourlatirerd'esclavage;etcommeensonrécitilfitmentiondel'esclaveAlvaro,jenedoutaipointquecene fûtAlvaroPonce lui-même.«Servezmon ressentiment,dis-jeavectransportaurenégat:donnez-moi lesmoyensdemevengerdemonennemi.—Vous serez bientôt satisfait, me répondit-il; mais contez-moiauparavantlesujetquevousavezdevousplaindredecetAlvaro.»Jeluiappristoutenotrehistoire,etlorsqu'ill'eûtentendue;«C'estassez,reprit-il;vousn'aurezcettenuitqu'àm'accompagner:onvousmontreravotrerival,etaprèsquevousl'aurezpuni,vousprendrezsaplace,etviendrezavecnousàValenceconduire

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donaThéodora.»

«Néanmoins mon impatience ne me fit point oublier don Juan: je laissai del'argentpoursarançonentrelesmainsd'unmarchanditalien,nomméFranciscoCapati, qui réside à Alger, et qui me promit de le racheter s'il venait à ledécouvrir.Enfinlanuitarriva;jemerendischezlerenégat,quimemenasurlebord de lamer.Nous nous arrêtâmes devant une petite porte, d'où il sortit unhomme qui vint droit à nous, et qui nous dit, en nous montrant du doigt unhomme et une femme qui marchaient sur ses pas: «Voilà Alvaro et donaThéodoraquimesuivent.»

«Acettevuejedeviensfurieux;jemetsl'épéeàlamain,jecoursaumalheureuxAlvaro,et,persuadéquec'estunrivalodieuxquejevaisfrapper,jepercecetamifidèle que j'étais venu chercher. Mais, grâces au ciel, continua-t-il ens'attendrissant,mon erreur ne lui coûtera point la vie, ni d'éternelles larmes àdonaThéodora.

«—Ah!Mendoce,interrompitladame,vousfaitesinjureàmonaffliction;jenemeconsolerai jamaisdevousavoirperdu;quandmêmej'épouseraisvotreami,ce ne serait que pour unir nos douleurs; votre amour, votre amitié, vosinfortunes, feraient tout notre entretien.—C'en est trop,Madame, répliqua donFadrique;jeneméritepasquevousmeregrettiezsilongtemps:souffrez,jevousen conjure, que Zarate vous épouse, après qu'il vous aura vengée d'AlvaroPonce.—Don Alvar n'est plus, dit la veuve de Cifuentes; le même jour qu'ilm'enleva,ilfuttuéparlecorsairequimeprit.

«—Madame, repritMendoce, cette nouvelle me fait plaisir; mon ami en seraplus tôt heureux: suivez sans contrainte votre penchant l'un et l'autre. Je voisavecjoieapprocherlemomentquivaleverl'obstaclequevotrecompassionetsagénérositémettentàvotrecommunbonheur.Puissenttousvosjourscoulerdansun repos, dans une union que la jalousie de la Fortune n'ose troubler! Adieu,Madame,adieu,donJuan;souvenez-vousquelquefoistousdeuxd'unhommequin'arientantaiméquevous.»

«Comme la dame et le Tolédan, au lieu de lui répondre, redoublaient leurspleurs,donFadrique,quis'enaperçutetquisesentaittrès-mal,poursuivitainsi:«Je me laisse trop attendrir: déjà la mort m'environne, et je ne songe pas àsupplierlabontédivinedemepardonnerd'avoirmoi-mêmebornélecoursd'une

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viedontelleseuledevaitdisposer.»Aprèsavoirachevécesparoles, il leva lesyeux au ciel avec toutes les apparences d'un véritable repentir, et bientôtl'hémorragiecausaunesuffocationquil'emporta.

«AlorsdonJuan,possédédesondésespoir,portelamainsursaplaie:ilarrachel'appareil;ilveutlarendreincurable;maisFrancisqueetlerenégatsejettentsurluiets'opposentàsarage.Théodoraesteffrayéedecetransport:ellesejointaurenégat et auNavarraispourdétournerdon Juande sondessein.Elle lui parled'unairsitouchant,qu'ilrentreenlui-même;ilsouffrequel'onrebandesaplaie,etenfinl'intérêtdel'amantcalmepeuàpeulafureurdel'ami.Maiss'ilrepritsaraison,ilnes'enservitquepourprévenirleseffetsinsensésdesadouleur,etnonpourenaffaiblirlesentiment.

«Le renégat, qui, parmi plusieurs choses qu'il emportait en Espagne, avaitd'excellent baume d'Arabie et de précieux parfums, embauma le corps deMendoce, à la prière de la dame et de don Juan, qui témoignèrent qu'ilssouhaitaientdeluirendreàValenceleshonneursdelasépulture.Ilsnecessèrenttousdeuxdegémiretdesoupirerpendanttoutelanavigation.Iln'enfutpasdemêmedurestedel'équipage:commeleventétaittoujoursfavorable,ilnetardaguèreàdécouvrirlescôtesd'Espagne.

«A cette vue, tous les esclaves se livrèrent à la joie, et quand le vaisseau futheureusement arrivé au port de Dénia, chacun prit son parti. La veuve deCifuentesetleTolédanenvoyèrentuncourrieràValence,avecdeslettrespourlegouverneuretpourlafamillededonaThéodora.Lanouvelleduretourdecettedamefutreçuedetoussesparentsavecbeaucoupdejoie.PourdonFranciscodeMendoce,ilsentituneviveafflictionquandilappritlamortdesonneveu.

«Illefitbienparaîtrelorsque,accompagnédesparentsdelaveuvedeCifuentes,ilserenditàDénia,etqu'ilvoulutvoirlecorpsdumalheureuxdonFadrique:cebonvieillard lemouilladesespleurs,enfaisantdesplaintessipitoyables,quetouslesspectateursenfurentattendris.Ildemandaparquelleaventuresonneveusetrouvaitdanscetétat.

«Jevaisvouslaconter,seigneur,luiditleTolédan;loindechercheràl'effacerdemamémoire,jeprendsunfunesteplaisiràmelarappelersanscesseetànourrirmadouleur.»Illuiditalorscommentétaitarrivécetristeaccident,etcerécit,enluiarrachantdenouvelleslarmes,redoublacellesdedonFrancisco.Al'égardde

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Théodora, ses parents lui marquèrent la joie qu'ils avaient de la revoir, et lafélicitèrentsurlamanièremiraculeusedontelleavaitétédélivréedelatyranniedeMezomorto.

«Après un entier éclaircissement de toutes choses, on mit le corps de donFadrique dans un carrosse, et on le conduisit à Valence; mais il n'y fut pointenterré, parce que, le temps de la vice-royauté de don Francisco étant prèsd'expirer,ceseigneursepréparaitàs'enretourneràMadrid,oùilrésolutdefairetransportersonneveu.

«Pendantquel'onfaisaitlespréparatifsduconvoi,laveuvedeCifuentescombladebiensFrancisqueetlerenégat.LeNavarraisseretiradanssaprovince,etlerenégatretournaavecsamèreàBarcelone,oùilrentradanslechristianisme,etoùilvitencoreaujourd'huifortcommodément.

«Danscetemps-là,donFranciscoreçutunpaquetdelacour,danslequelétaitlagrâcededonJuan,queleroi,malgrélaconsidérationqu'ilavaitpourlamaisondeNaxera,n'avaitpurefuseràtouslesMendocequis'étaientjointspourlaluidemander. Cette nouvelle fut d'autant plus agréable au Tolédan, qu'elle luiprocuraitlalibertéd'accompagnerlecorpsdesonami,cequ'iln'auraitoséfairesanscela.

«Enfinleconvoipartit,suivid'ungrandnombredepersonnesdequalité;etsitôtqu'ilfutarrivéàMadrid,onenterralecorpsdedonFadriquedansuneéglise,oùZarateetdonaThéodora,avec lapermissiondesMendoce, lui firentéleverunmagnifiquetombeau.Ilsn'endemeurèrentpointlà;ilsportèrentledeuildeleuramidurantuneannéeentière,pouréterniserleurdouleuretleuramitié.

«AprèsavoirdonnédesmarquessicélèbresdeleurtendressepourMendoce,ilssemarièrent;mais,paruninconcevableeffetdupouvoirdel'amitié,donJuannelaissa pas de conserver longtemps unemélancolie que rien ne pouvait bannir.Don Fadrique, son cher don Fadrique, était toujours présent à sa pensée: il levoyaittouteslesnuitsensonge,etleplussouventtelqu'ill'avaitvurendantlesderniers soupirs. Son esprit pourtant commençait à se distraire de ces tristesimages:lescharmesdedonaThéodora,dontilétaittoujoursépris,triomphaientpeuàpeud'unsouvenirfuneste;enfindonJuanallaitvivreheureuxetcontent:maiscesjourspassésiltombadechevalenchassant;ilseblessaàlatête;ils'yest formé un abcès. Les médecins ne l'ont pu sauver; il vient de mourir, et

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Théodora,quiestcettedamequevousvoyezentrelesbrasdedeuxfemmesquiveillentsursondésespoir,pourralesuivrebientôt.»

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CHAPITREXVIDessonges.

LorsqueAsmodéeeutfinilerécitdecettehistoire,donCléofasluidit:«Voilàuntrès-beau tableau de l'amitié; mais s'il est rare de voir deux hommes s'aimerautantquedonJuanetdonFadrique,jecroisquel'onauraitencoreplusdepeineàtrouverdeuxamiesrivalesquipuissentsefairesigénéreusementunsacrificeréciproqued'unamantaimé.

—Sansdoute,réponditlediable,c'estcequel'onn'apointencorevu,etcequel'onneverrapeut-êtrejamais.Lesfemmesnes'aimentpoint.J'ensupposedeuxparfaitementunies:jeveuxmêmequ'ellesnedisentpaslemoindremall'unedel'autreen leurabsence, tantellessontamies.Vous lesvoyez toutesdeux:vouspenchezd'uncôté,laragesemetdel'autre;cen'estpasquel'enragéevousaime;maisellevoulait lapréférence.Telest lecaractèredes femmes:ellessont tropjalouseslesunesdesautrespourêtrecapablesd'amitié.

—L'histoire de ces deux amis sans pairs, reprit Léandro Perez, est un peuromanesqueetnousamenésbienloin.Lanuitestfortavancée:nousallonsvoirdans un moment paraître les premiers rayons du jour: j'attends de vous unnouveau plaisir. J'aperçois un grand nombre de personnes endormies: jevoudrais, par curiosité, quevousmedissiez les divers songesqu'elles peuventfaire.—Trèsvolontiers,répartitledémon:vousaimezlestableauxchangeants;jeveuxvouscontenter.

—Je crois, dit Zambullo, que je vais entendre des songes bien ridicules.—Pourquoi?réponditleboiteux;vousquipossédezvotreOvide,nesavez-vouspasquecepoëteditquec'estvers lapointedujourquelessongessontplusvrais,parcequedanscetemps-làl'âmeestdégagéedesvapeursdesaliments?—Pourmoi, répliquadonCléofas,quoiqu'enpuissedireOvide, jen'ajouteaucunefoiauxsonges.—Vousaveztort,repritAsmodée;ilnefautnilestraiterdechimères,ni les croire tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois la vérité.

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L'empereurAuguste,dontlatêtevalaitbiencelled'unécolier,neméprisaitpasles songes dans lesquels il était intéressé; et bien lui en prit, à la bataille dePhilippe,dequittersatente,surlerécitqu'onluifitd'unrêvequileregardait.Jepourrais vous citer mille autres exemples qui vous feraient connaître votretémérité;maisjelespassesoussilencepoursatisfairelenouveaudésirquivouspresse.

«Commençonsparcebelhôtelàmaindroite.Lemaîtredulogis,quevousvoyezcouchédanscericheappartement,estuncomtelibéraletgalant.Ilrêvequ'ilestàunspectacleoùilentendchanterunejeuneactrice,etqu'ilserendàlavoixdecettesirène.

«Dansl'appartementparallèlereposelacomtessesafemme,quiaimelejeuàlafureur.Ellerêvequ'ellen'apointd'argent,etqu'ellemetengagedespierrerieschez un joaillier qui lui prête trois cents pistoles, moyennant un très-honnêteprofit.

«Dans l'hôtel le plus proche, du même côté, demeure un marquis, du mêmecaractèrequelecomte,etquiestamoureuxd'unefameusecoquette.Ilrêvequ'ilemprunte une somme considérable pour lui en faire présent; et son intendant,couchétoutauhautdel'hôtel,songequ'ils'enrichitàmesurequesonmaîtreseruine. Hé bien! que pensez-vous de ces songes-là? Vous paraissent-ilsextravagants?—Non, ma foi, répondit don Cléofas; je vois bien qu'Ovide araison;maisjesuiscurieuxdesavoirquiestcethommequejeremarque;ilalamoustacheenpapillottes, et conserveendormantunairdegravitéquime faitjugerquecenedoitpasêtreuncavalierducommun.—C'estungentilhommedeprovince, répondit ledémon,unvicomteAragonais,unesprit vainet fier: sonâmeencemomentnagedanslajoie.Ilrêvequ'ilestavecungrandquiluicèdelepasdansunecérémoniepublique.

«Mais je découvre dans la même maison deux frères médecins qui font dessongesbienmortifiants.L'unrêvequel'onpublieuneordonnancequidéfenddepayerlesmédecinsquandilsn'aurontpasguérileursmalades;etsonfrèresongequ'ilestordonnéquelesmédecinsmènerontledeuilàl'enterrementdetouslesmalades qui mourront entre leurs mains.—Je souhaiterais, dit Zambullo, quecettedernièreordonnancefûtréelle,etqu'unmédecinsetrouvâtauxfunéraillesdesonmalade,commeunlieutenantcriminelassisteenFranceausuppliced'uncoupable qu'il a condamné.—J'aime la comparaison, dit le diable: on pourrait

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dire,encecas-là,quel'unvafaireexécutersasentence,etquel'autreadéjàfaitexécuterlasienne.

—Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce personnage qui se frotte les yeux en selevant avec précipitation?—C'est un homme de qualité qui sollicite ungouvernementdanslaNouvelle-Espagne.Unrêveeffrayantvientdeleréveiller:ilsongeaitquelepremierministreleregardaitdetravers.Jevoisaussiunejeunedamequi se réveille, et qui n'est pas contente d'un songequ'elle vient d'avoir.C'estunefilledecondition,unepersonneaussisagequebelle,quiadeuxamantsdontelleestobsédée.Elleenchérituntendrement,etapourl'autreuneaversionquivajusqu'àl'horreur.Ellevoyaittoutàl'heureensongeàsesgenouxlegalantqu'elledéteste; il était sipassionné, sipressant,que, si ellene se fût réveillée,elleallait le traiterplusfavorablementqu'ellen'ajamaisfaitceluiqu'elleaime.Lanaturependantlesommeilsecouelejougdelaraisonetdelavertu.

«Arrêtezlesyeuxsurlamaisonquifaitlecoindecetterue;c'estledomiciled'unprocureur.Levoilàcouchéavecsafemmedanslachambreoùilyaunevieilletenturedetapisserieàpersonnagesetdeuxlitsjumeaux.Ilrêvequ'ilvavisiterundesesclientsàl'hôpital,pourl'assisterdesespropresdeniers;et laprocureusesongequesonmarichasseungrandclercdontilestdevenujaloux.

—J'entends ronfler autour de nous, dit Léandro Perez, et je crois que c'est cegroshommequejedémêledansunpetitcorpsdelogisattenantàlademeureduprocureur.—Justement, répondit Asmodée; c'est un chanoine qui rêve qu'il ditsonbenedicite.

«Il a pour voisin unmarchand d'étoffe de soie, qui vend samarchandise fortcher,maisàcrédit,auxpersonnesdequalité.Ilestdûàcemarchandplusdecentmille ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui apportent de l'argent; et sescorrespondants,deleurcôté,songentqu'ilestsurlepointdefairebanqueroute.—Cesdeuxsonges,ditl'écolier,nesontpassortisdutempledusommeilparlamêmeporte.—Non,jevousassure,réponditledémon;lepremier,àcoupsûr,estsortiparlaported'ivoire,etlesecondparlaportedecorne.

«Lamaisonquijointcelledecemarchandestoccupéeparunfameuxlibraire.Ila depuis peu impriméun livre qui a eu beaucoupde succès.En lemettant aujour, il promit à l'auteur de lui donner cinquante pistoles s'il réimprimait sonouvrage;etilrêveactuellementqu'ilenfaitunesecondeéditionsansl'enavertir.

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—Oh!pourcesonge-là,ditZambullo,iln'estpasbesoindedemanderparquelleporte il est sorti; jenedoutepasqu'iln'ait sonpleinetentiereffet. Jeconnaismessieurs les libraires: ilsnesefontpasunscrupuledetromper lesauteurs.—Rien n'est plus véritable, reprit le boiteux; mais apprenez à connaître aussimessieurslesauteurs:ilsnesontpasplusscrupuleuxqueleslibraires.Unepetiteaventurearrivéeiln'yapascentansàMadridvavousleprouver.

«Trois libraires soupaient ensemble au cabaret: la conversation tomba sur larareté des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit là-dessus un des convives, jevousdiraiconfidemmentquej'aifaitunbeaucoupcesjourspassés:j'aiachetéunecopiequimecoûteunpeucher,àlavérité,maiselleestd'unauteur!...C'estde l'or enbarre.»Unautre libraireprit alors laparole et sevantapareillementd'avoirfaituneempletteexcellentelejourprécédent.«Etmoi,Messieurs,s'écrialetroisièmeàsontour,jeneveuxpasdemeurerenrestedeconfianceavecvous:jevaisvousmontrer laperledesmanuscrits; j'en ai fait aujourd'hui l'heureuseacquisition.»Enmême temps, chacun tirade sapoche laprécieuse copiequ'ildisait avoir achetée; et comme il se trouva que c'était une nouvelle pièce dethéâtreintituléeleJuiferrant,ilsfurentfortétonnésquandilsvirentquec'étaitlemêmeouvragequileuravaitétévenduàtoustroisséparément.

«Je découvre dans une autremaison, poursuivit le diable, un amant timide etrespectueuxquivientdeseréveiller. Ilaimeuneveuvetoutedesplusvives; ilrêvaitqu'ilétaitavecelleaufondd'unbois,oùilluitenaitdesdiscourstendres,etqu'elleluiarépondu:«Ah!quevousêtesséduisant!vousmepersuaderiez,sijen'étaispasengardecontreleshommes;maiscesontdestrompeurs:jenemefie point à leurs paroles: je veux des actions.—Hé! quelles actions,Madame,exigez-vousdemoi?areprisl'amant.Faut-il,pourvousprouverlaviolencedemonamour, entreprendre lesdouze travauxd'Hercule?—Hénon!donNicaise,non, a réparti la dame, je ne vous en demande pas tant.» Là-dessus il s'estréveillé.

—Apprenez-moi,degrâce,ditl'écolier,pourquoicethommecouchédanscelitbrunsedébatcommeunpossédé.—C'est,réponditleboiteux,unhabilelicenciéqui fait un songedont il est terriblement agité! il rêvequ'il dispute et soutientl'immortalité de l'âme contre un petit docteur en médecine, qui est aussi boncatholique qu'il est bon médecin. Au second étage, chez le licencié, loge ungentilhommed'Estramadure,nommédonBaltazarFanfarronico,quiestvenuenposteàlacourdemanderunerécompensepouravoirtuéunPortugaisd'uncoup

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d'escopette. Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu'on lui donne legouvernement d'Antequere, et encore n'est-il pas content: il croit mériter unevice-royauté.

«Jedécouvredansunhôtelgarnideuxpersonnesdeconséquencequirêventbiendésagréablement. L'un, qui est gouverneur d'une place forte, songe qu'il estassiégé dans sa forteresse, et qu'après une légère résistance il est obligé de serendreprisonnierdeguerreaveclagarnison.L'autreest l'évêquedeMurcie; lacourachargéceprélatéloquentdefairel'élogefunèbred'uneprincesse,etildoitleprononcerdansdeux jours. Il rêvequ'ilestenchaire,etqu'ildemeurecourtaprèsl'exordedesondiscours.—Iln'estpasimpossible,ditdonCléofas,quecemalheur lui arrive en effet.—Non vraiment, répondit le diable, et il n'y a pasmêmelongtempsquecelaestarrivéàSaGrandeurenpareilleoccasion.

«Voulez-vous que je vous montre un somnambule? vous n'avez qu'à regarderdans lesécuriesdecethôtel:qu'yvoyez-vous?—J'aperçois,ditLéandroPerez,unhommeenchemisequimarche,ettient,cemesemble,uneétrilleàlamain.—Hébien,repritledémon,c'estunpalefrenierquidort.Ilacoutumetouteslesnuitsdeseleverdesonlit,et,toutendormant,d'étrillerseschevaux;aprèsquoiilserecouche.Ons'imaginedansl'hôtelquec'estl'ouvraged'unespritfollet,etlepalefrenierlui-mêmelecroitcommelesautres.

«Dansunegrandemaison,vis-à-visl'hôtelgarni,demeureunvieuxchevalierdelaToison,lequelajadisétévice-roiduMexique.Ilesttombémalade;etcommeil craint demourir, sa vice-royauté commence à l'inquiéter: il est vrai qu'il l'aexercée d'une manière qui justifie son inquiétude. Les chroniques de laNouvelle-Espagnenefontpasunementionhonorabledelui.Ilvientdefaireunsongedonttoutel'horreurn'estpointencoredissipée,etquiserapeut-êtrecausedesamort.—Ilfautdonc,ditZambullo,quecesongesoitbienextraordinaire.—Vousallezl'entendre,repritAsmodée;ilaquelquechoseeneffetdesingulier.Ceseigneur rêvait tout à l'heure qu'il était dans la vallée des morts, où tous lesMexicainsquiontété lesvictimesdeson injusticeetdesacruautésontvenusfondre sur lui, en l'accablant de reproches et d'injures: ils ontmême voulu lemettreenpièces;maisilaprislafuiteets'estdérobéàleurfureur.Aprèsquoi,ils'esttrouvédansunegrandesalletoutetenduededrapnoir,oùilavusonpèreetsonaïeulassisàunetablesurlaquelleilyavaittroiscouverts.Cesdeuxtristesconvives lui ont fait signe de s'approcher d'eux, et son père lui a dit, avec lagravité qu'ont tous les défunts: «Il y a longtemps que nous t'attendons; viens

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prendretaplaceauprèsdenous.»

—Levilainrêve!s'écrial'écolier;jepardonneaumaladed'enavoirl'imaginationblessée.—En récompense, dit le boiteux, sa nièce, qui est couchée dans unappartement au-dessus du sien, passe la nuit délicieusement: le sommeil luiprésentelesplusagréablesidées.C'estunefilledevingt-cinqàtrenteans,laideetmalfaite.Ellerêvequesononcle,dontelleestl'uniquehéritière,nevitplus,et qu'elle voit autour d'elle une foule d'aimables seigneurs qui se disputent lagloiredeluiplaire.

—Si je neme trompe, dit donCléofas, j'entends rire derrière nous.—Vous nevoustrompezpoint,repritlediable;c'estunefemmequiritendormantàdeuxpasd'ici,uneveuvequi fait laprudeetquin'aime rien tantque lamédisance.Ellesongequ'elles'entretientavecunevieilledévotedontlaconversationluifaitbeaucoupdeplaisir.

«Je risàmon tourenvoyantdansunechambreau-dessousdecette femmeunbourgeoisquiadelapeineàvivrehonnêtementdupeudebienqu'ilpossède.Ilrêvequ'ilramassedespiècesd'oretd'argent,etqueplusilenramasse,plusilentrouveà ramasser; il enadéjà rempliungrandcoffre.—Lepauvregarçon!ditLéandro; il ne jouira pas longtemps de son trésor.—A son réveil, reprit leboiteux, il sera comme un vrai riche qui se meurt, il verra disparaître sesrichesses.

«Si vous êtes curieux de savoir les songes de deux comédiennes qui sontvoisines, jevaisvous lesdire.L'une rêvequ'elleprenddesoiseauxà lapipée,qu'ellelesplumeàmesurequ'ellelesprend,maisqu'ellelesdonneàdévoreràunbeaumatoudontelleestfolle,etquienatoutleprofit.L'autresongequ'ellechassedesamaisondeslévriersetdeschiensdanoisdontelleafaitlongtempssesdélices,etqu'elleneveutplusavoirqu'unpetitroquetdesplusgentilsqu'elleaprisenamitié.

—Voilàdeuxsongesbienfous,s'écrial'écolier;jecroisques'ilyavaitàMadrid,comme autrefois à Rome, des interprètes des songes, ils seraient fortembarrassés à expliquer ceux-là.—Pas trop, répondit le diable: pour peuqu'ilsfussent au fait de ce qui se passe aujourd'hui chez la gent comique, ils ytrouveraientbientôtunsensclairetnet.

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—Pourmoi, jen'ycomprends rien, répliquadonCléofas, et jenem'en soucieguère; j'aimemieuxapprendrequiestcettedameendormiedansunsuperbelitdevelours jaune,garnide frangesd'argent, et auprèsde laquelle ilya, surunguéridon,un livre et un flambeau.—C'estune femme titrée, répartit ledémon;unedamequiaunéquipagetrès-galant,etquiseplaîtàfaireportersalivréepardes jeunes hommes de bonne mine. Une de ses habitudes est de lire en secouchant;sanscelaellenepourraitfermerl'œildetoutelanuit.Hierausoir,ellelisait lesMétamorphoses d'Ovide, et cette lecture est cause qu'elle fait en cetinstantunsongeoùilyabiendel'extravagance:ellerêvequeJupiterestdevenuamoureuxd'elle,etqu'ilsemetàsonservicesouslaformed'ungrandpagedesmieuxbâtis.

«A propos de cette métamorphose, en voici une autre qui me paraît plusplaisante.J'aperçoisunhistrionquigoûtedansunprofondsommeil ladouceurd'un songe qui le flatte agréablement. Cet acteur est si vieux, qu'il n'y a têted'hommeàMadridqui puisse dire l'avoir vudébuter. Il y a si longtempsqu'ilparaîtsurlethéâtre,qu'ilest,pourainsidire,théâtrifié.Iladutalent,etilenestsifieretsivain,qu'ils'imaginequ'unpersonnagetelqueluiestau-dessusd'unhomme.Savez-vouslesongequefaitcesuperbehérosdecoulisse?Ilrêvequ'ilsemeurt,etqu'ilvoittouteslesdivinitésdel'Olympeassembléespourdéciderdecequ'ellesdoivent faired'unmortel de son importance. Il entendMercurequiexposeauconseildesdieuxquecefameuxcomédien,aprèsavoireul'honneurdereprésentersisouventsurlascèneJupiteretlesautresprincipauximmortels,nedoitpasêtreassujettiausortcommunàtousleshumains,etqu'ilmérited'êtrereçu dans la troupe céleste.Momus applaudit au sentiment deMercure; maisquelquesautresdieuxetquelquesdéessesserévoltentcontrelapropositiond'uneapothéose si nouvelle, et Jupiter, pour les mettre d'accord, change le vieuxcomédienenunefigurededécoration.»

Lediableallaitcontinuer;maisZambullol'interrompit,enluidisant:«Halte-là,seigneurAsmodée; vous ne prenez pas garde qu'il est jour: j'ai peur qu'on nenous aperçoive sur le haut de cette maison. Si la populace vient une fois àremarquervotreSeigneurie,nousentendronsdeshuéesquinefinirontpassitôt.

—Onnenousverrapoint, luirépondit ledémon; j'ai lemêmepouvoirquecesdivinités fabuleuses dont je viens de parler, et, tout ainsi que sur lemont Idal'amoureux fils de Saturne se couvrit d'un nuage, pour cacher à l'univers lescaresses qu'il voulait faire à Junon, je vais former autour de nous une épaisse

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vapeurquelavuedeshommesnepourrapercer,etquinevousempêcherapasdevoir les choses que je voudrai vous faire observer.» En effet, ils furent tout àcoup environnés d'une fuméequi, bien que des plus opaques, ne dérobait rienauxyeuxdel'écolier.

«Retournons aux songes, poursuivit le boiteux...Mais je ne fais pas réflexion,ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai fait passer la nuit doit vous avoirfatigué.Jesuisd'avisdevoustransporterchezvous,etdevousylaisserreposerquelques heures: pendant ce temps-là, je vais parcourir les quatre parties dumonde,etfairequelquestoursdemonmétier:aprèscelajevousrejoindrai,pourm'égayeravecvoussurnouveauxfrais.—Jen'ainulleenviededormiret jenesuispointlas,réponditdonCléofas;aulieudemequitter,faites-moileplaisirdem'apprendrelesdiversdesseinsqu'ontcespersonnesquejevoisdéjàlevées,etquisedisposent,cemesemble,àsortir.Quevont-ellesfairedesigrandmatin?—Cequevoussouhaitezdesavoir, reprit ledémon,estunechosedigned'êtreobservée.Vousallezvoiruntableaudessoins,desmouvements,despeinesqueles pauvres mortels se donnent pendant cette vie, pour remplir le plusagréablementqu'illeurestpossiblecepetitespacequiestentreleurnaissanceetleurmort.

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CHAPITREXVIIOùl'onverraplusieursoriginauxquinesontpassans

copies.

Observonsd'abord cette troupedegueuxquevousvoyezdéjàdans la rue.Cesontdeslibertins,laplupartdebonnefamille,quiviventencommunautécommedes moines, et passent presque toutes les nuits à faire la débauche dans leurmaison,oùilyatoujoursuneampleprovisiondepain,deviandeetdevin.Lesvoilàquivontseséparerpourallerjouerleursrôlesdansleséglises;etcesoir,ils se rassembleront pour boire à la santé des personnes charitables quicontribuent pieusement à leur dépense. Admirez, je vous prie, comme cesfriponssaventsemettreetsetravestirpourinspirerdelapitié:lescoquettesnesaventpasmieuxs'ajusterpourdonnerdel'amour.

«Regardez attentivement les trois qui vont ensemble dumême côté.Celui quis'appuie sur des béquilles, qui fait trembler tout son corps, et semblemarcheravec tant de peine qu'à chaque pas vous diriez qu'il va tomber sur le nez,quoiqu'ilaitunelonguebarbeblancheetunairdécrépit,estunjeunehommesialerteetsiléger,qu'ilpasseraitundaimàlacourse.L'autre,quifaitleteigneux,est un bel adolescent, dont la tête est couverte d'une peau qui cache unecheveluredepagedecour.Etl'autre,quiparaîtencul-de-jatte,estundrôlequial'artdetirerdesapoitrinedessonssilamentables,qu'àsestristesaccentsiln'yapoint de vieille qui ne descende d'un quatrième étage pour lui apporter unmaravedi.

«Tandisquecesfainéantsvont,souslemasquedelapauvreté,attraperl'argentdu public, je remarque bien des artisans laborieux, quoique Espagnols, quis'apprêtentàgagner leurvieà lasueurde leurcorps.J'aperçoisde toutespartsdes hommes qui se lèvent et s'habillent pour aller remplir leurs différentsemplois.Combiendeprojetsforméscettenuitvonts'exécuterous'évanouirencejour!Quededémarchesl'intérêt,l'amouretl'ambitionvontfairefaire!

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—Quevois-jedanslarue?interrompitdonCléofas.Quiestcettefemmechargéedemédailles, que conduit un laquais, et quimarche avec précipitation?Elle asansdoutequelqueaffairefortpressante.—Oui,certainement,réponditlediable:c'est une vénérable matrone qui court à une maison où l'on a besoin de sonministère.Elleyvatrouverunecomédiennequipoussedescris,etauprèsd'elledeux cavaliers bien embarrassés. L'un est le mari, et l'autre un homme deconditionqui s'intéresse à cequiva sepasser; car les couchesdes femmesdethéâtre ressemblent à celles d'Alcmène: il y a toujours un Jupiter et unAmphitryonquisontauteursduparti.

«Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à cheval avec sa carabine, que c'est unchasseur qui va faire la guerre aux lièvres et aux perdreaux des environs deMadrid?Cependantiln'aaucuneenviedeprendreledivertissementdelachasse:il est occupé d'un autre dessein; il va gagner un village où il se déguisera enpaysan,pours'introduiresouscethabitdansunefermeoùestsamaîtressesouslaconduited'unemèresévèreetvigilante.

«Cejeunebachelierquipasseetmarcheàpasprécipitésacoutumed'allertouslesmatinsfairesacouràunvieuxchanoinequiestsononcle,etdontilcoucheenjouelaprébende.Regardezdanscettemaison,vis-à-visdenous,unhommequiprendsonmanteauetsedisposeàsortir.C'estunhonnêteetrichebourgeoisqu'uneaffaireassezsérieuseinquiète.Ilaunefilleuniqueàmarier;ilnesaits'ildoit ladonneràun jeuneprocureurqui la recherche,oubienàunfierhidalgoquilademande.Ilvaconsultersesamislà-dessus;etdanslefond,rienn'estplusembarrassant. Ilcraint,enchoisissant legentilhomme,d'avoirungendrequi leméprise;etilapeur,s'ils'entientauprocureur,demettredanssamaisonunverquienrongetouslesmeubles.

«Considérezunvoisindecepèreembarrassé,etdémêlez,danscecorpsdelogisoùilyadesuperbesameublements,unhommeenrobedechambredebrocardrougeà fleursd'or: c'est unbel esprit qui fait le seigneur endépit de sabasseorigine.Ilyadixansqu'iln'avaitpasvingtmaravedis,etiljouitàprésentdedixmilleducatsderente.Ilaunéquipagetrès-joli;maisilenrabatl'entretiensursatable,dontlafrugalitéesttelle,qu'ilmangeordinairementlepetitpouletensonparticulier. Ilne laissepaspourtantderégalerquelquefois,parostentation,despersonnesdequalité.Ildonneaujourd'huiàdîneràdesconseillersd'État;etpourceteffet,ilvientd'envoyerchercherunpâtissieretunrôtisseur;ilvamarchanderaveceuxsouàsou;aprèsquoiilécrirasurdescarteslesservicesdontilsseront

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convenus.—Vous me parlez d'un grand crasseux, dit Zambullo.—Hé mais!répondit Asmodée, tous les gueux que la fortune enrichit brusquementdeviennentavaresouprodigues:c'estlarègle.

—Apprenez-moi,ditl'écolier,quiestunebelledamequejevoisàsatoilette,etquis'entretientavecuncavalierfortbienfait.—Ah!vraiment,s'écrialeboiteux,cequevousremarquezlàméritebienvotreattention.CettefemmeestuneveuveallemandequivitàMadriddesondouaire,etvoit très-bonnecompagnie;et lejeunehommequiestavecelleestunseigneurnommédonAntoinedeMonsalve.

«Quoiquececavaliersoitd'unedespremièresmaisonsd'Espagne,ilapromisàlaveuvedel'épouser:illuiamêmefaitundéditdetroismillepistoles;maisilesttraversédanssesamoursparsesparents,quimenacentdelefaireenfermers'il ne rompt tout commerce avec l'Allemande, qu'ils regardent comme uneaventurière. Le galant, mortifié de les voir tous révoltés contre son penchant,vinthierausoirchezsamaîtresse,qui,s'apercevantqu'ilavaitquelquechagrin,lui en demanda la cause; il la lui apprit, en l'assurant que toutes lescontradictionsqu'ilauraitàessuyerdelapartdesafamillenepourraientjamaisébranlersaconstance.Laveuveparutcharméedesafermeté,etilsseséparèrenttousdeuxàminuit,très-contentsl'undel'autre.

«Monsalveestrevenucematin:ilatrouvéladameàsatoilette,etils'estmissurnouveauxfraisàl'entretenirdesonamour.Pendantlaconversation,l'Allemandea ôté ses papillotes: le cavalier en a pris une sans réflexion, l'a dépliée, et, yvoyant de son écriture: «Comment donc,Madame, a-t-il dit en riant, est-ce làl'usagequevousfaitesdesbilletsdouxqu'onvousenvoie?—Oui,Monsalve,a-t-elle répondu; vous voyez à quoi me servent les promesses des amants quiveulentm'épouserendépitdeleursfamilles;j'enfaisdespapillotes.»Quandlecavalierareconnuquec'étaiteffectivementsondéditqueladameavaitdéchiré,iln'apus'empêcherd'admirer ledésintéressementdesaveuve,et il lui juredenouveauuneéternellefidélité.

«Jetez les yeux, poursuivit le diable, sur ce grand homme sec qui passe au-dessousdenous:ilaungrandregistresoussonbras,uneécritoirependueàsaceinture,etuneguitaresurledos.—Cepersonnage,ditl'écolier,aunairridicule;je gagerais que c'est un original.—Il est certain, reprit le démon, que c'est unmortelassezsingulier.IlyadesphilosophescyniquesenEspagne:envoilàun.IlvaversleBuen-Retirosemettredansuneprairieoùilyauneclairefontaine

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dontl'eaupureformeunruisseauquiserpenteparmilesfleurs.Ildemeureralàtoutelajournéeàcontemplerlesrichessesdelanature,àjouerdelaguitare,etàfairedesréflexionsqu'ilécrirasursonregistre.Iladanssespochessanourritureordinaire,c'est-à-direquelquesoignonsavecunmorceaudepain:telleestlaviesobre qu'il mène depuis dix ans; et si quelque Aristippe lui disait comme àDiogène: «Si tu savais faire ta cour aux grands, tu ne mangerais pas desoignons,»cephilosophemoderneluirépondrait:«Jeferaismacourauxgrandsaussibienquetoi,sijevoulaisabaisserunhommejusqu'àlefairerampersousunautrehomme.»

«Eneffet,cephilosopheaautrefoisétéattachéauxgrandsseigneurs;ilsluifirentmême sa fortune: mais ayant senti que leur amitié n'était pour lui qu'unehonorableservitude,ilrompittoutcommerceaveceux.Ilavaituncarrossequ'ilquitta,parcequ'ilfitréflexionqu'iléclaboussaitdesgensquivalaientmieuxquelui: il a même donné presque tous ses biens à ses amis indigents; il s'estseulement réservédequoivivrede lamanièrequ'ilvit; car ilne luiparaîtpasmoinshonteuxpourunphilosophed'allermendiersonpainparmilepeuplequechezlesgrandsseigneurs.

«Plaignezlecavalierquisuitcephilosophe,etquevousvoyezaccompagnéd'unchien: ilpeutsevanterd'êtred'unedesmeilleuresmaisonsdeCastille. Ilaétériche;maisils'estruiné,commeleTimondeLucien,enrégalanttouslesjourssesamis, et surtouten faisantdes fêtes superbesauxnaissances, auxmariagesdes princes et princesses, en unmot, à chaque occasion qu'a eu l'Espagne defairedesréjouissances.Dèsquelesparasitesontvusamarmiterenversée,ilsontdisparudechez lui; tous sesamis l'ont abandonné;un seul lui est resté fidèle:c'estsonchien.

—Dites-moi, seigneur diable, s'écria Léandro Perez, à qui appartient cetéquipage que je vois arrêté devant unemaison.—C'est, répondit le démon, lecarrosse d'un riche contador, qui va tous les matins dans cette maison, oùdemeure une beauté galicienne dont ce vieux pécheur de racemore a soin, etqu'ilaimeéperdument. Ilapprithierausoirqu'elle luiavait faitune infidélité:dans la fureur que lui causa cette nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine dereproches et de menaces. Vous ne devineriez pas quel parti la coquette s'estavisée de prendre: au lieu d'avoir l'impudence de nier le fait, elle amandé cematin au trésorier qu'il est justement irrité contre elle; qu'il ne doit plus laregarderqu'avecmépris,puisqu'elleaétécapabledetrahirunsigalanthomme;

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qu'elle reconnaît sa faute,qu'elle ladéteste, etque,pour s'enpunir, elleadéjàcoupésesbeauxcheveux,dontilsaitbienqu'elleestidolâtre:enfin,qu'elleestdans la résolution d'aller dans une retraite consacrer le reste de ses jours à lapénitence.

«Levieuxsoupirantn'aputenircontrelesprétendusremordsdesamaîtresse;ils'estlevéaussitôtpourserendrechezelle:ill'atrouvéedanslespleurs,etcettebonnecomédienneasibienjouésonrôle,qu'ilvientdeluipardonnerlepassé;ilfera plus: pour la consoler du sacrifice de sa chevelure, il lui promet, en cemoment, de la faire dame de paroisse, en lui achetant une belle maison decampagne,quiestactuellementàvendreauprèsdel'Escurial.

—Touteslesboutiquessontouvertes,dit l'écolier,et j'aperçoisdéjàuncavalierquientrechezuntraiteur.—Cecavalier,repritAsmodée,estungarçondefamillequialaraged'écrireetdevouloirabsolumentpasserpourauteur:ilnemanquepasd'esprit; ilenamêmeassezpourcritiquer tous lesouvragesquiparaissentsurlascène;maisiln'enapointassezpourencomposerunraisonnable.Ilentrechez le traiteur pour ordonner un grand repas; il donne à dîner aujourd'hui àquatrecomédiens,qu'ilveutengageràprotégerunemauvaisepiècedesafaçonqu'ilestsurlepointdeprésenteràleurcompagnie.

«Aproposd'auteurs,continua-t-il,envoilàdeuxquiserencontrentdanslarue.Remarquezqu'ilssesaluentavecunrismoqueur;ilsseméprisentmutuellement,et ils ont raison.L'un écrit aussi facilement que le poëteCrispinus, qu'Horacecompare aux soufflets des forges; et l'autre emploie bien du temps à faire desouvragesfroidsetinsipides.

—Quiestcepetithommequidescenddecarrosseàlaportedecetteéglise?ditZambullo.—C'est, répondit leboiteux,unpersonnagedigned'être remarqué. Iln'yapasdixansqu'ilabandonnal'étuded'unnotaireoùilétaitmaître-clerc,pours'allerjeterdanslachartreusedeSaragosse.Auboutdesixmoisdenoviciat,ilsortit de son couvent, reparut àMadrid;mais ceux qui le connaissaient furentétonnésdelevoirdevenirtoutàcoupundesprincipauxmembresduconseildesIndes.Onparleencoreaujourd'huid'unefortunesisubite.Quelques-unsdisentqu'il s'est donné au diable; d'autres veulent qu'il ait été aimé d'une richedouairière,etd'autresenfinqu'ilaittrouvéuntrésor.—Voussavezcequienest,interrompitdonCléofas.—Oh!pourcelaoui, répartit ledémon,et jevaisvousrévélerlemystère.

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«Pendantquenotremoineétaitnovice, ilarrivaqu'unjour,enfaisantdanssonjardin une profonde fosse pour y planter un arbre, il aperçut une cassette decuivrequ'ilouvrit:ilyavaitdedansuneboîted'orquicontenaitunetrentainedediamantsd'unegrandebeauté.Quoiquelereligieuxneseconnûtpasautrementenpierreries,ilnelaissapasdejugerqu'ilvenaitdefaireunboncoupdefilet;etprenant aussitôt le parti que prend dans une comédie de Plaute ceGripus quirenonce à la pêche après avoir trouvé un trésor, il quitta le froc et revint àMadrid, où, par l'entremise d'un joaillier de ses amis, il changea ses pierresprécieusesenpiècesd'or,etsespiècesd'orenunechargequiluidonneunbeaurangdanslasociétécivile.

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CHAPITREXVIIICequelediablefitencoreremarqueràdonCléofas.

Ilfaut,poursuivitAsmodée,quejevousfasserireenvousapprenantuntraitdecethommequientrechezunmarchanddeliqueurs.C'estunmédecinbiscayen;ilvaprendreunetassedechocolat,aprèsquoiilpasseratoutelajournéeàjouerauxéchecs.

«Pendantcetemps-là,necraignezpaspoursesmalades;iln'enapoint,etquandilenaurait, lesmomentsqu'ilemploieàjouerneseraientpaslesplusmauvaispoureux. Ilnemanquepasd'aller tous les soirs chezunebelleet richeveuvequ'ilvoudraitépouser,etdontilfaitsemblantd'êtrefortamoureux.Quandilestavec elle, un fripon de valet qu'il a pour tout domestique, et avec lequel ils'entend,luiapporteunefausselistequicontientlesnomsdeplusieurspersonnesdequalitédelapartdesquellesonestvenucherchercedocteur.Laveuveprendtoutcelaaupieddelalettre,etnotrejoueurd'échecsestsurlepointdegagnerlapartie.

«Arrêtons-nousdevantcethôtel auprèsduquelnous sommes; jeneveuxpointpasseroutresansvousfaireremarquerlespersonnesquil'habitent.Parcourezdesyeux les appartements: qu'y découvrez-vous?—J'y démêle des dames dont labeauté m'éblouit, répondit l'écolier. J'en vois quelques-unes qui se lèvent, etd'autres qui sont déjà levées. Que de charmes elles offrent à mes regards! jem'imaginevoirlesnymphesdeDiane,tellesquelespoëtesnouslesreprésentent.

—Si ces femmes que vous admirez, reprit le boiteux, ont les attraits desnymphesdeDiane,ellesn'enontassurémentpaslachasteté.Cesontquatreoucinqaventurièresquiviventensembleàfraiscommuns.Aussidangereusesquecesbellesdemoisellesdechevaleriequiarrêtaientparleursappasleschevaliersqui passaient devant leurs châteaux, elles attirent les jeunes gens chez elles.Malheuràceuxquis'en laissentcharmer!Pouravertirdupérilquecourent lespassants, il faudrait fairemettredevantcettemaisondesbalises,commeonen

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metdanslesrivièrespourmarquerlesendroitsdontilnefautpass'approcher.

—Jenevousdemandepas,ditLéandroPerez,oùvontcesseigneursquejevoisdansleurscarrosses:ilsvontsansdouteauleverduroi.—Vousl'avezdit,repritle diable; et si vous voulez y aller aussi, je vous y conduirai; nous ferons làquelques remarques réjouissantes.—Vous ne pouvez rienme proposer qui mesoitplusagréable,répliquaZambullo;jem'enfaisparavanceungrandplaisir.»

Alorsledémon,promptàsatisfairedonCléofas,l'emportaverslepalaisduroi;maisavantqued'yarriver,l'écolier,apercevantdesmanœuvresquitravaillaientàuneporteforthaute,demandasic'étaitunportaild'églisequ'ilsfaisaient.«Non,lui réponditAsmodée,c'est laported'unnouveaumarché;elleestmagnifique,commevousvoyez;cependant,quandilsl'élèveraientjusqu'auxnues,jamaiselleneseradignedesdeuxverslatinsqu'ondoitmettredessus.

—Quemedites-vous?s'écriaLéandro;quelleidéevousmedonnezdecesdeuxvers!Jemeursd'enviedelessavoir.—Lesvoici,repritledémon;préparez-vousàlesadmirer.

QuambeneMercuriusnuncmercesvenditopimas,Momusubifatuosvendiditantesales!

«Ilyadanscesdeuxversunjeudemotsleplusjolidumonde.—Jen'ensenspointencoretoutelabeauté,ditl'écolier;jenesaispasbiencequesignifientcesfatuossales.—Vousignorezdonc,répartitlediable,quelaplaceoùl'onbâtitcemarché pour y vendre des denrées fut autrefois un collége de moines quienseignaientà la jeunesse leshumanités?Les régentsdececollégey faisaientreprésenter par leur écoliers des drames, des pièces de théâtre fades, etentremêléesdeballetssiextravagants,qu'onyvoyaitdanserjusqu'auxprétéritsetauxsupins.—Oh!nem'enditespasdavantage, interrompitZambullo; jesaisbien quelle drogue c'est que les pièces de collége. L'inscription me paraîtadmirable.»

ApeineAsmodéeetdonCléofasfurent-ilssurl'escalierdupalaisduroi,qu'ilsvirentplusieurscourtisansquimontaientlesdegrés.Amesurequecesseigneurspassaient auprès d'eux, le diable faisait le nomenclateur: «Voilà, disait-il àLéandroPerez,enlesluimontrantdudoigtl'unaprèsl'autre,voilàlecomtedeVillalonso, de la maison de la Puebla d'Ellerena; voici le marquis de Castro

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Fueste;celui-làc'estdonLopezdeLosRios,présidentduconseildesfinances;celui-ci,lecomtedeVillaHombrosa.»Ilnesecontentaitpasdelesnommer,ilfaisaitleuréloge;maiscemalinesprityajoutaittoujoursquelquetraitsatirique:illeurdonnaitàchacunsonlardon.

«Ceseigneur,disait-ildel'un,estaffableetobligeant;ilvousécouteavecunairdebonté. Implorez-voussaprotection, ilvous l'accordegénéreusementetvousoffresoncrédit.C'estdommagequ'unhommequiaimetantàfaireplaisiraitlamémoiresicourte,qu'unquartd'heureaprèsquevousluiavezparlé,iloubliecequevousluiavezdit.

«Ce duc, disait-il en parlant d'un autre, est un des seigneurs de la cour dumeilleurcaractère:iln'estpas,commelaplupartdesespareils,différentdelui-mêmed'unmomentàunautre: iln'yapointdecaprice,pointd'inégalitédanssonhumeur.Ajoutezàcelaqu'ilnepayepasd'ingratitudel'attachementqu'onapoursapersonnenilesservicesqu'onluirend;maisparmalheurilesttroplentàlesreconnaître.Il laissedésirersi longtempscequ'onattenddelui,qu'oncroitl'avoirbienachetélorsqu'onl'aobtenu.»

Après que le démon eût fait connaître à l'écolier les bonnes et lesmauvaisesqualitésd'ungrandnombredeseigneurs,ill'emmenadansunesalleoùilyavaitdeshommesdetoutesortedeconditions,etparticulièrementtantdechevaliers,quedonCléofass'écria:«Quedechevaliers!parbleu!ilfautqu'ilyenaitbienenEspagne!—Je vous en réponds, dit le boiteux, et cela n'est pas surprenant,puisque pour être chevalier de saint-Jacques ou de Calatrave il n'est pasnécessaire, comme autrefois pour devenir chevalier romain, d'avoir vingt-cinqmille écus de patrimoine: aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise bienmêlée.

«Envisagez,continua-t-il, lamineplatequiestderrièrevous.—Parlezplusbas,interrompitZambullo,cethommevousentend.—Non,non,réponditlediable;lemême charme qui nous rend invisibles ne permet pas qu'on nous entende.Regardezcette figure-là:c'estunCatalanqui revientdes îlesPhilippines,où ilétaitflibustier.Diriez-vousàlevoirquec'estunfoudredeguerre?Ilapourtantfaitdesactionsprodigieusesdevaleur.Ilvacematinprésenterauroiunplacetpar lequel il demande certain poste pour récompense de ses services;mais jedoute fort qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas auparavant au premierministre.

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—Jevoisà lamaindroitedeceflibustier,ditLéandroPerez,ungrosetgrandhommequiparaîtfairel'important:àjugerdesaconditionparl'orgueilqu'ilyadans son maintien, il faut que ce soit quelque riche seigneur.—Ce n'est rienmoinsquecela, répartitAsmodée:c'estunhidalgodespluspauvres,qui,poursubsister,donneàjouersouslaprotectiond'ungrand.

«Mais je remarque un licencié qui mérite bien que je vous le fasse observer.C'estceluiquevousvoyezquis'entretientauprèsdelapremièrefenêtreavecuncavaliervêtudeveloursgris-blanc.Ilsparlenttousdeuxd'uneaffairequifuthierjugéeparleroi:jevaisvousenfaireledétail.

«Ilyadeuxmoisquecelicencié,quiestacadémiciendel'académiedeTolède,donnaaupublicunlivredemoralequirévoltatouslesvieuxauteurscastillans;ils letrouvèrentpleind'expressionstrophardiesetdemotstropnouveaux.Lesvoilà qui se liguent contre cette production singulière: ils s'assemblent etdressentunplacetqu'ilsprésententauroi,pourlesupplierdecondamnercelivrecommecontraireàlapuretéetàlanettetédelalangueespagnole.

«Leplacetparutdigned'attentionàSaMajesté,quinommatroiscommissairespour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent que le style en était effectivementrépréhensible,etd'autantplusdangereuxqu'ilétaitplusbrillant.Surleurrapport,voici de quelle manière le roi a décidé: il a ordonné, sous peine dedésobéissance,queceuxdesacadémiciensdeTolèdequiécriventdanslegoûtdece licenciénecomposerontplusde livresà l'avenir; etquemême,pourmieuxconserver la pureté de la langue castillane, ces académiciens ne pourront êtreremplacés,aprèsleurmort,quepardespersonnesdelapremièrequalité.

—Cette décision est merveilleuse, s'écria Zambullo en riant: les partisans dulangageordinairen'ontplusrienàcraindre.—Pardonnez-moi,répartitledémon:les auteurs ennemis de cette noble simplicité qui fait le charme des lecteurssensésnesontpastousdel'académiedeTolède.»

DonCléofasfutcurieuxd'apprendrequiétaitlecavalierhabillédeveloursgris-blancqu'ilvoyaitenconversationaveclelicencié.«C'est, luidit leboiteux,uncadetcatalan,officierdelagardeespagnole:jevousassurequec'estungarçontrès-spirituel.Jeveux,pourvousfairejugerdesonesprit,vousciterunerépartiequ'ilfithieràunedameenfortbonnecompagnie;maispourl'intelligencedecebonmot,ilfautsavoirqu'ilaunfrère,nommédonAndrédePrada,quiétaitily

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aquelquesannéesofficiercommeluidanslemêmecorps.

«Ilarrivaqu'unjourungrosfermierdesdomainesduroiabordacedonAndré,etluidit:«SeigneurdePrada,jeportemêmenomquevous;maisnosfamillessontdifférentes.Jesaisquevousêtesd'unedesmeilleuresmaisonsdeCatalogne,etenmêmetempsquevousn'êtespasriche.Moi, jesuisricheetd'unenaissancepeuillustre.N'yaurait-ilpasmoyendenousfairepartmutuellementdecequenousavonsdebonl'unetl'autre?Avez-vousvostitresdenoblesse?»DonAndrérépondit qu'oui. «Cela étant, répliqua le fermier, si vous voulez me lescommuniquer, je les mettrai entre les mains d'un habile généalogiste quitravailleralà-dessus,etnousrendraparentsendépitdenosaïeux.Demoncôté,parreconnaissance,jevousferaiprésentdetrentemillepistoles.Sommes-nousd'accord?»DonAndréfutéblouidelasomme:ilacceptalaproposition,confiases pancartes au fermier, et, de l'argent qu'il en reçut, acheta une terreconsidérableenCatalogne,oùilvitdepuiscetemps-là.

«Or,soncadet,quin'ariengagnéàcemarché,étaithieràunetableoùl'onparlaparhasardduseigneurdePrada,fermierdesdomainesduroi;et là-dessusunedamede lacompagnie,adressant laparoleàce jeuneofficier, luidemandas'iln'étaitpasparentdece fermier?«Non,Madame, lui répondit-il, jen'aipascethonneur-là:c'estmonfrère.»

L'écolierfitunéclatderireàcetterépartie,quiluiparutdesplusplaisantes.Puisapercevanttoutàcoupunpetithommequisuivaituncourtisan,ils'écria:«Hé,bonDieu! que ce petit hommequi suit ce seigneur lui fait de révérences! il asansdoutequelquegrâceàluidemander.—Cequevousremarquezlà,reprit lediable, vaut bien la peine que je vous dise la cause de ces civilités. Ce petithommeestunhonnêtebourgeoisquiauneassezbellemaisondecampagneauxenvirons deMadrid, dans un endroit où il y a des eauxminérales qui sont enréputation.Ilaprêtésansintérêtcettemaisonpourtroismoisàceseigneur,quiya été prendre les eaux. Le bourgeois en ce moment prie très-affectueusementledit seigneur de le servir dans une occasion qui s'en présente, et le seigneurrefusefortpolimentdeluirendreservice.

«Ilnefautpasquejelaisseéchappercecavalierderaceplébéienne,lequelfendla presse en tranchant de l'homme de condition. Il est devenu excessivementricheenpeudetempsparlasciencedesnombres.Ilyadanssamaisonautantdedomestiques que dans l'hôtel d'un grand, et sa table l'emporte sur celle d'un

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ministrepour ladélicatesse et l'abondance. Il aun équipagepour lui, un autrepour sa femme et un autre pour ses enfants.Onvoit dans ses écuries les plusbelles mules et les plus beaux chevaux du monde. Il acheta même ces jourspassés, et paya argent comptant, un superbe attelage que le prince d'Espagneavaitmarchandéettrouvétropcher.—Quelleinsolence!ditLéandro;unTurcquiverraitcedrôle-làdansunétat si florissantnemanqueraitpasde lecroireà laveille d'essuyer quelque fâcheux revers de fortune.—J'ignore l'avenir, ditAsmodée,maisjenepuism'empêcherdepensercommeunTurc.

«Ah!qu'est-cequejevois?continualedémonavecsurprise;peus'enfautquejene doute du rapport demes yeux! je démêle dans cette salle un poëte qui n'ydevrait pas être.Commentose-t-il semontrer ici, après avoir fait desvers quioffensentdegrandsseigneursespagnols?ilfautqu'ilcomptebiensurleméprisqu'ilsontpourlui.

«Considérez attentivement ce respectable personnage qui entre appuyé sur unécuyer.Remarquezcomme,parconsidération, tout lemonde se rangepour luifaire place. C'est le seigneur don Joseph deReynaste etAyala, grand juge depolice:ilvientrendrecompteauroidecequiestarrivécettenuitdansMadrid.Regardezcebonvieillardavecadmiration.

—Véritablement, ditZambullo, il a l'air d'être unhommedebien.—Il serait àsouhaiter,repritleboiteux,quetouslescorrégidorsleprissentpourmodèle.Cen'est pas un de ces esprits violents qui n'agissent que par humeur et parimpétuosité;ilneferapointarrêterunhommesurlesimplerapportd'unalguazil,d'unsecrétaireoud'uncommis.Ilsaittropbienquecessortesdegens,pourlaplupart, ont l'âme vénale, et sont capables de faire un honteux trafic de sonautorité. C'est pourquoi, lorsqu'il est question d'enfermer un accusé, ilapprofondit l'accusation jusqu'à cequ'il ait démêlé lavérité; aussi n'envoie-t-iljamaisdesinnocentsdanslesprisons;iln'yfaitmettrequedescoupables,encoren'abandonne-t-ilpasceux-ciàlabarbariequirègnedanslescachots.Ilvavoirlui-mêmecesmisérables, et a soind'empêcher qu'onn'ajoute l'inhumanité auxjustesrigueursdeslois.

—Le beau caractère! s'écria Léandro; l'aimable mortel! je serais curieux del'entendreparlerauroi.—Jesuisbienmortifié,réponditlediable,d'êtreobligédevousdireque jenepuis contenter cenouveaudésir sansm'exposer à recevoirune insulte. Il ne m'est pas permis de m'introduire auprès des souverains; ce

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seraitempiétersur lesdroitsdeLéviatan,deBelfégoretd'Astarot. Jevous l'aidéjàdit,cestroisespritssontenpossessiond'obséderlesprinces.Ilestdéfenduaux autres démons de paraître dans les cours, et je ne sais à quoi je pensaislorsque je me suis avisé de vous amener ici: c'est avoir fait, je l'avoue, unedémarchebientéméraire.Sicestroisdiablesm'apercevaient,ilsviendraientavecfureurfondresurmoi,et,entrenous,jeneseraispasleplusfort.

—Puisquecelaest,répliqual'écolier,éloignons-nouspromptementdecepalais:j'aurais une mortelle douleur de vous voir houspiller par vos confrères sanspouvoirvous secourir; car si jememettaisde lapartie, je croisquevousn'enseriezguèremieux.—Non,sansdoute,réponditAsmodée;ilsnesentiraientpointvoscoups,etvouspéririezsouslesleurs.

«Mais,ajouta-t-il,pourvousconsolerdecequejenevousfaispasentrerdanslecabinetdevotregrandmonarque,jevaisvousprocurerunplaisirquivaudrabienceluiquevousperdez.»Enachevantcesparoles,ilpritparlamaindonCléofas,etfenditavecluilesairsducôtédelaMerci.

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CHAPITREXIXDesCaptifs.

Ils s'arrêtèrent tous deux sur une maison voisine de ce monastère, à la porteduquelilyavaitungrandconcoursdepersonnesdel'unetdel'autresexe.«Quedemonde!ditLéandroPerez;quellecérémonieassemble ici toutcepeuple?—C'est,réponditledémon,unecérémoniequevousn'avezjamaisvue,quoiqu'ellese fasse àMadrid de temps en temps. Trois cents esclaves, tous sujets du roid'Espagne,vontarriverdansunmoment;ilsreviennentd'Alger,oùlesPèresdelaRédemptionlesontétéracheter.Touteslesruesparoùilsdoiventpasservontseremplirdespectateurs.

—Ilestvrai,répliquaZambullo,quejen'aipasétéjusqu'icifortcurieuxdevoirun semblable spectacle, et si c'est là celui que votreSeigneurieme réserve, jevous dirai franchement que vous ne deviez pas tantm'en faire fête.—Je vousconnaistropbien,répartitlediable,pourignorerquecen'estpaspourvousunagréable passe-temps que d'observer des misérables; mais quand vous saurezqu'en vous les faisant considérer j'ai dessein de vous révéler les particularitésremarquables qu'il y a dans la captivité des uns, et les embarras où vont setrouverquelquesautresàleurretourchez-eux,jesuispersuadéquevousneserezpas fâché que je vous donne ce divertissement.—Oh! pour cela non, repritl'écolier;cequevousditeslàchangelathèse,etvousmeferezunvraiplaisirdetenirvotrepromesse.»

Pendantqu'ilss'entretenaientdecettesorte,ilsentendirenttoutàcoupdegrandscrisquepoussalapopulaceàlavuedescaptifs,quimarchaientencetordre:ilsallaient à pied deux à deux, sous leurs habits d'esclaves, et chacun ayant sachaîne sur ses épaules. Un assez grand nombre de religieux de la Merci quiavaientétéau-devantd'euxlesprécédaient,montéssurdesmulescaparaçonnéesd'étamine noire, comme s'ils eussent mené un deuil, et un de ces bons pèresportaitl'étendarddelaRédemption.Lesplusjeunescaptifsétaientàlatête;lesvieuxlessuivaient,etderrièreceux-ciparaissait,surunpetitcheval,unreligieux

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dumêmeordrequelespremiers,lequelavaittoutl'aird'unprophète:aussiétait-ce lechefde lamission.Ils'attirait lesyeuxdesassistantsparsagravité,ainsiqueparunelonguebarbegrisequilerendaitvénérable;etonlisaitsurlevisagede ceMoïse espagnol la joie inexprimable qu'il ressentait de ramener tant dechrétiensdansleurpatrie.

«Cescaptifs,ditleboiteux,nesontpastouségalementravisd'avoirrecouvrélaliberté.S'ilyenaquiseréjouissentd'êtresurlepointderevoirleursparents,ilen est d'autres qui craignent d'apprendre que, pendant leur absence, il ne soitarrivédansleursfamillesdesévénementspluscruelspoureuxquel'esclavage.

«Parexemple,lesdeuxquimarchentlespremierssontdanslederniercas.L'un,natif de la petite ville de Velilla en Aragon, après avoir été dix ans dans laservitudedesTurcssansrecevoiraucunesnouvellesdesafemme,valaretrouvermariéeensecondesnoces,etmèredecinqenfantsquinesontpasdesonbail.L'autre,filsd'unmarchanddelainedeSégovie,futenlevéparuncorsaireilyaprès de quatre lustres. Il appréhende que depuis tant d'années sa famille n'aitchangédeface,etsacrainten'estpassansfondement:sonpèreetsamèresontmorts,etsesfrères,quiontpartagétoutlebien,l'ontdissipéparleurmauvaiseconduite.

—J'envisageavecattentionunesclave,ditl'écolier,etjejugeàsonairqu'ilestcharmé de n'être plus exposé à la bastonnade.—Le captif que vous regardez,réponditlediable,agrandsujetd'êtrejoyeuxdesadélivrance;ilsaitqu'unetantedontilestuniquehéritiervientdemourir,etqu'ilvajouird'unefortunebrillante:celal'occupebienagréablement,etluidonnecetairdesatisfactionquevousluiremarquez.

«Il n'en est pas demême dumalheureux cavalier quimarche à son côté: unecruelleinquiétudel'agitesansrelâche,etenvoicilacause.Lorsqu'ilfutprisparunpirated'Alger,envoulantpasserd'EspagneenItalie,ilaimaitunedameetenétaitaimé; ilapeurque,pendantqu'ilétaitdans les fers, la fidélitéde labellen'aitpasétéinébranlable.—Eta-t-ilétélongtempsesclave?ditZambullo.—Dix-huit mois, répondit Asmodée.—Oh! parbleu, répliqua Léandro Perez, je croisquecegalantselivreàunevaineterreur;iln'apasmislaconstancedesadameàune assez forte épreuvepourdevoir tant s'alarmer.—C'est cequi vous trompe,répartit le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt su qu'il était captif en Barbarie,qu'elles'estpourvued'unautreamant.

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«Diriez-vous,continualedémon,quecepersonnagequisuitimmédiatementlesdeuxquenousvenonsd'observer,etqu'uneépaissebarberousserendeffroyableàvoir,futunfortjolihomme?Rienpourtantn'estplusvéritable,etvousvoyezdanscettefigurehideuselehérosd'unehistoireassezsingulière,quejevaisvousconter.

«Cegrand garçon se nommeFabricio. Il avait à peine quinze ans lorsque sonpère,richelaboureurdeCinquello,grosbourgduroyaumedeLéon,mourut,etilperditaussisamèrepeudetempsaprès;desortequ'étantfilsunique,ildemeuramaîtred'unbienconsidérable,dontl'administrationfutconfiéeàundesesonclesqui avait de la probité. Fabricio acheva ses études, déjà commencées àSalamanque:ilyappritensuiteàmonteràcheval,àfairedesarmes;enunmot,il ne négligea rien de tout ce qui pouvait concourir à le rendre digne d'êtreregardéfavorablementdedonaHipolita,sœurd'unpetitgentilhommequiavaitsachaumièreàdeuxportéesd'escopettedeCinquello.

«Cette dame était parfaitement belle, et à peu près de l'âge de Fabrice, qui,l'ayantvuedèssonenfance,avaitsucépourainsidireaveclelaitl'amourdontilbrûlaitpourelle.Hipolite,desoncôté,s'étaitbienaperçuequ'iln'étaitpasmalfait; mais, le connaissant pour le fils d'un laboureur, elle ne daignait pas leconsidéreravecbeaucoupd'attention:elleétaitd'unefierté insupportable,aussibienquesonfrèredonThomasdeXaral,quin'avaitpeut-êtrepassonpareilenEspagnepourêtregueuxetentêtédesanoblesse.

«Cet orgueilleux gentilhomme de campagne habitait unemaison qu'il appelaitsonchâteau,etquin'était,àparlerproprement,qu'unemasure,tantellemenaçaitruinedetoutesparts.Cependant,quoiquesesfacultésneluipermissentpasdelafaireréparer,quoiqu'ileûtdelapeineàvivre,ilnelaissaitpasd'avoirunvaletpourleservir,et,deplus,ilyavaitunefemmemaureauprèsdesasœur.

«C'étaitunechose réjouissantequedevoirparaîtredonThomasdans lebourglesfêtesetlesdimanches,avecunhabitdevelourscramoisitoutpelé,etunpetitchapeau garni d'un vieux plumet jaune, qu'il conservait chez lui comme desreliques pendant les autres jours de la semaine. Paré de ces guenilles, qui luisemblaient autant de preuves de sa noble origine, il tranchait du seigneur, etcroyait assez payer les profondes révérences qu'on lui faisait lorsqu'il voulaitbien y répondre par un regard. Sa sœur n'était pas moins folle que lui del'antiquité de sa race; et elle joignait à ce ridicule celui d'être si vaine de sa

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beauté,qu'ellevivaitdanslaglorieuseespérancequequelquegrandviendraitlademanderenmariage.

«TelsétaientlescaractèresdedonThomasetd'Hipolite.Fabriciolesavaitbien;etpours'insinuerauprèsdedeuxpersonnessialtières, ilprit lepartide flatterleurvanitépardefauxrespects;cequ'ilfitavectantd'adresse,quelefrèreetlasœur enfin trouvèrent bon qu'il eut l'honneur de leur aller souvent rendre seshommages.Commeilneconnaissaitpasmoins leurmisèreque leurorgueil, ilavait envie tous les jours de leur offrir sa bourse; mais la crainte de révoltercontreluileurfiertél'enempêchait:néanmoinssoningénieusegénérositétrouvamoyen de les aider sans les exposer à rougir. «Seigneur, dit-il un jour enparticulier au gentilhomme, j'ai deux mille ducats à mettre en dépôt; ayez labontédemelesgarder;quejevousaiecetteobligation-là.»

«Il n'est pas besoin de demander siXaral y consentit: outre qu'il étaitmal enargent, il avait la conscienced'undépositaire. Il se chargeavolontiersde cettesomme,et ilne l'eutpas sitôtentre lesmainsqu'il enemployasans façonunebonne partie à faire réparer sa chaumière, et à se donner toutes ses petitescommodités: un habit neuf d'un très-beau velours bleu fut levé et fait àSalamanque,etuneplumevertequ'onyachetavintravirauvieuxplumetjaunela gloire dont il était en possession immémoriale d'orner le noble chef de donThomas. La belle Hipolite eut aussi sa paraguante, et fut parfaitement biennippée.C'estainsiqueXaraldissipaitlesducatsquiluiavaientétéconfiés,sanspenserqu'ilsneluiappartenaientpoint,etquejamaisilnepourraitlesrestituer.Ilnesefitpaslemoindrescrupuled'enuserainsi:ilcrutmêmequ'ilétaitjustequ'unroturierpayâtl'honneurd'êtreencommerceavecungentilhomme.

«Fabricioavaitbienprévucela;maisenmêmetempsils'étaitflattéqu'enfaveurdesesespècesdonThomasvivraitavecluifamilièrement,qu'Hipolitepeuàpeus'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui pardonnerait enfin l'audace d'avoirélevésapenséejusqu'àelle.Véritablement,ileneutauprèsd'euxunaccèspluslibre; ils lui firent plus d'amitiés qu'ils ne lui en avaient fait auparavant. Unhommericheesttoujoursgracieusédesgrands,quandilserendleurvacheàlait.Xaral et sa sœur, qui jusqu'alors n'avaient connu les richesses que de nom,n'eurentpasplustôtsentileurutilité,qu'ilsjugèrentqueFabricioméritaitd'êtreménagé:ilseurentpourluideségardsetdesattentionsquilecharmèrent.Ilcrutquesapersonneneleurdéplaisaitpas,etqu'assurémentilsavaientfaitréflexionquetouslesjoursdesgentilshommes,poursoutenirleurnoblesse,étaientobligés

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d'avoir recours à des alliances roturières. Dans cette opinion qui flattait sonamour,ilserésolutàdemanderHipoliteenmariage.

«Dèslapremièreoccasionfavorablequ'ilputtrouverdeparleràdonThomas,illuiditqu'ilsouhaitaitpassionnémentd'êtresonbeau-frère;etquepouravoircethonneur,non-seulementilluiabandonneraitledépôt,maisqu'illuiferaitencoreprésentd'unmillierdepistoles.LesuperbeXaralrougitàcetteproposition,quiréveillasonorgueil;etdanssonpremiermouvement,peus'enfallutqu'ilnefîtéclatertoutleméprisqu'ilavaitpourlefilsd'unlaboureur.Néanmoins,quelqueindignéqu'il fûtde la téméritédeFabrice, il se contraignit, et, sans témoigneraucun dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ se déterminer dansunepareilleaffaire;qu'ilétaitàproposdeconsulterlà-dessusHipolite,etdefairemêmeuneassembléedeparents.

«Il renvoya le galant avec cette réponse, et convoqua effectivement une diètecomposéedequelqueshidalgosdesonvoisinage,lesquelsétaientdesesparents,etquitousavaient,commelui,laragedelaHidalguia.Iltintconseilaveceux,nonpourleurdemanders'ilsétaientd'avisqu'ilaccordâtsasœuràFabricio,maispour délibérer de quelle façon il fallait punir ce jeune insolent, qui,malgré labassesse de sa naissance, osait aspirer à la possession d'une fille de la qualitéd'Hipolite.

«Dèsqu'ileutexposécetteaudaceà l'assemblée,auseulnomdeFabriceetdefilsdelaboureur,vouseussiezvulesyeuxdetouscesnobless'allumerdefureur:chacun vomit feu et flammes contre l'audacieux: les uns ainsi que les autresveulentqu'ilexpiresouslebâton,pourexpierl'outragequ'ilafaitàleurfamillepar la proposition d'un si honteux hyménée. Cependant, après qu'on eûtconsidérélachoseplusmûrement,lerésultatdeladiètefutqu'onlaisseraitvivrelecoupable;maisque,pourluiapprendreàneseplusméconnaître,onluiferaituntourdontilauraitsujetdesesouvenirlongtemps.

«On proposa diverses fourberies, et celle-ci prévalut. On décida qu'Hipolitefeindrait d'être sensible à l'attachement de Fabricio, et que, sous prétexte devouloir consoler ce malheureux amant du refus que don Thomas ferait de leprendrepourbeau-frère,elleluidonneraitunenuitrendez-vousauchâteau,où,dans le temps qu'il serait introduit par la femme maure, des gens apostés lesurprendraientaveccettesoubrette,qu'onluiferaitépouserparforce.

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«La sœurdeXaral seprêta d'abord sans répugnance à cette supercherie; il luisemblaqu'ilyallaitdesagloirederegardercommeuneinjurelarecherched'unhomme d'une condition si inférieure à la sienne. Mais cette orgueilleusedisposition fit bientôt place à des mouvements de pitié, ou plutôt l'amour serendittoutàcoupmaîtredelafièreHipolite.

«Dèscemomentellevit leschosesd'unautreœil;elletrouval'obscureoriginedeFabriciocompenséeparlesbellesqualitésqu'ilavait,etn'aperçutplusenluiqu'uncavalierdignedetoutesonaffection.Admirez,seigneurécolier,admirezleprodigieux changement que cette passion est capable de produire: cettemêmefillequi s'imaginait qu'unprince àpeineméritait de laposséder s'entête enuninstant d'un fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions, après les avoirenvisagéescommeuneignominie.

«Elle s'abandonna au penchant qui l'entraînait, et, bien loin de servir leressentimentdesonfrère,elleentretintavecFabriceunesecrèteintelligence,parl'entremisede la femmemaure,qui le faisait entrerquelquefois lanuitdans lachaumière.MaisdonThomaseutquelquesoupçondecequisepassait:sasœurluidevintsuspecte;ilobserva,etfutconvaincuparsespropresyeuxqu'aulieude répondre aux intentions de la famille, elle les trahissait. Il en avertitpromptement deux de ses cousins, qui, prenant feu à cette nouvelle,commencèrent à crier:Vengeance, don Thomas! vengeance! Xaral, qui n'avaitpasbesoind'êtreexcitéàtirerraisond'uneoffensedecettenature,leurdit,avecunemodestie espagnole, qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire de son épée,quandils'agissaitde l'employeràvengersonhonneur;ensuite il lespriadeserendrechezluiàl'entréed'unenuitqu'illeurmarqua.

«Ilsfurenttrès-exactsàs'ytrouver.Illesintroduisitetlescachadansunepetitechambresansquepersonnede lamaisons'enaperçut;puis il lesquittaen leurdisant qu'il reviendrait les joindre aussitôt que le galant serait entré dans lechâteau, supposé qu'il s'avisât d'y venir cette nuit-là; ce qui ne manqua pasd'arriver, lamauvaise étoile de nos amants ayant voulu qu'ils choisissent cettemêmenuitpours'entretenir.

«Don Fabricio était avec sa chère Hipolite. Ils commençaient à se tenir desdiscours qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, mais qui, bien que répétés sanscesse,onttoujourslecharmedelanouveauté,lorsqu'ilsfurentdésagréablementinterrompusparlescavaliersquiveillaientpourlessurprendre.DonThomaset

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sescousinsvinrentfondretoustroiscourageusementsurFabrice,quin'eutqueletemps de se mettre en défense, et qui, jugeant à leur action qu'ils voulaientl'assassiner,sebattitendésespéré.Illesblessatouslestrois;et,leurprésentanttoujours la pointe de son épée, il eut le bonheur de gagner la porte et de sesauver.

«Alors Xaral, voyant que son ennemi lui échappait après avoir impunémentdéshonoré sa maison, tourna sa fureur contre la malheureuse Hipolite, et luiplongea son épéedans le cœur; et ses deuxparents, très-mortifiés dumauvaissuccèsdeleurcomplot,seretirèrentchezeuxavecleursblessures.

«Demeurons-en là, poursuivitAsmodée; quandnous auronsvupasser tous lescaptifs,j'achèverail'histoiredecelui-ci.Jevousraconteraidequellesorte,aprèsque la justice se fût emparée de tous ses biens à l'occasion de ce funesteévénement,ileutlemalheurd'êtrefaitesclaveenvoyageantsurmer.

—Pendantquevousmefaisiez lerécitquevousavezfait,ditdonCléofas, j'airemarqué parmi ces infortunés un jeune homme qui avait l'air si triste, silanguissant,qu'ils'enestpeufalluque jenevousaie interrompupourvousendemander la cause.—Vous n'y perdrez rien, répondit le démon: je puis vousapprendre ce que vous souhaitez de savoir.Ce captif dont l'abattement vous afrappéestunenfantdefamilledeValladolid. Ilétaitenesclavagedepuisdeuxans chez un patron qui a une femme très-jolie: elle aimait violemment cetesclave, qui payait son amour du plus vif attachement. Le patron, s'en étantdouté, s'est hâté de vendre le chrétien, de peur qu'il ne travaillât chez lui à lapropagationdesTurcs.LetendreCastillan,depuiscetemps-là,pleuresanscesselapertedesapatronne;laliberténepeutl'enconsoler.

—Unvieillarddebonnemineattiremesregards,ditLéandroPerez.Quiestcethomme-là?»Lediablerépondit:«C'estunbarbiernatifdeGuipuscoa,quivas'enretournerenBiscayeaprèsquaranteansdecaptivité.Lorsqu'iltombaaupouvoird'uncorsaire,enallantdeValenceàl'îledeSardaigne,ilavaitunefemme,deuxgarçonsetunefille:ilneluiresteplusdetoutcelaqu'unfilsqui,plusheureuxque lui, a été au Pérou, d'où il est revenu avec des biens immenses dans sonpays,où ilafait l'acquisitiondedeuxbelles terres.—Quellesatisfaction!repritl'écolier. Quel ravissement pour ce fils de revoir son père et d'être en état derendresesderniersjoursagréablesettranquilles!

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—Vousparlez,répartitleboiteux,enenfantpleindetendresseetdesentiment:lefilsdubarbierbiscayenestd'unnaturelpluscoriace.L'arrivéeimprévuedesonpèreluicauseraplusdechagrinquedejoie:aulieudeleretenirdanssamaisonàGuipuscoa,etdenerienépargnerpourluimarquerqu'ilestravideleposséder,ilpourrabienlefaireconcierged'unedesesterres.

«Derrière ce captif qui vous paraît de si bonne mine, il y en a un autre quiressemble comme deux gouttes d'eau à un vieux singe: c'est un petitmédecinaragonais;iln'apasétéquinzejoursàAlger.DèsquelesTurcsontsudequelleprofessionilétait,ilsn'ontpasvoululegarderparmieux:ilsontmieuxaiméleremettre sans rançon aux pères de laMerci, qui ne l'auraient assurément pasracheté,etquinel'ontramenéqu'àregretenEspagne.

«Vousquiêtessicompatissantauxpeinesd'autrui,ah!quevousplaindriezcetautre esclavequi a sur sa tête chauveunecalottededrapbrun, sivous savieztouslesmauxqu'ilasouffertsàAlgerpendantdouzeanschezunrenégatanglaissonpatron.—Etqui est cepauvre captif?ditZambullo.—C'estuncordelierdeNavarre, répondit le démon: je vous avoue que je suis bien aise qu'il ait pâticommeunmisérable,puisqu'il a,par sesdiscoursdemorale, empêchéplusdecentesclaveschrétiensdeprendreleturban.

—Jevousdiraiaveclamêmefranchise,répliquadonCléofas,quejesuisfâchéquecebonpèreaitétésilongtempsàlamercid'unbarbare.—Vousaveztortdevousenaffliger,etmoidem'enréjouir,répartitAsmodée:cebonreligieuxasibienmisàprofitsesdouzeannéesdesouffrances,qu'ilestplusavantageuxpourlui d'avoir passé tout ce temps-là dans les tourments que dans sa cellule, àcombattredestentationsqu'iln'auraitpastoujoursvaincues.

—Lepremiercaptifaprèscecordelier,ditLéandroPerez,al'airbientranquillepour un homme qui revient de l'esclavage: il excite ma curiosité à vousdemander ce que c'est que ce personnage.—Vous me prévenez, répondit leboiteux, j'allais vous le faire remarquer. Vous voyez en lui un bourgeois deSalamanque, un père infortuné, un mortel devenu insensible aux malheurs àforced'enavoiréprouvé.Jesuistentédevousapprendresapitoyablehistoire,etdelaisserlàlerestedescaptifs;aussibien,aprèscelui-ci,ilyenapeudontlesaventuresméritentdevousêtreracontées.»

L'écolier,quidéjàcommençaitàs'ennuyerdevoirpassertantdetristesfigures,

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témoignaqu'ilnedemandaitpasmieux.Aussitôtlediableluifitlerécitcontenudanslechapitresuivant.

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CHAPITREXXDeladernièrehistoirequ'Asmodéeraconta:comment,enlafinissant,ilfuttoutàcoupinterrompu,etde

quellemanièredésagréablepourcedémondonCléofasetluifurentséparés.

PablosdeBahabon,filsd'unalcaldedevillagedelaCastilleVieille,aprèsavoirpartagéavecunfrèreetunesœurlamodiquesuccessionqueleurpère,quoiquedesplusavares,leuravaitlaissée,partitpourSalamanque,dansledesseind'allergrossirlenombredesécoliersdel'université.Ilétaitbienfait;ilavaitdel'esprit,etilentraitalorsdanssavingt-troisièmeannée.

«Avec un millier de ducats qu'il possédait, et une disposition prochaine à lesmanger,ilnetardaguèreàfaireparlerdeluidanslaville.Touslesjeunesgensrecherchèrentàl'envisonamitié:c'étaitàquiseraitdespartiesdeplaisirquedonPablosfaisaittouslesjours.JedisdonPablos,parcequ'ilavaitprisleDon,pourêtreendroitdevivreplusfamilièrementavecdesécoliersdontlanoblesseauraitpul'obligeràsecontraindre.Ilaimaittantlajoieetlabonnechère,etilménageasipeusabourse,qu'auboutdequinzemoisl'argentluimanqua.Ilnelaissapastoutefoisderoulerencore,tantparlecréditqu'onluifitqueparquelquespistolesqu'il emprunta; mais cela ne put le mener loin, et il demeura bientôt sansressource.

«Alorssesamis,levoyanthorsd'étatdefairedeladépense,cessèrentdelevoir,et ses créanciers commencèrent à le tourmenter.Quoiqu'il assurât ceux-ciqu'ilallait incessamment recevoir des lettres de change de son pays, quelques-unss'impatientèrent, et lepoursuivirentmême si vivement en justice, qu'ils étaientsur lepointde le faireemprisonner, lorsqu'ensepromenantsur lesbordsde larivière de Tormés il rencontra une personne de sa connaissance, qui lui dit:«SeigneurdonPablos,prenezgardeàvous;jevousavertisqu'ilyaunalguazil

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et des archers à vos trousses: ils prétendent vousmettre lamain sur le colletquandvousrentrerezdanslaville.»

«Bahabon,effrayéd'unavisquines'accordaitquetropavecl'étatdesesaffaires,prit sur-le-champ la fuite et le chemin deCorita;mais il quitta la route de cebourg pour gagner un bois qu'il aperçut dans la campagne, et dans lequel ils'enfonça, résolu de s'y tenir caché jusqu'à ce que la nuit vînt lui prêter sesombres pour continuer samarche plus sûrement. C'était dans la saison où lesarbressontparésdetoutesleursfeuilles:ilchoisitleplustouffupourymonter,ets'yassitsurdesbranchesquil'enveloppaientdeleurfeuillage.

«Secroyantensûretédanscetendroit,ilperditpeuàpeulacraintedel'alguazil;et comme les hommes font ordinairement les plus belles réflexions dumondequandlesfautessontcommises,ilsereprésentatoutesamauvaiseconduite,etsepromitbienà lui-même, si jamais il se revoyait en fonds,de faireunmeilleurusagedesonargent.Iljurasurtoutqu'ilneseraitjamaisladupedecesfauxamisquientraînentunjeunehommedansladébaucheetdontl'amitiésedissipeaveclesfuméesduvin.

«Tandisqu'ils'occupaitdesdifférentespenséesquisesuccédaient lesunesauxautresdanssonesprit,lanuitsurvint.Alors,sedémêlantd'entrelesbranchesetles feuilles qui le couvraient, il était prêt à se couler en bas, lorsqu'à la faibleclartéd'unenouvelleluneilcrutdiscernerunefigured'homme.Acettevue,quiluirenditsapremièrepeur,ils'imaginaquec'étaitl'alguazilqui,l'ayantsuiviàlapiste,lecherchaitdanscebois,etsafrayeurredoublaquandilvitqu'aupieddumêmearbresurlequelilétaitcethommes'assit,aprèsenavoirfaitletourdeuxoutroisfois.»

Lediableboiteuxs'interrompit lui-mêmeencetendroitdesonrécit:«SeigneurZambullo,dit-ilàdonCléofas,permettez-moidejouirunpeudel'embarrasoùjemetsvotre esprit en cemoment.Vous êtes fort enpeinede savoir qui pouvaitêtrecemortelquisetrouvaitlàsimalàpropos,etcequil'yamenait;c'estcequevousapprendrezbientôt;jen'abuseraipointdevotrepatience.

«Cethomme,aprèss'êtreassisaupieddel'arbredontl'épaisfeuillagedérobaitàsesyeuxdonPablos,s'yreposaquelquesinstants;puisilsemitàcreuserlaterreavecunpoignard,etfituneprofondefosse,oùilenterraunsacdebuffle:ensuiteil combla la fosse, la recouvritproprementdegazonet se retira.Bahabon,qui

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avait observé tout avec une extrême attention, et dont les alarmes s'étaientchangées en transports de joie, attendit que l'homme se fût éloigné pourdescendredesonarbreetallerdéterrerlesac,oùilnedoutaitpasqu'iln'yeutdel'oroudel'argent.Ilseservitpourceladesoncouteau;maisquandiln'enauraitpaseu,ilsesentaittantd'ardeurpourcetravail,qu'avecsesseulesmainsilauraitpénétréjusqu'auxentraillesdelaterre.

«D'abordqu'ileutlesacensapuissance,ilsemitàletâter,et,persuadéqu'ilyavait dedans des espèces, il se hâta de sortir du bois avec sa proie, craignantalorsbeaucoupmoinslarencontredel'alguazil,quecelledel'hommeàquilesacappartenait.Dansleravissementoùcetécolierétaitd'avoirfaitunsiboncoup,ilmarchalégèrementtoutelanuitsanstenirderouteassurée,sanssesentirfatiguéni incommodédufardeauqu'ilportait.Maisà lapointedu jour il s'arrêtasousdesarbres,assezprèsdubourgdeMolorido,moinsà lavéritépourse reposerque pour satisfaire enfin la curiosité qu'il avait de savoir ce que son sacrenfermait. Il le délia donc avec ce frémissement agréable qui vous saisit aumomentquevousallezprendreungrandplaisir: ilytrouvadebonnesdoublespistoles,et,pourcombledejoie,ilencomptajusqu'àdeuxcentcinquante.

«Après lesavoir contempléesavecvolupté, il rêva fort sérieusementàcequ'ildevait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, il serra sesdoublonsdans sespoches, jeta le sac de buffle et se rendit à Molorido. Il s'y fit enseigner unehôtellerie,où,tandisqu'onluipréparaitàdéjeuner,illouaunemulesurlaquelleilretourna,dèscejour-làmême,àSalamanque.

«Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on y fit paraître en le revoyant, que l'onn'ignoraitpaspourquoiils'étaitéclipsé;mais ilavaitsafabletouteprête: ilditqu'ayantbesoind'argent,etquen'enrecevantpointdesonpays,quoiqu'ilyeûtécritvingtfoispourqu'onluienenvoyât,ils'étaitdéterminéàyfaireuntour;etque le soir précédent, comme il arrivait à Molorido, il avait rencontré sonfermier qui lui apportait des espèces, de manière qu'il se trouvait dans unesituationàdétromper tousceuxqui lecroyaientunhommesansbien.Ilajoutaqu'ilprétendaitfaireconnaîtreàsescréanciersqu'ilsavaienteutortdepousseràboutunhonnêtehomme,quilesauraitdepuislongtempscontentéss'ileûteudesfermiersexactsàluifairetouchersesrevenus.

«Ilnemanquapaseffectivementd'assemblerchezlui,dèslelendemain,toussescréanciers, et de les payer jusqu'au dernier sou. Lesmêmes amis qui l'avaient

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abandonnédanssamisèrenesurentpasplustôtqu'ilavaitdel'argentfrais,qu'ilsrevinrent à la charge; ils recommencèrent à le flatter, dans l'espérance de sedivertirencoreàsesdépens;maisilsemoquad'euxàsontour.Fidèleausermentqu'il avait fait dans le bois, il leur rompit en visière: au lieu de reprendre sonpremiertrain,ilnesongeaplusqu'àfairedesprogrèsdanslasciencedeslois,etl'étudedevintsonuniqueoccupation.

«Cependant, me direz-vous, il dépensait toujours à bon compte des doublespistolesquin'étaientpointàlui.J'endemeured'accord;ilfaisaitcequelestroisquarts etdemideshumains feraient aujourd'hui enpareil cas. Il avaitpourtantdessein de les restituer quelque jour, si par hasard il découvrait à qui ellesappartenaient. Mais, se reposant sur sa bonne intention, il les dissipait sansscrupule, en attendant patiemment cette découverte, qu'il fit néanmoins uneannéeaprès.

«Le bruit courut dans Salamanque qu'un bourgeois de cette ville, nomméAmbrosioPiquillo,ayantétédansunboispourchercherunsacremplidepiècesd'orqu'ilyavaitenterré,n'avaittrouvéquelafosseoùils'étaitavisédelecacher,etquecemalheurréduisaitenfincepauvrehommeàlamendicité.

«JediraiàlalouangedeBahabonquelesreprochessecretsquesaconscienceluifitàcettenouvellenefurentpasinutiles.Ils'informaoùdemeuraitAmbrosio,etl'allavoirdansunepetitesallebasse,oùilyavaitpourtousmeublesunechaiseet un grabat. «Mon ami, lui dit-il d'un air hypocrite, j'ai appris par la voixpublique le fâcheuxaccidentquivousest arrivé, et lachariténousobligeantànousaiderlesunslesautresàproportiondenotrepouvoir,jeviensvousapporterunpetitsecours;maisjevoudraissavoirdevous-mêmevotretristeaventure.

«—Seigneur cavalier, répondit Piquillo, je vais vous la conter en deux mots.J'avaisunfilsquimevolait; jem'enaperçus,et,craignantqu'ilnemît lamainsur un sac de buffle dans lequel il y avait deux cent cinquante doublons biencomptés,jecrusnepouvoirmieuxfairequedelesallerenterrerdanslebois,oùj'aieul'imprudencedelesporter.Depuiscejourmalheureux,monfilsm'apristoutcequej'avais,etadisparuavecunefemmequ'ilaenlevée.Mevoyantdansundéplorableétatparlelibertinagedecemauvaisenfant,ouplutôtparmasottebontépour lui, j'aivoulu recouriràmonsacdebuffle;mais,hélas!cetteseuleressourcequimerestaitpoursubsisterm'acruellementétéravie.»

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«Cethommeneputachevercesparolessanssentirrenouvelersonaffliction,etilrépanditdespleursenabondance.DonPablosen futattendri, et luidit:«MoncherAmbrosio,ilfautseconsolerdetouteslestraversesquiarriventdanslavie;vos larmes sont inutiles: elles ne vous feront point retrouver vos doublespistoles,quivéritablementsontperduespourvoussiquelquefriponlespossède.Mais que sait-on? Elles peuvent être tombées entre lesmains d'un homme debien,quinemanquerapasdevouslesrapporterdèsqu'ilapprendraqu'ellessontàvous.Ellesvousserontdoncpeut-êtrerendues;vivezdanscetteespérance,eten attendant une restitution si juste, ajouta-t-il en lui donnant dixdoublonsdeceuxmêmesquiavaientétédanslesacdebuffle,prenezcecietmevenezvoirdans huit jours.»Après lui avoir parlé de cette sorte, il lui dit son nom et sademeure,etsortittoutconfusdesremercîmentsqueluifaisaitAmbroise,etdesbénédictionsqu'ilenrecevait.Tellessont,pourlaplupart,lesactionsgénéreuses;onsegarderaitbiendelesadmirersil'onenpénétraitlesmotifs.

«Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait pas oublié ce que don Pablos luiavait dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon accueil, et lui ditaffectueusement:«Monami, sur lesbons témoignagesquim'ontété rendusdevous,j'airésoludecontribuerautantqu'ilmeseraitpossibleàvousremettresurpied:j'yveuxemployermoncréditetmabourse.

«Pour commencer à rétablir vos affaires, continua-t-il, savez-vous ce que j'aidéjàfait?Jeconnaisquelquespersonnesdedistinctionquisonttrès-charitables;j'aiétélestrouver,etj'aisibiensuleurinspirerdelacompassionpourvous,quej'en ai tiré deux cents écusque je vais vousdonner.»Enmême temps il entradanssoncabinet,d'oùilsortitunmomentaprèsavecunsacdetoileoùilavaitmis cette somme en argent, et non en doublons, de peur que le bourgeois, enrecevantde lui tantdedoublespistoles,nes'avisâtdesoupçonner lavérité;aulieuqueparcetteadresseilparvenaitplussûrementàsonbut,quiétaitdefairelarestitutiond'unemanièrequiconciliâtsaréputationavecsaconscience.

«AussiAmbroiseétait-ilbienéloignédepenserquecesécusfussentdel'argentrestitué:illespritdebonnefoipourleproduitd'unequêtefaiteensafaveur,etaprèsavoirremerciédenouveaudonPablos,ilregagnasapetitesallebasse,enbénissantlecield'avoirtrouvéuncavalierquis'intéressaitpourluisivivement.

«Ilrencontralelendemaindanslarueundesesamis,quin'étaitguèremieuxquelui dans ses affaires, et qui lui dit: «Je pars dans deux jours pour aller

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m'embarquer à Cadix, où bientôt un vaisseau doit mettre à la voile pour lanouvelleEspagne:jenesuispascontentdemaconditiondanscepays-ci,etlecœur me dit que je serai plus heureux au Mexique. Je vous conseillerais dem'accompagner,sivousaviezdevantvouscentécusseulement.

«—Je ne serais pas en peine d'en avoir deux cents, répondit Piquillo;j'entreprendraisvolontierscevoyagesij'étaissûrdegagnermavieauxIndes.»Là-dessus son ami lui vanta la fertilité de la nouvelle Espagne, et lui fitenvisagertantdemoyensdes'yenrichir,qu'Ambrosio,selaissantpersuader,nepensa plus qu'à se préparer à partir avec lui pour Cadix. Mais avant que dequitterSalamanque,ileutsoindefairetenirunelettreàBahabon,parlaquelleilluimandaitque, trouvantunebelleoccasiondepasseraux Indes, ilvoulait enprofiter, pour voir si la fortune lui serait plus favorable ailleurs que dans sonpays;qu'ilprenaitlalibertédeluidonnercetavis,enl'assurantqu'ilconserveraitéternellementlesouvenirdesesbontés.

«Le départ d'Ambrosio causa quelque chagrin à don Pablos, qui voyait par làdéconcerterledesseinqu'ilavaitdes'acquitterpeuàpeu;mais,considérantquedansquelquesannéescebourgeoispourraitreveniràSalamanque,ilseconsolainsensiblement, et s'attacha plus que jamais à l'étude du droit civil et du droitcanon.Ilyfitdesigrandsprogrès,tantparsonapplicationqueparlavivacitédeson esprit, qu'il devint le plus brillant sujet de l'université, qui le choisit enfinpoursonrecteur.Ilnesecontentapasdesoutenircettedignitéparuneprofondescience: il travailla si fort sur lui,qu'il acquit toutes lesvertusd'unhommedebien.

«Pendantsonrectorat, ilappritqu'ilyavaitdanslesprisonsdeSalamanqueunjeunegarçonaccuséderaptetprêtàperdrelavie.Alors,seressouvenantquelefils dePiquillo avait enlevéune femme, il s'informaqui était le prisonnier, et,ayantdécouvertquec'était lefilsd'Ambrosiolui-même, ilentrepritsadéfense.Cequ'ilyad'admirabledanslasciencedeslois,c'estqu'ellefournitdesarmespour et contre; et comme notre recteur la possédait à fond, il s'en servit fortutilementpourl'accusé;ilestbienvraiqu'iljoignitàcelalecréditdesesamisetlesplusfortessollicitations,cequiopéraplusquetoutlereste.

«Lecoupablesortitdoncdecetteaffaireplusblancqueneige.Ilallaremerciersonlibérateur,quiluidit:«C'estàlaconsidérationdevotrepèrequejevousairendu service. Je l'aime, et pourvous endonnerunenouvellemarque, si vous

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voulez demeurer dans cette ville et ymener une vie d'honnête homme, j'auraisoin de votre fortune; si, à l'exemple d'Ambrosio, vous souhaitez de faire levoyagedes Indes,vouspouvezcompter surcinquantepistoles; jevousen faisdon.»Le jeunePiquillo lui répondit:«Puisque j'ai lebonheurd'êtreprotégédevotreSeigneurie,j'auraistortdem'éloignerd'unséjouroùjejouisd'unsigrandavantage; je ne sortirai point de Salamanque, et je vous proteste d'y tenir uneconduitedontvousserezsatisfait.»Surcetteassurance,lerecteurluimitdanslamainunevingtainedepistoles,enluidisant:«Tenez,monami,attachez-vousàquelquehonnêteprofession;employezbienvotre temps,etsoyezsûrquejenevousabandonneraipoint.»

«Deuxmoisaprèscetteaventure,ilarrivaquelejeunePiquillo,quidetempsentempsvenaitfairesacouràdonPablos,parutunjourtoutenpleursdevantlui.«Qu'avez-vous? lui dit Bahabon.—«Seigneur, répondit le fils d'Ambrosio, jeviensd'apprendreunenouvellequimedéchirelecœur.Monpèreaétéprisparun corsaire algérien, et il est actuellement dans les fers: un vieillard deSalamanque,quirevientd'Algeroùilaétédixanscaptif,etquelespèresdelaMerciontrachetédepuispeu,m'adittoutàl'heurel'avoirlaissédansl'esclavage.Hélas,ajouta-t-ilensefrappantlapoitrineets'arrachantlescheveux,misérablequejesuis!c'estmoidontlelibertinagearéduitmonpèreàcachersonargentetà se bannir de sa patrie! c'est moi qui l'ai livré au barbare qui l'accable dechaînes!Ah! seigneur don Pablos, pourquoim'avez-vous tiré desmains de lajustice?Puisquevousaimezmonpère, il fallaitêtresonvengeur,etme laisserexpierparmamortlecrimed'avoircausétoussesmalheurs.»

«Acediscours,quimarquaitunfripondefilsconverti,lerecteurfuttouchédeladouleurquelejeunePiquillofaisaitparaître.«Monenfant,luidit-il,jevoisavecplaisirquevousvousrepentezdevosfautespassées:essuyezvoslarmes;ilsuffitquejesachecequ'Ambrosioestdevenu,pourvousassurerquevouslereverrez;sa délivrance ne dépend que d'une rançon dont jeme charge; quelquesmauxqu'ilpuisseavoirsoufferts,jesuispersuadéqu'àsonretour,trouvantenvousunfils sage et plein de tendresse pour lui, il ne se plaindra plus de sonmauvaissort.»

«Don Pablos, par cette promesse, renvoya le fils d'Ambroise tout consolé, ettrois ou quatre jours après il partit pourMadrid, où étant arrivé, il remit auxreligieuxdelaMerciunebourseoùilyavaitcentpistoles,avecunpetitpapiersur lequel ces paroles étaient écrites:Cette somme est donnée aux pères de la

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Rédemption pour le rachat d'un pauvre bourgeois de Salamanque, appeléAmbrosio Piquillo, captif à Alger. Ces bons religieux, dans ce voyage qu'ilsviennentdefaireàAlger,n'ontpasmanquédesuivre l'intentiondurecteur; ilsontrachetéAmbrosio,quiestcetesclavedontvousavezadmirél'airtranquille.

—Maisilmesemble,ditdonCléofas,queBahabonn'endoitplusguèrederesteà ce bourgeois.—DonPablos pense autrement que vous, réponditAsmodée; ilrestitueraleprincipaletlesintérêts:ladélicatessedesaconsciencevajusqu'àsefaire un scrupule de posséder le bien qu'il a gagné depuis qu'il est recteur; etquand il reverraPiquillo, il adesseinde luidire:«Ambrosio,monami,nemeregardezpluscommevotrebienfaiteur;vousnevoyezenmoiquelefriponquiadéterré l'argent quevous aviez cachédansunbois: ce n'est point assezque jevous rendevosdeux cent cinquante doublons: puisque jem'en suis servi pourparveniraurangquejetiensdanslemonde,tousmeseffetsvousappartiennent;jen'enveuxretenirquecequ'ilvousplairaque...»Lediableboiteuxs'arrêtatoutcourtencetendroit;illuipritunfrissonetilchangeadevisage.

«Qu'avez-vous? lui dit l'écolier. Quel mouvement extraordinaire vous agite etvouscoupesubitementlaparole?—Ah!seigneurLéandro,s'écrialedémond'unevoix tremblante, quelmalheur pourmoi! lemagicien quime tenait prisonnierdansunebouteillevientdes'apercevoirquejenesuisplusdanssonlaboratoire:ilvamerappelerpardesconjurationssifortes,quejen'ypourrairésister.—Quej'ensuismortifié!ditdonCléofastoutattendri;Quellepertejevaisfaire!Hélas!nousallonsnousséparerpourjamais.—Jenelecroispas,réponditAsmodée:lemagicienpeutavoirbesoindemonministère,etsij'ailebonheurdeluirendrequelqueservice,peut-êtreparreconnaissancemeremettra-t-ilenliberté:sicelaarrive, comme je l'espère, comptezque je vous rejoindrai aussitôt, à conditionquevousnerévélerezàpersonnecequis'estpassécettenuitentrenous;carsivous aviez l'indiscrétiond'en faire confidence à quelqu'un, je vous avertis quevousnemereverriezplus.

«Cequimeconsoleunpeud'êtreobligédevousquitter,poursuivit-il,c'estquedu moins j'ai fait votre fortune. Vous épouserez la belle Séraphine, que j'airendue folledevous: le seigneurdonPedrodeEscolano, sonpère,estdans larésolution de vous la donner en mariage; ne laissez point échapper un si belétablissement.Mais,miséricorde!ajouta-t-il, j'entendsdéjà lemagicienquimeconjure:toutl'enferesteffrayédesparolesterriblesqueprononceceredoutablecabaliste. Je ne puis demeurer plus longtemps avec votre Seigneurie: jusqu'au

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revoir, cher Zambullo.» En achevant ces mots, il embrassa don Cléofas, etdisparutaprèsl'avoirtransportédanssonappartement.

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CHAPITREXXIETDERNIERDecequefitdonCléofasaprèsquelediableboiteuxsefutéloignédelui,etdequellefaçonl'auteurdecet

ouvrageajugéàproposdelefinir.

Unmomentaprès la retraited'Asmodée, l'écolier, sesentant fatiguéd'avoirététoute la nuit sur ses jambes et de s'être donné beaucoup de mouvement, sedéshabillaetsemitaulitpourprendrequelquerepos.Dansl'agitationoùétaientsesesprits,ileutbiendelapeineàs'endormir;maisenfin,payantavecusureàMorphée le tribut que lui doivent tous les mortels, il tomba dans unassoupissementléthargiqueoùilpassalajournéeetlanuitsuivante.

Il y avait déjà vingt-quatre heures qu'il était dans cet état, quand donLuis deLujan, jeunecavalierde ses amis, entradans sa chambreencriantde toute saforce:«Holà,ho!seigneurdonCléofas,debout!»Aubruit,Zambulloseréveilla,«Savez-vous, luidit donLuis, quevousêtes couchédepuishiermatin?—Celan'est pas possible! répondit Léandro.—Rien n'est plus vrai, répliqua son ami;vousavezfaitdeuxfoisletourducadran.Touteslespersonnesdecettemaisonmel'ontassuré.»

L'écolier,étonnéd'unsilongsommeil,craignitd'abordquesonaventureaveclediableboiteuxnefûtqu'uneillusion;maisilnepouvaitlecroire,etlorsqu'ilserappelaitcertainescirconstances,ilnedoutaitplusdelaréalitédecequ'ilavaitvu; cependant, pour en être plus certain, il se leva, s'habilla promptement, etsortitavecdonLuis,qu'ilmenavers laporteduSoleil, sans luidirepourquoi.Quand ils furent arrivés là, et que don Cléofas aperçut l'hôtel de don Pèdrepresque tout réduit en cendre, il feignit d'en être surpris. «Que vois-je? dit-il;quelravagelefeuafaitici!Aquiappartientcettemalheureusemaison?Ya-t-illongtempsqu'elleestbrûlée?»

DonLuisdeLujanréponditàsesdeuxquestions,etluiditensuite:«Cetincendie

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faitmoinsdebruitdanslavilleparledommageconsidérablequ'ilacausé,quepar une particularité que je vais vous apprendre. Le seigneur don Pedro deEscolanoaunefilleuniquequiestbellecommelejour;onditqu'elleétaitdansune chambre remplie de flammes et de fumée, où elle devait périrnécessairement,etquenéanmoinselleaétésauvéeparunjeunecavalierdontjenesaispointencorelenom;celafaitlesujetdetouslesentretiensdeMadrid.Onélève jusqu'auxnues lavaleurdececavalier, et l'oncroitque,pourprixd'uneaction si hardie, quoiqu'il ne soit qu'un simple gentilhomme, il pourra bienobtenirlafilleduseigneurdonPèdre.»

LéandroPerezécoutadonLuissansfairesemblantdeprendrelemoindreintérêtàcequ'ildisait;puis,sedébarrassantbientôtdeluisousunprétextespécieux,ilgagnalePrado,oùs'étantassissousdesarbres,ilseplongeadansuneprofonderêverie.Lediableboiteuxvintd'abordoccupersapensée.«Jenepuis,disait-il,tropregrettermoncherAsmodée;ilm'auraitfaitfaireletourdumondeenpeudetemps,etj'auraisvoyagésanséprouverlesincommoditésdesvoyages:jefaissansdouteunegrandeperte;mais,ajoutait-ilunmomentaprès,ellen'estpeut-être pas irréparable: pourquoi désespérer de revoir ce démon? Il peut arriver,comme il me l'a dit lui-même, que le magicien lui rende incessamment laliberté.»PensantensuiteàdonPèdreetàsafille,ilpritlarésolutiond'allerchezeux,pousséparlaseulecuriositédevoirlabelleSéraphine.

Dèsqu'il parutdevantdonPedro, ce seigneur courut à lui lesbrasouverts, endisant:«Soyezlebienvenu,généreuxcavalier;jecommençaisàmeplaindredevous.Héquoi!disais-je,donCléofas,aprèsles instancesqueje luiaifaitesdemevenirvoir,estencoreàs'offriràmesyeux?Qu'ilrépondmalàl'impatiencequej'aideluitémoignerl'estimeetl'amitiéquejesenspourlui!»

Zambullo baissa respectueusement la tête à ce reproche obligeant, et dit auvieillard,pours'excuser,qu'ilavaitcraintdel'incommoderdansl'embarrasoùilavait jugé qu'il devait être le jour précédent. «Je ne suis pas satisfait de cetteexcuse,répliquadonPedro;vousnesauriezêtreincommodedansunemaisonoùl'on serait, sansvotre secours,dansuneplusgrande tristesse.Mais, ajouta-t-il,suivez-moi, s'il vous plaît: vous avez d'autres remercîments que les miens àrecevoir.» En parlant de cette sorte, il le prit par la main et le conduisit àl'appartementdeSéraphine.

Cette dame venait de faire la sieste: «Ma fille, lui dit son père, je viens vous

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présenter legentilhommequivousasicourageusementsauvélavie:marquez-lui jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce qu'il a fait pour vous, puisquel'étatoùvousétiezavant-hiernevouslepermitpas.»AlorslaseñoraSéraphina,ouvrant une bouche de rose, adressa la parole à Léandro Perez, et lui fit uncomplimentquicharmeraittousmeslecteurs,sijepouvaislerapportermotpourmot;mais comme il nem'apoint été rendu fidèlement, j'aimemieux lepassersoussilencequedeledéfigurer.

Jedirai seulementquedonCléofas crutvoir et entendreunedivinité; qu'il futprisenmêmetempsparlesyeuxetparlesoreilles:ilconçutaussitôtpourelleunamour violent; mais, bien loin de la regarder comme une personne qu'il nepouvaitmanquerd'épouser, ildouta,malgré toutceque ledémon luiavaitdit,que l'on voulût payer d'un si beau prix le service qu'on s'imaginait qu'il avaitrendu.Plusillatrouvaitcharmante,moinsilosaitseflatterdel'obtenir.

Cequiachevadelerendretoutàfaitincertaind'unsigrandavantage,c'estquedonPedro,danslalongueconversationqu'ilseurentensemble,netouchapointcettecorde-là,etnefitquel'accablerd'honnêtetés,sansluilaisserentrevoirqu'ileût lamoindre envie d'être son beau-père.De son côté, Séraphine, aussi polieque lepapa, tintdesdiscourspleinsdereconnaissance,sansseservird'aucuneexpressionquipûtdonnersujetàZambullodepenserqu'ellefûtamoureusedelui;desortequ'ilsortitdechezleseigneurEscolanoavecbeaucoupd'amouretfortpeud'espérance.

«Asmodée, mon ami! disait-il en s'en retournant au logis, comme s'il eût étéencore avec ce diable, quand vousm'avez assuré que don Pedro était dans ladisposition deme faire son gendre, et queSéraphine brûlait d'une vive ardeurquevousluiavezinspiréepourmoi,ilfautquevousayezvouluvouségayeràmesdépens,oubienvousm'avouerezquevousne savezpasmieux leprésentquel'avenir.»

Notreécolierfutfâchéd'avoirétéchezcettedame;etregardantlapassionqu'ilsentaitpourellecommeunamourmalheureuxqu'ilfallaitvaincre,ilrésolutdene rien épargner pour cela: il fit plus: il se reprocha le désir qu'il avait eu depoussersapointe,supposéqu'ileûttrouvélepèredisposéàluiaccordersafille,etilsereprésentaqu'ilétaithonteuxdedevoirsonbonheuràunartifice.

IlétaitencorepleindecesréflexionslorsquedonPedro,l'ayantenvoyéchercher

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lejoursuivant,luidit:«SeigneurLéandroPerez,ilesttempsquejevousprouvepar des actions qu'en m'obligeant vous n'avez pas fait plaisir à un de cescourtisansquisecontenteraient,àmaplace,devousdonnerde l'eaubénitedecour; je veux que Séraphine soit elle-même la récompense du péril que vousavezcourupourelle;jel'aiconsultéelà-dessus,etjelavoisprêteàm'obéirsansrépugnance. Je vous dirai même que j'ai reconnu mon sang quand je lui aiproposépourépouxsonlibérateur:elleenamarquésajoieparuntransportquim'afaitconnaîtrequesagénérositérépondaitàlamienne.C'estdoncunechoserésolue,vousépouserezmafille.»

Aprèsavoirainsiparlé,lebonseigneurdeEscolano,quis'attendaitavecraisonquedonCléofas lui rendraitde très-humblesgrâcesd'unesigrande faveur, futassez surpris de le trouver interdit et embarrassé. «Parlez,Zambullo, lui dit-il:quefaut-ilquejepensedudésordreoùvousmetlapropositionquejevousfais?Quipeutvousrévoltercontreelle?Unsimplegentilhommedoit-il se refuseràunealliancedontungrandse tiendraithonoré?Lanoblessedemamaisona-t-ellequelquetachequej'ignore?

—Seigneur,réponditLéandro,jenesaisquetropladistancequelecielamiseentrenous.—Pourquoidonc,repritdonPèdre,paraissez-voussipeucontentd'unmariagequivous fait tantd'honneur?Avouez-le-moi,donCléofas,vousaimezquelquedamequiareçuvotrefoi,etsonintérêts'opposeencemomentàvotrefortune.—Si j'avais unemaîtresse à qui je fusse lié par des serments, réponditl'écolier, rien sans doute ne serait capable deme les faire trahir.Mais ce n'estpoint cette raison qui m'empêche de profiter de vos bontés: un sentiment dedélicatesseveutquejerenonceauglorieuxétablissementquevousmeproposez;et,loindevouloirabuserdevotreerreur,jevaisvousdétromper:jenesuispointlelibérateurdeSéraphine.

—Qu'entends-je! s'écria le vieillard fort étonné; ce n'est pas vous qui l'avezdélivréedes flammesqui l'allaientconsumer?Cen'estpointvousquiavezfaitune action si hardie?—Non, Seigneur, répondit Zambullo: tout mortel l'auraitvainement entrepris, et je veux bien vous apprendre que c'est un diable qui asauvévotrefille.»

CesparolesaugmentèrentlasurprisededonPedro,qui,necroyantpaslesdevoirprendre au pied de la lettre, pria l'écolier de parler plus clairement. AlorsLéandro,sanssesoucierdeperdrel'amitiéd'Asmodée,racontatoutcequis'était

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passéentrecedémonetlui.Aprèsquoilevieillardrepritlaparole,etditàdonCléofas: «La confidence que vous venez de me faire me confirme dans ledessein de vous donner ma fille: vous êtes son premier libérateur. Si vousn'eussiez pas prié le diable boiteux de l'arracher à lamort qui lamenaçait, iln'aurait pasmanqué de la laisser périr. C'est donc vous qui avez conservé lesjoursdeSéraphine;enunmot,vouslaméritez,etjevousl'offreaveclamoitiédemonbien.»

LéandroPerez,àcesmotsqui levaient toussesscrupules,se jetaauxpiedsdedonPèdrepourleremercierdesesbontés.Peudetempsaprès,cemariagesefitavecunemagnificenceconvenableàl'héritièreduseigneurdeEscolano,etàlagrandesatisfactiondesparentsdenotreécolier,lequeldemeuraparlàbienpayédequelquesheuresdelibertéqu'ilavaitprocuréesaudiableboiteux.

FINDUDIABLEBOITEUX.

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APPENDICEAUDIABLEBOITEUX

I.PASSAGESDELAPREMIÈREÉDITIONSUPPRIMÉSDANSCELLEDE1726.

ChapitreIII,aprèslerécitdelaquerelled'Asmodéeavecunautredémon:

Laissonslàcettebelleassemblée,ditD.Cléofas,etcontinuonsd'examinercequisepasseencetteville.—J'yconsens, reprit lediable; rionsunpeudecevieuxmusicienquichanteunechansonpassionnéeàsajeunefemme.Ilveutqu'elleenadmirel'air,qu'ilvientdecomposer;maiselleenaimemieuxlesparoles,parcequ'elles sontd'unbeaucavalierdontelleest aimée, etqui lesadonnéesà sonmaripourlesmettreenchant.

Mêmechapitre,aprèsl'articledusouffleur:

Et qui sont, reprit l'écolier, ces femmes que je vois à table dans la maisonvoisine?—Ce sont deux fameuses courtisanes, répartit le diable; et ces deuxcavaliersquifontladébaucheavecellessontdeuxdesplusgrandsseigneursdelacour.—Ah!qu'ellesmeparaissentjoliesetamusantes!ditdonCléofas; jenem'étonnepassilesgensdequalitélescourent.(Lasuiteàpeuprèscommedansl'histoiredestroisGaliciennes,t.I,p.33denotreédition.)

ChapitreVI,après l'histoiredupalefrenier somnambule (T. II, p.117denotreédition):

Quisontcesdames,ditD.Cléofas,que jevoisprêtesà secoucher?—Cesontdeux sœurs coquettes qui logent ensemble. Elles s'entretiennent depuis septheuresdumatinjusqu'àcemomentd'habitsetd'ameublementsqu'ellesontenvied'acheter, et elles ont pris tant de plaisir à cet entretien que, pour n'être pasinterrompues,ellesn'ontpasmêmevouluvoird'aujourd'huileursamants.

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Mêmechapitre,aprèsl'histoireducharivari(T.I,p.32denotreédition):

Malgrélebruitdecettesérénade,ditD.Cléofas,j'enentends,cemesemble,unautre.—Oui, dit le démon. Ce bruit part d'un café où il y a quelques beaux-espritsquidisputentdepuiscinqheures,etque lemaîtrenesauraitchasser. Ilsparlentd'unecomédiequiaétéreprésentéeaujourd'huipourlapremièrefois,etdontlareprésentationaététroubléepardeshuéesetdessifflets.Lesunsdisentqu'elle estbonne, les autres soutiennentqu'elle estmauvaise. Ils envontvenirtoutàl'heureauxgourmades,finordinairedecesdisputes.

Chapitre VIII, après l'histoire du cabaretier accusé d'avoir empoisonné unAllemand(T.I,p.110denotreédition):

Lesecondestunbourgeoisemprisonnépouravoirservidecautionàunlicenciéquivoulaitemprunterdeuxcentspistolespourmarierbrusquementsaservante.

Mêmechapitre,aprèsl'histoiredumaîtreàdanser(T.I,p.111):

Leplusjeuneaétédécouvertdéguiséenfilledansuncouventdereligieuses.

Mêmechapitre,aprèsl'histoiredelasorcière(T.I,p.111):

Considérezdans la chambreprochainecesdeuxprisonniersqui s'entretiennentau lieu de se reposer. Ils ne sauraient dormir. Leurs affaires les inquiètent, et,franchement,ellessontassezdélicates.Lepremierestunjoaillieraccuséd'avoirrecélédespierreriesdérobées.L'autreestunpolygame.Ilyasixmoisqu'ilsemariaparintérêtavecunevieilleveuveduroyaumedeValence.Ilaépouséparinclination,peude tempsaprès, une jeunepersonnedeMadrid, et lui adonnétout lebienqu'ilareçudelaValencienne.Sesdeuxmariagessesontdéclarés.Sesdeuxfemmeslepoursuiventenjustice.Cellequ'ilaépouséeparinclinationdemandesamortpar intérêt,etcellequ'ilaépouséepar intérêt lepoursuitparinclination.

ChapitreIX,aprèsl'histoiredelamarquisequilitHippocrate(T.I,p.153):

Apprenez-moi,jevousprie,ditl'écolier,cequ'afaitaujourd'huicertainhommequejevois,cegrandpersonnagesecetdécharnéquisepromènedansunepetite

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chambre, lesbrascroisés; je jugequ'ila la têteembarrassée.—Vousn'en jugezpointmal, répondit ledémon.C'estunauteurdramatique.Comme il entend lalangue française, il s'est donné la peine de traduire leMisanthrope, l'une desmeilleures comédies deMolière, fameux auteur français. Il l'a fait représenteraujourd'huisurlethéâtredeMadrid,etelleaététrès-malreçue.LesEspagnolsl'onttrouvéeplateetennuyeuse.C'estcettepiècequifaitdanslecafélesujetdeladisputedontvousavezentendulebruit.

—Eh pourquoi, reprit don Cléofas, cette comédie a-t-elle eu en Espagne cemalheureuxsort?—C'est,réponditlediable,quelesEspagnolsn'aimentquelespièces d'intrigues, demême que les Français ne veulent que des comédies decaractère.—Sur ce pied-là, répliqua l'écolier, si l'on jouait présentement enFrance nos plus belles pièces, elles n'y réussiraient pas.—Sans doute, ditAsmodée.CommelesEspagnolssontcapablesd'uneextrêmeattention,ilssontbien aises qu'on les jette dans un embarras agréable. Ils suivent sans peinel'action la plus composée. Les Français, au contraire, n'aiment pas qu'on lesoccupe.Leur esprit seplaît à sedétacher, et ils prennentplaisir àvoir tournerleurprochainen ridicule,parcequecela flatte leurhumeur satirique.Enfin, legoût des nations est différent.—Mais quelle sorte de comédie est lameilleure,répliquadonCléofas, d'unepièced'intrigueoude caractère?—C'est une chosefort problématique, répartit le diable. Il n'en faut pas croire là-dessus lesEspagnols ni les Français. Puisqu'ils sont parties en cette affaire, ils n'ensauraient être juges. Je ne la dois pas juger non plus, moi, parce qu'étant ledémondelaluxure,jeprotégeégalementtouslesthéâtres.

Mêmechapitre,lepassagerelatifauxdeuxentremetteuses(T.I,p.101)estpluslongdanslapremièreédition,etsetermineainsi:

Bon!s'ilyena!réponditlediable;ilyenapartout,etprincipalementenFrance;maisilfautavoirunméritereconnupouryentrouver,etjevousdiraiàcesujetqu'àParis,cesjourspassez,unchevalierd'industries'entretenantlà-dessusavecun de ses amis, lui disait: «Parbleu, mon cher, il faut que je sois bienmalheureux!Ilyaquinzejoursentiersquejechercheunefemmetributaire.Jeparcours tous lesmatins les églises.L'après-dînée, j'épluche toutes les beautésdesTuileries.Jememontreàl'Opéra.JeparaistoutdébrailléàlaComédie,oùtantôtjemecouchesurlesbancsduthéâtre,ettantôtjemetiensdeboutderrièreles acteurs. Cependant tout cela nememène à rien. Je n'ai pasmême encore

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trouvé une bonne fortune sexagénaire, tandis que les plus jeunes et les plusaimablespersonnesdeParis sontenproieauchevalierdeTiremailles,quin'a,sansvanité,nimataillenimajeunesse.—Oh!net'ytrompepas!interrompitsonami;lechevalierdeTiremaillesestunfameuxlibertin.Ilaruinédeuxfemmes.Ilaeudesaffairesd'éclat.Ilalameilleureréputationdumonde.»

ChapitreX,aprèsl'histoiredeZanubio(T.I,p.162):

Immédiatement après Zanubio, continua le diable, est un marchand que lanouvelled'unnaufragearendufou.Danslalogesuivanteestrenferméunsoldatquin'apurésisteràladouleurd'avoirperdusagrand'mère.—Etlejeunehommequisuitcebonsoldat,ditdonCléofas,quelestlegenredesafolie?—Oh!pourcelui-là,réponditAsmodée,c'estunpauvregarçonnéimbécile.C'estlefilsd'uneHollandaiseetd'ungroscommisdeladouane.

Plusloin,danslemêmechapitre,l'histoiredesfollescommenceainsi:

La première, reprit Asmodée, est une vieille marquise qui aimait un jeuneofficierquiservaitenFlandres.Elleluiavaitdonnéunegrossesommepourfairesa campagne. Elle s'avisa de consulter une devineresse pour savoir ce qu'ilfaisait. La devineresse le lui montra dans un verre. La marquise le vit auxgenouxd'unejeuneFlamande,etelleenaperdul'esprit.

Plusloin,mêmechapitre,aprèsl'histoiredelafemmeducorrégidor:

Latroisièmeestuneprocureusequipressaitsonmarideluiacheterunecroixdediamantsdedixmilleducats.Iln'enavoulurienfaire.Elleenestdevenuefolle.Après la procureuse est une coquette à qui la tête a tourné de dépit d'avoirmanqué un grand seigneur dont elle avait médité la ruine.—Dans ces deuxpetites loges au-dessous de ces dames, il y a deux servantes qui ont perdul'esprit,l'unededouleurden'êtrepassurletestamentd'unvieuxgarçonqu'elleaservi, et l'autre de joie en apprenant la mort d'un riche trésorier dont elle estuniquehéritière.

ChapitreXI,aprèsl'histoiredesdeuxfemmesquiserajeunissent(T.I,p.196):

Jeremarquedansunemêmemaison,poursuivitAsmodée,deuxhommesquine

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sont pas trop raisonnables. L'un est un aventurier qui va tous les jours auxaudiencesdesgrandsseigneurs.Ilestassezfoupourcroirequ'unquartd'heureaprèsqu'illeuraparléilssesouviennentencoredecequ'illeuradit.

Même chapitre, après l'histoire du licencié qui fait imprimer ses œuvres dejeunesse(T.I,p.200):

Jedécouvredanslevoisinagedecelicenciéundesmeilleursauteursquevousayez.C'estunexcellentesprit.Sesouvragessontpleinsdeselattique. Ils sontparsemés de pensées fines et brillantes. Il a des tours neufs, des expressionshardies et toujours heureuses. Passons à son voisin: c'est un homme...—Eh!n'allezpassivite!interrompitavecprécipitationdonCléofas;vousneditesquedu bien de cet auteur, et vousme lemontrez avec des fous.—Ah! il est vrai,repritlediable;j'oubliaissondéfaut.Quandillitsespièces,ils'arrêteàtouslesendroits qui lui paraissent mériter des applaudissements, pour laisser à sesauditeurs le temps de lui en donner, et pour en savourer lui-même toute ladouceur.

Même chapitre, après l'histoire du bachelier qui achète pour enrichir soninventaire(T.I,p.201):

Il demeure chez ce bachelier un auteur qui réussit dans un genre d'écrire fortsérieux.Iln'estproprequ'àcequ'ilfait.Cependantilsecroitpropreàtout,etilne veut point faire de comédies, parce que son comique serait, dit-il, trop finpour affecter le parterre. S'il disait trop froid, je me garderais bien de mettreparmilesfousunhommesiraisonnable.

Etquelqueslignesplusloin:

Mais avant que de quitter le lieu où nous sommes, il faut que je vous parleencored'uncertainauteurquejeviensd'apercevoir.C'estunhommequipossèdelesauteursgrecsetlatins.Ilemprunted'euxtouteslespenséesqu'ilmetdanssesouvrages. Cependant il se croit original, et il ne traite de plagiaires que lesauteursquipillentLopeouCalderon.

Le chapitre XII,Des Tombeaux, débute par plusieurs histoires supprimées en1726:

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Lepremierdeceshuittombeauxquevousapercevezàmaindroiterenfermelecorps d'un jeune amantmort de chagrin de n'avoir pas remporté le prix d'unecoursedebagues.Danslesecondestunavarequis'estlaissémourirdefaim,etdansletroisièmesonhéritier,mortdeuxansaprèsluipouravoirfaittropbonnechère.Ilyadanslequatrièmeunpèrequin'apusurvivreàl'enlèvementdesafilleunique.Danslesuivantestunjeunehommeemportéparunepleurésiepouravoirprisdesremèdesrafraîchissants.

Puisvientl'histoiredel'officierquesafemmetrompait,etensuite:

Leseptièmecacheunevieillefilledequalité,laideetpeuriche,quelatristesseetl'ennuiontconsumée;etdansledernierreposelafemmed'untrésorier,mortededépit d'avoir été obligée, dansune rue étroite, de faire reculer son carrossepourlaisserpasserceluid'uneduchesse.(V.t.I,p.175.)

Ensuiteviennentl'histoireduvieuxmarietdesajeunefemme(T.I,p.223),etcelleduchanoinemortpouravoirfaitsontestament,aprèsquoionlit:

Auprèsdecetimprudentchanoineestunebelledameimmoléeauxsoupçonsdesonmari jaloux.Dans lequatrièmeest undévotqui aperdu laviepour s'êtrepromené dans son jardin une demi-heure sans parasol, et dans le dernier unedévotepours'êtrefaitsaignertropsouventparprécaution.

Après l'histoire duFrançais assassiné pour avoir donné de l'eau bénite à unedame:

Icigîtuncomédienqueledéplaisird'alleràpied,pendantqu'ilvoyaitlaplupartdesescamaradesenéquipage,aconsumépeuàpeu.

Aprèsl'histoiredelavestalemorteencouches:

Et près d'elle repose un auteur dramatique qui mourut subitement d'envie aubruitdesapplaudissementsduparterre,àlapremièrereprésentationd'unepièced'undesesamis.

ChapitreXVI,desSonges.Immédiatementaprèslesréflexionssurlajalousiedes

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femmes,ontrouve:

Al'égarddedonaThéodora,ditl'écolier,soncaractèremecharme.Unefemmemourir de regret d'avoir perdu sonmari!Omerveille de nos jours!—Cela estadmirable,assurément,interrompitledémon.L'onenterra,ilyadeuxmois,unavocatdontlaveuveneressemblepointàcelle-ci.L'avocatétantàl'agonie,safemmeenpleurscédaauxempressementsdesafamille,qui,pourluiépargnerlavue d'un si triste spectacle, l'enleva de sa maison. Mais avant que de sortir,l'avocate affligée appelle sa femme de chambre: «Béatrix, lui dit-elle, aussitôtquemonchermariseramort,vaportercettefâcheusenouvelleàdonCarlos,etdis-luiquej'ensuissitouchéequejeneleveuxvoirdedeuxjours.»

L'histoiredelacomtessefemmeducomtegalantetlibéralestracontéeainsi:

C'est une liseuse de romans, une tête pleine d'idées de chevalerie.Elle fait unsonge assez plaisant: elle rêve qu'elle est impératrice de Trébisonde, qu'onl'accused'adultère,etquetousleschevaliersquiseprésententpoursoutenirsoninnocencesontvaincusparsesaccusateurs.

Aprèsl'histoireduvicomteAragonais:

Si jeneme trompe,ditdonCléofas, j'aperçoisdans lamêmemaisonun jeunehommequiritendormant.—Vousnevoustrompezpas,répartit lediable;c'estunbachelierqui faitunsonge fortagréable: il rêvequ'unvieillarddesesamisépouse une belle et jeune personne; mais je remarque à deux pas de là troishommesquifontdessongesbienmortifiants.

Lepremierestunsouffleurquirêvequ'ondonneuncurateuràunmarquisdontilcommenceàsoufflerlepatrimoine.

Puisviennentl'histoiredesdeuxfrèresmédecinsetcelled'uncourtisanquirêvequeleministreleregardedetravers,etensuite:

Jevoisencoreuncourtisanquivientdese réveillerensursaut. Il rêvait toutàl'heurequ'ilétaitsurlesommetd'unemontagne,avecdeuxautrespersonnesdelacour,quil'ontpoussésansqu'ilyaitprisgardeetl'ontfaittomberdehautenbas.

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Aprèsl'histoiredulicenciéquidéfendl'immortalitédel'âme:

Auprèsdulicenciédemeureuncomédienquisongequ'ilréponddesduretésàunauteurquiluifaitdescompliments.

Je remarque dans un hôtel garni deux hommes qui font des songes que je neveuxpointpassersoussilence.L'unestunItaliendel'AcadémiedelaCrusca.Ilrêve qu'il lit à quelques-uns de ses confrères unmauvais poëme de sa façon,qu'ilsapplaudissentàcharged'autant.

Suitl'histoiredeFanfarronico,aprèslaquelleonlit:

Vis-à-visde l'hôtelgarni,unnotairefaitsarésidence.Vousvoyezsafemmeetluicouchésdansdeuxpetitslits jumeaux.Ilsfonttousdeuxencemomentdessonges bien différents: le mari rêve qu'il rafraîchit une vieille écriture, etmadame sa femmesongequ'elle est chezunmarchand,où elle achète et payeargent comptant une riche étoffe, aumême prix qu'une duchesse l'a refusée àcrédit.

Cettehistoireestladernièredel'éditionoriginale.Immédiatementaprèsvientledénouement:

Asmodéeallaitcontinuer,maisilluiprittoutàcoupunfrissonquil'enempêcha.L'écolierluidemandapourquoiiltremblait:«Ah!seigneurdonCléofas,réponditle démon, je suis perdu. Le magicien qui me tenait en bouteille vient des'apercevoirdema fuite. Ilm'appelle; ilmemenace. Il faitdes conjurations sifortes que tout l'enfer en retentit. Il faut que j'obéisse à sa voix. Je vais vousporter dans votre appartement, et puis je vole au galetas funeste d'où vousm'avez tiré.»Enachevantcesmots, il embrassa l'écolier, l'enlevaetdisparut àsesyeux,aprèsl'avoirtransportédanssachambre.

II.Dédicacedelapremièreédition.

AUTRÈS-ILLUSTREAUTEURLOUISVELEZDEGUEVARA.

Souffrez, seigneur de GUEVARA, que je vous adresse cet ouvrage. Il n'est pas

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moinsdevousquedemoi.VotreDiabloCojuelom'enafourniletitreetl'idée.J'enfaisunaveupublic.Jevouscèdelagloiredel'invention,sansapprofondirsiquelqueauteurgrec,latinouitaliennepourraitpasjustementvousladisputer.

Jediraimêmequ'enyregardantdeprès,onreconnaîtradanslecorpsdecelivrequelques-unesdevospensées;carjevousaicopiéautantquemel'apupermettrelanécessitédem'accommoderaugoûtdemanation.

Celanem'empêchepasderendrejusticeàvotreCojuelo. Je lecroisdignedesapplaudissementsqu'ilareçusenEspagneetdubruitqu'ilafaitparticulièrementenAragon, où vous l'avezmis en lumière. Je conçois bien que vos façons deparlerfigurées,vosimagesbizarresetvospenséesextraordinairesontputrouverchezvousdesapprobateurs;maisvousdevezconcevoiraussiquedeshommesnéssousunautreclimatenpeuvent jugerautrement.LesFrançaissurtout,euxquiontlajustesseetlenaturelenpartage,nelesgoûteraientpas.Jemesuisdoncsouvent écarté du texte, ou, pourmieux dire, j'ai fait un nouveau livre sur lemêmefonds.

C'estainsiquej'aitraitéleseigneurAlonsoFernandezdeAvellaneda.Jen'aipastraduit plus fidèlement son D. Quichotte que votre Cojuelo. Cependant cetAvellaneda,quiavaitdéjàsubilesortdesécrivainsabandonnésdeslecteurs,estprésentement en quelque réputation parmi nous, au lieu que si je l'avais suivilittéralement,onmesauraitmauvaisgrédel'avoirtirédel'oubli.

J'espèrequevous aurez lamêmedestinée.Si jen'ai puprêter àvotreCojuelotouslesagrémentsdontilabesoinpourplaireànosFrançais,jecroisdumoinsneluiavoirrienlaisséquidoivelerebuter.Aprèstout,vousnerisquezrien.Silelivren'apointdesuccès,vousêtesendroitdedirequejel'aitellementdéfiguréqu'il n'est pas reconnaissable. Et s'il réussit, vous m'aurez obligation de vousavoirprocuré l'estimedegensdontpeut-êtresansmoivousn'auriez jamaisétéconnu.

III.Dédicacede1726.

AUTRÈS-ILLUSTREAUTEURLOUISVELEZDEGUEVARA.

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C'estàvous,seigneurdeGuevara,quej'aidédiécetouvragedanssanouveauté.Si je me fis un devoir alors de vous rendre cet hommage, rien ne doit medispenseraujourd'huidevouslerenouveler.J'aidéjàdéclaréetjedéclareencorepubliquementquevotreDiabloCojuelom'ena fourni le titreet l'idée.Ainsi jevous cède l'honneur de l'invention, sans vouloir, comme je vous l'ai dit,approfondir si quelque auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justementvousledisputer.

J'avoueraimêmeencorequ'enyregardantdeprès,onreconnaîtraitdanslecorpsdecelivrequelques-unesdevospensées.Plûtaucielqu'ilyeneûtdavantage,etquelanécessitédem'accommoderaugéniedemanationm'eûtpermisdevouscopierexactement!J'auraisfaitgloired'êtrevotretraducteur;maisj'aiétéobligédem'écarter du texte, ou, pourmieuxdire, j'ai fait unouvragenouveau sur lemêmeplan.

Souslaformequejeluiaiprêtéed'abord,ilaétéréimpriméenFrance,jenesaiscombiende fois.Nousavonspartagé tousdeux l'honneurdusuccèsqu'ilaeu;mais,quedis-je,partagé?J'aipassé,àParis,pourvotrecopiste,etjen'aiétélouéqu'ensecond.Ilestvrai,enrécompense,qu'àMadrid lacopieaété traduiteenespagnoletqu'elleyestdevenueunouvrageoriginal.

J'endonneaujourd'huiunenouvelleéditionquejevousadresseencore,SeigneurLouis Velez; mais, pour la rendre plus digne de revoir le jour après dix-neufannées,ilafalluleretoucheretleremettre,pourainsidire,àlamode.Quoiquelemondesoittoujourslemême,ils'yfaitunesuccessioncontinuelled'originauxquisembleyapporterquelquechangement.

Jen'aipasseulementcorrigél'ouvrage;jel'airefonduetaugmentéd'unvolume,que les sottises humaines m'ont aisément fourni. C'est une source de tomesinépuisable; mais je n'ai point entrepris de l'épuiser. J'abandonne ce travailimmense à quelqu'un de ces auteurs laborieux qui veulent bien employer unelonguevie àmériter d'occuper une toise deplacedans les bibliothèques.Pourmoi,quibornemonambitionàégayerpendantquelquesheuresmeslecteurs,jemecontentedeleuroffrirenpetituntableaudesmœursdusiècle.

Après avoir reconnu, Seigneur de Guevara, que votre Diable a toujourshypothèque sur le mien, il faut encore confesser, pour la décharge de maconscience,quej'aiempruntédesversetquelquesimagesdeFranciscoSantos,

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auteurdulivreintitulé:DiaynochedeMadrid.Quoiquelelarcinnesoitpasdegrandeimportance,jedéclarequejel'aifait,afinquequelquemauvaisplaisantne vienne pas me comparer aux voleurs qui, pour vendre impunément unevaissellequ'ilsontvolée,enôtentlesarmoiries.

Puisselepublicrecevoiraussifavorablementcettedernièreéditionqu'ilareçulapremière. Je n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique l'ouvrage soit plusnouveau qu'il n'était et que j'aie fait demonmieux pour engager ceux qui lelirontàyprendreunnouveaugoût.

IV.TABLEANALYTIQUE.

La lettre A désigne l'ouvrage espagnol de Louis Velez deGuevara,ElDiablocojuelo;lalettreB,l'éditionoriginaleduDiableboiteux.

L'astérisque(*)indiquelespassagesajoutésen1726.

TOMEI

CHAPITREI.Queldiablec'estqueleDiableboiteux.OùetparquelhasardDonCléofasLéandroPerezZambullofitconnaissanceaveclui(A,trancoI;B,chap.I.)

On est à Madrid. Il est minuit. Léandro Perez, surpris chez Dona Tomasa etpoursuiviparquatrespadassins,sesauvesurlestoits.P.1.(DansGuevara,ilestpoursuiviparlajustice,àl'instigationdeladame,quiveutsefaireépouser.)—Guidé par une lumière qu'il aperçoit, il se réfugie dans un grenier qui sert delaboratoireàunmagicien.P.2.—IlentendlessoupirsduDiableboiteux,quelemagicien tient enfermédansunebouteille.Cequec'estque leDiableboiteux.QuellessontsesfonctionsetcellesdeLucifer,Uriel,etc.P.3.—PromessesquefaitleDiableboiteux.Cléofasledélivre.Portraitdudémon.P.7.

CHAPITREII.Suitedeladélivranced'Asmodée(A,trancoI;B,chap.II.),11.

PourquoiAsmodéeestboiteux,12(CeciestautrementexpliquédansGuevara).—Terreurqu'inspirelemagicienauDiableboiteux.Commentcelui-cis'estattiré

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sahaine,13.

CHAPITRE III.Dans quel endroit le Diable boiteux transporta l'écolier, et despremièreschosesqu'illuifitvoir,16.

AsmodéeemporteLéandrosurlatourdeSanSalvador.Illuiproposedeluifairevoir tout ce qui se passe dansMadrid, en enlevant les toits des maisons (A,tranco I,16).—L'avareet seshéritiers,18.—Lavieillecoquetteet sescharmesd'emprunt,18.—Levieuxgalant,19(A,tr.II).—Lavieillequiserajeunit,19(B,chap.VI).—Leconcertridicule,19(B,ch.XVI).—Leseigneurauxbilletsdoux,20.—DoñaFabulaenmald'enfant,20(A,tr.II).—Levieuxquivaausabbat,21(A, tr. II).—Quel fut le démêlé qu'eut Asmodée avec un de ses confrères, 21(autrement racontédansA, tr. II).—Lesouffleur,22 (A, II).—L'apothicaire, safemmeetsongarçon,22.—Leprélatquitousse,23.—Lepoëtetragique,23.—*L'épîtredédicatoire,25.—Lesvoleurschezlebanquier,25(A,II).—Lemarquisà l'échelledesoie,25(A,II).—Legreffieretsondémon,26.—Etrangepudeurd'uneveuve(B,ch.VI).—*LebachelierDonoso,27.—*L'amoureuxtransi,28.—Lecontadorquiveutfonderunmonastère,29(B,ch.VI).—*Laveuveetlesdeux conseillers, 29.—* Les deux joueurs qui s'entretuent, 29.—Le chanoinefrappéd'apoplexie,31(B,ch.VI).—Lesdeuxfrèresmortsdelamêmemaladie,31, (B, ch.VI).—Lecharivari, 32 (B, ch.VI).—*Le trio ridicule,32.—*LestroisGaliciennes,33.

CHAPITREIV.HistoiredesamoursducomtedeBelfloretdeLéonordeCespedes,34.

Lafemme,lejeunemarietlevieilamant,69(B,ch.VI).

CHAPITREV.SuiteetconclusiondesamoursducomtedeBelflor(B,chap.V),70.

CHAPITREVI.DesnouvelleschosesquevitDonCléofas,etdequellemanièreilfutvengédeDonaTomasa,99.

Legrandseigneurendetté,99.—*Leprésidentquivachezl'Asturienne,100.—Le compilateur, 100.—Les deux entremetteuses, 101 (B, chap. IX).—L'impressionclandestine,103.—L'inquisiteurmalade,104(B,ch.IV).—CombatdesrivauxdeDonCléofas,108(B,chap.VII).

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CHAPITREVII.Desprisonniers(B,chap.VIII),109.

Lecabaretierempoisonneur,110.—L'assassindeprofession,110.—Lemaîtreàdanser, 111.—L'amoureux arrêté comme voleur, 111.—La feinte sorcière, 111.Le cabaretier et le sergent, 112.—Le valet de chambre accusé de viol, 118.—L'écuyerdeladuchesse,119.—Lechirurgienquiasaignésafemme,120.—*Legentilhommequiatuésonfrère,121.—*Domingoetlemaîtred'hôtel,122.—*LeCastillanquiasouffletésonpère,137—*Lesvoleursdegrandcheminquis'évadent,137.—Lesvingtoutrentefilous,138.

CHAPITREVIII.AsmodéemontreàDonCléofasplusieurspersonnes,etluirévèlelesactionsqu'ellesontfaitesdanslajournée(B,chap.IX),136.

Lecapitaineet l'usurier,139.—Lesdeux fillesquiontperdu leurpère,142.—L'aventurière aragonaise, 143.—Le cavalier qui a écrit des lettres, 143.—*Lemari qui s'endort aux reproches de sa femme, 145.—La comtesse qui litHippocrate,153.—*Lemendiantmanchot,154.—*Lepoëteetlepeintre,155.—Lebanquieretsonpèrelesavetier,156.

CHAPITREIX.Desfousenfermés(B,chap.X),161.

Lenouvellistecastillan,161.—*Lelicenciéquisecroitarchevêque,161.—*Lepupille enfermé par son tuteur, 162.—Le grammairien, 162 (A, tr. III).—Lemarchandruiné,162.—LecapitaineZanubio,162.—*Lemarifoudelamortdesafemme,170.—Leportierenrichi,171.—L'amoureuxfou,171.—Sachanson,172.—Chansonfrançaise,172.—*L'envieux,173.—*Levieuxsecrétaire,173.—Le Mécène ruiné, 174.—La femme du corrégidor, 175.—La femme duconseiller,175.—Labourgeoisequivoulaitépouserungrandseigneur,175.—*DoñaBéatrixetDoñaMencia,175.—*L'ayeuledel'avocat,177.—*Lavieillefollederegret,177.—*DoñaEmerenciana,178.

CHAPITREX.Dontlamatièreestinépuisable(B,ch.XI),195.

Lemaridel'aventurière,195.—L'hommeaiséquisefaitdomestique,195(A,tr.III).—Laveuvedujurisconsulte,196.—Lesdeuxfillesdecinquanteans,196.—Les femmesqui se rajeunissent,196.—*Prudent emploide l'argent,199.—Le

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peintredeportraits,199.—Laveuveet son testament,200.—Levieux licenciéqui imprime ses gaudrioles, 200.—La coquette qui se croit aimée de tous leshommes,201.—Lechanoinequiachètepourenrichirsoninventaire,201.—*Lecourtisan par vanité, 202.—* Ceux qui font de la nuit le jour, 203.—*L'amoureuxde lapantoufle,203.—*L'hommeàéquipagequi rougitd'allerencarrosse de louage, 204.—*Celui qui va toujours en carrosse de louage pourménager ses mules, 204.—* Le vieil amoureux qui raconte ses prouessesd'autrefois,205.—*Lecomtevêtuàl'anciennemode,205.—*Lavieilleveuvequi a donné son bien à ses enfants, 205.—* Le vieux garçon qui épouse sablanchisseuse,206.—Lecomte,sonfrèreetlebelesprit,207.—*L'amateurdefleurs, 207.—*L'histrionmodeste, 207.—*Le chevalier aimé de la fille d'ungrand,207.—*PortraitsvivantsdeBollanus,deFufidiusetdeMarsæus,208.—*Lasérénade,208.

*CHAPITRE XI.De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette occasion paramitiépourDonCléofas,213.

CHAPITREXII.Destombeaux,desombresetdelamort,218.

L'officiertrompéparsafemme,219.—Jeunecavaliertuéparuntaureau,219.—Leprélatmortpouravoirfaitsontestament,219.—*Lecourtisanassidu,219.—*L'ambassadeurruiné,220.—*Lenégociantetsonépitaphe,220.—*Legrandsommelier,221.—*Laduchessequichangededirecteur,221.—Levieuxmarietsajeunefemme.223.—*Lepremierministre,224.—*Labellebourgeoise,224.—*Letombeaud'unauteurdecomédies,225.

* Des ombres: Le bourgeois fier; les amis buveurs, 226.—L'Allemand quimettait du tabac dans son vin, 228.—Le Français qui offrait l'eau bénite auxdames, 228.—*Les comédiennesmortes, l'une d'envie et l'autre de débauche,229.—Lavestalemorteencouches,229.

*Delamort:lebourgeoisregrettédessiens;leconseilleretsestroisneveux;lejeuneseigneurquialapetitevérole;levieuxreligieux;l'évêqued'Albarazin;lavieillecourtisanemaladededépit,229à234.

TOMEII

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CHAPITREXIII.Laforcedel'amitié,histoire,5.

CHAPITREXIV.Ledémêléd'unauteurtragiqueavecunauteurcomique,47.

CHAPITREXV.Suiteetconclusiondel'Histoiredel'amitié,59.

CHAPITREXVI.Dessonges,109.

Lecomtegalantetlibéral,111.—Lacomtessejoueuse,111.—Lemarquisetsonintendant, 111.—Le vicomte aragonais, 111 (A, tr. II).—Les deux frèresmédecins,112.—Lecourtisanregardédetravers,112.—Lajeunedamequiallaitsuccomber,113.—Leprocureuretsafemme,113.—Legroschanoine,114.—Lemarchand de soie et ses créanciers, 114.—Le libraire qui rêve, 114.—* Leslibraires dupés, 115.—L'amant trop respectueux, 116.—Le licencié qui défendl'immortalitédel'âme,116.—DonBaltazarFanfarronico,117.—*Legouverneurquiserend,117.—*L'orateurquirestecourt,117.—Lepalefreniersomnambule(B, chap. VI), 117.—* Le vice-roi du Mexique et sa nièce, 118.—* Lamédisante, 119.—* Le bourgeois qui ramasse de l'or, 120.—* Les deuxcomédiennes,120.—*Lamétamorphose,121.—*Lecomédiendansl'Olympe,122.

*CHAPITREXVII,oùl'onverraplusieursoriginauxquinesontpassanscopies,124.

Les gueux: le boiteux; le teigneux; le cul-de-jatte, 124.—La comédienne encouches, 126.—Lechasseur amoureux, 126.—Le jeunebachelier et sononcle,127.—Lebourgeois qui veutmarier sa fille, 127.—L'auteur avare et vaniteux,128.—Laveuveallemandeetsonamoureux,128.—Lephilosophecynique,130.—Legentilhommeruinéetsondernierami,131.—LeContadoretlaGalicienne,132.—Legentilhommeauteur,133.—Lesdeuxauteurs,134.—Lenovicequiatrouvéuntrésor,134.

*CHAPITREXVIII.CequelediablefitencoreremarqueràdonCléofas,135.

Le médecin qui joue aux échecs, 135.—Les aventurières qui vivent à fraiscommuns, 136.—La porte du marché, 138.—Le lever du roi; les éloges

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satiriques; les chevaliers; l'ancien flibustier; le hidalgo pauvre, 139.—Le livrecensuré, 142.—Le cadet catalan, 143.—Le bourgeois obligeant et le seigneuringrat, 145.—Lebourgeoisparvenu,145.—Lepoëte satirique,146.—Legrandjugedepolice,146.

*CHAPITREXIX.DesCaptifs,149

Lecaptifdontlafemmeestremariée,151.—Celuidontlebienaétédissipéparsesfrères,151.—Celuiquitrouveunrichehéritageàrecueillir,151.—Lecaptifamoureuxet son infidèle,152.—Lepaysanet la sœurdugentillâtre,152.—Lecaptifaimédelafemmedesonmaître,162.—Lebarbieretsonfilsenrichi,162.—Lemédecinaragonais,163.—Lecordelier,164.

*CHAPITRE XX.De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; comment, en lafinissant,ilfuttoutàcoupinterrompu,etdequellemanièredésagréablepourcedémondonCléofasetluifurentséparés,165.

Histoired'un trésor,deceluiqui le trouvaetdeceluiqui l'avait caché,163.—Asmodéeestcontraintderetournerauprèsdumagicien,181.

*CHAPITREXXI.De ce que fit donCléofas après que le diable boiteux se futéloignédelui,etdequellefaçonl'auteurdecetouvrageajugéàproposdelefinir,182.

CléofasépousedoñaSéraphina,queleDiableboiteux,souslestraitsdel'écolier,avaitsauvéedel'incendie,190.

APPENDICE.

Levieuxmusicien et sa jeune femme, 193.—Lesdeux courtisanes, 193.—Lesdeuxsœurscoquettes,193.—Disputelittérairedansuncafé,194.—Lebourgeoiscautiond'unlicencié,194.—Lejeunehommedéguiséenfille,194.—Lejoaillieraccuséderecel,194.—Lepolygame,194.—LetraducteurduMisanthrope,195.—L'amoureuxàgagessansemploi,196.—Lemarchanddevenufou(V.t.I,162),196.—Lesoldatquiaperdusagrand'mère,196.—L'imbécile,196.—Lavieillemarquise et le jeune officier, 197.—La procureuse, 197.—La coquette qui a

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manquéungrandseigneur,197.—Lesdeuxservantes,197.—Lecourtisan,197.—L'auteur de mérite, 197.—L'auteur sérieux, 198.—L'auteur qui copie lesanciensetsecroitoriginal,198.—L'amantmortdechagrin,198.—L'avaremortde faimet sonhéritiermortd'excès,198.—Lepèredont la fille a été enlevée,198.—Lejeunehommemortdepleurésie,199.—Lavieillefillemorted'ennui,199.—Lafemmedutrésorier,199.—Lafemmedumarijaloux,199.—Mortd'undévot et d'une dévote, 199.—Le comédien qui allait à pied, 199.—L'auteurdramatique mort d'envie, 199.—La veuve inconsolable... pendant deux jours,199.—La comtesse qui lit des romans, 200.—Le jeune homme qui rit endormant, 200.—Le souffleur désappointé, 200.—Lecourtisanqui rêve, 200.—Lecomédienquirudoieunauteur,200.—L'académiciendelaCrusca,201.—Lenotaireetsafemme,201.—Séparationdel'écolieretduDiableboiteux,201.

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ENTRETIENSSÉRIEUXETCOMIQUESDESCHEMINÉESDEMADRID

ENTRETIENILACHEMINÉEAETLACHEMINÉEB.

LACHEMINÉEA.C'enestfait,machèrevoisine,toutestperdu;lesdieuxLaresseglacentàmonfoyer,etjesenslemêmefroidmesaisirdepuislespiedsjusqu'àlatête.

LA CHEMINÉE B. Vous m'alarmez; d'où vient cette affreuse maladie? Commentpouvez-vouspassersubitementduchaudaufroid?Jevousaitoujoursvuetouteenfeu.

LACHEMINÉEA.Hélas!ilfautbienquejesuivelabonneetlamauvaisefortunedemonsavant,etlepauvrehomme...

LACHEMINÉEB.Queluiest-ildoncarrivé?

LACHEMINÉEA.Leplusgranddesmalheurs.Sesrevenus,c'est-à-direceuxdesaplume(cariln'enapasd'autres),sontarrêtés.

LACHEMINÉEB.Jenevousentendspointencore.

LACHEMINÉEA.Hébien,écoutez-moidonc;jevousparled'unauteur;sonrevenuétaitétablisurleproduitcertaindesbrochuresamusantesqu'ilcomposait,etl'onaproscritcegenre.

LACHEMINÉEB.Comment!sesbrochureslefaisaientvivre?

LACHEMINÉEA.Etmêmefortàsonaise;ilneperdaitpassontempsàlimerun

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volume,ilendonnaitseptouhuitaumoinsparan.

LACHEMINÉEB.C'est granddommagede lier lesmains à un si bonouvrier: etcommentpeut-ondéfendre l'amusement,quiest lameilleurechosedumonde?Lepublicaimeàêtreamusé,etildoitavoirlalibertéd'achetercequil'amuse.

LACHEMINÉEA.Vousavezraison,etcegoûtdupublicfaitlesintérêtsdesauteurset le profit des libraires; mais voilà ce qui excite l'envie: on crie qu'on nes'occupe aujourd'hui qu'à écrire des folies, des riens, et qu'on appellera notresièclelesiècledesromansetdelafutilité.Onditquelebongoûtsecorrompt,que les brochures à parties sont une vraie exaction; qu'on allonge un roman àl'infini;enfin,qu'actuellementunhommeprojetted'encomposerunàtroiscentsoixanteetcinqparties,pourtouslesjoursdel'année.

LACHEMINÉEB.AprèslesMilleetunenuits,lesMilleetunjours,lesMilleetunquarts d'heure, et tant de mille et une autres choses, un roman à trois centsoixante-cinqpartiesnedevraitpasrévolterlesesprits.

LACHEMINÉEA. Jugezdonc si ondevrait chicanermonauteur, quin'est jamaisallé,danssesouvrages,audelàdelahuitièmepartie.

LA CHEMINÉE B. Je vous plains, ma chère amie, et toutes les cheminées desauteursetdeslibrairesquivontseglacercommevous.

LACHEMINÉEA.C'estunefaibleconsolationpourlesmalheureux,qued'avoirdescompagnonsdeleurmisère.

LA CHEMINÉE B. Vous êtes à plaindre, je vous plains. Que puis-je faire autrechose?D'ailleurs,jevousparlefranchement:j'aiouïdire,ilyalongtemps,qu'ondevraitréformerlegoûtdusièclepourlabagatelle,etarrêterleprogrèsdugenreromancier.

LACHEMINÉEA.Quemedites-vous?

LACHEMINÉEB.Oui:etdesgensd'esprit,etsanspartialité,disentàprésentquecette réforme est un grand bien pour la littérature.Qu'on écrive utilement, ouqu'onn'écrivepoint:voilàladécision;toutlemondel'approuve.

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LACHEMINÉEA.Maiscequiplaîtn'est-ilpasutile?

LACHEMINÉEB.Oui,cequiplaîtestnécessairementutile;maisoutrecetteutilitéde plaisir, on veut quelque solidité, de l'instruction, des mœurs, du vrai. Parexemple, le Diable boiteux est un roman; mais il vaut mieux qu'un traité demorale.Voilà un roman agréable et utile; c'est-à-dire, utile par l'agréable et lesolide.Quevotre savant en fasse autant, eton luidonnera lapermissionde lefaireimprimer,pourvucependantqu'ilneledonnepasenhuitparties;carvoussentezbienqueceseraitvolerlepublicpourenrichirl'imprimeur.

LA CHEMINÉE A. Finissons notre conversation; on voit bien que vous êtes lacheminéed'unhommedefinances;vousêtesignoranteetignorantissimesurleschoses de littérature, et votre petit génie ne passe pas le calcul. Je suis audésespoirdevousavoirconfiémesdouleurs.

LA CHEMINÉE B. Vous m'insultez, tandis que je compatis sincèrement à votremalheur.

LACHEMINÉEA.Est-cey compatir quede louer ceuxqui en sont cause?Allez,encoreunefois,vousêtesaussiinsolentequeceluiàquivousappartenez.

LACHEMINÉEB.Pourêtreglacée, la fuméevousmontebienvivementà la tête.Laissezlà,jevousprie,monfinancier:unbilletdesamainvautmieuxquetousles volumes du Parnasse; tout ce qu'il écrit est solide, admirable et d'un goûtuniversel.Tantqueseslivresserontenrègle,jenecrainspaslefroid;monfeusera mieux entretenu que celui des vestales, et votre pauvre auteur sera fortheureuxde s'yvenir chauffer.Pourvous,malgrévos injures, jevous souhaite,pourvousréchauffer,unfinanciercommelemien.

ENTRETIENIILACHEMINÉECETLACHEMINÉED.

LACHEMINÉEC.Quelprodige!quelmiracle!savez-vous,mabonneamie,cequivientdem'arriver?

LACHEMINÉED.Ya-t-illongtemps?

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LACHEMINÉEC.Environuneheure.

LACHEMINÉED.Non,machèrevoisine;j'assistaisàunmariagequisefaisaitsousmonmanteau.

LACHEMINÉEC.Unmariage!

LACHEMINÉED.Oui,etlemieuxassortiqu'ilsoitpossible.LisandreetCélimènem'ontprispourtémoindeleursserments,etmesdieuxpénatesseulssontgarantsdelafoiqu'ilssesontdonnée;aucunmorteln'aétéadmisàcettecérémoniequeLisette,suivantefidèledeCélimène.Ilsgoûtentàprésentlesdouceursdecetteunionmystérieuse.

LACHEMINÉEC.Voilàunmariagebiensolide.

LACHEMINÉED.Jesaisqu'ilymanquecertainespetitesformalités,maisl'amourysuppléera; ils s'aiment, et je suis sûre que,malgré leurs parents, ils s'aimeronttoujours.Trouve-t-onceladanslesmariageslesplusréguliers?

LA CHEMINÉE C. Non sans doute: le mariage est communément un contratpolitique,qui lieéternellementdeuxpersonnesquine s'aimentpoint, etqui sehaïronttouteleurvie.

LA CHEMINÉE D. Hé bien, je vous réponds que les nœuds qui viennent d'unirLisandre à Célimène sont plus respectables; ce sont les chaînes mêmes del'amour.

LACHEMINÉEC.Jevousfélicite,machèrevoisine;jevoussaisbongrédevousintéresser au bonheur des amants: nous leur devons cela, comme leursconfidentes; pourmoi, je ferais tout aumonde pour eux.Ecoutez donc ce quim'estarrivé:monaventureressembleassezàlavôtre:voussavezquelachambreàlaquellej'appartiensestunevraiecellule.

LACHEMINÉED.Etquec'estlacelluled'unepetitepersonnecharmante,deJulie.

LACHEMINÉEC.Julieétaitaiméed'unjeuneofficierfortaimable,nomméTrason,etTrasonn'aimaitpointuneingrate.

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LACHEMINÉED.Voilàcequejenesavaispas.

LACHEMINÉEC.Ilnemanquaitàleurbonheurquel'occasiond'êtreheureux;maisla mère de Julie avait plus d'yeux qu'Argus, et la chambre de cette fillemalheureuseétaitplusinaccessiblequelatourdeDanaé.

LACHEMINÉED.Que vous êtes savante! vous possédez àmerveille la fable; jecroisqu'avantJulievousaviezeuunpoëteàvotrefoyer;maislatourdeDanaé,puisquevousmelacitez,nefutpasimpénétrableàunepluied'or.

LACHEMINÉEC.Celaestvrai;voussavezaussiqueDanaéavaitpouramantundieu, et undieuqui pouvait convertir la pluie et lespierres enor; au lieuqueTrason, après trois campagnes,nedoitpasêtrebienenespèces; ainsi iln'étaitpasquestionderecouriràlapluied'or.

LACHEMINÉED.Dequelautreexpédients'est-ildoncservi?

LACHEMINÉEC.Duplussimplequ'ilfûtpossible.Trasondemeurefortprèsd'ici;sansautremagiequecelledel'amour,ilamontéparlacheminée,ilestvenusurles toits jusqu'àmon chapiteau, qu'il a enlevé sanspeine (car je n'avais pas lamoindre envie de lui résister); ensuite il est descendu par mon tuyau dans lachambredeJulie,ensesoutenantavecledosetlesgenoux.

LACHEMINÉED.L'attendait-elle?

LACHEMINÉE C.Non: elle le souhaitait seulement; et loin de recevoir entre sesbrassonamant,elleenaeuunefrayeurétonnante,enlevoyantdescendre.

LACHEMINÉED.Jegagequ'elles'estévanouie.

LACHEMINÉEC.Ons'évanouiraitàmoins.Pointdeplaisanterie,s'ilvousplaît!Lebeauramoneurs'estjetéauxpiedsdeJulie,ets'estbientôtfaitreconnaîtrepourTrason.Jamaisonn'avudesituationsitendre.Voilàl'avantagequenousavons,nous autres cheminées; nous sommes témoins de mille jolies choses, que leshommesvoudraientvoiràquelqueprixquecefût.LapeurdeJulieestdissipéeàprésent,etsoncœurestanimédesentimentsbiendifférents.

LACHEMINÉED.Voilà,machèrevoisine,danslamêmenuitdeuxmariagesassez

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ressemblants.

LA CHEMINÉE C. A peu près: cependant mes amoureux n'ont pas seulementprononcélevœuvénérable;maislesévénementsobligerontpeut-êtrelamèredeJulieàrecevoirTrasonpourgendre.Jemeréjouisd'avancedeladéconsolationdecettepauvrefemme.

LACHEMINÉED.Etmoidesplaisirsquegoûteàprésentsachèrefille.

ENTRETIENIIILACHEMINÉEEETLACHEMINÉEF.

LACHEMINÉEE.Dites-moi,s'ilvousplaît,commentfaites-vouspournepasvousennuyeravecvosvieillesfilles?Dumatinjusqu'ausoir iln'yaqu'ellesàvotrefoyer; toujoursmêmesvisages,mêmesdiscours.Jegagequevousenêtesbienlasse.

LA CHEMINÉE F. Je vous avoue que je souhaite souvent de les voir déloger;cependantjerisqueraispeut-êtredenepasrespirer,lorsqu'ellesn'yseraientplus,unesibonnefumée:ellessontdévotes,parconséquentn'ontpasmoinsdesoinde leur corps que de leur âme: surtout quand certain grand chapeau vient lesvisiter,ellesn'épargnent rien; leurcuisinevautcelled'un fermiergénéral,et lafuméequej'exhalealorsestunvraiparfum.

LACHEMINÉEE.Vousaimezlafumée,àcequejevois;chacunasongoût,etlemienestuniquementpourlavariété.Lesvisagesnouveauxetlesaventuresmeplaisent;c'estmafolie.Jesuis,commevoussavez,cheminéedechambregarnie.

LACHEMINÉEF.Etcommetelle,ilfautbienvousfaireàlanouveauté.

LACHEMINÉEE.J'ysuissibienfaite,quejeseraisfâchéed'yvoirsixmoisdesuitelesmêmespersonnes.Aussicelanem'est-ilguèrearrivédepuisquej'existe.

LACHEMINÉEF.C'estquevousn'êtespasdesanciennesduquartier.

LACHEMINÉEE.Ils'enfautdebeaucoup;maisjesuispeut-êtredesplusinstruites.

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LACHEMINÉEF.Racontez-moidoncquelques-unesdevosaventures, jevousenprieparnotrevoisinage.

LA CHEMINÉE E. Très-volontiers, si cela ne vous ennuie pas. Commençons dèsmon existence, dont la date est encore nouvelle. Le premier humain qui s'estchauffé à mon feu était un cadet d'une province où les cadets n'ont d'autrepatrimoine que leur épée et l'heureuse effronterie de vanter sans cesse leurnoblesse. A ce talent, qu'il possédait au premier degré, mon chevalier deMondonis en joignait un autre beaucoup plus lucratif; il jouait le plusheureusementdumonde,etsonbonheurétait laforced'uneétude très-assidue:toutlejour,àmonfoyer,ils'occupaitàchercherdescombinaisonsavantageusesdanslescartes,etilpassaitlesnuitsàlesmettreenpratique.

LACHEMINÉEF.Ainsiilnemanquaitpasd'argent.

LACHEMINÉEE.Vousvoustrompez;ildissipaitàproportiondesongain,desortequ'ilétaittoujoursaumêmepoint:ilbrillait;c'étaitsamanie,ouplutôtcelledesa nation; mais son fracas ne dura pas longtemps. Sa bonne fortune révoltacontre lui toutes lesacadémiesde jeu,on lui fitdemauvaisesaffaires, et je leperdisauboutdequatremois.Ilétaitjolihomme;jeleregretteencore.

LACHEMINÉEF.Parquifut-ilremplacé?

LACHEMINÉEE.Parleplussingulierpersonnagequ'onpuissevoir.C'étaitunmarifidèleau-delàdutombeau,inconsolabledelapertedesachèremoitié,insensibleà tout autre plaisir qu'à celui des larmes; enfin unmari unique. Il fit d'abordtendreennoirtoutelachambre,etfermerlesfenêtresàlalumièredusoleil;ilneconservaque la sombre lueurd'une lampe.Danscette affreuseobscurité, il nefaisaitquesangloteretverserdeslarmes:souventilparlaittouthaut,commeunfou,àuneboîtequ'ilsemblaitadorer,suruntapisnoir;ils'entretenaitaveccetteprécieuse relique, et lui parlait comme si elle eût répondu à ses discourspassionnés.

LACHEMINÉEF.Ilyavaitpeut-êtreunespritenfermédanscetteboîte.

LACHEMINÉEE.Unespritenfermé!Quellesimplicité!Non,ellecontenaitlecœurdesonépouse:c'étaitlàl'objetdeseshommagesetdesonidolâtrie.

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LA CHEMINÉE F. Quel excès de tendresse! Ce que vous me dites me paraîtincroyable.

LACHEMINÉEE. Jene lecroiraispasmoi-mêmesi jene l'avaisvu. J'aientendulire, il y a quelque temps, un livre qui rapporte un trait de fidélité oude foliepareille dansunphilosophe anglais, et je n'osey ajouter foi,malgré ce que jeviensdevousdire.Unexempledecettenaturedoitêtreunique.

LACHEMINÉEF.Maiscombiendetempscebonmaridemeura-t-ildanssafolie?

LACHEMINÉEE.Troisgrandsmois. Ilestvraiquesesyeuxcommençaientà luirefuser ses larmes délicieuses, et il ne pouvait plus retrouver ses premièresdouleurs. Il ne continuait presque plus sa pénitence que par honneur.Heureusementpourlui,sesamisledécouvrirentet letirèrentd'affaire.Jecroisqu'illeursutbongrédeluifaireviolence.Ilsl'emmenèrent,etjeperdisainsicelugubrepersonnage.

LACHEMINÉEF.Vousn'enfûtespas,jecrois,bienfâchée.

LACHEMINÉEE.Nullement.Lachambre,aprèslui,futdonnéeàunefemme;j'enfuscharmée,parcequejen'avaisencoreconnuquedeshommes.Uneparure,etquaranteansécritssursonfront, luidonnaientunairdegravitéquimefrappad'abord,etsurleportraitqu'onm'avaitfaitdesdévotes,jecrusquec'enétaitune.

LACHEMINÉEF.Vousvoustrompiezpeut-être.

LACHEMINÉEE.Jefusbientôtdétrompée.C'étaitunefemmeprudentequiaimaitsonplaisiretchérissaitsaréputation;etpourlesconcilierensemble,ellevenaitdufonddesaprovincechercheràMadridunasilecontrelamédisance:ellefutbientôtsuiviedeceluienfaveurdequiellefaisaitlevoyage.Quejefusétonnéeàlapremièrevisitequeluirenditsonamant!Ellevolaentresesbras:sagravitésechangeaenunefollevivacité,etlefeudesonvisageeneffaçasur-le-champlatracedesannées.

LACHEMINÉEF.Laplaisantedévote!

LA CHEMINÉE E. Elle aimait avec tout l'emportement imaginable; aussi nenégligeait-ellerienpourconserversaconquête;ellesavaitparfaitementqu'àson

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âgeilestpermisd'ornerlanatureetd'employerquelquesartifices.

LACHEMINÉEF.Dequelsartificespouvait-elleseservir?

LA CHEMINÉE E. Je veux dire qu'avec du blanc et du rouge elle se donnait lacouleur qu'elle souhaitait; que les parfums, les bains, l'ajustement, tout étaitemployé:sa toiletteduraitordinairement jusqu'àcequesonamant fûtvenu,etrecommençaitdèsqu'ilétaitsorti:elleétudiaitsanscessedevantsonmiroir lesdifférentsairsdelangueuretdevivacitéqu'elledevaitprendreavecsonamant;pourlescaressesetlescomplaisances,elleenpossédaitl'artàmerveille.

LACHEMINÉEF.Avectoutcelailn'étaitpaspossiblequ'ellenesefîtpointaimer.

LACHEMINÉEE.Elleavaitencored'autrescharmesinfinimentpluspuissantssurlecœurd'unjeunehomme:elleétaitricheetdonnaitlargement.Orilfaudraitavoirl'âme bien dure pour ne pas aimer une femme généreuse; mais les jours del'homme sont comptés. Lorsque ces deux amants étaient au comble de leursplaisir, le cavalier tombamalade, etmourut en peu de temps,malgré tous lessecoursquelesplusexpérimentésmédecinspurentapporter.

LACHEMINÉEF.Sonamanteenfutextrêmementtouchée,sansdoute?

LA CHEMINÉE E. Oui, elle pleura, reprit un air composé, et retourna édifier saprovince par ses exemples. Ma chambre ne fut pas vide longtemps; elle futaussitôt habitée par une autre femme, dont la profession était de faire desmariages.

LACHEMINÉEF.Voilàunplaisantmétier.

LA CHEMINÉE E. C'est un métier très-commun. Ces sortes de négociationsdemandent de l'adresse, et la bonne dame n'en manquait pas; elle faisait lespropositions,facilitaitlesentrevues,etsouventmenaitàfinl'aventure.Combiende contrats se sont fabriqués sous mon manteau! Elle avait le talent de fairepasserpourtrès-richeleplusmincegascon,etdonnaitdulustreàlavertulapluséquivoque.

LACHEMINÉEF.L'admirablefemme!

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LACHEMINÉEE.Toutcelan'étaitpourellequ'unjeu:elleauraittrompétouteslesexpertes. Aussi fit-elle fortune dans cette adroite profession; mais elle s'avisad'avoirdesscrupules,et lespoussasi loin,qu'ellecrutdevoirallercacherdansuncloîtrelahontedesaviepassée;c'estainsiqueladévotionmefitperdrecettehabilenégociatrice.

LACHEMINÉE F.Heureusement votre indifférence naturelle vous empêcha de laregretter.

LA CHEMINÉE E. Cela est vrai: cependant, après elle, j'eus longtemps despersonnages très-communs, comme des plaideurs, des plaideuses, gens fortennuyeux,oudesprovinciauxquelacuriositéseuleamenaitàMadrid,etquis'enretournaientchezeuxsansavoirrienvuqu'enperspective.Mais ilest tard,mavoisine;jevoussouhaitelebonsoir;jevousachèveraiuneautrefoislesportraitsdesoriginauxquej'aivusàmonfoyer.

LACHEMINÉEF.Adieu,machèrevoisine;jevousferaisouvenirdelaparolequevousmedonnez.

FINDESCHEMINÉESDEMADRID.

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UNEJOURNÉEDESPARQUES

SONGE.

AVANT-PROPOS

Un après souper, jem'amusai à lire les remarques demonsieurDacier sur lesodes d'Horace, et je lus surtout avec attention un endroit où ce savantcommentateur parle ainsi des Parques: «Suivant l'opinion des anciens,Clotho,LachesisetAtroposétaient troissœurs, fillesdeJupiteretdeThémis.HésiodelesfaitfillesdelaNuit,etPlaton,delaNécessité.Clothotientlaquenouilleettirelefil;LachesistournelefuseauetAtroposcoupe.Ellessontmaîtressesdelavie des hommes, depuis qu'ils sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: ellesn'épargnentpersonne,etlefiltranchéparAtroposestl'heurefataledelamort.»

Dansunautreendroit,monsieurDacierdit:«LesParquesseservaientdedeuxsortesdelaines,deblancheetdenoire.Ellesemployaientlablanchepourfilerunevielongueetheureuse,etl'autrepourfilerdesjoursmalheureuxetdepeudedurée:ouplutôt(ajoute-t-il)ellesfilaientdeslainesqu'ellestiraientdespaniersquiétaientàleurspieds,etdanslesquelsilyavaitdesfuséesnoiresetdesfuséesblanches. Elles mêlaient ces laines en filant lorsque la vie des hommes étaitmêlée, c'est-à-dire que, pour marquer un malheur qui devoit arriver, ellesprenaientdelalainenoire,qu'ellesquittaientpourseservirdelablanchelorsquecemalheurdevaitfinir.Enfin,quandunmorteltouchaitàsonderniermoment,etqu'Atropossepréparaitàdonnerlecoupdeciseau,lefildevenaittoutnoir.»

En lisant ceque jeviensde rapporter, jem'arrêtais demoment enmoment, ettâchaisdemefaireuneimagedutravaildesParques;maislaconfusiondesidéesqui s'offraient là-dessus à mon esprit m'assoupit peu à peu, et donna la nuitoccasionàunsongefortsingulier.Jerêvaiquej'étaisauhautdescieux,dansunesallequiressemblaitaumagasind'unmarchanddedraps:j'yvoyaistoutautourdesrayonssurlesquelsilyavaituneinfinitédepaquetsdefilasseetd'écheveaux

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defilsetaubasunegrandequantitédevasesdedifférentesgrandeursetquimeparaissaient d'une matière transparente, et semblable à celle de ces boules desavonquelesenfansfontpours'amuser.Lasalleétaitvasteetbienéclairée;lesétoilesdufirmamentluiservaientdeplafond.

Tandisquejeregardaisdetousmesyeuxcettesallecéleste,lestroisParquesyparurentsubitement,sansquejevisseparoùellesyétaiententrées.Ellesavaientlaformedetroispetitesvieilles,sèchesetlaidesàfairepeur.Ellesnefirentpassemblantdem'apercevoir,etcommencèrentàs'entretenir,sansprendregardeàmoi,quientendisleurconversation.

Amonréveil, trouvantmonsongeassezplaisant, j'entreprisde l'écrirependantque les images en étaient récentes. Voici à peu près quel fut l'entretien desParques.

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UNEJOURNÉEDESPARQUESDIVISÉEENDEUXSÉANCES

SÉANCEPREMIÈRE

CLOTHO,LACHESIS,ATROPOS.

LACHESIS. Holà! filles de Jupiter et de Thémis, Atropos, Clotho, venez, messœurs;mettons-nousà l'ouvrage: ilest temps,cemesemble,decommencer lajournée.

CLOTHO.Oh,pourcela,oui!Lenectarquenousvenonsdeboireà la tabledesimmortelsnousaunpeuamusées;maisnousenreprendronsnotretravailavecplusd'ardeur.

LACHESIS.Vous avez raison.Ça,Clotho, préparez la quenouille;mes doigts nedemandentqu'àtournerlefuseau.Filons,filons!

ATROPOS.Coupons,coupons!Vulcainm'afaitunciseauneuf, jeveuxl'essayer:voyonsquienaural'étrenne.

CLOTHO. Faisons d'abord descendre aux royaumes sombres quelques milliersd'hommes; nous filerons et réglerons ensuite les destinées des humains quinaîtrontaujourd'hui.

LACHESIS.C'estbiendit.Quenousallonspasseragréablementlajournée!

CLOTHO,àAtropos,enluiprésentantunpaquetdefils.Tenez,Atropos,jenepuisoffrirunplusbeaucoupd'essaiàvotreciseau,qu'en luidonnantàcouperunepartiedecegrospaquetdefils:cesontlesviesdedeuxcentmillecombattantsquivontendécoudresurlesfrontièresdePerse.

ATROPOS.Quej'envaiscoucherparterre!(Ellecoupe.)

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Envoilàpourlemoinstrentemilleàbas.

CLOTHO.Laissonsvivrelereste,jusqu'àcequ'ilnousprenneenvied'enfaireunnouveaucarnage.IlfautavouerquedepuisquelquesannéesnousavonsenvoyébiendesTurcsetbiendesPersansauxenfers.

ATROPOS.Nousn'avonspasmoinsexpédiédeMaures,tantblancsquenoirs.Quelplaisirpournousd'avoiruneautoritédespotiquesurtouslesmortels,etdefairesentir,quandilnousplaît,àcespetitescréaturesqu'ildépenddenousd'abrégeroudeprolongerleursjours!Allons,messœurs,secondez-moi;jesuisentraindefairedelabesogne.Jevousvoistoutesdeuxdanslamêmedisposition.

LACHESIS.Vousaurieztortd'endouter.

ATROPOS.Quedegensvontpasserlepasaprèscesmahométans!

CLOTHO,apportantunautrepaquetdefils.Autrepaquetdeguerriersquejevouslivre.Cesontdeuxautresarméesquis'observentsur lesbordsduPôavecunevigilanceinfatigable,qu'unefureurégaleanime,etquibrûlentd'impatienced'envenirauxmains.

LACHESIS.Ilfautqu'ellessesatisfassent.

ATROPOS,coupant.J'envaisexterminerungrandnombredepartetd'autre.

CLOTHO.Vousvenezd'abattrebiendesFrançaisetdesPiémontais.

ATROPOS.Etencoreplusd'Allemands.

LACHESIS, présentant deux écheveaux. On assiége en Allemagne une placeimportante:outreunenombreusegarnisonquiladéfend,leRhin,pourlarendreinaccessible, enfle ses eaux, et par des débordements affreux semble vouloirnoyer les assiégeants: mais plus ceux-ci trouvent d'obstacles, plus ilss'opiniâtrentà lessurmonter: ilsvontattaquerl'ouvrage-à-corne,et lesassiégéssepréparentàlesrepousser.

ATROPOS,coupantunepartiedesdeuxécheveaux.Détruisonsplusd'assiégeantsqued'assiégés;maiscelan'empêcherapasque laplacenese rendeaupremier

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jour:c'estundenosarrêts.

LACHESIS.Oui,maisajoutons,s'ilvousplaît,quelesassiégeantsperdrontunetêtedontlaperteseraplusgrandepoureuxquecelledelavillepourlesassiégés.

CLOTHO,montrant un autre écheveau. Tranchez cet écheveau, vous ferez pérird'unseulcoupcentcinquantetantmatelotsquesoldatsetpassagersquisontdansun vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique. Une horrible tempête vient des'élever:lesventsquisifflentetlesflotsquimugissentfonttremblerlesrivagesvoisins.Lebâtimentestdéjàdémâté,fracassé; ilvacouleràfond,sinousn'enordonnonsautrement.

ATROPOS.Qu'ils'abîme,qu'ils'abîme!aussibienleshommesqu'ilportenesontbonsqu'ànoyer.

LACHESIS. Je demande grâce pour un jeune bel esprit Français qui se trouveparmilespassagers:qu'ilsesauvesuruneplanche,etgagnelescôtesd'Albanie.

CLOTHO.Soit.

ATROPOS. Hé bien, il se sauvera, puisque vous le souhaitez; il ira se fairecirconcireàConstantinople,où sixmoisaprès il seraempalé,pouravoirparléavecirrévérencedugrandprophètedesmusulmans.

LACHESIS.Jen'aivoululesauverdunaufragequepourlefairetraiterainsiparlesTurcs.

CLOTHO.Puisquevousêtessibienintentionnéepourcebelesprit,qu'iléchappedoncàlafureurdeseaux,etquetouslesautresdeviennentlapâturedupoisson.Nousrégalonssisouventdesemblablesmetsleshabitantsaquatiques,quejenesais si les hommes mangent plus de poissons que les poissons ne mangentd'hommes.

ATROPOS,coupant tout l'écheveauàun filprès.Lesmonstresmarinsvont fairebonnechère.

LACHESIS,apportant un autre écheveau. Nouveau paquet de fils à couper. Uneffroyable tremblement de terre se fait sentir dans ce moment dans une ville

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d'Italie;touteslesmaisonss'ébranlent,etlaterres'ouvrepourlesengloutiraveclesmalheureuxmortelsquileshabitent.Combienferons-nouspérirdecitoyens?

CLOTHO.Deuxmilleseulement.Quelqueplaisirquenousprenionsàmassacrerleshommes,nousdevonsmettredesbornesànotre fureur;autrement legenrehumainfiniraitbientôt.

ATROPOS. Vous ne pensez pas à ce que vous dites, Clotho. Quand nousdonnerionsaujourd'huilamortàdeuxcentmillepersonnes,ceneseraitpasunenuitdeLondres,deParisetdePékin.

LACHESIS.Atroposditlavérité.Exerçonshardimentlapuissancequenousavonssur leshumains.Malgré lavasteétenduedesmerset lesespaces immensesdeterrequiséparentlespeuples,nousallonsdesunsauxautresenunclin-d'œil:enunmot,nousavonsl'universsousnosyeux;nousvoyonstoutcequis'ypasse;immolonssansmiséricordeceuxquenousvoudronsôterdumonde.

CLOTHO,apportantungrospaquetdefils.Voicilesfilsdeshabitantsdelavillede Mexique, où règne une maladie contagieuse: nous retranchâmes hier dunombre des vivants mille de ces malheureux; faisons-en mourir aujourd'huiquinzecents,noncomprisquelquesEspagnolsqui,parnécessité,ontépousédesMexicaines,etquiaimentmieuxvivremisérablementdanslanouvelleEspagne,quedes'enretournerdansl'anciennesansavoirfaitfortune.

ATROPOS,coupantunepartiedesfils.QuecesEspagnolssontglorieux!

LACHESIS,présentantunnouvelécheveau.Cepetitécheveaucontientlesfilsdecinquante Indiens du Pérou qui se sont assemblés sur unemontagne haute etpointue, pour y célébrer lamémoire de leur Inca le bonAtabalippa. Ne nousopposons point à leur courageuse résolution: ils ont pour témoins de l'actionimmortelle qu'ils vont faire plus de dixmille spectateurs qui sont accourus làpourlesvoiretlesadmirer.CescinquantevictimesontdéjàchantédesversàlalouangedeleurInca:ilsontfaitentendrelestristessonsdeleursflûtes;lesvoilàquitombentdansunehumeurnoire;ilsvontsedévoueràlamort,etseprécipiterduhautenbas,pourallerdansl'autremonderendreserviceàleurprince.

ATROPOS, après avoir coupé l'écheveau. Ces Indiens du Pérou sont de bonnesgens;envérité, ilsméritaientbienquelesEspagnols,enfaisant laconquêtede

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leurpays,lestraitassentunpeuplushumainementqu'ilsn'ontfait.

CLOTHO,donnant un petit paquet de fils. Jupiter va lancer sa foudre auprès deSaint-Domingue sur le vaisseau d'un corsaire anglais. Tout l'équipage, par desactionsimpiesetbarbares,s'estattirélacolèredesdieux:le tonnerretombeencetinstantsurl'endroitdunavireoùsontlespoudres;lebâtimentsauteenl'airavectousleshommesquisontdessus.

ATROPOS,coupant.Qu'ilsaillentjoindreAjaxdanslesenfers.

LACHESIS, présentant un écheveau. Vous voyez soixante-quinze religieuxmendiantsassemblésdansunchapitregénéralquisetientactuellementdansuncoin de la Basse-Bretagne: ceux qui sont nobles d'origine disent que lespremières dignités de leur ordre appartiennent de droit aux moinesgentilshommes:lesroturiersprétendentyavoirpart,etproposentqu'onrendelesdignités alternatives. C'est la querelle des patriciens et des plébéiens. Lesrévérends pères, de part et d'autre, s'échauffent là-dessus, et vont finir leursdébatsàcoupsdebâton: ils tirentdedessous leurs robesdesgourdinsdont ilssont armés, et les voilà qui s'assomment. Combien souhaitez-vous qu'il endemeuresurlecarreau?

CLOTHO.Quinze:savoir,dixsimplesreligieux,troisgardiens,unprovincialetundéfiniteur.

ATROPOS,après avoir coupé.L'affaire en est faite; il y a quinzemorts et vingtblessés.

LACHESIS.Cen'estpastroppouruncombatcapitulairedemoinesbas-bretons.

CLOTHO,tenantplusieursfils.Nouvelleopérationpournous.

ATROPOS.Dequisontcesfilsquevoustenez?

CLOTHO. De quatre Allemands qui font la débauche à Strasbourg avec deuxcomédiennesfrançaises;depuisvingt-quatreheuresqu'ilssontàtable,ilsontbudeuxcentsbouteillesdevin;ilsnepeuventplussesoutenirsurleurschaises.Lesferons-nouscrevertous?

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LACHESIS.Nonpas,s'ilvousplaît:passepourleshommes:àl'égarddesfemmes,qu'elles n'en soient pas même incommodées, car elles doivent recommencerdemainsurnouveauxfrais,avecdeuxofficiersdelagarnisonquileurdonnentàsouper; jesuisbienaisequecettepartiese fasse.Voussouvient-il,messœurs,quenousavonsfiléàcesdeuxdemoisellesdesjoursbienagréables.

ATROPOS.Ohqu'oui,jem'ensouviens.

CLOTHO. Et moi pareillement: à telle enseigne que nous avons décidé qu'ellesiront toutes deux à Paris, où elles feront différemment leur fortune: l'uneabandonnerasaprofession,pourserendreesclaved'unrichegalantquilatraiteraà la turque, la tiendra prisonnière dans un appartementmagnifique, où elle neverraquesongeôlieretsesguichetiers.

LACHESIS.Effectivement,telaéténotredécret.

ATROPOS.J'aioubliécequenousavonsordonnédesacompagne.

CLOTHO.Sacompagne,plusheureuse,jouirad'uneentièreliberté,brillerasurlascène, se nippera suivant le goût de quelques seigneurs généreux, et amasserabeaucoupd'espèces;maisuneviesidélicieuseneserapasdelonguedurée.Cetteactrice, à la fleur de son âge, disparaîtra subitement: nous la déroberons d'uncoup de ciseau aux applaudissements du public; et malgré tout son bien, sesfunérailles seront aussi modestes que celles d'une de ses pareilles serontsuperbes,presquedanslemêmetemps,chezunpeuplevoisin.

LACHESIS.Cepeuple-làfait tropd'honneurau talentdramatique,et lesFrançaisn'enfontpointassez.Lesgéniesdesnationssontdifférents,commevousvoyez.

CLOTHO, apportant un écheveau. Cette petite botte de fils parisiens va nousamuserquelquesmoments.

ATROPOS.Quevousmefaitesduplaisir,machèreClotho,enm'apportantcesfils!Jesuischarméequandj'expédiedeshabitantsdeParis.

LACHESIS.Etc'estcequinousarrivetouslesjours.

CLOTHO.Jevouslivred'abordcephilosophechimiste,qui,sevoyantparvenuà

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sonquatorzièmelustre,aromputoutcommerceavecsesamis,ets'estrenfermédans son laboratoirepourn'enplus sortir: ilneveutplusvoirpersonnequ'unegouvernante qui a soin de lui depuis trente ans: il s'ennuie, dit-il, de vivre; etquoiqu'ilseporteàmerveille,ilsetienttoujoursaulitcommeunmaladequisecroitprèsdesafin.

LACHESIS.Cepauvrephilosophes'estbrûlé lecerveauenfaisantsesopérationschimiques.

ATROPOS,coupantlefil.Puisquelavien'estplusqu'unfardeaupourlui,jeveuxbienparpitiél'endélivrer.

CLOTHO,tirantunautrefildel'écheveau.Tandisquevousêtessipitoyable,tirezdepeinecemalheureuxbourgeois,qui,s'étanttoujourstrouvédansl'indigence,adepuis peu enterré son frère qui lui a laissé deux centmille francs en bonnesespèces.Peus'enestfalluquelajoiederecueillirunesirichesuccessionneluiaittroublél'esprit,etilseraitmoinsàplaindrequ'iln'estsicemalheurluiétaitarrivé.

LACHESIS.D'oùvientdonc...?

CLOTHO.C'estqu'ilnesaitcequ'ildoitfairedesonargent: lacraintedelemalplacer l'agite sans cesse; il n'apasunmomentde repos, rienne lui paraît sûr:c'estungarçonbienembarrassé.

ATROPOS,coupant.Jevaisparcharitémettrefinàsonembarras.

CLOTHO,souriantettirantunfildumêmeécheveau.Quellebonté!ilfautquejevousfournisseencoreuneoccasiondefaireuneactioncharitable.

ATROPOS.Jenelalaisseraipaséchapper.

CLOTHO.C'esttroplaisserlanguircebonchanoineoctogénairequi,sanscompterl'asthmequil'étouffe,auneankyloseaugenoudroit,etunesciatiqueàlacuissegauche. Guérissons-le radicalement de tous ces maux; aussi bien n'est-il plusd'aucuneutilité sur la terre. Il y a aumoinsdix ansquenous aurionsdû fairevaquersaprébende.

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LACHESIS.Véritablement,onvoitcommeceladans lemonded'antiquesfiguresdontonn'apastortdenousreprocherlatroplongueexistence.C'estundéfautd'attentiondontnousdevonsnouscorriger.

ATROPOS.Corrigeons-nous-endonc,nefaisonspointdequartieràladécrépitude.

CLOTHO,montrantunautrefil.Faitesdoncmain-bassesurcevieuxprofesseurdel'universitéqui,depuisplusdesoixanteans,nefaitpointnettoyerseshabitsdepeur de les user. C'est un pédant entêté des anciens. Il est tombé malade; etcommeilcroitqu'ilnereviendrapasdesamaladie,ildisaitcematinàundesesamis: Ce qui me console en mourant, c'est de n'avoir jamais lu aucun auteurmoderne.

LACHESIS,riant.Laplaisanteconsolation.

ATROPOS,coupant.Qu'ilmeuredonccontent,cefidèlepartisandel'antiquité.

CLOTHO,présentanttroisfilsàlafois.Voiciencoretroismortelsquisontcausequ'on crie après nous tous les jours, et que nous semblons en effet avoirentièrementmisenoubli.Cesonttroisvieillardsquinesauraientpluss'acquitterdeleursfonctionsordinaires:unavocatquinepeutplusemployersonéloquenceàsoutenirl'injustice;unmédecincélèbrequinetueplusdemalades;etunbonpèrecapucinquinepeutplussortirdesoncouventpourallerdînerenville.

LACHESIS.Faisonspromptementdisparaîtrecesvénérablespersonnages.

ATROPOS, tranchant les trois fils. C'est leur faire plaisir que d'abréger une vietriste.

CLOTHO,montrantunautrefil.Cefildéliéattenddenouslamêmegrâce:c'estletissudes joursd'unebelleetvertueusecomtesse, fortavancéedanssacarrière.Nousluiavonsfiléunevielongueetsanstraverses;maislabonnedameestunedévote qui s'aime et qui vieillit de mauvaise grâce. Au lieu de laissertranquillement ses charmes tomber en ruine, elle en pleure tous lesmatins laperte à sa toilette, en se regardant dans son miroir. Je suis d'avis que nousterminionslecoursdesavie,pourprévenirledésespoiroùelleseraitbientôtdesevoirdécrépite.

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ATROPOS,coupant.J'yconsens;épargnons-luicechagrin.

LACHESIS, J'opineaussipourqu'on lui rendece service. Il fautavouerqu'ilyadesmomentsoùnoussommestoutàfaitobligeantes.

CLOTHO,présentantdeux fils.Cesdeuxfils fémininsméritentaussiuncoupdeciseau.Ce sont deux vieilles extravagantes; l'une est veuve, et l'autre fille. Lapremière a fait la folie de se dépouiller de tous ses biens pour établiravantageusement ses enfants, qui, par reconnaissance, la laissent manquer detout. La dernière, née tendre et généreuse, se trouve sans biens et sansadorateurs,aprèsavoirpendantcinquanteanssoudoyédescadets.

LACHESIS,d'unairrailleur.Jeplainscesdeuxpauvrescréatures.

ATROPOS,coupantlesdeuxfils.Cessezdelesplaindre,ellesneviventplus.

CLOTHO,donnantunautrefil.Donnezpromptementunpasse-portpourlesenfersà ce vieux goutteux de banquier en cour deRome: vous comblerez par-là lesvœux de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience de se voir en état de faireremplirsaplaceparungroschantredontelleapprendlamusique.

ATROPOS,coupant.Ilfautlasatisfaire;maisjecroisqu'elleauraitunpeumoinsd'empressement à convoler en secondes noces, si elle savait que sonmaître àchanterdoitchangerdenotedèsqu'ilseradevenusonmari.

LACHESIS,apportantun fil.Purgeons la terredecevieuxprêtrequiapassé lesdeuxtiersdesaviedanslapauvreté,etquipossèdeàprésentvingtbonnesmillelivresderenteenbénéfices,qu'ildoitmoinsàsavertuqu'àl'espritintrigantdontnousl'avonsdouélejourdesanaissance.Bienloindefairepartdesesrichessesauxpauvres,ilseplaîtàthésauriser.Ilestsiattachéàseslouisd'or,qu'ilsefaitunplaisirde lescompter tous les soirsetde lesbaiser l'unaprès l'autreen lesremettantdanssoncoffre.Enfin ilnevitplus,commeautrefois,duproduitdesesmesses;etilestsilasd'enavoirdit,qu'ilneveutplusmêmeenentendre.

ATROPOS,coupant.Voilàquiestfini,ilnebaiseraplusseslouisd'or,quivontêtrepartagés entre deuxou trois héritiers que, par avarice et par orgueil, il n'a pasvouluvoirpendantsavie.

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CLOTHOvaprendreunnouveaufilqu'elleapporte.Parmilesvieillardsquiviventencoreparnotrenégligence,j'enaperçoisunquis'attiremacompassion.C'estunreligieuxquesesconfrèrestiennentdepuistrenteannéesenfermédansuncachotnoir,oùilslenourrissentsisobrement,qu'iln'aplusquelapeauetlesos.

LACHESIS.Unepénitencesirudesupposequ'ilacommisquelquegrandcrime.

CLOTHO.Quelquegrandequesoitsafaute,ill'abienexpiéeparlesmauxqu'ilasoufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans qu'il s'efforce envain tous les jours defléchir sa communautépardesprières et pardes larmes. Il n'imploreplusquenotresecours:faisonsvoirquenousavonsmoinsdeduretéquelesmoines.

ATROPOScoupelefil.Prêtons-luidoncnotreassistance.

LACHESIS,présentant un autre fil. Payons enmême temps les dettes d'un vieilévêque obsédé, tourmenté, persécuté par une foule importune de créanciers.Commesagrandeurn'apointd'autresrevenusqueceuxdesonévêché,quineluirapporte que cinquante mille livres par an, elle a été obligée d'emprunter detoutes parts pour mieux soutenir la dignité de prince de l'Église. On veutaujourd'huiqu'ilfasseàsescréanciersdesdélégationsquileréduiraientàvivrebourgeoisement.

ATROPOS.Bourgeoisement!ah,quelaffrontonveutfaireàunprélat!Ilfautleluiépargner. Envoyons monseigneur dans les champs qu'habitent les ombresheureuses.(Ellecoupelefil.)

CLOTHO.Bon;qu'ilailledanscecharmantséjour,pourvuquemessieurslesjugesneluifassentpasprendrelarouteduTartarepourvengersescréanciers.

LACHESIS,apportantunnouveaufil. Ilmevientunemaligneenvieque jeveuxsatisfaire.Unvieuxet richebourgeois adeuxenfantsmâles. Il a revêtu l'aîné,dontilestidolâtre,d'unechargeforthonorable;etpourfairetombersurluitoutsonbien,ilaforcésonsecondfils,qu'iln'aimepoint,àsejeterdansuncouvent.Cecadet,pourobéiràsonpère,apris lefrocsansvocation;etaprèsavoirfaitdesvœuxquilelient,ilvientd'apostasier.Pourpunirlevieillardd'avoirfaitunmauvaismoine,tranchonslesjoursdesonfilsaîné,quin'apointd'enfants.

ATROPOS, coupant. Cela n'est pas mal imaginé: c'est en effet le moyen de

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mortifier le père; il aura le chagrin d'avoir, pour enrichir un de ses fils, causéinutilementlemalheurdel'autre.

LACHESIS. Et de penser que ses collatéraux, qu'il hait et ne voit point, vontdevenir ses héritiers. Lachesis et Clotho prennent chacune plusieurs filsqu'Atroposcoupeàmesurequ'ilsluisontprésentés.

CLOTHO.J'aiaussimesfantaisies,moi.

ATROPOS.Quivousempêchedelescontenter?

CLOTHO,présentant trois fils à la fois. Point demiséricorde pour ces trois filsretorsquej'abandonneàvotreciseau.CesontdeuxNormandsetuneaventurièredeGascogne:ilsontquittéleurpayspourallerchercherfortuneàlabonnevilledeParis,mère nourrice des cadets de ces deux nations.Unde cesNormands,aprèsavoirprislalivréed'unfermiergénéral,etpasséparlesemploisquiysontattachés, est devenu le seigneur du village où il est né. L'autre, qui a fait sesétudesdanslavilledeCaen,amissonlatinàprofit,enseglissantchezungroscollateur, dont il a trouvé le moyen de gagner l'amitié, et d'attraper deuxbénéfices considérables; et laGasconne, aussi prudente que jolie, s'est fait unpetitfondsdecinquantemilleécusdesdeniersdestroisétats.

ATROPOS,tranchantlestroisfils.Puisquevouslevoulez,leseigneurdevillage,l'aventurière et le bénéficier vont se rendre dans un instant à la redoutableprairie4 oùÆacuslesattendpourlesinterroger.Jecroisquecejugen'aurapasbesoin de Minos pour savoir s'il doit les condamner à prendre le chemin duTartare.

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[4] Platon, dans leGorgias, dit qu'Æacus et Rhadamante rendaient leursarrêtsdansuneprairieoù ilyavaitdeux routes,quiconduisaient, l'uneauTartare,etl'autreauxChampsElysées;quelajuridictiond'Æacuss'étendaitsurl'Europe,celledeRhadamantesurl'Asie,etquequandilsetrouvaitdesdifficultés que ces deux juges ne pouvaient résoudre, ils avaient recours àMinos, qui, le sceptre d'or à la main, se tenait assis et prononçaitsouverainement.

DutempsdePlaton,laterren'étaitdiviséequ'endeuxparties.

LACHESIS, donnant un fil à couper. Délivrons le genre humain de cet abbéprodiguequinepeutvivreavecsoixantemille livresde rente,quis'endettedetous côtés, qui friponne le tiers et le quart, et qu'enfin la nécessité d'avoir del'argentrendcapabledetout.Sabourse,commeletonneaudesDanaïdes,sevidesitôt qu'elle est remplie.Si tous les roisde la terre lui voulaient envoyer leursrevenus,ilviendraitàboutdelesdépenser.

ATROPOS,se hâtant de couper.Ah, quel bourreau d'argent! il nemérite pas devoirlejour.

CLOTHO,présentantunnouveaufil.Pointdepardonpourceplaideurextravagant.Sa partie est une femme qui a été sa maîtresse pendant vingt années pour lemoins;ill'adepuispeuépousée,etilplaideenséparation.

ATROPOS,coupant.Quelfou!

LACHESIS,donnantunautrefil.Finissonslesdivisionsquirègnentdanslafamilled'unmarchand injusteetcapricieux;quoiqu'ilait soixante-quinzeanspassés, ilne veut pas que ses deux fils se mêlent de ses affaires, qu'ils conduiraientpourtantbienmieuxquelui.

ATROPOS,tranchantlefildupère.Jevaismettred'accordlepèreetlesenfants.

CLOTHO,offrantunautrefil.Coupezcefil;c'estceluid'unecclésiastiquedespluspatelinsqu'ilyaitdansleséminaire:l'hypocriteasibienfaitqu'onl'anomméàune abbaye considérable; il a déjà envoyé son argent à Rome pour payer sesbulles; elles sont en chemin; faisons disparaîtremonsieur l'abbé avant qu'elles

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arrivent.

ATROPOS,tranchantlefil.Iln'aurapasleplaisirdelesvoir.

LACHESIS,donnantunautrefiletriant.Ungroscochond'hommegourmandrêvequ'ilestàtable,etseréveilleensursaut;ilsonneuneclochettepourappelersoncuisinier, et luiordonnerde luipréparerpour sondîner lesmetsqu'il vientdevoir endormant: ayons lamalicedepriver cegourmandduplaisirde faire cerepas.

ATROPOS,coupant.Vousvoilàsatisfaite.

CLOTHO,apportantunécheveau.Cesfilssontceuxdevingtvoleursetd'autrespareils honnêtes gens, qui sortent des prisons de Londres pour aller subir lechâtiment auquel ils ont été condamnéspar la justice.L'étonnantenation!Cescriminelsserendentd'unairtranquilleaulieudeleursupplice.

ATROPOS,coupantl'écheveau.Oh!lesAnglaissontdeshommesbienrésolus;ilsquittent pour la plupart sans regrets la vie, et ne craignent pas la maison dePluton,soitqu'ilscroientqu'iln'yenapoint,soitque,persuadésqu'ilfauttôtoutardcesserdevivre,illeursoitindifférentdemouriraujourd'huioudemain.

LACHESIS.Attendez,meschèressœurs:jefaisuneréflexion.Noussommestropbonnes aujourd'hui; nous ne détruisons que des sujets insensés, inutiles ouincommodesdanslasociétécivile:àquoipensons-nousdonc?Est-ceainsiqueles Parques, qui ne sont pas moins cruelles que les Euménides, doivents'occuper?Ondirait,àvoirlechoixquenousfaisonsdenosvictimes,quenouscherchonsàparaîtreéquitablesauxyeuxdeshommes;ilsemblequenousayonspeurqu'ilsdésapprouventnosactions,commesinousnousmettionsenpeinedeleursplaintesetdeleursmurmures.

CLOTHO. Le reproche est juste. Nous faisons des destinées une espèce dechambre de justice; nous n'y songeons pas effectivement: frappons des coupsmoinsmesurés;baignons-nousdanslesanghumain;quel'onnousreconnaisseàlamaliceetàlabarbariedenosopérations.

ATROPOS.Ces sentimentsme charment.Apportez-moi,mesmignonnes, les filsdesmortelslesplusrespectéssurlaterre,etsoyonsinsensiblesàladouleurque

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nousallonscauser.

LACHESIS.Vouspouvezcomptersurnotrefermeté.

CLOTHO, tirant un fil d'un nouvel écheveau. Le beau coup à faire, ma chèreAtropos! remplissonsd'étonnement l'Europe et l'Asie.Tranchez ce fil; c'est unmeurtredignedenous:ôtonslavieetlacouronneàcejeuneEmpereur,quifaitconcevoir à ses peuples de si belles espérances: il a jeté les yeux sur uneprincessedesacour,etilsedisposeàlafairemontersurletrône:toutestprêtpour son mariage, dont la cérémonie se fera demain si nous l'avons pouragréable; mais prenons plaisir à tromper l'attente de ce jeune monarque:changeonsl'appareildesesnocesenfunérailles;répandonslaconsternationdanssonpalais,etdivertissons-nousdelatristessedesespluscherscourtisans.

ATROPOS,coupant.L'affaireenserabientôt faite: le filde lavied'unsouverainn'estpasplusdifficileàcouperqu'unautre.

LACHESIS,apportantunfil.Unejeuneetcharmanteprincesse,quifaitl'ornementd'une des plus belles cours de l'univers, est malade: elle est environnée demédecinsquiseflattentqu'ilslaguériront;maisrendonsleursespérancesvaines,commenousfaisonsleplussouventdanslesmaladiesaiguës.

ATROPOS,coupant.Jevaisluiporterlecoupmortel,sansêtretouchéedeslarmesduprincesonépoux,quisedésespèreaupieddesonlit,nideslamentationsdesfemmesquisontautourd'elle.

CLOTHO. A cette inhumaine et noble fermeté, je reconnais ma sœur. Courage,Atropos;aprèslesdeuxexpéditionsquevousvenezdefaire,jenecrainspasquevousrefusiezdeprêterlamainàcelle-ci.(Elleluiprésenteunfil.)

ATROPOS.Qu'est-cequecefil?

CLOTHO.C'estceluid'ungénérald'armée,d'ungrandcapitaine,quiréunitenluitoutes les qualités des héros: faites-lui sentir votre ciseau au milieu de sestroupes;voustrancherezuneviequeleferetlefeurespectentdepuissoixante-dixans.

ATROPOS,coupant.Nous lui avons filé tant de jours glorieux, qu'il doitmourir

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content.

LACHESIS,donnantunautrefil.Mainbasse,mainbassesurcetillustremagistrat,quiaimel'éclatetladépense,jugefortaimé,fortestiméetdespluséclairés.

ATROPOS,d'unairétonné.Vousn'yfaitespasréflexion,Lachesis?

LACHESIS.Pardonnez-moi.

ATROPOS.Nous feronsmalnotrecouràmamère,enôtant sitôtdunombredesvivantsundesespluszéléssacrificateurs.

LACHESIS. Coupez, coupez toujours à bon compte. Thémis nous gronderad'abord; ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons que les Parquesn'épargnentpersonne,etqued'ailleurscemagistratqu'elleaffectionneserafortbienremplacé.

ATROPOS.Oh!Thémissecontenteradeces raisons... (Ellecoupe le fil.)... Voilànotremagistratdépouillédupouvoirdejugerlesautres:ilvaparaîtrelui-mêmedevantlesjugesdesenfers,etentendreprononcersonarrêt.

SÉANCEDEUXIÈME

CLOTHO,LACHESIS,ATROPOS.

CLOTHO. Sauf votremeilleur avis,mes sœurs, je juge à propos que nous nousreposionsunpeu.

LACHESIS.Quedites-vous,Clotho?Est-cequenoussommesfaitespourlerepos?

CLOTHO. Non; mais nous nous délassons en changeant de travail. Ainsi, pourquelquesmoments,cessonsdecouperdesfils;commençonsànousservirdelaquenouille.Leplaisirdefilerlesaventuresdesenfantsquinaissentestceluiquialeplusdecharmespourmoi.

ATROPOS.Jevousdirailamêmechose,quoiquejemedivertissefortàjouerdes

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ciseaux.

LACHESIS. Nous sommes donc d'accord toutes trois: filer est mon occupationfavorite;aussisuis-jechargéedetournerlefuseau.Allons,mespetites,apportezvite les paniers où sont nos filasses blanches et nos filasses noires; arrangezautourdemoi tous lesvasesoù je trempeordinairement leboutdemesdoigtsquandjefile,etquicontiennentdiversesliqueurs,dontlesunescommuniquentauxhommeslesvices,etlesautreslesvertus.

ATROPOS, apportant un vase. Voici déjà un des vases où vous mettez le plussouventlamain;c'estceluidelavolupté.

CLOTHO,apportantdeuxvases.Etvoilàlesvasesdujeuetdel'ivrognerie:vousn'ytrempezpasmoinssouventlesdoigts.

ATROPOS,apportantunautrevase.VousvoyezceluidontlaliqueuraétépuiséedansleStyx,etquifaitlestyrans,lesassassinsetlesautresmauvaishommes.

CLOTHO,apportantdeuxnouveauxvases.Cesvasessontceuxdumensongeetdelatrahison.(AtroposetClothoapportenttouslesvasesdespassions,desvicesetdesvertus,etlesarrangentautourdeLachesis.)

LACHESIS,regardantdetouscôtés.Jenevoispointicilesvasesdeladouceuretdelabeauté.

ATROPOS.Ilssontl'unetl'autreàvotremaingauche.

LACHESIS. Ah! oui, oui, je les démêle... (Elle s'aperçoit que Clotho cherchequelquechose)...Quecherchez-vous,Clotho?

CLOTHO.Jechercheunvasequejenetrouvepoint;ondiraitquenousnel'avonsplus.

LACHESIS.Quelvaseest-cedonc?

CLOTHO.Celuidelachasteté.

LACHESIS. Je sais où il est; mais nous n'en aurons pas besoin peut-être

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aujourd'hui:ilnefautpasnousenservirtouslesjours;nousnepouvonsassezleménager: nous avons dans les premiers temps du monde fait une si grandeconsommation de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à peine nous en reste-t-ilpourfairedesfillesreligieuses.

ATROPOS. Passons-nous-en donc, ainsi que du vase de l'humanité: il est encorebien précieux, celui-là; aussi le conservons-nous fort soigneusement; nous nenousenservonspresqueplus,mêmequandnousfaisonsdesmoines.

LACHESIS.Ça,filons...maisattendez:ilnousmanqueencorequelquechose.

CLOTHO.Quoi?

LACHESIS.Lepetitpanieroù ilyades filsd'oretdes filsdesoie.La fantaisiepeutnousprendreaujourd'huiderendrequelquemortelheureux.

ATROPOS.C'estunefantaisiequenousavonsbienrarement.

CLOTHO,apportantunpetitpanierdefilsd'oretdesoie.Siparhasardcetteenvienousvient,voicidequoilasatisfaire.

LACHESIS.Filonsdoncprésentementlesdestinéesdesenfantsquivontnaître.

CLOTHO.Ilenestdéjànéplusieursdepuisquenoussommesàl'ouvrage.Ilvientd'éclore entr'autres, dans le sérail du grand-seigneur, un prince dont la sultanefavoriteestaccouchée;commençonspar-là.(Elletirelafilassepourfiler.)

LACHESIS,filant.Arrêtons,statuonsetordonnonsquelaviedeceprincenaissantsoitlongue;qu'ilpassesaplustendreenfancedansleseindesonpèreetdesamère,etqu'ilaugmenteeneux,parsesgentillesses, l'amourdontilest ledouxfruit.

ATROPOS.Marquez,Lachesis,marquezparquelquesnuancesnoiresl'affreuxpérildont je veux qu'il soit menacé avant qu'il ait atteint sa sixième année. Lesjanissaires, si redoutablesà leurmaître, se révolterontcontre legouvernement,déposeront le père du jeune prince, etmettront sur le trône le frère du sultandéposé. Le nouvel empereur d'abord sera tenté de suivre les maximessanguinaires de ses prédécesseurs, et de faire étrangler son neveu; mais il ne

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succombera point à une si cruelle tentation; au contraire, il concevra pour luil'amitiélaplusforte,etprendraautantdesoindesonéducationques'ilétaitsonproprefils.

CLOTHO.Ajoutonsàcela,jevousprie,quelejeuneprincedemeurerapendantungrandnombred'annéesdans le sérail; aprèsquoi, par unenouvelle révolution,quicoûteralavieàplusdesoixantemillemusulmans,sononcleseradéposéàsontour,etluiélevéàl'empire:ilreprendradonclaplacedesonpère,quiseramort;et,usantaussid'humanité,ilépargneralesangdesafamille.

LACHESIS.Jesouscrisàcesdécisions.Qu'ellessoientdesarrêtsirrévocablesdesParques.Passonsàunautreenfant.

ATROPOS. Doucement, ma sœur. D'où vient qu'en filant la vie de ce princenouveau-né,vousn'avezfaitaucunusagedenosvases?C'estpourenfairesansdouteunprincesansvicesetsansvertus.

LACHESIS.Hébien,ceneserapaslepremierquenousauronsfaitdececaractère-là.

CLOTHO.J'endemeured'accord;maisdonnez-luidumoinsunedoseraisonnabledevolupté;voulez-vousqu'ilvivedanssonsérailcommeunchartreuxdanssacellule?

LACHESIS, souriant, et trempant ses doigts dans le vase de la volupté. Non,vraiment;jen'ypensaispas.J'allaisfairelàunpauvresultan.

ATROPOS. Passons de Constantinople à Pékin. Nous venons de régler lesprincipaux événements de la vie d'un prince turc, filons présentement le sortd'uneprincessenéedepuisunquart-d'heureaupalaisdel'empereurdelaChine;c'estlacinquièmefilledecegrandmonarque.Lamèredecetteprincesseestunedes trois concubines de la seconde classe5 , et la même qui, l'année dernière,accoucha d'un prince que Sa Majesté chinoise doit un jour choisir pour sonsuccesseur. Nous avons, comme vous savez, doué l'enfant mâle de toutes lesinclinations de son père, surtout d'un grand attachement aux cérémonies de lasecte des bonzes, avec une extrême curiosité d'apprendre des choses qu'il neconvientguèreauxroisdesavoir:quellesqualitésjugez-vousàproposdedonner

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àlafemelle?

[5]Les femmesde l'empereurde laChine sontdiviséesen sixclasses.Lapremière n'est que de la reine son unique épouse. Il y a dans la secondeclasse trois concubines; dans la troisième, neuf; dans la quatrième, vingt-sept;danslacinquième,dix-huit;etlenombredelasixièmen'estpasfixé.

M.LeGentil,danssonVoyageautourdumonde.

CLOTHO.Debonnesetdemauvaises.Qu'elleaitdel'esprit,delabeauté,avecdespiedssipetits6 qu'ellenepuissesesoutenirdessus;maisqu'elleaitdesmomentsde caprice et d'humeur noire qui fassent enrager les femmes qui sont auprèsd'elle.

[6] LesChinoises s'estropient le plus souvent à force de vouloir avoir lespiedspetits.

LACHESIS,aprèsavoirmislamaindanslesvasesducapriceetdanslesvasesdel'espritetdelabeauté.Cetteprincesse,jevousassure,serabiendifficileàservir.

ATROPOS.Delafilled'unempereur,daignerez-vousdescendreàdeuxenfantsducommun?

CLOTHO.Hépourquoinon?Est-cequetousleshommesnesontpaségauxpournous?

LACHESIS.Sansdoute.Amesurequ'ilsnaissent,nousdevonssansdistinctionfilerleursaventures.

ATROPOS.NoussommesencoreàlaChine.Unebrodeusedel'îled'Emouyvientd'enfanterdeuxgarçonsàlafois.Leurpère,quivitdansl'indigence,sevoyanthorsd'étatdelesbienélever,s'attendritsurleurmisère,et,pousséparunecruellecompassion,ilesttentédelesallernoyerdanslamer.

CLOTHO. C'est qu'il croit à lamétempsychose, et qu'il espère qu'à la premièretransmigrationlesâmesdesesenfantsanimerontdescorpsplusheureux.

LACHESIS.Arrachonscesjumeauxàlabarbarepitiédeleurpère.

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ATROPOS. Volontiers; faisons-les adopter, l'un, par un officier dumandarin quiconnaît des affaires civiles dans la province; l'autre, par unmarchand de soiecrue, lequel,nepouvant avoird'enfantsnide sa femme,nide sesconcubines,aurarecoursàcetteadoption,danslavued'avoir,aprèssamort,unfilsquivaqueauxsacrificesdomestiques,etbrûledepetitsmorceauxdepapierdorédevantlesâmesdeleursaïeux.

CLOTHO.J'admirelapieusetendressedecesbonsChinoispourleursancêtres:ilsontbeaucroirelamortalitédel'âmeoulamétempsychose,celanelesempêchepas d'aller toujours leur train, et de s'imaginer que les esprits de leurs défuntsparentsvoltigentautourdestablettesoùleursnomssontgravésenlettresd'or.

LACHESIS.Rienneprouvemieuxlepouvoirquelacoutumeasurleshommes.

ATROPOS.Quedeviendrontnosjumeauxadoptés?

CLOTHO.Celuiquel'officierdumandarinaurafaitsonhéritiers'adonneradetoutsoncœurauxsciences,etsonpèreadoptifauralasatisfactiondelevoirparveniraudegréglorieuxdelicencié.

LACHESIS,après avoir trempé les doigts dans les vases des sciences. Trois ansaprès, notre petit brodeur obtiendra une place honorable dans le collége desdocteursquiécriventlesannalesdel'empirechinois,etsontchargésdusoinderecueillirleslois,tantanciennesquemodernes.

CLOTHO.Danslasuiteilseratirédececollége:ildeviendraprécepteurduprinceaînédelaChine,etlerestedesavieneseraqu'unenchaînementd'honneursetdeplaisirs.

ATROPOS.Commeilnousaprisfantaisiedefaireunsujetvertueuxetfortunédecet enfant, faisons aussi par caprice un fripon et unmalheureux de son frère.C'estcequenousfaisonstouslesjours.

LACHESIS.Vousmeprévenez.

CLOTHO.C'estcequej'allaisvousproposer.

ATROPOS,souriant.Dansladispositionoùnoussommestoutestrois,nousallons

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faireunaimablegarçon...Allons,Lachesis,mettezd'abordlamaindanstouslesvasesdesvices.Ils'agiticideformerunmortelquisoitcapabledetout.

LACHESIS,aprèsavoirtrempélesdoigtsdansplusieursvases.Vouspouvez,messœurs, ordonner présentement de ce garçon tout ce qu'il vous plaira: je vousprotestequejeviensdeluidonnerlesdispositionsnécessairesàbienjouerdanslemondelespersonnagesquevousvoudrez.

CLOTHO. Ces bonnes semences qu'il reçoit de votre main bienfaisante vontgermeràvued'œil:ilferamilleespiégleriesdanssonenfance.Lemarchanddesoiecrue,aprèsavoirenvainmisenusagetousleschâtimentspourlecorriger,l'abandonnera. Le jeune homme, suivant ses mauvaises inclinations, tomberabientôt entre les mains de la justice, qui se contentera de le punir, pour lapremièrefois,enluifaisantappliquersurlesfessescinquantecoupsdecannedebois de bambou, ce qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera condamner auxgalèrespourtroisans;aprèsquoiiliraseprésenterauxbonzesdelapagodequiest auprès de la ville de Fo-cheu. Ils le recevront gracieusement, et luipermettrontd'aspireràl'honneurd'êtredeleursecte.

LACHESIS.Oh!puisqu'ildoitdevenirbonze,ilfautquejeluidonnel'espritdesonétat.Jen'aipastrempélesdoigtsdanslevasedel'hypocrisie...(Ellemetlamaindans le vase de l'hypocrisie.)... Il ne lui manque à présent aucune des vertusqu'ontcesvénérablessolitaires.

CLOTHO.Avantquelesbonzesl'initientàleursmystères,ilsluilaisserontcroîtrelabarbeetlescheveuxpendantl'espaced'uneannéeentière,luiferontporterunerobe déchirée, et l'obligeront d'aller de porte en porte chanter les louanges deFoë, l'idoledecettepagode.Deplus, ilnemangera rienquedesherbesetdesfruits. Il faudra qu'il combatte sans cesse le sommeil; et quand il n'y pourrarésister,undesesconfrères,chargédusoindeleréveilleràcoupsdebâton,s'enacquittera fort exactement.Aprèsun si douxnoviciat, il endosseraune longuerobe grise: on luimettra sur la tête un bonnet de carton sans bords et doubléd'unetoilenoire;ensuitetouslesbonzesentonnerontdeshymnesdontpersonnen'entendra le sens, et leur chant, accompagné de petites clochettes, fera uneespècedecharivariassez réjouissant.Enfin lacérémoniede la réceptiondecenouveau bonze finira par un repas où il y aura plus d'abondance que dedélicatesse,etoùtouslesconfrèresboirontàl'envi,jusqu'àcequ'ilssoientivres-

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morts.

ATROPOS,àClotho.Est-ce là toutcequevousvoulezordonnerqu'ilarriveàcepieuxChinois?

CLOTHO.Ajoutez-ycequ'ilvousplaira.

ATROPOS.C'estcequejevaisfaire.Quinzeansaprèsavoirétéreçubonzedelafaçonquevousvenezdedire,ilseverrasupérieurdelapagode.Alorsilédifieralepublicparl'éclatd'uneaventuredontilseralehéros,etquiferabeaucoupdebruitdanstouteslesprovincesdelaChine.

LACHESIS.Jesuiscurieusedesavoirqueldoitêtrecegrandévénementdontvousprétendezembellirl'histoiredecebonze.

CLOTHO.Etmoitoutdemême.

ATROPOS.Levoici.Lafilled'undocteurchinois,suiviededeuxjeunesservantes,passeraunjourdevantlapagode,dontlaporteseraouverte;elleyentrerapourfairesaprière;n'apercevantpersonne,elles'avancerajusqu'àl'auteldel'idole,oùellesemettradévotementàgenoux.Notresupérieur,cachédansunendroitd'oùilpourratoutvoirsansêtrevu,laregardera;et latrouvantfortàsongré,il irapromptementcherchersescompagnons,auxquelsilordonnerad'enlevercestroisfemmes.

LACHESIS. Et cet ordre apparemment n'aura pas plus tôt été donné, qu'il serabrusquementexécuté?

ATROPOS.Assurément.Ledocteur,étonnédeneplusvoirsafille,etfortenpeinedesavoircequ'elleestdevenue,feratantdeperquisitionsqu'ilapprendraquelesbonzesl'aurontenleurpouvoir.Ils'adresseraaussitôtaugénéraldesTartaresdelaprovince,etseplaindraduravissementdesafille.Legénéral,promptàrendrejustice, se transportera d'abord à la pagode avec le docteur, et demandera lespersonnesenlevées.LesbonzesrépondrontqueFoëestdevenuamoureuxdelamaîtresse, et l'a fait enlever avec ses deux suivantes. Le supérieur, payantd'effronterie,ajouteraqueFoë,envoulantbienhonorerdesesembrassementslafille du docteur, le comble de gloire, lui et toute sa famille; mais le généraltartare,sanss'arrêterauxfablesdesbonzes,visiteralui-mêmetouslesréduitsde

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samaisonetdu jardin. Il entendradesvoixconfusesqui sortirontd'unegrottepercée dans un rocher; il fera abattre une porte de fer qui fermera l'entrée, ettrouvera dans ce lieu souterrain la fille du docteur avec plusieurs autrescompagnesdesoninfortune.Ellesseronttoutesrenduesàleursfamilles,etl'onmettra, par ordre du général, le feu aux quatre coins de la pagode, qui seraréduiteencendresavecsesinfâmesministres7 .

[7]M.LeGentilditdanssonVoyageautourdumondequelesmissionnairesqui étaient de son temps à laChine l'assurèrent quepareille aventure étaitarrivéedansunepagode.

CLOTHO,àLachesis.Quevosdoigtssepréparentàfilerlesjoursd'unefillequiprend naissance en ce moment dans l'Amérique méridionale. Une PortugaisenaturelleduBrésildonneunehéritièreà sonépoux,qui estundesplus richesmaîtresdeplantationsqu'il y ait dans lavilledeSanSalvador.Prodiguons lesvertusàl'enfant,faisons-enunepetiteLucrèce.

LACHESIS.Fidonc,Clotho,vousplaisantezapparemment;ceseraitbiendéplacerla chasteté.Non, non, ce n'est pas la peine d'aller chercher le vase qui donnecettevertu,etdontilnefautnousservirqu'àlaprièredeMinerveoudeJunon.Une fille sageenGuinéeyparaîtraitunphénomènenouveau... (Elle trempe leboutde sesdoigtsdans les vasesde labeauté et de la volupté)... Contentons-nousderendrecelle-ciparfaitementbelle.Pourceteffet, jeveuxqu'elleaitunteintnoir et luisant, lenez fort écrasé,une très-grandeboucheetde très-petitsyeux.Quandelleauraquinzeans,elleseral'idoledesPortugaisduBrésil.

ATROPOS,riant.Ah!ah!ah! jenepuism'empêcherde rire, envoyantLachesismettre lamain dans le vase de la beauté pour faire une pareille créature, quiseraitunmonstrepourlesEuropéens.

LACHESIS.Oui,commeunteintdelisetderoses,unepetitebouchevermeilleetdeux grands yeux bien fendus paraîtraient bien effroyables aux Ethiopiensbrûlés.

CLOTHO.Véritablement,labeautéestlocale:c'estpourquoilaliqueurdecevase,s'accommodantauxlieux,formelabeautésurlegoût,ou,sivousvoulez,surlecapricedesnations.

Page 152: Le diable boiteux, tome II

ATROPOS.Jesaisbiencela;maisjenesuispointdugoûtdesPortugaisduBrésil.

LACHESIS. Ni moi non plus. Il faut qu'une femme, pour me paraître belle,ressembleàVénus,àJunonouàPallas.

CLOTHO.Sur lesbordsduDanube, la femmed'unpauvrebaronallemandvientd'accoucherd'unenfantmâledanssachaumière.Dequellesqualitésjugez-vousàproposdedouercepetitAllobroge?

LACHESIS.Pourcompensersapauvreté,j'envaisfaireungarçonplusbeauqueleplusbeaujour,etquiauralatailled'unhérosderoman.

ATROPOS.Donnez-luiavecceladelaprudence,del'espritetducourage.

LACHESIS, filant après avoir mis les doigts dans plusieurs vases. Il aura lesbonnes qualités que vous lui souhaitez; mais il aimera le vin, le jeu et lesfemmes.

CLOTHO.Jevaissurcelacomposeruntissudesaventuresquidoiventluiarriver.Il deviendra orphelin à douze ans, et, se voyant sans bien, il se fera page del'envoyéd'unprincedel'Empire,etiraenFranceaveclui.IlneserapassitôtàParisqu'ilsedéniaisera.Ilauralebonheurdeplaireàuneprincessequi,voulantl'avoirpourpage,prieral'envoyédeleluidonner.Ellel'obtiendra,etlegarderajusqu'àcequ'il aitvingt-cinqans.Alorsnotrebaron témoigneraà samaîtressequ'ilvoudraitbiens'enretourneràsonpays;ellenes'yopposerapoint,etluiferaunegratificationdemilleécus;maisaulieud'allerenAllemagne,ilpartirapourl'Angleterre,qu'il luiprendrafantaisiedevoir,surlerapportqu'onluiaurafaitdesmerveillesdelavilledeLondres.

ATROPOS. Je suiscurieused'apprendrecequi luidoit arriver là; carvousne l'yfaitespointallerpourrien.

CLOTHO.Non,sansdoute:jeluiprépareunévénementassezsingulier,etquineluiserapasinfructueux.Ilpasseraprèsd'unmoisàparcourirlavilledeLondres,sansqu'illuiarrivelamoindreaventure;maisunsoir,entreneufetdixheures,ilentreradansl'hôtelgarnioùilseralogéunhommequi,letirantenparticulier,luidiraenallemand:Unetelledamequivousavuàlapromenadesouhaitedevousentretenircettenuit,pourvuquevousvouslaissiezconduirelesyeuxbandés.Au

Page 153: Le diable boiteux, tome II

reste,vousnecourrezaucunpérilqueceluideprendretropd'amour.

LACHESIS.Notrejeunebaron,malgrésaprudence,accepteralaproposition.

CLOTHO.Sansbalancer.

ATROPOS.Ilmonterasur-le-champencarrosseavecsonguide,quiluibanderalesyeux,etlemèneraforthonnêtementàunegrandemaisonoù,l'introduisantdansunappartementsuperbe,illuiferavoirladameenquestion.

CLOTHO. Elle sera masquée, et n'ôtera point son masque pendant uneconversationdedeuxheuresqu'ilsaurontensemble,quelques instancesque luifasselecavalierpourl'obligeràsedécouvrir.Aprèsquoileguide,leremenantàsonhôteldelamêmemanièrequ'ill'auraamené,luidira:Monsieur,jeviendraivous reprendre si l'on a besoin de vous.Le baron jugera, par ces paroles, quel'héroïne de l'aventure sera une jeune dame mariée à quelque vieux seigneuranglais qui voudra avoir d'elle un héritier. Et ce qui le confirmera dans cetteopinion,c'estqu'unmoisaprèssonguidelereviendravoirpourluiapportertroiscentsguinées,qu'il luicompteraen luidisant:Dansquelqueendroitdumondequevoussoyez,voustouchereztouslesanslamêmesomme.Effectivement,illarecevrapendantvingtannéesconsécutives,sanssavoiràlavéritédequellepart,maisbienpersuadéqueceserapouravoirfaitunmylord.

LACHESIS.Aprèsvingtans,pourquoinejouira-t-ilplusdesapension?

CLOTHO.C'estquelejeuneseigneuranglaissonfilsprendralepartidesarmes,etpériradèssapremièrecampagne.

ATROPOS. La femme d'un acteur de l'opéra de Bruxelles vient d'enfanter deuxjumellesdanslescoulisses.Regardonscesenfantsd'unœilfavorable;faisons-endeuxsujetsfameux.

LACHESIS.Volontiers.Quel'uneaitlavoixd'unesyrène,etquel'autredanseaussibienqueTerpsichore.

CLOTHO. Elles entreront dans leur puberté à l'opéra de Paris, d'où elles nesortirontquechargéesd'oretdepierreries.

Page 154: Le diable boiteux, tome II

ATROPOS.Oui,mais j'ajoute à cela qu'elles trouveront ensuite de jolis hommesdontlecommercen'augmenterapasleurseffets.

LACHESIS.Ecoutez,messœurs:entendez-vouslescrisquepousseunefemmeentravail dans un fort bel hôtel aumilieu de Paris? C'est l'épouse d'un des plusrichesparticuliersdeFrance,d'unhommequePlutuschérit,etquivoudraitavoirunhéritier.Ellenousinvoquesousnostroisnomsmystérieux.

CLOTHO.Pourl'amourdudieudesrichesses,sauvons-ladelamort,etfinissonssesdouleurs.

ATROPOS.Nousledevons.

LACHESIS.Elleestdélivrée.Ellemetaumondeungarçondanscetinstant.

CLOTHO.Quenous feronsplaisir àPlutus, si nous filons à cet enfantdes joursd'oretdesoie!

ATROPOS.Iln'yfautpasmanquer.

LACHESIS.Non.Faisons-luiunedestinéedigned'envie.

CLOTHO. Donnons-lui toutes les qualités d'un galant homme. (A Lachesis.)Trempezvosdoigtsdanslesvasesdubongoût,dubonespritetdelaprobité.

ATROPOS.Quesurtoutilsoitbienfaisantetlibéral;carunhommerichequin'estpasgénéreuxestunmonstre.

CLOTHO.Aveclesvertusdontnousvoulonsbienledouer,qu'ilaitquelqueviceléger.Ilneseraitpasjustequ'ilyeûtdesmortelsplusparfaitsquelesdieux.

LACHESIS, filant, après avoir mis la main dans plusieurs vases. Laissez-moifaire... Il sera bien partagé, sur ma parole. Sa vie sera longue, exempte dechagrin,ouplutôtégayéeparunesuccessioncontinuelledeplaisirs.Ilauradespassions;maisellesnetroublerontpointsonrepos.Moinsleuresclavequeleurmaître, il saura goûter leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie. Il sera bon,galant, généreux, et, ce que nous n'avons encore accordé à personne, quoiquepayeurilposséderalecœurdesesmaîtresses.

Page 155: Le diable boiteux, tome II

ATROPOS. Passons d'une extrémité à l'autre. Une bourgeoise de Paris vient demettreaujourunenfantmâle:faisons-enunauteur;aussibiennousn'enavonspas encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons point de jour quenous n'enfassionspourlemoinsunecentaine.

CLOTHO. C'est fort bien dit; faisons-en un auteur universel, un écrivain quicomposetantôtenvers,tantôtenprose,pourtouslesthéâtresdeParis:etquecesoit un de nos irrévocables décrets, qu'il fera pendant sa vie cinquante-cinqpiècesdramatiques,dontquatreaurontunheureuxsuccès.

LACHESIS.Encore ces quatre heureuses productions seront assezmal reçuesdupublic, lorsque dix ans après leur nouveauté on s'avisera de les remettre authéâtre.

ATROPOS.Jevoisunevieillefemmedechambrequimetungrospaquetdelingedansuneallée,aupiedd'unescalier:cepaquetestunenfantnouveau-néqu'onexpose.

CLOTHO.Oui,c'estlefruitdeshonteusesamoursd'unefilledecondition.

Danscetendroitdel'entretiendesParques,jemeréveillai...

FIN.

Page 156: Le diable boiteux, tome II

TABLEDESMATIÈRESDUTOMESECOND.

Pages.CHAPITREXIII.Laforcedel'amitié,histoire 5CHAPITREXIV.Ledémêléd'unauteurtragiqueavecunauteurcomique 47CHAPITREXV.Suiteetconclusiondel'histoiredelaforcedel'amitié 59CHAPITREXVI.Dessonges 109CHAPITREXVII.Oùl'onverraplusieursoriginauxquinesontpassanscopies 124

CHAPITREXVIII.CequelediablefitencoreremarqueràDonCléofas 135CHAPITREXIX.Descaptifs 149CHAPITREXX.Deladernièrehistoirequ'Asmodéeraconta;comment,enlafinissant,ilfuttoutàcoupinterrompu,etdequellemanièredésagréablepourcedémonDonCléofasetluifurentséparés 165

CHAPITREXXI.DecequefitDonCléofasaprèsqueleDiableboiteuxsefutéloignédelui,etdequellefaçonl'auteurdecetouvrageajugéàproposdelefinir 182

APPENDICE.I. Passagesdelapremièreéditionsupprimésdanscellede1726 193II.Dédicacedelapremièreédition 201III.Dédicacede1726 203IV.Tableanalytique 205ENTRETIENSDESCHEMINÉESDEMADRID 213UNEJOURNÉEDESPARQUES 233

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