palhories, f (1913) - le pragmatism en morale

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F. Palhoriès Le pragmatisme en Morale In: Revue néo-scolastique de philosophie. 20° année, N°79, 1913. pp. 339-365. Citer ce document / Cite this document : Palhoriès F. Le pragmatisme en Morale. In: Revue néo-scolastique de philosophie. 20° année, N°79, 1913. pp. 339-365. doi : 10.3406/phlou.1913.2067 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0776-555X_1913_num_20_79_2067

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Le Pragmatism en Morale

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Page 1: PALHORIES, F (1913) - Le Pragmatism en Morale

F. Palhoriès

Le pragmatisme en MoraleIn: Revue néo-scolastique de philosophie. 20° année, N°79, 1913. pp. 339-365.

Citer ce document / Cite this document :

Palhoriès F. Le pragmatisme en Morale. In: Revue néo-scolastique de philosophie. 20° année, N°79, 1913. pp. 339-365.

doi : 10.3406/phlou.1913.2067

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0776-555X_1913_num_20_79_2067

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XVIII.

LE PRAGMATISME EN MORALE.

Dans un précédent Bulletin *), nous annoncions une étude sur les conséquences théoriques et pratiques que la philosophie pragmatiste a eues, de nos jours, sur la conception de la morale.

Bien que l'attitude prise par le pragmatisme dans le problème de la connaissance en général et, en particulier, dans la question de la nature de la vérité, soit très connue et ait fait l'objet d'un nombre incalculable d'études et d'articles, nous devons pourtant — quand ce ne serait que pour éclairer ce qui suivra — résumer en quelques traits aussi précis que possible les grandes lignes de cette philosophie nouvelle, et mettre en relief ses points les plus saillants.

I.

Essentiellement, le pragmatisme se présente comme une théorie de la connaissance, 2) et cette théorie se constitue en fonction d'une certaine conception de la réalité. C'est de l'idée spéciale que l'on se fait de l'objet connu que va dépendre la théorie générale de la pensée, et la manière dont l'esprit entre en contact avec les choses va déterminer le mode de réaction qu'il opère en face de la réalité donnée. Comment devons-nous donc concevoir la réalité d'après le pragmatisme ?

La Philosophie s'est souvent définie elle-même comme une recherche ou une vision ayant pour objet l'unité de l'univers : « La première fois qu'un jeune homme acquiert l'idée que l'univers tout entier ne forme qu'un grand fait unique, dont toutes les parties marchent, en quelque sorte, de front, sur une seule ligne et emboîtées l'une dans l'autre hermétiquement, il a le sentiment de posséder là

1) V. Revue Néo-Scolastique, no d'août 1911, pp. 888-427. 2) En dépit de ce nom même de Pragmatisme qui n'a jamais plu i William

Jamei. V. Pragmatisme, Préface, p. 17, trad. Lebrum. Pari», Flammarion, 1011.

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une conception supérieure des choses, et ne regarde plus que de haut ceux qui restent incapables d'atteindre à une si sublime conception » l).

Cette conception moniste du monde, évidemment, n'est pas fausse de tous points : si le monde n'était pas un, comment pourrait-ii, si peu que ce fût, être un monde? Mais il n'y a pas que de l'unité dans le monde : il y a aussi, et avant tout, la diversité, la multiplicité qui, finalement, et au moins pour ceux qui ne se payent pas de formules abstraites, est irréductible. La variété est partout, dans les choses dont elle exprime la première apparence, et dans l'esprit dont elle constitue un véritable besoin.

Le monde réel se compose d'un nombre incalculable d'éléments isolés, distincts, différents ; il se déploie dans tous les sens, il se répand et s'éparpille en une multitude de choses ayant chacune son existence particulière. Ces choses présentent bien entre elles certains rapports, mais ces rapports sont, eux aussi, multiples, instables, fluides, variés à l'infini : partout le mouvement, le changement, la différence, l'instabilité même de la vie.

Le moniste se trouve mal à l'aise en face de ce monde débraillé et les professeurs de philosophie se demandent comment empêcher un tel manque de tenue dans l'univers. Pour eux, il faut que le monde porte une sous-ventrière et qu'il la porte serrée ! 11 faut qu'il ait du décorum. Ils se précipitent donc au secours du monde, ils le métamorphosent en « un autre monde » , en 'un « monde meilleur » où les choses particulières forment un tout, et ce tout un élément un, unique, lequel présuppose chacune de ces choses, l'implique en lui- même et lui assure la stabilité. De là l'unité métaphysique de l'univers, l'ordre absolu des relations, l'unité de la vérité.

Le pragmatiste, lui, ne sent pas le besoin de modifier le monde ; il le prend comme il est, dans son indigeste variété, il s'accommode de son instabilité, il se contente de constater des faits, il leur accorde à chacun la valeur qu'ils semblent présenter : « Le pragmatiste est une espèce d'anarchiste bon enfant, un Roger-Bontemps. S'il devait vivre dans un tonneau comme Diogène, cela lui serait égal de voir les cercles se relâcher et les douves se mettre à bouger au soleil » 2). Le pragmatiste possède un tempérament éminemment pluraliste 3).

Mais, si le monde réel, non pas celui des métaphysiciens, mais

1) William James, Le Pragmatisme, Quatrième Leçon, p. 117. S) J a m e s , Pragmatisme, p. 235. 8) V., dans le livre dej. H. Rosny sur Le pluralisme (Paris, Alcan), la théorie

poussée jusqu'à ses dernières limites.

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celui avec lequel nous sommes continuellement en contact immédiat, si ce monde est multiple et débraillé, tout porte à croire, et tout exige que notre pensée reproduise quelque chose de celte diversité et de cette multiplicité. Et c'est bien ce qui a lieu: la pensée est pluraliste comme le monde. — Qu'est-ce à dire ?

La vérité, dit-on communément, consiste dans l'accord de nos idées avec la réalité. Les pragmatistes et les intellectualistes s'accordent pour admettre cette définition comme chose qui va de soi, mais ils cessent de s'entendre quand on soulève la question de savoir exactement ce que signifient les termes « accord » et « réalité » .

L'opinion courante là-dessus, c'est qu'une idée vraie doit être la copie de l'objet correspondant. — Passe à la rigueur pour les cas où l'objet peut, en effet, d'une certaine manière être copié par la pensée. J'appellerai vraie, l'idée que je me fais de l'horloge pendue au mur, quand l'image ou représentation intérieure que j'en aurai, sera la reproduction exacte de cet objet lui-même. Mais les cas de ce genre sont bien plus rares qu'on ne le croit.

D'abord, ce qui se présente à nous dans le monde réel, ce sont des faits individuels, concrets, nettement séparés les uns des autres : la copie que nous nous formerions intérieurement de la réalité ne pourrait valoir, en tous cas, que pour chaque objet particulier : ma pensée peut bien reproduire la copie de telle horloge, mais non celle de l'horloge en général, et pourtant nos affirmations vraies prétendent à une certaine généralité et à une stabilité relative.

De plus, quelle image pourrions-nous bien avoir de la justice, de la spontanéité ? Comment notre esprit peut-il, dans ces idées, copier de telles réalités ? Et, s'il n'y a pas de copie possible, d'où viendra donc la vérité des idées que nous nous faisons de ces objets ? Que signifie ici l'accord ?

On le voit : cette définition de la vérité n'est d'aucun usage pratique; elle constitue une règle purement verbale, abstraite : une fois dégagée de la vaine duperie des mots, elle se fond et s'évanouit au contact de la réalité.

Être d'accord avec les choses ne signifie donc pas, pour notre pensée, qu'elle les copie et les reproduit : si cela a un sens, cela ne peut signifier que l'aptitude plus ou moins grande que présentent nos pensées à agir sur la réalité. C'est ici que nous touchons à ce qui constitue le cœur même de la théorie pragmatisme et que s'affirme le rapport très étroit qu'elle entretient avec la nouvelle conception contingentiste des lois scientifiques.

« A l'époque où furent découvertes les premières uniformités mathématiques, logiques et naturelles — les premières lois — on se

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laissa si bien séduire par la clarté, la beauté, la simplification ainsi obtenues, que l'on crut avoir déchiffré le texte authentique des éternels desseins du Tout-Puissant. C'est à coups de syllogismes que le tonnerre de sa pensée, tout comme la pensée humaine, se faisait entendre en multipliant son fracas ! Lui aussi, croyait-on, le Tout-Puissant, pensait par sections coniques, carrés, racines, raison directe et raison inverse; il avait, lui aussi, sa géométrie — la même que celle d'Euclide ! il imposait aux planètes les lois de Kepler, il faisait que la vitesse fût en raison directe du temps, pour la chute des corps, il concevait, enfin, tous les archétypes des choses avec toutes leurs variations préétablies; et quand nous parvenons à retrouver l'une de ces merveilleuses institutions divines, nous saisissons à la lettre et dans ses intentions même, dirait-on, la pensée de Dieu !

Mais le développement des sciences a fait naître et grandir cette idée que la plupart de nos lois, toutes nos lois peut-être, sont de simples approximations. Ces lois, d'ailleurs, se sont multipliées au point que le nombre en est incalculable. Et puis, dans toutes les branches de la science, il se rencontre tant de formules rivales, que les chercheurs se sont faits à l'idée qu'aucune théorie n'est la reproduction absolue de la réalité, mais que, du reste, il n'y en a point qui ne comporte d'être utile à quelque point de vue. Le grand service qu'elles rendent, c'est de résumer les faits déjà connus et de conduire à en connaître d'autres. Elles ne sont qu'un langage inventé par l'homme, une sténographie conceptuelle, comme on l'a dit, un système de signes abrégés par lesquels nous symbolisons nos constatations sur la nature : or les langues, tout le monde le sait, admettent une grande liberté d'expression et comportent de nombreux dialectes.

Voilà comment la nécessité divine s'est vue remplacer, dans la logique scientifique, par ce qu'il y a d'arbitraire dans la pensée humaine ».

De là, à appliquer cette théorie à tous les ordres de vérités en général, il n'y avait qu'un pas : c'est ce pas que le pragmatisme a franchi. Aussi bien, il y a différentes espèces de vérités ; des vérités religieuses, morales, métaphysiques à côté des vérités purement scientifiques : partout, et dans toutes ces démarches de la spéculation, se retrouve un même esprit, portant sans cesse avec lui-même le besoin d'utiliser, et pour cela, de simplifier la réalité donnée. Nos idées ne sont rien en dehors de l'expérience ; en elles-mêmes, elles ne sont ni vraies, ni fausses, elles ne sont que des faits : simplement elles sont ; leur vérité vient uniquement de la lacilité

l) Pragmatisme, p. W.

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qu'elles nous offrent d'utiliser l'expérience. « Dès lors qu'une idée pourra, pour ainsi dire, nous servir de monture, dès lors que, dans l'étendue de notre expérience, elle nous transportera de n'importe quel point à n'importe quel autre ; dès lors que, par elle, sera établie entre les choses une liaison de nature à nous contenter ; dès lors enfin qu'elle fonctionnera de manière à nous donner une parfaite sécurité, tout en simplifiant notre travail, tout en économisant notre effort : cette idée sera maie dans ces limites, et seulement dans ces limites-là ; vraie à ce point de vue et non pas à un autre, vraie d'une vérité instrumentale, vraie à titre d'instrument et seulement à ce titre » l).

La vérité d'une idée n'est donc pas une propriété « statique » qui se trouverait lui être inhérente et qui resterait inactive. La vérité est un événement qui se produit pour une idée. Celle-ci devient vraie, elle est rendue vraie par certains faits. Elle acquiert sa vérité par un travail qu'elle effectue, et ce travail consiste en ce qu'elle prouve pratiquement sa validité, sa correspondance aux faits et son action sur l'expérience. Est vraie toute idée qui nous permet d'agir sur la réalité et d'obtenir d'elle telle fin que nous nous proposons. Ainsi, posséder des idées vraies, ce n'est pas avoir des choses une connaissance théorique, c'est posséder des instruments d'action. Une idée est vraie quand elle sert, quand elle est utile : « Jamais une idée vraie n'aurait été distinguée comme telle au milieu des autres idées ; jamais elle n'aurait pris un nom générique et, encore bien moins, un nom lui attribuant la moindre valeur, si elle n'avait été utile dès son apparition, de cette manière » 2).

La vérité d'une idée se définira, en fin de compte, comme l'aptitude qu'elle présente à nous engager dans une direction qui vaut la peine d'être prise, et qui vaut cette peine en raison des avantages que nous en espérons.

Si la croyance en Dieu est salutaire, profitable à l'individu et à la société, capable de diriger notre vie et de lui assurer une source de fécondes énergies, cette croyance est vraie ; elle est fausse, au contraire, si elle produit en nous des effets opposés. Et de même de la croyance au bien, au devoir, au libre arbitre, à une destinée supérieure du monde et, en général, de toutes les croyances. Et, ne nous lassons pas d'appuyer sur ce point qui est capital pour le pragmatisme ; ce qui détermine cette aptitude de l'idée ou de la croyance en question, ce n'est pas la raison ou une théorie, quelle qu'elle soit,

l) W.Jamei, Pragmatisme, pp. 67, «8. ») Ibid., p. IN.

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sur Dieu, l'âme, la destinée du monde et la valeur de la vie , c'est uniquement le fait, l'expérience ; et, pour aller jusqu'au bout de la doctrine, l'expérience d'un chacun. Ce n'est pas à dire, sans doute, que le caprice individuel doive prévaloir ici ; non, il y a des expériences générales, mille fois éprouvées et qui donnent à la vérité ou à la fausseté de l'idée un certain caractère de stabilité et d'universalité; mais, en définitive, le pragmatisme ne voit et ne peut voir là qu'une simple constatation de fait, une expérience générale qui vérifie empiriquement la croyance et lui fournit sa validation ; et, à moins de se payer de mots, il faut bien reconnaître que cette expérience générale n'est qu'une accumulation des expériences particulières et ne présente la valeur que d'un simple fait. Il ne faut pas excepter de ce mode général de vérification les croyances absolues, inconditionnelles qui expriment les relations réciproques des idées dans l'ordre purement intellectuel, que l'on appelle principes et dont nous trouvons le meilleur type dans les propositions mathématiques. Ces croyances sont vraies toujours ; elles sont vraies pour tous ; elles n'ont pas à être vérifiées dans chaque cas particulier par leur confrontation avec les données sensibles.

Mais, ici encore, il faut dire que ces croyances ne sont, elles aussi, que des mains indicatrices : elles nous marquent, aux tournants de la réalité, la route qu'il faut suivre, la direction qu'il faut adopter, pour la maîtriser et la faire servir à nos fins pratiques. « Mettant chacune de nos idées abstraites en relation avec les autres, nous finissons par construire de vastes systèmes de vérités logiques et de vérités mathématiques ; et sous les noms respectifs de ces systèmes viennent se ranger éventuellement les faits de l'expérience sensible, si bien que nos vérités éternelles sont également valables pour les choses réelles » l).

Le tout ici est d'encadrer exactement chaque objet, chaque fait particulier dans le système logique, dans le genre qui lui convient.

Et enfin, comme le monde est pluraliste et que la réalité se résout en une inextricable multiplicité, il faut dire que pour chaque fait l'esprit peut créer de multiples formules instrumentales, de multiples

1) W. James, Pragmatisme, p- 193 ; cf. plus bas, p. 221 : « Sur nos perceptions des relations intrinsèques, nous opérons comme sur des cartes que nous battons. Nous les prenons, par séries, dans tel ordre ou dans tel autre ; nous les classons de telle manière ou de telle autre ; nous considérons celle-ci, ou au contraire celle-là, comme fondamentale ; et, finalement, nos croyances à leur sujet forment ces systèmes de vérités connus sous le nom de logique, de géométrie, d'arithmétique. Dans chacun de ces systèmes, comme dans l'ensemble, il y a manifestement un produit humain... L'homme a déjà mis l'empreinte de ses propres formes mentales sur ce que j'ai appelé les « vérités antérieures ». Ce serait une grande

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vérités, bien différentes entre elles, parfois même contradictoires et toutes vraies, cependant, puisque chacune indique une utilisation possible de ce fait dans le domaine de l'expérience et de la pratique. Il n'existe pas de Vérité au singulier et avec V majuscule ; il n'y a que des vérités, et loin d'être un principe antérieur qui mettrait tout en mouvement, la vérité n'est qu'un nom abstrait donné aux résultats obtenus. L'homme s'est formé l'idée de la Vérité, parce qu'il a saisi, dans son expérience, des vérités particulières. Un homme est bien portant, non pas parce qu'il possède la Santé, mais il possède la santé parce qu'il se porte bien ; de même une croyance est vraie, non point parce qu'elle possède en elle-même le caractère de la vérité, mais elle a ce caractère, au contraire, parce que l'expérience la rend vraie en manifestant son utilité et sa valeur en bonne monnaie courante.

Ainsi, il est également vrai que l'échiquier est composé de carrés blancs sur fond noir et de carrés noirs sur fond blanc ; tout dépend de ce que l'on attend de cette constatation. — La matière est-elle une réalité ou une vaine abstraction ? la réalité totale ou seulement une partie de la réalité existante ? Le pragmatisme tranchera le débat, en se demandant ce que signifie pour nous la matière, quelle différence cela peut-il faire à présent que le monde soit mené par la matière ou par l'esprit. Et d'après l'intérêt pratique que présenteront les diverses solutions à ces questions, nous nous déciderons pour la vérité ou la fausseté de la croyance en la réalité de la matière *).

Le monde est-il dû à l'intervention de Dieu, ou à l'action de forces aveugles ? Dans la pratique, et en se plaçant au point de vue du passé, les deux hypothèses se valent : actuellement, le monde est ce qu'il est, quelle que soit la cause qui l'a produit : « le pragmatiste est donc bien obligé de dire que les deux théories, sous deux noms différents, ont exactement la même signification, et que la discussion n'est ici qu'une chicane de mots» 2).

« Ce que nous disons de la réalité dépend donc de la perspective où elle est projetée par nous. Son existence lui appartient à elle-même,

erreur pourtant que d'assimiler une semblable théorie à celle des catégories de la Critique de la Raison pure. — Kant part uniquement de l'esprit, et la réalité phénoménale n'est pour lai que le décalque de l'élément subjectif de la connais* sance. Le pragmatisme donne la première place à la réalité objective et se présente, d'ailleurs, comme un véritable empirisme. — Cf. W. James, Pragmatisme, p. 226 ; « En apparence, cela ressemble à la théorie de Kant ; mais entre des catégories créées par fulguration dès avant que la nature eût commencé et des catégories se formant peu à peu, «n face de la nature, s'ouvre l'énorme gouffre qui sépare le rationalisme de l'empirisme ».

1) W. James, Pragmatisme, p. »8. S) Ibid., pp. 9» et ss.

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mais ce qu'elle est dépend de nous, parce qu'il s'agit de savoir quel intérêt nous avons à la concevoir de telle manière ou autrement » *). — « Tout jugement est une attitude généralisée» 2).

Le pragmatisme contient donc, à la fois, une méthode et une théorie : une méthode, qui prétend résoudre facilement tous les problèmes, puisqu'elle offre un critère purement empirique de la valeur des diverses solutions apportées 3); une théorie qui découvre le fondement de la vérité, et indique clairement à quels signes nous pouvons la reconnaître 4). — II constitue pour la spéculation une attitude économique, puisque envisageant uniquement l'intérêt du problème, il élimine une foule de questions qui avaient jusqu'ici retenu l'esprit humain 5) ; il introduit enfin, dans la pensée, toute la souplesse et la féconde activité de la vie.

II.

Il n'entre pas du tout dans le cadre [de cette étude de rappeler les critiques qu'a soulevées, de bien des côtés à la fois, l'attitude antiintellectualiste prise par les pragmatistes 6). Nous voulons seulement rechercher quelles conséquences doivent découler de cette méthode et de cette théorie de la vérité si, du domaine de la pure spéculation, on les transporte, — et cette application est tout l'esprit même du pragmatisme, — sur le terrain de la morale.

Nous devons remarquer, en premier lieu, qu'il serait fort injuste de ne voir dans le pragmatisme considéré en lui-même, qu'une

1) W. James, Pragmatisme, p. 228. 3) Baldwin, La logique de faction. Revue de Métaphysique et de

Morale, 1910, pp. 456. 8) W. James, Pragmatisme, p. 56. 4) Ibid., p. 6S. 5) < Le pragmatisme servira à montrer que presque toutes les propositions de

métaphysique ontologique sont, les unes un fatras vide de sens, où l'on définit un mot par des mots, ceux-ci par d'autres mots et ainsi de suite, sans atteindre jamais ancune conception réelle, et les autres, une parfaite absurdité». — Pierce, What pragmatism is, Monist, avril 1905, p. 171. — Cfr. W. James, Pragmatisme, pp. 61-62.

6) Pour la critique du pragmatisme moral, on pourra consulter Alfred Fouillée, La morale des idées-forces. Paris, Alcan, 1908. Introd., pp. 85 ss. ; La pensée et les nouvelles écoles antiintellectualistes. Paris, Alcan, 1911, liv. III, ch. IV; La néo- sophistique pragmatiste ; A. Leclère, Pragmatisme, modernisme, protestantisme. Paris, Bloud, 1909; Marcel Hébert, Le pragmatisme, étude de ses diverses formes. Paris, Emile Nourry, 1911 ; Cl. Piat, Insuffisance des philosophies de l'intuition. Paris, Pion, 1908; Boutroux, Science et Religion. Pari*, Flammarion, 1908 ; A. Schinz, Antipragmatisme. Paris, Alcan, 1909 ; Benedetto Croce, Filosofia délia pratica ; G. Vidari, Prammatismo e Intellettualismo difronte alla morale, dans Cultura filosofica, maggio-giugno, 1910. Firenxe.

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attitude bassement égoïste et utilitaire, et comme un parti pris de ne dépasser jamais la sphère des intérêts purement matériels. Plusieurs s'y sont mépris l), sans doute à cause des exagérations où se sont laissé [entraîner certains partisans de la théorie, mais les représentants les plus en vue du pragmatisme et notamment le plus autorisé d'entre eux, William James, n'ont cessé de protester hautement contre une telle interprétation de leur point de vue 2). «Moi, il m'est arrivé de parler de valeurs en espèces pour les idées ; on m'a écrit pour me supplier de modifier cette expression qui faisait croire que je ne pensais qu'à un gain ou une perte pécuniaire »! — « Pour avoir dit que le vrai est ce qui profite à notre pensée, je me vois rabroué par un autre docte correspondant : Le mot profitable, m'écrit-il, ne peut se rapporter qu'à l'intérêt personnel. Or, c'est en le poursuivant, que plus d'un fonctionnaire de nos banques nationales est allé en prison. Une philosophie conduisant à de tels résultats est nécessairement fausse !» 3). Et W. James insiste particulièrement sur ce point, qu'une conséquence pratique peut très bien rester enfermée dans le cercle de la théorie, et qu'il y a, pour le pragmatisme, d'autres valeurs que l'argent et la réussite matérielle des affaires.

« Après l'intérêt qu'il y a pour un homme à respirer librement, le plus grand de tous ses intérêts, celui qui, à la différence de la plupart des intérêts de l'ordre physique, ne subit ni déclin, ni fluctuation, c'est l'intérêt qu'il y a pour lui à ne pas se contredire, à sentir que ce qu'il pense en ce moment est d'accord avec ce qu'il pense en d'autres occasions » 4).

« Le Dr Schiller parle-t-il d'idées qui opèrent efficacement, qui rendent bien, la seule chose qui vienne à l'esprit de nos critiques, c'est la façon dont ces idées opèrent, et le rendement immédiat qu'elles donnent dans le milieu physique, la vertu qu'elles possèdent de nous faire gagner de l'argent ou réaliser quelque avantage pratique du même genre.

Oui, certes, les idées ont cette vertu, de près ou de loin ; mais elles possèdent la même vertu, et d'une manière illimitée, dans le monde intellectuel également. Faute de vouloir bien nous faire l'honneur d'apercevoir également cela, et de l'apercevoir si peu que

1) V., par exemple : Pratt, What is pragmatism ? 2) V. Pierce, Comment rendre nos idées claires ? Revue philosophique,

janvier 1879. 8) Will. James, Pragmatisme. «Réfutation de quelques erreurs», p. 294. —

V. aussi Schiller, Etudes sur P humanisme, trad, française, pp. 200-201. 4) lbid., p. 206.

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ce soit, nos critiques considèrent notre théorie comme ne s'adressant qu'aux ingénieurs, aux médecins, aux financiers, aux hommes d'action en général» l).

Nous pensons que W. James a raison sur ce point : le pragmatiste peut être aussi désintéressé que qui que ce soit, et son attitude même en face de la réalité peut lui faire un devoir de ce désintéressement : s'il est pratiquement utile et bon que je me sacrifie pour assurer le bien de mes semblables, que je lutte en moi contre les instincts inférieurs pour faire dominer et resplendir dans ma vie la beauté de l'idéal, l'attitude de ce sacrifice et de cette lutte est une attitude qu'il faut prendre, et la croyance qui correspond à une telle attitude est une croyance vraie.

La morale, disent les pragmatistes, est une création humaine ; elle est le résultat de multiples expériences ; les choses, considérées en elles-mêmes, ne sont ni morales ni amorales, comme elles ne sont ni vraies ni fausses ; elles deviennent morales comme elles deviennent vraies. Mais, pour ne présenter aucun caractère absolu, la morale n'est pas pour cela arbitraire : venant de l'expérience, elle vaut pour l'expérience, et celui qui s'affranchit de ses lois ne tarde pas à subir les désastreuses conséquences de cette méconnaissance de tout un aspect de la réalité. La morale n'a qu'une valeur pratique, mais cette valeur est réelle ; la morale est d'origine purement humaine, mais elle relève de ce qu'il y a de plus profond en nous, elle est la mise en œuvre des aspirations les plus généreuses de la nature humaine, et il ne nous est pas plus facile de méconnaître le sens spécial qu'elle donne à notre vie, que de renoncer à être vraiment hommes. Et enfin, comme elle relève en nous de ce qu'il y a de plus foncièrement humain, elle présente une certaine universalité, elle tend à une certaine identification des pensées, et ainsi elle est capable de constituer une règle pratique qui contrôle les expériences particulières et se subordonne les tendances individuelles2).

Ajoutons que la noblesse de sentiments et de pensées que manifestent partout les écrits de W.James prouve, d'une manière évidente, qu'un pragmatiste n'est pas nécessairement un esprit terre-à-terre et que c'est mal juger cette théorie que de n'y voir qu'une philosophie mercantile 3). Bien plus : à s'en tenir toujours aux conséquences

1) W. James, Pragmatisme, p. 276. 2) Cfr. à ce sujet Lalande, L'idée de vérité. Revue philosoph., janvier 1911,

pp. 24-25. — Voir aussi dans Trojano, Basi deW umanesimo, comment une moyenne des valeurs permet de donner une certaine uniformité aux règles pratiques de la conduite.

3) V. notamment la haute élévation morale que manifeste l'auteur dans Les variétés de l'expérience religieuse.

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pratiques de la théorie, il semble que l'attitude pragmatiste impose, d'une manière toute spéciale, le sentiment profond de la responsabilité humaine en face de la vie : la vie, en elle-même, n'est ni vraie ni fausse, ni bonne ni mauvaise ; elle n'est pas chose toute faite, elle est chose à faire, et elle sera pour nous ce que nous la ferons et ce que chacun de nous la fera par l'effort intelligent et persévérant de son action sur la réalité, si, selon l'expression de Bergson, pour le pragmatisme, toute vérité nouvelle est non une découverte, mais une invention 1).

Le pragmatiste sincère doit toujours fixer le regard vers l'avenir, et dans cette tension, dans cet effort pour améliorer à tous points de vue, — même au point de vue moral et religieux — la vie, dans ce mouvement et cet élan qui mettent en jeu les énergies les plus actives et les plus hautes, dans l'attention scrupuleuse à se dégager de tout ce qui est routine, convenu, formule figée, pour vivre sa pensée, réaliser en soi-même sa croyance et lui faire produire au dehors ce qu'elle recèle de profondes virtualités, — dans toute cette attitude préconisée et consciemment voulue par les représentants les plus sérieux du pragmatisme 2), il y a certainement la manifestation, l'épanouissement en même temps que la sauvegarde d'une vie intérieure intense, et d'une haute élévation morale 3).

Aussi, W. James marque-t-il nettement ses préférences, pour le moralisme interprété dans le sens de la confiance illimitée en soi- même 4) : ce moralisme n'est, en définitive, qu'une application de la conception pluraliste du monde, si chère aux pragmatistes 5) ; l'univers du moralisme, c'est le monde de l'épopée, là où se jouent les grandes parties, où s'engagent les intérêts suprêmes, où s'appliquent les remèdes violents et où s'affrontent les risques périlleux. « Le vrai pragmatiste accepte de vivre sur un programme de possibilités non garanties, auxquelles il accorde sa confiance : il accepte de donner sa personne, en paiement, au besoin, pour la réalisation de tout idéal créé par sa pensée » 6).

Telle est l'impression d'ensemble qui se dégage, pour quiconque

1) Bergson, Introduction au Pragmatsme de W. Jantes, p. il. 2) Le pragmatisme se présente, en effet, dans l'intention de ses fondateurs,

comme une méthode apologétique et un moyen de sauvegarder la vie religieuse et morale, au milieu du scpticisme ou, en tout cas, du désarroi doctrinal qu'engendrent dans bien des esprits les incertitudes d'un intellectualisme exclusif

8) Cfr. W. James, Pragmatisme, pp. 266-167. 4) Ibid, p. 264. 6) Ibid.., p. 266: 5) Ibid., p. 2*8.

7

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considère sans parti pris l'attitude pragmatiste en face de la réalité : Le pragmatisme veut être et prétend être une source de moralité et un appel à l'énergie ; voilà ce qui nous parait incontestable et ce dont il faut tenir compte pour porter un jugement exact sur les hommes et sur la doctrine. Que maintenant cette attitude se légitime pleinement, qu'elle découle logiquement du point de départ, et qu'elle soit en droit ce qu'elle prétend être et ce qu'elle est, d'ailleurs, en fait, voilà ce qui est moins évident et sur quoi il y aurait de multiples réserves à faire.

Il n'est pas difficile de le prévoir : si le vrai se réduit à l'utilité, si les idées fondamentales de la métaphysique expriment, non des certitudes indépendantes, mais simplement des moyens d'agir sur la réalité et de mettre de l'ordre dans l'expérience; si, une fois constituées, au lieu de valoir par elles-mêmes et de projeter sur tout le reste leur grande lumière, elles n'ont de force que celle qu'elles tirent continuellement de l'expérience, et de valeur, que celle que leur accorde le témoignage indéfiniment vérifié des faits ; si elles sont vraies ou fausses, d'après le point de vue pratique que l'on adopte; si, en un mot, au lieu d'être des principes, elles ne sont que des résultats, les notions centrales de l'éthique, le bien, le devoir, l'obligation, la responsabilité, subissent une transformation radicale, ou plutôt, en changeant de sens, cessent d'être elles-mêmes. Le bien, c'est ce qui se vérifie et se légitime,en manifestant dans le domaine de l'expérience son utilité pratique. Le devoir cesse, à proprement parler, d'exister, au moins au sens traditionel du mot ; l'impératif catégorique disparaît pour faire place à un simple impératif hypothétique: agis de telle manière, si tu veux obtenir de la réalité donnée tel résultat pratique. L'obligation déserte le domaine intérieur de la conscience : elle se transporte, pour ainsi dire, au dehors ; au lieu d'être une contrainte morale, elle se présente comme une nécessité pratique et, en définitive, comme une adaptation au milieu. L'idée de valeur est conservée, mais elle n'a plus la même portée, et tend de plus en plus à se confondre avec l'utile et l'opportun. En un mot, le droit est remplacé par le fait ; et, aussi bien que la logique, la morale est découronnée, elle cesse d'être une science normative, pour devenir simplement un chapitre de la psychologie 1).

1) Et, pour le dire en passant, c'est en définitive cette confusion constante du fait et du droit qui se trouve au fond même du pragmatisme. Les théories scientifiques ne sont que des approximations de la vérité : les lois scientifiques ont toujours quelque chose de provisoire, elles restent sujettes à de multiples retouches, d'après les corrections que de nouvelles expériences peuvent apporter à notre

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Ce n'est même pas assez dire : la morale perd tout objet propre. Par la conception pragmatiste, on élargit tellement les limites de cette discipline, qu'elle se perd dans le vague et s'évanouit dans cette région mal déterminée où, par son mélange voulu avec l'utile, le bien cesse d'être lui-même. La science morale n'existe plus ou, si l'on veut, tous les arts, et la plupart des sciences, présentent un aspect éthique et se rattachent à la morale, puisqu'ils visenl, en définitive, à des résultats pratiques. Si le fait moral — devoir et obligation — n'est pas quelque chose d'irréductible, d'absolument sui generis, il n'y a plus de ligne de démarcation entre la morale, la mécanique et l'hygiène *). Et c'est là, en fait, à quoi aboutit le pragmatisme.

Chez Pierce, déjà, nous voyons quelles atteintes la conception traditionnelle et métaphysique de la morale subit, du fait de son rapprochement avec la théorie pragmatiste. Après avoir déclaré que «l'idée d'une chose quelconque est l'idée de ses effets sensibles 2); que pour mettre de la clarté dans nos concepts, il est nécessaire, et il suffit de considérer les effets pratiques qui peuvent être produits par l'objet auquel nous pensons, l'auteur cherche à concréter sa théorie dans deux exemples: dire qu'un objet est dur, explique-t-il, signifie tout simplement qu'à son contact nous avons éprouvé cette sensation spéciale que notre langage courant appelle la dureté ; mais il est bien évident, que, considéré indépendamment de cette impression toute subjective, l'objet n'est ni dur, ni mou ; simplement il est.

C'est là le premier exemple. Le second s'applique au fait de la liberté, et présente, par conséquent, un intérêt tout spécial par son lien naturel avec le problème moral.

conception des choses ; elles sont comme des cadres, dans lesquels nous faisons rentrer les phénomènes : l'expérience parfois nous oblige à élargir ces cadres, ou même à les rejeter tout à fait et à les remplacer par d'autres. Voilà qui paraît fort admissible. Mais, pourquoi cette mobilité, cette plasticité de nos théories et de nos lois scientifiques ? Elle vient uniquement de ce qu'ici l'esprit se meut dans le domaine des faits ; il n'en sort pas ; les lois sont conçues comme de simples généralisations de l'expérience, et rien de plus naturel que de voir les faits se compléter et se corriger réciproquement.

Transporter cette plasticité dans le domaine des idées, c'est vider les concepts rationnels de tout contenu propre, c'est supposer qu'ils ne sont que des produits de notre esprit, et que ce dernier peut les détruire aussi bien qu'il les a formés. Il y a là un véritable sophisme de méthode qui aboutit à faire déclarer que, pour le pragmatisme, l'absolu est vrai dans une certaine mesure. — W . James, ibid., p. 81. — II faudrait tout de même se décider, et je ne vois rien de plus typique que cette certaine mesure.

Il Cfr. Sidgwick, The methods of Ethics, pp. 17-26-28. 2) Pierce, La logique de la science, 2« partie : « Comment rendre nos idéea

claires». Revue philosophique, janvier 1879, p. 48.

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« Ceci (cette observation au sujet de la dureté du corps en question) nous conduit à remarquer que la question de ce qui arriverait en des circonstances qui n'existent pas actuellement, n'est pas une question de fait, mais seulement d'un plus clair arrangement de faits. Par exemple, la question du libre arbitre et du destin, dépouillée de tout verbiage, se réduit à peu près à ceci : J'ai fait une action dont j'ai honte ; aurais-je pu, par un effort de volonté, résister à la tentation et agir d'autre façon ? La réponse philosophique est que ce n'est point là une question de fait, mais une question d'arrangement de faits. Disposons-la de façon à mettre en lumière ce qui touche plus particulièrement à ma question, c'est-à-dire, si je dois me reprocher d'avoir mal agi. Il est parfaitement exact de dire que si j'avais voulu agir autrement que je n'ai fait, j'aurais agi autrement. — Mais disposons maintenant les faits de façon à mettre en relief une autre considération importante : il est également vrai que, si on laisse agir une tentation, et si elle a une certaine force, elle produira son effet : à moi de résister comme je le puis. Que le résultat d'une hypothèse fausse soit contradictoire, cela n'est pas une objection. La réduction à l'absurde consiste à montrer que les conséquences d'une certaine hypothèse seraient contradictoires, et cela fait naturellement juger fausse cette hypothèse. Les discussions sur le libre arbitre touchent à un grand nombre de questions, et je suis loin de vouloir dire que les deux façons de résoudre le problème soient également justes. Je suis d'avis, au contraire, que l'une des solutions est en contradiction avec certains faits importants, et que l'autre ne l'est pas. Ce que je prétends, c'est que la question formulée plus haut est la source de tout le doute, que, sans cette question, aucune controverse ne se serait jamais élevée, enfin que cette question se résout complètement de la manière que j'ai indiquée ».

Le lecteur soulignera de lui-même ce qu'il y a de superficiel dans cette manière de trancher le débat ; la notion de la liberté y est complètement défigurée, et aussi, celle de la responsabilité. Pierce ne pose ici que la considération des eftets agréables ou fâcheux de nos actes : la question est de savoir si, à côté et au-dessus de ces effets, que personne ne songe à nier, il n'y a pas place pour un sentiment tout spécial, celui d'avoir bien ou mal agi.Et le reproche que la conscience s'adresse à elle-même n'a de sens que par ce sentiment sut generis. Les effets agréables ou fâcheux de nos actes feront simplement que nous nous réjouirons ou, au contraire, que nous regretterons de les avoir posés, et il est trop évident que cette joie ou ce regret ne présentent aucun caractère moral.

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Après avoir longuement montré que, pour lui, le vrai c'est l'utile1), William James déclare que le vrai rentre dans le bien*), et dans ce sens qu'une idée est bonne si elle est profitable (p. 82). Encore une fois, profitable ne doit pas nécessairement être pris dans le sens de profitable matériellement, pécuniairement, c'est entendu ; il n'en reste pas moins que le bien et le vrai se rangent, au même titre, sous la catégorie de l'utile. La vérité rentre dans le bien, parce qu'elle rentre dans l'utile 3). C'est là l'idée qui circule à travers tout le livre de W. James et qui se retrouve sous tous les aspects que peut présenter le pragmatisme.

Qu'on se rappelle l'attitude que prend l'auteur dans les différents problèmes de l'existence de Dieu, de la réalité du libre arbitre, de la création : voilà l'attitude qu'il adopte en morale. Si les idées traditionnelles sur lesquelles repose la morale sont utiles, si elles nous aident à vivre mieux, plus longuement ou plus noblement ; si elles garantissent le bon ordre et maintiennent l'humanité entre les rouages complexes de la vie sociale, elles sont bonnes, elles sont vraies, et vraies dans la mesure où elles sont utiles et profitables.

L'auteur nous parle bien d'un ordre moral éternel, et le besoin de cet ordre, dit-il, est un des besoins les plus profonds de notre cœur {Ibid., p. 107.) : mais comment justifier notre soumission à cet ordre moral? uniquement, parce qu'elle est consolante et qu'au milieu de nos tracas, de nos agitations et de nos souffrances, elle nous garantit le règne permanent de la justice et la satisfaction finale de nos aspirations vers le bonheur. Mais tout ce que nous désirons n'est pas vrai pour cela... et qui nous dit que cette urgenee et ce besoin et cette attente ont un objet correspondant ? Et si nous n'en sommes pas sûrs, quelle efficacité peut encore conserver cette perspective sur l'avenir ? Il faut autre chose pour se sacrifier aux rudes et sévères exigences du devoir et donner à la vie toute la signification qu'elle comporte...

11 faut voir encore, comment W. James se débarrasse en un tour de main de la grave question du libre arbitre et de la responsabilité. Pour le pragmatisme, le libre arbitre n'est qu'une théorie cosmologique générale *) ; les partisans de la liberté y trouvent une manière de justifier leur conception mélioriste du monde; ils espèrent que, dans ses éléments les plus profonds comme dans les phénomènes se

1) Pragmatisme, pp. 187-188. 9) Ibid., p. 83. 8) c La vérité est un bien d'une certaine sorte... et non pas, comme on le sup

pose d'ordinaire, une catégorie en dehors du bien ». W. James, ibid., p. M. 4) Ibid., p. 111.

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produisant à sa surface, l'avenir ne répétera pas identiquement, ne fera pas qu'imiter le passé : la doctrine de la liberté présente, au moins comme possible, la perfectibilité du monde. Les déterministes, au contraire, rejettent cette possibilité, et ne voient dans le monde qu'un système fermé, où ne saurait entrer aucun élément nouveau. Qui donc maintenant a raison, des libertistes ou des déterministes ? Pour le savoir, regardons aux conséquences pratiques. « La doctrine de la liberté console et encourage, elle est un moyen d'action, elle présente une efficacité instrumentale, elle nous engage dans une direction qui vaut la peine d'être prise, donc elle est vraie. Elle présente une signification et une valeur, parce qu'elle est une doctrine réconfortante pour nous. A ce titre, elle prend place parmi les autres doctrines religieuses ; toutes ensemble, elles relèvent les vieilles ruines, elles réparent les désastres du passé. Notre âme, enfermée dans cette arrière-cour qu'est l'expérience sensible, ne cesse de dire à l'intelligence perchée sur sa tour, : Veilleur, quelles nouvelles? La nuit semble-t-elle nous apporter quelque promesse?» Et alors, l'intelligence jette à notre âme ces mots pleins de promesse (p. 120).

En dehors de cette signification pratique, le libre arbitre n'a aucun sens, et ceux qui l'entendent d'une manière intellectualiste contemplent niaisement un prétentieux simulacre de pensée. Et s'il n'a que cette signification pratique, il faut reléguer parmi les antiquailles ces vieilles notions de mérite, de responsabilité, d'imputabilité qui ont tenu tant de place dans les controverses de la morale, et qui planent comme un mauvais rêve sur les préoccupations de l'humanité 1). «Est-ce qu'un homme, est-ce qu'une femme, un enfant même, ayant le sentiment des réalités, devrait, je vous le demande, ne pas rougir d'évoquer des principes tels que la dignité ou la responsabilité?» 2) — « Faire tourner toute notre morale humaine autour de la question du mérite, c'est une piteuse fiction » 3). —

La moralité n'est qu'un mot abstrait, elle ne préexiste pas à la réalité ; elle réside uniquement dans les choses concrètes ; bien loin de les dominer, elle ne fait que les traduire, les exprimer et les résumer et, comme la vérité, elle n'est, en définitive, qu'une manière pratique — parmi bien d'autres, qui présentent à différents égards une égale valeur — d'envisager la réalité 4).

Aussi les exigences de la moralité ne sont pas d'une autre sorte que celles de la vérité, de la santé et de la richesse. Rien d'absolu

1) V. p. 118. 2) V. p. 117. 8) V. p. 118. 4) Cfr. pp. 200-203.

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dans les unes comme dans les autres : ce sont toujours des exigences subordonnées à certaines conditions. Toujours, en effet, il s'agit d'un gain concret, positif, que nous devons nous proposer : voilà de quoi nous parlons en parlant d'obligations à l'égard de la vérité et de la moralité.

S'agit-il de la moralité ? Autant nous voyons les actions mauvaises produire, tôt ou tard, des conséquences qui nous sont préjudiciables, autant nous voyons les actions bonnes opérer pour notre plus grand bien. Si l'on veut des termes abstraits, on pourra dire que le bien est une propriété qui, en se développant, acquiert un prix infini, une valeur absolue, et que le mal est une propriété qui tend à devenir absolument condamnable ; que l'une est inconditionellement bonne et l'autre inconditionnellement mauvaise. On dira enfin que c'est un devoir, un impératif catégorique de chercher le bien et de fuir le mal l) .

« Mais il faut bien se garder de prendre tout cela au pied de la lettre, et d'opposser toutes ces abstractions à l'expérience qui est comme leur mère ou leur pays d'origine » 2).

Nous n'avons considéré jusqu'ici le pragmatisme que dans le livre de William James, uniquement pour ne pas éparpiller notre attention, et parce qu'il résume d'une manière tout à la fois claire et complète les tendances du mouvement pragmatiste. Mais, il est très facile de souligner, et même de voir singulièrement exagérées, les mêmes altérations de la morale chez les autres partisans du pragmatisme.

Schiller, qui partage absolument la théorie de W. James sur la vérité, reconnaît sans ambages que l'humanisme ne se limite pas à la seule question de la vérité 3) et il déclare que les jugements éthiques se trouvent, par rapport à leur valeur et à leur portée, tout à fait dans le même cas que les jugements logiques 4) ; lui aussi, il identifie la bonté et la vérité, d'une part, la vérité et Vutilité, de l'autre 5) : « Tout ce qui suscite un intérêt ou favorise un but est considéré (dans cette mesure seulement) comme bon ; tout ce qui le

1) Cfr. pp. 210*211. — Dans tout ce passage, l'auteur ne parle que de la yérité; c'est nous qui en faisons ici l'application à la morale; mais que cette application soit légitime et rentre pleinement dans la pensée du pragmatisme, c'est chose si évidente qu'il n'y a pas lieu d'y insister.

2) Ibid., p. 211. 8) Etudes sur l'humanisme, trad. Jankelevitch, p. 7, note 1, et pp. 46-47.

Paris, Alcan, 1909. A) Ibid , p. 8. 6) Cfr. p. 7 et pp. 186, 109, 897.

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trompe ou le contrarie, comme mauvais ». Ce qui est bon est vrai parce que ce qui est bon est utile ; et ce qui est bon n'est tel que parce qu'il est utile. Un principe unique comme Dieu est aussi inefficace moralement que scientifiquement à expliquer le monde, parce qu'un principe qui explique tout, n'explique, en réalité, rien 1).

Dans la discussion qu'il institue au sujet de la liberté, Schiller se borne à n'envisager que ce qu'il appelle le côté pragmatique du problème. Mais cela même déjà, n'est-ce pas méconnaître ce qu'il y a de profond et de moral dans le fait de la liberté ?

Pratiquement, dit-il, que nous soyons libres ou non, l'effet sera le même : la liberté supposée n'empêchera aucunement le déterministe d'agir comme si tout l'ensemble des phénomènes, — aussi bien dans le monde humain que dans le monde physique, — était soumis au rigoureux enchaînement de la nécessité ; et dans un monde où serait, par hypothèse, exclue toute contingence, celui qui croit à la liberté n'en continuerait pas moins à trouver de l'imprévu, du hasard et des faits qui échapperaient à la prévision. Ainsi « la différence pragmatique entre les deux théories rivales tend à s'effacer ; en pratique, les deux partis devront mettre leur métaphysique de côté et agir d'une façon sensée ; en théorie, les différences qui les séparent sont telles que leur influence sur la pratique n'est que très éloignée et surtout d'ordre émotionnel. Pour le sens commun, d'un autre côté, il n'existe pas d'alternatives pratiques ; toute la controverse métaphysique paraît donc futile et est envisagée avec un calme parfait. Et n'est-ce pas ainsi que les choses doivent se passer dans un univers où la pensée est subordonnée à l'action » 2)?

L'analyse à laquelle l'auteur soumet, du point de vue pragmatique, le fait de la liberté, est très bien menée et sera d'une application utile quand il s'agira d'étudier les conséquences pratiques que présente ce fait pour le déterministe et le contingentiste : mais les conséquences morales, intérieures, renfermées tout entières dans la vie éthique d'un chacun, conséquences qui sont l'épanouissement même ou, au contraire, l'annihilation de la vraie moralité, qu'en fait-on ? Voilà ce qui importe surtout dans le fait de la liberté, envisagée du point de vue moral, et voilà ce que le pragmatiste, le regard tourné uniquement vers les résultats, n'aperçoit plus, ou, en tout cas, traite comme une question secondaire et qui relève

1) V. p. 84. S) Schiller, p. 681.

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simplement du goût, du tempérament, de la tournure d'esprit d'un chacun. — Que tous les phénomènes, y compris ceux de la vie consciente, soient rigoureusement enchaînés dans les mailles du déterminisme, tout, pratiquement, se passera de la même manière : et cette constation suffit au pragmatiste ; il est permis au moraliste de concevoir d'autres exigences.

Il est bien certain que M. Schiller admet ces exigences morales, distinctes des résultats pratiques, et qu'il s'indignerait, si l'on taxait sa doctrine d'immoralisme ou simplement d'amoralisme : mais enfin, pourquoi n'en parle-t-il pas? Serait-ce parce qu'il éprouve toute la difficulté qu'il y a à les concilier avec l'attitude du pragmatisme?...

Dans son essai volumineux sur les Conditions logiques d'un traitement scientifique de la moralité l), le professeur Dewey, de Chicago, s'inspire également de la théorie pragmatiste de la vérité. Il admet comme prouvé que tous nos jugements scientifiques sont uniquement à base d'éléments subjectifs, et il se propose d'identifier, au point de vue de leurs conditions logiques, la science et la morale. De ce point de vue, par un artifice d'exposition qui introduit je ne sais quelle confusion dans tout son livre, au lieu de réduire comme, semble-t-il, il devait le faire, les jugements moraux aux jugements scientifiques, il s'attache à démontrer que ces derniers sont de même nature logique que les jugements moraux.

Ce qui caractérise le jugement moral, c'est, en premier lieu, qu'il est individuel, il ne porte que sur des cas particuliers et ne vaut que pour chacun d'eux. Or, contrairement à ce que l'on croit d'habitude, les jugements scientifiques présentent absolument le même caractère : la science cherche, sans doute, à établir des lois générales, mais, finalement, ce sont les cas particuliers qu'elle vise, et cela est si vrai que, si certains faits contredisent la loi, ce n'est point les faits que l'on supprime, c'est cette dernière que l'on modifie.

Ce qui caractérise, en second lieu, le jugement moral, c'est qu'il relève plus de la psychologie que de la logique : il est l'expression d'un état d'âme et, pour déterminer ses conditions logiques, il est impossible de faire abstraction de la personnalité du juge. Or c'est là encore, on le sait, ce qui se vérifie pour les jugements scientifiques. Et Dewey conclut que les jugements scientifiques et moraux

1) Logical conditions of a scientific treatment of morality. Univ. o£ Gfafcagp Press, 1908.

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sont de même valeur et présentent la même portée : ils sont également individuels et conditionnés par l'état psychologique du moraliste et du savant. Schiller identifie la psychologie et la logique ; Dewey ramène la logique à la morale : tous les deux nient le caractère absolu de la logique et de la morale.

Au Congrès international de Philosophie tenu à Genève en 1904, deux philosophes italiens, MM. Galderoni et Bellonci, ont abordé cette question des rapports du pragmatisme avec la morale ; tous les deux adoptent l'attitude pragmatiste, et la manière dont — de ce point de vue — ils interprètent le fait moral est tout à fait suggestive. Dans sa note intitulée : le pragmatisme et la morale l), M. G. Bellonci annonce sans détours que le pragmatisme est la fin de l'ancienne morale et que, désormais, la morale doit être conçue, non comme une fin qu'il s'agit de réaliser, mais simplement comme un moyen d'utiliser la réalité.

Vivre, c'est agir, déclare Bellonci, et agir, c'est faire quelque chose de divers ; l'identité est la négation de la vie. Sentir toujours une même chose, c'est ne rien sentir : il en est de même de la pensée et de l'action. Toute théorie qui veut réduire l'univers à un état invariable, veut, en réalité, détruire l'univers et la société. Aussi, du point de vue de la connaissance, les théories ne sont ni vraies, ni fausses : elles sont simplement un non-sens. Une théorie ne peut être qu'un intermédiaire entre deux actions, le moyen, en passant de l'une à l'autre, d'utiliser l'expérience ; et, comme le domaine de l'activité est essentiellement mouvement, changement et différenciation, il ne saurait y avoir de fixité dans les rapports, ni, par conséquent, de stabilité dans les théories.

Jusqu'à présent les moralistes ont été dupes d'une illusion, puisqu'ils ont cru pouvoir démontrer que la morale est quelque chose d'initial ou de final, et non pas un moyen. La morale n'est autre chose que la condition qui permet le passage de la cause à l'effet, d'une action à une autre action dans le champ de l'expérience immédiate. « Si la morale avait vraiment une valeur finale ou initiale, elle serait une négation, puisqu'elle voudrait rejoindre un ordre invariable » 2) . L'invariabilité est la négation de l'activité et, par conséquent, de l'existence : une morale fixe ne tendrait à rien moins qu'à la destruction de toute société et de toute vie.

1) V. Congrès international de Philosophie, Ile Session, tenue à Genève du 4 au 8 septembre 1904. Rapports et comptes rendus, pp. 670 et ss. Genève, Kundig, 1805.

%) Ibid., p. 672.

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L'homme de la morale traditionnelle ne vit pas : il est figé, il est mort ; il se soustrait à la grande loi de la vie qui veut que nous créions à chaque instant de nouvelles idéalités. Toute loi qui veut se conserver, se détruit par là même. La vie et Fart nous imposent à chaque instant d'être « quelque chose » et « quelqu'un » sous peine de n'être pas. L'action est tout : la fidélité à une loi, en entravant l'action, ruine la vie.

A la suite de cette communication, je relève, dans les comptes rendus, quelques observations critiques qui indiquent avec assez de précision la portée philosophique d'une semblable conception de la morale.

« Le pragmatisme, dont nous parle M.8ellonci,est une philosophie morale sans système arrêté... Chacun fait du pragmatisme tous les jours et sans le savoir, et accorde ses intentions du moment à quelque principe courant, tantôt l'un, tantôt l'autre, suivant les occasions. Le pragmatisme est une méthode morale, dit M. Bellonci ; je le trouve plutôt immoral, et voici pourquoi : le pragmatisme prétend diriger nos actions, il les excuse ou les approuve sans les déterminer ; on peut être un pragmatiste honnête comme on peut être un honnête probabiliste, mais les doctrines n'y sont pour rien » l).

Et M. Lévi déclare que la théorie exposée par M. Bellonci lui paraît être la théorie du /' m'en jîchisme... On ne saurait mieux dire.

M. Calderoni cherche, de son côté, à fixer le rôle de l'évidence en morale 2) ; et, s'inspirant pleinement de la théorie pragmatiste, il en arrive, lui aussi, à ne voir, dans les règles de la morale, rien de plus que de simples généralisations scientifiques. « La vérité est que l'évidence n'est pas du tout un critérium. Le mot pourrait être aboli en morale, comme, du reste, il est en train de s'abolir en science. 11 n'existe qu'une évidence de fait, en opposition avec une prétendue évidence de droit, qui consiste en ce que plusieurs individus ou tous les individus sont d'accord à considérer certaines actions comme désirables pour eux ou pour les autres. Mais quand cet accord n'existe pas, comment prouver que telle action est ou n'est pas désirable ? Il n'y a qu'un moyen : ce sont les conséquences de nos actions qui pourront nous mettre d'accord... Le seul moyen de prouver un principe moral, sur lequel il n'y a pas d'accord immédiat, c'est de s'en rapporter à ses conséquences... La mesure dans laquelle une démonstration éthique sera possible, dépendra

1) M. Meyer de Stadelhofen. â) Comptes rendus, p. 616.

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de l'uniformité de goûts, de tempéraments, d'aspirations, existant dans une race, dans une civilisation, à une époque donnée ».

Bref, les conséquences pratiques de nos actions font leur bonté, comme elles font leur vérité 1).

Nous trouvons encore une illustration de cette attitude dans une communication du professeur Luigi Valli au Congrès international de Philosophie de Bologne. Dans cette étude intitulée La Valutazione, l'auteur s'efforce de réduire la notion de valeur à un simple fait psychologique 2). De même que la vérité, la valeur n'est point une qualité inhérente aux choses, que l'esprit découvre dans les choses et qui lui sert de point d'appui et de règle pour les apprécier : elle représente uniquement l'attitude sentimentale-volitive 3) que prend chacun de nous en face de la réalité, attitude de complaisance, de désir, d'aversion ou de crainte : « Nous ne pouvons affirmer d'aucune chose qu'elle est une valeur ou une non-valeur qu'en reportant notre pensée sur les sentiments qu'elle provoque en nous. Mais, entendons-nous. Nous ne dirons pas qu'un acte, qu'un objet a une valeur, uniquement parce qu'une fois ils ont donné en nous satisfaction à un besoin ou à une tendance ; il n'y a là encore qu'un fait accidentel, fortuit, limité tout entier au moment présent, et rien ne nous garantit que demain et plus tard, en face du même objet, nous éprouverons la même satisfaction. Pour que l'idée de valeur se précise, devienne stable et, de quelque manière, se légitime, il faut qu'elle se vérifie ; il faut qu'elle s'appuie sur tout un ensemble d'expériences communes et, qu'en résumant le passé, elle engage de quelque manière l'avenir. « Ce qui me fait dire qu'un objet a de la valeur, ce n'est pas le seul fait de ce désir rapide et éphémère qu'il provoque actuellement en moi, c'est la pensée que ce désir se renouvellera chaque fois que je me retrouverai en face de l'objet et dans les mêmes conditions ; c'est le souvenir des impressions semblables de satisfaction qu'il m'a données plus d'une fois dans le passé, c'est la confiance, justifiée ou non, que dans l'avenir il provoquera en moi la même attitude de ma sensibilité et de ma volonté... »

1) V. ibid., p. 619, une note du même auteur sur l'utilité c marginale » dans les questions éthiques, et la remarque que fait à ce sujet M. Calderoni.

2) « Io penso che il concetto del valore sia stato grandemente complicato da molti filosofi soltanto perche, prima di osservare completamente il semplice aspetto fisi- cologico délia valutazione, hanno voluto penetrare nelP essenza del valore e vi sono penetrati, corne è naturale, con la cecità dei loro pregiudizii di scuola ».

8) « Atteggiamento sentimentale-volitivo del soggetto. »

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Ainsi, pour qu'un acte soit qualifié de bon, pour qu'une manière d'agir soit déclarée meilleure et préférable à une autre, il faut et il suffit qu'en face de cet acte, de cette manière d'agir, la plupart des hommes aient éprouvé un sentiment de satisfaction et le désir de voir se renouveler cette impression. De même que l'image conceptuelle n'est que le résidu d'un grand nombre de représentations particulières, la valeur n'est que la synthèse des multiples expériences dans lesquelles nous avons éprouvé ce que les objets présentent de désirable ou de déplaisant. — « La valeur est la forme commune de nos multiples attitudes sentimentales et volitives en face des objets » J).

De là à se former l'idée de valeur en soi, il n'y a qu'un pas : mais c'est là une démarche de l'esprit purement illusoire : la vérité en soi est une pure abstraction, il n'existe que des vérités au pluriel, de même qu'il n'y a que des valeurs concrètes et particulières, et ceux qui rêvent d'une dignité intrinsèque des choses et de je ne sais quelle valeur mystérieuse qui leur serait inhérente, indépendamment de tout désir d'un sujet sentant, ceux-là sont dupes de leurs propres pensées et prennent des mots pour des réalités. D'ailleurs, si la valeur était un caractère objectif des choses, comment expliquer l'inconstance, la variété, la contradiction même que présente la manière dont les hommes apprécient les mêmes actes et les mêmes objets ? Ce qui est vrai pour l'un, est faux pour l'autre ; ce que vous déclarez désirable et, par conséquent, digne de valeur, n'offre, au contraire, aucun intérêt à votre voisin : la valeur est purement humaine et, comme la vérité, elle est pluraliste. — « Ce qui est pour nous le meilleur à croire, disait W. James 2), voilà ce qui est vrai pour nous... pourvu que notre croyance ne se trouve pas en désaccord avec quelque autre avantage vital ».

Valli applique la même restriction aux jugements de valeur. Ce qui doit déterminer mon action et régler finalement mon estime des choses, ce n'est pas, sans doute, dans tous les cas et d'une manière uniforme, la satisfaction, même amplement confirmée par l'expérience, que peut me procurer un objet. Un conflit ici est possible et même inévitable : deux ou plusieurs objets peuvent, à la fois et à différents points de vue, solliciter mon jugement de préférence et, par conséquent, mon action; et la satisfaction actuelle

1) c L'imagine concettuale è sintesi e fusione di rappresentazioni singole, il valore è la sintesi e fusione di singoli atteggiamenti spirituali e 8e quella è la forma, comune di molti rappresentazioni di fronte adun soggetto, questo è la forma comune di molti atteggiamenti sentimentali volitivi di fronte ad an oggetto. »

3) Pragmatisme^ p. 84.

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que me promet un objet, peut très bien et même — si j'entends bien mon intérêt — doit céder à une évaluation plus large des choses : « La valeur est un mot qui exprime et symbolise une multitude, une masse de désirs et de répulsions, c'est un ensemble complexe d'élans, l'indice d'un ample et profond courant de volonté, et quand ce jugement général pousse l'action dans un sens et que le désir du moment attire l'individu dans une autre direction, le jugement de valeur général exerce évidemment une influence sur le désir tout individuel ».

Dans tout cet article, on le voit, ce n'est que du point de vue pragmatiste que l'on considère l'idée de valeur, et, ainsi considérée, elle n'est plus que le résidu de nos impressions et de nos désirs : voilà le sable mouvant sur lequel devra s'élever l'édifice de la morale.

C'est d'une semblable conception que s'inspire encore le professeur Vidari dans son livre Basi deW umanesimo x). En soi, dit-il, il n'y a rien d'essentiellement vrai, beau ou bon : ces caractères, par lesquels nous qualifions les objets ou les actes, relèvent uniquement de l'appréciation subjective ; la logique et la morale ne sont également que deux chapitres de la psychologie, c'est le relativisme poussé à ses extrêmes et à des conséquences que le pragmatisme officiel ne prévoyait pas, et, sans doute, refuserait d'admettre. Les jugements de valeur que nous portons, ne relèvent en nous ni de l'intelligence, dont tout le rôle se borne à affirmer ou nier et non à approuver ou désapprouver, ni de la volonté qui, bien loin de créer la valeur, la suppose et se règle sur elle : c'est de la sensibilité qu'ils relèvent, de la sensibilité qui est ce qu'il y a en nous de plus nous, de plus personnel et subjectif. Le bien n'est plus qu'un mode du sentiment et l'on a soin de nous avertir que le sentiment ne se présente que sous trois formes : le plaisir, la douleur et un état intermédiaire entre ces deux émotions, le repos.

Il faudrait encore rappeler ici tout le mouvement créé par les pragmatistes italiens du Leonardo 2) et les exagérations de la doctrine où ils se sont laissé entraîner ; l'homme remplaçant Dieu et devenant le vrai créateur de toute réalité ; le mensonge réhabilité et assimilé à l'hypothèse scientifique 3) ; l'horreur de tout ce qui de

1) Bocca, Torino, 1907. 2) Cette revue, qui a cessé de paraître, fut publiée à Florence, sous la direction

de M. Papini. Un extrait des principaux articles a été édité à part sous ce titre : Saggi Prammatisti. Carabba, Lanciano, 1910.

3) L'enfant qui ment pour se disculper est un petit Laplace, comme Laplace n'est, en grand, qu'un menteur : tous les deux ont une juste compréhension des exigences de la pratique et agissent en conséquence.

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près ou de loin ressemble à une conviction purement intellectuelle l) ; mais nous devons nous borner, et ce que nous venons de dire suffit amplement pour indiquer l'attitude qu'a prise, sur le domaine de la morale, le pragmatisme 2). Partout, nous le voyons suivre le mouvement logique des choses et, qu'il le veuille ou non, aboutir au subjectivisme utilitaire.

Et, en fait, tandis que tout un courant de la pensée contemporaine se porte à appuyer l'idéal moral sur les données spécifiques de la raison, et à montrer tout ce qu'il y a d'irréductible dans l'idée de devoir, sous l'inspiration d'une pensée utilitaire nous voyons les pragmatistes s'unir finalement aux positivistes, pour réduire la morale à n'être plus qu'un art et qu'une pratique.

Le livre de M. Lévy-Briihl sur La morale et la science des mœurs qu'est-ce donc, en définitive, sinon un continuel commentaire et une illustration de l'attitude pragmatiste en morale ? N'y trouvons- nous pas la même désinvolture à l'égard des problèmes métaphysiques ? la même réduction de toutes les théories à une pratique préexistante, le même procédé de vérification et de légitimation de ce qui s'appellera en morale, ou en tout autre domaine, la vérité; le même processus aussi de désubjectivation ; la même prétention de créer sur le terrain de la pratique un accord, qui ne saurait exister sur celui de la théorie ; la même protestation de ne vouloir entamer en rien les droits de la moralité et aussi, en pratique, le même utilitarisme étroit et subjectif. J'ai dit la même protestation de ne vouloir entamer en rien les droits de la moralité : et rien ne nous autorise à douter de la sincérité de M. Lévy-Briihl et de W. James.

Mais, qu'est-il arrivé ? Le pragmatisme est une forme vide, il se plie à toutes les doctrines, il n'en rejette formellement aucune, il est une méthode. Cette méthode pouvait conduire à un résultat

1) v, dans le Leonardo, l'article de M. Prezzolini sur l'Art de persuader, et cette déclaration de Papini : « Le pragmatisme est moins une philosophie qu'une méthode pour se passer de philosophie. — M. Schiller (Essais sur V humanisme, préface, pp. V-VI) voit avec une vive satisfaction dans tout cela « une liberté et une vigueur de langage qui doit souvent effrayer les susceptibilités des coteries académiques ». Mais il me semble que le bon sens — à supposer qu'il ne règne pas toujours dans les coteries académiques — doit bien s'étonner un peu aussi de ces hardiesses.

2) Une semblable introduction du point de vue pragmatiste et utilitaire dans la théorie des valeurs, et la détermination du bien se retrouve, avec quelques nuances de détail, chez Hôffding, System der Ethik, I. Bd., Einleitung, II. Buch, I und II Kapitel ; Paulsen, Sociologie; Meinong, Archiv fur systematische Philosophie, pp. 327-346, a. I, fasc. 3, 1895; Ehrenfels, System der Wert- theorie als Grundbegrijf der Moralphilosophie ; Orestano, / valori umani. Bocca, Torino, 1907.

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hautement idéaliste ; cette forme vide pouvait, en prenant un contenu, donner à la conscience morale l'appui qu'elle réclame et l'aliment qui répond aux plus nobles et aux plus profondes aspirations de la nature humaine supérieure.

En déclarant que le vrai et l'utile se ramènent l'un à l'autre, on n'interdisait pas de donner au mot utile son acception la plus haute et de la ramener au bien absolu. Tout cela était possible, à la rigueur; mais c'est justement le mouvement inverse qui s'est produit : des échappées vers l'idéal, que le pragmatisme n'interdisait pas, on s'est détourné, et par une pente vite descendue, on s'est trouvé au milieu du positivisme, de la science des mœurs et de la morale nietzschéenne du surhomme 1).

Pourquoi ce résultat négatif? Il n'y a pas à le chercher bien loin. Sous des formes diverses, la science des mœurs et la morale pragma- tiste sont également pénétrées d'un même esprit de défiance et de doute à l'égard de la raison ; et sous une inspiration d'origine Kantienne, elles cherchent à résoudre, par la pratique et sur le domaine de l'action, des problèmes qui, du point de vue purement spéculatif, lui paraissent insolubles et, d'ailleurs, inutiles.

Or, en dehors de la raison, qu'y a-t-il, pour promouvoir et diriger l'action ? Le sentiment, l'intérêt, l'opportunité. Ces éléments sont certainement d'utiles auxiliaires de la vie morale — le livre de W. James contient à cet égard, des remarques suggestives, dont les théoriciens de la morale pourront tirer profit en cherchant à mettre de plus en plus leurs spéculations d'accord avec les formes multiples de la réalité donnée — mais, si utiles qu'ils soient à la pratique morale, ils ne sauraient en constituer la base, le point de départ et le ressort secret. Juger de la valeur d'une action par ses conséquences, c'est établir comme règle de conduite le critérium le plus instable, le plus capricieux, le plus ployable en tous cas ; car, finalement, il n'y a pas deux individus qui ressentiront de la même manière le contre-coup de leur contact avec la réalité.

Et quand bien même l'on arriverait à créer, comme le demandent les partisans du système, une moyenne d'évaluation commune, il pesterait toujours l'énorme objection qui s'adresse également à la science des mœurs et à la conception pragmatiste : De quel droit obliger l'individu à se soumettre au jugement et aux appréciations de la collectivité ? C'est demander au sujet le plus grand des sacrifices, et au nom de quoi ?

1) V. Palhoriès, Nouvelles orientations de la morale, Bloud 1911, Nietzsche et la morale de la force ; René Berthelot, Le pragmatisme de Nietzsche, dans Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1906» mai et sept. 1909.

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Godefroid de Fontaines et ses manuscrits 365

Pour reprendre le mot de Papini, que nous citions plus haut, le pragmatisme est une merveilleuse méthode pour se passer pratiquement de principes moraux, et Kant serait fort scandalisé s'il voyait aboutir à ce maigre résultat l'austère sévérité qui avait inspiré toute sa Critique de la Raison pratique.

F. Palhoriès Docteur es Lettres.

Paris, juillet 1913.

XIX.

GODEFROID DE FONTAINES.

LES MANUSCRITS DE SES QUOLIBETS CONSERVÉS A LA VATICANE

ET DANS QUELQUES AUTRES BIBLIOTHÈQUES.

I. — Introduction.

Dans la période de la scolastique qui va de s. Thomas d'Aquin à Jean Duns Scot, Godefroid de Fontaines, surnommé plus tard le Docteur vénérable (doctor venerandus), occupe une place importante qu'on commence à reconnaître. Etudié par F. Lajard dans Y Histoire littéraire de la France1), et par le baron Wittert dans une monographie 2), il a fait l'objet d'un nouvel examen de la part de M. De Wulf 3) qui a rectifié et complété les renseignements de ses devanciers et fait connaître pour la première fois les principales doctrines philosophiques du maître liégeois. Confondu avec des poètes latins du nom de Godefroid 4), avec Godefroid de Fontaines, évêque de Cambrai mort en 1237 ou 1238, avec le franciscain Godefroid (de Brie ?), gardien (custos) à Paris, dont le nom se lit au

l) T. XXI, pp. 647-565, Paris 1847. 8) Godefroi de Fontaines, le docteur vénérable., chancelier de l'Université de

Paris, chanoine de Saint-Lambert à Liège, 1225-1506, Liège 1873. 8) Un théologien-philosophe du Xllle siècle. — Etude sur la vie, les œuvres et

l'influence de Godefroid de Fontaines (Extrait des Mémoires publiés par la Classe des lettres et des sciences mor. et pol. de l'Acad. roy. de Belgique, Nouv. série, Collection in-8», t. 1, Bruxelles 1904).

4) Le mi, 8196, du XV» siècle, de la bibl. de Ste-Geneviève, rempli de fragments de poésies latines de l'antiquité et du moyen âge, en contient (fol. 88 et 118) de

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