irving contes

Upload: florianstanciu

Post on 04-Apr-2018

227 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 7/29/2019 Irving Contes

    1/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    2/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    3/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    4/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    5/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    6/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    7/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    8/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    9/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    10/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    11/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    12/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    13/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    14/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    15/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    16/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    17/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    18/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    19/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    20/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    21/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    22/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    23/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    24/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    25/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    26/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    27/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    28/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    29/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    30/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    31/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    32/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    33/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    34/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    35/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    36/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    37/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    38/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    39/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    40/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    41/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    42/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    43/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    44/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    45/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    46/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    47/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    48/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    49/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    50/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    51/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    52/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    53/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    54/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    55/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    56/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    57/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    58/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    59/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    60/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    61/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    62/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    63/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    64/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    65/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    66/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    67/190

    mon grand-pre en lui pinant sa grosse joue.Mais, si les esprits venaient, me dranger comme

    jai vu la Mer Rouge, jai une drle de manirede les conjurer, ma chre. 1

    Il dit alors tout bas la jeune fille quelquechose qui la fit rire, et elle lui donna une tape de bonne amiti sur loreille. Bref, il ny avait personne qui connt mieux la manire de faireson chemin parmi les cotillons, que mon grand- pre.

    En peu dinstants, comme ctait son usage, il prit possession complte de la maison, et la parcourut en matre ; lcurie, pour avoir lil son cheval ; la cuisine, pour avoir lil sonsouper. Il avait quelque chose dire ou faireauprs de tout le monde, il fumait avec lesHollandais, buvait avec les Allemands, frappait1 Jai vu la Mer-Rouge: ces mots font allusion, aux anciennesformules dexorcisme par lesquelles on ordonnait aux esprits,aux revenants, aux dmons, daller se prcipiter dans la Mer Rouge, au mme endroit o Mose, poursuivi par larme dePharaon, avait vu les flots souvrir pour livrer un passage auxIsralites. Le dragon, qui a fait la guerre dans ce pays, prtendquil y a rencontr beaucoup de lutins, et quil connat unemthode particulire de les conjurer. (Note du traducteur.)

    67

  • 7/29/2019 Irving Contes

    68/190

    sur lpaule de laubergiste, agaait la fille de lamaison et la servante de comptoir ; jamais, depuis

    les jours d Alley-Croaker , on navait vudgrillard si remuant. Lhte le regardait avecsurprise ; la fille de lhte penchait la tte ensouriant, chaque fois quil sapprochait delle ; etquand il marchait la tte leve dans les corridors,laissant traner son sabre ses cts, les servantes

    le suivaient des yeux, et se disaient tout bas loreille : Quel bel homme ! souper, mon grand-pre prit le

    commandement de la table dhte, comme sil ett chez lui, faisant les honneurs de chaque mets,surtout sans soublier ; causant avec tout lemonde, quil comprt la langue ou non : il gagnamme lamiti du riche Anversois, qui, de sa vie,navait t sociable avec personne. En un mot, ilfit une rvolution dans tout ltablissement ; il yexcita une joie si bruyante que toute la maison entrembla. Il dmonta dabord tous ceux qui taient table, except le petit distillateur de Schiedam,qui se tint quelque temps sur la rserve avant dese livrer ; mais ds quil sy mit, ce fut un vraidiable. Il se prit dune vive affection pour mon

    68

  • 7/29/2019 Irving Contes

    69/190

    grand-pre ; ils restrent boire, fumer, conter des histoires, chanter des chansons

    hollandaises et irlandaises, sans que lun comprtun mot de ce que lautre disait, jusqu ce quonft oblig demmener coucher le petit Hollandais joliment lest deau-de-vie, criant et rabchantquelque refrain flamand dune chanson damour.

    Enfin, messieurs, mon grand-pre fut conduit son logement par un grand escalier, en casse-cou, compos dune charge de bois de charpente, travers de longs couloirs, o pendaient quelquesvieux tableaux enfums, de poissons, de fruits, degibier, de ftes de village, de grands intrieurs decuisine, et de graves bourguematres, commevous en voyez dans toute ancienne aubergeflamande ; il arriva donc dans sa chambre coucher.

    Ctait une chambre du bon vieux temps, jevous assure, pleine de toutes sortes de vieilleries.Elle ressemblait une infirmerie de meublesdlabrs et suranns, o lon aurait relguchaque objet disloqu ou hors de service, pour ytre raccommod, ou bien oubli. On aurait dit un

    69

  • 7/29/2019 Irving Contes

    70/190

    congrs gnral de vieux meubles lgitimes, ochaque espce et chaque pays auraient eu leur

    reprsentant. On ny voyait pas deux chaises pareilles. Il y en avait dos lev, dos bas, fond de cuir, fond de toile, fond de paille, ousans fond ; des tables de marbre fles, avec des pieds artistement travaills, qui tenaient des boules entre les griffes, comme pour aller jouer

    aux quilles.Mon grand-pre, en entrant, fit la rvrence

    devant cet assemblage bigarr ; aprs stredshabill, il plaa la lumire dans la chemine,en demandant pardon aux pincettes, qui paraissaient faire lamour dans un coin de ltreavec la pelle, et lui conter des douceurs.

    Les autres convives dormaient dj profondment, car lesmynheer sont de terriblesdormeurs. Les servantes de la maison grimprent,lune aprs lautre, en billant, leur grenier ; etdans toute lauberge, il ny avait pas de ttefminine pose sur loreiller qui ne rvt au bravedragon.

    Quant mon grand-pre, il se mit au lit, et tira

    70

  • 7/29/2019 Irving Contes

    71/190

    sur lui un de ces normes sacs de duvet, souslesquels on vous touffe dans les Pays-Bas : il se

    trouva l fondu entre deux lits de plume, commeun anchois entre deux tranches de rtie au beurre.Ctait un homme de complexion trs chaude, etltouffement lui joua des tours du diable.

    Aussi, je vous assure, en peu dinstants, mongrand-pre fut comme sil et eu des lgions delutins au corps ; tout son sang bouillonnait dansses veines, comme sil avait eu la fivre chaude.

    Il se tint tranquille, cependant, jusqu ce quetoute la maison ft en repos ; bientt il nentendit plus que le ronflement desmynheer dans les di-verses chambres, sur tous les tons et sur toutes lescadences, comme les grenouilles dans unmarcage. Plus la maison devenait tranquille, et plus mon grand-pre sagitait. Il schauffatoujours davantage, jusqu ce quenfin la chaleur du lit devnt trop forte pour quil y restt.

    Peut-tre la servante lavait trop chauff ? dit le monsieur curieux, dun air inquisiteur. Je crois plutt le contraire, rpondit

    lIrlandais ; mais quoiquil en ft, le lit devint

    71

  • 7/29/2019 Irving Contes

    72/190

    trop chaud pour mon grand-pre. Morbleu ! Il ny a pas moyen dy tenir plus

    longtemps , dit-il. Il sauta du lit, et se mit rder dans lauberge. Pourquoi faire ? dit lemonsieur aux questions : Sans doute, pour serafrachir, ou peut-tre pour trouver un lit plusconvenable, ou peut-tre... Mais il ne sagit pasde savoir pourquoi ; il ne la jamais dit, et il nest pas ncessaire de perdre le temps en conjectures.

    Eh bien ! donc, mon grand-pre avait t pendant quelque temps absent de sa chambre, etil y rentrait, tout fait rafrachi, quand aumoment o il touchait la porte, il entendit, lintrieur, un bruit trange. Il sarrta encoutant. On aurait cru que quelquun tchait defredonner un air, en dpit de lasthme. Il serappela que la chambre avait la rputation dtrehante pas des esprits ; mais il ne croyait pas auxrevenants, il ouvrit donc tout doucement la porte,et regarda dans la chambre.

    Parbleu, messieurs, il y avait une danse assezextraordinaire, pour tonner Saint-Antoine lui-mme.

    72

  • 7/29/2019 Irving Contes

    73/190

    la lueur du feu, il vit, assis auprs de lachemine, un gaillard face blme, envelopp

    dune longue robe de flanelle, et coiff dungrand bonnet de nuit blanc, houppe, tenant sousle bras, en manire de cornemuse, le soufflet dontil tirait cette musique asthmatique, si surprenante pour mon grand-pre. Comme ce fantme avaitaussi lair dtre de 1a partie, il se trmoussait

    avec mille contorsions bizarres, faisantcontinuellement des signes de tte, et agitant sanscesse le bonnet de nuit la houppe.

    Mon grand-pre trouvait cela fort trange, etmme trs insolent ; il allait demander quel propos on se permettait ainsi de jouer de cetinstrument vent dans lappartement dun autrevoyageur, quand ses yeux trouvrent denouveaux motifs dtonnement. Du cot opposde la chambre, un fauteuil dossier relev, piedtortu, fonc en cuir, garni, avec prtention, en petits clous de cuivre, se mit tout dun coup enmouvement, tendit dabord un pied en griffe, puis un bras courb, puis, faisant la rvrence,glissa trs gracieusement jusqu une petitechaise bras en vieux brocard, dont le fond tait

    73

  • 7/29/2019 Irving Contes

    74/190

    perc, et dansa avec elle un lgant menuet.Le musicien jouait maintenant de plus fort en

    plus fort, et secouait la tte et la houppe de son bonnet de nuit, comme un enrag. Par degrs, ladansomanie parut semparer de toutes les autres pices de lameublement. Les vieilles chaises,troites et longues, apparies en couples,figuraient dans une danse villageoise ; untabouret trois pieds dansait un pas decornemuse, quoi quil ft horriblement gn par sa patte surnumraire ; tandis que lamoureuse pincette saisit la pelle par le milieu de la taille, etla fit valser lentour de la chambre. Bref, tousles meubles se mirent en branle, pirouettant,croisant les mains droite et gauche, commeautant de dmons, tous, except, une grande presse linge, ou calandre, qui se tenait dans uncoin, comme une douairire, et suivait lesmouvements de la mesure, soit parce quelle taittrop massive pour danser, soit peut-tre, parcequelle ne trouvait point de danseur.

    Mon grand-pre jugea que cette dernireraison tait la vritable ; ainsi, en digne Irlandais,

    74

  • 7/29/2019 Irving Contes

    75/190

    dvou au beau sexe, et toujours dispos la plaisanterie, il slana dans la chambre, dit au

    musicien de jouer lair de Paddy ORafferty, nefit quun bond jusqu la calandre, et la saisit par les deux poignes pour la conduire la danse...quand... prrrr tout -coup la fte se trouva finie.Les chaises ; les tables, les pincettes et la pellefurent linstant leur place, aussi immobiles

    que si rien ne stait pass, et le musiciensvanouit par la chemine, oubliant, dans sa prcipitation, le soufflet. Mon grand-pre setrouva par terre, au milieu de la chambre, ayantsur lui la presse qui faisait la bascule, et tenant chaque main une des poignes quil avait

    arraches. Alors ce ntait, aprs tout, quun rve ! ditle monsieur aux questions.

    Du diable, si ctait un rve ! rpliqualIrlandais. Jamais il ny eut dvnement plusrel. Par ma foi, jaurais voulu voir quelquundire mon grand-pre que ctait un rve !

    Eh ! donc, messieurs, comme la calandre taitun corps trs pesant, et mon grand-pre aussi,

    75

  • 7/29/2019 Irving Contes

    76/190

    surtout du train de derrire, vous concevrezaisment que la chute de deux corps aussi pesant,

    fit un fier tapage. Ma foi, la vieille baraque en futagite, comme si elle et pris cela pour untremblement de terre. Toute la garnison salarma.Laubergiste, qui couchait en bas, se hta demonter avec la lumire, pour savoir la cause du bruit ; mais, malgr la prcipitation du

    bonhomme, sa fille tait arrive avant lui sur lethtre du dsordre. Laubergiste tait suivi de lamatresse du logis, qui tait suivie de la fringantefille de comptoir, qui tait suivie des niaises fillesde chambre, tout ce monde affubl de son mieuxdes premiers vtements qui staient trouvs sous

    la main : et tous trs presss de savoir que diabletait arriv dans la chambre du brave dragon.Mon grand-pre raconta la scne merveilleuse

    laquelle il avait assist ; les poignes casses dela presse renverse servaient de tmoignage. Onne pouvait rien opposer de pareilles preuves,avec un garon du calibre de mon grand-pre, quisemblait dispos prouver toujours son dire par des voies de fait. Aussi le matre du logis segratta la tte et regarda niaisement, comme il

    76

  • 7/29/2019 Irving Contes

    77/190

    avait coutume de faire, quand il tait embarrass.La matresse du logis se gratta... non, elle ne se

    gratta pas la tte, mais elle frona les sourcils, etne parut qu moiti satisfaite de lexplication ;cependant la fille de la maison y donna du poids,en rappelant que la dernire personne qui avaitoccup cette chambre tait un fameux charlatan,qui tait mort de la danse de Saint-Vit, et qui

    avait sans doute infect de ce mal toutlameublement.Cela remit tout en ordre, surtout quand les

    filles de service dclarrent quelles avaient tdj tmoins dtranges choses dans cettechambre ; et comme elles lassurrent sur leur honneur, il ny eut plus moyen den douter.

    Et votre grand-pre se remit-il au lit danscette chambre ? dit le questionneur.

    Cela est plus que je ne puis dire ; o il passale reste de la nuit, ce fut un secret quil ne dvoila

    jamais. Au fait, quoiquil et du service, il ntait pas fort sur la topographie, et ses coursesnocturnes dans les auberges paraissent lavoir expos quelquefois commettre des bvues, dont

    77

  • 7/29/2019 Irving Contes

    78/190

    il se serait trouv embarrass de rendre compte,le lendemain.

    Na-t-il jamais t somnambule ? dit levieillard qui faisait lentendu. Pas, que jesache.

    Il y eut une pause, aprs ce roman irlandais un peu diffus : enfin, le vieux monsieur la tte auxrevenants observa que les histoires, jusqu prsent avaient quelque chose de trop burlesque.Moi, ajouta-t-il, je me rappelle une aventure que jappris lors de mon sjour Paris, et dont je puisgarantir lauthenticit : cest une histoire aussisrieuse que singulire.

    78

  • 7/29/2019 Irving Contes

    79/190

    Aventure de ltudiant allemand

    Au milieu dune nuit orageuse, lpoque ola tempte rvolutionnaire agitait la France, un jeune Allemand traversait les plus anciensquartiers de Paris, pour rentrer dans sa demeure.Les clairs brillaient et le tonnerre clatait avecfracas au-dessus des hautes maisons de ces ruestroites. Mais, avant tout, il faut vous dire un motdu jeune Allemand.

    Godefroy Wolfgang appartenait une bonnefamille. Pendant quelque temps il avait suivi uncours dtudes Gottingue. Son espritvisionnaire et enthousiaste, stait gar dans cesdoctrines vagues et abstraites qui ont tourn tantde ttes allemandes. Sa vie sauvage, sonapplication obstine des spculations bizarres,affectrent la fois sa raison et sa sant. Aussifaible desprit que de corps, us par les rveriesmystiques du spiritualisme, il avait fini, comme

    79

  • 7/29/2019 Irving Contes

    80/190

    Swedenbourg, par sentourer dun monde idal. Ilse persuada, je ne sais comment, quil tait

    soumis linfluence fatale dun mauvais gniequi cherchait lattirer dans un pige etconspirait sa perte : cette ide, achevant de ruiner un temprament mlancolique, produisit defunestes effets. Wolfgang devint chaque jour plus pensif et plus sombre. Ses amis ayant dcouvert

    la nature de leffrayante maladie qui dvorait sonme jugrent quil ny avait pas meilleur remdeque de changer la scne de ses sensations ; onlenvoya donc terminer ses tudes sur le thtredu luxe et de la folie, au sein des plaisirs : il vint Paris.

    Wolfgang se trouvait dans cette capitale lanaissance de la rvolution. Dabord, le dlire populaire sempara de cet esprit exalt. Il futsduit par les thories politiques et philosophiques du jour ; mais les sanglants excsqui ne tardrent pas le rvolter, leurent bienttdgot du monde, et il sen retira plus que jamais. Il alla senfermer dans un appartementrecul du pays latin, le quartier des collges : l,au fond dune rue obscure, non loin des doctes

    80

  • 7/29/2019 Irving Contes

    81/190

    murs de la Sorbonne, il continua de suivre sesrecherches favorites. Souvent il consacrait des

    heures entires aux grandes bibliothques,catacombes des crivains dautrefois ; et, danslamas poudreux de leurs livres oublis, ilcherchait la triste pture qui convenait son gotmalade. Semblable cette espce de vampiresaffams que les Mille et une Nuits, dsignent sous

    le nom de goules1

    , et qui dvorent les cadavres, ilse nourrissait au milieu des charniers dunelittrature tombe de vtust.

    Ce reclus, cet trange solitaire tait subjugucependant par un temprament trs vif, qui, pour navoir jusqualors opr que sur une imaginationardente, nen devenait que plus redoutable. Tropnovice, trop peu familiaris avec le monde pour hasarder quelques avances auprs des femmes, il1 Les goulesde lun et de lautre sexe sont des dmons errantsdans les campagnes. Ils habitent dordinaire les btimentsruins, do ils se jettent par surprise sur les passants quilstuent et dont ils mangent la chair : au dfaut des passants, ilsvont la nuit dans les cimetires, se repatre de celle des mortsquils dterrent. Cest ainsi que Sidi Nouman (le jeunehomme qui bat sa cavale) explique le nom de goules, en parlantau calife Haroun al Raschid. (Note du traducteur.)

    81

  • 7/29/2019 Irving Contes

    82/190

    admirait leur beaut, il soupirait en silence pour leurs charmes ; et, dans sa chambre isole, tous

    les jours sa pense sgarait au milieu dessouvenirs qui lui retraaient les formes et lestraits dont ses yeux avaient t frapps : soncerveau enflamm stait cr un modle idal, plus parfait que la ralit.

    Dans cet tat dexaltation, il fut tourmentdun rve qui eut sur lui un effet extraordinaire.Une femme lui apparut, dune beaut sans gale :limpression du songe fut si forte, quil serenouvela plusieurs fois. Ce tableau, sans cessedevant ses yeux pendant le jour, se reproduisaitdans le calme de la nuit. Enfin Wolfgang devint passionnment amoureux de limage forme par un rve, et la sensation se prolongea silongtemps, quelle devint une de ces ides fixesqui poursuivent sans relche les cerveauxmlancoliques, et quon regarde trop souventcomme des symptmes de folie.

    Tel tait Godefroy Wolfgang, et telle tait sasituation lpoque dont je viens de parler. Serendant chez lui fort tard, une nuit dorage, par

    82

  • 7/29/2019 Irving Contes

    83/190

    les vieilles rues dsertes du Marais, il entendit lesclats du tonnerre qui roulait sur les toits levs.

    Parvenu la place de Grve, lieu fatal osexcutent les arrts de mort, il voyait la foudresillonner les airs autour des sommits de lancienHtel-de-Ville : elle jetait une rapide lueur sur lespace o cet difice dploie sa faade. Tout coup les yeux de Wolfgang sont frapps de

    laspect dun chafaud tabli au milieu de la place : il recule deffroi en se trouvant au pied dela guillotine : sous le rgime de la terreur, cethorrible instrument de supplice tait toujours prt frapper. Lchafaud, constamment prpar,voyait couler sans cesse le sang de linnocence et

    de la vertu. Ce jour mme on avait exerc unaffreux carnage ; et il tait toujours l dans sonlugubre appareil, cet autel fumant, dress aumilieu dune ville o rgnaient le sommeil et lastupeur, et attendant de nouvelles victimes.

    Wolfgang sentait son cur dfaillir ; ilsloignait en frissonnant de leffroyablemachine, quand il aperut dans lombre uneforme vague au pied de lescalier qui conduisait lchafaud. Les clairs vifs et brillants qui se

    83

  • 7/29/2019 Irving Contes

    84/190

    succdaient avec rapidit firent paratre cetteforme dune manire plus distincte : ctait une

    femme vtue de noir. Assise sur une desdernires marches du funeste escalier, le corps pench en avant, elle cachait son visage appuysur ses genoux ; les longues tresses de sachevelure flottaient sur le pav, trempes de la pluie qui tombait par torrents. Wolfgang sarrte :

    cette image de la dtresse avait quelque chosedeffrayant. La femme paraissait ntre pas duneclasse commune. Il savait quelles taient lesvicissitudes extrmes des temps, et combiendinfortuns, aprs avoir t mollement couchssur le duvet, ne savaient plus o reposer leur tte.

    Ctait sans doute le deuil dun tre jadis heureuxquun coup de la hache fatale venait decondamner des larmes ternelles : sur le dernier rivage de la vie, sans doute cette femmegmissait, lme navre de douleur, davoir vu del slancer dans lternit tout ce quelle avait eu

    de plus cher.Le jeune homme sapproche, et lui adresse la parole avec le doux accent de la piti. Linconnuelve la tte, et le contemple dun il gar.

    84

  • 7/29/2019 Irving Contes

    85/190

    Combien Wolfgang fut tonn, quand le feu desclairs lui dcouvrit dans les traits de linfortune

    ceux qui avaient t depuis si longtemps lobjetde ses songes ! Ctait une figure ple, o se peignait le dsespoir ! Mais elle tait dune beaut ravissante.

    Tremblant dune violente motion, et agit desentiments divers, Wolfgang lui parle encore ; illui dit quelques mots sur le danger o ellesexpose une pareille heure de la nuit, dans unesi effroyable tempte, et il lui offre de la conduirechez les amis quelle peut avoir. Elle dsigne dudoigt la guillotine ; et ce geste significatif estaccompagn de ces mots :

    Je nai point damis sur la terre. Mais, dit Wolfgang ! Vous avez une

    demeure ? Oui ; le tombeau. Le cur de ltudiant smut davantage cette

    parole. Sil est permis un tranger, dit-il, defaire une offre, sans sexposer voir malinterprter ses intentions, joserai vous offrir un

    85

  • 7/29/2019 Irving Contes

    86/190

    asile, et me prsenter vous comme un amidvou. Je suis moi-mme sans amis Paris ; je

    suis tranger en France ; mais si ma vie vous estutile, elle vous sera consacre ; je la sacrifierai,avant que la violence ou loutrage puissent vousatteindre.

    Il y avait dans les manires du jeune hommeune gravit pleine de candeur, qui, jointe laccent tranger, produisit un effet favorable :son langage nannonait pas un de ces hommescorrompus qui dshonorent la capitale. Il y adailleurs dans le vritable enthousiasme uneloquence qui loigne tout soupon. Ltrangresans asile nhsita point se confier la protection de ltudiant. Il soutint les paschancelants de sa compagne, et ilssacheminrent ainsi vers le Pont-Neuf, arrivsdevant le terre-plein, o une populace gareavait abattu la statue de Henri IV, ils saperurentque lorage stait calm : le tonnerre ne grondait plus que dans le lointain, Tout Paris taittranquille. Ce grand volcan des passionshumaines se reposait un instant, afin de prparer pour le lendemain une ruption plus terrible.

    86

  • 7/29/2019 Irving Contes

    87/190

    Wolfgang se rapprocha des rues fangeuses de sonobscur quartier, avec le dpt dont il sest

    charg : enfin les voil prs des tristes murs de laSorbonne ; ils entrent dans le vaste htel dlabrquhabite le studieux Allemand. La vieille portire, qui les reoit, recule dtonnement laspect tout nouveau du mlancolique tranger arrivant avec une compagne.

    Pour la premire fois, ltudiant, qui ouvre la porte de sa chambre modeste, rougit de sonhumble demeure : tout le logement consiste enune pice unique, vieux salon lancienne mode bizarrement meubl de quelques dbris malassortis dune opulence passe. Lhtel avait thabit par une de ces famille nobles qui aimaientrsider dans les environs du Luxembourg. Cesalon se trouvait encombr de livres et de papiers,et de tout lattirail ordinaire dun jeune hommelivr ltude. On dcouvrait son lit uneextrmit dans un coin.

    La lumire, quon avait apporte, ayant fourni Wolfgang le moyen de mieux examiner ltrangre, il fut encore plus frapp de son

    87

  • 7/29/2019 Irving Contes

    88/190

    extrme beaut. Elle tait ple, dune blancheur naturelle, vraiment blouissante et releve encore

    par de longs cheveux dbne qui flottaient sur ses paules ; ses grands yeux brillaient dun feucleste ; mais ils avaient une expressionsingulire qui tenait de lgarement. Sa taille tait parfaitement rgulire, autant quon pouvait en juger travers lample robe noire qui la

    recouvrait. Tout son extrieur avait quelquechose dimposant, quoiquelle ft vtue avecsimplicit. Le seul ornement remarquable, danstoute sa parure, tait un large collier noir, quientourait son cou dalbtre, et qui se fermait par une agrafe en diamant.

    Ltudiant tait embarrass des arrangementsquil fallait prendre pour loger linfortune, dontil venait de se dclarer le protecteur. Il pensadabord lui abandonner la chambre et chercher ailleurs une retraite pour la nuit, mais iltait si touch de tant de charmes qui exeraientun irrsistible empire sur ses penses et sur sessens, quil ne trouvait pas la force de sloigner delle. Cette femme se conduisait aussi dunemanire inexplicable ; sa bouche navait plus

    88

  • 7/29/2019 Irving Contes

    89/190

    prononc le mot affreux de guillotine ; sa douleur stait calme. Les attentions de ltudiant, aprs

    avoir excit sa confiance, paraissaient avoir gagn le cur de linconnue. Elle taitvidemment une enthousiaste comme lui ; et lesenthousiastes sentendent bientt.

    Entran par les circonstances Wolfgangdclara les sentiments quelle lui avait inspirs. Illui raconta lhistoire du songe mystrieux quilavait enchan une image chrie, avant la premire entrevue relle.

    Linconnue, affecte de ce rcit, avoua quelleavait galement prouv pour lui un penchantdont elle ne pouvait se rendre compte. On vivaitdans le temps des plus tranges thories et des plus tranges actions : on traitait de prjugs et desuperstitions toutes les opinions dautrefois ; leseul culte reconnu tait celui de ladesse de laraison. Parmi les vieilles coutumes qui setrouvaient relgues dans les abus passs demode, on avait surtout class les formes et lescrmonies du mariage ; pour des ttes librales,ctaient de vaines formalits. Le contrat social,

    89

  • 7/29/2019 Irving Contes

    90/190

    dans son interprtation la plus large, tait seul envogue. Notre tudiant tait trop fort sur ces

    thories pour ne point partager les opinionscommodes qui se trouvaient lordre du jour. Pourquoi nous sparer ? scria-t-il : nos

    curs sont daccord ; aux yeux de la raison et delhonneur nous sommes unis. Les mes levesont-elles besoin de formalits serviles pour se lier par des nuds lgitimes ?

    Linconnue lcoutait avec motion. Il taitclair quelle avait reu la lumire la mme cole.

    Vous navez, dit ltudiant, ni demeure nifamille : que je vous tienne lieu de tout : si des

    formalits sont ncessaires, elles serontobserves, je vous le promets : voil ma main. Jemengage vous pour toujours.

    Pour toujours ? demanda linconnue dunton solennel.

    Pour toujours , rpta lAllemand.Linconnue serra fortement la main qui lui

    tait prsente. Eh bien ! je suis vous , dit lefaible murmure de ses lvres tremblantes ; et elle

    90

  • 7/29/2019 Irving Contes

    91/190

    se laissa tomber doucement sur le sein du jeunehomme.

    Le lendemain, avant le jour, ltudiant laissareposer sa nouvelle pouse, et alla chercher, dansla matine, un appartement plus convenable. son retour, il trouva ltrangre tendue sur le lit,la tte penche en dehors et le bras pendant.

    Il savance pour la rveiller, et il veut la mettredans une position plus commode. Il lui prend lamain ; cette main est glace ; les artres avaientcess de battre. Il la regarde ; elle a les traitsimmobiles et les yeux teints. En un mot, il netrouve plus quun cadavre.

    Saisi dhorreur, gar, il rpand lalarme dansla maison. Le trouble et le dsordre secommuniquent partout. La police est avertie ;lofficier public savance, et il scrie, encontemplant les traits qui soffrent lui : GrandDieu ! Comment cette femme est-elle venue ici ?

    La connaissez-vous ? Savez-vous qui elleest ? demanda Wolfgang, avec vivacit. Si je la connais ! rplique lofficier de

    police ; elle a t guillotine hier.

    91

  • 7/29/2019 Irving Contes

    92/190

    Il sapproche, il dfait le collier noir qui serraitle col dalbtre, et la tte roule sur le parquet.

    Ltudiant est saisi dune frayeur subite. Ledmon, le dmon, scria-t-il, sest empar demoi ; je suis perdu jamais.

    On essaya vainement de le calmer ; cette fatalecroyance venait de semparer de lui : un espritinfernal avait revtu les formes dune femmeimmole sur lchafaud : il tait la victime decette imposture. Sa raison fut perdue sans retour,et il mourut dans un hospice dalin.

    Ici le vieux narrateur termina son rcit. Et cela est-il arriv rellement ? demanda le

    monsieur aux questions. Sans, doute, rpliqua lautre : jen ai pour

    garant un tmoin irrcusable. LtudiantWolfgang ma racont lui-mme cette histoire, Charenton, o il tait enferm.

    92

  • 7/29/2019 Irving Contes

    93/190

    Laventure du portrait mystrieux

    Comme une histoire de ce genre en amne uneautre, et que le sujet paraissait occuper lacompagnie, au point que chacun des membres etvolontiers introduit sur la scne tous ses parentset anctres, il est impossible de savoir combiennous aurions appris encore daventuresextraordinaires, si tout coup un gros et vieuxchasseur de renards, qui avait dormi profondment jusqualors, ne se ft rveill avecun long et bruyant billement. Le charme setrouva rompu, les revenants svanouirent commesi le chant du coq se ft fait entendre, et onaccueillit lunanimit la motion daller secoucher.

    prsent, voyons la chambre auxspectres , dit le capitaine irlandais, en prenantson flambeau.

    Ah ! ah ! scria lhomme la tte

    93

  • 7/29/2019 Irving Contes

    94/190

    dlabre, qui de nous sera le hros de la fte,cette nuit ? ,

    Cest ce que nous verrons le matin, rponditle monsieur au drle de nez : celui qui noustrouverons lair ple et dfait aura vu le spectre.

    Eh ! messieurs, reprit le baronnet, on ditsouvent la vrit en plaisantant. Au fait,quelquun de vous va coucher dans lachambre...

    Quoi ! une chambre revenants ! Unechambre revenants ! Je la rclame. Et moi...et moi... cria une douzaine de convives qui parlaient et riaient tous ensemble.

    Non, non, dit notre hte ; il y a un secretrelativement une de mes chambres, et jevoudrais y tenter une exprience. Ainsi,messieurs, personne de vous ne doit savoir quiaura la pice aux revenants, jusqu ce que lescirconstances nous lapprennent. Je ne veux pas

    le savoir moi-mme ; jabandonne le tout au sortet la discrtion de ma femme de charge. Enmme temps, si cela peut vous tes agrable, jobserverai, pour lhonneur de mon manoir

    94

  • 7/29/2019 Irving Contes

    95/190

    paternel, quil ny a gure ici de chambre qui nesoit digne de voir des esprits. .

    Alors nous nous sparmes, et chacun serendit lappartement qui lui tait assign. Lemien se trouvait une des ailes du btiment, et jene pus mempcher de sourire de sa ressemblanceavec ces chambres aux aventures, dont on avaitdonn la description dans les histoires du souper.Il tait spacieux, et sombre, et dcor de portraitsnoircis par la fume : on y voyait un lit en vieuxdamas, avec un ciel assez haut pour orner un litde parade ; et puis quantit de pices massivesdun antique ameublement. Je roulai devant lelarge foyer un norme fauteuil pieds de griffon ; jattisai le feu, je massis en fixant les yeux sur laflamme, et en ruminant les singulires histoiresque javais entendues, jusqu ce que la fatiguede la chasse, et un peu la bonne chre de monhte, mendormirent dans mon fauteuil.

    Cette position incommode ne me procuraquun sommeil agit ; je fus la merci dunefoule de rves fcheux et effrayants. Bientt unsouper et un dner perfides se runirent pour

    95

  • 7/29/2019 Irving Contes

    96/190

    conspirer contre mon repos. Je fus galop par unsucculent gigot de mouton ; un lourd plum-

    pudding continua de peser comme du plomb sur ma conscience ; le croupion dun chapon vint mesuggrer mille ides saugrenues, et une diablessede cuisse de dinde se remua sans cesse devantmon imagination, sous les formes les plusinfernales. En un mot, jeus un violent accs de

    cauchemar ; il semblait que je fusse souslinfluence dun charme invitable. Quelquechose de pnible moppressait dun poids que jene pouvais secouer. Je sentais que je dormais, et je mefforais de me lever ; mais chacun de mesefforts redoublait le mal ; enfin, me dbattant et

    me dmenant, et presque touffant, je meredresse dun saut, et je me retrouve droit dansmon fauteuil, et tout rveill.

    La lumire sur la chemine brlait dans lechandelier, et la mche tombait des deux cts ; ily avait comme une cloison de cire forme de monct par la bougie qui coulait : le flambeauexpirant jetait une lueur large et vacillante, quirpandait un jour trs fort sur certain tableau plac au dessus de la chemine, mais que je

    96

  • 7/29/2019 Irving Contes

    97/190

    navais pas remarqu jusqualors. Ce ntait rienquune tte, ou plutt un visage qui semblait me

    regarder fixement, et avec une expression medcontenancer. Il ny avait point de corps, et au premier coup dil jeus de la peine me persuader que ce ne fut pas une vritable figurehumaine, qui savant au travers du noir panneau en bois de chne. Je restai assis en la

    contemplant ; mais plus je la contemplais, et pluselle minquitait. Jamais, tableau ne mavaitaffect ainsi ; les sensations quil excitait en moitaient inexplicables. On aurait dit cette puissance attribue lil du Basilic, ou leffetmystrieux que produisent quelques reptiles, et

    quon appelle fascination. Je me passai plusieursfois machinalement la main sur les yeux, comme pour effacer lillusion ; mais en vain, tout de suitemes regards se reportaient sur le tableau : et unfroid mortel qui me glaait les veines sinsinuaitde plus en plus dans tous mes membres. Je

    regardai autour de moi dautres tableaux, soit pour dtourner mon attention, soit pour essayer sils auraient le mme pouvoir. Il y en avaitdassez vilains pour produire cet effet, sil net

    97

  • 7/29/2019 Irving Contes

    98/190

    fallu, que la vilaine mine dun portrait. Mais point du tout ; je les passai tous en revue avec

    une parfaite indiffrence ; et au moment o jemarrtai de nouveau ce visage sur la chemine,ce fut comme si une secousse lectrique meutfrapp. Les autres portraits paraissaient duncoloris terne et us ; celui-ci sortait dun fond uni,en relief saillant, et son coloris tait dune vrit

    admirable. Il exprimait ltat dagonie, maisdune agonie produite par la plus forte douleur physique ; avec tout cela, un air menaantcaractrisait le sourcil, et quelques gouttes desang ajoutaient lhorreur quil inspirait. Centait pas cependant cet extrieur, mais plutt un

    sentiment daversion et dantipathieindfinissables, excits par le tableau, quisemparaient de tout mon tre.

    Jessayai de me persuader que ctait unechimre ; que mon cerveau se trouvait troubl par la bonne chre de notre hte, et, jusqu uncertain point, par les tranges contes de tableauxquon avait dbits souper. Je me dcidai secouer ces brouillards de lesprit ; je me levai, jeme promenai, je fis claquer mes doigts, je me

    98

  • 7/29/2019 Irving Contes

    99/190

    moquai de moi-mme, je ris tout haut ; maisctait un rire forc, dont lcho, rpt par la

    vieille chambre, mcorcha loreille. Jemavanai vers la fentre, et je tchai dedcouvrir le paysage travers les vitres. Il faisaitnoir comme dans un four, et la tempte grondait.Au moment o jcoutais le vent qui sifflait dansles arbres, japerus la maudite figure que

    rflchissait un des carreaux, comme si elle ftvenue mexaminer la croise. Ce reflet mmetait effrayant.

    Comment surmonter ce honteux excs de malde nerfs ? Car voil tout ce que je croyais y voir.Je rsolus de mefforcer ne plus regarder letableau, et de me dshabiller bien vite pour memettre au lit. Je commenai ter mes habits ; endpit de tous mes efforts, je ne pus mempcher de jeter de temps en temps la drobe un regardsur le portrait ; ce regard suffisait pour medmonter, mme quand javais le dos tourn ;lide seule de cette effroyable figure placederrire moi, et qui voyait par-dessus mespaules, me devenait insupportable. Je jetai mesvtements et mlanai au lit ; mais les grands

    99

  • 7/29/2019 Irving Contes

    100/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    101/190

    cuivre massif, et lustre par le frottement de lacire, commenait surtout me tracasser

    infiniment. Suis-je donc, en effet, me dis-je, lehros de la chambre aux esprits ? y a-t-ilvritablement un sort jet sur moi, ou bien toutcela nest-il quun jeu de mon hte, pour faire rire mes dpens ? Lide dtre chevauch toute lanuit par mes propres terreurs, et puis de me voir

    persiffl sur mon air hagard, le lendemain,devenait insupportable ; mais cette ide mmesuffisait pour produire leffet, et pour agacer davantage mes nerfs. Bah ! mcriai-je il ny arien de tout cela. Comment ce brave homme seserait-il imagin que moi, ou que tout autre, nous

    nous serions tourments ainsi pour un simpletableau ? Cest mon imagination seule qui metourmente. Je me retournai dans mon lit, et jechangeai continuellement de position, pour essayer de dormir, mais toujours vainement :lorsquon ne peut sendormir en se tenant

    tranquille, on ny russira gure en sagitant ! Par degrs, le feu steignit tout fait et laissa lachambre dans les tnbres. Javais toujoursdevant lesprit limage de cette inconcevable

    101

  • 7/29/2019 Irving Contes

    102/190

    figure, qui me suivait et me surveillait traversles ombres ; et ce qui tait encore plus fcheux,

    lobscurit mme augmentait la terreur. Ctaitcomme un ennemi invisible qui plane sur votrette pendant la nuit. Au lieu dun portrait pour mevexer, jen avais maintenant une centaine. Je mele figurais, dans toutes les directions. Il est l, pensais-je ; et l, et encore l ; le voici avec

    lhorrible et mystrieuse expression de cet iltoujours ouvert sur moi, toujours ! Ah ! sil fautsubir cette trange et effrayante perscution, ilvaut mieux se trouver en face dun seul ennemi,que dtre livr son image mille fois rpte !

    Tous ceux qui se sont trouvs dans cet tatdagitation nerveuse, doivent savoir que plus ellese prolonge et moins elle devient facile calmer.Tout, jusqu lair de la chambre, finit par seressentir de la prsence contagieuse du fataltableau. Il me semblait le sentir sur moi. Jaurais jur que la formidable figure sapprochait de monvisage ; et que son haleine me brlait. Cela nest plus tolrable, mcriai-je enfin, en sautant du lit ; je ne puis y rsister. Je ne ferai que me retourner et magiter sans cesse toute la nuit ; je deviendrai

    102

  • 7/29/2019 Irving Contes

    103/190

    un vrai spectre, et je serai la lettre le hros de lachambre aux revenants. Quoi quil arrive, je veux

    quitter cette maudite chambre, et chercher durepos ailleurs ; on ne pourra que se moquer demoi ; et coup sr je naurai pas les railleurs demon ct si je passe une nuit blanche, et que jeleur montre demain matin une figuredcompose.

    Je me disais tout cela voix basse, en passant la hte mes habits ; aprs quoi je mclipsai ; et bien vite, du haut en bas de lescalier, je volai ausalon. L, je fis la culbute par-dessus deux outrois marches, et jatteignis enfin un sofa sur lequel je mtendis, dcid y bivouaquer lereste de la nuit. Du moment o je me trouvai horsdu voisinage de ltrange portrait, le charme futrompu. Toute son influence avait cess. Je mesentis rassur de lavoir confin dans sachambre ; car, avec une prcaution, en quelquesorte dinstinct, javais donn un tour de cl enfermant la porte. Je devins donc plus calme, et bientt je me trouvai parfaitement tranquille ; puis je massoupis, et peu peu je dormis profondment. Je ne me rveillai quau moment

    103

  • 7/29/2019 Irving Contes

    104/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    105/190

    nuit ? demanda lhomme aux questions, enroulant autour de la table ses yeux de homard.

    Cette question mit toutes les langues enmouvement. Il y eut des railleries, des examensde contenance, des accusations mutuelles et desrcriminations nen point finir. Quelques-unsavaient bu plus que de raison ; dautres navaient pas la barbe faite : de sorte quon voyait assez defigures suspectes ; moi, jtais le seul qui ne ptentrer dans la plaisanterie avec aisance et de boncur.

    Je me trouvais la langue embarrasse. Lesouvenir de ce que javais vu et ressenti la nuit prcdente, me troublait encore. Le portraitmystrieux semblait toujours tenir lil sur moiJe crus aussi que les regards de mon htecherchaient les miens, avec un air de curiosit.Bref, je me sentais convaincu que jtaislhomme dont il sagissait ; et je me figurais quechacun pouvait lire cela sur mes traits.Cependant, la plaisanterie spuisa ; aucunsoupon navait paru sarrter sur moi. Je meflicitais dj den tre quitte si bon march,

    105

  • 7/29/2019 Irving Contes

    106/190

    quand un domestique entra, pour dire quon avaittrouv, sous les coussins dun sofa, quelque

    chose qui appartenait celui qui avait couch ausalon. Il tenait la main ma montre rptition ! Quoi ! dit le questionneur ternel , quelquuna-t-il donc couch sur le sofa ?

    Ho ! ho ! un livre, un livre , scria levieux monsieur an nez flexible.

    Je ne pouvais me dispenser de reconnatre lamontre, et jallais me lever tout honteux, quandun vieux et bruyant campagnard, assis mescots, me frappa sur lpaule en scriant : De par tous les diables ! Cest toi qui as vulesprit !

    Lattention gnrale se fixa sur moi ; mafigure, qui tait ple, il y avait un moment, devintrouge comme le feu. Jessayai, de rire : mais je ne pus que grimacer, et je trouvai que les muscles demon visage se tiraillaient en diable, sans quil me

    ft possible de les ployer ma fantaisie.Il ne faut pas grand-chose pour exciter le rire parmi une bande pareille de chasseurs ; onentendit des clats et un bruit tout rompre :

    106

  • 7/29/2019 Irving Contes

    107/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    108/190

    de rire.) Messieurs, je parle srieusement ; je saisce que je dis ; je suis calme (en frappant du poing

    sur la table), par Dieu ! je suis calme ; je ne plaisante pas, et je naime pas quon me plaisante. (Le rire cessa ; on fit des efforts burlesques pour paratre grave.) Dans la chambreo lon ma log, se trouve un portrait, qui a produit sur moi leffet le plus singulier et le plus

    incomprhensible. Un portrait ! demanda le monsieur la tte

    dlabre. Un portrait ! scria le narrateur aunez mobile. Un portrait ! un portrait, rptrent plusieurs voix. Il y eut ici une invincibleexplosion de rires. Je ne fus plus en tat de mecontenir. Je me levai prcipitamment, et jeregardai autour de moi avec une indignationfougueuse ; jenfonai les deux mains dans mes poches, et je mavanai grands pas vers une descroises, comme si jeusse voulu y passer.

    L je marrtai, je regardai le paysage sansdistinguer un seul objet, et je sentis mon gosier senfler, jusqu mtouffer.

    Notre hte vit quil tait temps dintervenir. Il

    108

  • 7/29/2019 Irving Contes

    109/190

    avait conserv son air de gravit, pendant toute lascne ; alors il savana, comme pour me

    protger contre laccablante gaiet de mescompagnons. Messieurs, dit-il, je naime pas rompre les

    chiens ; mais vous avez eu votre tour de rire, et la plaisanterie de la chambre aux revenants a tassez loin ; maintenant je suis oblig de prendrele parti de notre convive. Non seulement il fautque je le dfende contre vos railleries, il fautencore le rconcilier avec lui-mme ; car jesouponne quil nen est pas trop content ; maissurtout je veux lui demander pardon de lavoir pris pour le sujet dune exprience. Oui,messieurs, il y a quelque chose dtrange et desingulier dans la chambre o lon a mis notre amicette nuit. Il y a chez moi un tableau qui possdeune vertu extraordinaire et mystrieuse ; cest un portrait auquel jattache beaucoup de prix, cause dune infinit de circonstances : et quoique jaie t tent quelquefois de le dtruire, raisondes sensations bizarres et dsagrables quilexcite chez tous ceux qui le considrent, je nai jamais eu la force de consommer le sacrifice. Je

    109

  • 7/29/2019 Irving Contes

    110/190

    naime pas moi-mme regarder ce portrait : ilest pour mes domestiques un objet de frayeur. Par

    ces motifs, je lai relgu dans une chambre donton se sert fort peu, et la nuit dernire je lauraiscouvert dun voile, si ce net t la tournure,quavait prise notre conversation et les bizarres propos que nous avons, tenus sur une chambre revenant. Alors jai t tent de le laisser sa

    place, par forme dexprience afin de voir untranger qui naurait su absolument rien de cetableau, en aurait prouv linfluence.

    Ces paroles du baronnet avaient donn auxides une direction toute diffrente. Chacunvoulut entendre lhistoire du portrait mystrieux.Quant moi jy trouvai mes sentiments intresss tel point, que joubliai de me sentir pluslongtemps formalis de lexprience tente par mon hte aux dpens de mes nerfs, et je joignismes vives instances aux prires de la socit.Comme la matine devenait fort mauvaise, nousempchait de sortir, notre hte fut trs contentdavoir trouv quelque moyen, damuser sonmonde ; ainsi, ayant tran son fauteuil prs dufeu, il commena...

    110

  • 7/29/2019 Irving Contes

    111/190

    Aventure de ltranger mystrieux

    Il y a bien des annes, lorsque jtais jeune, etque je venais de quitter Oxford, on menvoyafaire le grand tour pour achever mon ducation.Je crois que mes parents avaient essay en vainde minoculer la sagesse ; aussi menvoyrent-ilscommuniquer avec le monde, dans lespoir que jela gagnerais de la manire naturelle. Telle parat,au moins, la raison qui fait partir les neuf diximes de nos jeunes gens pour les paystrangers. Dans le cours de mes voyages, jesjournai quelque temps Venise ; laspectromantique de cette ville me plut infiniment. Jemamusai beaucoup de lair daventure etdintrigue qui rgnait dans ce pays des masqueset des gondoles. Vivement pris de deux beauxyeux noirs languissants qui, de dessous unemante italienne, attaqurent mon jeune cur, jeme persuadai que je ne tranais si longtemps Venise que pour tudier les hommes et les

    111

  • 7/29/2019 Irving Contes

    112/190

    murs ; du moins, je le persuadai mes amis, cequi suffisait pour remplir mes vues.

    Javais des dispositions me laisser charmer par tout ce qui tait singulier dans la conduite etdans le caractre ; et mon imagination tait siremplie de ses rapports romanesques avec lItalie,que je cherchais sans cesse des aventures. Tout,dans cette ville de sirnes, tait en harmonie aveccette disposition de mon esprit. Javais mesappartements dans un immense et triste palais,sur le grand canal, jadis la rsidence dun nobleVnitien, et dont les restes dune grandeur dchueattestaient encore lancienne magnificence. Mongondolier tait un des plus adroits de cetteclasse : actif, enjou, intelligent, et, de mme queses confrres, secret comme le tombeau ; cest--dire, secret pour tout le monde, except sonmatre. Il fut peine une semaine mon service,que je me trouvai, grce lui, derrire les rideauxde tout Venise. Jaimais le silence et le mystrede cette ville ; et si quelquefois, la brune, japercevais, au loin, de ma croise, une gondole

    112

  • 7/29/2019 Irving Contes

    113/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    114/190

    prvenaient en sa faveur. Ses traits taient beaux,quoiquamaigris. Ses cheveux noirs et luisants,

    lgrement boucls, en grande quantit, lentour de la tte, contrastaient avec lextrme pleur deson visage ; son air tait sombre ; de profondssillons semblaient tracs sur son front par lechagrin, et non par lge ; car il tait videmmentdans la premire jeunesse. Son regard tait plein

    dexpression et de feu, mais ingal et farouche. Il paraissait tourment par quelqutrange ide ou par la terreur. Malgr toutes ses tentatives pour sattacher la conversation de ses amis, jobservai que de temps en temps il se retournaitdoucement pour jeter par-dessus lpaule un

    regard craintif, et puis il retirait tout dun coup latte avec une secousse, comme si quelque chosede pnible et frapp sa vue. Cela se rptait par intervalles dune minute ; et peine tait-il remisdun choc que je le voyais se prparer lentement en essuyer un autre.

    Aprs tre reste quelque temps assise dans lecasino, la socit paya les rafraichissementsquelle avait pris, et se retira. Le jeune hommequitta le dernier le salon, et je remarquai quil

    114

  • 7/29/2019 Irving Contes

    115/190

    regardait derrire lui ; toujours de la mmemanire, en sortant de la porte. Je ne pus rsister

    au dsir de me lever et de le suivre, car jtaisdans lge o un sentiment romanesque decuriosit sveille facilement. La socit se promena lentement sous les arcades, en causant eten riant. Ils traversrent la petite place mais ilssarrtrent au milieu, pour jouir du coup dil :

    ctait une de ces nuits claires par la lune, si belle et si brillante dans latmosphre pure delItalie. Les rayons de cet astre se rpandaient sur la grande tour de Saint-Marc, et clairaient lamagnifique faade et les dmes superbes de lacathdrale. La socit peignit en expressions

    animes le dlicieux plaisir quelle prouvait. Jetins les yeux sur le jeune homme lui seul semblaitdistrait et proccup. Je reconnus encore ceregard singulier, et pour ainsi dire furtif, par-dessus lpaule, qui avait attir mon attentiondans le casino. La socit sen alla ; je la suivis :

    elle longea la promenade appele le Broglio,tourna le coin du palais ducal, et, entre dans unegondole, je la vis glisser lgrement au loin.

    La figure et la conduite de ce jeune homme ne

    115

  • 7/29/2019 Irving Contes

    116/190

    me sortirent pas de lesprit : Il y avait dans sonextrieur quelque chose qui mintressait

    vivement. Je le rencontrai un ou deux jours aprs,dans une galerie de tableaux. Il tait videmmentconnaisseur, car il distinguait toujours les chefs-duvre ; et les courtes observations que luiarrachaient ses amis montraient une profondeconnaissance de lart. Son got cependant allait

    singulirement dune extrmit lautre :Salvador Rosa, et ses scnes sauvages ousolitaires ; Raphal, le Titien, le Corrge, et lescontours gracieux des beauts, de la femme,taient admirs tour tour, avec un enthousiasme passager ; mais cela paraissait seulement un oubli

    momentan ; sans cesse il revenait ce furtif coup dil en arrire, et toujours il se retournaitvivement, comme si son regard et rencontrquelque chose de terrible.

    Plus tard, je le rencontrai souvent au spectacle,aux bals, aux concerts, et la promenade dans les jardins de San-Georgio ; aux grotesquesreprsentations de la place Saint-Marc ; dans lafoule des ngociants la Bourse prs du Rialto. Il paraissait en effet chercher la cohue, courir aprs

    116

  • 7/29/2019 Irving Contes

    117/190

    le bruit et les amusements, sans cependant prendre intrt aucune affaire, ni la gaiet du

    spectacle. Toujours cet air abstrait dun hommeaccabl par des penses pnibles etdouloureuses ; toujours cet trange mouvementrpt, et ce craintif regard par-dessus lpaule.Je crus dabord que tout cela provenait de lacrainte de se voir arrt, ou peut-tre de la peur

    dtre assassin. Mais alors, pourquoi sortir ainsi, pourquoi sexposer toute heure, en tout lieu ?Jprouvai une vive impatience de connatre

    cet tranger. Jtais entran par cette romanesquesympathie, qui souvent attire les jeunes gens lunvers lautre. mes yeux, sa mlancolie lui prtaitun charme qui saugmentait encore par latouchante expression de sa physionomie et lamle beaut de toute sa personne ; car la beautmle fait impression, mme sur les hommes.Javais lutter contre la timide maladresseordinaire aux Anglais pour engager laconversation ; mais je surmontai cette timidit :de frquentes rencontres avec lui au casinomaplanirent par degrs les voies, et je fis saconnaissance. Je neus combattre aucune

    117

  • 7/29/2019 Irving Contes

    118/190

    rserve de son ct : il paraissait, au contraire,rechercher la socit ; tout lui semblait prfrable

    la ncessit de rester seul.Quand il vit que je prenais rellement intrt

    lui, il se livra tout mon amiti. Il sattachait moi comme un homme qui se noie ; il se promenait avec moi des heures entires, montantet descendant la place Saint-Marc ; ou bien ilrestait assis dans mon appartement jusqu ce quela nuit ft avance. Il prit des chambres sous lemme toit que moi et sa constante prire tait que je lui permisse, si cela ne me drangeait pas, desasseoir prs de moi dans mon salon. Ce ntait pas quil part prendre particulirement plaisir ma conversation, mais plutt quil dsiraitardemment le voisinage dun tre humain, etsurtout dun tre qui sympathisait avec lui. Jaisouvent, disait-il, entendu citer la bonne foi desAnglais : grces Dieu jai enfin un Anglais pour ami !

    Cependant il ne parut jamais dispos profiter de mon attachement, que pour avoir uncompagnon. Jamais il ne chercha loccasion de

    118

  • 7/29/2019 Irving Contes

    119/190

    mouvrir son cur. Son sein renfermait uneangoisse dvorante qui ne pouvait tre apaise,

    ni par le silence, ni par les paroles1

    .Un chagrin rongeur minait son me, et

    semblait tarir le sang dans ses veines. Ce ntait pas la douce mlancolie, maladie des curssensibles, mais une vritable agonie qui lefltrissait et le consumait. Je voyais quelquefoisquil avait les lvres sches et brlantes ; ilhaletait plutt quil ne respirait ; ses yeux taientardents ; ses joues ples et livides se nuanaient par intervalle, de faibles teintes rouges, tristes1 Ces mots se trouvent dans une chanson de Shakespeare.

    Oh ! Heart, oh ! Heart, oh ! Heavy heart !Why sighst thou without breaking ? Because thou canst not ease thy Smart, By silence nor by speaking

    Le style de M. Washington Irving se distingue par lheureuxemploi dexpressions et de tournures empruntes aux grandscrivains, surtout de lancienne littrature anglaise. Il ne cite point ; mais, soit quil parle en son nom, soit quil introduise un personnage dont lducation suppose la connaissance des bonsauteurs, son langage est toujours empreint dune couleur classique. De l une foule dallusions quil est difficile derendre. (Note du traducteur.)

    119

  • 7/29/2019 Irving Contes

    120/190

    reflets du feu qui dvorait son me : si alors je luidonnais le bras, il le pressait avec un mouvement

    convulsif ; ses mains se contractaient, sefermaient malgr lui, et une espce de frissonagitait tout son tre.

    Je lui parlai de sa mlancolie ; je tchai de luien arracher le secret : il luda toute confidence. Ne cherchez pas le savoir, me disait-il : sivous le connaissiez, vous ne pourriez mesoulager, et mme vous ne chercheriez pas mesoulager. Au contraire, je perdrais votreaffection : et je sens, ajoutait-il en me serrantconvulsivement la main, je sens que cetteaffection mest trop prcieuse pour que je risquede la perdre.

    Je mefforai de rveiller en lui quelqueesprance. Il tait jeune ; la vie lui offrait mille plaisirs : il y a dans un jeune cur une salutaireforce de raction ; il gurit ses propre blessures. Allons, allons, lui disais-je, il ny a point de siviolent chagrin que la jeunesse ne puissesurmonter. Non, non, rpondait-il en serrantles dents et se frappant plusieurs reprises la

    120

  • 7/29/2019 Irving Contes

    121/190

    poitrine avec lnergie du dsespoir : Il est ici !ici ! profondment enracin ; il me dvore le

    sang ! Il crot et augmente mesure que moncur se fltrit et se dessche. Je porte en moi unhorrible admoniteur qui ne me laisse aucunrepos ; il suit chacun de mes pas, il suivra chacunde mes pas jusqu ce quil mait prcipit dansla tombe !

    En disant cela, il jeta involontairement un deces regards deffroi par-dessus lpaule, et ilretira la tte avec plus de terreur que de coutume.Je ne pus rsister au dsir de faire mention de cemouvement, que je nattribuai qu une maladiede nerfs. Au moment o jen parlai, son visagedevint cramoisi ; des convulsions agitrent sestraits : il me saisit les deux mains.

    Pour lamour de Dieu ! scria-t-il dunevoix perante, ne revenez plus jamais sur cesujet ; mon ami, vitons le ; vous ne pouvez pasme soulager ; non, en vrit, vous ne pouvez pasme soulager, mais vous pouvez ajouter auxtourments que jendure... Un jour vous saureztout.

    121

  • 7/29/2019 Irving Contes

    122/190

    Je ne touchai plus cette matire : quoique macuriosit ft de beaucoup augmente, ses

    souffrances minspiraient une piti trop vraie pour que je voulusse les accrotre en insistantdavantage. Je tentai plusieurs moyens pour ledistraire et pour larracher cette constantemditation dans laquelle il tait plong. Il vit mesefforts, et il les seconda autant quil tait en son

    pouvoir ; car son caractre navait riendopinitre ni de capricieux ; au contraire, il yavait quelque chose de franc, de gnreux, demodeste dans sa conduite. Tous les sentimentsquil manifestait taient nobles et levs. Il nedemandait point tre trait avec une tolrance

    indulgente. Il semblait porter dans le silence de larsignation le fardeau de ses peines, et il necherchait qu le porter auprs de moi. Il y avaiten lui une manire muette de supplier, commesil et implor le bienfait de lassociation avecun tre humain ; et ses regards exprimaient une

    tacite reconnaissance, comme sil met remercide ce que je ne le repoussais pas.Je sentis que cette mlancolie devenait

    contagieuse ; elle sempara de mes esprits, elle

    122

  • 7/29/2019 Irving Contes

    123/190

    empoisonna toutes mes joies, et par degrs ellecouvrit mes jours dun voile de douleur ; je ne

    pus cependant obtenir de moi-mme de rejeter uninfortun qui semblait sappuyer sur moi commesur son unique appui.

    dire vrai, les nobles traits de son caractre,qui peraient au travers de sa tristesse, avaient pntr jusqu mon cur. Il tait dune bontlibrale et gnreuse ; sa bienfaisance tait douceet spontane. Il ne se bornait pas de simplescharits, qui souvent humilient plus quelles nesoulagent : le son de sa voix, lexpression de sonregard, ajoutaient au prix de ses dons, etmontraient au pauvre suppliant, tonn, la plusrare et la plus douce bienfaisance, celle qui nevient pas seulement de la main, mais qui part ducur. En effet, sa libralit semblait tenir delabaissement de soi-mme et de lexpiation. Ilshumiliait en quelque sorte devant lindigent. Quel droit ai-je laisance et au superflu,murmurait-il tout bas, quand linnocence,couverte de haillons, languit dans la misre ?

    Le carnaval arriva. Jesprais que les scnes

    123

  • 7/29/2019 Irving Contes

    124/190

    de gaiet qui se prsentent alors auraient sur luiquelque heureux effet. Je me jetai avec lui dans la

    foule bigarre qui se pressait sur la place Saint-Marc. Nous frquentmes lopra, les bals, les parties de masques ; tout en vain : le mal allatoujours croissant. Il devint de plus en plussombre et agit. Souvent, aprs tre revenu dunede ces scnes bruyantes, jentrais dans sa

    chambre et je le trouvais couch le visage tournsur le canap, ses poings dans ses beaux cheveux,et tout son aspect portant les marques desconvulsions de son me.

    Le carnaval se passa ainsi, puis le carme, et bientt la semaine sainte. Nous assistmes unsoir, dans une glise, un service solennel, pendant lequel on excuta un grand morceau demusique vocale et instrumentale relatif la mortde notre Sauveur.

    Javais remarqu toujours quil taitsensiblement affect par la musique ; dans cetteoccasion, il le fut un degr extraordinaire.Quand les sons graves slevaient dans les hautesvotes, il semblait enflamm de ferveur ; ses

    124

  • 7/29/2019 Irving Contes

    125/190

    yeux se tournaient vers le ciel, au point de ne pluslaisser apercevoir que le blanc ; ses mains se

    joignaient avec tant de force que les doigtssimprimaient dans la chair. Quand la musiqueexprima lagonie de la mort, son visage se pencha par degrs, jusque sur ses genoux ; et, lorsquelglise retentit de ces paroles touchantes : Jesumori, ses sanglots clatrent sans quil les retnt.

    Jamais, auparavant, je ne lavais vu pleurer ; ilavait toujours prouv des angoisses plutt quede lattendrissement. Jaugurai bien de cettecirconstance, et je le laissai pleurer sanslinterrompre. Le service termin, nous sortmesde lglise. Quand nous retournmes chez nous, il

    se tint mon bras dune manire plus douce et plus calme, au lieu de cette agitation nerveuseque jtais habitu de trouver en lui. Il parla duservice que nous avions entendu. La musique,dit-il, est vraiment la voix du ciel : jamais je neme sentis plus touch par le rcit du sacrifice de

    notre Sauveur. Oui, mon ami, dit-il, joignant lesmains tout transport, je sens que monRdempteur est vivant ! 11 Citation du Nouveau Testament. (Note du traducteur.)

    125

  • 7/29/2019 Irving Contes

    126/190

    Nous nous sparmes. Sa chambre ntait pasloin de la mienne, et je lentendis sy occuper

    pendant quelque temps. Je mendormis ; mais jefus veill avant le jour. Le jeune homme, enhabits de voyage, tait ct de mon lit ; il tenait la main un paquet cachet, et un autre paquet plus gros quil posa sur la table.

    Adieu, mon ami, dit-il, je pars pour un longvoyage ; mais avant de partir je vous laisserai cesmarques de souvenir. Dans ce paquet voustrouverez les dtails de mon histoire ; quand vousles lirez, je serai loin dici. Ne pensez pas moiavec aversion. Vous avez t pour moi unvritable ami ; vous avez vers du baume dansmon cur dchir, mais vous ne pouviez pas legurir. Adieu ; laissez-moi vous baiser la main ; je ne suis pas digne de vous embrasser ! Iltomba genoux, saisit ma main, en dpit de mesefforts pour len empcher, et la couvrit de baisers. Jtais si tonn de cette scne que je ne pouvais dire un mot. Mais nous nousreverrons , mcriai-je vivement, comme je levoyais sapprocher de la porte : Jamais ! Jamaisdans ce monde , dit-il dun ton solennel. Il se

    126

  • 7/29/2019 Irving Contes

    127/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    128/190

    proposais de vous la lire pour expliquer lemystre de la chambre ; mais je crois que jai

    dj occup lattention de la socit troplongtemps. Ici tout le monde exprima le vu dentendre la

    lecture du manuscrit, surtout le questionneur entitre. Alors le digne baronnet dveloppa unmanuscrit dune belle criture, et, aprs avoir essuy ses lunettes, il lut haute voix lhistoiresuivante.

    128

  • 7/29/2019 Irving Contes

    129/190

    Histoire du jeune Italien

    Je naquis Naples. Mes parents taient dunrang lev, mais ils ne possdaient quun revenutrs born ; ou plutt mon pre, dont le got pour lostentation ne se rglait pas sur nos ressources,dpensait de si grandes sommes son palais, son quipage, sa suite, quil ne cessa jamaisdtre gn. Jtais fils cadet ; mon pre ne meregardait quavec indiffrence ; et, par orgueil defamille, tous ses dsirs tendaient laisser safortune mon an. Ds lenfance, je montrai la plus grande sensibilit ; tout maffectait lextrme. Je ne quittais pas encore les bras de manourrice, et je ne prononais pas une syllabe, quedj on me trouvait susceptible au plus haut degrdun sentiment de douleur ou de plaisir, souslinfluence de la musique. mesure que jegrandis mes sensations conservrent cette mmevivacit ; je tombais dans des accs effrayants de joie ou de rage. Ma famille et les domestiques se

    129

  • 7/29/2019 Irving Contes

    130/190

    firent un jeu dexciter ce temprament irritable.On provoquait mes larmes, mes clats de rire,

    mes mouvements de fureur, pour avaliser lacompagnie, qui se plaisait au spectacle de ces passions violentes et orageuses dans un corps sifaible et si dlicat : ils ne pensaient pas au danger dentretenir une pareille sensibilit, ou ils seninquitaient peu. Je devins donc un petit tre

    indomptable avant que ma raison ne se ftdveloppe. Bientt on me trouva trop grand pour servir de jouet ; ds lors, je finis par tre untourment. Les traits demportement et les excsauxquels on mavait habitu, force de me faireenrager, parurent fastidieux et fatigants ; et ceux

    qui venaient de diriger si bien mon ducation, me prirent en haine cause du fruit mme de leursleons. Ma mre mourut, et mon rgne, commeenfant gt, fut fini. Il ny avait plus aucun motif pour chercher me contenter ou pour mesupporter, car on ny trouvait aucun profit,

    puisque je ntais pas en faveur auprs de mon pre. Je subis donc le sort des enfants gts quandils tombent dans cet tat ; on me ngligea, ou lonne fit attention moi que pour me contrarier et

    130

  • 7/29/2019 Irving Contes

    131/190

    me vexer. Tels furent les premiers traitementsquprouva un cur qui, si jen juge bien, avait

    t dou par la nature dun penchant extrme auxaffections douces et tendres.Mon pre, comme je viens de le dire, ne

    maima jamais. Au fait, il ne me comprit point ; ilme regarda comme un enfant volontaire,opinitre, inaccessible aux sentiments de lanature. La gravit de ses manires, son air imposant, la hauteur et la fiert de son regard,voil cependant ce qui mavait repouss de ses bras. Je me le reprsentais toujours tel que jelavais vu, revtu de sa robe snatoriale, dans toutle fracas de ses pompes et de son orgueil. Lamagnificence de sa personne avait dcourag ma jeune imagination ; je ne pus jamais lapprocher avec la confiance affectueuse dun enfant,

    Tous les sentiments de mon pre staientconcentrs dans son amour pour mon an.Ctait lui qui devait hriter des titres et desdignits de la famille ; tout devait lui tresacrifi : moi, aussi bien que toute autre chose.On dcida que je me consacrerais lglise pour

    131

  • 7/29/2019 Irving Contes

    132/190

    se dlivrer ainsi de moi et de mes caprices, et pour mempcher de donner de lembarras mon

    pre, ou dintervenir dans les affaires de monfrre. En consquence, avant que mon me, sonaurore, et entrevu le monde et ses plaisirs, avantque jen eusse connu autre chose que lenceintedu palais de mon pre, je fus envoy dans unmonastre dont le suprieur tait mon oncle, et on

    me confia tout fait ses soins.Mon oncle tait un homme entirement

    tranger au monde ; il nen avait jamais aim les plaisirs, car il ne les avait jamais gots.Labngation de soi-mme tait ses yeux lagrande base des vertus chrtiennes. Il traitait laconstitution de chaque individu comme la sienne propre, ou plutt il assimilait tout le monde lui-mme. Son caractre et ses habitudesinfluenaient toute la congrgation dont il tait lechef. Jamais on navait form de runion dtres plus sombres, plus songe-creux ; le btimentmme des moines avait tout ce quil fallait pour tenir en veil les penses mlancoliques etsolitaires. Il se trouvait dans les gorges desmontagnes en de du Vsuve. Toutes les vues

    132

  • 7/29/2019 Irving Contes

    133/190

    lointaines taient coupes par de strilesmontagnes volcaniques. Une source deau vive,

    descendue des hauteurs voisines, roulait au piedde nos murailles, et nos tourelles entendaient lavoix perante des aigles.

    Javais t envoy dans ces lieux un geassez tendre pour perdre tout souvenir distinct dece que javais abandonn. mesure que monesprit se dveloppa, il se forma donc une ide dumonde daprs le couvent et son voisinage, etctait l un monde bien misrable. Il laissa de bonne heure dans mon imagination une teinte bien lugubre. Les effrayantes histoires desmoines sur les dmons et les malins esprits, dontils pouvantrent ma jeune imagination, medonnrent une tendance superstitieuse dont je ne pus jamais maffranchir. Ils prirent, travailler,mon ardente susceptibilit, le mme, plaisir quavaient got, dune manire si funeste,quelques domestiques de mon pre. Je merappelle encore les horreurs dont ils remplirentma tte chauffe, pendant une ruption duVsuve. Nous tions spars du volcan par deschanes de montagnes ; mais les convulsions

    133

  • 7/29/2019 Irving Contes

    134/190

    branlrent les barrires poses par la nature. Lestremblements de terre menaaient de culbuter les

    clochers de notre couvent : une lumire,effrayante et lugubre tait suspendue dans les airs pendant la nuit, et une pluie de cendres, amene par le vent, tomba dans notre troite valle. Nosmoines parlaient de cellules en ruches miel dontla terre tait remplie sous nos pas ; de flots de

    lave fondue qui circulaient dans ses veines ; decavernes de flammes sulfureuses roulant aucentre, demeure des dmons et des damns ; degouffres de feu prts nous engloutir. Tous cescontes servaient daccompagnement au bruitterrible du tonnerre des montagnes, dont les

    sourds mugissements faisaient trembler nosmurailles.Un des moines avait t peintre, mais il stait

    retir du monde, et il avait embrass ce genre devie si austre en expiation de quelque crime.Ctait un homme mlancolique qui continuait decultiver son art dans sa cellule solitaire mais il enfaisait une uvre de pnitence. Il soccupait reprsenter, soit sur la toile, soit en cire, les traitset les formes de lhomme dans la dernire lutte

    134

  • 7/29/2019 Irving Contes

    135/190

    contre la mort, et tous les accidents progressifsque prsente le corps humain quand on le voit se

    dissoudre et se corrompre. Ses travauxdvoilaient tous les mystres du charnier, et prsentaient aux yeux lhorrible repas des vers.Aujourdhui, le seul souvenir de ses ouvrages meglace deffroi ; alors mon imagination forte, maismal dirige, recueillait ses instructions avec

    avidit. Tout tait bon pour faire diversion mestudes avides et aux devoirs monotones duclotre. En peu de temps je devins habile manier le pinceau, et mes lugubres productions furenttrouves dignes dorner les autels de la chapelle.

    Ctait ainsi quon levait un tre dou duneimagination vive et sensible. On rprimait tout ceque javais daimable et de bon dans le caractre ;on ne donnait lessor qu ce qui tait mauvais etdisgracieux. Javais un temprament ardent : vif,actif, imptueux, jtais cr pour tre toutaffection, tout amour ; mais une main de plombsappesantissait sur mes qualits les plusexquises. Bientt je ne connus plus que la terreur et la haine. Je hassais mon oncle, je hassais lesmoines ; je hassais le couvent o jtais confin ;

    135

  • 7/29/2019 Irving Contes

    136/190

    je hassais le monde, et je me hassais presquemoi-mme dtre, comme je le pensais, un animal

    si haineux et si hassable.Jallais atteindre ma seizime anne, lorsquun

    jour on me permit daccompagner un des frresqui allait en mission vers une partie loigne dela province. Nous laissmes bientt derrire nousla sombre valle o javais t enferm depuistant dannes, et aprs un court voyage traversles montagnes, le voluptueux paysage quienvironne la baie de Naples parut mes yeux.Puissances clestes ! Comme je fus transportlorsque de mes regards jembrassai la vastetendue dun pays dlicieux, anim par le soleilet par de bosquets et de vignobles ! ma droite,le Vsuve levant sa double cime ; ma gauchela verte Mditerrane aux rivages enchants, quecouvraient des villes somptueuses et de brillantescampagnes ; et Naples, ma ville natale, bien loin, bien loin lhorizon.

    Bon Dieu ! tait-ce l ce monde charmant dolon mavait exclus ! Je venais datteindre lgeheureux o la sensibilit na rien perdu de sa

    136

  • 7/29/2019 Irving Contes

    137/190

    fleur et de sa fracheur premire. On avaitengourdi mes facults ; elles se dveloppaient

    maintenant avec lnergie dun ressort troplongtemps comprim. Mon cur, resserr jusquce jour, en dpit de la nature, spanouit ladouce chaleur dune infinit, dmotions vagues,mais dlicieuses. Les beauts de la naturemenivraient, me ravissaient en extase. Les

    chants des paysans, leur air serein, leurs heureuxtravaux, la grce pittoresque de leurs vtements,leur musique champtre, leurs danses, tout produisait sur moi leffet dun enchantement.Mon me rpondait la musique ; mon cur bondissait dans mon sein ; tous les hommes me

    paraissaient aimables, toutes les femmes dignesdamour.Je retournai mon couvent, cest--dire mon

    corps y retourna, mais mon me et mon cur nyrentrrent jamais. Je ne pouvais plus oublier cemonde heureux et sduisant que je navais vuqu la drobe, et qui tait si bien en rapportavec mes sentiments. Dans ce monde je mtaistrouv si heureux, si diffrent de ce que je metrouvais dans le clotre, tombeau des vivants. Je

    137

  • 7/29/2019 Irving Contes

    138/190

    comparais lair de ceux que javais vus pleins defeu, de fracheur et de gaiet, avec le visage ple,

    livide et plomb des moines ; la musique de ladanse avec la psalmodie de la chapelle. Javaisdj trouv trs fastidieux les exercices ducouvent ; ils mtaient maintenant devenusinsupportables : mon me se consumait dans lecercle troit de monotones devoirs ; mes nerfs

    sirritaient du triste son de la cloche du couvent,dont le tintement, sans cesse rpt par lcho desmontagnes, marrachait sans cesse, pendant lanuit, au sommeil, pendant le jour, mes pinceaux, pour mappeler quelque ennuyeuse etmachinale pratique de dvotion.

    Je ntais pas dun caractre mditer longtemps sans mettre mes penses en action.Mon esprit, subitement veill, stait dveloppen moi. Jpiai un moment favorable, je menfuisdu couvent et je me rendis pied Naples. Dsque jentrai dans ces rues gaies et populeuses, etque de toutes parts je sentis autour de moi letumulte et la varit ; que je vis le luxe des palais,la magnificence des quipages, la pantomimeanime dune population bigarre, il me sembla

    138

  • 7/29/2019 Irving Contes

    139/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    140/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    141/190

    fils retrouv. Jtais destin ny tre jamaisapprci. Des traitements injustes mavaient

    rendu tranger mes propres yeux, et les autresme jugeaient daprs ce que mon caractre enavait contract de qualits tranges.

    Je fus un jour trs effray de voir un desmoines de mon couvent se glisser hors de lachambre de mon pre. Il me vit, mais il fitsemblant de ne pas mapercevoir : cettehypocrisie me donna des soupons. Jtaisdevenu dfiant et susceptible ; toutmeffarouchait. Dans cette situation desprit jefus trait avec une impertinence marque par un petit freluquet, domestique favori de mon pre.Tout lorgueil et toute limptuosit de moncaractre clatrent linstant ; je jetai linsolent terre. Mon pre passait par l ; il ne sarrta point demander la raison de ce brusquemouvement, et il ne pouvait en effet tout duncoup reconnatre les longues souffrances quilavaient provoqu. Il me rprimanda dun ton decolre : il eut recours toute lexpression de sonorgueil et toute la fiert de son regard, pour donner du poids au mpris dont il maccablait. Je

    141

  • 7/29/2019 Irving Contes

    142/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    143/190

    voguait. Toutes les parties dun monde si beautaient prfrables mon couvent : il mimportait

    peu o je serais jet par la fortune ; tout endroitme donnerait une maison plus agrable que lamaison que je fuyais. Le vaisseau tait destin pour Gnes : nous y arrivmes aprs unenavigation de quelques jours.

    Lorsque jabordai dans le port entre les mlesqui lembrassent, et que je vis lamphithtre de palais, dglises et de magnifiques jardins,levant les uns sur les autres, je reconnuscombien cette ville avait de droits au nom deGnes la superbe. Je dbarquai sur le mle,tranger tout, sans savoir que faire, ni o diriger mes pas. Nimporte, jtais dlivr de lesclavagedu couvent et des humiliations de ma famille.Quand je traversais la rue Balbi et la rue Neuve,ces rues bordes de palais, et que je me voyaisentour de toutes les merveilles de larchitecture ;quand, la chute du jour, au milieu dune foulegaie et brillante, je traversais les allesverdoyantes de lAqua Verde ou bien que je parcourais les colonnades et les terrasses desmagnifiques jardins de Doria, je me figurais

    143

  • 7/29/2019 Irving Contes

    144/190

    quon ne pouvait tre que, parfaitement heureux Gnes.

    Peu de jours suffirent pour me montrer monerreur. Ma bourse lgre tait puise ; pour la premire fois de ma vie, jprouvais les tristesangoisses du besoin. Je navais jamais connu lemanque dargent, et je navais jamais song la possibilit de ce malheur. Je ne connaissais ni lemonde, ni ses usages ; et quand la premire idedu dnuement me vint lesprit, son effet futaccablant. Jerrais sans ressources dans ces rues,qui maintenant avaient perdu tout leur charme ; mes yeux, lorsque le hasard conduisit mes pasdans la magnifique glise de lAnnonciade.

    Un peintre clbre de lpoque dirigeait en cemoment les travaux pour placer sur lautel un deses tableaux. Mes progrs dans cet art, lors demon sjour au couvent, avaient fait de moi unamateur enthousiaste. Du premier coup dil, jefus ravis du tableau. Ctait une madone. Que decandeur, que de charme dans cette expressiondivine, damour maternel ! Pour un moment, toutsoutenir de moi-mme se perdit dans

    144

  • 7/29/2019 Irving Contes

    145/190

    lenthousiasme de mon art : je joignis les mains,et je laissai chapper une exclamation de plaisir.

    Le peintre saperut de mon motion. Il en futflatt ; mon air et mes manires lui plurent, et ilmaborda. Je sentais trop le besoin de lamiti pour repousser les avances dun tranger ; et il yavait en lui quelque chose de si affectueux et desi attrayant, quil gagna tout de suite ma

    confiance.Je lui racontai mon histoire et ma position, en

    ne cachant que mon nom et mon rang. Mon rcit parut lintresser vivement ; il moffrit sa maison,et bientt je fus son lve favori. Il croyaitapercevoir en moi des dispositionsextraordinaires pour son art, et ses logesveillaient toute mon ardeur. Quelle heureuse priode de ma vie que celle o je vcus sous cetoit hospitalier ! Un tre nouveau semblait avoir t cr en moi ; ou plutt ce que javais de bonet daimable stait manifest au dehors. Je vivaisen reclus, comme au couvent, mais combien cetterclusion diffrait de lautre ! Mon temps taitemploy nourrir mon esprit dides nobles et potiques ; mditer tout ce qui portait un

    145

  • 7/29/2019 Irving Contes

    146/190

  • 7/29/2019 Irving Contes

    147/190

    tre remarqu pour lexpression des physionomies.

    Parmi les divers ouvrages que javais entreprisse trouvait un tableau dhistoire destin un palais de Gnes et dans lequel devaient figurer plusieurs membres de la famille. On confia un deces portraits mes pinceaux ; ctait une jeunefille, encore au couvent pour achever sonducation. Elle sortit pour venir poser. Je la vis la premire fois dans un appartement dun des plusmagnifiques palais de Gnes. Elle tait devantune croise qui donnait sur la rade : le soleil du printemps dardait sur elle un de ses rayons etlentourait dune espce daurole, qui claira lariche tenture cramoisie de la chambre. Elle avait peine seize ans ! Dieu ! quelle taitsduisante ! Cette scne produisit sur moi leffetdune vision printanire de jeunesse et de beaut.Jaurais voulu me prosterner et ladorer. Elleressemblait une de ces fictions des potes et des peintres, quand ils veulent exprimer le beau idalqui se reprsente leur esprit sous des formespures dune perfection indescriptible. Onmavait permis de la peindre dans plusieurs

    147

  • 7/29/2019 Irving Contes

    148/190

    attitudes, et je prolongeai follement une tude quime perdait. Plus je la regardais, plus jen

    devenais amoureux : il se mlait un sentiment pnible mon excessive admiration. Je navaisque dix-neuf ans ; jtais timide, rserv et sansexprience. Sa mre me traitait avec distinction ;ma jeunesse et mon enthousiasme pour lart que je professais mavaient valu cette faveur, et je

    suis dispos croire que quelque chose dans monair et dans mes manires inspirait de lintrt etmattirait des gards. Cependant la bienveillanceavec laquelle on maccueillait ne put dissiper lembarras que jprouvais toujours en prsencede cet tre adorable. Mon imagination y voyait

    plus quune mortelle. Je lui trouvais trop de perfection pour ce sjour terrestre, quelque chosedanglique et de cleste qui ne pouvaitappartenir lhumanit. Si en retraant sescharmes sur la toile, mes yeux sarrtaient par hasard sur ses traits, jaspirais un poison

    dlicieux qui troublait ma raison. Tantt moncur nageait dans la tendresse, et tantt il selivrait au dsespoir. Je connus alors, plus que jamais, la violence du feu qui avait couv au fond

    148

  • 7/29/2019 Irving Contes

    149/190

    de mon me. Vous, qui tes n dans un climat plus tempr et sous un ciel plus froid, vous ne

    pouvez vous former quune ide bien faible des passions qui, dans les pays mridionaux,consument notre me ardente.

    En peu de jours ma tche fut finie. Blancheretourna au couvent, mais son image resta gravedans mon cur dune manire ineffaable et ellesempara de mon imagination, elle devint pour moi le type de la beaut ; mes pinceaux mme seressentirent de cet effet. Je fus remarqu, pour le bonheur avec lequel je retraais les grces de lafemme ; je ne faisais que reproduire limage deBlanche. Je flattais ma passion, et en mmetemps je la nourrissais en rptant cette imagedans toutes les productions de mon matre. Jevenais de placer dans une des chapelles delAnnonciade une sainte que javais peinte ; jentendis avec dlices exalter, par la foule desspectateurs, son anglique beaut. Je les voyaisen adoration se prosternant devant ce tableau ; ilstaient prosterns devant les charmes de Blanche.

    Je vcus plus dun an dans cette espce de

    149

  • 7/29/2019 Irving Contes

    150/190

    rve ou plutt de dlire. Telle est la force de monimagination, que limage quelle stait forme

    conserva toute sa puissance et toute sa fracheur.Jtais un tre solitaire, pensif, adonn larverie, et trs dispos nourrir les ides quistaient empares de moi. Je fus arrach cerve dlicieux et mlancolique par la mort demon digne bienfaiteur. Je ne puis exprimer les

    angoisses que cette mort me causa : elle melaissait seul et dsespr. Il me lgua le peu quil possdait ; la gnrosit de ses inclinations et sanoble manire de vivre avaient rduit en effet celegs peu de chose. En mourant, il merecommanda trs particulirement un grand

    seigneur qui avait t son patron.Ce seigneur passait pour un homme trsmagnifique. Il tait amateur et protecteur des arts,et il dsirait videmment tre regard comme tel.Il simagina voir en moi lindice dun grandtalent ; mon pinceau avait attir dj ses regards ;il me prit sur-le-champ sous sa protection.Voyant que jtais accabl de chagrin, etincapable de rien produire dans la maison de monancien bienfaiteur, il me pria daller passer

    150

  • 7/29/2019 Irving Contes

    151/190

    quelque temps une campagne quil possdait au bord de la mer dans le pittoresque voisinage de

    Sestri di Ponente.Je trouvai ce chteau le fils unique du comte.

    Philippe avait peu prs mon ge ; il avait unextrieur prvenant et des manires sduisantes.Il se prit damiti pour moi, et sembla rechercher mon affection. Je crus voir quelque chosedaffect dans son empressement ; et le jeunecomte me parut dun caractre capricieux ; mais je navais rien qui pt mattacher, et mon cur prouvait le besoin dun refuge. Lducation dePhilippe avait t nglige : il me regardaitcomme au dessus de lui par les facults delesprit et par linstruction acquise, et ilreconnaissait tacitement ma supriorit. Je mesentais son gal par la naissance, et ce sentimentme donnait un air dindpendance qui luiimposait. Le caprice et la tyrannie que je levoyais souvent exercer envers des hommessoumis son autorit ne se manifestrent jamais mon gard. Nous devnmes amis intimes etcompagnons presquinsparables. Jaimaiscependant me trouver seul, et mabandonner

    151

  • 7/29/2019 Irving Contes

    152/190

    aux rves de mon imagination au milieu desscnes qui menvironnaient.

    Le chteau dominait une vue immense sur laMditerrane et sur la cte pittoresque de laLigurie : isol au centre dun terrain embelli par lart, orn de belles statues et de fontaines, il taitentour de bosquets, dalles et dpaisombrages. On y avait runi tout ce qui pouvait plaire au got et donner dagrables distractions lesprit. Adoucies par la tranquillit de cettelgante retraite, mes sensations violentessaffaiblirent par degrs, et, prenant la teinte ducaractre romanesque de mon imagination, ellesse changrent en une douce et voluptueusemlancolie.

    Je ntais pas longtemps au chteau, lorsquenotre solitude fut anime par un nouvel hte :ctait la fille dun parent du comte, mort depuis peu dans une position malheureuse, et qui avaitlgu son unique enfant la protection de ceseigneur. Philippe mavait vant la beaut de sacousine ; mais mon esprit tait si rempli de lidedominante dune seule beaut, quil ne pouvait en

    152

  • 7/29/2019 Irving Contes

    153/190

    admettre dautre. Nous nous trouvions dans lesalon, au centre du chteau, lorsque ltrangre

    arriva. Elle tait encore en deuil ; nous la vmessapprocher, appuye sur le bras du comte.Lorsquils montrent le portique de marbre, je fusfrapp de llgance de son maintien et de sadmarche, de la grce avec laquelle lemezzaro,ce voile si sduisant des Gnoises, enveloppait sa

    taille svelte. Ils entrrent. Dieu ! Quelle fut masurprise quand Blanche parut mes yeux ! Ctaitelle-mme, ple de douleur, mais encore pluscharmante que lorsque je lavais quitte. Letemps qui stait coul avait dvelopp lesgrces de sa personne, et le chagrin quelle venait

    dprouver lui avait donn un air irrsistible dedouce sensibilit.Elle rougit et trembla ds quelle maperut ;

    des larmes schapprent de ses paupires, car elle se rappelait prs de qui elle mavait vu sisouvent. Quant moi, je ne puis exprimer ce que jprouvais. Peu peu je surmontais lextrmetimidit qui me paralysait autrefois en sa prsence. Nous tions attirs lun vers lautre par la sympathie de nos situations. Chacun de nous

    153

  • 7/29/2019 Irving Contes

    154/190

    avait perdu son meilleur ami ; chacun de noustait en quelque sorte abandonn laffection

    dun tranger. Lorsque je pus apprcier son me,tous les rves de mon imagination furent raliss.Son ignorance du monde, les motionsdlicieuses que lui inspiraient les beauts et lescharmes de la nature, me rappelrent mes propressensations lpoque o je mtais chapp de

    mon couvent. La rectitude de ses ides enchantaitmon esprit ; la douceur de son caractre sduisaitmon cur, et sa candeur si aimable, si pur