le livre de l intranquillite 1 - fernando pesso

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  • 7/26/2019 Le Livre de l Intranquillite 1 - Fernando Pesso

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    OEUVRES DE FERNANDO PESSOA

    Tome I Introduction gnrale, chronologie, bibliographie,Cancioneiro,pomes de Fernando PessoaTome II Pomes sotriques,Messageet le Marin,de Fernando PessoaTome III Le Livre de l'intranquillit,de Bernardo SoaresTome IV uvres potiques dlvaro de CamposTome V Pomes paens dAlberto Caeiro et de Ricardo ReisTome VI Faust,tragdie subjective, de Fernando PessoaTome VII Le Chemin du Serpent,essais et pensesde Fernando Pessoa et de ses htronymes.

    A paratre :TomeVIII Le Violon enchant,crits anglais de Fernando Pessoa (vers et prose).

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    uvres de Fernando Pessoapublies sous la direction de Robert Brchon

    et Eduardo Prado Coelho

    III

    LE LIVRE

    DE

    LINTRANQUILLIT

    de Bernardo Soares

    traduit du portugais

    par Franoise Laye

    prsent par Eduardo Lourenoet Antonio Tabucchi

    Ouvrage publi avec le concoursde lInstitut portugais du livre

    et du Centre national des Lettres

    CHRISTIAN BOURGOIS EDITEUR

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    Titre original : LIVRO DO DESASSOSSEGO

    por Bernardo Soarestica, Lisbonne, 1982

    Christian Bourgois diteur, 1988,

    pour la prsente dition cs

    ISBN 2-267-00544-1

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    Prface

    LE LIVRE DE LINTRANQUILLITOU

    LE MMORIAL DES LIMBESpar Eduardo Loureno

    Cest seulement dans leau des rivires et deslacs quil pouvait contempler son visage.

    Mais, mme alors, le geste quil devait fairetait symbolique. Il lui fallait se courber pourcommettre lignominie de se voir.

    Le Livre de lintranquillit

    D'une faon gnrale, on peut distinguer enEurope trois formes de tristesse : russe,portugaise et hongroise.

    Cioran

    A lpoque rvolue des grandes rveries thologiques, quelquun, intime de lombre, a invenpace entre vie et mort, ou plutt entre lenvie dtre et lindiffrence dtre quon nomme

    mbes . Cet trange espace, peine entrevu par Dieu, et ddaign par Dante, tait rserv, en pr

    x tout jeunes enfants qui taient morts avant davoir reu le baptme, leau de la rdemption. Fernssoa, enfant, a reu cette eau, destine lui confrer la vraie vie mais tout se passe commelquun, ce moment magique, stait tromp de signe. Ni vivant ni mort, Pessoa transcrira tou, avec une application dcolier aveugle, force de tant regarder en face le visage des chos

    urmure et ltrange clart de ce lieu indescriptible. Cette parole des limbes est celle qui se trourdhui consigne dans ceLivre de lintranquillit.A vrai dire, tout ce que nous pouvons crire au sujet des textes, la fois htroclites et cohrentmposent aujourdhui cette espce de non-livre, conu comme un ramassis de miettes sans intrn propre scripteur, est de lordre du superftatoire. La vraie originalit du Livre de lintranquill

    st pas de comptabiliser, la lumire dun quotidien factice ou irrel, la vie rve de son narruleur de muraille, ombre porte une de plus du banal employ de commerce des premcennies de notre sicle que fut Fernando Pessoa. Sa vritable et indiscutable originalit rside dat quil vit, presque exclusivement, de lattention accorde lactivit scripturale elle-mme, cel, au sens propre et figur, le mode de vie et le mode de ltre du narrateur fictif, Bernardo Soarson crateur, Fernando Pessoa. Tout ce que contient ce pseudo-journal rcit de contempsque onirique de quelque coin banal de la Lisbonne pombaline que le narrateur arpente chaquenes dintrt volontairement nul vcues en commun avec dautres personnages mi-chemin entos de Gogol et ceux de Tchkhov qui se croisent dans les mmes lieux neutres na dintrt

    nction du rve veill, la lisire de la folie, que lcriture doit rendre, sinon cohrent

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    isoire , tout au moins ex-istant.Le narrateur souffre, un degr rarement atteint, du sentimeme de la certitude, de son inexistence. Cest une certitude qui ne sarrte pas au seuil de lcron la classique fiction qui consiste traverser les obstacles en les rvant, mais qui affecte, sa rcte mme dcrire.Depuis lascse mallarmenne, depuis Monsieur Teste, dont Bernardo Soares est le ntemporain, surtout aprs les variations subtiles de Maurice Blanchot ou de Roger Laporte autocriture comme virtualit pure, la lecture des pages du Livre de l'intranquillit semble aller dutefois, ce qui les distingue de ces autres textes o lactivit narcissique par excellence des hom

    isite avec frayeur ou complaisance les labyrinthes bifurcations infinies, cest quelque choins guind, quelque chose davant le monde o la littrature prend figure, quelque chose mntrieur la voix et qui est justement le dsir, pour ne pas dire la prtention, davoir une voix.

    Tout est humble dans ces textes, par ailleurs vertigineux. A vrai dire, ces hautes rfrpartiennent trop au monde de la thorie pour que nous puissions, sans autre forme de procsnner pour compagnie ou pour cho ce livre de pauvre , cet vangile sans message, cette espe ontologique dune voix qui sessaie se dire, dune existence qui sessaie aussi exister. Cus savons que derrire ce cri touff, ce ressassement interminable dune impuissance tre, cexistence grise incarne par Bernardo Soares, il y a le regard froid, dune neutralit et dune lu

    sque perverses, qui sont le bien propre de Fernando Pessoa. Mais ici, le joueur dchecs indifil a voqu sous le masque de Ricardo Reis ne joue plus que son chec existentiel absolu, sa r

    maine sans liens et sans attaches vritables avec les autres, pure vie rve, tenue volontairemtance par cette sorte de sourire lintrieur du dsespoir qui rend certaines pages du Livtranquillit la fois insoutenables et trangement libratrices. Par ce ct-l, Bernardo Soare

    nger, souvent, la galerie des bouffons du nant qui a trouv chez Beckett sa reprsenrfaite. Comme chez lauteur de Oh ! les beaux jours !, le non-hros Bernardo Soares appartienstrit des hros romantiques du sentiment de la nullit de la vie. Il ne cherche plus aucun contacne cherche mme plus se justifier ou, alors, il fait semblant. Le lien humain est rompu. Lide duisparu de laventure termine ou jamais vritablement commence de ltre dit humain. Le comours de lHistoire au sens moderne du terme, avec une origine et une finalit est une vid

    mais proclame mais prsente chaque ligne du texte, fragment de fragments, jubilatoirement suic, pour finir, si fin il y a, aura nom Bernardo Soares.

    Tel quil est maintenant, lensemble des textes accumuls pendant toute sa vie sans plan vristin devenir le livre aux entres multiples quil finira par constituer pour nous, est lquivtuel de lternelle valise, impossible ranger, dun pome clbre dlvaro de Campos. Il est auuble, peine mtaphorique, de cet ajournement indfini de soi inscrit dans toute son uvre et d

    ns trop de conviction par linvention de ces vies imaginaires, tant soit peu premptoires, que lus sa suite, appelons les htronymes. A cette diffrence prs que dans ce texte en prose ce, pour Pessoa, moins loign de sa parole profonde que toute posie ces fictions, destinesdre le sentiment dun rel quil ne possdait pas, se trouvent ici ltat latent ou dverses en

    ns aucun souci de mise en scne littraire. Do son prix inestimable en tant que lieu dun jeublic virtuel, lieu de solitude pure et de vertige o loffice posthume de lcriture pour rien doit ofui qui agonise en se laissant crire, lillusion de se rveiller, certains moments de boxplicable, du cauchemar dexister. Un texte de Vieira, un adjectif bien plac, une phrase ou labsens de lunivers, et surtout de sa propre vie, semblent le soustraire au nant avec plus dvidenc

    mporte quel triomphe ou russite dans le monde dit rel . Les commentaires il serait prfdire les rveries , en souvenir de ses rfrences avoues Rousseau et Amiel que son p

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    lui suggre peuvent tre empreints dune tristesseinoue, comme lui-mme lcrit. Tout cela neprs du miracle, sans cesse renouvel, de pouvoir tenir, dans le cercle irrel du mot juste, le speangeant des nuages, de la lumire qui joue avec les toits de Lisbonne ou les gestes toujours identmerveilleusement inutiles du petit monde qui le ctoie, sans suspecter jamais quelle sorte dnante se cache sous le regard bienveillant du petit employ de commerce de la rue des Dourador

    vre de lintranquillitest le livre de la non-vie de Bernardo Soares, autant dire, de la vraie vrnando Pessoa. De ce quil pourrait tre sil tait tel quil se rve ces moments dgarement. Rsourdine et non voix haute, stridente, comme ceux de son frre thtral, avant que le tht

    ffondre, lvaro de Campos. Son seul pari, sa seule activit est de lordre du rve. Mme les exerregard, cette acuit avec laquelle il saisit les plus insolites grimaces de la ralit quotidienne

    core des rves, tellement ces scnes vues se dcoupent toutes seules, sans espace autour, commleaux de Magritte. De tout cela Bernardo Soares-Fernando Pessoa est, comme laccoutuperconscient. On prouve une sorte de honte rappeler ce que le Livre de lintranquillitdit avetet sans gale dans notre littrature : Ce quil y a de primordial en moi, cest lhabitude et le der. Les circonstances de ma vie jai t calme et solitaire depuis mon enfance , dautres f

    ut-tre qui mont model de loin, par le jeu dhrdits obscures, selon leur moule funeste, ont fn esprit un flux constant de songes. [...] Toute ralit me trouble. Le discours des autres me jette

    e angoisse dmesure. La ralit des autres esprits me surprend sans cesse. Toute action se rduiste rseau dinconsciences qui mapparat comme une illusion absurde, sans cohrence plausibn. Il ne sagit pas seulement, dans son cas, de luniverselle aptitude au rve, mais dune vrcialisation, envers de son incapacit originelle adhrer la vie et dont le Livre de lintranquus livre, avec la mme lucidit, la source empoisonne. Je ne suis pas seulement un rveur, je sueur exclusivement. Cela nous le savions dj en tant que lecteur de la posie de Pessoa,

    rticulier, de celle de Pessoa lui-mme, glose perptuelle de cet espace crpusculaire entre conscmonde et rve du monde qui est aussi celui dun symbolisme conscient de lui-mme. Mais ici, dangments, Pessoa-Bernardo Soares brasse tous les rves, en apparence diversifis, de ses cratures

    e sorte dapothose de la vie comme rve, comme refuge unique contre lessence de la vie, ce, pour lui, la Mort. Schopenhauer, Wagner sont prsents dans ces pages o se ctoient,itablement se heurter, linspiration ultra-symboliste du dernier, et linspiration analytique de Potre en nigmes claires comme des photographies . En ralit, tout le Livre de l'intranquillie criture de la Mort et nous navions mme pas besoin des pages consacres Louis de Baviretre-Dame du Silence pour le savoir. Plus qucriture de la Mort, ce livre, le plus noir de toute rature, est aussi mort de lcriture, vision lucide dun acte dans lequel nous jouons notre moux, en essayant de prendre au pige des mots un silence intact.Fernando Pessoa, pote des labyrinthes de la connaissance et de la cration potique, et, ce titres plus implacables contempteurs des mythes de la modernit, nous avait habitus dj cette soologie ngative de la cration inscrite au cur mme de sa posie. Cette thologie potiqages se trouve expose et galement incluse dans des pages qui sont, peut-tre, les plus surprenLivre de l'intranquillit. Cest vers lacte dcrire que converge la lumire trouble de cet epusculaire que nous avons dcrit sous la mtaphore des limbes. Cest dans le monde de la chose crire que prend son sens et sa vritable dimension le drame gris de la simple vie, conu

    rnardo Soares comme dnue de tout sens, non seulement acceptable, mais concevable. La vie,n essence, est rellement mort, non dans un sens transpos ou potique, mais littral. Nous som

    ts de mort. Cette chose que nous considrons comme tant la vie, cest le sommeil de la vie rert de ce que nous sommes vritablement. Les morts naissent, ils ne meurent pas. Les deux mondes

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    us, sont intervertis. Alors que nous croyons vivre, nous sommes morts ; nous commenons sque nous sommes moribonds. [...] Nous sommes endormis et cette vie-ci est un songe, non pas da

    ns mtaphorique ou potique, mais bien en un sens vritable. Tout ce que nous jugeons suprieurs activits participe de la mort. [...] Quest-ce que lart, sinon la ngation de la vie ? Ce msthtique schopenhauerienne et doccultisme ne doit pas nous dcourager. Les paradoxes mmtout, ceux de Fernando Pessoa sont prendre la lettre. Lart, ngation de la vie, de la vie-m est lessence de la vie selon Bernardo Soares ? Dun coup, lart recouvre sa dimension positivele dune doublure plus ou moins russie de cette vie-mort mais vraie vie, la seule vie vraie, m

    ns la perspective sombre de Bernardo Soares. Toute la littrature est un effort pour rendre la vielle. Rien de plus classique, en apparence. Mais sous la clart de surface gt lobscurit, lopac

    opos, car cette tche qui consiste rendre la vie relle , prise au srieux, cest le pige absoion de lcriture comme agonie de lcriture. La vie entire de lme humaine est mouvement dnombre. Nous vivons dans le clair-obscur de la conscience, sans jamais nous trouver en accordque nous sommes, ou supposons tre. [...] Les pages o je consigne ma vie, avec une clart qui suur elles, je viens de les relire, et je minterroge. Quest-ce que cela, quoi tout cela sert-il ? Quiorsque je sens ? Quelle chose suis-je en train de mourir, lorsque je suis ? [...] On dirait que je ch

    tons, un objet cach je ne sais o, et dont personne ne ma dit ce quil est. Nous jouons cache-

    ec personne. Pourtant, comme dans le vers de Valry il faut tenter de vivre , Bernardo Soarecette ardoise inexistante, il peuple cette pnombre de textes lumineux o la nuit obscure de

    pntrable rapport au monde, aux autres et nous-mmes devient subtilement plus habitable, o lacherche et se cherche sans connatre le secret qui la meut devient sous nos yeux le Liv

    tranquillit.Livre de la Tristesse et de la Mlancolie cest ainsi quil se dcrit , livre du dsenchantemende et mmorial des bonheurs les plus obscurs, de la mdiocrit vcue comme la forme suprmeision et de la sagesse, journal de bord du plus immobile des potes, cest aussi, paradoxalemere de jubilation. La mise mort de lcriture, comme havre de la rconciliation de notre vie et des, saccompagne, malgr tout, dune transfiguration ironique o lillusion attache tout acte dfait oublier et, finalement, pardonner. Portant en quelque sorte sur lui-mme, en tant que

    possible, inachev et inachevable, le Livre de lintranquillit est celui de la conversation inaque lecteur sen rendra compte par lui-mme. Quant moi, je me laisse guider par la marnardo Soares pour interrompre (provisoirement) cette conversation, dcidant comme lui de neire, de ne plus penser, pour laisser la fivre de dire mapporter lenvie de dormir, et les yeux feesser doucement, comme je ferais un chat, toutes les choses que jaurais pu dire .

    Vence, le 8 juin

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    Note

    sur ldition du livre de lintranquillit

    par Robert Brchon

    De 1913 1934, Fernando Pessoa a pris des notes en vue dun ouvrage quil se proposait dintvro do desassossego,en lattribuant la personnalit demi fictive dun humble employ de burnardo Soares.Ce livre se serait-il prsent comme un journal intime (rival de celui dAmiel, qui il se rfre ?obiographie (celle de quelquun qui na pas eu de vie ), une chronique de la Baixa,le quartieaires de Lisbonne, ou un recueil dessais ? On lignore ; peut-tre lauteur lui-mme hsitait-il encfin de sa vie. Quelques-uns des textes destins au LDD, comme il lappelle, avaient t publiserses revues. Mais la plupart des cinq cent vingt fragments qui le constituent, laisss en dsordrecoffre o Pessoa rangeait ses papiers, y ont attendu presque un demi-sicle que Jacinto Prado Co

    ec laide de Maria Aliete Galhoz et Teresa Sobral Cunha, en entreprenne ldition.Le Livre de l' intranquillitest donc un ouvrage en chantier ou en ruine, fait de morceaux que la

    pas assembls. Le problme qui se pose son diteur est, comme Prado Coelho la lui-mmmarquer, celui quavaient eu rsoudre les diteurs des Pensesde Pascal. Quel plan suivre ? Fsser les fragments par ordre chronologique, de manire retrouver le mouvement de lcriture aujour, qui est le degr zro des genres littraires ; ou est-il prfrable dadopter un plan thmaoureux, au risque de faire de cet ouvrage au ton extraordinairement libre une sorte delosophique ? Tout tait possible. Le parti pris par Prado Coelho a t de regrouper les textemes, mais dune manire trs souple, sans solution de continuit, en vitant, dit-il, un didac

    usif et en laissant au livre lallure vagabonde qui convient bien cette pense nomade.Nous publions ici peu prs la moiti des cinq cent vingt fragments rpertoris par Prado Coest son plan que nous avons suivi, quelques dtails prs. Pour des raisons la fois logiquhtiques, nous avons modifi la place de quelques fragments ; nous en avons coup certains anche runi dautres. Les lecteurs que cela intresse pourront se reporter la table de concordre cette dition et ldition portugaise, donne en annexe. Nous avons enfin voulu clairer la lectu

    vreet en faire mieux apparatre le mouvement gnral, par une division en trois chapitres, dont chrte un titre significatif, videmment emprunt au texte lui-mme. Car le Livre de l'intranquilli

    n, comme le suggrent ces titres, lpope drisoire dune conscience trop sensible qui, deiffrente au monde rel, trouve son refuge dans le rve et y btit sa demeure.La traduction du titre de louvrage, Livro do Desassossego, posait un problme difficile. Pesait manifestement beaucoup, puisquil la reproduit en abrg (LDD) sur la plupart des feuille

    nstituent les fragments du journal de Bernardo Soares. Il fallait garder le mot livreet mme, avonsns, compte tenu de lusage, diffrent dans les deux langues, le faire prcder en franais de lafini : lambition de lauteur est bien dcrire un livre qui soit le Livrepar excellence. Restait rsassossego (que Pessoa orthographie desassocego).La traductrice a cru devoir carter dembduction habituelle par inquitude.Ce mot est tellement us quon ny sent plus la distinction en

    fixe et le radical qui le composent : la quitude et sa privation ; ou alors il aurait fallu adop

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    phie in-quitude. Le mot, au contenu dailleurs plus prcis en franais quen portugais, est nalit psychologique et mtaphysique assez diffrente de la banalit plus expressive du mot porsassossego, dont les connotations sont la fois plus sentimentales et plus concrtes (le portugailleurs aussi le mot inquietao). Il fallait donc trouver un substantif qui rende mieux compte de c

    la tragdie et laventure du pote : limpossibilit du repos en soi, dans sa propre consciencductrice a ainsi choisi, entre une vingtaine dautres, ce terme d intranquillit, qui est presqologisme, puisque ni le Larousse ni le Robert ne le mentionne, mais qui est attest chez Henri Micnt la caution vaut bien celle dun dictionnaire, et dont les affinits avec Pessoa et plus particulir

    ec Bernardo Soares sont videntes. Le Livre de l'intranquillit : il nous a sembl que ceumerait bien lincessante mobilit dun esprit nomade qui, sans jamais sortir de son minuscule bla rue des Douradores, se parcourt lui-mme en tous sens et parcourt la ville, le monde, les mond

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    Avertissement au lecteur

    par Franoise Laye

    Je est un autre.

    Nul peut-tre nest all plus loin que Pessoa dans lexploration de cet autre nigmatique ; et lte, cest le suivre dans une descente vertigineuse, mtaphysique, au fond de ltre. Pessoa a nsondable, exprim ce qui est la lisire de linexprimable. Do une certaine... intranquillit Pour ramener au jour ces couches inexplores de ltre, qui nont de nom nulle part, Pessoa a usgage entirement neuf, lui aussi. Il ne sagissait pas de saffranchir des mots de la tribu : pcabulaire plus simple, plus quotidien mme, que celui de Pessoa ici du moins. Il sagit de beauus : faire pouser la phrase, lexpression, la ligne mme du discours, le cheminement nocturnalyse. En suivre les spirales descendant chaque fois plus profond, et naviguer, dit-il, sur desores de moi-mme . Pessoa, pour cela, dsarticule la phrase, viole la syntaxe, introduit des rup

    ues, multiplie syncopes, rapprochements brutaux, coexistence de mots ne pouvant, par nexister bref, convulse son langage, en usant de toutes les ressources de sa langue.Et le traducteur... ?Le traducteur doit avouer quil tente, humblement, de suivre et de retrouver le mouvement souterrate pense exploratoire ; et de mme que la physique contemporaine se consacre souvenanomalies rvlatrices, de mme il tente, en pousant le contour des anomalies de lanessoaniennes , de rendre lextraordinaire saveur dinconnu et de dcouverte qui est la leur.

    Le lecteur doit donc tre averti que les innombrables ruptures ou violations de syntaxe, les im

    uptes, les audaces, les nologismes, les obscurits, les mlanges de styles, qui parsment ce texnt pas (obligatoirement) des erreurs ou des gaucheries de traduction : ce sont transcrites commetranscrire le traducteur, malheureux et ravi autant de merveilleuses, dintraduisibles trouvaill

    ssoa, pour traduire le mystre.Je tiens remercier ici chaleureusement, pour laide quils mont apporte avec une comptence eience rares, M. Eduardo Prado Coelho, professeur luniversit de Lisbonne et spcialiste de Pema aide rsoudre de nombreux problmes touchant la pense mme de lauteur ; et Mme

    aria Crte-Real Bauduin, professeur de portugais Paris, qui ma permis de mieux comprendre nosubtilits linguistiques de ce texte. Quils soient remercis ici pour leurs conseils et leurs sugges

    mont t extrmement prcieux.

    NOTE. les crochets insrs dans le texte ([...]) indiquent des passages non retenus dans le pueil.

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    LE LIVRE

    DE LINTRANQUILLIT

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    14 mars

    Je vous cris aujourdhui, pouss par un besoin sentimental un dsir aigu et douloureux derler. Comme on peut le dduire facilement, je nai rien vous dire. Seulement ceci que je me tourdhui au fond dune dpression sans fond. Labsurdit de lexpression parlera pour moi.Je suis dans un de ces jours o je nai jamais eu davenir. Il ny a quun prsent immobile, encun mur dangoisse. La rive den face du fleuve nest jamais, puisquelle se trouve en face, la rive -ci ; cest l toute la raison de mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont bien des

    is aucun nabordera celui o la vie cesse de faire souffrir, et il nest pas de quai o lon pblier. Tout cela sest pass voici bien longtemps, mais ma tristesse est plus ancienne encore.En ces jours de lme comme celui que je vis aujourdhui, je sens, avec toute la conscience deps, combien je suis lenfant douloureux malmen par la vie. On ma mis dans un coin, do jenautres jouer. Je sens dans mes mains le jouet cass quon ma donn, avec une ironie dri

    jourdhui 14 mars, neuf heures dix du soir, voil toute la saveur, voil toute la valeur de ma vie.Dans le jardin que japerois, par les fentres silencieuses de mon incarcration, on a lanc toutanoires par-dessus les branches, do elles pendent maintenant ; elles sont enroules tout l-si lide dune fuite imaginaire ne peut mme pas saider des balanoires, pour me faire pas

    mps.Tel est plus ou moins, mais sans style, mon tat dme en ce moment. Je suis comme la Veilleuarin,les yeux me brlent davoir pens pleurer. La vie me fait mal petit bruit, petites gorge

    interstices. Tout cela est imprim en caractres tout petits, dans un livre dont la brochure se .

    Si ce ntait vous, mon ami, que jcris en ce moment, il me faudrait jurer que cette lettre est sinque toutes ces choses, relies hystriquement entre elles, sont sorties spontanment de ce que jns vivre (tre). Mais vous sentirez bien que cette tragdie irreprsentable est dune ralit coup

    uteau toute pleine dici et de maintenant, et quelle arrive dans mon me comme le vert danuilles.Voil pourquoi le Prince ne rgna point. Cette phrase est totalement absurde. Mais je sens ment que les phrases absurdes donnent une intense envie de pleurer.

    Il se peut fort bien, si je ne mets pas demain cette lettre au courrier, que je la relise et que je maa recopier la machine pour inclure certains de ses traits et de ses expressions dans mon Livntranquillit. Mais cela nenlvera rien la sincrit avec laquelle je lcris, ni la doulouvitabilit avec laquelle je la ressens.Voil donc les dernires nouvelles. Il y a aussi ltat de guerre avec lAllemagne, mais, dj bien

    a, la douleur faisait souffrir. De lautre ct de la vie, ce doit tre la lgende dune caricaturrch.Cela nest pas vraiment la folie, mais la folie doit procurer un abandon cela mme dont on souffisir, astucieusement savour, des cahots de lme peu diffrents de ceux que jprouve maintenSentir de quelle couleur cela peut-il tre ?Je vous serre contre moi mille et mille fois, vtre, toujours vtre.

    Fernando PES

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    P.S.Jai crit cette lettre dun seul jet. En la relisant, je vois que, dcidment, je la recopierai demant de vous lenvoyer. Jai bien rarement dcrit aussi compltement mon psychisme, avec toutettes affectives et intellectuelles, avec toute son hystro-neurasthnie fondamentale, avec touteersections et carrefours dans la conscience de soi-mme qui sont sa caractristique si marquante..Vous trouvez que jai raison, nest-ce pas ?

    1Le 14 mars 1916, Pessoa crivit Mario de S-Carneiro, lun des plus grands potes moder

    rtugais, qui se suicida Paris, la mme anne, lge de vingt-six ans. (N. d. T.)

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    Premire partie

    L'indiffrent

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    Il existe Lisbonne un certain nombre de petits restaurants ou de bistrots qui comportent, au-dune salle dallure convenable, un entresol offrant cette sorte de confort pesant et familiataurants de petites villes sans chemin de fer. Dans ces entresols, peu frquents en dehor

    manches, on rencontre souvent des types humains assez curieux, des personnages dnus de

    rt, toute une srie daparts de la vie.Le dsir de tranquillit et la modicit des prix mamenrent, une certaine priode de ma quenter lun de ces entresols. Lorsque jy dnais, vers les sept heures, jy rencontrais prjours un homme dont laspect, que je jugeai au dbut sans intrt, veilla peu peu mon atten

    C'tait un homme denviron trente ans, assez grand, exagrment vot en position assise, mau moins une fois debout, et vtu avec une certaine ngligence qui ntait pas, cepenirement nglige. Sur son visage ple, aux traits dnus de tout intrt, on dcelait un a

    uffrance qui ne leur en ajoutait aucun, et il tait bien difficile de dfinir quelle sorte de souff

    diquait cet air-l il semblait en dsigner plusieurs, privations, angoisses, et aussi uffrance ne de lindiffrence, qui nat elle-mme dun excs de souffrance.Il dnait toujours lgrement, et fumait des cigarettes quil roulait lui-mme. Il raordinairement attentif aux personnes qui l'entouraient, non pas dun air souponneux, mais servant avec un intrt particulier ; non pas dun air scrutateur, mais en semblant sintreses, sans pour autant fixer leur figure ou dtailler leurs traits de caractre. Cest ce fait curieuscita tout dabord mon intrt pour lui.Je commenai mieux le voir. Je constatai quun certain air dintelligence animait ses toique de faon incertaine. Mais labattement, la stagnation glace de langoisse, recouvrai

    gulirement son expression qu 'il tait difficile de dcouvrir autre chose au-del.Jappris un jour par hasard, par lun des serveurs, quil tait employ de commerce dans un boche du restaurant.Il se produisit un jour un incident dans la rue, juste sous nos fentres une rixe entremmes. Tous ceux qui se trouvaient lentresol coururent aux fentres, je fis de mme, et lhont je parle galement, jchangeai avec lui une phrase banale, il me rpondit sur le mme tox tait terne, hsitante, comme celle des tres qui nesprent plus rien, car il est pourrfaitement inutile desprer quoi que ce soit. Mais il tait peut-tre absurde de donner un tel ren compagnon vespral de restaurant.

    Je ne sais trop pourquoi, nous commenmes nous saluer partir de ce jour-l. Puis, un sous rapprocha peut-tre le hasard, absurde en soi, qui fit que nous nous trouvmes tous deux duf heures et demie, nous entammes une conversation btons rompus. A un certain moment manda si j'crivais. Je rpondis que oui. Je lui parlai de la revueOrpheu1, qui avait commeratre depuis peu. Il se mit la louer, et mme la louer hautement, ce qui me stupfia relleme permis de lui faire part de mon tonnement, car lart de ceux qui crivent dans Orphe

    stin, en fait, quelques rares lecteurs. Il me rpondit quil tait peut-tre de ceux-l. Dailuta-t-il, cet art ne lui avait rien apport de vraiment neuf : et il avana timidement que, nn de mieux faire, ni dendroit o aller, sans amis frquenter et sans got pour la lectussait ses soires, dans sa chambre de pension, crire lui aussi.

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    1Jenvie sans bien savoir si je les envie vraiment ces gens dont on peut crire la biograph

    peuvent lcrire eux-mmes. Dans ces impressions dcousues, sans lien entre elles et ne souhs en avoir, je raconte avec indiffrence mon autobiographie sans faits, mon histoire sans vie. Cs confidences, et si je ny dis rien, cest que je nai rien dire.Que peut-on donc raconter dintressant ou dutile ? Ce qui nous est arriv, ou bien est arriv tnde, ou bien nous seuls ; dans le premier cas ce nest pas neuf, et dans le second cela dem

    omprhensible. Si jcris ce que je ressens, cest parce quainsi je diminue la fivre de ressente je confesse na pas dintrt, car rien na dintrt. Je fais des paysages de ce que jprouvnne cong mes sensations. Je comprends parfaitement les femmes qui font de la broderie par chcelles qui font du crochet parce que la vie existe. Ma vieille tante faisait des patiences pendant ls soires. Ces confessions de mes sensations, ce sont mes patiences moi. Je ne les interprtemme quelquun qui tirerait les cartes pour connatre lavenir. Je ne les ausculte pas, parce que, danx de patience, les cartes, proprement parler, nont aucune valeur. Je me droule comme un chlticolore, ou bien je me fais moi-mme de ces jeux de ficelle que les enfants tissent, en fi

    mpliques, sur leurs doigts carts, et quils se passent de main en main. Je prends soin seulemenpouce ne lche pas le brin qui lui revient. Puis je retourne mes mains, et cest une nouvelle figurparat. Et je recommence.Vivre, cest faire du crochet avec les intentions des autres. Toutefois, tandis que le crochet avre pense reste libre, et tous les princes charmants peuvent se promener dans leurs parcs enchre deux passages de laiguille divoire au bout crochu. Crochet2des choses... Intervalles... Rien..Dailleurs, que puis-je tirer de moi-mme ? Que raconter ? Une acuit horrible de mes sensationsnscience profonde du fait mme que je vis ces sensations... Une intelligence aigu utilise ruire, et une puissance de rve avide de me distraire... Une volont morte et une rflexion qui la b

    mme si ctait son enfant, bien vivant. Le crochet, oui...

    2Maintenant que les dernires pluies ont dsert le ciel pour stablir sur terre ciel limpide,mide et miroitante , la clart plus intense de la vie, suivant lazur, est repartie dans les hauteursaye de la fracheur des averses passes ici-bas, et a laiss un peu de son ciel dans les mes, un pfracheur dans les curs.Nous sommes, bien malgr nous, esclaves de lheure, de ses formes et de ses couleurs, humbles ciel et de la terre. Celui qui senfonce en lui-mme, ddaigneux de tout ce qui lentoure, celui-l m

    senfonce pas par les mmes chemins selon quil pleut ou quil fait beau. Dobscures transmutae nous ne percevons peut-tre quau plus intime des sentiments abstraits, peuvent soprer simplrce quil pleut ou quil cesse de pleuvoir, tre ressenties sans que nous les ressentions vraiment, e, sans bien sentir le temps, nous lavons senti nanmoins.Chacun de nous est plusieurs soi tout seul, est nombreux, est une prolifration de soi-mmes. urquoi ltre qui ddaigne lair ambiant nest pas le mme que celui qui le savoure ou qui en soufa des tres despces bien diffrentes dans la vaste colonie de notre tre, qui pensent et seersement. En ce moment mme o jcris (rpit bien lgitime dans une journe peu charge de trquelques mots ou impressions , je suis tout la fois celui qui les crit, avec une atte

    utenue, je suis celui qui se rjouit de navoir pas travailler en cet instant, je suis aussi celu

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    arde et voit le ciel au-dehors (ciel dailleurs invisible de ma place), celui qui pense tout cela, etcore qui prouve le bien-tre de son corps et qui sent ses mains un peu froides. Et tout cet univers gens trangers les uns aux autres, projette, telle une foule bigarre mais compacte, une ombre uce corps paisible de quelquun qui crit, et que jappuie, debout, contre le haut bureau de Borgess all chercher le buvard que, tout lheure, je lui ai prt.

    3Tout mchappe et svapore. Ma vie tout entire, mes souvenirs, mon imagination et son conte

    t mchappe, tout svapore. Sans cesse je sens que jai t autre, que jai ressenti autre, quns autre. Ce quoi jassiste, cest un spectacle mont dans un autre dcor. Et cest moi-mmssiste. [...]Il marrive souvent de retrouver des pages que jai crites autrefois, encore tout jeune de rceaux datant de mes dix-sept, de mes vingt ans. Et certains possdent un pouvoir dexpression qme rappelle pas avoir possd cette poque. Certaines phrases, certains passages crits au me de ladolescence, me paraissent le produit de ltre que je suis aujourdhui, form par les ans

    oses. Je dois reconnatre que je suis bien le mme que celui que jtais alors. Et, sentant malgre je me trouve aujourdhui en grand progrs sur ce que jai t, je me demande o est le progrstais dj le mme quaujourdhui.Il y a dans tout cela un mystre qui mamoindrit et moppresse. [...]De qui donc, mon Dieu, suis-je ainsi spectateur ? Combien suis-je ? Qui est moi ? Quest-ce donintervalle entre moi-mme et moi ?

    [...] Je sais bien quil est ais dlaborer une thorie de la fluidit des choses et des mercevoir que nous sommes un coulement intrieur de vie, dimaginer que ce que nous sorsente une grande quantit, que nous passons par nous-mmes, et que nous avons t nombr

    ais il y a autre chose ici que ce simple coulement de notre personnalit entre ses propres rives :

    utre, lautre absolu, un tre tranger qui ma appartenu. Que jaie perdu, avec lge, limaginmotion, un certain type dintelligence, un certain mode des sentiments cela, tout en me peinasurprendrait gure. Mais quoi est-ce que jassiste lorsque, me relisant, je crois lire un inconnu,

    ailleurs ? Au bord de quelle eau suis-je donc, si je me vois au fond ?Il marrive aussi de retrouver des passages que je ne me souviens pas davoir crits ce qui neur surprendre mais que je ne me souviens mme pas davoir pu crire ce qui mpourtaines phrases appartiennent une autre mentalit. Cest comme si je retrouvais une vieille phoi sans aucun doute, avec une taille diffrente, des traits inconnus mais indiscutablement de

    ouvantablement moi.

    4Mon habitude vitale de ne croire en rien, et tout particulirement en rien dinstinctif, et mon atontane dinsincrit, sont la ngation dobstacles que je contourne en dployant constamment cescaractre.Ce qui se passe, en fait, cest que je fais des autres mon propre rve, me pliant leurs opinions pontrer mon esprit et mon intuition, pour les faire miennes (puisque je nen ai aucune par moi-mms aussi bien avoir celles-ci que nimporte quelle autre), et pour les plier mon got et faire ain

    r personnalit, des choses apparentes mes rves.Je fais tellement passer le rve avant la vie que je parviens, dans mes relations verbales (je nen

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    autres), rver encore, et persister, travers les opinions et les sentiments dautrui, dans laide dune individualit vivante et amorphe.Chacun des autres est un canal, ou un chenal, o leau de mer coule selon leur bon plaisir, dessus les scintillements du soleil, leur cours ondoyant, de faon bien plus relle que leur pheresse ne pourrait le faire.

    Alors quil me semble souvent, aprs une rapide analyse, que je parasite les autres, ce qui se prralit cest que je les oblige, eux, devenir les parasites de mon motion ultrieure. Je vis

    bitant les coquilles de leurs individualits. Jimprime leurs pas dans largile de mon esprit,

    gre au plus profond de ma conscience, si bien que cest moi finalement, bien plus queux, qui rs propres pas et parcouru leurs propres chemins.En gnral, grce mon habitude de suivre, en me ddoublant, deux oprations mentales la fome davantage, je puis tout en madaptant avec lucidit et dmesure leur faon de sent

    alyser en mme temps, en moi-mme, cet tat dme inconnu qui est le leur, conduisant ainsalyse purement objective de ce quils sont et pensent. Je vais ainsi, parmi mes songes, sans lcheonde le fil dune rverie ininterrompue, et je vis non seulement lessence raffine de leurs motio

    rfois dj mortes , mais encore je vais raisonnant et classant selon leur logique interne les divces de leur esprit, qui gisaient parfois au trfonds dun simple tat dme.Et au milieu de tout cela, rien ne mchappe ni physionomie, ni costume, ni gestes. Je vis tous leurs rves, leur vie instinctive, et leur corps comme leurs attitudes. Dans un vaste mouvemepersion unifie, je mubiquise en eux, et je cre et je suis, chaque moment de nos conversationsltitude dtres, conscients et inconscients, analyss et analytiques, qui sunissent en un ventail

    vert.Mon me est un orchestre cach ; je ne sais de quels instruments il joue et rsonne en moi, corpes, timbales et tambours. Je ne me connais que comme symphonie.

    5Je suis parvenu subitement, aujourdhui, une impression absurde et juste. Je me suis rendu compclair, que je ne suis personne, absolument personne. Quand cet clair a brill, l o je croyais quvait une ville stendait une plaine dserte ; et la lumire sinistre qui ma montr moi-mme nl nul ciel stendant au-dessus. On ma vol le pouvoir dtre avant mme que le monde ft. Scontraint de me rincarner, ce fut sans moi-mme, sans que je me sois, moi, rincarn.

    Je suis les faubourgs dune ville qui nexiste pas, le commentaire prolixe dun livre que nul na jit. Je ne suis personne, personne. Je suis le personnage dun roman qui reste crire, et je ien, dispers sans avoir t, parmi les rves dun tre qui na pas su machever.

    Je pense, je pense sans cesse ; mais ma pense ne contient pas de raisonnements, mon motintient pas dmotion. Je tombe sans fin, du fond de la trappe situe tout l-haut, travers leini, dans une chute qui ne suit aucune direction, infinie, multiple et vide. Mon me est un maelr, vaste vertige tournoyant autour du vide, mouvement dun ocan infini, autour dun trou dans dudans toutes ces eaux, qui sont un tournoiement bien plus que de leau, nagent toutes les images e jai vu et entendu dans le monde dfilent des maisons, des visages, des livres, des caisse

    mbeaux de musique et des syllabes parses, dans un tourbillon sinistre et sans fin.Et moi, ce qui est rellement moi, je suis le centre de tout cela, un centre qui nexiste pas, si cer une gomtrie de labme ; je suis ce rien autour duquel ce mouvement tournoie, sans autre but qrnoyer, et sans exister par lui-mme, sinon par la raison que tout cercle possde un centre. Moi, c

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    rellement moi, je suis le puits sans parois, mais avec la viscosit des parois, le centre de toutrien tout autour. [...]Pouvoir savoir penser ! Pouvoir savoir sentir !Ma mre est morte trs tt, et je ne lai pas mme connue3...

    6Je me suis cr cho et abme, en pensant. Je me suis multipli, en mapprofondissant. Lpisous minime un changement n de la lumire, la chute enroule dune feuille, un ptale jauni qache, une voix de lautre ct du mur, ou les pas de la personne qui parle auprs dune autr

    obablement lcoute, le portail entrebill sur le vieux jardin, le patio ouvrant ses arcades parmisons se pressant sous la lune toutes ces choses, qui ne mappartiennent pas, retiennenditation sensible dans les liens de la rsonance et de la nostalgie. Dans chacune de ces sensatios autre, je me renouvelle douloureusement dans chaque impression indfinie.Je vis dimpressions qui ne mappartiennent pas, je me dilapide en renoncements, je suis autre dnire mme dont je suis moi.Jai cr en moi diverses personnalits. Je cre ces personnalits sans arrt. Chacun de mes rv

    uve immanquablement, ds quil est rv, incarn par quelquun dautre qui commence le rvenon plus moi.Pour me crer, je me suis dtruit ; je me suis tellement extrioris au-dedans de moi-mme,ntrieur de moi-mme je nexiste plus quextrieurement. Je suis la scne vivante o passent deurs, jouant diverses pices.

    7Amiel a dit quun paysage est un tat dme, mais cette phrase est la pitre trouvaille dun mdeur. A partir du moment o le paysage est paysage, il cesse dtre un tat de lme. Objectiver,

    er, et personne ne dira quun pome dj fait est ltat de quelquun qui pense en faire un. Voirut-tre rver, mais si nous appelons cela voir au lieu de rver, cest que nous distinguons lacte dcelui de rver.Au reste, quoi servent ces spculations de psychologie verbale ? Indpendamment de ma perserbe pousse, il pleut sur lherbe qui pousse, et le soleil dore ltendue dherbe qui a pouss ou qfaire ; les montagnes se dressent depuis fort longtemps, et le vent souffle de la mme faon que lomre (mme sil na jamais exist) pouvait lentendre. Il et t plus juste de dire quun tat dmpaysage ; la phrase aurait eu lavantage de ne pas comporter le mensonge dune thorie, mais

    utt la vrit dune mtaphore.Ces quelques mots, crits fortuitement, mont t dicts par la vaste tendue de la ville, vue somire universelle du soleil depuis la terrasse de So Pedro de Alcantara4. Chaque fois que je consi une grande tendue, et que je me dpouille du mtre soixante-dix de haut et des soixante etos qui constituent ma personnalit physique, jai alors un sourire grandement mtaphysique pour rvent que le rve est rve, et jaime la vrit de lextrieur absolu avec une noble vertu de lesp

    Tout au fond le Tage est un lac dazur, et les collines de la rive sud semblent celles dune Satie. Un petit navire (un cargo noir vapeur) quitte le port, du ct de Poo do Bispo, et se dirigembouchure du fleuve, que je ne peux voir dici. Que tous les dieux me conservent, jusqu lheu

    paratra mon aspect actuel, la notion claire, la notion solaire de la ralit extrieure, linstinct demportance, le rconfort dtre si petit et de pouvoir penser tre heureux.

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    8Haussement dpaules

    Nous attribuons gnralement nos ides sur linconnu la couleur de nos conceptions sur le connus appelons la mort un sommeil, cest quelle ressemble, du dehors, un sommeil ; si nous appelort une vie nouvelle, cest quelle parat tre une chose diffrente de la vie. Cest par le jeu dits malentendus avec le rel que nous construisons nos croyances, nos espoirs et nous vivo

    tes de pain baptises gteaux, comme font les enfants pauvres qui jouent tre heureux.Mais il en va ainsi de la vie entire : tout au moins de ce systme de vie particulier quon appelnral, civilisation. La civilisation consiste donner quelque chose un nom qui ne lui convient pver ensuite sur le rsultat. Et le nom, qui est faux, et le rve, qui est vrai, crent rellement une ruvelle. Lobjet devient rellement diffrent, parce que nous lavons, nous, rendu diffrent. nufacturons des ralits. La matire premire demeure toujours la mme, mais la forme, donnrt, lempche en fait de demeurer la mme. Une table de pin est bien du pin, mais cest galemenle. Cest la table que nous nous asseyons, et non pas au tronc du pin. Un amour est un instinct selgr tout, nous naimons pas avec notre instinct sexuel, mais en partant de lhypothse dun

    ntiment. Et cette hypothse en elle-mme est dj, en effet, un autre sentiment.Je ne sais si cest un effet subtil de lumire, un bruit vague, le souvenir dune odeur, ou une muonnant sous les doigts de quelque influence extrieure, qui ma apport soudain, alors que je marpleine rue, ces divagations que jenregistre sans hte, tout en masseyant dans un caf, nonchalamne sais trop o jallais conduire ces penses, ni dans quelle direction jaurais aim le faire. La jofaite dune brume lgre, humide et tide, triste sans tre menaante, monotone sans raison. Je re

    uloureusement un certain sentiment, dont jignore le nom ; je sens que me manque un certain arguje ne sais quoi ; je nai pas de volont dans les nerfs. Je me sens triste au-dessous de la conscien

    cris ces lignes, vrai dire peine rdiges, ce nest pas pour dire tout cela, ni mme pour diree ce soit, mais uniquement pour occuper mon inattention. Je remplis peu peu, traits lents et un crayon mouss (que je nai pas la sentimentalit de tailler), le papier blanc qui sert envel

    sandwiches et que lon ma fourni dans ce caf, parce que je navais pas besoin den avoilleur et que nimporte lequel pouvait convenir, pourvu quil ft blanc. Et je mestime satisfaadosse confortablement. Cest la tombe du jour, monotone et sans pluie, dans une lumire la torose et incertaine... Et je cesse dcrire, simplement parce que je cesse dcrire.

    9

    Et de la hauteur majestueuse de tous mes rves me voici aide-comptable en la ville de LisbonnMais le contraste ne mcrase pas il me libre ; son ironie mme est mon propre sang. Cvrait me rabaisser est prcisment le drapeau que je dploie ; et le rire dont je devrais rire de me est le clairon dont je salue et cre laurore o je mengendre moi-mme.Quelle gloire nocturne que dtre grand, sans tre rien ! Quelle sombre majest que celle endeur inconnue... Et jprouve soudain ce qua de sublime le moine dans son dsert, lermite cmonde, conscient de la substance du Christ dans les pierres et dans les grottes de son co

    lement.

    Et, assis ma table, dans cette chambre, je suis moins minable, petit employ anonyme, et jcrts qui sont comme le salut de mon me, lanneau du renoncement mon doigt vanglique, limm

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    yau dun mpris extatique.

    10Je mattriste davantage de ceux qui rvent le probable, le proche et le lgitime, que de ceux qrdent en rveries sur le lointain et ltrange. Si lon rve avec grandeur, ou bien lon est fou, on c

    rves et lon est heureux, ou bien on est un simple rveur, pour qui la rverie est une musiqme, qui le berce sans rien lui dire. Mais si lon rve le possible, on connat alors la possibilit la vritable dception. Je ne puis regretter profondment de navoir pas t un empereur romain,

    peux regretter amrement de navoir jamais seulement adress la parole la petite couturire quineuf heures, tourne toujours droite au bout de la rue. Le rve qui nous promet limpossible, de cme nous en prive dj ; mais le rve qui nous promet le possible intervient dans la vie elle-mmgue sa solution. Lun vit en toute indpendance, en excluant tout le reste ; lautre est soumi

    ntingences des vnements extrieurs.Cest pourquoi jaime les paysages impossibles, et les vastes tendues de plateaux dsertiques otrouverai jamais. Les poques historiques passes sont un pur ravissement, puisque, bien videm

    ne peux imaginer une seconde quelles vont se matrialiser pour moi. Je dors quand je rve cxiste pas ; je suis sur le point de mveiller quand je rve ce qui peut exister.

    Je me penche lun des balcons du bureau, abandonn midi, au-dessus de la rue o ma distraroit, dans mes yeux, le mouvement des gens, mais sans les voir vraiment du fond de sa rflexirs, appuy sur mes coudes que la rambarde meurtrit, et jai connaissance de rien avec limpreune grande promesse. Les dtails de la rue immobile, o circulent de nombreuses silhouettachent dans un loignement mental : les cageots empils sur la carriole, les sacs la porte du mapeu plus loin, et dans la dernire vitrine de lpicerie du coin, la forme vague de ces bouteill

    rto que personne, me semble-t-il, nachtera jamais. Mon esprit sisole dune moiti de la maxplore avec mon imagination. La foule qui passe dans la rue est toujours la mme que tout lh

    e est toujours laspect fluctuant de quelquun, salissures de mouvement, voix flottant, incertoses qui passent mais ne russissent jamais se produire.Tout noter avec la conscience des sens, plutt quavec les sens eux-mmes... La possibilit de cfrentes... Et soudain rsonne, dans le bureau derrire moi, larrive abruptement mtaphysiqursier. Je me sens capable de le tuer, pour avoir ainsi interrompu le fil de penses que je navaile regarde, en me retournant, dans un silence lourd de haine, jcoute lavance, dans une te

    homicide latent, la voix quil va avoir pour me dire quelque chose. Il me sourit du fond de la pidit boujour voix haute. Je le hais comme lunivers entier. Jai les yeux lourds, force de suppo

    11A dfaut dautre vertu chez moi, il y a tout au moins celle de la nouveaut perptuelle de la senre.Je descendais aujourdhui la Rua Nova do Almada5, et remarquai soudain le dos de lhomme scendait juste devant moi. Ctait l le dos banal dun homme quelconque, un veston de diocre sur les paules dun passant rencontr par hasard. Il portait une vieille serviette sous le

    uche, et appuyait sur le sol, au rythme de sa marche, un parapluie enroul quil tenait, par sa poourbe, dans sa main droite.Je ressentis soudain quelque chose comme de la tendresse pour cet homme. Jprouvai pour luidresse que lon ressent pour la banalit commune de lhumanit, pour la quotidienne banalit du

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    famille qui se rend son travail, pour son humble et joyeux foyer, pour les plaisirs tout la fois gtes dont se compose forcment son existence, pour son innocence vivre sans analyser bref,

    naturel tout animal de ce dos habill, l, devant moi.Je fixai des yeux le dos de cet homme, fentre par o japercevais ses penses.Mon impression tait exactement semblable celle que lon prouve devant un homme endormiqui dort se retrouve nouveau enfant. Peut-tre parce quen dormant on ne peut rien faire deon na pas conscience de la vie en tout cas le plus grand criminel, lgoste le plus ferm sume est sacr, de par une magie naturelle, aussi longtemps quil dort. Tuer un homme endormi ou tu

    fant je ne vois pas de diffrence sensible.Or, le dos de cet homme dort. Cet tre qui marche devant moi, dun pas gal au mien,gralement. Il marche en tat dinconscience. Il vit en tat dinconscience. Nul ne sait ce quil faisait ce quil veut, nul ne sait ce quil sait. Nous dormons la vie, ternels enfants du Destin.

    urquoi je ressens, si je pense conjointement cette sensation, une tendresse immense et informete humanit infantile, pour cette vie sociale endormie, pour nous tous et pour tout.Cest un humanitarisme direct, sans conclusion ni objectifs, qui massaille en ce moment. Jpe tendresse douloureuse comme celle dun dieu qui nous contemplerait. Je les vois tous travermpassion de seul voyant, eux tous ces pauvres diables dhommes, ce pauvre diable dhumanit. Qque tout cela fait ici ?Tous les mouvements, toutes les intentions de la vie, depuis la simple vie des poumons jusqunstruction des cits et la fortification des empires, je les considre comme une somnolence, commoses proches du rve ou du repos, qui se droulent sans le vouloir dans lintervalle situ entrlit et une autre ralit, entre un jour et un autre jour de lAbsolu. Et, comme un tre abstraitternel, je me penche la nuit sur mes enfants, les bons comme les mchants, runis dans ce sommsont miens. Je mattendris et me dilate comme quelque chose dinfini.Dtournant mon regard du dos qui me prcde, et le promenant sur celui de tous ceux qui passe

    ns cette rue, je les embrasse tous trs nettement dans cette mme tendresse froide et absurde qui nue des paules de cet inconscient que je suivais. Tout cela, cest la mme chose ; toutes ces pnes filles qui parlent de l'atelier6,ces jeunes gens qui rient du bureau, ces bonnes la lourde porentrent, charges de cabas, ces petits coursiers encore tout jeunots tout cela est une m

    onscience diversifie dans des corps et des figures diffrents, comme autant de fantoches mus pelles aboutissant toutes dans les mains dun tre qui demeure invisible. Ils passent en arborant t

    attitudes qui dfinissent la conscience, et ils nont conscience de rien, parce quils nonnscience davoir conscience. Certains sont intelligents, dautres sont stupides et ils sontalement stupides. Certains sont plus vieux, dautres plus jeunes et ils ont tous le mme ge. Ce

    nt des hommes, dautres des femmes et ils ont tous le mme sexe, qui nexiste pas.Certains jours, chaque tre que je rencontre et plus encore ceux qui font, par force, partie dutine quotidienne assume la valeur dun symbole et, soit isolment, soit en sunissant, formiture occulte ou prophtique, image en ombres de ma vie. [...]Jentends parfois, en passant dans la rue, des bribes de conversation intime, et il sagit prjours de lautre femme, ou de lautre homme, de lamant dune troisime ou de la matresse

    atrime...Jemporte davoir simplement entendu ces ombres de discours humain, quoi soccupe finalmajorit des vies conscientes un ennui nauseux, une angoisse dexil chez les araignes,nscience subite de mon crabouillement parmi les gens rels ; cette fatalit dtre considr, par

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    opritaire et tout le voisinage, comme semblable aux autres locataires de limmeuble ; et je contec dgot, travers les grilles qui masquent les fentres de larrire-boutique, les ordures de toacun qui sentassent, sous la pluie, dans cette cour minable quest ma vie.

    12Lorsque je dors de nombreux rves, je sors dans la rue, les yeux grands ouverts, mais voguant ens leur sillage et leur certitude. Et je suis stupfi de mon automatisme, qui fait que les aignorent. Car je traverse la vie quotidienne sans lcher la main de ma nourrice astrale, tandis que

    s au long des rues saccordent et sharmonisent aux dessins obscurs de mon imagination rmante. Et cependant je marche dans la rue dun pas assur ; je ne trbuche pas, je rprectement ; jexiste.

    Mais au premier instant de rpit, ds que je nai plus besoin de surveiller ma marche, pour vitehicules ou ne pas gner les pitons, ds que je nai plus parler quiconque, ni la pnible obligfranchir une porte toute proche alors je mabandonne de nouveau sur les eaux du rve, commeau de papier bouts pointus, et je retourne une nouvelle fois lillusion languissante qui avait vague conscience du matin naissant, au son des carrioles qui lgumisent.

    Cest alors, au beau milieu de la vie, que le rve dploie ses vastes cinmas. Je descends unelle de la Ville Basse, et la ralit des vies qui nexistent pas menveloppe tendrement le fronnc turban de fausses rminiscences. Je suis navigateur, cinglant sur une mer ignore au fond deme. Jai triomph de tout, l o je ne suis jamais all. Et cest une brise nouvelle que cette somno

    ns laquelle je peux avancer, pench en avant pour cette marche sur limpossible.Chacun de nous a son propre alcool. Je trouve assez dalcool dans le fait dexister. Ivre de me srre et marche bien droit. Si cest lheure, je reviens mon bureau, comme tout le monde. Si ces lheure encore, je vais jusquau fleuve pour regarder le fleuve, comme tout le monde. Je suis pderrire tout cela, il y a mon ciel, o je me constelle en cachette et o je possde mon infini.

    13Jaime, par les lentes soires estivales, ce calme de la Ville Basse, et plus encore le calme accrntraste, de ces quartiers que le jour plonge en pleine agitation. La rue de lArsenal, la ru

    Alfandega7, ces longues rues tristes qui longent le fleuve et stirent vers lest, le long des quais dtout cela me rconforte de sa tristesse, lorsque je menfonce, par ces longues soires, dans leur ritaire. Je vis alors une re antrieure celle o je me trouve ; je me sens, avec dlice, le contempCesario Verde8, et je porte en moi, non pas dautres vers semblables aux siens, mais la subsme qui les fit natre.

    Je trane dans ces rues, jusqu la tombe de la nuit, une sensation de vie qui leur ressemble. Ellesmplies, tout le jour, dun grouillement qui ne veut rien dire ; la nuit elles sont remplies dune absenouillement, qui ne veut rien dire non plus. Le jour, je suis nul ; la nuit je suis moi. Nulle diffrence

    rues du port et moi, sauf quelles sont rues et que je suis me, et peut-tre la diffrence esgligeable, devant ce qui constitue lessence des choses. Il existe un destin identique, parce quabur les hommes et pour les choses une dsignation galement indiffrente dans lalgbre du mysMais il y a plus encore... Au cours de ces heures lentes et vides, il me monte, du fond de lme vnse, une tristesse de tout ltre, lamertume que tout soit, en mme temps, une sensation pur

    enne mais aussi une chose tout extrieure, quil nest pas en mon pouvoir de modifier. Ah, combis mes propres rves se dressent-ils devant moi, presque rels, non pour se substituer la ralit,

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    ur me dire combien ils lui sont semblables, du fait que je les refuse eux aussi, et quils mapparaudain du dehors, tout comme le tram qui surgit l-bas, tout au bout de la rue, ou comme la voeur public, qui annonce dans la nuit je ne sais quoi, mais dont le chant slve, en mlope arabjet deau jailli subitement dans la monotonie du jour finissant.On voit passer de futurs couples, passer de petites couturires, deux par deux, passer des jeunes ursuivant le plaisir ; on voit fumer sur leur ternel trottoir les retraits de tout, et muser des rienpas de leur porte, ces vagabonds immobiles que sont les patrons des boutiques. Lents, robustbles, les conscrits somnambulisent en bandes tantt bruyantes, tantt plus que bruyantes. De tem

    re, on voit paratre quelquun de normal. Les voitures cette heure-ci, dans ce quartier, ne sonmbreuses. Dans mon cur rgne une paix angoisse, et toute ma quitude nest faite que de rsignaTout passe... [...]La lassitude de toutes les illusions, et de tout ce quelles comportent la perte de ces musions, linutilit de les avoir, lavant-lassitude de devoir les avoir pour les perdre ensuite, la bleon garde de les avoir eues, la honte intellectuelle den avoir eu tout en sachant que telle serait leu

    La conscience de linconscience de la vie est limpt le plus ancien que la vie ait connu. Il y elligences inconscientes, clats fugitifs de lesprit, courants de la pense, voix et philosophies qant dentendement que les rflexes de notre corps, ou que le foie et les reins dans la gestion de

    crtions.

    14Je connais de grandes stagnations. Non point (comme font bien des gens) que jattende des jours urs pour rpondre, dune carte postale, une lettre urgente. Non point (comme personne dailleurst) que je repousse indfiniment le geste facile qui me serait utile, ou le geste utile qui me able. Il entre plus de subtilit dans ma msintelligence avec moi-mme. Cest dans mon me m

    e je stagne. Il se produit en moi une suspension de la volont, de lmotion, de la pense, et

    pension dure des jours interminables ; seule la vie vgtative de lme la parole, le geste, lpeut encore mexprimer par rapport aux autres et, travers eux, par rapport moi.Dans ces priodes imprgnes dombre, je suis incapable de penser, de sentir, de vouloir. Je nus crire que des chiffres, ou griffonner. Je ne ressens rien, et la mort dune personne aimnnerait limpression de se produire dans une langue trangre. Je ne peux pas ; jai limpressirmir, et mes gestes, mes mots, mes actes les plus judicieux me semblent ntre quune respiriphrique, linstinct rythmique dun organisme quelconque.Il se passe ainsi des jours et des jours, et je ne saurais dire combien de ma vie, si on en faismpte, a pu se passer ainsi. Je mimagine parfois que lorsque je me dpouille de cette stagnati

    i-mme, je ne me retrouve pas encore entirement nu, comme je le crois, mais quil y a encorles impalpables qui recouvrent lternelle absence de mon me vritable ; je mimagine parfoi

    nser, sentir, vouloir, peuvent reprsenter autant de stagnations, face un penser plus intime, un montir plus entirement mien, une volont perdue quelque part dans le labyrinthe de ce que jellement.Quil en soit comme il voudra : je laisse faire. Et au dieu, ou aux dieux qui peut-tre existent qurt, jabandonne ce que je suis, selon ce que le sort ordonne et ce que le hasard accomplit fidelque serment oubli.

    15

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    Je suis dans un jour o me pse, tout autant que si jentrais dans une prison, la monotonie de ose. Cette monotonie nest cependant, tout prendre, que la monotonie de moi-mme. Chaque vme celui dune personne rencontre la veille, est diffrent aujourdhui, puisque aujourdhui ner. Chaque jour est le jour prsent, et il ny en a jamais eu de semblable au monde. Cest dans notre

    ule quil y a identit identit que lme prouve, quoique de faon trompeuse, avec elle-mmr laquelle tout se ressemble et tout se simplifie. Le monde est choses spares et artes diverses ;nous sommes myopes, cest un brouillard insuffisant et continu.Je voudrais menfuir. Fuir ce que je connais, fuir ce qui mappartient, fuir ce que jaime. Je vou

    rtir non pas vers un impossible royaume des Indes, ou quelques vastes les au Sud de tout le is vers un endroit quelconque hameau perdu ou retraite lointaine qui, par-dessus tout, ne soendroit-ci. Je ne veux plus voir ces visages, ces habitudes et ces jours. Je veux me reposer, vid

    te manie organique chez moi de feindre. Je veux sentir le sommeil me venir comme vie, et non coos. Une cabane au bord de la mer, une grotte mme, au pied escarp de quelque montagne, peut

    nner. Malheureusement, ma volont seule ne peut le faire.Lesclavage est la loi de cette vie, et il nen est pas dautre, car cest cette loi que lon doit ons rvolte ni refuge possibles. Les uns naissent esclaves, les autres le deviennent, et cesclavage est donn. Ce lche amour que nous avons tous pour la libert (si nous la possdions sou

    e nous surprendrait par sa nouveaut, et nous la repousserions aussitt) est le signe certain du poire esclavage. Moi-mme, qui viens de dire que je voudrais vivre dans une cabane ou une grotte, verrais libr de la monotonie de tout, cest--dire de la monotonie de moi-mme, oserais-je

    er dans cette cabane, sachant, de science sre, que cette monotonie, qui est celle de mon tre mmmporterais partout avec moi ? Moi-mme, qui touffe l o je suis et parce que je suis, o urrais-je mieux respirer, puisque cette maladie provient de mes poumons et non pas des choseentourent ? Moi encore, qui dsire si fort le soleil pur et les libres tendues, la mer visible et lhoier qui me dit que je ne me sentirais pas dconcert par le lit inhabituel ou la nourriture noule simple fait de navoir plus descendre mes huit tages, de ne plus entrer au tabac du coin, ou

    us saluer au passage le coiffeur dsuvr ?Tout ce qui nous entoure devient partie de nous-mmes, sinfiltre dans les sensations mmes de lade la vie, et la bave de la grande Araigne nous lie subtilement ce qui est tout prs de nous,rant dans le lit lger dune mort lente qui nous balance au vent. Tout est nous, et nous sommesis quoi cela sert-il, puisque tout est rien ? Un rai de soleil, un nuage dont seule lombre souus dit le passage , une brise qui se lve, le silence qui la suit lorsquelle a cess, tel ou tel vis voix au loin, un rire qui monte parfois, parmi ces voix parlant entre elles, puis la nuit o merpourvus de sens, les hiroglyphes morcels des toiles.

    16Aujourdhui, au cours de lune de ces rveries sans but ni dignit qui constituent une bonne partiebstance spirituelle de ma vie, je me suis imagin libr tout jamais de la rue des Douradoresron Vasqus, du comptable Moreira et des employs au grand complet, du coursier, du groom

    at. Jprouvai en rve cette libration, comme si toutes les mers du Sud mavaient offert derveilleuses dcouvrir. A moi alors le repos, lpanouissement dans lart, laccomplisseellectuel de tout mon tre.Mais soudain, et dans le dcours mme de cette rverie qui se droulait dans un caf, dura

    deste pause du djeuner , voici quune impression de malaise vint massaillir jusque dans ce m

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    aginaire : je sentis que jaurais de la peine. Oui, je le dis en un mot comme en cent : jaurais ne. Le patron Vasqus, le comptable Moreira, le caissier Borges, tous les braves garonentourent, le petit groom qui porte si joyeusement le courrier la bote, le coursier bon tout faireat si affectueux tout cela est devenu une partie de ma vie ; je ne pourrais labandonner sans plens comprendre que ce petit monde, si mauvais quil mait paru, tait une partie de moi-mme et qumeurait avec eux ; que men sparer reprsentait la moiti et limage de la mort.Dailleurs, si demain je les quittais tous, si je me dpouillais de cet uniforme de la rue des Doura quoi dautre me raccrocherais-je (car il est sr que je me raccrocherais quelque chose), quel

    forme irais-je revtir (car il est sr que jen revtirais un) ?Nous avons tous notre patron Vasqus, visible pour certains, invisible pour dautres. En ce qncerne, il sappelle rellement Vasqus, cest un homme sain, agrable, parfois brusque maisire-penses, intress mais juste, en somme, et dou dun sens de la justice qui fait dfaut mbre de grands gnies et autres merveilles de la civilisation humaine, de droite ou de gauche.autres ce peut tre la vanit, le dsir insatiable de richesses, la gloire, limmortalit. Je prfre eVasqus bien humain, comme mon patron, plus accessible, dans les moments difficiles, que tourons abstraits du monde.Estimant que je gagnais trop peu, un de mes amis, membre dune socit prospre grce ses relaec ltat, me dit lautre jour : Vous tes exploit, mon vieux. Ce mot ma rappel que je le suet ; mais comme nous devons tous tre exploits dans la vie, je me demande sil ne vaut pas mieuploit par ce Vasqus, marchand de tissus, que par la vanit, la gloire, le dpit, lenviempossible.Il y a ceux que Dieu lui-mme exploite, et ce sont les prophtes et les saints dans le vide immenmonde.Et je me rfugie, comme dautres le font dans leur foyer, dans cette maison trangre, ce vaste bla rue des Douradores. Je me retranche derrire ma table comme derrire un rempart contre l

    prouve de la tendresse jusquaux larmes pour ces registres, la fois miens et dautrui, sse mes critures, pour le vieil encrier que jutilise et pour le dos pench de Sergio, qui dressrdereaux un peu plus loin. Je ressens de lamour pour toutes ces choses peut-tre parce que jn dautre aimer peut-tre aussi parce quil nest rien qui mrite lamour dune me humainamour, si nous voulons toute force le donner, par besoin affectif alors autant le donner

    tive apparence de mon encrier qu la vaste indiffrence des toiles.

    17Jprouve un dgot physique pour lhumanit ordinaire ; cest dailleurs la seule qui existe.

    taisie me prend parfois dapprofondir ce dgot, de mme quon peut provoquer un vomissementulager son envie de vomir.Une de mes promenades favorites les matins o je redoute la banalit de la journe qui sannant que lon peut craindre la prison consiste partir lentement travers les rues, avant louv

    s magasins et des boutiques, en coutant les lambeaux de phrases que les groupes de jeunes gens nes filles (ou des deux) laissent tomber, comme des aumnes ironiques dans cette cole inv

    une mditation en libert.Et cest toujours la mme succession des mmes phrases : Alors elle ma dit... , et le ton lude quelles intrigues elle est capable. Si ce nest pas lui, alors cest toi... , et la voix qui r

    ve une protestation que je ncoute dj plus. Tu las dit, parfaitement, tu las dit... , tandis q

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    usette affirme dune voix stridente : Ma mre dit quelle ne veut pas... Qui, moi ?tonnement du jeune homme qui porte sous le bras son djeuner envelopp dans du papier sulfurconvainc gure, pas plus quil ne convainc, sans doute, cette souillon aux cheveux filasse. Si

    uve, ctait... , et le rire des quatre jeunes gens qui me croisent couvre une obscnit quelcoAlors je me suis plant carrment devant le type, et je lui ai sorti en pleine figure en pleine fn, Jos ! et le pauvre diable ment, car son chef de service (au ton de sa voix, ladversaire ne poe que le chef de service) ne la certes pas laiss, au centre de larne forme par les bureaux, brn poing de gladiateur au petit pied. Alors jai t fumer aux waters... et le gamin sesclaffe da

    otte rapice de toutes les couleurs.Dautres passent, sans parler, seuls ou en groupes, ou bien se parlent entre eux sans que je puisendre, mais leurs mots sont pour moi dune clart parfaite, dune transparence intuitive et us

    ose pas dire je nose pas me le dire moi-mme, dans des phrases que jcrirais pour les ssitt ce que jai vu dans ces regards distraits, dans la direction quils prenaient pour se olontairement, salement, la poursuite de quelque objet de basse convoitise. Je nose pasquon veut provoquer un vomissement, il faut en provoquer un seul. Le type tait tellement rond quil na mme pas vu que lescalier avait des marches ! Je rele. Ce petit jeune homme, au moins, dcrit, et ces gens-l valent mieux quand ils dcriven

    squils ressentent, car ils soublient eux-mmes en dcrivant. Mon dgot passe. Je vois le tyestion. Je le vois photographiquement. Mme largot innocent me rconforte. Brise bnie que jesser sur mon front le type tellement rond quil ne voyait pas que ctait un escalier avec des malescalier peut-tre o lhumanit monte, cahin-caha, en ttonnant et en se bousculant sur ces massement balises de la pente qui mne dans larrire-cour.

    Les intrigues, la mdisance, le rcit enjoliv de ce que lon na jamais os faire, la satisfactios ces pauvres animaux habills tirent de la conscience inconsciente de leur me, la sexualit

    von, les plaisanteries qui ressemblent des chatouilles de singes, laffreuse ignorance o ils sor totale inimportance... Tout cela me fait leffet dun animal monstrueux et abject, fait,

    nvolontaire des songes, des crotes humides du dsir, des restes mchouills des sensations.

    18A part ces rves banals, qui sont la honte ordinaire des bas-fonds de lme, que personne noouer et qui hantent nos veilles comme des fantmes souills, abcs gras et visqueux de notre sensrime quel matriau drisoire, indicible et effrayant lme peut encore, au prix de quels efonnatre au fond de ses recoins !Lme humaine est un asile de fous, peupl de caricatures. Si une me pouvait se rvler dans to

    it, et sil nexistait pas une pudeur plus profonde que toutes les hontes connues et tiquetes ait, comme on le dit de la vrit, un puits, mais un puits lugubre hant de bruits vagues, peupl de

    nobles, de viscosits sans vie, larves dpourvues dtre, bave de notre subjectivit.

    19Dans la brume lgre de ce matin davant-printemps, la Ville Basse se rveille, encore engourdieeil se lve avec une sorte de lenteur. Il rgne une gaiet paisible dans cet air o lon sent encoriti de froid, et la vie, au souffle lger de la brise qui nexiste pas, frissonne vaguement du froidj pass au souvenir du froid plus que du froid en soi, et par comparaison avec lt prochen raison du temps quil fait.

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    Les boutiques ne sont pas encore ouvertes, sauf les petits cafs et les bistrots, mais ce repos nestpeur, comme celui du dimanche ; il est simplement repos. Un blond vestige flotte en avant-gardeir peu peu rvl, et lazur rosit travers la brume qui seffiloche. Un dbut de mouvemenuise par les rues, on voit se dtacher lisolement de chaque piton, et aux rares fentres ouvt l-haut, quelques lve-tt surgissent aussi, fantomatiques. Les trams, mi-hauteur, tracent leur bile, jaune et numrot. Et de minute en minute, de faon sensible, les rues se d-dsertifient.

    Je vogue, lattention concentre tout entire dans mes sens, sans pense ni motion. Je me suis ; je suis descendu dans la rue sans prjug. Jexamine comme un qui songe. Je vois comme lon p

    un lger brouillard dmotion slve absurdement en moi ; la brume qui se dgage de lextmble me pntrer lentement.Je maperois que, sans le vouloir, je me suis mis rflchir sur ma vie. Je ne men suis pas apis cest ainsi. Jai cru que je ne faisais que voir et entendre, que je ntais rien dautre, durant to

    rcours oisif, quun rflecteur dimages reues, un cran blanc o la ralit projetait couleumires au lieu dombres. Mais jtais bien plus, sans le savoir. Jtais aussi lme qui se drobeuse, et cette action mme dobserver abstraitement tait encore un refus.Lair sassombrit par manque de brume, il sassombrit de lumire ple, o lon dirait quelange la brume. Je maperois brusquement que le bruit est beaucoup plus fort, que beaucoup plnde existe. Les pas des pitons, plus nombreux, sont moins presss. Soudain, rompant cette abste hte moindre des autres, surgit le pas rapide et agile des varinas10, loscillation des gaulangers aux corbeilles monstrueuses, et la similitude divergente des marchandes de tout le restemonotonise que par le contenu des paniers, o les couleurs se diffrencient plus que les objetsiers entrechoquent, comme des clefs creuses et absurdes, les bidons ingaux de leur mtier ambs agents de police stagnent aux carrefours, immobile dmenti de la civilisation linvisible montr.Combien je voudrais je le sens en ce moment voir ces choses sans avoir avec elles d

    port que de les voir, simplement contempler tout cela comme si jtais un voyageur adulte ourdhui mme la surface de la vie ! Ne pas avoir appris, depuis le jour mme de ma naissannner des sens reus toutes ces choses, tre capable de les voir dans lexpression quelles possr elles-mmes, sparment de celle quon leur a impose. Pouvoir connatre la varina dans sa rmaine, indpendante du fait quon lappelle varina, et du fait que lon sait quelle existe et quellen poisson. Voir lagent de police comme Dieu le voit. Prendre conscience de tout pour la premiren pas apocalyptiquement, comme une rvlation du Mystre, mais directement, comme une floraisRalit.Jentends sonner lheure huit coups sans doute, mais je nai pas compt un clocher ou

    rloge publique. Je mveille de moi-mme cause de cette chose banale : lheure, clture monpose par la vie sociale la continuit du temps, frontire dans labstrait, limite dans linconnveille de moi-mme et, regardant le monde autour de moi, empli maintenant de vie et dhum

    utinire, je vois que le brouillard, qui a abandonn le ciel tout entier (sauf ce qui, dans tout ce tte encore de bleu incertain), a pntr rellement dans mon me, et a pntr en mme temps dartie la plus intime des choses, par o elles entrent en contact avec mon me. Jai perdu la vision e je voyais. Voyant, je suis devenu aveugle. Je ressens dj les choses avec la banalit du conna nest dj plus la Ralit : ce nest que la Vie... Oui, la vie laquelle jappartiens aussi, et qui, son tour, mappartient ; et non plus la Ralit

    ppartient qu Dieu ou qu elle-mme, qui ne contient ni mystre ni vrit et qui, puisquel

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    lle, ou feint de ltre, existe quelque part, fixe, libre dtre temporelle ou ternelle, image abse dune me qui serait extrieure.Je dirige lentement mes pas, plus rapides que je ne le crois, vers la porte qui me conduira chezais je nentre pas ; jhsite ; je continue mon chemin. La place du Figuier, talant ses marchanarres, me cache de sa multitude de chalands mon horizon de piton. Javance lentement, mort, ion nest plus mienne, elle nest plus rien : cest seulement celle de cet animal humain qui a hritvouloir de la culture grecque, de lordre romain, de la morale chrtienne et de toutes les a

    usions qui forment la civilisation o, moi, je ressens.

    O sont donc les vivants ?

    20Je me dis parfois que je ne partirai jamais de la rue des Douradores. Et une fois crit, cela me seternit.Mon patron Vasqus. Je suis bien souvent, inexplicablement, hypnotis par mon patron Vasqumme, que mest-il, part un obstacle occasionnel, d au fait quil est matre de mon horaire, durriode diurne de ma vie ? Il me traite poliment, me parle dun ton aimable, sauf en des instan

    usquerie due quelque souci inconnu, et o il nest plus aimable avec personne. Daccord,urquoi mobsde-t-il ainsi ? Est-il un symbole ? Une cause ? Quest-il donc enfin ?Le patron Vasqus. Je me souviens dj de lui au futur, avec le regret que, je le sais davprouverai alors. Je vivrai paisiblement dans une petite maison situe aux environs duneelconque, et jouissant dun repos o je ne raliserai toujours pas luvre que je ne ralisvantage aujourdhui, et je me chercherai, pour continuer ne pas la raliser, des excuses diffrenles grce auxquelles je me drobe moi-mme aujourdhui. Ou bien je serai intern dans quspice pour clochards, heureux de cette droute totale, ml la lie de ceux qui se sont crus des gne furent rien dautre que des mendiants pourvus de rves, fondu dans la masse anonyme de tous

    neurent pas la facult de russir dans la vie, ni le renoncement assez vaste pour russir lenque je me trouve, je me rappellerai, plein de regrets, le patron Vasqus et la rue des Douradoresnotonie de la vie quotidienne sera pour moi comme le souvenir damours non advenues, otoires que jtais destin ne jamais remporter.Le patron Vasqus. Je le vois aujourdhui depuis lavenir, comme je le vois aujourdhui dici mmture moyenne, trapu, grossier mais, dans certaines limites, capable daffection, franc et retors, bruaffable chef, part son argent, par ses mains poilues aux gestes lents, aux veines marques, tits muscles colors, son cou fort mais non pas gras, ses joues sanguines et fermes tout la fois, s

    rbe sombre mais toujours rase de frais. Je le vois, je vois ses gestes respirant lnergie, mm

    os, ses yeux qui ruminent au-dedans deux-mmes des choses du dehors, je ressens le choc du moje lui ai dplu, et mon me se rjouit de le voir sourire un sourire large et humain, comme lov

    une foule.Cest peut-tre parce que je nai, auprs de moi, personne ayant plus de relief que le patron Vae, bien souvent, ce personnage banal, et mme vulgaire, sinsinue dans mon esprit et me distrait deme. Je crois quil y a l un symbole. Je crois ou je crois presque que quelque part, danstence lointaine, cet homme a t dans ma vie quelque chose de plus important que ce quourdhui.

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    La tragdie essentielle de ma vie est, comme toutes les tragdies, une ironie du destin. Je rejette lle comme une condamnation ; je rejette le rve comme une libration infme. Mais je vis ce quplus sordide, de plus quotidien dans la vie relle ; et je vis ce quil y a de plus intense et de

    nstant dans le rve. Je suis comme un esclave qui senivrerait pendant la sieste deux dchns un seul corps.Je vois nettement avec cette mme clart dont notre raison illumine par clairs, dans lobscurre vie, les objets proches qui la constituent nos yeux ce quil y a de vil, de mou, de veuletice dans cette rue des Douradores, qui reprsente pour moi la vie tout entire ce bureau sor

    upl demploys plus sordides encore, cette chambre loue au mois et o il ne se passe rien, saufit un mort, cette picerie du coin de la rue et son patron, que je connais sans le connatre, ces je

    ns la porte du vieux caf, cette inutilit laborieuse de chaque jour semblable aux autres jouour perptuel des mmes personnages, comme dans un drame qui serait rduit un simple dcorcor lui-mme serait lenvers...Mais je vois bien aussi que, fuir tout cela, ce serait ou le matriser, ou le rejeter : or je ne le mas, car je ne le dpasse pas dans la vie relle, et je ne le rejette pas davantage puisque, pour autanrve, je reste toujours l o je suis. [...]Dire que je ne puis avoir un geste noble ailleurs quen mon for intrieur, ni un dsir inutile qui nllement inutile ! [...]Cette sensibilit dlie, mais ferme, ce rve prolong mais conscient qui forme, dans son ensen privilge de pnombre...

    22Lhorloge qui se trouve l-bas, au fond de la maison dserte car tout le monde dort , laisse totement cette quadruple note claire qui sonne quatre heures lorsquil fait nuit. Je nai pas encore nespre plus le faire. Sans que rien retienne mon attention, mempchant ainsi de dormir, ou gne

    rps, menlevant ainsi le repos je gis dans lombre, rendue plus solitaire encore par la vague aire des rverbres dans la rue ; je gis le silence engourdi de mon corps devenu tranger. Je nus penser, tellement jai sommeil ; et je narrive plus sentir, tant le sommeil me fuit.Tout, autour de moi, est lunivers nu, abstrait, fait de ngations nocturnes. Je me divise en fatiguxieux, et je parviens toucher, grce la sensation de mon corps, une connaissance mtaphysiqstre des choses. Parfois mon esprit samollit, alors des dtails informes de ma vie quotidleurent la surface de ma conscience, et me voil remplissant des colonnes de chiffres, au grgues de linsomnie. Ou bien je mveille de ce demi-sommeil o je stagnais, et de vagues images,n esprit vide, font dfiler sans bruit leur spectacle aux teintes involontaires et potiques.

    Mes yeux ne sont pas compltement ferms. Ma vision indistincte est ourle dune lueur qui meloin ; cest celle des rverbres allums tout en bas, aux confins dserts de la rue.Cesser, dormir, remplacer cette conscience intercalaire par des choses meilleures, mlancoluchotes en secret un tre qui ne me connatrait pas !... Cesser, couler agile et fluide, flux et rune vaste mer, le long de ctes visibles dans la nuit o rellement lon dormirait !... Cesser, eognito, extrieurement, tre le mouvement des branches dans des alles cartes, une chute de feres, plus devine que perue, haute mer des lointains et fins jets deau, et tout lindfini des

    ns la nuit, perdus dans des entrelacs sans fin, labyrinthes naturels des tnbres !... En finir, cesser fin, mais avec une survivance mtaphorique, tre la page dun livre, une mche de cheveux au scillation dune plante grimpante dans lencadrement de la fentre entrouverte, les pas sans impor

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    le fin gravier du chemin, la dernire fume qui monte du village endormi, le fouet du charretier obord dun sentier matinal... Nimporte quoi dabsurde, de chaotique, dtouff mme nim

    oi, sauf la vie...Et je dors ma faon, sans sommeil ni rpit, cette vie vgtative des suppositions, tandis que, souupires que fuit le repos, flotte, comme lcume paisible dune mer souille, un reflet lointaerbres silencieux.

    Dormir et ddormir.De lautre ct de moi, bien loin derrire lendroit o je gis, le silence de la demeure touche li

    coute la chute du temps, goutte goutte, et aucune des gouttes qui tombent nest entendue dans sa csens mon cur physique, oppress physiquement par le souvenir, rduit rien, de tout ce qui a ce que jai t. Je sens ma tte matriellement pose sur loreiller, quelle creuse dun petit vallo

    au de la taie doreiller tablit avec ma peau le contact dun corps dans la pnombre. Mon ome, sur laquelle je repose, se grave mathmatiquement contre mon cerveau. Mes paupires batteigue, et produisent un son dune faiblesse extrme, inaudible, sur la blancheur sensible de lorev. Je respire, tout en soupirant, et ma respiration est quelque chose qui se produit elle nei-mme. Je souffre sans penser ni sentir. Lhorloge de la maison, endroit fixe au cur des ch

    nne la demie, sche et nulle. Tout est si vaste, tout est si profond, tout est si noir et si froid !Je passe le cours des temps, je passe des silences, des mondes sans forme passent auprs de moi.Soudain, tel un enfant du Mystre, un coq se met chanter, ignorant la nuit. Je peux dormir, car ctin au fond de moi. Et je sens ma bouche sourire, dplaant doucement les plis lgers de la taie qule au visage. Je peux mabandonner la vie, je peux dormir, je peux mignorer... Et trav

    mmeil tout neuf qui mobscurcit, ou bien je me souviens du coq qui vient de chanter, ou bien ce, en ralit, chante pour la seconde fois.

    23

    Vivre, cest tre un autre. Et sentir nest pas possible si lon sent aujourdhui comme lon a senti ntir aujourdhui la mme chose quhier, cela nest pas sentir cest se souvenir aujourdhui on a ressenti hier, cest tre aujourdhui le vivant cadavre de ce qui fut hier la vie, dsormais per

    Tout effacer sur le tableau, du jour au lendemain, se retrouver neuf chaque aurore, danirginit perptuelle de lmotion voil, et voil seulement ce quil vaut la peine dtre, ou d

    ur tre ou avoir ce quimparfaitement nous sommes.Cette aurore est la premire du monde. Jamais encore cette teinte rose, virant dlicatement vne, puis un blanc chaud, ne sest ainsi pose sur ce visage que les maisons des pentes ouest, avecres comme des milliers dyeux, offrent au silence qui sen vient dans la lumire naissante. Ja

    core une telle heure na exist, ni cette lumire, ni cet tre qui est le mien. Ce qui sera demainre, et ce que je verrai sera vu par des yeux recomposs, emplis dune vision nouvelle.Collines escarpes de la ville ! Vastes architectures que les flancs abrupts retiennent et ampligements ddifices diversement amoncels, que la lumire entretisse dombres et de taches brlus ntes aujourdhui, vous ntes moi que parce que je vous vois, et je vous aime, voyageur penchbastingage, comme un navire en mer croise un autre navire, laissant sur son passage des reonnus.

    24Sachant combien, et avec quelle facilit, les plus petites choses ont lart de me torturer, je

  • 7/26/2019 Le Livre de l Intranquillite 1 - Fernando Pesso

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    ibrment leur contact, si petites soient-elles. Lorsquon souffre, comme je le fais, parce quun nsse devant le soleil, comment ne souffrirait-on pas de cette obscurit, de ce jour perptuelluvert de son existence ?Mon isolement nest pas une qute du bonheur, que je nai pas le courage de rechercher ; ni nquillit, que nul homme ne peut obtenir, sauf lheure o il ne pourra plus la perdre mammeil, deffacement, de modeste renoncement.Les quatre murs de cette pauvre chambre sont pour moi, tout la fois, cellule et distance, lit et cerconnais mes moments les plus heureux lorsque je ne pense rien, ne veux rien, ne rve rien,

    ns une torpeur de vgtal, de simple mousse poussant la surface de la vie. Je savoure sans amerconscience absurde de ntre rien, l'avant-got de la mort et de la disparition.Je nai jamais pu appeler personne matre . Aucun Christ nest venu mourir pour moi. Auddha ne ma montr la voie. Du haut de mes rves ne mest jamais apparu aucun Apollon, ahna, pour illuminer mon me.

    25Le rayon de soleil est entr soudain pour moi, qui soudain lai vu... Ctait pourtant un rai de lum

    aigu, presque sans couleur, qui coupait au couteau le sol noir du plancher et ranimait sur son pavieux clous plants dans le sol, les rainures entre les planches, portes noires sur toute cette parnon-blancheur.Minute aprs minute, jai suivi leffet insensible de la pntration du soleil dans le bureau paiscupation digne dune prison ! Seuls les captifs regardent ainsi le soleil bouger, comme on reuger les fourmis.Un bref coup dil sur la campagne, par-dessus un mur aux environs de la ville, me librempltement que ne le ferait un long voyage pour quelquun dautre. Tout point de vue est le soune pyramide renverse, dont la base est indfinissable.

    26La banalit est un foyer. Le quotidien est maternel. Aprs une longue incursion dans la grande ps les sommets des aspirations sublimes, vers les cimes du transcendant et de locculte, on trouv

    e dlicieux, on trouve tout le charme et toute la chaleur de la vie, au retour lauberge o sesclaimbciles heureux, o lon boit avec eux, imbcile son tour et tel que Dieu nous a faits, satisf

    nivers qui nous a t donn, et laissant le reste ceux qui escaladent les montagnes, pour ne riene fois l-haut.Je ne suis gure mu dentendre dire quun homme, que je tiens pour un fou ou pour un sot, surpasmme ordinaire en de nombreuses occasions ou affaires de lexistence. Les pilept