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404 LA REVUE FRANCOPHONE DE GÉRIATRIE ET DE GÉRONTOLOGIE • OCTOBRE 2011 • TOME XVIII • N°178 > Approches non-médicamenteuses de la maladie d’Alzheimer 4 e colloque international des Instituts Gineste-Marescotti. Paris 2011 Approches non-médicamenteuses de la maladie d’Alzheimer La force de la musique M. BOUDOT CRÉATEUR DU CONCEPT BORNE MUSICALE MÉLO. Dédié aux établissements de retraite, le concept de borne « Mélo » était au départ musical (2 000 chansons pertinentes) et ludique (animations et jeux cognitifs). Mais au fur et à mesure des installations et des témoignages sur l’effet de l’appareil sur les per- sonnes désorientées, le concept a pris une nouvelle dimension: celle d’un objet capable d’identifier le ‘’patrimoine musical per- sonnel’’ de la personne malade pour en faire un outil thérapeutique (détection des chansons qui sont capables de la dynami- ser ou de l’apaiser). « La bonne musique au bon moment, c’est peut être mieux qu’un médicament ! » Slogan ou réalité ? MOTS CLÉS: Musique – Alzheimer – Musicothérapie – Borne musicale Mélo – Patrimoine musical personnel. THE POWER OF MUSIC Dedicated to use in retirement establishments, the “Mélo” music terminal concept was initially a musical tool (comprising 2 000 relevant songs) and a game (learning and cognitive sessions and games). However, as use of the terminals expanded and feed- back on the effects of the terminals on disoriented patients started coming in, the concept took on a new dimension: it became a means of identifying the “Personal musical heritage’’ of the patient and thus became a therapeutic tool (detection of songs that can re-energize or calm patients. “The right music at the right time – that’s better than medication!” Slogan or reality? KEYWORDS: KEYWORDS: Music – Alzheimer’s disease – Music therapy – “Mélo” music terminal – Personal musical heritage. RÉSUMÉ/ABSTRACT > Né d’une « illumination musicale » Avez-vous déjà eu la chance d’ob- server ce phénomène ? Il apparaît lorsque qu’une personne apathique « s’illumine » au passage d’une musique qui lui procure un intense plaisir. Il s’agit d’une personne « éteinte » qui « s’éclaire » grâce à quelques notes d’une mélodie que sa mémoire n’a jamais oublié et qui lui rappelle en quelques secondes, un instant heureux de sa vie. C’est grâce à l’observation d’un tel phénomène que le concept de borne Mélo a pointé son nez dans mon esprit. Dans un établissement de retraite, quel rapport entretient la personne âgée avec la musique ? C’est la question que nous nous sommes posés en 2005 avec 4 étu- diants de l’université de Bourgogne. L’étude menée confirme que les rési- dents ont un mauvais accès au réper- toire des musiques qu’ils aiment (détail dans l’encadré). Il y a deux raisons majeures. Un problème de conservation du répertoire de musiques en collectivité (les CD se cassent et souvent ils « disparais- sent »). Un problème de matériel hifi complètement inadapté aux per- sonnes âgées (boutons trop petits et CD trop difficile à manipuler). De l’ob- servation de cette double probléma- tique est née l’idée d’une «borne musicale» facilement programmable par des personnes âgées avec un répertoire adapté à leur goût. Ainsi, fin 2007, la maison de retraite Le Canada (Le Creusot- Bourgogne) a vu arriver le premier prototype de la borne musicale Mélo puis, 8 mois plus tard, ont suivi la création de l’entreprise Onze Plus, la protection industrielle et les pre- mières installations de l’appareil. En direction d’une meilleure musiQUALITÉ de vie Le premier travail a été de définir un répertoire musical pertinent adapté aux goûts des personnes de plus de 85 ans. Cette pertinence du répertoire est capitale, sans elle, la borne ne serait qu’un gadget ! Ainsi, de Tino Rossi à Mozart en passant par les Beatles, la borne propose plus de 2000 musiques facilement accessibles grâce à de gros boutons (au départ un écran tactile avait été testé et vite mis à l’écart car pour cette génération « on ne met pas les doigts sur la télévision » !). Des activités musicales et non de l’activisme La seconde phase de développe- ment a été le travail réalisé sur la partie «outils d’animation musicale». Des jeux et activités qui s’appliquent au groupe (et non pour 1 ou 2 per- sonnes) en évitant le piège de l’infan- tilisation. Animateurs en gérontolo- gie mais aussi soignants, familles, ergothérapeutes, musicothéra- peutes… peuvent utiliser les diffé- rentes activités proposées. Le champ est large; les quizz musicaux, les jeux de connaissance, les activités de mémoire, les lettres sonores, les sons de la vie quotidienne, l’incon- tournable loto musical jusqu’aux jeux intergénérationnels créés en rela-

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Approches non-médicamenteuses de la maladie d’Alzheimer

La force de la musiqueM. BOUDOT

CRÉATEUR DU CONCEPT BORNE MUSICALE MÉLO.

Dédié aux établissements de retraite, le concept de borne «Mélo» était au départ musical (2000 chansons pertinentes) et ludique(animations et jeux cognitifs). Mais au fur et à mesure des installations et des témoignages sur l’effet de l’appareil sur les per-sonnes désorientées, le concept a pris une nouvelle dimension: celle d’un objet capable d’identifier le ‘’patrimoine musical per-sonnel’’ de la personne malade pour en faire un outil thérapeutique (détection des chansons qui sont capables de la dynami-ser ou de l’apaiser). «La bonne musique au bon moment, c’est peut être mieux qu’un médicament!» Slogan ou réalité?MOTS CLÉS: Musique – Alzheimer – Musicothérapie – Borne musicale Mélo – Patrimoine musical personnel.

THE POWER OF MUSICDedicated to use in retirement establishments, the “Mélo” music terminal concept was initially a musical tool (comprising 2 000relevant songs) and a game (learning and cognitive sessions and games). However, as use of the terminals expanded and feed-back on the effects of the terminals on disoriented patients started coming in, the concept took on a new dimension: it becamea means of identifying the “Personal musical heritage’’ of the patient and thus became a therapeutic tool (detection of songsthat can re-energize or calm patients. “The right music at the right time – that’s better than medication!” Slogan or reality?KEYWORDS: KEYWORDS: Music – Alzheimer’s disease – Music therapy – “Mélo” music terminal – Personal musical heritage.

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Né d’une «illuminationmusicale»

Avez-vous déjà eu la chance d’ob-server ce phénomène? Il apparaîtlorsque qu’une personne apathique« s’illumine » au passage d’unemusique qui lui procure un intenseplaisir. Il s’agit d’une personne«éteinte» qui «s’éclaire» grâce àquelques notes d’une mélodie que samémoire n’a jamais oublié et qui luirappelle en quelques secondes, uninstant heureux de sa vie.

C’est grâce à l’observation d’untel phénomène que le concept deborne Mélo a pointé son nez dansmon esprit.

Dans un établissement de retraite, quel rapportentretient la personne âgée avec la musique?

C’est la question que nous noussommes posés en 2005 avec 4 étu-diants de l’université de Bourgogne.L’étude menée confirme que les rési-dents ont un mauvais accès au réper-toire des musiques qu’ils aiment(détail dans l’encadré). Il y a deux

raisons majeures. Un problème deconservation du répertoire demusiques en collectivité (les CD secassent et souvent ils «disparais-sent»). Un problème de matériel hificomplètement inadapté aux per-sonnes âgées (boutons trop petits etCD trop difficile à manipuler). De l’ob-servation de cette double probléma-tique est née l’idée d’une « bornemusicale» facilement programmablepar des personnes âgées avec unrépertoire adapté à leur goût.

Ainsi, fin 2007, la maison deretraite Le Canada (Le Creusot-Bourgogne) a vu arriver le premierprototype de la borne musicale Mélopuis, 8 mois plus tard, ont suivi lacréation de l’entreprise Onze Plus, laprotection industrielle et les pre-mières installations de l’appareil.

En direction d’une meilleuremusiQUALITÉ de vie

Le premier travail a été de définirun répertoire musical pertinentadapté aux goûts des personnes deplus de 85 ans. Cette pertinence durépertoire est capitale, sans elle, la

borne ne serait qu’un gadget! Ainsi,de Tino Rossi à Mozart en passantpar les Beatles, la borne proposeplus de 2000 musiques facilementaccessibles grâce à de gros boutons(au départ un écran tactile avait ététesté et vite mis à l’écart car pour cettegénération «on ne met pas les doigtssur la télévision»!).

Des activités musicales etnon de l’activisme

La seconde phase de développe-ment a été le travail réalisé sur lapartie «outils d’animation musicale».Des jeux et activités qui s’appliquentau groupe (et non pour 1 ou 2 per-sonnes) en évitant le piège de l’infan-tilisation. Animateurs en gérontolo-gie mais aussi soignants, familles,ergothérapeutes, musicothéra-peutes… peuvent utiliser les diffé-rentes activités proposées. Le champest large; les quizz musicaux, lesjeux de connaissance, les activitésde mémoire, les lettres sonores, lessons de la vie quotidienne, l’incon-tournable loto musical jusqu’aux jeuxintergénérationnels créés en rela-

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tion avec le programme scolaire envue de motiver l’enseignant à veniravec sa classe. «Apprendre en s’amu-sant» disait le philosophe Alain… (1)

«Alzheimer, cela ne m’empêche pas de chanterpar cœur!»

De la musique pertinente etaccessible, des activités musicalesludiques, telles étaient au départ lesdeux ambitions du concept «bornemusicale Mélo».

Mais au fur et à mesure des ins-tallations, les témoignages se sontmultipliés concernant l’effet de laborne sur les personnes désorien-tées. L’un des premiers retours sedéroula quelques semaines aprèsl’installation du prototype. Une damefluette légèrement voûtée est à côtéde l’appareil, une main sur la tabletted’appui, l’autre battant la mesure,pleine d’énergie. Elle chante, une,puis deux, puis trois chansons parcœur. «Quelle mémoire» pensions-

nous avant qu’une soignante nousapprenne que cette dame était déjàbien avancée dans la maladied’Alzhei mer. Ou encore cette instal-lation à Varenne-le-Grand. L’anima -trice installe près de la borne unimpressionnant fauteuil roulantcoquille (presque un lit). Une dametrès affaiblie y est engoncée, le regarddans le vide, apathique. Au passaged’un grand classique (Milord de Piaf),sa bouche, jusqu’alors demi ouverteet figée, se met à bouger. En pleineexplication je ne peux m’empêcherde m’accroupir à ses cotés pour yentendre un souffle mélodieux. Ellene parle plus, ne communique plus,pourtant… elle chante, elle rit…

Comment se peut-il que lamémoire malade d’une personneatteinte d’Alzheimer lui permettepourtant d’enchaîner, sans setromper, les paroles d’une chanson?Comment une personne qui ne parleplus est capable de chanter? Que sepasse-t-il dans le cerveau de ces per-

sonnes pour que les mélodiesqu’elles ont écoutées hier aient untel effet sur elles aujourd’hui?

Le travail de rechercheUn travail de recherche a donc été

engagé. Nous nous sommes rappro-chés du laboratoire LEAD (CNRS) del’université de Bourgogne (le profes-seur Emmanuel BIGAND et la neu-ropsychologue Aurélia BUGAISKA) etdu musicothérapeute Patrick BER-THELON (Président de la FédérationFrançaise de Musicothérapie). Nosobservations en établissements, enri-chies de l’analyse de l’état de l’art (aucroisement des domaines de la musi-cothérapie et de la maladied’Alzheimer) nous ont permis d’ima-giner plusieurs pistes qui permettentd’aboutir à des fonctionnalités «thé-rapeutiques » intégrables dans laborne musicale (une thèse est initiéepour en mesurer l’impact sur le confortde vie des malades).

Voici l’exemple de l’une de ces nou-

Quel rapport entretient la personne âgée avecla musique dans un établissement de retraite?

Sondés: 100 maisons de retraite et foyers logement, 200 personnesâgées (agence PAS à PAS en collaboration avec l’Université deBourgogne, 2005).

Résumé des résultats:• La musique est l’activité favorite des personnes âgées (confirmant

une étude INSEE);• Il n’y a pas véritablement de lieux dédiés à la musique en établisse-

ment de retraite (il existe des salles de TV mais pas de salle demusique);

• Dans plus de 80 % des cas où il y a une chaîne hifi (ou poste) il y aun choix de moins de 20 CD;

• Les personnes âgées écoutent de la musique de la manière sui-vante: en premier, les prestations des animateurs (ateliers écoute,chorale…), en second, les émissions de TV, en troisième, les spec-tacles musicaux - Certaines personnes âgées ont dans leur chambredes lecteurs K7 (parfois CD) mais la discographie est souvent réduite.

Ces résultats mettent en avant la contradiction suivante: alors queles personnes âgées ont de moins en moins d’activités possibles, alorsque la musique est l’activité qu’elles préfèrent, elles passent finale-ment peu de temps à en écouter au regard du temps dont elles dis-posent. De plus, les musiques qu’elles écoutent sont rarement un choixde leur part mais plutôt un programme qui leur est imposé (émission,animation, spectacle…). C’est de cette constatation «anachronique»que sont nés les concepts de borne musicale Mélo (3 trophées de l’in-novation) et de musiQUALITÉ de Vie. Je ne parle plus, mais je chante

encore

« Alzheimer, cela ne m’empêche pasde chanter par cœur ! »

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1. Vidéos sur www.11plus.fr

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velles fonctions (le développementlogiciel est achevé et nous démar-rons les tests en établissement).

Se servir du patrimoinemusical d’un malade à des fins thérapeutiques

Vous, nous, chaque personnepossède un «patrimoine musical per-sonnel ». Il s’agit de la liste desmusiques écoutées à un moment denotre vie qui apporte du plaisir lors-qu’on les ré-écoute. Chaque maladed’Alzheimer possède ce patrimoinemais la difficulté est de l’identifierlorsque la personne est incapable devous donner les noms des chansonsqui le constituent. Ainsi commenttraiter cet obstacle? Comment consti-tuer la liste des chansons qui formentle patrimoine musical du malade?

Nous avons donc imaginé la solu-tion suivante: en établissement laborne est utilisée plusieurs heurespar jour (les résidents et personnelsla programment, à d’autres momentscertaines chansons se lancent auto-matiquement). Au hasard des chan-sons que la borne diffuse, les soi-

gnants observent les réactions desrésidents. Dés lors qu’un résidentréagit «physiquement» à une musi -que, le soignant peut en 2 clics, indi-quer à la borne que la musique quiest jouée, «dynamise», «apaise»,«est appréciée», ou «stresse» lerésident. Ainsi au fur et à mesuredes observations du personnel (oufamilles) la borne va permettre decartographier le patrimoine musicalde chaque résident.

Un nouveau matériel thérapeutique non médicamenteux?

Ce que nous proposons en créantce type de fonction, c’est de donnerfacilement la possibilité à chaquesoignant d’utiliser la musique commeun «matériel» thérapeutique. Imagi -nons que M. Dupond est en crise.Plutôt que «s’user» en vain à le ras-surer, plutôt qu’utiliser un psycho-trope de plus, ce soignant disposedans la borne d’une liste de plusieursmusiques capables de dynamiser oud’apaiser un patient.

Pour quel résultat pour le

malade? Plusieurs études ont déjàprouvé l’efficacité thérapeutique dela musique. La borne musicale innovedans la manière de la mettre à dis-position et de la transformer en«matériel» de confort. A travers lathèse, nous allons mesurer l’impactde ces nouvelles possibilités entermes d’amélioration du confort devie du malade, d’amélioration duconfort de travail du soignant et aussien terme de diminution de la prisemédicamenteuse.

Avec ces mesures, nous espé-rons pouvoir montrer objectivementque la musique, via la borne, aura uneefficacité concrète sur la qualité devie des personnes (la musiQUALITÉde vie, aimons-nous dire !). Noussommes convaincus, qu’au mêmetitre que l’on assemble les moléculespour créer un médicament, on peutassembler des musiques pour créerun outil thérapeutique facile à admi-nistrer. La «bonne musique au bonmoment» pour dynamiser, apaiserou rassurer un malade, demain laprescription médicale sera aussid’ordre… musical.

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