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ENTAILLE DU CORPS, DÉMARQUE DU REGARD Une scène entre violence politique et trauma pubertaire Véronique Bourboulon Érès | « Enfances & Psy » 2006/3 n o 32 | pages 78 à 86 ISSN 1286-5559 ISBN 2749205980 DOI 10.3917/ep.032.0078 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2006-3-page-78.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Érès. © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Érès | Téléchargé le 18/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Érès | Téléchargé le 18/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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Page 1: Entaille du corps, demarque du regard

ENTAILLE DU CORPS, DÉMARQUE DU REGARD

Une scène entre violence politique et trauma pubertaire

Véronique Bourboulon

Érès | « Enfances & Psy »

2006/3 no 32 | pages 78 à 86 ISSN 1286-5559ISBN 2749205980DOI 10.3917/ep.032.0078

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2006-3-page-78.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Érès.© Érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans leslimites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de lalicence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit del'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockagedans une base de données est également interdit.

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Véronique Bourboulon

est psychanalyste

et reçoit des adolescents

au Centre Primo Levi à Paris.

Véronique Bourboulon

Entaille du corps,démarque du regardUne scène entre violence politiqueet trauma pubertaire

« Je suis venu de loin, de très loin,pour t’apprendre une triste nouvelle. »

Primo Levi

ADOLESCENCE ET VIOLENCE POLITIQUE

Je souhaite ouvrir ici certains questionnements quicorrespondent à ma pratique clinique actuelle avec lesadolescents – « mineurs isolés » – que je reçois en théra-pie au Centre Primo Levi 1. Des jeunes âgés de 15 à18 ans qui viennent de pays où la violence politique adécimé leur famille et les a conduits en France chercherasile et protection.

C‘est la question de la violence qui se trouve aucentre de mes réflexions à propos de cette clinique « auxlimites ». Et avec elle, celle de savoir quels sont les dif-férents aménagements psychiques que l’adolescent vamettre en place pour tenter de traiter cette effraction pro-voquée par sa rencontre soudaine avec la violence,exercée généralement dans un contexte d’impunitétotale ? Quel espace reste possible pour une parole adres-sée à un autre, lorsque la confiance en l’adulte a étéabolie en même temps que la vision du spectacle foud’un déchaînement pulsionnel accompli par un être surun autre ?

Lorsqu’un sujet est violemment confronté au meurtre,au viol et à la torture, la frontière entre fantasme et réalitémenace de voler en éclats. Ce processus n’est pas en soispécifique à l’adolescent, on le retrouve chez les enfantset les adultes que nous recevons au centre.

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1. Le Centre Primo Levi : voir page sui-vante.

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Ce qui est spécifique, en revanche, c’est que cet écart est déjàfortement sollicité lors des différents remaniements qui survien-nent à l’adolescence. Autrement dit, au trauma pubertaire struc-tural se conjugue le traumatisme issu d’une violence politiqueintentionnelle.

Ce qui semble advenir chez certains adolescents, c’est unesorte de prise en otage du couple « psyché-soma » par le réel– traumatique par définition –, la plasticité fantasmatique étantalors comme empêchée dans sa fonction représentative. Toutparaît gelé, immobile. Le temps s’est arrêté et une idéalisationmassive des images parentales s’est substituée au chagrin de laperte : figures idolâtrées des parents dans une tentative désespé-rée pour les maintenir en vie, eux qui n’ont pas pu lutter contre labarbarie ni protéger leur enfant.

Ce gel de la pensée ne signifie nullement que l’imaginaires’est appauvri, bien au contraire : l’imaginaire est envahi, littéra-lement colonisé par le réel, au point que les frontières deviennentparfois si floues que cela évoque irrésistiblement une certaine« tonalité psychotique » chez le sujet.

L’envahissement est tel que la seule manière de survivre psy-chiquement serait d’endiguer le flot des images qui s’imposentmalgré soi. Vaine tentative : le cauchemar se déroule en continude jour comme de nuit.

Ce qui est agi dans la violence politique serait l’équivalentd’un « pire que dans les pires cauchemars », pour reprendre lestermes d’un adolescent. Un inimaginable de la cruauté humaine,exhibé lors d’une scène perverse à laquelle l’adolescent seraitviolemment contraint d’assister ; au moment même où son envi-ronnement devrait pouvoir être attaqué (par lui) tout en le sup-portant, c’est-à-dire sans en mourir.

Ainsi, comme le soulignent très justement Serge Lesourd etÉric Bidaud (2001, p. 622) : « La prise dans la guerre […] estpour l’adolescent “réelisation” d’un meurtre du père toujoursespéré d’être rigoureusement impossible. »

D’UN AFFOLEMENT À L’AUTRE

Comment le jeune peut-il parer à l’envahissement de sonmonde interne et à son extrême difficulté à négocier psychique-ment l’expérience traumatique de la violence ? Comment résisterà la terreur d’être à la fois détruit et de détruire ? Car, tout conflitdans la réalité, toute nouvelle rencontre, porte implicitement pourlui une double menace d’explosion et d’implosion.

S’évanouir pour survivre« J’ai la tête qui chauffe »,me disait souvent un jeunepatient, tant était mobiliséson effort pour vaincre cespectacle de chaos et demort. La seule issue possiblepour lui était alors des’évanouir. Des syncopes enchaîne pour ne plus « voirça », pour s’absenter à sonpropre regard. Trou de lamémoire, mais aussimétonymie du trou…

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1. Le Centre Primo Levi(www.primolevi.asso.fr) aété créé en 1995 à l’ini-tiative de cinq associa-tions : Amnesty interna-tional (section française),Médecins du monde,l’ACAT, Juristes sans fron-tières et Trêve (asso-ciation regroupant lessoignants). Ce centred’accueil et de soins estdestiné à toutes les per-sonnes victimes d’untrauma associé à la tortureet à la violence politiquedans leur pays d’ori-gine : adultes, adoles-cents, enfants et familles.Depuis quelques années,le centre reçoit principale-ment des personnes origi-naires d’Afrique (Répu-blique démocratique duCongo, Congo, Angola,Mauritanie, Guinée), deTchétchénie et de Tur-quie (Kurdes).

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« Est-ce que je suis devenu fou ? » « Que veut cet autre quivient vers moi ? » « Vais-je le tuer ? » ou bien « Vais-je metuer ? », semblent questionner ces jeunes.

Et si, comme le propose Olivier Douville (2004, p. 70), l’ado-lescence est un véritable « temps d’affolement » où la question dudevenir fou insiste aux limites de la raison, que se passe-t-illorsque le débordement pulsionnel lié au trauma pubertaire esttélescopé par le réel d’une violence agie ? Un affolement qui secumulerait à un autre ? Ou plutôt deux affolements qui se recou-vriraient l’un l’autre, comme pour tenter de s’annuler ? Plus rienne bouge ?

Face à ces différentes questions, on peut distinguer au moinsdeux destins possibles pour l’adolescent : la neutralisation detoute agressivité interne et externe, ou la mise en acte à l’exté-rieur de la psyché d’une sorte de dialogue inconscient avec la vio-lence et la mort.

Le premier processus suppose la mise en place d’un cadre devigilance permanent et un certain maniement du clivage. Mais ils’agit là d’un barrage illusoire qui finit par céder un jour ou l’autre,jetant alors l’adolescent en pâture à une réalité insupportable.

En ce qui concerne la seconde issue, à laquelle je vais m’atta-cher ici, l’extrême violence dont l’adolescent a été victime et/outémoin ne serait représentable qu’en étant mise en acte, à lamanière d’un film où le jeune serait tout à la fois scénariste, réa-lisateur, acteur et spectateur. Un mode de représentation quiconstituerait la seule maîtrise possible pour tenter de donnerforme à ce qui n’a plus de contours, à ce qui ne fait plus bord àla menace de la folie et de la dissolution dans la jouissance d’unAutre absolu.

MILA

Mila est une jeune fille originaire de la République démocra-tique du Congo. Elle est l’aînée d’une famille aisée de Kinshasa.

Elle a tout juste 17 ans lorsque je la reçois pour la premièrefois et elle est accompagnée par le psychologue qui la suit aufoyer depuis qu’elle est arrivée en France, lequel a décidé deconfier sa patiente à un centre de soins spécialisé. J’ai reçu lajeune fille pendant deux ans et cette thérapie a pris fin d’uncommun accord, quelques mois après son accession à la nationa-lité française.

Dès les premiers entretiens, Mila me raconte brièvement ce quilui est arrivé. Elle a 12 ans à l’époque et elle passe la journée chez

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une amie. En quelques heures, tout bascule. Elle apprend que sonpère, qui appartenait à la garde du président Kabila assassiné peude temps auparavant, a été soupçonné de complot et brûlé vif parles soldats. Elle apprend également que sa mère, ses frères et sessœurs ont disparu. Je souligne ici l’importance de l’absence deMila ce jour-là, qui n’a pas été témoin des violences infligées à safamille. Cependant, elle n’a pas été pour autant épargnée quant auxexactions commises sous ses yeux par la suite.

Grâce à un ami de son père, elle s’enfuit à Brazzaville où elleva vivre seule pendant deux longues années. Là, elle vit au jourle jour et devient « enfant de la rue », comme on dit là-bas danssa langue maternelle. « L’urgence, précise la jeune fille, c’était demanger et de trouver un toit pour dormir. Le reste n’avait pas lamoindre importance. »

Un jour, elle rencontre un ancien voisin qui la recueille etl’emmène en Europe. Mais, lorsqu’ils arrivent en France, cedernier la séquestre et tente de la forcer au mariage. Elle parvientà s’enfuir et se réfugie dans une gare, avant d’être orientée versles services de l’ASE, qui la placent tout d’abord dans une familled’accueil, puis dans un foyer.

Mila est une jeune fille à la fois farouche et extrêmementvolontaire. Son allure est fière et elle s’exprime avec une matu-rité tout à fait surprenante. Au point que la brutalité de son his-toire est restituée telle quelle, sans affect, à la manière d’une jour-naliste présentant le journal de 20 heures. Hypermaturationdécrite par Ferenczi (Ferenczi, 1932), qui se développe sous lapression de l’urgence traumatique. « Enfant savant » dont unepart est réduite au silence. D’ailleurs, Mila en dit quelque chose :« Je me parle à moi-même tout le temps, comme s’il y avait deuxpersonnes en moi, est-ce que je suis folle ? » me demande-t-elleun jour. La petite fille de 12 ans est endormie quelque part à l’in-térieur, et Mila lui parle sans arrêt, comme on parle à un procheplongé dans le coma.

Les pensées de la jeune fille sont arrimées à ce qu’elle a vécu.Les images s’imposent en permanence et des cauchemars répéti-tifs la réveillent, hurlant de terreur la nuit. Elle est poursuivie pardes hommes qui veulent la tuer, elle trébuche dans un trou, maiss’éveille en sursaut avant d’être rattrapée. Elle souffre par ailleursde maux de tête et de troubles alimentaires.

Cependant, le plus étrange pour Mila, c’est que tout cemalaise dans son corps et dans sa tête a commencé en France.Elle ne se souvient d’aucun trouble particulier au moment desévénements vécus entre 12 et 16 ans. Pas la moindre trace de

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peur ni d’angoisse. « Jusque-là, je me suis toujours débrouilléetoute seule, pourquoi est-ce que je me sens si mal maintenant queje suis en sécurité ? » se demande inlassablement la jeune fille.

DÉCHIRURE DU RÉEL ET ENTAILLES TRAUMATIQUES

Durant les mois qui suivent, une émotion nouvelle vient semanifester au cours des séances. La jeune fille se sent très encolère, sans savoir pourquoi, et elle m’explique que si elle se tientà distance des autres, c’est par crainte que cette colère nerejaillisse sur eux. Alors, cette violence qui la submerge seretourne principalement contre elle à travers l’apparition desymptômes somatiques répétitifs et de brimades qu’elle s’impose(se priver de sorties, de nourriture, se faire vomir, travailler pluset mieux à l’école, etc.).

Lors d’une autre séance, Mila m’apprend que cette rage vaparfois jusqu’à s’infliger des entailles au rasoir sur les cuisses.Crises qui ne sont apaisées que par la vue du sang qui coule :« Alors je me calme et je m’arrête », dit-elle. Elle me révèle celasous le sceau du secret, comme si elle s’accusait d’un plaisirrépréhensible.

Lorsque je lui parle de sa menstruation, Mila laisse soudainapparaître son désarroi d’être devenue pubère en l’absence d’uneparole réconfortante de sa mère. Elle ne comprenait rien à ce sangqui s’écoulait d’elle. Et elle ajoute aussitôt que ses règles ontdisparu « aussi vite qu’elles étaient venues ».

De prime abord, on pourrait être tenté d’interpréter cetteattaque contre le corps comme une expression masochiste d’auto-punition, où la violence infligée aux siens se retournerait en auto-mutilation. On parlerait peut-être aussi d’identification à l’agres-seur ou de syndrome du survivant qui ne cesse de se cogner à saculpabilité. Ou bien encore, on voudrait y lire comme une écri-ture du trauma à la surface du corps.

Par-delà ces hypothèses, une autre lecture s’imposa à moi :dans la complémentarité de ces deux symptômes, aménorrhée etscarification, résidait une sorte de négociation de la violence parMila, en ce sens que cette association lui permettait de conjugueret d’intriquer plusieurs « entailles traumatiques » issues à la foisdu débordement pulsionnel adolescent et de la violence réellesurgie dans son environnement.

Lorsqu’elle mettait en acte cette attaque du corps lors desrituels de scarification, elle éprouvait, avec une certaine dévotionvoluptueuse exhibée durant les séances, la sensation du sang quiétait chaud et qui coulait sur ses cuisses. Comme si Mila tentait

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de donner forme, à travers ces coupures infligées, à l’effroi pro-voqué par l’accès à la puberté : une blessure informe qui saigne-rait sans entaille ? « Schize de l’œil et du regard » (Lacan, 1966),qui la laissait médusée dans la contemplation de ce flux sanglant.Comme si ce qui lui avait littéralement « sauté aux yeux »demeurait invisible au regard et ne cessait d’insister à se donnerà voir.

Une rencontre avec le sang de ses menstrues d’autant plussidérante pour Mila, qui avait été littéralement expulsée d’unenvironnement sécurisant par le meurtre de son père et la dispa-rition des siens, pour se retrouver seule dans une ville inconnue,prise dans l’urgence de la survie, là où sa mère raptée ne pouvaitpas se porter garante de son accès à la féminité.

Une véritable mise en scène du trauma pubertaire, dont j’étaisappelée à témoigner moi aussi, à travers mes propres représenta-tions.

Mais il ne saurait s’agir que de cela. Le couple « aménor-rhée/scarification » symptomatiquement associé figurait égale-ment une sorte de jeu « actif-passif » par rapport au déchirementtraumatique provoqué par l’irruption du réel dans la vie de Mila.Comme si la béance sanglante venait également « jouer » ce réelqu’il s’agirait de voiler/obturer (aménorrhée) et de dévoiler/rouvrir (scarifications).

Autrement dit, on observait là un jeu complexe où traumapubertaire et trauma issu de la violence politique se conjuguaientet se défiaient sans cesse pour la jeune fille, à travers ce « mar-quage-démarquage » du corporel. Ceci afin de lui permettre de« se sentir », là où elle disait souvent qu’elle ne se supportaitplus ; de se sentir vivante et morte à la fois, puisque l’entaillesymbolisait aussi la pénétration et le meurtre.

J’ajouterai ici qu’un symptôme surnuméraire est venu prendrepart activement à cette mise en acte, celui d’une anémie répétitivequi a nécessité plusieurs transfusions. Ce que Mila vivait sur unmode persécutant, puisqu’il ne s’agissait pas, en l’occurrence, deson propre sang, mais du sang d’un autre, perçu comme un intrusdans cette « dialectique sanglante » narcissique, à la vie, à la mort.

Par la suite, la pratique solitaire des scarifications a cédé laplace à certains actes répétitifs au cours des séances.L’aménagement autoérotique du rapport à la violence dans lecorps venait se jouer peu à peu dans l’espace thérapeutique.

Pendant que Mila me parlait, elle se mettait à déchirer avecrage des tickets de métro qu’elle laissait tomber par terre en

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miettes. Point de passage très important où le rituel de scarifica-tion accompli en privé se transformait en un acte synonymeobjectalisé hors du corps et partagé avec moi dans la temporalitédes séances. Ce n’était plus son corps qu’elle déchirait, mais cestickets de métro qui lui servaient à venir me voir. Alors que jesoulignais cette rage qui s’abattait sur ces « titres de transport »,Mila me parla d’un viol et d’un avortement qu’elle avait subis àl’âge de 13 ans.

Une violence anesthésiée par le clivage et réduite au silencependant des années, tant sa portée était dévastatrice dans sadimension incestueuse : le violeur était un père de famille réfugiédans la même église qu’elle et c’est sa propre femme qui avaitfait avorter Mila, pour éviter le scandale. Une violence qui venaitse mettre en scène dans la séance pour dire à la fois le fœtusréduit en miettes et le désir secret de détruire cet homme quil’avait violée.

Ainsi, ce dialogue avec la violence se prolongeait et s’ouvraità de nouveaux acteurs, au risque d’éprouver et de manifester sacolère et sa déception envers l’autre. Colère envers ses parentsqui l’avaient abandonnée, colère aussi à mon endroit, qui s’ex-primait notamment à travers des actes manqués à l’occasion demes départs en vacances : Mila perdait ainsi ses papiers ou desobjets précieux, elle « oubliait » la séance qui précédait monabsence ou celle de mon retour.

C’est d’ailleurs pour vérifier que cette colère ne m’avait pastuée que Mila prit l’habitude de m’appeler ou de venir me voir àl’improviste, plusieurs mois après la fin de sa thérapie.

UNE AUTRE SCÈNE

Il me faut préciser ici qu’un événement extérieur vint jouer unrôle majeur dans la cure de Mila. Lors d’une sortie organisée parson foyer, elle alla voir un film dont l’action se situait au Nigeria,pendant la guerre civile, et où un lieutenant de l’armée améri-caine avait pour mission de sauver un médecin retranché dans unvillage sous la menace des rebelles.

Il se trouve que j’avais vu moi-même ce film quelques joursavant que Mila ne m’en parle. Au-delà de l’anecdote – un cinémapétri de bons sentiments à hauteur de cette tendance souvent amé-ricaine, mais pas exclusivement, qui persiste à liquider sa propreculpabilité en délivrant des populations opprimées –, il reste que cefilm montrait une brutalité insoutenable, à travers des scènes demassacre pratiquées à l’aveugle. Femmes violées et découpées à lamachette, enfants poursuivis et abattus, hommes brûlés vifs. Dix

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ans après le génocide rwandais, ce film venait stigmatiser, malgrélui, l’indifférence mondiale de l’époque. Magie du cinéma quipermet d’agir après coup dans l’intention de bousculer uneconscience collective pour le moins assoupie. Las, l’acte étaitmanqué et c’était bien la fascination pour la barbarie qui avaitimpressionné la pellicule. La jouissance battait son plein.

J’en étais là de mes réflexions lorsque Mila vint me parler dece film comme d’une véritable révolution pour elle. Les éduca-teurs qui l’accompagnaient avec ses camarades et qui connais-saient son histoire se sentirent soudain très mal à l’aise et lui pro-posèrent de quitter la salle. Elle décida de « regarder jusqu’aubout » en s’accrochant, déterminée et en larmes, à son fauteuil.« C’était incroyable, me dit-elle, je voyais mon histoire, deschoses que j’avais vues, mais c’était pas pareil, parce quec’étaient des acteurs qui jouaient. »

En évoquant cette expérience, Mila était aux prises avec unsentiment d’étrangeté où angoisse et exaltation se mêlaient. Maisau-delà de cette scène « incroyable », une véritable traversée dumiroir aller et retour s’était opérée pour Mila. Comme si elles’était vue successivement entrer dans le film de sa propre vie –ce qui caractérise la répétition traumatique – et en ressortir pourregarder des acteurs prendre le relais de son histoire.

D’un écran spéculaire, Mila avait ressaisi son image pour lasoumettre à son propre regard, en confiant à l’autre, l’acteur, laplace de la doublure. Le film pouvait continuer à se dérouler sanselle, en quelque sorte, car délogée par l’acteur, elle renouaitconnaissance avec son espace interne dévasté. Une autre scène,taillée dans la fiction, s’était substituée pour Mila à celle desentailles sur le corps, afin de retrouver la trace de son propredésir. Et parce que des acteurs jouaient, un espace s’ouvrait à ellepar-delà la répétition traumatique. Le « c’était pas pareil »convoqué par le regard de Mila signalait l’impossible pour elled’être tout à la fois.

« Instant du regard », préalable au temps pour comprendre,selon Lacan (1966), qui avait laissé la jeune fille bouleversée parle spectacle de l’horreur tout en lui permettant de remettre en jeuun écart nécessaire pour tisser sa propre trame fantasmatique.

BIBLIOGRAPHIE

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DOUVILLE, O. 2004. « D’un devenir qui prend le tour de la folie, ou des séductions ado-lescentes par le franchissement », dans P. Delaroche et J.-P. Mouras (sous la dir. de),Peut-on devenir fou ? Toulouse, érès, p. 70-93.

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FERENCZI, S. 1932. « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », dans Œuvrescomplètes, tome IV, Paris, Payot, 1982, p.125-135.

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LESOURD, S. ; BIDAUD, E. 2001. « Un enfant chef de guerre : le meurtre du pèreréellisé », revue Adolescence. En guerre, n° 38, p. 622.

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Key words:Trauma, adolescence,violence, torture,scarification, selfmutilation.

SUMMARYWhen an adolescent is involved in the turmoil of the political vio-lence, two traumas tend to combine together, and even to overlap.The first one derives from the excesses of urges occurring duringpuberty while the other one is linked to the staggering vision ofmurder scenes and to the parents’ loss. Through the story of a young girl who survived to massacreswhich happened in her home land, the point here is to relate thetrue and unconscious dialogue with violence. In the clinical partsof the article, the different aspects of a self mutilation symptomare investigated in relation with the question of the glance.

Mots-clés :Traumatisme, traumapubertaire,adolescence, violence,torture, scarifications,automutilation,regard.

RÉSUMÉLorsque l’adolescent est pris dans le chaos de la violence poli-tique, deux traumatismes tendent à se conjuguer, voire à se recou-vrir l’un l’autre. Le premier est issu du débordement pulsionnelpubertaire et l’autre provient de la sidération consécutive auxscènes de meurtre et à la perte des parents. À travers l’histoire d’une jeune fille rescapée des massacres sur-venus dans son pays d’origine, c’est un véritable dialogue incons-cient avec la violence qu’il s’agit de retracer ici. Dans lesmoments cliniques évoqués, on explore les différents aspects d’unsymptôme d’automutilation en lien avec la question du regard.

00 Enf&Psy n°32 3/10/06 17:55 Page 86

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