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E E r r c c k k m m a a n n n n - - C C h h a a t t r r i i a a n n D D E E S S C C O O N N T T E E S S P P O O P P U U L L A A I I R R E E S S 1 1 8 8 5 5 7 7 - - 1 1 8 8 6 6 7 7 é é d d i i t t é é p p a a r r l l a a b b i i b b l l i i o o t t h h è è q q u u e e n n u u m m é é r r i i q q u u e e r r o o m m a a n n d d e e e e b b o o o o k k s s - - b b n n r r . . c c o o m m

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Page 1: DDEESS CCOONNTTEESS PPOOPPUULLAAIIRREESS · ² Oui, tu peux bien descendre à ton aise, toi, lui dis-je ; tu sais que tu rêves !… au lieu que nous autres, nous voyons tout le village,

EEErrrccckkkmmmaaannnnnn---CCChhhaaatttrrriiiaaannn

DDDEEESSS CCCOOONNNTTTEEESSS PPPOOOPPPUUULLLAAAIIIRRREEESSS

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eacuteeacuteeacutedddiiittteacuteeacuteeacute pppaaarrr lllaaa bbbiiibbbllliiiooottthhhegraveegraveegraveqqquuueee nnnuuummmeacuteeacuteeacuterrriiiqqquuueee rrrooommmaaannndddeee eeebbbooooookkksss---bbbnnnrrrcccooommm

Table des matiegraveres

LE REcircVE DrsquoALOIumlUS SCEgraveNE RUSTIQUE 3

LrsquoŒIL INVISIBLE OU LrsquoAUBERGE DES TROIS PENDUS 11

I 11

II 19

III 29

LA COMEgraveTE 33

LE CITOYEN SCHNEIDER 43

I 43

II 53

LE REQUIEM DU CORBEAU 61

I 61

II 67

LE JUIF POLONAIS 75

PREMIEgraveRE PARTIE LA VEILLE DE NOEumlL 75

DEUXIEgraveME PARTIE LA SONNETTE 100

TROISIEgraveME PARTIE LE REcircVE DU BOURGMESTRE 127

LES BOHEacuteMIENS DrsquoALSACE SOUS LA REacuteVOLUTION 147

MESSIRE TEMPUS 155

LE CHANT DE LA TONNE 163

LE COQUILLAGE DE LrsquoONCLE BERNARD 172

LA TRESSE NOIRE 182

Ce livre numeacuterique 190

ndash 3 ndash

LE REcircVE DrsquoALOIumlUS

SCEgraveNE RUSTIQUE

Vous saurez que saint Aloiumlus est mon patron et quand crsquoest la Saint-Aloiumlus je passe toute la journeacutee avec mes camarades Fritz Niclausse et Ludwig au Lion-drsquoOr Nous causons de choses reacutejouissantes de la pluie du beau temps des filles agrave marier du bonheur drsquoecirctre garccedilon et caeligtera et caeligtera Nous buvons du vin blanc et le soir nous rentrons honnecirctement chez nous en louant le Seigneur de ses gracircces innombrables

Agrave la fecircte de chacun cela recommence et de cette faccedilon au lieu drsquoavoir une seule fecircte nous en avons cinq ou six Mais cela ne plaicirct pas agrave tout le monde les femmes font le sabbat quand on rentre apregraves onze heures

Moi je ne peux pas me plaindre je nrsquoai que ma grandrsquomegravere Anne elle est un peu sourde et quand elle dort on volerait la maison le jardin et le verger qursquoelle ne remuerait pas plus qursquoune souche Crsquoest bien bon mais quelquefois aussi crsquoest bien mauvais

Ainsi lrsquoautre jour en rentrant au clair de lune je trouve la porte fermeacutee jrsquoappelle je crie je frappehellip Bah la bonne vieille grandrsquomegravere restait bien tranquillehellip Jrsquoentendais les autres se-couer leur portehellip On leur ouvrehellip moi je reste dehors ndash Il commenccedilait agrave faire un peu frais et je me dis en moi-mecircme

ndash 4 ndash

laquo Aloiumlus si tu restes lagrave le brouillard est capable de te tom-ber dans les oreilles comme au sacristain Furst la nuit de la Fecircte-Dieu lorsqursquoil srsquoest endormi dans les orties derriegravere la maison du cureacute et ccedila trsquoempecirccherait drsquoentendre sonner la messe le restant de tes jours Prends gardehellip prends gardehellip le serein du printemps cause beaucoup de mal raquo

Je fais donc le tour du hangar je traverse la haie et jrsquoentre dans notre cour Jrsquoessaye la porte de la grangehellip fermeacutee la porte du pressoirhellip fermeacutee la porte de lrsquoeacutetablehellip fermeacutee ndash La lune regardait elle avait lrsquoair de rire Cela mrsquoennuyait tout de mecircme un peu

Enfin agrave force drsquoessayer le volet de lrsquoeacutetable srsquoouvre je mrsquoaccroche agrave la cregraveche et je tire mes jambes dedans Apregraves ccedila je remets le crochet jrsquoarrange une botte de paille sous ma tecircte au bout de la cregraveche et je mrsquoendors agrave la gracircce de Dieu

Mais pas plutocirct endormi voilagrave qursquoil mrsquoarrive un drocircle de recircve

Je croyais que Niclausse Ludwig Fritz et les autres avec moi nous buvions de la biegravere de mars sur la plate-forme de lrsquoeacuteglise Nous avions des bancs une petite tonne drsquoune mesure le sonneur de cloches Breinstein tournait le robinet et de temps en temps il sonnait pour nous faire de la musique Tout allait bien malheureusement il commenccedilait agrave faire un peu chaud agrave cause du grand soleil Nous voulons redescendre cha-cun prend sa bouteille mais nous ne trouvons plus lrsquoescalier Nous tournons nous tournons autour de la plate-forme et nous levons les bras en criant aux gens du village laquo Attachez des eacutechelles ensemble raquo

Mais les gens se moquaient de nous et ne bougeaient pas Nous voyions le maicirctre drsquoeacutecole Pfeifer avec sa perruque en queue de rat et M le cureacute Tony en soutane avec son chapeau rond son breacuteviaire sous le bras qui riaient le nez en lrsquoair au mi-lieu drsquoun tas de monde

ndash 5 ndash

Ludwig disait

laquo Il faut que nous retrouvions lrsquoescalier

Et Breinstein reacutepondait

laquo Crsquoest le Seigneur qui lrsquoa fait tomber agrave cause de la profa-nation du saint lieu raquo

Nous eacutetions tous confondus comme ceux de la tour de Ba-bel et nous pensions laquo Il faudra desseacutecher ici car la tonne est vide nous serons forceacutes de boire la roseacutee du ciel raquo

Agrave la fin Niclausse ennuyeacute drsquoentendre ces propos bouton-na son grand gilet rouge qursquoil avait ouvert jusque sur les cuisses il enfonccedila son tricorne sur la nuque pour empecirccher le vent de lrsquoemporter et se mit agrave cheval sur sa bouteille en disant

laquo Mon Dieu vous ecirctes encore bien embarrasseacutes faites donc comme moi raquo

En mecircme temps il enjamba la balustrade et sauta du clo-cher Nous avions tous la chair de poule et Fritz criait

laquo Il srsquoest casseacute les bras et les jambes en mille morceaux raquo

Mais voilagrave que Niclausse remonte en lrsquoair comme un bou-chon sur lrsquoeau la figure toute rouge et les yeux eacutecarquilleacutes Il pose la main sur la balustrade en dehors et nous dit

laquo Allons donc vous voyez bien que ccedila va tout seul

mdash Oui tu peux bien descendre agrave ton aise toi lui dis-je tu sais que tu recircves hellip au lieu que nous autres nous voyons tout le village avec la maison commune et le nid de cigognes la petite place et la fontaine la grande rue et les gens qui nous regardent Ce nrsquoest pas malin drsquoavoir du courage quand on recircve ni de mon-ter et de descendre comme un oiseau

mdash Allons srsquoeacutecria Niclausse en mrsquoaccrochant par le collet arrive raquo

ndash 6 ndash

Jrsquoeacutetais pregraves de la rampe il me tirait en bas lrsquoeacuteglise me pa-raissait mille fois plus haute elle tremblaithellip Je criais au se-cours Breinstein sonnait comme pour un enterrement les cor-neilles sortaient de tous les trous la cigogne passait au-dessus le cou tendu et le bec plein de leacutezards Je me cramponnais comme un malheureux mais tout agrave coup je sens Ludwig qui me prend par la jambe et qui me legraveve Niclausse se pend agrave mon cou alors je passe par-dessus la balustrade et je descends en criant

laquo Jeacutesus Marie Joseph raquo

Et ccedila me serre tellement le ventre que je mrsquoeacuteveille Je nrsquoavais plus une goutte de sang dans les veines Jrsquoouvre les yeux je regarde le jour venait par un trou du volet il traversait lrsquoombre de lrsquoeacutetable comme une flamme et tout aussitocirct je pense en moi-mecircme laquo Dieu du ciel crsquoeacutetait un recircve raquo Cette penseacutee me fait du bien je relegraveve ma botte de paille pour avoir la tecircte plus haute et je mrsquoessuie la figure toute couverte de sueur

ndash 7 ndash

Il pouvait ecirctre alors trois heures du matin le soleil se le-vait derriegravere les pommiers en fleurs du vieux Christian je ne le voyais pas mais je croyais le voir je regardais et jrsquoeacutecoutais dans le grand silence comme un petit enfant qui srsquoeacuteveille dans son berceau sous la toile bleue et qui recircve tout seul sans remuer Je trouvais tout beau les brins de paille qui pendaient des poutres dans lrsquoombre les toiles drsquoaraigneacutee dans les coins la grosse tecircte de Schimmel toute grise qui se penchait pregraves de moi les yeux agrave demi fermeacutes la grande bique Charlotte avec son long cou maigre sa petite barbe rousse et son petit biquet noir et blanc qui dormait entre ses jambes Il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la pous-siegravere drsquoor qui tremblait dans le rayon de soleil et jusqursquoagrave la grosse eacutecuelle de terre rouge remplie de carottes pour les la-pins qui ne me fissent plaisir agrave voir

Je pensais laquo Comme on est bien icihellip comme il fait chaudhellip comme ce pauvre Schimmel macircche toute la nuit un peu de regain et comme cette pauvre Charlotte me regarde avec ses grands yeux fendus Crsquoest tout de mecircme agreacuteable drsquoavoir une

ndash 8 ndash

eacutetable pareille Voilagrave maintenant que le grillon se met agrave chan-terhellip Heacute voici notre vieille hase qui sort de dessous la cregraveche elle eacutecoute en dressant ses grandes oreilles raquo

Je ne bougeais pas

Au bout drsquoun instant la pauvre vieille fit un saut avec ses longues jambes de sauterelle plieacutees sous son gros derriegravere elle entrait dans le rayon de soleil en galopant tout doucement et chacun de ses poils reluisait Puis il en vint un autre sans bruit un vieux lapin noir et roux agrave favoris jaunes lrsquoair tout agrave fait res-pectable puis un autre petithellip puis un autrehellip puis toute la bande les oreilles sur le dos la queue en trompette Ils se pla-ccedilaient autour de lrsquoeacutecuelle et leurs moustaches remuaient ils grignotaient ils grignotaient les plus petits avaient agrave peine de la place

Dehors on entendait le coq chanter Les poules caque-taient et les alouettes dans les airs et le nid de chardonnerets dans le grand prunier de notre verger et les fauvettes dans la haie vive du jardin tout revivait tout sifflait On entendait les petits chardonnerets dans leur nid demander la becqueacutee et le vieux en haut qui sifflait un air pour leur faire prendre patience

Ah Seigneur combien de choses en ce bas monde qursquoon ne voit pas quand on ne pense agrave rien

Je me disais en moi-mecircme laquo Aloiumlus tu peux te vanter drsquoavoir de la chance drsquoecirctre encore sur la terre crsquoest le bon Dieu qui trsquoa sauveacute car ccedila pouvait aussi bien ne pas ecirctre un recircve raquo

Et songeant agrave cela je mrsquoattendrissais le cœur je pensais laquo Te voilagrave pourtant agrave trente-deux ans et tu nrsquoes encore bon agrave rien tu ne peux pas dire je me rends des services agrave moi-mecircme et aux autres De ceacuteleacutebrer la fecircte de saint Aloiumlus ton patron ce nrsquoest pas tout et mecircme agrave la longue ccedila devient ennuyant Ta pauvre vieille grandrsquomegravere serait pourtant bien contente si tu te mariais si elle voyait ses petits-enfants Seigneur Dieu les jolies

ndash 9 ndash

filles ne manquent pas au village et les braves non plus princi-palement la petite Suzel Recircb voilagrave ce que jrsquoappelle une fille bien faite agreacuteable en toutes choses avec des joues rouges de beaux yeux bleus un joli nez et des dents blanches elle est fraicircche comme une cerise agrave lrsquoarbre Et comme elle eacutetait contente de danser avec toi chez le vieux Zimmer comme elle se pendait agrave ton bras Oui Suzel est tout agrave fait gentille et je suis sucircr qursquoelle trsquoouvrirait le soir quand tu rentrerais apregraves onze heures qursquoelle ne te laisserait pas coucher dans la grange comme la grandrsquomegravere Elle ne serait pas encore sourde elle trsquoentendrait bien raquo

Je regardais le gros lapin agrave favoris qui semblait rire au mi-lieu de sa famille ses yeux brillaient comme des eacutetoiles il ar-rondissait son gros jabot et dressait les oreilles tout joyeux

Et je pensais encore laquo Est-ce que tu veux ressembler agrave ce pauvre vieux Schimmel toi Est-ce que tu veux rester seul dans ce bas monde tandis que le dernier lapin se fait en quelque sorte honneur drsquoavoir des enfants Non cela ne peut pas durer Aloiumlus Cette petite Suzel est tout agrave fait gentille raquo

Alors je me levai de la cregraveche je secouai la paille de mes habits et je me dis laquo Il faut faire une finhellip Et drsquoavoir une petite femme qui vous ouvre la porte le soir ndash quand mecircme elle crie-rait un peu ndash crsquoest encore plus agreacuteable que de passer la nuit dans une cregraveche et de recircver qursquoon tombe drsquoun clocher Tu vas changer de chemise mettre ton bel habit bleu et puis en route Il ne faut pas que les bonnes espegraveces peacuterissent raquo

Voilagrave ce que je pensaihellip et je lrsquoai fait aussi oui je lrsquoai fait ce jour mecircme jrsquoallai voir le vieux Regraveb je lui demandai Suzel en mariage Ah Dieu du ciel comme elle eacutetait contente et lui et moi et la grandrsquomegravere ndash Il ne faut que prendre un peu de cœur et tout marche

ndash 10 ndash

Enfin les noces sont pour apregraves-demain au Lion-drsquoOr on chantera on dansera on boira du vieux kutterleacute1 et srsquoil plaicirct au Seigneur quand les alouettes auront des jeunes lrsquoanneacutee pro-chaine jrsquoaurai aussi un petit oiseau dans mon nid un joli petit Aloiumlus qui legravevera ses petits bras roses comme des ailes sans plumes pendant que Suzel lui donnera la becqueacutee Et moi je serai lagrave comme le vieux chardonneret je lui sifflerai un air pour le reacutejouir

1 Vin du Haut-Rhin

ndash 11 ndash

LrsquoŒIL INVISIBLE

OU LrsquoAUBERGE DES TROIS PENDUS

I

Vers ce temps-lagrave dit Christian pauvre comme un rat drsquoeacuteglise je mrsquoeacutetais reacutefugieacute dans les combles drsquoune vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Nuremberg

Je nichais agrave lrsquoangle du toit Les ardoises me servaient de murailles et la maicirctresse poutre de plafond il fallait marcher sur une paillasse pour arriver agrave la fenecirctre mais cette fenecirctre perceacutee dans le pignon avait une vue magnifique de lagrave je deacute-couvrais la ville la campagne Je voyais les chats se promener gravement dans la gouttiegravere les cigognes le bec chargeacute de gre-nouilles apporter la pacircture agrave leur couveacutee deacutevorante les pigeons srsquoeacutelancer de leurs colombiers la queue en eacuteventail et tourbillon-ner sur lrsquoabicircme des rues Le soir quand les cloches appelaient le monde agrave lrsquoAngeacutelus les coudes au bord du toit jrsquoeacutecoutais leur chant meacutelancolique je regardais les fenecirctres srsquoilluminer une agrave une les bons bourgeois fumer leur pipe sur les trottoirs et les jeunes filles en petite jupe rouge la cruche sous le bras rire et causer autour de la fontaine Saint-Seacutebalt Insensiblement tout srsquoeffaccedilait les chauves-souris se mettaient en route et jrsquoallais me coucher dans une douce quieacutetude

Le vieux brocanteur Toubac connaissait le chemin de ma logette aussi bien que moi et ne craignait pas drsquoen grimper lrsquoeacutechelle Toutes les semaines sa tecircte de bouc surmonteacutee drsquoune tignasse roussacirctre soulevait la trappe et les doigts cramponneacutes au bord de la soupente il me criait drsquoun ton nasillard

ndash 12 ndash

laquo Eh bien eh bien maicirctre Christian avons-nous du neuf raquo

Agrave quoi je reacutepondais

laquo Entrez donc que diable entrezhellip je viens de finir un petit paysage dont vous me donnerez des nouvelles raquo

Alors sa grande eacutechine maigre srsquoallongeait srsquoallongeait jusque sous le toithellip et le brave homme riait en silence

Il faut rendre justice agrave Toubac il ne marchandait pas avec moi Il mrsquoachetait toutes mes toiles agrave quinze florins lrsquoune dans lrsquoautre et les revendait quarante Crsquoeacutetait un honnecircte juif

Ce genre drsquoexistence commenccedilait agrave me plaire et jrsquoy trouvais chaque jour de nouveaux charmes quand la bonne ville de Nu-remberg fut troubleacutee par un eacuteveacutenement eacutetrange et mysteacuterieux Non loin de ma lucarne un peu agrave gauche srsquoeacutelevait lrsquoauberge du Bœuf-Gras une vieille auberge fort achalandeacutee dans le pays Devant sa porte stationnaient toujours trois ou quatre voitures chargeacutees de sacs ou de futailles car avant de se rendre au mar-cheacute les campagnards y prenaient drsquohabitude leur chopine de vin

Le pignon de lrsquoauberge se distinguait par sa forme particu-liegravere il eacutetait fort eacutetroit pointu tailleacute des deux cocircteacutes en dents de scie des sculptures grotesques des guivres entrelaceacutees or-naient les corniches et le pourtour de ses fenecirctres Mais ce qursquoil y avait de plus remarquable crsquoest que la maison qui lui faisait face reproduisait exactement les mecircmes sculptures les mecircmes ornements il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la tige de lrsquoenseigne qui ne fucirct copieacutee avec ses volutes et ses spirales de fer

On aurait dit que ces deux antiques masures se refleacutetaient lrsquoune lrsquoautre Seulement derriegravere lrsquoauberge srsquoeacutelevait un grand checircne dont le feuillage sombre deacutetachait avec vigueur les arecirctes du toit tandis que la maison voisine se deacutecoupait sur le ciel Du reste autant lrsquoauberge du Bœuf-Gras eacutetait bruyante animeacutee

ndash 13 ndash

autant lrsquoautre maison eacutetait silencieuse Drsquoun cocircteacute lrsquoon voyait sans cesse entrer et sortir une foule de buveurs chantant treacute-buchant faisant claquer leur fouet De lrsquoautre reacutegnait la soli-tude Tout au plus une ou deux fois par jour sa lourde porte srsquoentrrsquoouvrait-elle pour laisser sortir une petite vieille les reins en demi-cercle le menton en galoche la robe colleacutee sur les hanches un eacutenorme panier sous le bras et le poing crispeacute contre la poitrine

La physionomie de cette vieille mrsquoavait frappeacute plus drsquoune fois ses petits yeux verts son nez mince effileacute les grands ra-mages de son chacircle qui datait de cent ans pour le moins le sou-rire qui ridait ses joues en cocarde et les dentelles de son bon-net qui lui pendaient sur les sourcils tout cela mrsquoavait paru bi-zarre je mrsquoy eacutetais inteacuteresseacute jrsquoaurais voulu savoir ce qursquoeacutetait ce que faisait cette vieille dans une si grande maison deacuteserte

Il me semblait deviner lagrave toute une existence de bonnes œuvres et de meacuteditations pieuses Mais un jour que je mrsquoeacutetais arrecircteacute dans la rue pour la suivre du regard elle se retourna brusquement me lanccedila un coup drsquoœil dont je ne saurais peindre lrsquohorrible expression et me fit trois ou quatre grimaces hi-deuses puis laissant retomber sa tecircte branlante elle attira son grand chacircle dont la pointe traicircnait agrave terre et gagna lestement sa lourde porte derriegravere laquelle je la vis disparaicirctre

laquo Crsquoest une vieille folle me dis-je tout stupeacutefait une vieille folle meacutechante et ruseacutee Ma foi jrsquoavais bien tort de mrsquointeacuteresser agrave elle Je voudrais revoir sa grimace Toubac mrsquoen donnerait vo-lontiers quinze florins raquo

Cependant ces plaisanteries ne me rassuraient pas trop Lrsquohorrible coup drsquoœil de la vieille me poursuivait partout et plus drsquoune fois en train de grimper lrsquoeacutechelle perpendiculaire de mon taudis me sentant accrocheacute quelque part je frissonnais des pieds agrave la tecircte mrsquoimaginant que la vieille venait se pendre aux basques de mon habit pour me faire tomber

ndash 14 ndash

Toubac agrave qui je racontai cette histoire bien loin drsquoen rire prit un air grave

laquo Maicirctre Christian me dit-il si la vieille vous en veut pre-nez garde ses dents sont petites pointues et drsquoune blancheur merveilleuse cela nrsquoest point naturel agrave son acircge Elle a le mau-vais œil Les enfants se sauvent agrave son approche et les gens de Nuremberg lrsquoappellent Fleacutedermausse2 raquo

Jrsquoadmirai lrsquoesprit perspicace du juif et ses paroles me don-negraverent beaucoup agrave reacutefleacutechir mais au bout de quelques se-maines ayant souvent rencontreacute Fleacutedermausse sans facirccheuses conseacutequences mes craintes se dissipegraverent et je ne songeai plus agrave elle

Or il advint qursquoun soir dormant du meilleur somme je fus eacuteveilleacute par une harmonie eacutetrange Crsquoeacutetait une espegravece de vibra-tion si douce si meacutelodieuse que le murmure de la brise dans le feuillage ne peut en donner qursquoune faible ideacutee Longtemps je precirctai lrsquooreille les yeux tout grands ouverts retenant mon ha-leine pour mieux entendre Enfin je regardai vers la fenecirctre et vis deux ailes qui se deacutebattaient contre les vitres Je crus drsquoabord que crsquoeacutetait une chauve-souris prise dans ma chambre mais la lune eacutetant venue agrave paraicirctre les ailes drsquoun magnifique papillon de nuit transparentes comme de la dentelle se dessi-negraverent sur son disque eacutetincelant Leurs vibrations eacutetaient par-fois si rapides qursquoon ne les voyait plus puis elles se reposaient eacutetendues sur le verre et leurs frecircles nervures se distinguaient de nouveau

Cette apparition vaporeuse dans le silence universel ouvrit mon cœur aux plus douces eacutemotions il me sembla qursquoune syl-phide leacutegegravere toucheacutee de ma solitude venait me voirhellip et cette ideacutee mrsquoattendrit jusqursquoaux larmes laquo Sois tranquille douce cap-

2 Chauve-souris

ndash 15 ndash

tive sois tranquille lui dis-je ta confiance ne sera pas trompeacutee je ne te retiendrai pas malgreacute toihellip retourne au ciel agrave la liber-teacute raquo

Et jrsquoouvris ma petite fenecirctre

La nuit eacutetait calme Des milliers drsquoeacutetoiles scintillaient dans lrsquoeacutetendue Un instant je contemplai ce spectacle sublime et les paroles de la priegravere me vinrent naturellement aux legravevres Mais jugez de ma stupeur quand abaissant les yeux je vis un homme pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne du Bœuf-Gras les che-veux eacutepars les bras roides les jambes allongeacutees en pointe et projetant leur ombre gigantesque jusqursquoau fond de la rue

Lrsquoimmobiliteacute de cette figure sous les rayons de la lune avait quelque chose drsquoaffreux Je sentis ma langue se glacer mes dents srsquoentre-choquer Jrsquoallais jeter un cri mais je ne sais par quelle attraction mysteacuterieuse mes yeux plongegraverent plus bas et je distinguai confuseacutement la vieille accroupie agrave sa fenecirctre au milieu des grandes ombres et contemplant le pendu drsquoun air de satisfaction diabolique

Alors jrsquoeus le vertige de la terreur toutes mes forces mrsquoabandonnegraverent et reculant jusqursquoagrave la muraille je mrsquoaffaissai sur moi-mecircme eacutevanoui

Je ne saurais dire combien dura ce sommeil de mort En revenant agrave moi je vis qursquoil faisait grand jour Les brouillards de la nuit peacuteneacutetrant dans ma gueacuterite avaient deacuteposeacute sur mes che-veux leur fraicircche roseacutee des rumeurs confuses montaient de la rue je regardai Le bourgmestre et son secreacutetaire stationnaient agrave la porte de lrsquoauberge ils y restegraverent longtemps Les gens al-laient venaient srsquoarrecirctaient pour voir puis reprenaient leur route Les bonnes femmes du voisinage qui balayaient le devant de leurs maisons regardaient de loin et causaient entre elles Enfin un brancard et sur ce brancard un corps recouvert drsquoun drap de laine sortit de lrsquoauberge porteacute par deux hommes Ils

ndash 16 ndash

descendirent la rue et les enfants qui se rendaient agrave lrsquoeacutecole se mirent agrave courir derriegravere eux

Tout le monde se retira

La fenecirctre en face eacutetait encore ouverte Un bout de corde flottait agrave la tringle je nrsquoavais pas recircveacute jrsquoavais bien vu le grand papillon de nuithellip puis le penduhellip puis la vieille

Ce jour-lagrave Toubac me fit sa visite son grand nez parut agrave ras du plancher

laquo Maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il rien agrave vendre raquo Je ne lrsquoentendis pas jrsquoeacutetais assis sur mon unique chaise les deux mains sur les genoux les yeux fixeacutes devant moi Toubac surpris de mon immobiliteacute reacutepeacuteta plus haut

laquo Maicirctre Christian maicirctre Christian raquo

Puis enjambant la soupente il vint sans faccedilon me frapper sur lrsquoeacutepaule

laquo Eh bien eh bien que se passe-t-il donc

mdash Ah crsquoest vous Toubac

mdash Eh parbleu jrsquoaime agrave le croire Ecirctes-vous malade

mdash Nonhellip je pense

mdash Agrave quoi diable pensez-vous

mdash Au pendu

mdash Ah ah srsquoeacutecria le brocanteur vous lrsquoavez donc vu ce pauvre garccedilon Quelle histoire singuliegravere le troisiegraveme agrave la mecircme place

mdash Comment le troisiegraveme

ndash 17 ndash

mdash Eh oui Jrsquoaurais ducirc vous preacutevenir Apregraves ccedila il est en-core temps il y en aura bien un quatriegraveme qui voudra suivre lrsquoexemple des autreshellip il nrsquoy a que le premier pas qui coucircte raquo

Ce disant Toubac prit place au bord de mon bahut battit le briquet alluma sa pipe et lanccedila quelques bouffeacutees drsquoun air recirc-veur

laquo Ma foi dit-il je ne suis pas craintif mais si lrsquoon mrsquooffrait de passer la nuit dans cette chambre jrsquoaimerais autant aller me pendre ailleurs

laquo Figurez-vous maicirctre Christian qursquoil y a neuf ou dix mois un brave homme de Tubingue marchand de fourrures en gros descend agrave lrsquoauberge du Bœuf-Gras Il demande agrave souper il mange bien il boit bien on le megravene coucher dans la chambre du troisiegraveme ndash la chambre verte comme ils lrsquoappellent ndash et le len-demain on le trouve pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne

laquo Bon passe pour une fois il nrsquoy avait rien agrave dire

laquo On dresse procegraves-verbal et lrsquoon enterre cet eacutetranger au fond du jardin Mais voilagrave qursquoenviron six semaines apregraves arrive un brave militaire de Newstadt Il avait son congeacute deacutefinitif et se reacutejouissait de revoir son village Pendant toute la soireacutee en vi-dant des chopes il ne parla que de sa petite cousine qui lrsquoattendait pour se marier Enfin on le megravene au lit du gros mon-sieur et cette mecircme nuit le watchmann qui passait dans la rue des Minnesaeligngers aperccediloit quelque chose agrave la tringle Il legraveve sa lanterne crsquoeacutetait le militaire avec son congeacute deacutefinitif dans un tuyau de fer-blanc sur la cuisse gauche et les mains colleacutees sur les coutures du pantalon comme agrave la parade

laquo Pour le coup crsquoest extraordinaire Le bourgmestre crie fait le diable On visite la chambre On recreacutepit les murs et lrsquoon envoie lrsquoextrait mortuaire agrave Newstadt

laquo Le greffier avait eacutecrit en marge laquo Mort drsquoapoplexie fou-droyante raquo

ndash 18 ndash

laquo Tout Nuremberg eacutetait indigneacute contre lrsquoaubergiste Il y en avait mecircme qui voulaient le forcer drsquoocircter sa tringle de fer sous preacutetexte qursquoelle inspirait des ideacutees dangereuses aux gens Mais vous pensez que le vieux Nikel Schmidt nrsquoentendit pas de cette oreille

laquo Cette tringle dit-il a eacuteteacute mise lagrave par mon grand-pegravere Elle porte lrsquoenseigne du Bœuf-Gras de pegravere en fils depuis cent cinquante ans Elle ne fait de tort agrave personne pas mecircme aux voitures de foin qui passent dessous puisqursquoelle est agrave plus de trente pieds Ceux qursquoelle gecircne nrsquoont qursquoagrave deacutetourner la tecircte ils ne la verront pas raquo

laquo On finit par se calmer et pendant plusieurs mois il nrsquoy eut rien de nouveau Malheureusement un eacutetudiant de Heidel-berg qui se rendait agrave lrsquoUniversiteacute srsquoarrecircte avant-hier au Bœuf-Gras et demande agrave coucher Crsquoeacutetait le fils drsquoun pasteur

laquo Comment supposer que le fils drsquoun pasteur aurait lrsquoideacutee de se pendre agrave la tringle drsquoune enseigne parce qursquoun gros mon-sieur et un militaire srsquoy eacutetaient pendus Il faut avouer maicirctre Christian que la chose nrsquoeacutetait guegravere probable Ces raisons ne vous auraient pas paru suffisantes ni agrave moi non plus Eh bienhellip

mdash Assez assez mrsquoeacutecriai-je cela est horriblehellip Je devine lagrave-dessous un affreux mystegravere Ce nrsquoest pas la tringle ce nrsquoest pas la chambrehellip

mdash Est-ce que vous soupccedilonneriez lrsquoaubergiste le plus hon-necircte homme du monde appartenant agrave lrsquoune des plus anciennes familles de Nuremberg

mdash Non non Dieu me garde de concevoir drsquoinjustes soup-ccedilons mais il y a des abicircmes qursquoon nrsquoose sonder du regard

mdash Vous avez bien raison dit Toubac eacutetonneacute de mon exalta-tion il vaut mieux parler drsquoautre chose Agrave propos maicirctre Chris-tian et notre paysage de Sainte-Odile raquo

ndash 19 ndash

Cette question me ramena dans le monde positif Je fis voir au brocanteur le tableau que je venais de terminer Lrsquoaffaire fut bientocirct conclue et Toubac fort satisfait descendit lrsquoeacutechelle en mrsquoengageant agrave ne plus songer agrave lrsquoeacutetudiant de Heidelberg

Jrsquoaurais volontiers suivi le conseil du brocanteur mais quand le diable se mecircle de nos affaires il nrsquoest pas facile de srsquoen deacutebarrasser

II

Dans la solitude tous ces eacuteveacutenements se retracegraverent agrave mon esprit avec une luciditeacute effrayante

La vieille me dis-je est cause de tout Elle seule a meacutediteacute ces crimes et les a consommeacutes mais par quel moyen A-t-elle eu recours agrave la ruse ou bien agrave lrsquointervention des puissances in-visibles

Je me promenais dans mon reacuteduit une voix inteacuterieure me criait laquo Ce nrsquoest pas en vain que le ciel trsquoa permis de voir Fleacutedermausse contempler lrsquoagonie de sa victime ce nrsquoest pas en vain que lrsquoacircme du pauvre jeune homme est venue trsquoeacuteveiller sous la forme drsquoun papillon de nuithellip non ce nrsquoest pas en vain Christian le ciel trsquoimpose une mission terrible Si tu ne lrsquoaccomplis pas crains de tomber toi-mecircme dans les filets de la vieille Peut-ecirctre en ce moment preacutepare-t-elle deacutejagrave sa toile dans lrsquoombre raquo

Durant plusieurs jours ces images affreuses me poursuivi-rent sans trecircve jrsquoen perdais le sommeil il mrsquoeacutetait impossible de rien faire le pinceau me tombait de la main et chose atroce agrave dire je me surprenais quelquefois agrave consideacuterer la tringle avec complaisance Enfin nrsquoy tenant plus je descendis un soir

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lrsquoeacutechelle quatre agrave quatre et jrsquoallai me blottir derriegravere la porte de Fleacutedermausse pour surprendre son fatal secret

Degraves lors il ne se passa plus un jour que je ne fusse en route suivant la vieille lrsquoeacutepiant ne la perdant pas de vue mais elle eacutetait si ruseacutee elle avait le flair tellement subtil que sans mecircme tourner la tecircte elle me devinait derriegravere elle et me savait agrave ses trousses Du reste elle feignait de ne pas srsquoen apercevoir elle allait au marcheacute agrave la boucherie comme une simple bonne femme seulement elle hacirctait le pas et murmurait des paroles confuses

Au bout drsquoun mois je vis qursquoil me serait impossible drsquoat-teindre agrave mon but par ce moyen et cette conviction me rendit drsquoune tristesse inexprimable

laquo Que faire me disais-je La vieille devine mes projets elle se tient sur ses gardes tout mrsquoabandonnehellip tout Ocirc vieille sceacuteleacute-rate tu crois deacutejagrave me voir au bout de la ficelle raquo

Agrave force de me poser cette question laquo que faire que faire raquo une ideacutee lumineuse frappa mon esprit Ma chambre dominait la maison de Fleacutedermausse mais il nrsquoy avait pas de lu-carne de ce cocircteacute Je soulevai leacutegegraverement une ardoise et lrsquoon ne saurait se peindre ma joie quand je vis toute lrsquoantique masure agrave deacutecouvert laquo Enfin je te tiens mrsquoeacutecriai-je tu ne peux mrsquoeacutechap-per drsquoici je verrai tout tes alleacutees tes venues les habitudes de la fouine dans sa taniegravere Tu ne soupccedilonneras pas cet œil invi-siblehellip cet œil qui surprend le crime au moment drsquoeacuteclore Oh la justice elle marche lentementhellip mais elle arrive

Rien de sinistre comme ce repaire vu de lagrave ndash une cour profonde agrave larges dalles moussues dans lrsquoun des angles un puits dont lrsquoeau croupissante faisait peur agrave voir un escalier en coquille au fond une galerie agrave rampe de bois sur la balus-trade du vieux linge la taie drsquoune paillasse ndash au premier eacutetage agrave gauche la pierre drsquoun eacutegout indiquant la cuisine agrave droite les

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hautes fenecirctres du bacirctiment donnant sur la rue quelques pots de fleurs desseacutecheacutees tout cela sombre leacutezardeacute humide

Le soleil ne peacuteneacutetrait qursquoune heure ou deux par jour au fond de ce cloaque puis lrsquoombre remontait la lumiegravere se deacute-coupait en losanges sur les murailles deacutecreacutepites sur le balcon vermoulu sur les vitres ternes ndash Des tourbillons drsquoatomes vol-tigeaient dans des rayons drsquoor que nrsquoagitait pas un souffle Oh crsquoeacutetait bien lrsquoasile de Fleacutedermausse elle devait srsquoy plaire

Je terminais agrave peine ces reacuteflexions que la vieille entra Elle revenait du marcheacute Jrsquoentendis sa lourde porte grincer Puis Fleacutedermausse apparut avec son panier Elle paraissait fatigueacutee hors drsquohaleine Les franges de son bonnet lui pendaient sur le nez ndash se cramponnant drsquoune main agrave la rampe elle gravit lrsquoescalier

Il faisait une chaleur suffocante ndash crsquoeacutetait preacuteciseacutement un de ces jours ougrave tous les insectes les grillons les araigneacutees les moustiques remplissent les vieilles masures de leurs bruits de racircpes et de tariegraveres souterraines

Fleacutedermausse traversa lentement la galerie comme un fu-ret qui se sent chez soi ndash Elle resta plus drsquoun quart drsquoheure dans la cuisine puis revint eacutetendre son linge donner un coup de ba-lai sur les marches ougrave traicircnaient quelques brins de paille Enfin elle leva la tecircte et se mit agrave parcourir de ses yeux verts le tour du toithellip cherchanthellip furetant du regard

Par quelle eacutetrange intuition soupccedilonnait-elle quelque chose Je ne sais mais jrsquoabaissai doucement lrsquoardoise et je re-nonccedilai agrave faire le guet ce jour-lagrave

Le lendemain Fleacutedermausse paraissait rassureacutee Un angle de lumiegravere se deacutechiquetait dans la galerie

En passant elle prit une mouche au vol et la preacutesenta deacuteli-catement agrave une araigneacutee eacutetablie dans lrsquoangle du toit

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Lrsquoaraigneacutee eacutetait si grosse que malgreacute la distance je la vis descendre drsquoeacutechelon en eacutechelon puis glisser le long drsquoun fil comme une goutte de venin saisir sa proie entre les mains de la meacutegegravere et remonter rapidement Alors la vieille regarda fort at-tentivement ses yeux se fermegraverent agrave demihellip elle eacuteternua et se dit agrave elle-mecircme drsquoun ton railleur

laquo Dieu vous beacutenisse la belle Dieu vous beacutenisse raquo

Durant six semaines je ne pus rien deacutecouvrir touchant la puissance de Fleacutedermausse tantocirct assise sous lrsquoeacutechoppe elle pelait ses pommes de terre tantocirct elle eacutetendait son linge sur la balustrade Je la vis filer quelquefois mais jamais elle ne chan-tait comme crsquoest la coutume des bonnes vieilles femmes dont la voix chevrotante se marie si bien au bourdonnement du rouet

Le silence reacutegnait autour drsquoelle Elle nrsquoavait pas de chat cette socieacuteteacute favorite des vieilles filleshellip pas un moineau ne ve-nait se poser sur ses chenetshellip les pigeons en passant au-dessus

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de sa cour semblaient eacutetendre lrsquoaile avec plus drsquoeacutelan ndash On au-rait dit que tout avait peur de son regard

Lrsquoaraigneacutee seule se plaisait dans sa compagnie

Je ne conccedilois pas ma patience durant ces longues heures drsquoobservation rien ne me lassait rien ne mrsquoeacutetait indiffeacuterent ndash au moindre bruit je soulevais lrsquoardoise crsquoeacutetait une curiositeacute sans bornes stimuleacutee par une crainte indeacutefinissable

Toubac se plaignait

laquo Maicirctre Christian me disait-il agrave quoi diable passez-vous votre temps Autrefois vous me donniez quelque chose toutes les semaines ndash agrave preacutesent crsquoest agrave peine tous les mois Oh les peintres on a bien raison de dire Paresseux comme un peintre Aussitocirct qursquoils ont quelques kreutzers devant eux ils mettent les mains dans leurs poches et srsquoendorment raquo

Je commenccedilais moi-mecircme agrave perdre courage ndash Jrsquoavais beau regarderhellip eacutepierhellip je ne deacutecouvrais rien drsquoextraordinaire ndash jrsquoen eacutetais agrave me dire que la vieille pouvait bien nrsquoecirctre pas si dange-reuse que je lui faisais peut-ecirctre tort de la soupccedilonner bref je lui cherchais des excuses mais un beau soir que lrsquoœil agrave mon trou je mrsquoabandonnais agrave ces reacuteflexions beacuteneacutevoles la scegravene changea brusquement

Fleacutedermausse passa sur la galerie avec la rapiditeacute de lrsquoeacuteclair elle nrsquoeacutetait plus la mecircme elle eacutetait droite les macirc-choires serreacutees le regard fixe le cou tendu elle faisait de grands pas ses cheveux gris flottaient derriegravere elle laquo Oh oh me dis-je il se passe quelque chose attention raquo Mais les ombres descendirent sur cette grande demeure les bruits de la ville expiregraverenthellip le silence srsquoeacutetablit

Jrsquoallais mrsquoeacutetendre sur ma couche quand jetant les yeux par la lucarne je vis la fenecirctre en face illumineacutee un voyageur occupait la chambre du pendu

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Alors toutes mes craintes se reacuteveillegraverent lrsquoagitation de Fleacutedermausse srsquoexpliquait elle flairait une victime

Je ne pus dormir de la nuit Le froissement de la paille le grignotement drsquoune souris sous le plancher me donnaient froid Je me levai je me perchai agrave la lucarnehellip jrsquoeacutecoutai ndash la lumiegravere drsquoen face eacutetait eacuteteinte Dans lrsquoun de ces moments drsquoanxieacuteteacute poi-gnante soit illusion soit reacutealiteacute je crus voir la vieille meacutegegravere qui regardait aussi et precirctait lrsquooreille

La nuit se passa le jour vint grisonner mes vitres peu agrave peu les bruits les mouvements de la ville montegraverent Harasseacute de fatigue et drsquoeacutemotions je venais de mrsquoendormir mais mon sommeil fut court degraves huit heures jrsquoavais pris mon poste drsquoobservation

Il paraicirct que la nuit de Fleacutedermausse nrsquoavait pas eacuteteacute moins orageuse que la mienne lorsqursquoelle poussa la porte de la gale-rie une pacircleur livide couvrait ses joues et sa nuque maigre Elle nrsquoavait que sa chemise et un jupon de laine quelques megraveches de cheveux drsquoun gris roux tombaient sur ses eacutepaules Elle regarda de mon cocircteacute drsquoun air recircveur mais elle ne vit rien elle pensait agrave autre chose ndash Tout agrave coup elle descendit laissant ses savates au haut de lrsquoescalier elle allait sans doute srsquoassurer que la porte drsquoen bas eacutetait bien fermeacutee Je la vis remonter brusquement en-jambant trois ou quatre marches agrave la foishellip crsquoeacutetait effrayant ndash Elle srsquoeacutelanccedila dans la chambre voisine jrsquoentendis comme le bruit drsquoun gros coffre dont le couvercle retombe Puis Fleacuteder-mausse apparut sur la galerie traicircnant un mannequin derriegravere ellehellip et ce mannequin avait les habits de lrsquoeacutetudiant de Heidel-berg

La vieille avec une dexteacuteriteacute surprenante suspendit cet ob-jet hideux agrave la poutre du hangar puis elle descendit pour le con-templer de la cour Un eacuteclat de rire saccadeacute srsquoeacutechappa de sa poi-trinehellip elle remonta descendit de nouveau comme une ma-niaque et chaque fois poussant de nouveaux cris de nouveaux eacuteclats de rire

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Un bruit se fit entendre agrave la portehellip la vieille bondit deacutecro-cha le mannequin lrsquoemportahellip revinthellip et pencheacutee sur la balus-trade le cou allongeacute les yeux eacutetincelants elle precircta lrsquooreillehellip le bruit srsquoeacuteloignaithellip les muscles de sa face se deacutetendirent elle res-pira longuement une voiture venait de passer

La meacutegegravere avait eu peur

Alors elle rentra de nouveau dans la chambre et jrsquoentendis le coffre qui se refermait

Cette scegravene bizarre confondait toutes mes ideacutees que signi-fiait ce mannequin

Je devins plus attentif que jamais

Fleacutedermausse venait de sortir avec son panier je la suivis des yeux jusqursquoau deacutetour de la rue ndash elle avait repris son air de vieillotte tremblotante elle faisait de petits pas et tournait de temps en temps la tecircte agrave demi pour voir derriegravere elle du coin de lrsquoœil

Pendant cinq grandes heures elle resta dehors ndash moi jrsquoal-lais je venais je meacuteditais le temps mrsquoeacutetait insupportable ndash le soleil chauffait les ardoises et mrsquoembrasait le cerveau

Je vis agrave sa fenecirctre le brave homme qui occupait la chambre des trois pendus Crsquoeacutetait un bon paysan du Nassau agrave grand tri-corne agrave gilet eacutecarlate la figure riante eacutepanouie Il fumait tran-quillement sa pipe drsquoUlm sans se douter de rien Jrsquoavais envie de lui crier laquo Brave homme prenez garde ne vous laissez pas fasciner par la vieillehellip deacutefiez-vous raquo Mais il ne mrsquoaurait pas compris

Vers deux heures Fleacutedermausse rentra Le bruit de sa porte retentit au fond du vestibule Puis seule bien seule elle parut dans la cour et srsquoassit sur la marche infeacuterieure de lrsquoescalier ndash Elle deacuteposa son grand panier devant elle et en tira drsquoabord quelques paquets drsquoherbages quelques leacutegumes puis

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un gilet rouge puis un tricorne replieacute une veste de velours brun des culottes de peluchehellip une paire de gros bas de laine ndash tout le costume du paysan de Nassau

Jrsquoeus comme des eacuteblouissements Des flammes me passegrave-rent devant les yeux

Je me rappelai ces preacutecipices qui vous attirent avec une puissance irreacutesistible ces puits qursquoil avait fallu combler parce qursquoon srsquoy preacutecipitait ces arbres qursquoil avait fallu abattre parce qursquoon srsquoy pendait cette contagion de suicides de meurtres de vols agrave certaines eacutepoques par des moyens deacutetermineacutes cet en-traicircnement bizarre de lrsquoexemple qui fait bacirciller parce qursquoon voit bacirciller souffrir parce qursquoon voit souffrir se tuer parce que drsquoautres se tuenthellip et mes cheveux se dressegraverent drsquoeacutepouvante

Comment cette Fleacutedermausse cette creacuteature sordide avait-elle pu deviner une loi si profonde de la nature Comment avait elle trouveacute moyen de lrsquoexploiter au profit de ses instincts san-guinaires Voilagrave ce que je ne pouvais comprendre voilagrave ce qui deacutepassait toute mon imagination mais sans reacutefleacutechir davantage agrave ce mystegravere je reacutesolus aussitocirct de tourner la loi fatale contre elle et drsquoattirer la vieille dans son propre piegravege Tant drsquoinno-centes victimes criaient vengeance

Je me mis donc en route Je courus chez tous les fripiers de Nuremberg et le soir jrsquoarrivai agrave lrsquoauberge des trois pendus un eacutenorme paquet sous le brashellip

Nickel Schmidt me connaissait drsquoassez longue date Jrsquoavais fait le portrait de sa femme une grosse commegravere fort appeacutetis-sante

laquo Eh maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il en me secouant la main quelle heureuse circonstance vous ramegravene qui est-ce qui me procure le plaisir de vous voir

mdash Mon cher monsieur Schmidt jrsquoeacuteprouve un veacuteheacutement deacute-sir de passer la nuit dans cette chambre raquo

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Nous eacutetions sur le seuil de lrsquoauberge et je lui montrais la chambre verte Le brave homme me regarda drsquoun air deacutefiant

laquo Oh ne craignez rien lui dis-je je nrsquoai pas envie de me pendre

mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure car franchement cela me ferait de la peinehellip un artiste de votre meacuteritehellip Et pour quand voulez-vous cette chambre maicirctre Christian

mdash Pour ce soir

mdash Impossible elle est occupeacutee

mdash Monsieur peut y entrer tout de suite fit une voix derriegravere nous je nrsquoy tiens pas raquo

Nous nous retournacircmes tout surpris Crsquoeacutetait le paysan du Nassau son grand tricorne sur la nuque et son paquet au bout de son bacircton de voyage Il venait drsquoapprendre lrsquoaventure des trois pendus et tremblait de colegravere

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laquo Des chambres comme les vocirctres srsquoeacutecria-t-il en beacutegayant maishellip mais crsquoest un meurtre drsquoy mettre les gens crsquoest un assas-sinat vous meacuteriteriez drsquoaller aux galegraveres

mdash Allons allons calmez-vous dit lrsquoaubergiste cela ne vous a pas empecirccheacute de bien dormir

mdash Par bonheur jrsquoavais fait ma priegravere du soir srsquoeacutecria lrsquoautre sans cela ougrave serais-je ougrave serais-je raquo

Et il srsquoeacuteloigna en levant les mains au ciel

laquo Eh bien dit maicirctre Schmidt stupeacutefait la chambre est libre mais nrsquoallez pas me jouer un mauvais tour

mdash Il serait plus mauvais pour moi mon cher monsieur raquo

Je remis mon paquet agrave la servante et je mrsquoinstallai provi-soirement avec les buveurs

Depuis longtemps je ne mrsquoeacutetais senti plus calme plus heu-reux drsquoecirctre au monde Apregraves tant drsquoinquieacutetudes je touchais au but lrsquohorizon semblait srsquoeacuteclairci et puis je ne sais quelle puis-sance formidable me donnait la main Jrsquoallumai ma pipe et le coude sur la table en face drsquoune chope jrsquoeacutecoutai le chœur de Freyschuumltz exeacutecuteacute par une troupe de Zigeiners du Schwartz-Wald La trompette le cor de chasse le hautbois me plon-geaient tour agrave tour dans une vague recircverie et parfois mrsquoeacuteveillant pour regarder lrsquoheure je me demandais seacuterieusement si tout ce qui mrsquoarrivait nrsquoeacutetait pas un songe Mais quand le wachtmann vint nous prier drsquoeacutevacuer la salle drsquoautres penseacutees plus graves surgirent dans mon acircme et je suivis tout meacuteditatif la petite Charlotte qui me preacuteceacutedait une chandelle agrave la main

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III

Nous montacircmes lrsquoescalier tournant jusqursquoau troisiegraveme Elle me remit la lumiegravere en mrsquoindiquant une porte

laquo Crsquoest lagrave dit-elle en se hacirctant de descendre raquo

Jrsquoouvris la porte La chambre verte eacutetait une chambre drsquoauberge comme toutes les autres le plafond tregraves bas et le lit fort haut Drsquoun coup drsquoœil jrsquoen explorai lrsquointeacuterieur puis je me glissai pregraves de la fenecirctre

Rien nrsquoapparaissait encore chez Fleacutedermausse seulement au bout drsquoune longue piegravece obscure brillait une lumiegravere une veilleuse sans doute

laquo Crsquoest bien me dis-je en refermant le rideau jrsquoai tout le temps neacutecessaire raquo

Jrsquoouvris mon paquet je mis un bonnet de femme agrave longues franges et mrsquoeacutetant armeacute drsquoun fusain je mrsquoinstallai devant la glace afin de me tracer des rides Ce travail me prit une bonne heure Mais apregraves avoir revecirctu la robe et le grand chacircle je me fis peur agrave moi-mecircme Fleacutedermausse eacutetait lagrave qui me regardait du fond de la glace

En ce moment le watchmann criait onze heures Je montai vivement le mannequin que jrsquoavais apporteacute je lrsquoaffublai drsquoun costume pareil agrave celui de la meacutegegravere et jrsquoentrrsquoouvris le rideau

Certes apregraves tout ce que jrsquoavais vu de la vieille sa ruse in-fernale sa prudence son adresse rien nrsquoaurait ducirc me sur-prendre et cependant jrsquoeus peur

Cette lumiegravere que jrsquoavais remarqueacutee au fond de la chambre cette lumiegravere immobile projetait alors sa lumiegravere jaunacirctre sur le mannequin du paysan de Nassau lequel accroupi au bord du

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lit la tecircte pencheacutee sur la poitrine son grand tricorne rabattu sur la figure les bras pendants semblait plongeacute dans le deacutesespoir

Lrsquoombre meacutenageacutee avec un art diabolique ne laissait paraicirctre que lrsquoensemble de la figure le gilet rouge et six bou-tons arrondis se deacutetachaient seuls des teacutenegravebreshellip mais crsquoest le silence de la nuit crsquoest lrsquoimmobiliteacute complegravete du personnage son air morne affaisseacute qui devaient srsquoemparer de lrsquoimagination du spectateur avec une puissance inouiumle Moi-mecircme quoique preacutevenu je me sentis froid dans les os ndash Qursquoaurait-ce donc eacuteteacute drsquoun pauvre campagnard surpris agrave lrsquoimproviste Il eucirct eacuteteacute ter-rasseacutehellip il eucirct perdu son libre arbitrehellip et lrsquoesprit drsquoimitation au-rait fait le reste

Agrave peine eus-je remueacute le rideau que je vis Fleacutedermausse agrave lrsquoaffucirct derriegravere ses vitres

Elle ne pouvait me voir Jrsquoentrrsquoouvris doucement la fe-necirctrehellip la fenecirctre en face srsquoentrrsquoouvrit puis le mannequin parut se lever lentement et srsquoavancer vers moi je mrsquoavanccedilai de mecircme et saisissant mon flambeau drsquoune main de lrsquoautre jrsquoouvris brus-quement la croiseacutee

La vieille et moi nous eacutetions face agrave face car frappeacutee de stupeur elle avait laisseacute tomber son mannequin

Nos deux regards se croisegraverent avec une eacutegale terreur

Elle eacutetendit le doigt jrsquoeacutetendis le doigt ses legravevres srsquoagi-tegraverent jrsquoagitai les miennes elle exhala un profond soupir et srsquoaccouda je mrsquoaccoudaihellip

Dire ce que cette scegravene avait drsquoeffrayant je ne le puis Cela tenait du deacutelire de lrsquoeacutegarement de la folie Il y avait lutte entre deux volonteacutes entre deux intelligences entre deux acircmes dont lrsquoune voulait aneacuteantir lrsquoautre et dans cette lutte la mienne avait lrsquoavantage Les victimes luttaient avec moi

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Apregraves avoir imiteacute pendant quelques secondes tous les mouvements de Fleacutedermausse je tirai une corde de dessous mon jupon et je lrsquoattachai agrave la tringle

La vieille me consideacuterait bouche beacuteante Je passai la corde agrave mon cou Ses prunelles fauves srsquoilluminegraverent sa figure se deacute-composa

laquo Non non fit-elle drsquoune voix sifflante non raquo

Je poursuivis avec lrsquoimpassibiliteacute du bourreau

Alors la rage saisit Fleacutedermausse

laquo Vieille folle hurla-t-elle en se redressant les mains cris-peacutees sur la traverse vieille folle raquo

Je ne lui donnai pas le temps de continuer soufflant tout agrave coup ma lampe je me baissai comme un homme qui veut pren-dre un eacutelan vigoureux et saisissant le mannequin je lui passai la corde au cou puis je le preacutecipitai dans lrsquoespace

Un cri terrible traversa la rue

Apregraves ce cri tout rentra dans le silence

La sueur ruisselait de mon fronthellip jrsquoeacutecouta longtempshellip Au bout drsquoun quart drsquoheure jrsquoentendishellip loinhellip bien loinhellip la voix du watchmann qui criait laquo Habitants de Nuremberghellip minuithellip minuit sonneacutehellip raquo

laquo Maintenant justice est faite murmurai-je les trois vic-times sont vengeacuteeshellip Seigneur pardonnez-moi raquo

Or ceci se passait environ cinq minutes apregraves le dernier cri du watchmann et je venais drsquoapercevoir la meacutegegravere attireacutee par son image srsquoeacutelancer de sa fenecirctre la corde au cou et rester sus-pendue agrave sa tringle Je vis le frisson de la mort onduler sur ses reins et la lune calme silencieuse deacutebordant agrave la cime du toit reposer sur sa tecircte eacutecheveleacutee ses froids et pacircles rayons

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Tel jrsquoavais vu le pauvre jeune hommehellip telle je vis Fleacuteder-mausse

Le lendemain tout Nuremberg apprit que la chauve-souris srsquoeacutetait pendue Ce fut le dernier eacuteveacutenement de ce genre dans la rue des Minnesaeligngers

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LA COMEgraveTE

Lrsquoanneacutee derniegravere avant les fecirctes du carnaval le bruit cou-rut agrave Hunebourg que le monde allait finir Crsquoest le docteur Za-charias Piper de Colmar qui reacutepandit drsquoabord cette nouvelle deacutesagreacuteable elle se lisait dans le Messager boiteux dans le Parfait chreacutetien et dans cinquante autres almanachs

Zacharias Piper avait calculeacute qursquoune comegravete descendrait du ciel le mardi-gras qursquoelle aurait une queue de trente-cinq mil-lions de lieues formeacutee drsquoeau bouillante laquelle passerait sur la terre de sorte que les neiges des plus hautes montagnes en se-raient fondues les arbres desseacutecheacutes et les gens consumeacutes

Il est vrai qursquoun honnecircte savant de Paris nommeacute Popinot eacutecrivait plus tard que la comegravete arriverait sans doute mais que sa queue serait composeacutee de vapeurs tellement leacutegegraveres que per-sonne nrsquoen eacuteprouverait le moindre inconveacutenient que chacun devait srsquooccuper tranquillement de ses affaires qursquoil reacutepondait de tout

Cette assurance calma bien des frayeurs

Malheureusement nous avons agrave Hunebourg une vieille fi-leuse de laine nommeacutee Maria Finck demeurant dans la ruelle des Trois-Pots Crsquoest une petite vieille toute blanche toute rideacutee que les gens vont consulter dans les circonstances deacutelicates de la vie Elle habite une chambre basse dont le plafond est orneacute drsquoœufs peints de bandelettes roses et bleues de noix doreacutees et

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de mille autres objets bizarres Elle se revecirct elle-mecircme drsquoan-tiques falbalas et se nourrit drsquoeacutechaudeacutes ce qui lui donne une grande autoriteacute dans le pays

Maria Finck au lieu drsquoapprouver lrsquoavis de lrsquohonnecircte et bon M Popinot se deacuteclara pour Zacharias Piper disant

laquo Convertissez-vous et priez repentez-vous de vos fautes et faites du bien agrave lrsquoEacuteglise car la fin est proche la fin est proche raquo

On voyait au fond de sa chambre une image de lrsquoenfer ougrave les gens descendaient par un chemin semeacute de roses Aucun ne se doutait de lrsquoendroit ougrave les menait cette route ils marchaient en dansant les uns une bouteille agrave la main les autres un jam-bon les autres un chapelet de saucisses Un meacuteneacutetrier le cha-peau garni de rubans leur jouait de la clarinette pour eacutegayer le voyage plusieurs embrassaient leurs commegraveres et tous ces malheureux srsquoapprochaient avec insouciance de la chemineacutee pleine de flammes ougrave deacutejagrave les premiers drsquoentre eux tombaient les bras eacutetendus et les jambes en lrsquoair

Qursquoon se figure les reacuteflexions de tout ecirctre raisonnable en voyant cette image On nrsquoest pas tellement vertueux que chacun nrsquoait un certain nombre de peacutecheacutes sur la conscience et personne ne peut se flatter de srsquoasseoir tout de suite agrave la droite du Sei-gneur Non il faudrait ecirctre bien preacutesomptueux pour oser srsquoimaginer que les choses iront de la sorte ce serait la marque drsquoun orgueil tregraves condamnable Aussi la plupart se disaient

laquo Nous ne ferons pas le carnaval nous passerons le mardi-gras en actes de contrition raquo

Jamais on nrsquoavait vu rien de pareil Lrsquoadjudant et le capi-taine de place ainsi que les sous-officiers de la 3e compagnie du en garnison agrave Hunebourg eacutetaient dans un veacuteritable deacute-sespoir Tous les preacuteparatifs pour la fecircte la grande salle de la mairie qursquoils avaient deacutecoreacutee de mousse et de tropheacutees drsquoarmes

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lrsquoestrade qursquoils avaient eacuteleveacutee pour lrsquoorchestre la biegravere le kirsch les bischofs qursquoils avaient commandeacutes pour la buvette enfin tous les rafraicircchissements allaient ecirctre en pure perte puisque les demoiselles de la ville ne voulaient plus entendre parler de danse

laquo Je ne suis pas meacutechant disait le sergent Duchecircne mais si je tenais votre Zacharias Piper il en verrait des dures raquo

Avec tout cela les plus deacutesoleacutes eacutetaient encore Daniel Spitz le secreacutetaire de la mairie Jeacuterocircme Bertha le fils du maicirctre de poste le percepteur des contributions Dujardin et moi ndash Huit jours avant nous avions fait le voyage de Strasbourg pour nous procurer des costumes Lrsquooncle Tobie mrsquoavait mecircme donneacute cin-quante francs de sa poche afin que rien ne fucirct eacutepargneacute Je mrsquoeacutetais donc choisi chez mademoiselle Dardenai sous les pe-tites arcades un costume de Pierrot Crsquoest une espegravece de che-mise agrave larges plis et longues manches garnie de boutons en forme drsquooignons gros comme le poing et qui vous ballottent depuis le menton jusque sur les cuisses On se couvre la tecircte drsquoune calotte noire on se blanchit la figure de farine et pourvu qursquoon ait le nez long les joues creuses et les yeux bien fendus crsquoest admirable

Dujardin agrave cause de sa large panse avait pris un costume de Turc brodeacute sur toutes les coutures Spitz un habit de Poli-chinelle formeacute de mille piegraveces rouges vertes et jaunes une bosse devant une autre derriegravere le grand chapeau de gendarme sur la nuque on ne pouvait rien voir de plus beau ndash Jeacuterocircme Bertha devait ecirctre en sauvage avec des plumes de perroquet Nous eacutetions sucircrs drsquoavance que toutes les filles quitteraient leurs sergents pour se pendre agrave nos bras

Et quand on fait de pareilles deacutepenses de voir que tout srsquoen aille au diable par la faute drsquoune vieille folle ou drsquoun Zacharias Piper nrsquoy a-t-il pas de quoi prendre le genre humain en grippe

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Enfin que voulez-vous Les gens ont toujours eacuteteacute les mecircmes les fous auront toujours le dessus

Le mardi-gras arrive Ce jour-lagrave le ciel eacutetait plein de neige On regarde agrave droite agrave gauche en haut en bas pas de comegravete Les demoiselles paraissent toutes confuses les garccedilons cou-raient chez leurs cousines chez leurs tantes chez leurs mar-raines dans toutes les maisons laquo Vous voyez bien que la vieille Finck est folle toutes vos ideacutees de comegravete nrsquoont pas de bon sens Est-ce que les comegravetes arrivent en hiver Est-ce qursquoelles ne choisissent pas toujours le temps des vendanges Allons al-lons il faut se deacutecider que diablehellip Il est encore temps etc raquo

De leur cocircteacute les sous-officiers passaient dans les cuisines et parlaient aux servantes ils les exhortaient et les accablaient de reproches Plusieurs reprenaient courage Les vieux et les vieilles arrivaient bras dessus bras dessous pour voir la grande salle de la mairie les soleils de sabres poignards et les petits drapeaux tricolores entre les fenecirctres excitaient lrsquoadmiration universelle Alors tout change on se rappelle que crsquoest mardi-gras les demoiselles se deacutepecircchent de tirer leurs jupes de lrsquoarmoire et de cirer leurs petits souliers

Agrave dix heures la grande salle de la mairie eacutetait pleine de monde nous avions gagneacute la bataille pas une demoiselle de Hunebourg ne manquait agrave lrsquoappel Les clarinettes les trom-bones la grosse caisse reacutesonnaient les hautes fenecirctres brillaient dans la nuit les valses tournaient comme des enrageacutees les con-tredanses allaient leur train les filles et les garccedilons eacutetaient dans une jubilation inexprimable les vieilles grandrsquomegraveres bien as-sises contre les guirlandes riaient de bon cœur On se bouscu-lait dans la buvette on ne pouvait pas servir assez de rafraicirc-chissements et le pegravere Zimmer qui avait la fourniture par ad-judication peut se vanter drsquoavoir fait ses choux gras en cette nuit

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Tout le long de lrsquoescalier exteacuterieur on voyait descendre en treacutebuchant ceux qui srsquoeacutetaient trop rafraicircchis Dehors la neige tombait toujours

Lrsquooncle Tobie mrsquoavait donneacute la clef de la maison pour ren-trer quand je voudrais Jusqursquoagrave deux heures je ne manquai pas une valse mais alors jrsquoen avais assez les rafraicircchissements me tournaient sur le cœur Je sortis Une fois dans la rue je me sen-tis mieux et me mis agrave deacutelibeacuterer pour savoir si je remonterais ou si jrsquoirais me coucher

Jrsquoaurais bien voulu danser encore mais drsquoun autre cocircteacute jrsquoavais sommeil

Enfin je me deacutecide agrave rentrer et je me mets en route pour la rue Saint-Sylvestre le coude au mur en me faisant toutes sortes de raisonnements agrave moi-mecircme

Depuis dix minutes je mrsquoavanccedilais ainsi dans la nuit et jrsquoallais tourner au coin de la fontaine quand levant le nez par hasard je vois derriegravere les arbres du rempart une lune rouge comme de la braise qui srsquoavanccedilait par les airs Elle eacutetait encore agrave des milliers de lieues mais elle allait si vite que dans un quart drsquoheure elle devait ecirctre sur nous

Cette vue me bouleversa de fond en comble je sentis mes cheveux greacutesiller et je me dis

laquo Crsquoest la comegravete Zacharias Piper avait raison raquo

Et sans savoir ce que je faisais tout agrave coup je me remets agrave courir vers la mairie je regrimpe lrsquoescalier en renversant ceux qui descendaient et criant drsquoune voix terrible laquo La comegravete la comegravete raquo

Crsquoeacutetait le plus beau moment de la danse la grosse caisse tonnait les garccedilons frappaient du pied levaient la jambe en tournant les filles eacutetaient rouges comme des coquelicots mais quand on entendit cette voix srsquoeacutelever dans la salle laquo La co-

ndash 38 ndash

megravete la comegravete raquo il se fit un profond silence et les gens tour-nant la tecircte se virent tout pacircles les joues tireacutees et le nez pointu

Le sergent Duchecircne srsquoeacutelanccedilant vers la porte mrsquoarrecircta et me mit la main sur la bouche en disant

laquo Est-ce que vous ecirctes fou Voulez-vous bien vous taire raquo

Mais moi me renversant en arriegravere je ne cessais de reacutepeacuteter drsquoun ton de deacutesespoir laquo La comegravete raquo Et lrsquoon entendait deacutejagrave les pas rouler sur lrsquoescalier comme un tonnerre les gens se preacutecipi-ter dehors les femmes geacutemir enfin un tumulte eacutepouvantable ndash Quelques vieilles seacuteduites par le mardi-gras levaient les mains au ciel en beacutegayant laquo Jeacutesus Maria Joseph raquo

En quelques secondes la salle fut vide Duchecircne me laissa et pencheacute au bord drsquoune fenecirctre je regardais tout eacutepuiseacute les gens qui remontaient la rue en courant Puis je mrsquoen allai comme fou de deacutesespoir

En passant par la buvette je vis la cantiniegravere Catherine La-goutte avec le caporal Bouquet qui buvaient le fond drsquoun bol de punch

laquo Puisque crsquoest fini disaient-ils que ccedila finisse bien raquo

Au-dessous dans lrsquoescalier un grand nombre eacutetaient assis sur les marches et se confessaient entre eux lrsquoun disait laquo Jrsquoai fait lrsquousure raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai vendu agrave faux poids raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai trompeacute au jeu raquo Tous parlaient agrave la fois et de temps en temps ils srsquointerrompaient pour crier ensemble laquo Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

Je reconnus lagrave le vieux boulanger Fegravevre et la megravere Lauritz Ils se frappaient la poitrine comme des malheureux Mais toutes ces choses ne mrsquointeacuteressaient pas jrsquoavais bien assez de peacutecheacutes pour mon propre compte

Bientocirct jrsquoeus rattrapeacute ceux qui couraient vers la fontaine Crsquoest lagrave qursquoil fallait entendre les geacutemissements tous reconnais-

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saient la comegravete et moi je trouvai qursquoelle avait deacutejagrave grossi du double Elle jetait des eacuteclairs et la profondeur des teacutenegravebres la faisait paraicirctre rouge comme du sang

La foule debout dans lrsquoombre ne cessait de reacutepeacuteter drsquoun ton lamentable

laquo Crsquoest fini crsquoest fini Ocirc mon Dieu crsquoest fini nous sommes perdus raquo

Et les femmes invoquaient saint Joseph saint Christophe saint Nicolas enfin tous les saints du calendrier

Dans ce moment je revis aussi tous mes peacutecheacutes depuis lrsquoacircge de la raison et je me fis horreur agrave moi-mecircme Jrsquoavais froid sous la langue en pensant que nous allions ecirctre brucircleacutes et comme le vieux mendiant Balthazar se tenait pregraves de moi sur sa beacutequille je lrsquoembrassai en lui disant

laquo Balthazar quand vous serez dans le sein drsquoAbraham vous aurez pitieacute de moi nrsquoest-ce pas raquo

Alors lui en sanglotant me reacutepondit

laquo Je suis un grand peacutecheur monsieur Christian depuis trente ans je trompe la commune par amour de la paresse car je ne suis pas aussi boiteux qursquoon pense

mdash Et moi Balthazar lui dis-je je suis le plus grand crimi-nel de Hunebourg raquo

Nous pleurions dans les bras lrsquoun de lrsquoautre

Voilagrave pourtant comment seront les gens au jugement der-nier les rois avec les cireurs de bottes les bourgeois avec les va-nu-pieds Ils nrsquoauront plus honte lrsquoun de lrsquoautre ils srsquoappelleront fregraveres et celui qui sera bien raseacute ne craindra pas drsquoembrasser celui qui laisse pousser sa barbe pleine de crasse ndash parce que le feu purifie tout et que la peur drsquoecirctre brucircleacute vous rend le cœur tendre

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Oh sans lrsquoenfer on ne verrait pas tant de bons chreacutetiens crsquoest ce qursquoil y a de plus beau dans notre sainte religion

Enfin nous eacutetions tous lagrave depuis un quart drsquoheure agrave ge-noux lorsque le sergent Duchecircne arriva tout essouffleacute Il avait drsquoabord couru vers lrsquoarsenal et ne voyant rien lagrave-bas il revenait par la rue des Capucins

laquo Eh bien fit-il qursquoest-ce que vous avez donc agrave crier raquo

Puis apercevant la comegravete

laquo Mille tonnerres srsquoeacutecria-t-il qursquoest-ce que crsquoest que ccedila

mdash Crsquoest la fin du monde sergent dit Balthazar

mdash La fin du monde

mdash Oui la comegravete raquo

Alors il se mit agrave jurer comme un damneacute criant

laquo Encore si lrsquoadjudant de place eacutetait lagravehellip on pourrait con-naicirctre la consigne raquo

Puis tout agrave coup tirant son sabre et se glissant contre le mur il dit

laquo En avant Je mrsquoen moque il faut pousser une reconnais-sance raquo

Tout le monde admirait son courage et moi-mecircme entraicirc-neacute par son audace je me mis derriegravere lui ndash Nous marchions doucement doucement les yeux eacutecarquilleacutes regardant la co-megravete qui grandissait agrave vue drsquoœil en faisant des milliards de lieues chaque seconde

Enfin nous arrivacircmes au coin du vieux couvent des capu-cins La comegravete avait lrsquoair de monter plus nous avancions plus elle montait nous eacutetions forceacutes de lever la tecircte de sorte que fi-nalement Duchecircne avait le cou plieacute regardant tout droit en lrsquoair

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Moi vingt pas plus loin je voyais la comegravete un peu de cocircteacute Je me demandais srsquoil eacutetait prudent drsquoavancer encore lorsque le sergent srsquoarrecircta

laquo Sacrebleu fit-il agrave voix basse crsquoest le reacuteverbegravere

mdash Le reacuteverbegravere dis-je en mrsquoapprochant est-ce possible raquo

Et je regardai tout eacutebahi

En effet crsquoeacutetait le vieux reacuteverbegravere du couvent des capucins On ne lrsquoallume jamais par la raison que les capucins sont partis depuis 1798 et qursquoagrave Hunebourg tout le monde se couche avec les poules mais le veilleur de nuit Burrhus preacutevoyant qursquoil y aurait ce soir-lagrave beaucoup drsquoivrognes avait eu lrsquoideacutee charitable drsquoy mettre une chandelle afin drsquoempecirccher les gens de rouler dans le fosseacute qui longe lrsquoancien cloicirctre puis il eacutetait alleacute dormir agrave cocircteacute de sa femme

Nous distinguions tregraves bien les branches de la lanterne Le lumignon eacutetait gros comme le pouce quand le vent soufflait un peu ce lumignon srsquoallumait et jetait des eacuteclairs voilagrave ce qui le faisait marcher comme une comegravete

Moi voyant cela jrsquoallais crier pour avertir les autres quand le sergent me dit

laquo Voulez-vous bien vous taire si lrsquoon savait que nous avons chargeacute sur une lanterne on se moquerait de nous ndash Attention raquo

Il deacutecrocha la chaicircne toute rouilleacutee le reacuteverbegravere tomba produisant un grand bruit Apregraves quoi nous particircmes en cou-rant

Les autres attendirent encore longtemps mais comme la comegravete eacutetait eacuteteinte ils finirent aussi par reprendre du courage et allegraverent se coucher

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Le lendemain le bruit courut que crsquoeacutetait agrave cause des priegraveres de Maria Finck que la comegravete srsquoeacutetait eacuteteinte aussi depuis ce jour elle est plus sainte que jamais

Voilagrave comment les choses se passent dans la bonne petite ville de Hunebourg

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LE CITOYEN SCHNEIDER

I

laquo Drsquoougrave vient que les souvenirs de notre enfance sont ineffa-ccedilables dit le vieux garde Heinrich en allumant sa pipe drsquoun air meacutelancolique lorsqursquoon se rappelle agrave peine les choses du mois dernier drsquoougrave vient que les choses de notre jeunesse restent de-vant nos yeux et qursquoon croit encore y ecirctre Moi je nrsquooublierai jamais la pauvre hutte de mon pegravere avec son toit de chaume sa petite salle basse lrsquoescalier de bois au fond montant agrave la man-sarde lrsquoalcocircve aux rideaux de serge grise et blanche et les deux petites fenecirctres agrave mailles de plomb donnant sur le deacutefileacute de la Schloucht pregraves de Munster Je ne les oublierai jamais ni les moindres choses de ce temps-lagrave

laquo Tout reste vivant dans mon cœur surtout lrsquohiver de 1783

laquo Durant cet hiver le grand-pegravere Yeacuteri-Hans coiffeacute de son bonnet de laine friseacutee ses mains sillonneacutees de grosses veines bleues reposant sur ses cuisses maigres dormait tous les jours du matin au soir assis dans le vieux fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre son front rideacute srsquoabaissait lentement lentement puis se relevait pour redescendre encore Il respirait et soupirait comme si des recircves peacutenibles des recircves sans fin se fussent en-chaicircneacutes lrsquoun agrave lrsquoautre dans son esprit

laquo Ma megravere filait et me regardait de temps en temps drsquoun air grave elle eacutetait pacircle et les grands rubans de son bonnet trem-blotaient sur sa tecircte comme les ailes drsquoun papillon de nuit

laquo Mon pegravere les joues brunes lrsquoœil eacutetincelant ses larges tempes ombrageacutees du feutre noir taillait dans le checircne des tecirctes

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de cannes et des tabatiegraveres pour les vendre au printemps ses mains couleur de brique maniaient le ciseau avec une adresse merveilleuse les copeaux tombaient autour de lui et se rou-laient en escargots Parfois il sifflait tout bas je ne sais quel air bizarre parfois il se reposait battait le briquet et serrant lrsquoamadou sur sa pipe il srsquoeacutecriait

laquo mdash Catherinehellip Ccedila marche hellip ccedila marche raquo

laquo Puis me voyant assis sur mon escabeau tout attentif car je nrsquoaimais rien tant que de le voir travailler il me souriait et re-prenait lrsquoouvrage

laquo Autour de notre hutte la neige montaithellip montait chaque jour les vieux murs deacutecreacutepits srsquoenfonccedilaient sous terre deacutejagrave nos petites fenecirctres nrsquoy voyaient plus que par les vitres drsquoen haut les autres au-dessous eacutetaient drsquoun blanc mat et sombre

laquo Je me dressais quelquefois sur ma chaise et je regardais les nuages se plier et se deacuteplier lentement sur la valleacutee im-mense tout en face les rochers agrave pic escalader la cime du Ho-neck et plus bas dans la gorge les sapins innombrables char-geacutes de givre

laquo Rien ne remuait pas un oiseau ne secouait une feuille de son aile frileuse quelques verdiers seulement venaient se blot-tir sous le chaume de notre toit pregraves de la chemineacutee drsquoougrave sor-tait en tourbillonnant la fumeacutee grisacirctre

laquo La vue seule de ce morne paysage vous donnait froid on grelottait et pourtant agrave lrsquointeacuterieur le feu flamboyait ses spirales rouges montaient et descendaient comme un diablotin agrave la creacute-maillegravere il faisait chaud La petite porte disjointe qui commu-niquait agrave lrsquoeacutetable laissait entendre le becirclement de notre chegravevre la grande Theacuteregravese celui de son biquet qui teacutetait encore et les sourds mugissements de notre vache Waldine

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laquo Crsquoeacutetait un plaisir de les entendre par un froid pareil Nous nrsquoeacutetions pas seuls au moins dans les neiges nous eacutetions avec les creacuteatures du Seigneur Dieu nous avions encore des amis

laquo Je me rappellerai toujours qursquoun matin Waldine qui srsquoennuyait sans doute dans lrsquoombre apregraves srsquoecirctre deacutetacheacutee je ne sais comment vint nous voir Elle entra chez nous sans gecircne et mon pegravere se mit agrave rire de bon cœur

laquo mdash Heacute bonjour Waldine srsquoeacutecria-t-il Tu entres ici sans ti-rer le chapeau heacute heacute heacute Laisse-la Catherine laisse-lahellip elle ne fera pas de mal donnons-lui le temps de respirer et de voir la lumiegravere raquo

laquo Crsquoest moi-mecircme qui la reconduisis dans lrsquoeacutecurie et qui la rattachai agrave la cregraveche

laquo Ainsi se passait le temps tandis que les oiseaux criaient famine que les becirctes sauvages cherchaient les cavernes du Ho-neck et du Valtin nous blottis comme une bande de perdreaux autour de lrsquoacirctre nous recircvions en paix et chaque soir ma megravere disait

laquo mdash Encore un jour de passeacute Encore un pas vers le prin-temps raquo

laquo Tout cela je me le rappelle avec bonheur mais il arrive des choses eacutetranges dans ce bas monde des choses qui nous re-viennent longtemps apregraves et montrent que la sagesse des hommes et mecircme leur bonteacute nrsquoest que folie Dieu les permet sans doute pour humilier notre orgueil devant sa face raquo

En cet endroit Heinrich vida les cendres de sa pipe et la mit refroidir au bord de la fenecirctre puis il poursuivit grave-ment

laquo Cette anneacutee-lagrave donc au dernier jour de janvier entre deux et trois heures de lrsquoapregraves-midi il srsquoeacuteleva un grand vent

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laquo Quoique la maison fucirct abriteacutee vers le nord agrave chaque coup elle tremblait au bout drsquoune heure elle eacutetait tellement couverte de neige que lrsquoouragan passait au-dessus

laquo Nous avions eacuteteint le feu une lampe seule brillait sur la table

laquo Ma megravere priait je crois que mon pegravere priait aussi

laquo Le grand-pegravere lui srsquoeacutetait eacuteveilleacute tout agrave coup et semblait eacutepouvanteacute de ce vacarme

laquo Toute la neige tombeacutee depuis trois mois remontait vers le ciel en poussiegravere tout hurlait pleurait et sifflait dehors de se-conde en seconde on entendait les grands arbres lacirccher leurs racines avec des craquements eacutepouvantables puis des bruits sourds des clameurs infinies Si le vent eacutetait venu de face il au-rait enfonceacute nos fenecirctres et deacutecouvert le toit heureusement il soufflait de la montagne

laquo Au milieu de ce bruit terrible il nous semblait parfois en-tendre des cris humains et nous deacutejagrave si troubleacutes pour nous-mecircmes nous freacutemissions encore en songeant au peacuteril des autres Agrave chaque fois la megravere disait

laquo mdash Il y a quelqursquoun dehors raquo

laquo Et nous precirctions lrsquooreille le cœur serreacute mais la grande voix de lrsquoouragan dominait tout il soufflait dans le deacutefileacute de la Schloucht comme dans une flucircte immense

laquo Cela dura trois heures puis il se fit un grand silence et nous entendicircmes encore une fois becircler notre chegravevre

laquo mdash Le vent est tombeacute dit mon pegravere et srsquoapprochant de la porte il eacutecouta quelques instants encore le doigt sur le loquet

laquo Nous eacutetions tous derriegravere lui lorsqursquoil ouvrit et nous re-gardacircmes les yeux eacutecarquilleacutes

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laquo Le temps eacutetait sombre agrave cause de la neige qui descen-dait une eacuteclaircie blanchacirctre sur notre droite indiquait la posi-tion du soleil il pouvait ecirctre alors cinq heures

laquo Comme nous regardions agrave travers cette lumiegravere grise nous aperccedilucircmes agrave deux ou trois cents pas au-dessous de nous dans le sentier qui descend entre le Honeck et la crecircte du Valtin une charrette arrecircteacutee et un cheval devant On ne voyait que la tecircte du cheval et le dessus de la charrette avec les pointes de ses deux eacutechelles

laquo mdash Voilagrave donc ce que nous entendions srsquoeacutecria le grand-pegravere Yeacuteri-Hans

laquo mdash Oui dit mon pegravere en rentrant dans la hutte un mal-heur est arriveacute raquo

laquo Il prit la pelle de bois derriegravere la porte et se mit agrave des-cendre la cocircte ayant de la neige jusqursquoaux genoux moi je cou-rais derriegravere lui malgreacute les cris de la megravere le grand-pegravere sui-vait aussi de loin

laquo Plus nous descendions plus la neige devenait profonde Malgreacute cela mon pegravere arrivant au haut du talus qui domine le sentier se laissa glisser jusqursquoau bas en srsquoappuyant sur le manche de la pelle et dans cet endroit je fis halte pour le re-garder

laquo Il saisit le cheval par la bride mais aussitocirct voyant agrave deux ou trois pas de lagrave quelque chose sur la neige il srsquoapprocha souleva peacuteniblement un gros homme vecirctu de noir dont la tecircte retomba sur son eacutepaule et le posa en travers du cheval puis il coupa les traits et parvint agrave force de cris et de secousses agrave tirer lrsquoanimal de son trou

laquo Ce fut une grande affaire pour lrsquoamener sur le talus et pour le traicircner agrave la maison Il y parvint en faisant le tour de toutes les roches et des racines drsquoarbres ougrave srsquoeacutetait accumuleacutee la neige

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laquo Le grand-pegravere et moi nous suivions fort tristes regar-dant le malheureux qui ballottait en travers du cheval Il avait des bas de soie noire une soutane et des souliers agrave boucles drsquoargent crsquoeacutetait un precirctre

laquo Et maintenant qursquoon se figure la deacutesolation de ma megravere en voyant ce saint homme dans un si pitoyable eacutetat Il me semble encore lrsquoentendre crier les mains jointes au-dessus de sa tecircte

laquo mdash Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

laquo Elle voulait envoyer mon pegravere tout de suite agrave Munster chercher un meacutedecin Mais la nuit eacutetant survenue il faisait noir agrave la porte comme dans un four et toute la bonne volonteacute du monde ne pouvait pas vous faire trouver le chemin au milieu des neiges

laquo Dans cette deacutesolation universelle on se deacutepecirccha drsquoal-lumer du feu de chauffer des couvertures et comme jrsquoeacutetais un embarras pour tout le monde on mrsquoenvoya coucher dans la chambre du grand-pegravere

laquo Toute la nuit jrsquoentendis aller et venir au-dessous de moi la lumiegravere brillait agrave travers les fentes du plancher ma megravere se lamentait Enfin vers une heure accableacute de fatigue et lrsquoestomac creux je mrsquoendormis si profondeacutement qursquoil fallut mrsquoeacuteveiller le lendemain agrave huit heures sans quoi je dormirais peut-ecirctre en-core

laquo mdash Heinrich Heinrich criait le grand-pegravere en levant la trappe de sa tecircte chauve Heinrich arrive donc la soupe est precircte raquo

laquo Agrave cette voix je mrsquoeacuteveillai je regardai il faisait grand jour et la bonne odeur de la soupe aux pommes de terre remplissait toute la maison

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laquo Alors je ne pris que le temps de passer mon petit panta-lon de toile grise et de mettre mes sabots pour descendre Tous les eacuteveacutenements de la veille se repreacutesentaient agrave mon esprit outre mon bon appeacutetit jrsquoeacutetais encore curieux de savoir ce qui srsquoeacutetait passeacute Aussi du haut de lrsquoescalier je me penchais deacutejagrave sur la rampe pour regarder dans la chambre

laquo La soupiegravere fumait sur une belle nappe blanche le grand-pegravere assis en face faisait le signe de la croix le pegravere et la megravere debout disaient le Benedicite deacutevotement Et le gros homme assis dans le fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre les jambes enveloppeacutees drsquoune bonne couverture de laine et ses mains poteleacutees croiseacutees sur son ventre qui se relevait en forme de cornemuse ressemblait avec sa face charnue ses cheveux roux et sa tonsure agrave un bon chat qui dort sur la cendre chaude en recircvant agrave toutes les excellentes choses que le Seigneur a mises au monde pour ses enfants le fromage les omelettes les an-douilles etc etc

laquo Crsquoeacutetait attendrissant de le voir

laquo mdash Descends donc Heinrich me dit ma megravere nrsquoaie pas peur monsieur le cureacute ne te fera pas de mal raquo

laquo Le gros homme tourna la tecircte et se mit agrave me sourire en disant

laquo mdash Crsquoest votre petit garccedilon

laquo mdash Oui monsieur le cureacute notre seul enfant

laquo mdash Arrive donc petit raquo fit-il

laquo Ma megravere me prit par la main et me conduisit pregraves de ce bon precirctre qui me regarda de ses gros yeux gris drsquoun air tendre puis me tapa sur la joue et demanda

laquo mdash Est-ce qursquoil sait deacutejagrave ses priegraveres

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laquo mdash Oh oui monsieur le cureacute crsquoest la premiegravere chose que nous lui avons apprise

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure jrsquoaime ccedila raquo

laquo Ma megravere mrsquoavait ocircteacute mon bonnet et moi les mains jointes les yeux agrave terre je reacutecitai lrsquoAve Maria et le Pater Noster drsquoun trait

laquo mdash Crsquoest bien crsquoest bien fit le gros homme en me pinccedilant lrsquooreille heacute heacute heacute tu seras un bon serviteur devant Dieu Va maintenant deacutejeune je suis content de toi raquo

laquo Il parlait doucement et toute la famille pensait

laquo mdash Quel brave homme quel bon cœur quel malheur srsquoil eacutetait resteacute geleacute dans la Schloucht Crsquoest le Seigneur qui lrsquoa sau-veacute sans doute agrave cause de toutes ses bonnes actions et de celles qursquoil fera plus tard encore raquo

laquo Mais une circonstance survint alors qui nous montra ce bonhomme sous une tout autre physionomie

laquo Vous saurez que mon pegravere eacutetait descendu de grand matin vers la charrette prendre les effets de M le cureacute son tricorne et un gros rouleau de papiers auquel il paraissait tenir beaucoup Toutes ces choses eacutetaient poseacutees sur un vieux bahut agrave lrsquoautre coin de lrsquoacirctre la caisse au-dessous le tricorne au-dessus et le rouleau de papiers sur le tricorne

laquo En passant je touchai le rouleau de papiers qui se deacute-roula presque sur le feu

laquo Alors cet homme paisible fit entendre un cri mais un veacute-ritable cri de loup accompagneacute de jurements eacutepouvantables

laquo Il se preacutecipita sur les papiers les arracha de la flamme et les eacuteteignit dans ses mains Puis il me regarda tout pacircle drsquoun œil si feacuteroce que jrsquoen eus la chair de poule

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Nous eacutetions tous consterneacutes la bouche beacuteante Lui regar-dant les papiers un peu roussis sur les bords se mit agrave beacutegayer en freacutemissant comme un dogue dans sa niche

laquo mdash Mon Thucydide hellip petit animal mon Thucydide raquo

laquo Apregraves quoi roulant ses papiers les uns dans les autres et srsquoapercevant de notre stupeur il me menaccedila du doigt en repre-nant son air bonhomme mais nous nrsquoavions plus envie de rire avec lui

laquo mdash Ah mauvais petit gueux dit-il tu viens de me faire peur Figurez-vous que jrsquoarrive tout expregraves de Cologne Oui jrsquoai fait cent lieues pour chercher ces vieux manuscrits au couvent de Saint-Dieacute il mrsquoa fallu trois mois pour y mettre un peu drsquoordre et lrsquoimprudence de ce malheureux enfant allait aneacuteantir une œuvre peut-ecirctre unique dans le monde Jrsquoen sue agrave grosses gouttes raquo

laquo Crsquoest vrai sa large face eacutetait devenue pourpre des gouttes de sueur lui couvraient le front

laquo Apregraves cela vous pensez bien que toute notre famille de-vint grave nous nrsquoeacutetions pas habitueacutes drsquoentendre des precirctres jurer comme ceux qui conduisent des bœufs agrave la pacircture et mille fois pire encore

laquo Ma megravere ne disait plus rien elle eacutetait devenue toute recirc-veuse

laquo Nous mangions en silence et quand nous eucircmes fini le pegravere sortit il deacutecrocha le traicircneau suspendu sous le hangar Nous lrsquoentendicircmes tirer le cheval de lrsquoeacutecurie et lrsquoatteler devant la porte Enfin il rentra et dit

laquo mdash Monsieur le cureacute si vous voulez monter sur le traicirc-neau dans une heure nous serons agrave Munster

laquo mdash Je veux bien raquo fit-il en se levant

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Et regardant dans la chambre drsquoun air grave il dit

laquo mdash Vous ecirctes de braves gens oubliez un instant de colegravere lrsquoesprit est fort mais la chair est faible Permettez-moi de vous teacutemoigner ma reconnaissance

laquo Il voulut remettre un freacutedeacuteric drsquoor agrave ma megravere mais elle refusa et reacutepondit

laquo mdash Crsquoest au nom de Notre Seigneur Jeacutesus-Christ que nous vous avons assisteacute dans le malheur monsieur le cureacute Si nous avions eacuteteacute dans le mecircme besoin vous auriez fait la mecircme chose pour nous

laquo mdash Sans doute sans doute dit-il mais cela nrsquoempecircche pashellip

laquo mdash Non ne nous privez pas du meacuterite de la bonne action

laquo mdash Amen raquo fit-il brusquement

laquo Il prit le rouleau de papiers sur le bahut se coiffa du tri-corne et sortit

laquo Mon pegravere avait deacutejagrave porteacute la malle sur le traicircneau il eacutetait lui-mecircme assis pregraves du timon le cureacute srsquoassit derriegravere et nous les regardacircmes filer jusqursquoagrave la roche creuse puis nous ren-tracircmes Tout le monde eacutetait pensif souvent le grand-pegravere re-gardait ma megravere en silence bien des penseacutees nous passaient par lrsquoesprit mais personne ne disait rien

laquo Le soir vers quatre heures mon pegravere revint portant le traicircneau sur lrsquoeacutepaule Il dit que le precirctre de Cologne eacutetait des-cendu chez M le cureacute de Munster Ce fut tout

laquo Cette anneacutee-lagrave le printemps revint comme agrave lrsquoordinaire

Le soleil au bout de cinq grands mois fit fondre les neiges et seacutecha notre plancher humide

ndash 53 ndash

On sortit la vache la chegravevre et son biquet on vida lrsquoeacutetable on renouvela lrsquoair

laquo En conduisant les becirctes agrave la pacircture en faisant claquer mon fouet je fis reacutesonner les eacutechos de mes cris joyeux

laquo Les bruyegraveres refleurirent et le grand ouragan fut oublieacute

laquo Mais le vieux temps qui marche toujours et nrsquoarrive ja-mais nrsquooublie pas tout sur sa route et souvent quand on y pense le moins les souvenirs repoussent comme les eacuteglantines sur les haies et les orties agrave lrsquoombre chacune selon leur espegravece raquo

II

laquo Plusieurs anneacutees srsquoeacutetaient eacutecouleacutees le grand-pegravere Yeacuteri-Hans eacutetait mort et mon pegravere mrsquoavait envoyeacute dans la basse Al-sace apprendre le meacutetier de tourneur chez mon oncle Conrad agrave Vendenheim

laquo Jrsquoapprochais de quinze ans et je commenccedilai agrave me croire un homme

laquo Crsquoeacutetait au temps ougrave tout le monde portait un bonnet sang de bœuf et la cocarde tricolore ougrave lrsquoon partait par centaines en pantalons de toile grise le fusil sur lrsquoeacutepaule

laquo Je me rappelle qursquoen ce temps-lagrave deux reacutegiments se for-maient agrave Strasbourg et qursquoil fallait des enfants pour battre la charge parce que les hommes voulaient tous avoir le fusil

laquo Cinq garccedilons se preacutesentegraverent agrave Vendenheim jrsquoeacutetais du nombre et lrsquoon tira pour savoir qui partirait

ndash 54 ndash

laquo Crsquoest notre voisin le petit Fritzel qui partit et tout le vil-lage cria qursquoil avait gagneacute ndash Maintenant on a gagneacute quand on reste voilagrave pourtant comme les ideacutees changent

laquo En mecircme temps le citoyen Schneider exterminait les cu-reacutes les moines et les chanoines en Alsace On ne voulait plus re-connaicirctre que la deacuteesse Raison et les Gracircces

laquo Jrsquoen sais plus drsquoune au pays qui faisait la deacuteesse au mois de fructidor et de messidor car jrsquoai bonne meacutemoire Mais il est malhonnecircte aujourdrsquohui de parler de ces choses

laquo Quant agrave notre sainte religion elle nrsquoexistait plus lors-qursquoil fallut la reacutetablir plus tard personne ne se la rappelait ex-cepteacute quelques vieilles femmes qui dirent la maniegravere de srsquoy prendre pour recommencer les offices

laquo Crsquoeacutetait tregraves difficile de remettre les choses en train dans beaucoup de villages on oubliait ici les cierges lagrave les encen-soirs Sans les bonnes femmes on nrsquoaurait jamais su srsquoen tirer

laquo Enfin gracircce agrave Dieu tout est rentreacute dans lrsquoordre et les acircmes sont encore une fois sauveacutees

laquo Voilagrave le principal

mdash Crsquoest au premier consul que nous devons ce grand bien-fait sans lui nous serions tous damneacutes Qursquoil en soit beacuteni dans les siegravecles des siegravecles raquo

Heinrich agrave ce souvenir srsquoessuya une larme au coin de lrsquoœil et poursuivit

laquo Crsquoest agrave cause de cela que les precirctres sont si reconnais-sants envers les descendants de lrsquoempereur et qursquoon le beacutenit dans les eacuteglises lui et toute sa race car la reconnaissance est une vertu dans notre sainte Eacuteglise

laquo Mais pour en revenir agrave ce que je disais un beau matin jrsquoeacutetais en train de tourner des bacirctons de chaise agrave la fenecirctre de

ndash 55 ndash

notre maison qui donnait sur la petite place de la fontaine mon oncle Conrad fumait sa pipe sur la porte et la tante Greacutedel balayait les copeaux dans lrsquoalleacutee

laquo Il pouvait ecirctre environ une heure et demie lorsqursquoil se fit un grand tumulte dehors les gens couraient devant la maison drsquoautres traversaient la petite place drsquoautres en suivant la foule demandaient

laquo mdash Qursquoest-ce qui se passe raquo

laquo Naturellement je sortis pour voir la chose et jrsquoeacutetais en-core dans lrsquoalleacutee que le trot de plusieurs chevaux un cliquetis de sabres le roulement sourd drsquoune grosse charrette se firent entendre au loin puis le son drsquoune trompette eacuteclata dans le vil-lage

laquo Au mecircme instant un peloton de hussards deacutebouchait sur la place ceux de devant le pistolet armeacute en lrsquoair et les autres le sabre au poing Plus loin venait sur un cheval noir un gros homme en habit bleu agrave parements blancs rabattus sur la poi-trine le grand chapeau agrave claque surmonteacute de plumes tricolores en travers de la tecircte lrsquoeacutecharpe autour de la panse et le grand sabre de cavalerie ballottant contre la botte Son cheval hennis-sait et freacutemissait Derriegravere lui srsquoavanccedilait cahotant sur le paveacute une grande voiture atteleacutee de chevaux gris et pleine de poutres rouges

laquo Le gros homme agrave plumes riait de sa face rubiconde pen-dant que les gens tout pacircles srsquoaplatissaient le dos au mur la bouche ouverte et les bras pendants

laquo Du premier coup drsquoœil je reconnus ce bon precirctre que nous avions sauveacute des neiges

laquo Quelques farceurs pour se donner lrsquoair de nrsquoavoir rien agrave craindre criaient

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laquo mdash Voici le citoyen Schneider qui vient eacutecheniller les envi-rons de Vendenheim Gare aux aristocrates raquo

laquo Drsquoautres chantaient en faisant des grimaces

laquo Les aristocrates agrave la lanterne raquo

laquo Ils levaient les bras et les jambes en cadence mais cela ne les empecircchait pas drsquoavoir le ventre serreacute comme tout le monde et de rire jaune

laquo En face de la fontaine le cortegravege srsquoarrecircta Schneider le-vant le nez regarda tout autour de la place les hauts pignons avec leurs toits pointus les figures innombrables qui se pres-saient dans les lucarnes et les petites niches drsquoougrave lrsquoon avait ocircteacute les saintes vierges depuis longtemps

laquo mdash Quel nid de punaises cria-t-il au capitaine de hus-sards un grand noir dont les moustaches coupaient en deux la face pacircle Quel nid de punaises Nous allons avoir de lrsquoouvrage ici pour huit jours raquo

laquo En entendant cela lrsquooncle Conrad me prit par le bras en disant

laquo mdash Rentrons Heinrich rentrons Il nrsquoaurait qursquoagrave nous choisir agrave vue de nez Crsquoest terrible terrible raquo

laquo Il tremblotait sur ses jambes Moi je sentais le frisson srsquoeacutetendre le long de mon dos

laquo En rentrant dans lrsquoatelier je vis la tante Greacutedel qui priait les mains jointes et chantait les litanies Je nrsquoeus que le temps de la pousser dans la cave et de fermer la porte dessus avec sa grande deacutevotion elle pouvait nous faire guillotiner tous

laquo Alors lrsquooncle et moi nous regardacircmes par les petites vitres

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La foule chantait toujours dehors

laquo Ccedila ira les aristocrates agrave la lanterne raquo

comme ces cigales qui chantent lorsque lrsquohiver approche et que la premiegravere geleacutee doit roussir

laquo Bien des gens eacutetaient debout devant la fenecirctre par-dessus leurs eacutepaules et leurs tecirctes on voyait les hussards le ci-toyen Schneider la fontaine et la haute voiture

laquo Deux grands gaillards eacutetaient en train de deacutecharger les poutres ils avaient des mines honnecirctes lrsquoaubergiste Rœmer leur passait une bouteille drsquoeau-de-vie et un petit homme sec pacircle faible comme une allumette le nez long la figure en lame de rasoir vecirctu drsquoune petite blouse rouge serreacutee aux reins sur-veillait lrsquoouvrage Il avait lrsquoair drsquoun veacuteritable Hans-Wurst Mais Dieu nous preacuteserve drsquoun Hans-Wurst pareil crsquoeacutetait le bour-reau

laquo Tandis que ces choses se passaient sous nos yeux le maire Rebstock un honnecircte vigneron grave large des eacutepaules eacutegalement coiffeacute du chapeau agrave claque et ceint de lrsquoeacutecharpe trico-lore srsquoavanccedilait agrave travers la place

laquo Tous les tridi et les sextidi il reacuteunissait le village au club dans lrsquoeacuteglise et faisait reacuteciter aux enfants les Droits de lrsquohomme Il srsquoeacutetait fait faire une veste avec le voile du tabernacle Et ccedila crsquoest le plus grand crime qursquoun magistrat puisse commettre sur la terre Mais ce jour-lagrave ce grand crime fut cause qursquoil sauva la vie agrave la moitieacute de Vendenheim

laquo Comme il srsquoapprochait Schneider se penchant sur le cou de son grand cheval noir srsquoeacutecria

laquo mdash Voici le pressoir ougrave sont les raisins

laquo mdash Quels raisins citoyen Schneider

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laquo mdash Les aristocrates

laquo mdash Il nrsquoy en a pas ici nous sommes tous de bons pa-triotes raquo

laquo La figure de Schneider devint terrible je crus le voir en-core une fois arracher son rouleau de papiers au feu

laquo mdash Tu mens srsquoeacutecria-t-il tu en es un toi-mecircme Qursquoest-ce que cet or et cet argent sur tes habits quand la Reacutepublique nrsquoa pas de quoi nourrir ses enfants

laquo mdash Ccedila citoyen Schneider crsquoest le voile du tabernacle Je lrsquoai mis sur mon dos pour exterminer lrsquohydre de la supersti-tion raquo

laquo Alors Schneider partit drsquoun grand eacuteclat de rire en criant

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure Mais rappelle-toi bien il doit y avoir tout de mecircme des aristocrates par ici

laquo mdash Non ils se sont tous sauveacutes Nos garccedilons vont les cher-cher agrave Coblentz et nos enfants battent la charge

laquo mdash Nous verrons ccedila dit Schneider tu mrsquoas lrsquoair drsquoun vrai patriote Ton ideacutee de tabernacle me plaicirct Nous allons dicircner avec toi Crsquoest bon ha ha ha raquo

laquo Il se tenait le ventre agrave deux mains

laquo Tous les hussards allegraverent dicircner chez le maire avec Schneider On fit une reacutequisition expregraves dans le village et cha-cun donna ce qursquoil avait de meilleur

laquo Ces gens burent jusqursquoagrave minuit en chantant des airs qui vous donnent froid dans les os

laquo Le lendemain Schneider alla voir le club il entendit les enfants reacuteciter en chœur les Droits de lrsquohomme

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Tout se serait bien passeacute Malheureusement un ancien sonneur de cloches qui srsquoappelait Schneacuteegans et qui se croyait aristocrate srsquoeacutetait cacheacute dans le grenier de lrsquoauberge du Lion-drsquoOr les hussards en cherchant quelques bottes de foin le deacute-nichegraverent et lrsquoon voulut savoir pourquoi ce pauvre diable se ca-chait

laquo Schneider apprit qursquoil avait sonneacute les cloches et le fit guillotiner pendant qursquoon eacutetait encore agrave table sous preacutetexte que la Reacutepublique avait besoin de sacrifices en tout genre et qursquoil ne figurait pas assez de sonneurs sur la liste geacuteneacuterale

laquo Ce fut un veacuteritable chagrin pour Rebstock mais il nrsquoosa rien dire de peur drsquoecirctre guillotineacute lui-mecircme

laquo Schneider srsquoen alla le jour mecircme agrave la grande satisfaction de tout le village

laquo Voilagrave comment je reconnus le bon apocirctre et jrsquoai souvent penseacute depuis que si mon pegravere avait su ce qui devait arriver plus tard il lrsquoaurait laisseacute peacuterir dans la Schloucht

laquo Quant au vieux maire de Vendenheim on ne lui pardon-na jamais de srsquoecirctre fait faire une veste avec le voile du taber-nacle et les vieilles commegraveres surtout qursquoil avait empecirccheacutees par ce moyen drsquoecirctre guillotineacutees srsquoacharnegraverent agrave le maudire ce qui lui fit le plus grand tort

laquo Un jour que je causais avec lui dans les vignes et que nous parlions de cette vieille histoire il se mit agrave sourire triste-ment et dit

laquo mdash Si pourtant je leur avais laisseacute couper le cou ces bonnes acircmes seraient dans la hotte de Schneider avec le voile du tabernacle Je nrsquoaurais pas de reproche agrave me faire jrsquoaurais eacuteteacute lacircche comme tout le monde raquo

laquo Alors je pensai

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laquo mdash Ce pauvre vieux Rebstock il nrsquoa pas tout agrave fait tort Sauvez donc les gens pour que les uns vous maudissent et que les autres vous guillotinent Ce nrsquoest pas encourageant Si les hommes ne faisaient pas ces choses par chariteacute chreacutetienne ils seraient vraiment tregraves becirctes Les mauvais gueux seuls nrsquoont ja-mais de reproches agrave srsquoadresser pourvu qursquoils soient contents ils ne srsquoinquiegravetent pas du reste et srsquoendorment raquo

laquo Crsquoest triste agrave dire mais crsquoest bien la veacuteriteacute raquo

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LE REQUIEM DU CORBEAU

I

Mon oncle Zacharias est bien le plus curieux original que jrsquoaie rencontreacute de ma vie Figurez-vous un petit homme gros court replet le teint coloreacute le ventre en outre et le nez en fleur crsquoest le portrait de mon oncle Zacharias Le digne homme eacutetait chauve comme un genou Il portait drsquohabitude de grosses lu-nettes rondes et se coiffait drsquoun petit bonnet de soie noire qui ne lui couvrait guegravere que le sommet de la tecircte et la nuque

Ce cher oncle aimait agrave rire il aimait aussi la dinde farcie le pacircteacute de foie gras et le vieux johannisberg mais ce qursquoil preacutefeacute-rait agrave tout au monde crsquoeacutetait la musique Zacharias Muumlller eacutetait neacute musicien par la gracircce de Dieu comme drsquoautres naissent Franccedilais ou Russes il jouait de tous les instruments avec une faciliteacute merveilleuse On ne pouvait comprendre agrave voir son air de bonhomie naiumlve que tant de gaieteacute de verve et drsquoentrain pussent animer un tel personnage

Ainsi Dieu fit le rossignol gourmand curieux et chanteur ndash mon oncle eacutetait rossignol

On lrsquoinvitait agrave toutes les noces agrave toutes les fecirctes agrave tous les baptecircmes agrave tous les enterrements maicirctre Zacharias lui disait-on il nous faut un Hopser3 un Alleacuteluia un Requiem pour tel jour et lui reacutepondait simplement laquo Vous lrsquoaurez raquo Alors il se

3 Hopser sauteuse

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mettait agrave lrsquoœuvre il sifflait devant son pupitre il fumait des pipes et tout en lanccedilant une pluie de notes sur son papier il battait la mesure du pied gauche

Lrsquooncle Zacharias et moi nous habitions une vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Tubingue il en occupait le rez-de-chausseacutee un veacuteritable magasin de bric-agrave-brac encombreacute de vieux meubles et drsquoinstruments de musique moi je couchais dans la chambre au-dessus et toutes les autres piegraveces restaient inoccupeacutees

Juste en face de notre maison habitait le docteur Hacircsel-noss Le soir lorsqursquoil faisait nuit dans ma petite chambre et que les fenecirctres du docteur srsquoilluminaient il me semblait agrave force de regarder que sa lampe srsquoavanccedilaithellip srsquoavanccedilaithellip et fina-lement me touchait les yeux Et je voyais en mecircme temps la sil-houette de Hacircselnoss srsquoagiter sur le mur drsquoune faccedilon bizarre avec sa tecircte de rat coiffeacutee drsquoun tricorne sa petite queue sautil-lant de droite agrave gauche son grand habit agrave larges basques et sa mince personne planteacutee sur deux jambes grecircles Je distinguais aussi dans les profondeurs de la chambre des vitrines remplies drsquoanimaux eacutetrangers de pierres luisantes et de profil le dos de ses livres brillant par leurs dorures et rangeacutes en bataille sur les rayons drsquoune bibliothegraveque

Le docteur Hacircselnoss eacutetait apregraves mon oncle Zacharias le personnage le plus original de la ville Sa servante Orchel se vantait de ne faire sa lessive que tous les six mois et je la croi-rais volontiers car les chemises du docteur eacutetaient marqueacutees de taches jaunes ce qui prouvait la quantiteacute de linge enfermeacutee dans ses armoires mais la particulariteacute la plus inteacuteressante du caractegravere de Hacircselnoss crsquoest que ni chien ni chat qui franchis-sait le seuil de sa maison ne reparaissait plus jamais Dieu sait ce qursquoil en faisait La rumeur publique lrsquoaccusait mecircme de porter dans lrsquoune de ses poches de derriegravere un morceau de lard pour attirer ces pauvres becirctes mais lorsqursquoil sortait le matin pour al-ler voir ses malades et qursquoil passait trottant menu devant la

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maison de mon oncle je ne pouvais mrsquoempecirccher de consideacuterer avec une vague terreur les grandes basques de son habit flottant agrave droite et agrave gauche

Telles sont les plus vives impressions de mon enfance mais ce qui me charme le plus dans ces lointains souvenirs ce qui par-dessus tout se retrace agrave mon esprit quand je recircve agrave cette chegravere petite ville de Tubingue crsquoest le corbeau Hans volti-geant par les rues pillant lrsquoeacutetalage des bouchers saisissant tous les papiers au vol peacuteneacutetrant dans les maisons et que tout le monde admirait choyait appelait laquo Hans raquo par-cihellip laquo Hans raquo par-lagravehellip

Singulier animal en veacuteriteacute un jour il eacutetait arriveacute en ville lrsquoaile casseacutee le docteur Hacircselnoss la lui avait remise et tout le monde lrsquoavait adopteacute Lrsquoun lui donnait de la viande lrsquoautre du fromage Hans appartenait agrave toute la ville Hans eacutetait sous la protection de la foi publique

Que jrsquoaimais ce Hans malgreacute ses grands coups de bec Il me semble le voir encore sauter agrave deux pattes dans la neige tourner leacutegegraverement la tecircte et vous regarder du coin de son œil noir drsquoun air moqueur Quelque chose tombait-il de votre poche un kreutzer une clef nrsquoimporte quoi Hans srsquoen saisissait et lrsquoemportait dans les combles de lrsquoeacuteglise Crsquoest lagrave qursquoil avait eacutetabli son magasin crsquoest lagrave qursquoil cachait le fruit de ses rapines car Hans eacutetait malheureusement un oiseau voleur

Du reste lrsquooncle Zacharias ne pouvait souffrir ce Hans il traitait les habitants de Tubingue drsquoimbeacuteciles de srsquoattacher agrave un semblable animal et cet homme si calme si doux perdait toute espegravece de mesure quand par hasard ses yeux rencontraient le corbeau planant devant nos fenecirctres

Or par une belle soireacutee drsquooctobre lrsquooncle Zacharias parais-sait encore plus joyeux que drsquohabitude il nrsquoavait pas vu Hans de toute la journeacutee Les fenecirctres eacutetaient ouvertes un gai soleil peacute-neacutetrait dans la chambre au loin lrsquoautomne reacutepandait ses belles

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teintes de rouille qui se deacutetachent avec tant de splendeur sur le vert sombre des sapins Lrsquooncle Zacharias renverseacute dans son large fauteuil fumait tranquillement sa pipe et moi je le regar-dais me demandant ce qui le faisait sourire en lui-mecircme car sa bonne grosse figure rayonnait drsquoune satisfaction indicible

laquo Cher Tobie me dit-il en lanccedilant au plafond une longue spirale de fumeacutee tu ne saurais croire quelle douce quieacutetude jrsquoeacuteprouve en ce moment Depuis bien des anneacutees je ne me suis pas senti mieux disposeacute pour entreprendre une grande œuvre une œuvre dans le genre de la Creacuteation de Haydn Le ciel semble srsquoouvrir devant moi jrsquoentends les anges et les seacuteraphins entonner leur hymne ceacuteleste je pourrais en noter toutes les voixhellip Ocirc la belle composition Tobie la belle composition hellip Si tu pouvais entendre la basse des douze apocirctres crsquoest magni-fiquehellip magnifique Le soprano du petit Raphaeumll perce les nuages on dirait la trompette du jugement dernier les petits anges battent de lrsquoaile en riant et les saintes pleurent drsquoune ma-niegravere vraiment harmonieusehellip Chut hellip Voici le Veni Creator la basse colossale srsquoavancehellip la terre srsquoeacutebranlehellip Dieu va pa-raicirctre raquo

Et maicirctre Zacharias penchait la tecircte il semblait eacutecouter de toute son acircme de grosses larmes roulaient dans ses yeux laquo Bene Raphaeumll bene raquo murmurait-il Mais comme mon oncle se plongeait ainsi dans lrsquoextase que sa figure son regard son attitude que tout en lui exprimait un ravissement ceacuteleste voilagrave Hans qui srsquoabat tout agrave coup sur notre fenecirctre en poussant un couac eacutepouvantable Je vis lrsquooncle Zacharias pacirclir il regarda vers la fenecirctre drsquoun œil effareacute la bouche ouverte la main eacuteten-due dans lrsquoattitude de la stupeur

Le corbeau srsquoeacutetait poseacute sur la traverse de la fenecirctre Non je ne crois pas avoir jamais vu de physionomie plus railleuse son grand bec se retournait leacutegegraverement de travers et son œil brillait comme une perle Il fit entendre un second couac ironique et se mit agrave peigner son aile de deux ou trois coups de bec

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Mon oncle ne soufflait mot il eacutetait comme peacutetrifieacute

Hans reprit son vol et maicirctre Zacharias se tournant vers moi me regarda quelques secondes

laquo Lrsquoas-tu reconnu me dit-il

mdash Qui donc

mdash Le diable hellip

mdash Le diable hellip Vous voulez rire raquo

Mais lrsquooncle Zacharias ne daigna point me reacutepondre et tomba dans une meacuteditation profonde

La nuit eacutetait venue le soleil disparaissait derriegravere les sapins de la forecirct Noire

Depuis ce jour maicirctre Zacharias perdit toute sa bonne hu-meur Il essaya drsquoabord drsquoeacutecrire sa grande symphonie des Seacutera-phins mais nrsquoayant pas reacuteussi il devint fort meacutelancolique il srsquoeacutetendait tout au large dans son fauteuil les yeux au plafond et ne faisait plus que recircver agrave lrsquoharmonie ceacuteleste Quand je lui re-preacutesentais que nous eacutetions agrave bout drsquoargent et qursquoil ne ferait pas mal drsquoeacutecrire une valse un hopser ou toute autre chose pour nous remettre agrave flot

laquo Une valse hellip un hopser hellip srsquoeacutecriait-il qursquoest-ce que ce-la hellip Si tu me parlais de ma grande symphonie agrave la bonne heure mais une valse Tiens Tobie tu perds la tecircte tu ne sais ce que tu dis raquo Puis il reprenait drsquoun ton plus calme

laquo Tobie crois-moi degraves que jrsquoaurai termineacute ma grande œuvre nous pourrons nous croiser les bras et dormir sur les deux oreilles Crsquoest lrsquoalpha et lrsquoomeacutega de lrsquoharmonie Notre reacutepu-tation sera faite Il y a longtemps que jrsquoaurais termineacute ce chef-drsquoœuvre une seule chose mrsquoen empecircche crsquoest le corbeau

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mdash Le corbeau hellip mais cher oncle en quoi ce corbeau peut-il vous empecirccher drsquoeacutecrire je vous le demande nrsquoest-ce pas un oiseau comme tous les autres

mdash Un oiseau comme tous les autres murmurait mon oncle indigneacute Tobie je le vois tu conspires avec mes ennemis hellip ce-pendant que nrsquoai-je pas fait pour toi Ne trsquoai-je pas eacuteleveacute comme mon propre enfant nrsquoai-je pas remplaceacute ton pegravere et ta megravere ne trsquoai-je pas appris agrave jouer de la clarinette Ah Tobie Tobie crsquoest bien mal raquo

Il disait cela drsquoun ton si convaincu que je finissais par le croire et je maudissais dans mon cœur ce Hans qui troublait lrsquoinspiration de mon oncle Sans lui me disais-je notre fortune serait faite hellip Et je me prenais agrave douter si le corbeau nrsquoeacutetait pas le diable en personne ainsi que le pensait mon oncle

Quelquefois lrsquooncle Zacharias essayait drsquoeacutecrire mais par une fataliteacute curieuse et presque incroyable Hans se montrait toujours au plus beau moment ou bien on entendait son cri rauque Alors le pauvre homme jetait sa plume avec deacutesespoir et srsquoil avait eu des cheveux il se les serait arracheacutes agrave pleines poi-gneacutees tant son exaspeacuteration eacutetait grande Les choses en vinrent au point que maicirctre Zacharias emprunta le fusil du boulanger Racirczer une vieille patraque toute rouilleacutee et se mit en faction derriegravere la porte pour guetter le maudit animal Mais alors Hans ruseacute comme le diable nrsquoapparaissait plus et degraves que mon oncle grelottant de froid car on eacutetait en hiver degraves que mon oncle venait se chauffer les mains aussitocirct Hans jetait son cri devant la maison Maicirctre Zacharias courait bien vite dans la ruehellip Hans venait de disparaicirctre hellip

Crsquoeacutetait une veacuteritable comeacutedie toute la ville en parlait Mes camarades drsquoeacutecole se moquaient de mon oncle ce qui me forccedila de livrer plus drsquoune bataille sur la petite place Je le deacutefendais agrave outrance et je revenais chaque soir avec un œil pocheacute ou le nez meurtri Alors il me regardait tout eacutemu et me disait

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laquo Cher enfant prends couragehellip Bientocirct tu nrsquoauras plus be-soin de te donner tant de peine raquo

Et il se mettait agrave me peindre avec enthousiasme lrsquoœuvre grandiose qursquoil meacuteditait Crsquoeacutetait vraiment superbe tout eacutetait en ordre drsquoabord lrsquoouverture des apocirctres puis le chœur des seacutera-phins en mi beacutemol puis le Veni Creator grondant au milieu des eacuteclairs et du tonnerre hellip laquo Mais ajoutait mon oncle il faut que le corbeau meure Crsquoest le corbeau qui est cause de tout le mal vois-tu Tobie sans lui ma grande symphonie serait faite de-puis longtemps et nous pourrions vivre de nos rentes raquo

II

Un soir revenant entre chien et loup de la petite place je rencontrai Hans Il avait neigeacute la lune brillait par-dessus les toits et je ne sais quelle vague inquieacutetude srsquoempara de mon cœur agrave la vue du corbeau En arrivant agrave la porte de notre mai-son je fus tout eacutetonneacute de la trouver ouverte quelques lueurs se jouaient sur les vitres comme le reflet drsquoun feu qui srsquoeacuteteint Jrsquoentre jrsquoappelle pas de reacuteponse Mais qursquoon se figure ma sur-prise lorsqursquoau reflet de la flamme je vis mon oncle le nez bleu les oreilles violettes eacutetendu tout au large dans son fauteuil le vieux fusil de notre voisin entre les jambes et les souliers char-geacutes de neige

Le pauvre homme eacutetait alleacute agrave la chasse du corbeau laquo Oncle Zacharias mrsquoeacutecriai-je dormez-vous raquo Il entrrsquoouvrit les yeux et me fixant drsquoun regard assoupi

laquo Tobie dit-il je lrsquoai coucheacute en joue plus de vingt fois et toujours il disparaissait comme une ombre au moment ougrave jrsquoallais presser la deacutetente raquo

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Ayant dit ces mots il retomba dans une torpeur profonde Jrsquoavais beau le secouer il ne bougeait plus Alors saisi de crainte je courus chercher Hacircselnoss En levant le marteau de la porte mon cœur battait avec une force incroyable et quand le coup retentit au fond du vestibule mes genoux fleacutechirent La rue eacutetait deacuteserte quelques flocons de neige voltigeaient autour de moi je frissonnais Au troisiegraveme coup la fenecirctre du docteur srsquoouvrit et la tecircte de Hacircselnoss en bonnet de coton srsquoinclina au dehors

laquo Qui est lagrave fit-il drsquoune voix grecircle

mdash Monsieur le docteur venez vite chez maicirctre Zacharias il est bien malade

mdash Heacute fit Hacircselnoss le temps de passer un habit et jrsquoar-rive raquo

La fenecirctre se referma Jrsquoattendis encore un grand quart drsquoheure regardant la rue deacuteserte eacutecoutant crier les girouettes sur leurs aiguilles rouilleacutees et dans le lointain un chien de ferme aboyer agrave la lune Enfin des pas se firent entendre et lentement lentement quelqursquoun descendit lrsquoescalier On introduisit une clef dans la serrure et Hacircselnoss enveloppeacute dans une grande houppelande grise une petite lanterne en forme de bougeoir agrave la main parut sur le seuil

laquo Prr fit-il quel froid jrsquoai bien fait de mrsquoenvelopper

mdash Oui reacutepondis-je depuis vingt minutes je grelotte

mdash Je me suis deacutepecirccheacute pour ne pas te faire attendre raquo

Une minute apregraves nous entrions dans la chambre de mon oncle

laquo Heacute bonsoir maicirctre Zacharias dit le docteur Hacircselnoss le plus tranquillement du monde en soufflant sa lanterne comment vous portez-vous Il paraicirct que nous avons un petit rhume de cerveau raquo

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Agrave cette voix lrsquooncle Zacharias parut srsquoeacuteveiller

laquo Monsieur le docteur dit-il je vais vous raconter la chose depuis le commencement

mdash Crsquoest inutile fit Hacircselnoss en srsquoasseyant en face de lui sur un vieux bahut je sais cela mieux que vous je connais le principe et les conseacutequences la cause et les effets vous deacutetestez Hans et Hans vous deacutetestehellip Vous le poursuivez avec un fusil et Hans vient se percher sur votre fenecirctre pour se moquer de vous Heacute heacute heacute crsquoest tout simple le corbeau nrsquoaime pas le chant du rossignol et le rossignol ne peut souffrir le cri du cor-beau raquo

Ainsi parla Hacircselnoss en puisant une prise dans sa petite tabatiegravere puis il se croisa les jambes secoua les plis de son ja-bot et se mit agrave sourire en fixant maicirctre Zacharias de ses petits yeux malins

Mon oncle eacutetait eacutebahi

laquo Eacutecoutez reprit Hacircselnoss cela ne doit pas vous sur-prendre chaque jour on voit des faits semblables Les sympa-thies et les antipathies gouvernent notre pauvre monde Vous entrez dans une taverne dans une brasserie nrsquoimporte ougrave vous remarquez deux joueurs agrave table et sans les connaicirctre vous faites aussitocirct des vœux pour lrsquoun ou pour lrsquoautre Quelles raisons avez-vous de preacutefeacuterer lrsquoun agrave lrsquoautre Aucunehellip Heacute heacute heacute lagrave-dessus les savants bacirctissent des systegravemes agrave perte de vue au lieu de dire tout bonnement voici un chat voici une souris je fais des vœux pour la souris parce que nous sommes de la mecircme famille parce qursquoavant drsquoecirctre Hacircselnoss docteur en meacutedecine jrsquoai eacuteteacute rat eacutecureuil ou mulot et qursquoen conseacutequencehellip raquo

Mais il ne termina point sa phrase car au mecircme instant le chat de mon oncle eacutetant venu par hasard agrave passer pregraves de lui le docteur le saisit agrave la tignasse et le fit disparaicirctre dans sa grande

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poche avec une rapiditeacute foudroyante Lrsquooncle Zacharias et moi nous nous regardacircmes tout stupeacutefaits

laquo Que voulez-vous faire de mon chat raquo dit enfin lrsquooncle

Mais Hacircselnoss au lieu de reacutepondre sourit drsquoun air con-traint et balbutia

laquo Maicirctre Zacharias je veux vous gueacuterir

mdash Rendez-moi drsquoabord mon chat

mdash Si vous me forcez agrave rendre ce chat dit Hacircselnoss je vous abandonne agrave votre triste sort vous nrsquoaurez plus une minute de repos vous ne pourrez plus eacutecrire une note et vous maigrirez de jour en jour

mdash Mais au nom du ciel reprit mon oncle qursquoest-ce qursquoil vous a donc fait ce pauvre animal

mdash Ce qursquoil mrsquoa fait reacutepondit le docteur dont les traits se contractegraverent ce qursquoil mrsquoa fait hellip Sachez que nous sommes en guerre depuis lrsquoorigine des siegravecles Sachez que ce chat reacutesume en lui la quintessence drsquoun chardon qui mrsquoa eacutetouffeacute quand jrsquoeacutetais violette drsquoun houx qui mrsquoa fait ombre quand jrsquoeacutetais buisson drsquoun brochet qui mrsquoa mangeacute quand jrsquoeacutetais carpe et drsquoun eacutepervier qui mrsquoa deacutevoreacute quand jrsquoeacutetais souris raquo

Je crus que Hacircselnoss perdait la tecircte mais lrsquooncle Tobie fermant les yeux reacutepondit apregraves un long silence

laquo Je vous comprends docteur Hacircselnoss je vous com-prendshellip vous pourriez bien nrsquoavoir pas tort hellip Gueacuterissez-moi et je vous donne mon chat raquo

Les yeux du docteur scintillegraverent

laquo Agrave la bonne heure srsquoeacutecria-t-il maintenant je vais vous gueacuterir raquo

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Il tira de sa trousse un canif et prit sur lrsquoacirctre un petit mor-ceau de bois qursquoil fendit avec dexteacuteriteacute Mon oncle et moi nous le regardions faire Apregraves avoir fendu son morceau de bois il se mit agrave le creuser puis il deacutetacha de son portefeuille une petite laniegravere de parchemin fort mince et lrsquoayant ajusteacutee entre les deux lames de bois il lrsquoappliqua contre ses legravevres en souriant

La figure de mon oncle srsquoeacutepanouit

laquo Docteur Hacircselnoss srsquoeacutecria-t-il vous ecirctes un homme rare un homme vraiment supeacuterieur un hommehellip

mdash Je le sais interrompit Hacircselnoss je le saishellip Mais eacutetei-gnez la lumiegravere que pas un charbon ne brille dans lrsquoombre raquo

Et tandis que jrsquoexeacutecutais son ordre il ouvrit la fenecirctre tout au large La nuit eacutetait glaciale Au-dessus des toits apparaissait la lune calme et limpide Lrsquoeacuteclat eacuteblouissant de la neige et lrsquoobscuriteacute de la chambre formaient un contraste eacutetrange Je voyais lrsquoombre de mon oncle et celle de Hacircselnoss se deacutecouper sur le devant de la fenecirctre mille impressions confuses mrsquoagitaient agrave la fois Lrsquooncle Zacharias eacuteternua la main de Hacircselnoss srsquoeacutetendit avec impatience pour lui commander de se taire puis le silence devint solennel

Tout agrave coup un sifflement aigu traversa lrsquoespace laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Apregraves ce cri tout redevint silencieux Jrsquoenten-dais mon cœur galoper Au bout drsquoun instant le mecircme sifflement se fit entendre laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Je reconnus alors que crsquoeacutetait le docteur qui le produisait avec son appeau Cette re-marque me rendit un peu de courage et je fis attention aux moindres circonstances des choses qui se passaient autour de moi

Lrsquooncle Zacharias agrave demi-courbeacute regardait la lune Hacircselnoss se tenait immobile une main agrave la fenecirctre et lrsquoautre au sifflet

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Il se passa bien deux ou trois minutes puis tout agrave coup le vol drsquoun oiseau fendit lrsquoair

laquo Oh raquo murmura mon oncle

laquo Chut raquo fit Hacircselnoss et le laquo pie-wicircte raquo se reacutepeacuteta plu-sieurs fois avec des modulations eacutetranges et preacutecipiteacutees Deux fois lrsquooiseau effleura les fenecirctres de son vol rapide inquiet Lrsquooncle Zacharias fit un geste pour prendre son fusil mais Hacircselnoss lui saisit le poignet en murmurant laquo Ecirctes-vous fou raquo Alors mon oncle se contint et le docteur redoubla ses coups de sifflet avec tant drsquoart imitant le cri de la pie-griegraveche prise au piegravege que Hans tourbillonnant agrave droite et agrave gauche fi-nit par entrer dans notre chambre attireacute sans doute par une cu-riositeacute singuliegravere qui lui troublait la cervelle Jrsquoentendis ses deux pattes tomber lourdement sur le plancher Lrsquooncle Zacharias je-ta un cri et srsquoeacutelanccedila sur lrsquooiseau qui srsquoeacutechappa de ses mains

laquo Maladroit raquo srsquoeacutecria Hacircselnoss en fermant la fenecirctre

Il eacutetait temps Hans planait aux poutres du plafond Apregraves avoir fait cinq ou six tours il se cogna contre une vitre avec tant de force qursquoil glissa tout eacutetourdi le long de la fenecirctre cherchant agrave srsquoaccrocher des ongles aux traverses Hacircselnoss alluma bien vite la chandelle et je vis alors le pauvre Hans entre les mains de mon oncle qui lui serrait le cou avec un enthousiasme freacuteneacute-tique en disant

laquo Ha ha ha je te tiens je te tiens raquo

Hacircselnoss lrsquoaccompagnait de ses eacuteclats de rire

laquo Heacute heacute heacute vous ecirctes content maicirctre Zacharias vous ecirctes content raquo

Jamais je nrsquoai vu de scegravene plus effrayante La figure de mon oncle eacutetait cramoisie Le pauvre corbeau allongeait les pattes battait des ailes comme un grand papillon de nuit et le frisson de la mort eacutebouriffait ses plumes

ndash 73 ndash

Ce spectacle me fit horreur je courus me cacher au fond de la chambre

Le premier moment drsquoindignation passeacute lrsquooncle Zacharias redevint lui-mecircme laquo Tobie srsquoeacutecria-t-il le diable a rendu ses comptes je lui pardonne Tiens-moi ce Hans devant les yeux Ah je me sens revivre Maintenant silence eacutecoutez raquo

Et maicirctre Zacharias le front inspireacute srsquoassit gravement au clavecin Moi jrsquoeacutetais en face de lui et je tenais le corbeau par le bec Derriegravere Hacircselnoss levait la chandelle et lrsquoon ne pouvait voir de tableau plus bizarre que ces trois figures Hans lrsquooncle Zacharias et Hacircselnoss sous les poutres hautes et vermoulues du plafond Je les vois encore eacuteclaireacutees par la lumiegravere tremblo-tante ainsi que nos vieux meubles dont les ombres vacillaient contre la muraille deacutecreacutepite

Aux premiers accords mon oncle parut se transformer ses grands yeux bleus brillegraverent drsquoenthousiasme il ne jouait pas de-vant nous mais dans une catheacutedrale devant une assembleacutee immense pour Dieu lui-mecircme

Quel chant sublime tour agrave tour sombre patheacutetique deacutechi-rant et reacutesigneacute puis tout agrave coup au milieu des sanglots lrsquoespeacuterance deacuteployant ses ailes drsquoor et drsquoazur Oh Dieu est-il possible de concevoir drsquoaussi grandes choses

Crsquoeacutetait un Requiem et durant une heure lrsquoinspiration nrsquoabandonna point une seconde lrsquooncle Zacharias

Hacircselnoss ne riait plus Insensiblement sa figure railleuse avait pris une expression indeacutefinissable Je crus qursquoil srsquoattendrissait mais bientocirct je le vis faire des mouvements ner-veux serrer le poing et je mrsquoaperccedilus que quelque chose se deacute-battait dans les basques de son habit

Quand mon oncle eacutepuiseacute par tant drsquoeacutemotions srsquoappuya le front au bord du clavecin le docteur tira de sa grande poche le chat qursquoil avait eacutetrangleacute

ndash 74 ndash

laquo Heacute heacute heacute fit-il bonsoir maicirctre Zacharias bonsoir Nous avons chacun notre gibier heacute heacute heacute vous avez fait un Requiem pour le corbeau Hans il srsquoagit maintenant de faire un Alleacuteluia pour votre chathellip Bonsoir hellip raquo

Mon oncle eacutetait tellement abattu qursquoil se contenta de sa-luer le docteur drsquoun mouvement de tecircte en me faisant signe de le reconduire

Or cette nuit mecircme mourut le grand-duc Yeacuteri Peacuteter deu-xiegraveme du nom et comme Hacircselnoss traversait la rue jrsquoentendis les cloches de la catheacutedrale se mettre lentement en branle En rentrant dans la chambre je vis lrsquooncle Zacharias debout

laquo Tobie me dit-il drsquoune voix grave va te coucher mon en-fant va te coucher je suis remis il faut que jrsquoeacutecrive tout cela cette nuit de crainte drsquooublier raquo

Je me hacirctai drsquoobeacuteir et je nrsquoai jamais mieux dormi

Le lendemain vers neuf heures je fus reacuteveilleacute par un grand tumulte Toute la ville eacutetait en lrsquoair on ne parlait que de la mort du grand-duc

Maicirctre Zacharias fut appeleacute au chacircteau On lui commanda le Requiem de Yeacuteri-Peacuteter II œuvre qui lui valut enfin la place de maicirctre de chapelle qursquoil ambitionnait depuis si longtemps Ce Requiem nrsquoeacutetait autre que celui de Hans Aussi lrsquooncle Zacha-rias devenu un grand personnage depuis qursquoil avait mille tha-lers agrave deacutepenser par an me disait souvent agrave lrsquooreille

laquo Heacute neveu si lrsquoon savait que crsquoest pour le corbeau que jrsquoai composeacute mon fameux Requiem nous pourrions encore aller jouer de la clarinette aux fecirctes de village Ah ah ah raquo et le gros ventre de mon oncle galopait drsquoaise

Ainsi vont les choses en ce monde

ndash 75 ndash

LE JUIF POLONAIS

PREMIEgraveRE PARTIE

LA VEILLE DE NOEumlL

Une salle drsquoauberge alsacienne Tables bancs fourneau de fonte grande horloge Portes et fenecirctres au fond sur la rue Porte agrave droite com-muniquant agrave lrsquointeacuterieur Porte de la cuisine agrave gauche Agrave cocircteacute de la porte un grand buffet de checircne Le soir une chandelle allumeacutee sur la table Catherine la femme du bourgmestre est assise agrave son rouet Le garde forestier Heinrich entre par le fond il est tout blanc de neige

I CATHERINE HEINRICH

HEINRICH frappant du pied ndash De la neige madame Ma-this toujours de la neige (Il pose son fusil derriegravere lrsquohorloge)

CATHERINE ndash Encore au village Heinrich

HEINRICH ndash Mon Dieu oui la veille de Noeumll il faut bien srsquoamuser un peu

CATHERINE ndash Vous savez que votre sac de farine est precirct au moulin

HEINRICH ndash Crsquoest bon crsquoest bon je ne suis pas presseacute Walter le chargera tout agrave lrsquoheure sur sa voiture

ndash 76 ndash

CATHERINE ndash Lrsquoanabaptiste est encore ici Je croyais lrsquoavoir vu partir depuis longtemps

HEINRICH ndash Non non Il est au Mouton-drsquoOr agrave vider bouteille Je viens de voir sa voiture devant lrsquoeacutepicier Harvig avec le sucre le cafeacute la cannelle tout couverts de neige Heacute heacute heacute hellip Crsquoest un bon vivanthellip Il aime le bon vin il a raison Nous partirons ensemble

CATHERINE ndash Vous nrsquoavez pas peur de verser

HEINRICH ndash Bah bah vous nous precircterez une lanterne Qursquoon mrsquoapporte seulement une chopine de vin blanc vous sa-vez de ce petit vin blanc de Huumlnevir (Il srsquoassied en riant)

CATHERINE appelant ndash Loiumls

LOIumlS de la cuisine ndash Madame

CATHERINE ndash Une chopine de Huumlnevir pour M Heinrich

LOIumlS de mecircme ndash Tout de suite

HEINRICH ndash Ce petit vin-lagrave reacutechauffe par un temps pareil il faut ccedila

CATHERINE ndash Oui mais prenez garde il est fort tout de mecircme

HEINRICH ndash Soyez tranquille tout ira bien Mais dites donc madame Mathis notre bourgmestre on ne le voit pashellip Est-ce qursquoil serait malade

CATHERINE ndash Il est parti pour Ribeauvilleacute il y a cinq jours

ndash 77 ndash

II

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS entrant ndash Voici la bouteille et un verre maicirctre Hein-rich

HEINRICH ndash Bon bon (Il verse) Ah le bourgmestre est agrave Ribeauvilleacute

CATHERINE ndash Oui nous lrsquoattendons pour ce soir mais al-lez donc compter sur les hommes quand ils sont dehors

HEINRICH ndash Il est bien sucircr alleacute chercher du vin

CATHERINE ndash Oui

HEINRICH ndash Heacute vous pouvez bien penser que votre cou-sin Bocircth ne lrsquoaura pas laisseacute repartir tout de suite Voilagrave quelque chose qui me conviendrait drsquoaller de temps en temps faire un tour dans les pays vignobles Jrsquoaimerais mieux ccedila que de courir les bois ndash Agrave votre santeacute madame Mathis

CATHERINE agrave Loiumls ndash Qursquoest-ce que tu eacutecoutes donc lagrave Loiumls Est-ce que tu nrsquoas rien agrave faire (Loiumls sort sans reacutepondre) Mets de lrsquohuile dans la petite lanterne Heinrich lrsquoemportera

III

LES PREacuteCEacuteDENTS moins LOIumlS

CATHERINE ndash Il faut que les servantes eacutecoutent tout ce qui se passe

HEINRICH ndash Je parie que le bourgmestre est alleacute chercher le vin de la noce

ndash 78 ndash

CATHERINE riant ndash Crsquoest bien possible

HEINRICH ndash Ouihellip tout agrave lrsquoheure encore au Mouton-drsquoOr on disait que Mlle Mathis et le mareacutechal des logis de gendarme-rie Christian allaient bientocirct se marier ensemble Ccedila mrsquoeacutetait dif-ficile agrave croire Christian est bien un brave et honnecircte homme et un bel homme aussi personne ne peut soutenir le contraire mais il nrsquoa que sa solde au lieu que Mlle Annette est le plus riche parti du village

CATHERINE ndash Vous croyez donc Heinrich qursquoil faut tou-jours regarder agrave lrsquoargent

HEINRICH ndash Non non au contraire Seulement je pense que le bourgmestrehellip

CATHERINE ndash Eh bien voilagrave ce qui vous trompe Mathis nrsquoa pas seulement demandeacute mdash Combien avez-vous ndash Il a dit tout de suite mdash Pourvu qursquoAnnette soit contente moi je con-sens

HEINRICH ndash Et mademoiselle Annette est contente

CATHERINE ndash Oui elle aime Christian Et comme nous ne voulons que le bonheur de notre enfant nous ne regardons pas agrave la richesse

HEINRICH ndash Si vous ecirctes tous contentshellip moi je suis con-tent aussi Je trouve que M Christian a de la chance et je vou-drais bien ecirctre agrave sa place

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS NICKEL

NICKEL entrant un sac de farine sur la tecircte ndash Votre sac de farine maicirctre Heinrich bien peseacute

ndash 79 ndash

HEINRICH ndash Crsquoest bon Nickel crsquoest bon mets-le dans un coin

CATHERINE allant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumls tu peux dresser la soupe de Nickel

HEINRICH se levant ndash Ah voyons si jrsquoai toutes mes af-faires (Il ouvre sa gibeciegravere) Voilagrave drsquoabord la farinehellip voici le tabac la cannelle le plomb de liegravevrehellip voici les deux livres de savonhellip Il me manque quelque chosehellip Ah le selhellip Jrsquoai oublieacute le sel sur le comptoir du pegravere Harvighellip Crsquoest ma femme qui aurait crieacute hellip (Il sort)

V

CATHERINE NICKEL puis HEINRICH

NICKEL ndash Vous saurez madame que la riviegravere est prise tellement que si lrsquoon arrecircte de moudre la glace viendra bientocirct jusque dans la vanne et que si lrsquoon continue il pourrait nous ar-river comme dans le temps ougrave la grande roue srsquoest casseacutee Le verglas tombe toujourshellip Je ne sais pas ce qursquoil faut faire

CATHERINE ndash Il faut attendre que Mathis soit venu Nous nrsquoavons plus beaucoup agrave moudre cette semaine

NICKEL ndash Non la grande presse de Noeumll est passeacuteehellip une vingtaine de sacs

CATHERINE ndash Eh bien tu peux souper Mathis ne tardera pas (Heinrich paraicirct au fond un paquet agrave ta main)

HEINRICH ndash Voilagrave mon affaire Jrsquoai tout maintenant (Il arrange le paquet dans sa gibeciegravere)

NICKEL ndash Alors je peux arrecircter le moulin madame Ma-this

ndash 80 ndash

CATHERINE ndash Oui tu souperas apregraves (Nickel sort par la porte de la cuisine Annette entre par la droite)

VI

CATHERINE HEINRICH ANNETTE

ANNETTE ndash Bonsoir monsieur Heinrich

HEINRICH se retournant ndash Heacute crsquoest vous mademoiselle Annette bonsoirhellip bonsoir hellip Nous parlions tout agrave lrsquoheure de vous

ANNETTE ndash De moi

HEINRICH ndash Mais oui mais ouihellip (Il pose sa gibeciegravere sur un banc puis drsquoun air drsquoadmiration) Oh oh comme vous voilagrave riante et gentiment habilleacuteehellip Crsquoest drocircle on dirait que vous allez agrave la noce

ANNETTE ndash Vous voulez rire monsieur Heinrich

HEINRICH ndash Non non je ne ris pas je dis ce que je pense vous le savez bien Ces bonnes joues rouges ce joli bonnet et cette petite robe bien faite avec ces petits souliers ne sont pas pour lrsquoagreacutement des yeux drsquoun vieux garde forestier comme moi Crsquoest pour un autre (il cligne de lrsquoœil) pour un autre que je con-nais bien heacute heacute heacute

ANNETTE ndash Oh peut-on dire hellip

HEINRICH ndash Oui oui on peut dire que vous ecirctes une jolie fille bien tourneacutee et riante et avenantehellip et que lrsquoautre grandhellip vous savez bien avec ses moustaches brunes et ses grosses bottes nrsquoest pas agrave plaindrehellip Nonhellip je ne le plains pas du tout (Walter entrsquorouvre la porte du fond et avance la tecircte Annette regarde)

ndash 81 ndash

VII

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER

WALTER riant ndash Heacute elle a tourneacute la tecirctehellip Ccedila nrsquoest pas luihellip ce nrsquoest pas lui (Il entre)

ANNETTE ndash Qui donc pegravere Walter

WALTER riant aux eacuteclats ndash Ha ha ha voyez-vous les filleshellip jusqursquoagrave la derniegravere minute elles ne veulent avoir lrsquoair de rien

ANNETTE drsquoun ton naiumlf ndash Moi je ne comprends pashellip je ne sais pas ce qursquoon veut dire

WALTER levant le doigt ndash Ah crsquoest comme ccedila Annettehellip Eh bien eacutecoute puisque tu te caches puisque tu ne veux rien dire et que tu me prends pour un vieux benecirct qui ne voit rien et qui ne sait rien ce sera moi Daniel Walter qui trsquoattacherai la jarretiegravere

HEINRICH ndash Non ce sera moi

CATHERINE riant ndash Vous ecirctes deux vieux fous

WALTER ndash Nous ne sommes pas si fous que nous en avons lrsquoair Je dis que jrsquoattacherai la jarretiegravere de la marieacutee et qursquoen at-tendant nous allons boire ensemble un bon coup en lrsquohonneur de Christian Nous allons voir maintenant si Annette aura le courage de refuser Je dis que si elle refuse elle nrsquoaime pas Christian

ANNETTE ndash Oh moi jrsquoaime le bon vin et quand on mrsquoen offre jrsquoen boishellip Voilagrave

TOUS riant ndash Ha ha ha maintenant tout est deacutecouvert

ndash 82 ndash

WALTER ndash Apportez la bouteille apportez que nous bu-vions avec Annette Ce sera pour la premiegravere fois mais je pense que ce ne sera pas la derniegravere et que nous trinquerons en-semble tous les baptecircmes

CATHERINE appelant ndash Loiumls hellip Loiumls hellip descends agrave la cavehellip Tu prendras une bouteille dans le petit caveau (Loiumls entre et deacutepose en passant une lanterne allumeacutee sur la table puis elle ressort)

WALTER ndash Qursquoest-ce que cette lanterne veut dire

HEINRICH ndash Crsquoest pour attacher agrave la voiture

ANNETTE riant ndash Vous partirez au clair de lune (Elle souffle la lanterne)

WALTER de mecircme ndash Ouihellip ouihellip au clair de lunehellip (Loiumls apporte une bouteille et des verres puis elle rentre dans la cui-sine Heinrich verse) Agrave la santeacute du mareacutechal des logis et de la gentille Annette (On trinque et lrsquoon boit)

HEINRICH deacuteposant son verre ndash Fameuxhellip fameuxhellip Crsquoest eacutegal de mon temps les choses ne se seraient pas passeacutees comme cela

CATHERINE ndash Quelles choses

HEINRICH ndash Le mariage (Il se legraveve se met en garde et frappant du pied) Il aurait fallu srsquoalignerhellip (Il se rassied) Oui si par malheur un eacutetranger eacutetait venu prendre la plus jolie fille du pays la plus gentille et la plus richehellip Mille tonnerres hellip Heinrich Schmitt aurait crieacute Halte halte nous allons voir ccedila

WALTER ndash Et moi jrsquoaurais empoigneacute ma fourche pour cou-rir dessus

HEINRICH ndash Oui mais les jeunes gens de ce temps nrsquoont plus de cœur ccedila ne pense qursquoagrave fumer et agrave boire Quelle misegravere Ce nrsquoest pas pour crier contre Christian non il faut le respecter

ndash 83 ndash

et lrsquohonorer mais je soutiens qursquoun pareil mariage est la honte des garccedilons du pays

ANNETTE ndash Et si je nrsquoen avais pas voulu drsquoautre moi

HEINRICH riant ndash Il aurait fallu marcher tout de mecircme

ANNETTE ndash Oui mais je me serais battue contre avec celui que jrsquoaurais voulu

HEINRICH ndash Ah si crsquoest comme ccedila je ne dis plus rien Plu-tocirct que de me battre contre Annette jrsquoaurais mieux aimeacute boire agrave la santeacute de Christian (On rit et lrsquoon trinque)

WALTER gravement ndash Eacutecoute Annette je veux te faire un plaisir

ANNETTE ndash Quoi donc pegravere Walter

WALTER ndash Comme jrsquoentrais tout agrave lrsquoheure jrsquoai vu le mareacute-chal des logis qui revenait avec deux gendarmes Il est en train drsquoocircter ses grosses bottes jrsquoen suis sucircr et dans un quart drsquoheurehellip

ANNETTE ndash Eacutecoutez

CATHERINE ndash Crsquoest le vent qui se legraveve Pourvu maintenant que Mathis ne soit pas en route

ANNETTE ndash Nonhellip nonhellip crsquoest lui hellip (Christian paraicirct au fond)

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CHRISTIAN

TOUS riant ndash Crsquoest lui hellip crsquoest lui

ndash 84 ndash

CHRISTIAN secouant son chapeau et frappant des pieds ndash Quel temps Bonsoir madame Mathis bonsoir mademoiselle Annette (Il lui serre la main)

WALTER ndash Elle ne srsquoeacutetait pas trompeacutee

CHRISTIAN eacutetonneacute regardant les autres rire ndash Eh bien qursquoy a-t-il donc de nouveau

HEINRICH ndash Heacute mareacutechal des logis nous rions parce que mademoiselle Annette a crieacute drsquoavance Crsquoest lui

CHRISTIAN ndash Tant mieux ccedila prouve qursquoelle pensait agrave moi

WALTER ndash Je crois bien elle tournait la tecircte chaque fois qursquoon ouvrait la porte

CHRISTIAN ndash Est-ce que crsquoest vrai mademoiselle Annette

ANNETTE ndash Oui crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Agrave la bonne heure voilagrave ce qui srsquoappelle par-ler Je suis bien heureux de lrsquoentendre dire agrave mademoiselle An-nette (Il suspend son chapeau au mur et deacutepose son eacutepeacutee dans un coin) Ccedila me reacutechauffe et jrsquoen ai besoin

CATHERINE ndash Vous arrivez du dehors monsieur Chris-tian

CHRISTIAN ndash Du Hocircwald madame Mathis du Hocircwald Quelle neige Jrsquoen ai bien vu dans lrsquoAuvergne et dans les Pyreacute-neacutees mais je nrsquoavais jamais rien vu de pareil (Il srsquoassied et se chauffe les mains au poecircle en grelottant Annette qui srsquoest deacute-pecirccheacutee de sortir revient de la cuisine avec une cruche de vin qursquoelle pose sur le poecircle)

ANNETTE ndash Il faut laisser chauffer le vin cela vaudra mieux

ndash 85 ndash

WALTER riant agrave Heinrich ndash Comme elle prend soin de lui Ce nrsquoest pas pour nous autres qursquoelle aurait eacuteteacute chercher du sucre et de la cannelle

CHRISTIAN ndash Heacute vous ne passez pas non plus vos jour-neacutees dans la neige vous nrsquoavez pas besoin qursquoon vous reacute-chauffe

WALTER riant ndash Oui la chaleur ne nous manque pas en-core Dieu merci Nous ne grelottons pas comme ce mareacutechal des logis Crsquoest tout de mecircme triste de voir un mareacutechal des lo-gis qui grelotte aupregraves drsquoune jolie fille qui lui donne du sucre et de la cannelle

ANNETTE ndash Taisez-vous pegravere Walter vous devriez ecirctre honteux de penser des choses pareilles

CHRISTIAN souriant ndash Deacutefendez-moi mademoiselle An-nette ne me laissez pas abicircmer par ce pegravere Walter qui se moque bien de la neige et du vent au coin drsquoun bon feu Srsquoil avait passeacute cinq heures dehors comme moi je voudrais voir la mine qursquoil aurait

CATHERINE ndash Vous avez passeacute cinq heures dans le Hocircwald Christian Mon Dieu crsquoest pourtant un service ter-rible cela

CHRISTIAN ndash Que voulez-vous hellip Sur les deux heures on est venu nous preacutevenir que les contrebandiers du Banc de la Roche passeraient la riviegravere agrave la nuit tombante avec du tabac et de la poudre de chasse il a fallu monter agrave cheval

HEINRICH ndash Et les contrebandiers sont venus

CHRISTIAN ndash Non les gueux Ils avaient reccedilu lrsquoeacuteveil ils ont passeacute ailleurs Encore maintenant je ne me sens plus agrave force drsquoavoir lrsquoongleacutee (Annette verse du vin dans un verre et le lui preacutesente)

ANNETTE ndash Tenez monsieur Christian reacutechauffez-vous

ndash 86 ndash

CHRISTIAN ndash Merci mademoiselle Annette (Il boit) Cela me fait du bien

WALTER ndash Il nrsquoest pas difficile le mareacutechal des logis

CATHERINE ndash Annette apporte la carafe il nrsquoy a plus drsquoeau dans mon mouilloir (Annette va chercher la carafe sur le buffet agrave gauche ndash Agrave Christian) Crsquoest eacutegal Christian vous avez encore de la chance eacutecoutez quel vent dehors

CHRISTIAN ndash Oui il se levait au moment ougrave nous avons fait la rencontre du docteur Frantz (Il rit) Figurez-vous que ce vieux fou revenait du Schneacuteeberg avec une grosse pierre qursquoil eacutetait alleacute deacuteterrer dans les ruines le vent soufflait et lrsquoenterrait presque dans la neige avec son traicircneau

CATHERINE agrave Annette qui verse de lrsquoeau dans son mouil-loir ndash Crsquoest bonhellip merci (Annette va remettre la carafe sur le buffet puis elle prend sa corbeille agrave ouvrage et srsquoassied agrave cocircteacute de Catherine)

HEINRICH riant ndash On peut bien dire que tous ces savants sont des fous Combien de fois nrsquoai-je pas vu le vieux docteur se deacutetourner drsquoune et mecircme de deux lieues pour aller regarder des pierres toutes couvertes de mousse et qui ne sont bonnes agrave rien Est-ce qursquoil ne faut pas avoir la cervelle agrave lrsquoenvers

WALTER ndash Oui crsquoest un original il aime toutes les choses du temps passeacute les vieilles coutumes et les vieilles pierres mais ccedila ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre le meilleur meacutedecin du pays

CHRISTIAN bourrant sa pipe ndash Sans doutehellip sans doute

CATHERINE ndash Quel vent Jrsquoespegravere bien que Mathis aura le bon sens de srsquoarrecircter quelque part (Srsquoadressant agrave Walter et agrave Heinrich) Je vous disais bien de partirhellip Vous seriez tranquilles chez vous

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette est cause de tout elle ne devait pas souffler la lanterne

ndash 87 ndash

ANNETTE ndash Oh vous eacutetiez bien contents de rester

WALTER ndash Crsquoest eacutegal madame Mathis a raison nous au-rions mieux fait de partir

CHRISTIAN ndash Vous avez de rudes hivers par ici

WALTER ndash Oh pas tous les ans mareacutechal des logis de-puis quinze ans nous nrsquoen avons pas eu de pareil

HEINRICH ndash Non depuis lrsquohiver du Polonais je ne me rap-pelle pas avoir vu tant de neige Mais cette anneacutee-lagrave le Schneacutee-berg eacutetait deacutejagrave blanc les premiers jours de novembre et le froid dura jusqursquoagrave la fin de mars Agrave la deacutebacirccle toutes les riviegraveres eacutetaient deacutebordeacutees on ne voyait que des souris des taupes et des mulots noyeacutes dans les champs

CHRISTIAN ndash Et crsquoest agrave cause de cela qursquoon lrsquoappelle lrsquohiver du Polonais

WALTER ndash Non crsquoest pour autre chose une chose terrible et que les gens du pays se rappelleront toujours Madame Ma-this srsquoen souvient aussi pour sucircr

CATHERINE ndash Vous pensez bien Walter elle a fait assez de bruit dans le temps cette affaire

HEINRICH ndash Crsquoest lagrave mareacutechal des logis que vous auriez pu gagner la croix

CHRISTIAN ndash Mais qursquoest-ce que crsquoest donc (Coup de vent dehors)

ANNETTE ndash Le vent augmente

CATHERINE ndash Oui mon enfant pourvu que ton pegravere ne soit pas sur la route

WALTER agrave Christian ndash Je puis vous raconter la chose de-puis le commencement jusqursquoagrave la fin car je lrsquoai vue moi-mecircme Tenez il y a juste aujourdrsquohui quinze ans que jrsquoeacutetais agrave cette

ndash 88 ndash

mecircme table avec Mathis qui venait drsquoacheter son moulin depuis cinq ou six mois Diederich Omacht Johann Rœber qursquoon ap-pelait le petit sabotier et plusieurs autres qui dorment mainte-nant derriegravere le grand if sur la cocircte Nous irons tous lagrave tocirct ou tard bienheureux ceux qui nrsquoont rien sur la conscience (En ce moment Christian se baisse prend une braise dans le creux de sa main et allume sa pipe puis il srsquoaccoude au bord de la table) Nous eacutetions donc en train de jouer aux cartes et dans la salle se trouvait encore beaucoup de monde lorsque sur le coup de dix heures la sonnette drsquoun traicircneau srsquoarrecircte devant la porte et presque aussitocirct un Polonais entre un juif polonais un homme de quarante-cinq agrave cinquante ans solide bien bacircti Je crois encore le voir entrer avec son manteau vert garni de four-rures son bonnet de peau de martre sa grosse barbe brune et ses grandes bottes rembourreacutees de peau de liegravevre Crsquoeacutetait un marchand de graines Il dit en entrant laquo Que la paix soit avec vous raquo Tout le monde tournait la tecircte et pensait laquo Drsquoougrave vient celui-lagrave hellip Qursquoest-ce qursquoil veut raquo parce que les juifs polo-nais qui vendent de la semence nrsquoarrivent dans le pays qursquoau mois de feacutevrier Mathis lui de-mande laquo Qursquoy a-t-il pour votre service raquo Mais lui sans reacute-pondre commence par ouvrir son manteau et par deacuteboucler une grosse ceinture qursquoil avait aux reins Il pose sur la table cette ceinture ougrave lrsquoon entendait sonner de lrsquoor et dit laquo La neige est profonde le chemin difficilehellip allez mettre mon cheval agrave lrsquoeacutecurie dans une heure je repartirai raquo Ensuite il prend une bouteille de vin sans parler agrave personne comme un homme

ndash 89 ndash

triste et qui pense agrave ses affaires Agrave onze heures le wachtmann Yeacuteri entre tout le monde srsquoen va le Polonais reste seul (Grand coup de vent au dehors avec un bruit de vitres qui se brisent)

CATHERINE ndash Mon Dieu qursquoest-ce qui vient drsquoarriver

HEINRICH ndash Ce nrsquoest rien madame Mathis crsquoest un car-reau qui se brise on aura sans doute laisseacute une fenecirctre ouverte

CATHERINE se levant ndash Il faut que jrsquoaille voir (Elle sort)

ANNETTE criant ndash Tu ne sortiras pashellip

CATHERINE de la cuisine ndash Sois donc tranquille je reviens tout de suite

IX

Les preacuteceacutedents moins CATHERINE

CHRISTIAN ndash Je ne vois pas encore comment jrsquoaurais pu gagner la croix pegravere Walter

WALTER ndash Oui monsieur Christian mais attendez le len-demain on trouva le cheval du Polonais sous le grand pont de Weacutechem et cent pas plus loin dans le ruisseau le manteau vert et le bonnet plein de sang Quant agrave lrsquohomme on nrsquoa jamais pu savoir ce qursquoil est devenu

HEINRICH ndash Tout ccedila crsquoest la pure veacuteriteacute La gendarmerie de Rothau arriva le lendemain malgreacute la neige et crsquoest mecircme depuis ce temps qursquoon laisse ici la brigade

CHRISTIAN ndash Et lrsquoon nrsquoa pas fait drsquoenquecircte

HEINRICH ndash Une enquecircte je crois bienhellip Crsquoest lrsquoancien mareacutechal des logis Kelz qui srsquoest donneacute de la peine pour cette

ndash 90 ndash

affaire En a-t-il fait des courses reacuteuni des teacutemoins eacutecrit des procegraves-verbaux Sans parler du juge de paix Beacuteneacutedum du pro-cureur Richter et du vieux meacutedecin Hornus qui sont venus voir le manteau le bacircton et le bonnet

CHRISTIAN ndash Mais on devait avoir des soupccedilons sur quelqursquoun

HEINRICH ndash Ccedila va sans dire les soupccedilons ne manquent jamais mais il faut des preuves Dans ce temps-lagrave voyez-vous les deux fregraveres Kasper et Yokel Hierthegraves qui demeurent au bout du village avaient un vieil ours les oreilles et le nez tout deacutechi-reacutes avec un acircne et trois gros chiens qursquoils menaient aux foires pour livrer bataille Ccedila leur rapportait beaucoup drsquoargent ils buvaient de lrsquoeau-de-vie tant qursquoils en voulaient Justement quand le Polonais disparut ils eacutetaient agrave Weacutechem et le bruit courut alors qursquoils lrsquoavaient fait deacutevorer par leurs becirctes et qursquoon ne pouvait plus retrouver que son bonnet et son manteau parce que lrsquoours et les chiens avaient eu assez du reste Naturellement

ndash 91 ndash

on mit la main sur ces gueux ils passegraverent quinze mois dans les cachots mais finalement on ne put rien prouver contre les Hierthegraves et malgreacute tout il fallut les relacirccher Leur acircne leur ours et leurs chiens eacutetaient morts Ils se mirent donc agrave eacutetamer des casseroles et M Mathis leur loua sa baraque du coin des Cheneviegraveres Ils vivent lagrave-dedans et ne payent jamais un liard pour le loyer

WALTER ndash Mathis est trop bon pour ces bandits Depuis longtemps il aurait ducirc les balayer

CHRISTIAN ndash Ce que vous me racontez lagrave mrsquoeacutetonne je nrsquoen avais jamais entendu dire un mot

HEINRICH ndash Il faut une occasionhellip Jrsquoaurais cru que vous saviez cela mieux que nous

CHRISTIAN ndash Non crsquoest la premiegravere nouvelle (Catherine rentre)

X

Les preacuteceacutedents CATHERINE

CATHERINE ndash Jrsquoeacutetais sucircre que Loiumls avait laisseacute la fenecirctre de la cuisine ouverte On a beau lui dire de fermer les fenecirctres cette fille nrsquoeacutecoute rien Maintenant tous les carreaux sont cas-seacutes

WALTER ndash Heacute madame Mathis cette fille est jeune agrave son acircge on a toutes sortes de choses en tecircte

CATHERINE se rasseyant ndash Fritz est dehors Christian il veut vous parler

Christian ndash Fritz le gendarme

ndash 92 ndash

CATHERINE ndash Oui je lui ai dit drsquoentrer mais il nrsquoa pas vou-lu Crsquoest pour une affaire de service

CHRISTIAN ndash Ah bon je sais ce que crsquoest (Il se legraveve prend son chapeau et se dirige vers la porte)

ANNETTE ndash Vous reviendrez Christian

CHRISTIAN sur la porte ndash Ouihellip dans un instant (Il sort)

XI

Les preacuteceacutedents moins CHRISTIAN

WALTER ndash Voilagrave ce qursquoon peut appeler un brave homme un homme doux mais qui ne plaisante pas avec les gueux

HEINRICH ndash Oui M Mathis a de la chance de trouver un pareil gendre depuis que je le connais tout lui reacuteussit Drsquoabord il achegravete cette auberge ougrave Georges Houcircte srsquoeacutetait ruineacute Chacun pensait qursquoil ne pourrait jamais la payer et voilagrave que toutes les bonnes pratiques arrivent il entasse il entassehellip il payehellip il achegravete le grand preacute de la Bruche la cheneviegravere du fond des Houx les douze arpents de la Finckmath la scierie des Trois-Checircneshellip Ensuite son moulin ensuite son magasin de planches Mademoiselle Annette grandithellip il place de lrsquoargent sur bonne hypothegravequehellip on le nomme bourgmestrehellip Il ne lui manquait plus qursquoun gendre un honnecircte homme rangeacute soigneux qui ne jette pas lrsquoargent par les fenecirctres qui plaise agrave sa fille et que cha-cun respectehellip Eh bien Christian Becircme se preacutesente un homme solide sur lequel on ne peut dire que du bien ndash Que voulez-vous M Mathis est venu au monde sous une bonne eacutetoile Pendant que les autres suent sang et eau pour reacuteunir les deux bouts agrave la fin de lrsquoanneacutee lui nrsquoa jamais fini de srsquoenrichir de srsquoarrondir et de prospeacuterer ndash Est-ce vrai madame Mathis

ndash 93 ndash

CATHERINE ndash Nous ne nous plaignons pas Heinrich au contraire

HEINRICH ndash Oui et le plus beau de tout crsquoest que vous le meacuteritez personne ne vous porte envie chacun pense ndash Ce sont de braves gens ils ont gagneacute leurs biens par le travail ndash Et tout le monde est content pour mademoiselle Annette

WALTER ndash Oui crsquoest un beau mariage

CATHERINE eacutecoutant ndash Voilagrave Christian qui revient

ANNETTE ndash Oui jrsquoentends les eacuteperons sur lrsquoescalier (La porte srsquoouvre et Mathis paraicirct enveloppeacute drsquoun grand manteau tout blanc de neige coiffeacute drsquoun bonnet de peau de loutre une grosse cravache agrave la main les eacuteperons aux talons)

XII

Les preacuteceacutedents MATHIS

MATHIS drsquoun accent joyeux ndash Heacute heacute heacute crsquoest moihellip crsquoest moi hellip

CATHERINE se levant ndash Mathis

HEINRICH ndash Le bourgmestre

ANNETTE courant lrsquoembrasser ndash Te voilagrave

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Dieu merci Avons-nous de la neigehellip en avons-nous Jrsquoai laisseacute la voiture agrave Bichem avec Jo-hann il lrsquoamegravenera demain

CATHERINE elle arrive lrsquoembrasser et le deacutebarrasse de son manteau ndash Donne-moi ccedilahellip Tu nous fais joliment plaisir va de rentrer ce soir Quelles inquieacutetudes nous avions

ndash 94 ndash

MATHIS ndash Je pensais bien Catherine crsquoest pour ccedila que je suis revenu (Regardant autour de la salle) Heacute heacute heacute le pegravere Walter et Heinrich Vous allez avoir un beau temps pour retourner chez vous

CATHERINE appelant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumlshellip Loiumlshellip apporte les gros souliers de M Mathis Dis agrave Nickel de mettre le cheval agrave lrsquoeacutecurie

LOIumlS sur la porte ndash Oui madame tout de suite (Elle re-garde un instant en riant puis disparaicirct)

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette veut que nous partions au clair de lune

MATHIS de mecircme ndash Ha ha ha hellip Ouihellip ouihellip il est beau le clair de lune

ANNETTE lui retirant ses moufles ndash Nous pensions que le cousin Bocircth ne trsquoavait pas laisseacute partir

MATHIS ndash Heacute mes affaires eacutetaient deacutejagrave finies hier matin je voulais partir mais Bocircth mrsquoa retenu pour voir la comeacutedie

ANNETTE ndash Hanswurst4 est agrave Ribeauvilleacute

MATHIS ndash Ce nrsquoest pas Hanswurst crsquoest un Parisien qui fait des tours de physiquehellip Il endort les gens

ANNETTE ndash Il endort les gens

MATHIS ndash Oui

CATHERINE ndash Il leur fait bien sucircr boire quelque chose Ma-this

4 Polichinelle allemand

ndash 95 ndash

MATHIS ndash Non il les regarde en faisant des signeshellip et ils srsquoendorment Crsquoest une chose eacutetonnante si je ne lrsquoavais pas vu je ne pourrais pas le croire

HEINRICH ndash Ah le brigadier Stenger mrsquoa parleacute de ccedila lrsquoautre jour il a vu la mecircme chose agrave Saverne Ce Parisien endort les gens et quand ils dorment il leur fait faire tout ce qursquoil veut

MATHIS srsquoasseyant et commenccedilant agrave tirer ses bottes ndash Justement (Agrave sa fille) Annette

ANNETTE ndash Quoi mon pegravere

MATHIS ndash Regarde un peu dans la grande poche de la houppelande

WALTER ndash Les gens deviennent trop malinshellip le monde fi-nira bientocirct (Loiumls entre avec les souliers du bourgmestre)

XIII

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS ndash Voici vos souliers monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Ah bonhellip bonhellip Tiens Loiumls emporte les bottes tu deacuteferas les eacuteperons et tu les pendras dans lrsquoeacutecurie avec le harnais

LOIumlS ndash Oui monsieur le bourgmestre (Elle sort Annette qui vient de tirer une boicircte de la poche du manteau srsquoapproche de son pegravere)

ANNETTE ndash Qursquoest-ce que crsquoest

ndash 96 ndash

MATHIS mettant ses souliers ndash Ouvre donc la boicircte (Elle ouvre la boicircte et en tire une toque alsacienne agrave paillettes drsquoor et drsquoargent)

ANNETTE ndash Oh mon Dieu est-ce possible

MATHIS ndash Eh bienhellip eh bienhellip qursquoest-ce que tu penses de ccedila

ANNETTE ndash Oh crsquoest pour moi

MATHIS ndash Heacute pour qui donc Ce nrsquoest pas pour Loiumls je pense (Tout le monde srsquoapproche pour voir Annette met la toque et se regarde dans la glace)

HEINRICH ndash Ccedila crsquoest tout ce qursquoon peut voir de plus beau mademoiselle Annette

WALTER ndash Et ccedila te va comme fait expregraves

ANNETTE ndash Oh mon Dieu qursquoest-ce que pensera Chris-tian en me voyant

MATHIS ndash Il pensera que tu es la plus jolie fille du pays (Annette vient lrsquoembrasser)

MATHIS ndash Crsquoest mon cadeau de noce Annette le jour de ton mariage tu mettras ce bonnet et tu le conserveras toujours Plus tard dans quinze ou vingt ans drsquoici tu te rappelleras que crsquoest ton pegravere qui te lrsquoa donneacute

ANNETTE attendrie ndash Oui mon pegravere

MATHIS ndash Tout ce que je demande crsquoest que tu sois heu-reuse avec Christian Et maintenant qursquoon mrsquoapporte un mor-ceau et une bouteille de vin (Catherine entre dans la cuisine ndash Agrave Walter et agrave Heinrich) Vous prendrez bien un verre de vin avec moi

HEINRICH ndash Avec plaisir monsieur le bourgmestre

ndash 97 ndash

WALTER riant ndash Oui pour toi nous ferons bien encore ce petit effort (Catherine apporte un jambon de la cuisine elle est suivie par Loiumls qui tient le verre et la bouteille)

CATHERINE riant ndash Et moi Mathis tu ne mrsquoas rien appor-teacute Voyez les hommeshellip Dans le temps quand il voulait mrsquoavoir il arrivait toujours les mains pleines de rubans mais agrave cette heurehellip

MATHIS drsquoun ton joyeux ndash Allons Catherine tais-toi Je voulais te faire des surprises et maintenant il faut que je ra-conte drsquoavance que le chacircle le bonnet et le reste sont dans ma grande caisse sur la voiture

CATHERINE ndash Ah si le reste est sur la voiture crsquoest bon je ne dis plus rien (Elle srsquoassied et file Loiumls met la nappe place lrsquoassiette la bouteille le verre Mathis srsquoassied agrave table et com-mence agrave manger de bon appeacutetit Walter et Heinrich boivent Loiumls sort)

MATHIS ndash Le froid vous ouvre joliment lrsquoappeacutetit ndash Agrave votre santeacute

WALTER ndash Agrave la tienne Mathis

HEINRICH ndash Agrave la vocirctre monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Christian nrsquoest pas venu ce soir

ANNETTE ndash Si mon pegravere On est venu le chercher il va re-venir

MATHIS ndash Ah bon bon

CATHERINE ndash Il est arriveacute tard agrave cause drsquoune faction der-riegravere le Hocircwald pour attendre des contrebandiers

MATHIS mangeant ndash Crsquoest pourtant une diable de chose drsquoaller faire faction par un temps pareil Du cocircteacute de la riviegravere jrsquoai trouveacute cinq pieds de neige

ndash 98 ndash

WALTER ndash Oui nous avons causeacute de ccedila nous disions au mareacutechal des logis que depuis lrsquohiver du Polonais on nrsquoavait rien vu de pareil (Mathis qui levait son verre le repose sans boire)

MATHIS ndash Ah vous avez parleacute de ccedila

HEINRICH ndash Cette anneacutee-lagrave vous devez bien vous en sou-venir monsieur Mathis tout le vallon au-dessous du grand pont eacutetait combleacute de neige Le cheval du Polonais sous le pont pou-vait agrave peine sortir la tecircte et Kelz vint chercher main-forte agrave la maison forestiegravere

MATHIS drsquoun ton drsquoindiffeacuterence ndash Heacute crsquoest bien pos-siblehellip Mais tout ccedila voyez-vous ce sont de vieilles histoires crsquoest comme les contes de ma grandrsquomegraverehellip on nrsquoy pense plus

WALTER ndash Crsquoest pourtant bien eacutetonnant qursquoon nrsquoait jamais pu deacutecouvrir ceux qui ont fait le coup

MATHIS ndash Crsquoeacutetaient des malinshellip On ne saura jamais rien (Il boit En ce moment le tintement drsquoune sonnette se fait en-tendre dans la rue puis le trot drsquoun cheval srsquoarrecircte devant lrsquoauberge Tout le monde se retourne La porte du fond srsquoouvre un juif polonais paraicirct sur le seuil Il est vecirctu drsquoun manteau vert bordeacute de fourrure et coiffeacute drsquoun bonnet de peau de martre De grosses bottes fourreacutees lui montent jusqursquoaux genoux Il re-garde dans la salle drsquoun œil sombre Profond silence)

XIV

LES PREacuteCEacuteDENTS LE POLONAIS puis CHRISTIAN

LE POLONAIS entrant ndash Que la paix soit avec vous

ndash 99 ndash

CATHERINE se levant ndash Qursquoy a-t-il pour votre service monsieur

LE POLONAIS ndash La neige est profondehellip le chemin diffi-cilehellip Qursquoon mette mon cheval agrave lrsquoeacutecuriehellip Je repartirai dans une heurehellip (Il ouvre son manteau deacuteboucle sa ceinture et la jette sur la table Mathis se legraveve les deux mains appuyeacutees aux bras de son fauteuil le Polonais le regarde il chancelle eacutetend les bras et tombe en poussant un cri terrible Tumulte)

CATHERINE se preacutecipitant ndash Mathis hellip Mathis hellip

ANNETTE de mecircme ndash Mon pegravere (Walter et Heinrich re-legravevent Mathis Christian paraicirct au fond)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Qursquoest-ce qursquoil y a

HEINRICH ocirctant la cravate de Mathis avec preacutecipitation ndash Le meacutedecinhellip courez chercher le meacutedecin

ndash 100 ndash

DEUXIEgraveME PARTIE

LA SONNETTE

La chambre agrave coucher de Mathis Porte agrave gauche ouvrant sur la salle drsquoauberge Escalier agrave droite Fenecirctres au fond sur la rue Secreacutetaire en vieux checircne agrave ferrures luisantes entre les fenecirctres Lit agrave baldaquin grande armoire tables chaises Poecircle de faiumlence au milieu de la chambre Mathis est assis dans un fauteuil agrave cocircteacute du poecircle Catherine en costume des dimanches et le docteur Frantz en habit carreacute gilet rouge culotte courte bottes montantes et grand feutre noir agrave lrsquoalsacienne sont debout pregraves de lui

I

MATHIS CATHERINE le docteur FRANTZ

LE DOCTEUR ndash Vous allez mieux monsieur le bourg-mestre

MATHIS ndash Je vais tregraves bien

LE DOCTEUR ndash Vous ne sentez plus vos maux de tecircte

MATHIS ndash Non

LE DOCTEUR ndash Ni vos bourdonnements drsquooreilles

MATHIS ndash Quand je vous dis que tout va bienhellip que je suis comme tous les jourshellip crsquoest assez clair je pense

CATHERINE ndash Depuis longtemps il avait de mauvais recircveshellip il parlaithellip il se levait pour boire de lrsquoeau fraicircche

ndash 101 ndash

MATHIS ndash Tout le monde peut avoir soif la nuit

LE DOCTEUR ndash Sans doutehellip mais il faut vous meacutenager Vous buvez trop de vin blanc monsieur le bourgmestre le vin blanc donne la goutte et vous cause souvent des attaques dans la nuque deux nobles maladies mais fort dangereuses Nos an-ciens landgraves margraves et rhingraves seigneurs du Sund-gau du Brisgau de la haute et de la basse Alsace mouraient presque tous de la goutte remonteacutee ou drsquoune attaque fou-droyante Maintenant ces nobles maladies tombent sur les bourgmestres les notaires les gros bourgeois Crsquoest honorablehellip tregraves honorablehellip mais funeste Votre accident drsquoavant-hier soir vient de lagravehellip Vous aviez trop bu de rikewir chez votre cousin Bocircth et puis le grand froid vous a saisi parce que tout le sang eacutetait agrave la tecircte

MATHIS ndash Jrsquoavais froid aux pieds crsquoest vrai mais il ne faut pas aller chercher si loin le juif polonais est cause de tout

LE DOCTEUR ndash Comment

MATHIS ndash Oui dans le temps jrsquoai vu le manteau du pauvre diable que le mareacutechal des logis le vieux Kelz rapportait avec le bonnet cette vue mrsquoavait bouleverseacute parce que la veille le juif eacutetait entreacute chez nous Depuis je nrsquoy pensais plus quand avant-hier soir le marchand de graines entre et dit les mecircmes paroles que lrsquoautrehellip Ccedila mrsquoa produit lrsquoeffet drsquoun revenant Je sais bien qursquoil nrsquoy a pas de revenants et que les morts sont bien morts mais que voulez-vous on ne pense pas toujours agrave tout (Se tournant vers Catherine) Tu as fait preacutevenir le notaire

CATHERINE ndash Ouihellip sois donc tranquille

MATHIS ndash Je suis bien tranquille mais il faut que ce ma-riage se fasse le plus tocirct possible Quand on voit qursquoun homme bien portant sain de corps et drsquoesprit peut avoir des attaques pareilles on doit tout reacutegler drsquoavance et ne rien remettre au len-demain Ce qui mrsquoest arriveacute avant-hier peut encore mrsquoarriver ce

ndash 102 ndash

soir je peux rester sur le coup et je nrsquoaurais pas vu mes enfants heureuxhellip Voilagrave ndash Et maintenant laissez-moi tranquille avec toutes vos explications Que ce soit du vin blanc du froid ou du Polonais que le coup de sang mrsquoait attrapeacute cela revient au mecircme Jrsquoai lrsquoesprit aussi clair que le premier venu le reste ne signifie rien

LE DOCTEUR ndash Mais peut-ecirctre serait-il bon monsieur le bourgmestre de remettre la signature de ce contrat agrave plus tard vous concevezhellip lrsquoagitation des affaires drsquointeacuterecircthellip

MATHIS levant les mains drsquoun air drsquoimpatience ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip que chacun srsquooccupe donc de ses affaires Avec tous vos si vos parce que on ne sait plus ougrave tourner la tecircte Que les meacutedecins fassent de la meacutedecine et qursquoils laissent les autres faire ce qursquoils veulent Vous mrsquoavez saigneacutehellip bon Je suis gueacuterihellip tant mieux Qursquoon appelle le notaire qursquoon preacute-vienne les teacutemoins et que tout finisse

LE DOCTEUR bas agrave Catherine ndash Ses nerfs sont encore aga-ceacutes le meilleur est de faire ce qursquoil veut (Walter et Heinrich entrent par la gauche en habits des dimanches)

II

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH

WALTER ndash Eh bienhellip eh bienhellip on nous dit que tu vas mieux

MATHIS se retournant ndash Heacute crsquoest voushellip Agrave la bonne heure je suis content de vous voir (Il leur serre la main)

WALTER souriant ndash Te voilagrave donc tout agrave fait remis mon pauvre Mathis

ndash 103 ndash

MATHIS riant ndash Heacute oui tout est passeacute Quelle drocircle de chose pourtant Crsquoest Heinrich avec sa vieille histoire de juif qui mrsquoa valu ccedila Ha ha ha

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qui pouvait preacutevoir une chose pa-reille

MATHIS ndash Crsquoest clair Et cet autre qui entre aussitocirct Quel hasard quel hasard Est-ce qursquoon nrsquoaurait pas dit qursquoil arrivait expregraves

WALTER ndash Ma foi monsieur le docteur vous le croirez si vous voulez mais agrave moi-mecircme en voyant entrer ce Polonais les cheveux mrsquoen dressaient sur la tecircte

CATHERINE ndash Pour des hommes de bon sens peut-on avoir des ideacutees pareilles

MATHIS ndash Enfin puisque jrsquoen suis reacutechappeacute gracircce agrave Dieu vous saurez Walter et Heinrich que nous allons finir le mariage drsquoAnnette avec Christian Crsquoest peut-ecirctre un avertissement qursquoil faut se presser

HEINRICH ndash Ah monsieur le bourgmestre il nrsquoy a pas de danger

WALTER ndash Ce nrsquoeacutetait rienhellip crsquoest passeacute Mathis

MATHIS ndash Nonhellip nonhellip moi je suis comme cela je profite des bonnes leccedilons Walter Heinrich je vous choisis pour teacute-moins On signera le contrat ici sur les onze heures apregraves la messe tout le monde est preacutevenu

WALTER ndash Si tu le veux absolument

MATHIS ndash Oui absolument (Agrave Catherine) Catherine

CATHERINE ndash Quoi

MATHIS ndash Est-ce que le Polonais est encore lagrave

ndash 104 ndash

CATHERINE ndash Non il est parti hier Tout cela lui a fait beaucoup de peine

MATHIS ndash Tant pis qursquoil soit partihellip Jrsquoaurais voulu le voir lui serrer la main lrsquoinviter agrave la noce Je ne lui en veux pas agrave cet hommehellip ce nrsquoest pas sa faute si tous les juifs polonais se res-semblenthellip srsquoils ont tous le mecircme bonnet la mecircme barbe et le mecircme manteauhellip Il nrsquoest cause de rien

HEINRICH ndash Non on ne peut rien lui reprocher

WALTER ndash Enfin crsquoest une affaire entendue agrave onze heures nous serons ici

MATHIS ndash Oui (Au meacutedecin) Et je profite aussi de lrsquooccasion pour vous inviter monsieur Frantz Si vous venez agrave la noce ccedila nous fera honneur

LE DOCTEUR ndash Jrsquoaccepte monsieur le bourgmestre jrsquoaccepte avec plaisir

HEINRICH ndash Voici le second coup qui sonne Allons au re-voir monsieur Mathis

MATHIS ndash Agrave bientocirct (Il leur serre la main Walter Hein-rich et le docteur sortent)

III

MATHIS CATHERINE

CATHERINE criant dans lrsquoescalier ndash Annettehellip Annette

ANNETTE de sa chambre ndash Je descends

CATHERINE ndash Arrive donc le second coup est sonneacute

ANNETTE de mecircme ndash Tout de suite

ndash 105 ndash

CATHERINE agrave Mathis ndash Elle ne finira jamais

MATHIS ndash Laisse donc cette enfant en repos tu sais bien qursquoelle srsquohabille

CATHERINE ndash Je ne mets pas deux heures agrave mrsquohabiller

MATHIS ndash Toihellip toihellip est-ce que crsquoest la mecircme chose Quand vous arriveriez un peu tard le banc sera toujours lagrave per-sonne ne viendra le prendre

CATHERINE ndash Elle attend Christian

MATHIS ndash Eh bien est-ce que ce nrsquoest pas naturel Il de-vait venir ce matinhellip quelque chose le retarde (Annette toute souriante descend avec sa belle toque alsacienne et son avant-cœur doreacute)

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS ANNETTE

CATHERINE ndash Tu as pourtant fini

ANNETTE ndash Oui crsquoest fini

MATHIS la regardant drsquoun air attendri ndash Oh comme te voilagrave belle Annette

ANNETTE ndash Jrsquoai mis le bonnet

MATHIS ndash Tu as bien fait (Annette se regarde dans le mi-roir)

CATHERINE ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip jamais nous nrsquoarriverons pour le commencement Allons donc Annette al-lons (Elle va prendre son livre de messe sur la table)

ndash 106 ndash

ANNETTE regardant agrave la fenecirctre ndash Christian nrsquoest pas en-core venu

MATHIS ndash Non il a bien sucircr des affaires

CATHERINE ndash Arrive donchellip il te verra plus tard (Elle sort Annette la suit)

MATHIS appelant ndash Annettehellip Annettehellip tu ne me dis rien agrave moi

ANNETTE revenant lrsquoembrasser ndash Tu sais bien que je trsquoaime

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Va maintenant mon enfant ta megravere nrsquoa pas de cesse

CATHERINE dehors criant ndash Le troisiegraveme coup qui sonne (Annette sort)

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Le troisiegraveme coup le troi-siegraveme coup hellip Ne dirait-on pas que le cureacute les attend pour commencer (On entend la porte exteacuterieure se refermer Les cloches du village sonnent des gens endimancheacutes passent de-vant les fenecirctres puis tout se tait)

V

MATHIS seul

MATHIS ndash Les voilagrave dehorshellip (Il eacutecoute puis se legraveve et jette un coup drsquoœil par la fenecirctre) Oui tout le monde est agrave lrsquoeacuteglise (Il se promegravene prend une prise dans sa tabatiegravere et lrsquoaspire bruyamment) Ccedila va bienhellip Tout srsquoest bien passeacutehellip Quelle leccedilon Mathis quelle leccedilon hellip un rien et le juif revenait sur lrsquoeau tout srsquoen allait au diablehellip Autant dire qursquoon te menait pendre (Il reacutefleacutechit puis avec indignation) Je ne sais pas ougrave lrsquoon a quel-

ndash 107 ndash

quefois la tecircte Ne faut-il pas ecirctre fou Un marchand de graines qui entre en vous souhaitant le bonsoirhellip comme si les juifs polonais qui vendent de la graine ne se ressemblaient pas tous (Il hausse les eacutepaules de pitieacute puis se calme tout agrave coup) Quand je crierais jusqursquoagrave la fin des siegravecles ccedila ne changerait rien agrave la chosehellip Heureusement les gens sont si becircteshellip ils ne com-prennent rien (Il cligne de lrsquoœil et reprend sa place dans le fauteuil) Ouihellip ouihellip les gens sont becirctes (Il arrange le feu) Crsquoest pourtant ce Parisien qui est cause de touthellip ccedila mrsquoavait tra-casseacutehellip Le gueux voulait aussi mrsquoendormirhellip mais jrsquoai penseacute tout de suite Halte halte Prends garde Mathishellip cette ma-niegravere drsquoendormir le monde est une invention du diablehellip tu pourrais raconter des histoireshellip (Souriant) Il faut ecirctre finhellip il ne faut pas mettre le cou dans la bricolehellip (Il rit drsquoun air gogue-nard) Tu mourras vieux Mathis et le plus honnecircte homme du pays tu verras tes enfants et tes petits-enfants dans la joie et lrsquoon mettra sur ta tombe une belle pierre avec des inscriptions en lettres drsquoor du haut en bas (Silence) Allons allons tout srsquoest bien passeacute hellip Seulement puisque tu recircves et que Catherine ba-varde comme une pie devant le meacutedecin tu coucheras lagrave-haut la clef dans ta poche les murs trsquoeacutecouteront srsquoils veulent (Il se legraveve) Et maintenant nous allons compter les eacutecus du gendrehellip pour que le gendre nous aimehellip (Il rit) pour qursquoil soutienne le beau-pegravere si le beau-pegravere disait des becirctises apregraves avoir bu un coup de trophellip Heacute heacute heacute crsquoest un finaud Christian ce nrsquoest pas un Kelz agrave moitieacute sourd et aveugle qui dressait des procegraves-verbaux drsquoune aune et rien dedans non il serait bien capable de mettre le nez sur une bonne piste La premiegravere fois que je lrsquoai vu je me suis dit mdash Toi tu seras mon gendrehellip et si le Polonais fait mine de ressusciter tu le repousseras dans lrsquoautre monde (Il devient grave et srsquoapproche du secreacutetaire qursquoil ouvre Puis il srsquoassied tire du fond un gros sac plein drsquoor qursquoil vide sur le de-vant et se met agrave compter lentement en rangeant les piles avec soin Cette occupation lui donne quelque chose de solennel De temps en temps il srsquoarrecircte examine une piegravece et continue apregraves lrsquoavoir peseacutee sur le bout du doigt ndash Bas) Nous disons

ndash 108 ndash

trente millehellip (comptant les piles) oui trente mille livreshellip un beau denier pour Annettehellip Heacute heacute heacute crsquoest gentil drsquoentendre grelotter ccedilahellip le gendarme sera content (Il poursuit puis exa-mine une piegravece avec plus drsquoattention que les autres) Du vieil orhellip (Il se tourne vers la lumiegravere) Ah celle-lagrave vient encore de la ceinturehellip Elle nous a fait joliment de bien la ceinturehellip (Recirc-vant) Ouihellip ouihellip sans cela lrsquoauberge aurait mal tourneacutehellip Il eacutetait tempshellip Huit jours plus tard lrsquohuissier Ott serait venu sur son char-agrave-bancshellip Mais nous eacutetions en regravegle nous avions les eacutecushellip soi-disant de heacuteritage de lrsquooncle Martinehellip (Il remet la piegravece dans une pile qursquoil repasse) La ceinture nous a tireacute une vilaine eacutepine du piedhellip Si Catherine avait suhellip Pauvre Catherine hellip (Regardant les piles) Trente mille livreshellip (Bruit de sonnette il eacutecoute) Crsquoest la sonnette du moulinhellip (Appelant) Nickelhellip Nickel (La porte srsquoouvre Nickel paraicirct sur le seuil un alma-nach agrave la main)

VI

MATHIS NICKEL

NICKEL ndash Vous mrsquoavez appeleacute monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Il y a quelqursquoun au moulin

NICKEL ndash Non monsieur tout notre monde est agrave la messehellip La roue est arrecircteacutee

MATHIS ndash Jrsquoai entendu la sonnettehellip Tu eacutetais dans la grande salle

NICKEL ndash Oui monsieur je nrsquoai rien entendu

MATHIS ndash Crsquoest eacutetonnanthellip je croyaishellip (Il se met le petit doigt dans lrsquooreille ndash Agrave part) Mes bourdonnements me re-prennenthellip (Agrave Nickel) Qursquoest-ce que tu faisais donc lagrave

ndash 109 ndash

NICKEL ndash Je lisais le Messager boiteux

MATHIS ndash Des histoires de revenants bien sucircr

NICKEL ndash Non monsieur le bourgmestre une drocircle drsquohistoire Des gens drsquoun petit village de la Baviegravere des voleurs qursquoon a deacutecouverts au bout de vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau qui se trouvait chez un forgeron dans un tas de ferraille Tous ont eacuteteacute pris ensemble comme une nicheacutee de loups la megravere les deux fils et le grand-pegraverehellip On les a pen-dus lrsquoun agrave cocircteacute de lrsquoautrehellip Regardezhellip (Il preacutesente lrsquoalmanach)

MATHIS brusquement ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bon hellip Tu ferais mieux de lire ta messehellip (Nickel sort)

VII

MATHIS seul puis CHRISTIAN

MATHIS haussant les eacutepaules ndash Des gens qursquoon pend apregraves vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau Imbeacutecileshellip il fallait faire comme moihellip ne pas laisser de preuves (Il poursuit ses comptes) Je disais trente mille livres oui crsquoest bien ccedilahellip une deuxhellip troishellip (Ses paroles finissent par srsquoeacuteteindre Il prend les piles drsquoor et les laisse tomber dans le sac qursquoil ficelle avec soin) Ont-ils de la chance hellip Ce nrsquoest pas agrave moi qursquoon a fait des cadeaux pareilshellip Il a fallu tout gagner liard par liard Enfinhellip enfinhellip les uns naissent avec un bon numeacutero les autres sont forceacutes de se faire une position (Il se legraveve) Voilagrave tout en regravegle (On toque agrave la vitre il regarde ndash Bas) Chris-tianhellip (Eacutelevant la voix) Entrez Christian entrez (Il se dirige vers la porte Christian paraicirct)

CHRISTIAN lui serrant la main ndash Eh bien monsieur Ma-this vous allez mieux

ndash 110 ndash

MATHIS ndash Oui ccedila ne va pas mal Tenez Christian je viens de compter la dot drsquoAnnettehellip de beaux louis sonnantshellip du bel or Ccedila fait toujours plaisir agrave voir mecircme quand on doit le don-ner Ccedila vous rappelle des souvenirs de travail de bonne con-duitehellip de bonnes veines on voit pour ainsi dire deacutefiler devant ses yeux toute sa jeunesse et lrsquoon pense que tout ccedila va profiter agrave ses enfants ccedila vous touchehellip ccedila vous attendrit

CHRISTIAN ndash Je vous crois monsieur Mathis lrsquoargent bien gagneacute par le travail est le seul qui profite crsquoest comme la bonne semence qui legraveve toujours et qui produit les moissons

MATHIS ndash Voilagrave justement ce que je pensais Et je me di-sais aussi qursquoon est bien heureux quand la bonne semence tombe dans la bonne terre

CHRISTIAN ndash Vous voulez que nous signions le contrat au-jourdrsquohui

MATHIS ndash Oui plus tocirct ce sera fait mieux ccedila vaudra Je nrsquoai jamais aimeacute remettre les choses Je ne peux pas souffrir les gens qui ne sont jamais deacutecideacutes Une fois qursquoon est drsquoaccord il nrsquoy a plus de raison pour renvoyer les affaires de semaine en semaine ccedila prouve peu de caractegravere et les hommes doivent avoir du caractegravere

CHRISTIAN ndash Heacute monsieur Mathis moi je ne demande pas mieux mais je pensais que peut-ecirctre mademoiselle An-nettehellip

MATHIS ndash Annette vous aimehellip ma femme aussihellip tout le mondehellip (Il ferme le secreacutetaire)

CHRISTIAN ndash Eh bien signons

MATHIS ndash Oui et le contrat signeacute nous ferons la noce

CHRISTIAN ndash Monsieur Mathis vous ne pouvez rien me dire de plus agreacuteable

ndash 111 ndash

MATHIS souriant ndash On nrsquoest jeune qursquoune foishellip il faut profiter de sa jeunesse Maintenant la dot est precircte et jrsquoespegravere que vous en serez content

CHRISTIAN ndash Vous savez moi monsieur Mathis je nrsquoapporte pas grandrsquochosehellip Je nrsquoaihellip

MATHIS ndash Vous apportez votre courage votre bonne con-duite et votre grade quant au reste je mrsquoen charge je veux que vous ayez du bien Seulement Christian il faut que vous me fas-siez une promesse

CHRISTIAN ndash Quelle promesse

MATHIS ndash Les jeunes gens sont ambitieux ils veulent avoir de lrsquoavancement crsquoest tout naturel Je demande que vous restiez au village malgreacute tout tant que nous vivrons Catherine et moi Vous comprenez nous nrsquoavons qursquoune enfant nous lrsquoaimons comme les yeux de notre tecircte et de la voir partir ccedila nous cregraveve-rait le cœur

CHRISTIAN ndash Mon Dieu monsieur Mathis je ne serai ja-mais aussi bien que dans la famille drsquoAnnette ethellip

MATHIS ndash Me promettez-vous de rester quand mecircme on vous proposerait de passer officier ailleurs

CHRISTIAN ndash Oui

MATHIS ndash Vous mrsquoen donnez votre parole drsquohonneur

CHRISTIAN ndash Je vous la donne avec plaisir

MATHIS ndash Cela suffit Je suis content (Agrave part) Il fallait ce-la (Haut) Et maintenant causons drsquoautre chose Vous ecirctes res-teacute tard ce matin vous aviez donc des affaires Annette vous a attendu mais agrave la finhellip

CHRISTIAN ndash Ah crsquoest une chose eacutetonnantehellip une chose qui ne mrsquoest jamais arriveacutee Figurez-vous que jrsquoai lu des procegraves-

ndash 112 ndash

verbaux depuis cinq heures jusqursquoagrave dixhellip Le temps passaithellip plus je lisais plus jrsquoavais envie de lire

MATHIS ndash Quels procegraves-verbaux

CHRISTIAN ndash Touchant lrsquoaffaire du juif polonais qursquoon a tueacute sous le grand pont Heinrich mrsquoavait raconteacute cette affaire avant-hier soir ccedila me trottait en tecircte Crsquoest pourtant bien eacuteton-nant monsieur Mathis qursquoon nrsquoait jamais rien deacutecouvert

MATHIS ndash Sans doutehellip sans doutehellip

CHRISTIAN drsquoun air drsquoadmiration ndash Savez-vous que celui qui a fait le coup devait ecirctre un ruseacute gaillard tout de mecircme Quand on pense que tout eacutetait en lrsquoair la gendarmerie le tribu-nal la police touthellip et qursquoon nrsquoa pas seulement trouveacute la moindre trace Jrsquoai lu ccedilahellip jrsquoen suis encore eacutetonneacute

MATHIS ndash Oui ce nrsquoeacutetait pas une becircte

CHRISTIAN ndash Une becircte hellip crsquoest-agrave-dire que crsquoeacutetait un homme tregraves fin un homme qui aurait pu devenir le plus fin gendarme du deacutepartement

MATHIS ndash Vous croyez

CHRISTIAN ndash Jrsquoen suis sucircr Car il y a tant tant de moyens pour rechercher les gens dans les plus petites affaires et si peu sont capables drsquoen reacutechapper que pour un crime pareil il fallait un esprit extraordinaire

MATHIS ndash Eacutecoutez Christian ce que vous dites montre votre bon sens Jrsquoai toujours penseacute qursquoil fallait mille fois plus de finesse je dis de la mauvaise finesse vous entendez bien de la ruse dangereuse pour eacutechapper aux gendarmes que pour deacute-terrer les gueux parce qursquoon a tout le monde contre soi

CHRISTIAN ndash Crsquoest clair

ndash 113 ndash

MATHIS ndash Ouihellip Et ensuite celui qui a fait un mauvais coup lorsqursquoil a gagneacute veut en faire un second un troisiegraveme comme les joueurs Il trouve tregraves commode drsquoavoir de lrsquoargent sans travailler presque toujours il recommence jusqursquoagrave ce qursquoon le prenne Je crois qursquoil lui faut beaucoup de courage pour rester sur son premier coup

CHRISTIAN ndash Vous avez raison monsieur Mathis et celui dont nous parlons doit srsquoecirctre retenu depuis Mais le plus eacuteton-nant crsquoest qursquoon nrsquoait jamais retrouveacute la moindre trace du Polo-nais savez-vous lrsquoideacutee qui mrsquoest venue

MATHIS ndash Quelle ideacutee

CHRISTIAN ndash Dans ce temps il y avait plusieurs fours agrave placirctre sur la cocircte de Weacutechem Je pense qursquoon aura brucircleacute le corps dans lrsquoun de ces fours et que pour cette cause on nrsquoa pas retrou-veacute drsquoautre piegravece de conviction que le manteau et le bonnet Le vieux Kelz qui suivait lrsquoancienne routine nrsquoa jamais penseacute agrave ce-la

MATHIS ndash Crsquoest bien possiblehellip cette ideacutee ne mrsquoeacutetait pas venue Vous ecirctes le premierhellip

CHRISTIAN ndash Oui monsieur Mathis jrsquoen mettrais ma main au feu Et cette ideacutee megravene agrave bien drsquoautres Si lrsquoon connaissait les gens qui brucirclaient du placirctre dans ce temps-lagravehellip

MATHIS ndash Prenez garde Christian jrsquoen brucirclais moi jrsquoavais un four quand le malheur est arriveacute

CHRISTIAN riant ndash Oh vous monsieur Mathis hellip (Ils rient tous les deux Annette et Catherine paraissent agrave une fe-necirctre du fond)

ANNETTE du dehors ndash Il est lagrave (Christian et Mathis se retournent La porte srsquoouvre Catherine paraicirct puis Annette)

ndash 114 ndash

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CATHERINE ANNETTE

MATHIS ndash Eh bien Catherine est-ce que les autres arri-vent

CATHERINE ndash Ils sont deacutejagrave tous dans la salle le notaire leur lit le contrat

MATHIS ndash Bonhellip bon (Annette et Christian se reacuteunissent et causent agrave voix basse)

CHRISTIAN tenant les mains drsquoAnnette ndash Oh mademoi-selle Annette que vous ecirctes gentille avec cette belle toque

ANNETTE ndash Crsquoest le pegravere qui me lrsquoa apporteacutee de Ribeauvil-leacute

Christian ndash Voilagrave ce qui srsquoappelle un pegravere

MATHIS se regardant dans le miroir ndash On se rase un jour comme celui-ci (Se retournant drsquoun air joyeux) Heacute mareacutechal des logis voici le grand moment

CHRISTIAN sans se retourner ndash Oui monsieur Mathis

MATHIS ndash Eh bien savez-vous ce qursquoon fait quand tout le monde est drsquoaccord quand le pegravere la megravere et la fille sont con-tents

CHRISTIAN ndash Qursquoest-ce qursquoon fait

MATHIS ndash On souhaite le bonjour agrave celle qui sera notre femme on lrsquoembrasse heacute heacute heacute

CHRISTIAN ndash Est-ce vrai mademoiselle Annette

ANNETTE lui donnant la main ndash Oh je ne sais pas moi monsieur Christian (Christian lrsquoembrasse)

ndash 115 ndash

MATHIS ndash Il faut bien faire connaissance (Annette et Christian se regardent tout attendris Silence Catherine assise pregraves du fourneau se couvre la figure de son tablier elle semble pleurer)

MATHIS prenant la main de Catherine ndash Catherine re-garde donc ces braves enfantshellip comme ils sont heureux Quand je pense que nous avons eacuteteacute comme ccedila (Catherine se tait Mathis agrave part drsquoun air recircveur) Crsquoest pourtant vrai jrsquoai eacuteteacute comme ccedila (Haut) Allons allons tout va bien (Prenant le bras de Catherine et lrsquoemmenant) Arrive il faut laisser un peu ces enfants seuls Je suis sucircr qursquoils ont bien des choses agrave se dire ndash Pourquoi pleures-tu Es-tu facirccheacutee

CATHERINE ndash Non

MATHIS ndash Eh bien donc puisque ccedila devait arriver nous ne pouvons rien souhaiter de mieux (Ils sortent)

IX

CHRISTIAN ANNETTE

CHRISTIAN ndash Crsquoest donc vrai Annette que nous allons ecirctre marieacutes ensemblehellip bien vrai

ANNETTE souriant ndash Eh oui le notaire est lagravehellip si vous voulez le voir

CHRISTIAN ndash Non mais jrsquoai de la peine agrave croire agrave mon bonheur Moi Christian Becircme simple mareacutechal des logis eacutepou-ser la plus jolie fille du pays la fille du bourgmestre de M Mathis lrsquohomme le plus honorable et le plus richehellip voyez-vous ccedila me paraicirct comme un recircve Crsquoest pourtant vrai dites Annette

ndash 116 ndash

ANNETTE ndash Mais ouihellip crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Comme les choses arriventhellip Il faut que le bon Dieu me veuille du bien ce nrsquoest pas possible autrement Tant que je vivrai Annette je me rappellerai la premiegravere fois que je vous ai vue Crsquoeacutetait le printemps dernier devant la fon-taine au milieu de toutes les filles du village vous riiez en-semble en lavant le linge Moi jrsquoarrivais agrave cheval de Wasse-lonne avec le vieux Fritz nous eacutetions alleacutes porter une deacutepecircche Je vous vois encore avec votre petite jupe coquelicot vos bras blancs et vos joues rouges vous tourniez la tecircte et vous me re-gardiez venir

ANNETTE ndash Crsquoeacutetait deux jours apregraves Pacircques je mrsquoen sou-viens bien

CHRISTIAN ndash Dieu du ciel jrsquoy suis encore Je dis agrave Fritz sans avoir lrsquoair de rien laquo Qursquoest-ce donc que cette jolie fille pegravere Fritz mdash Ccedila mareacutechal des logis crsquoest mademoiselle Ma-this la fille du bourgmestre la plus riche et la plus belle des en-virons raquo Aussitocirct je pense Bon ce nrsquoest pas pour toi Christian ce nrsquoest pas pour toi malgreacute tes cinq campagnes et tes deux blessures ndash Et depuis ce moment je me disais toujours en moi-mecircme Y a-t-il des gens heureux dans ce monde des gens qui nrsquoont jamais risqueacute leur peau et qui attrapent tout ce qursquoil y a de plus agreacuteable Un garccedilon riche va venir le fils drsquoun notaire drsquoun brasseur nrsquoimporte quoi il dira laquo Ccedila me convient raquo Et bonsoir

ANNETTE ndash Oh je nrsquoaurais pas voulu

CHRISTIAN ndash Mais si vous lrsquoaviez aimeacute ce garccedilon

ANNETTE ndash Je nrsquoaurais pas pu lrsquoaimer puisque jrsquoen aime un autre

CHRISTIAN attendri ndash Annette vous ne saurez jamais combien ccedila me fait plaisir de vous entendre direhellip Nonhellip vous ne le saurez jamais (Annette rougit et baisse les yeux Silence

ndash 117 ndash

Christian lui prend la main) Vous rappelez-vous Annette cet autre jour agrave la fin des moissons quand on rentrait les derniegraveres gerbes et que vous eacutetiez sur la voiture avec le bouquet et trois ou quatre autres filles du village Vous chantiez de vieux airshellip De loin je vous eacutecoutais et je pensais Elle est lagrave Aussitocirct je commence agrave galoper sur la route Alors vous en me voyant tout agrave coup vous ne chantez plus Les autres vous disaient laquo Chante donc Annette chante raquo Mais vous ne vouliez plus chanter Pourquoi donc est-ce que vous ne chantiez plus

ANNETTE ndash Je ne sais pashellip jrsquoeacutetais honteuse

CHRISTIAN ndash Vous nrsquoaviez encore rien pour moi

ANNETTE ndash Oh si

CHRISTIAN ndash Vous mrsquoaimiez deacutejagrave

ANNETTE ndash Oui

ndash 118 ndash

CHRISTIAN ndash Eh bien tenez cette chose-lagrave mrsquoa donneacute du chagrin je pensais elle ne veut pas chanter devant un gen-darme elle est trop fiegravere

ANNETTE ndash Ohhellip Christian

CHRISTIAN ndash Oui ccedila mrsquoa donneacute beaucoup de chagrin Je devenais triste Le pegravere Fritz me disait laquo Vous avez quelque chose mareacutechal des logis bien sucircr vous avez quelque chose raquo Mais je ne voulais rien reconnaicirctre et je lui reacutepondais laquo Lais-sez-moi tranquillehellip Occupez-vous de votre servicehellip Ccedila vaudra mieux raquo Je mrsquoen voulais agrave moi-mecircme si je nrsquoavais pas connu mes devoirs jrsquoaurais fait deux procegraves-verbaux aux deacutelinquants au lieu drsquoun

ANNETTE souriant ndash Ccedila ne vous empecircchait pas de mrsquoaimer tout de mecircme

CHRISTIAN ndash Non crsquoeacutetait plus fort que moi Chaque fois que je passais devant la maison et que vous regardiezhellip

ANNETTE ndash Je regardais toujourshellip Je vous entendais bien venir allez

CHRISTIAN ndash Chaque fois je pensais Quelle jolie fille hellip quelle jolie fille hellip Celui-lagrave pourra se vanter drsquoavoir de la chance qui lrsquoaura en mariage

ANNETTE souriant ndash Et vous veniez tous les soirshellip

CHRISTIAN ndash Apregraves le service Jrsquoarrivais toujours le pre-mier agrave lrsquoauberge soi-disant prendre ma chope et quand vous me lrsquoapportiez vous-mecircme je ne pouvais pas mrsquoempecirccher de rougir Crsquoest drocircle pour un vieux soldat un homme qui a fait la guerrehellip Eh bien crsquoest pourtant comme cela Vous le voyiez peut-ecirctre

ANNETTE ndash Ouihellip jrsquoeacutetais contente (Ils se regardent et rient ensemble)

ndash 119 ndash

CHRISTIAN lui serrant les mains ndash Oh Annettehellip An-nettehellip comme je vous aime

ANNETTE ndash Et moi je vous aime bien aussi Christian

CHRISTIAN ndash Depuis le commencement

ANNETTE ndash Oui depuis le premier jour que je vous ai vu Tenez jrsquoeacutetais justement agrave cette fenecirctre avec Loiumls nous filions sans penser agrave rien Voilagrave que Loiumls dit laquo Le nouveau mareacutechal des logis raquo Moi jrsquoouvre le rideau et en vous voyant agrave cheval je pense tout de suite Celui-lagrave me plairait bien (Elle se cache la figure des deux mains comme honteuse)

CHRISTIAN ndash Et dire que sans le pegravere Fritz je nrsquoaurais ja-mais oseacute vous demander en mariage Vous eacutetiez tellement tel-lement au-dessus drsquoun simple mareacutechal des logis que je nrsquoaurais jamais eu cet orgueil Si je vous racontais comme jrsquoai pris courage vous ne pourriez pas le croire

ANNETTE ndash Ccedila ne fait rienhellip racontez toujours

CHRISTIAN ndash Eh bien un soir en faisant le pansage tout agrave coup Fritz me dit laquo Mareacutechal des logis vous aimez mademoi-selle Mathis ndash En entendant ccedila je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes mdash Vous aimez mademoiselle Mathishellip Pourquoi donc est-ce que vous ne la demandez pas en mariage mdash Moi moi est-ce que vous me prenez pour une becircte Est-ce qursquoune fille pareille voudrait drsquoun mareacutechal des logis Vous ne pensez pas agrave ce que vous dites Fritz mdash Pourquoi pas mademoiselle Mathis vous regarde drsquoun bon œil chaque fois que le bourg-mestre vous rencontre il vous crie de loin mdash Heacute bonjour donc monsieur Christian comment ccedila va-t-il Venez donc me voir plus souvent jrsquoai reccedilu du wolxhein nous boirons un bon coup Jrsquoaime les jeunes gens actifs moi raquo Crsquoest vrai M Mathis me disait ccedila

ANNETTE ndash Oh je savais bien qursquoil vous aimaithellip Crsquoest un si bon pegravere

ndash 120 ndash

CHRISTIAN ndash Oui je trouvais ccedila bien honnecircte de sa part mais drsquoaller croire qursquoil me donnerait sa fille comme une poi-gneacutee de main ccedila mrsquoavait lrsquoair de faire une grande diffeacuterence vous comprenez Aussi tout ce que me racontait Fritz ou rien crsquoeacutetait la mecircme chose et je lui dis laquo La preuve que je ne suis pas aussi becircte que vous croyez pegravere Fritz crsquoest que je vais de-mander mon changement mdash Ne faites pas ccedilahellip ne faites pas ccedila Je suis sucircr que tout ira bien seulement vous nrsquoavez pas de courage pour un homme fier et qui a fait ses preuves crsquoest eacutetonnant Mais puisque vous nrsquoosez pas moi jrsquoose mdash Vous mdash Oui raquo Et je ne sais comment le voilagrave qui part sans que jrsquoaie reacute-pondu Dieu du ciel il nrsquoeacutetait pas plus tocirct dehors que jrsquoaurais voulu le rappeler Tout tournait dans ma tecircte jrsquoavais honte de moi-mecircme Je montehellip Je me cache derriegravere le volethellip Le temps duraithellip duraithellip Fritz restait toujours Je me figurais qursquoon lui faisait des excuses comme on en fait vous savez Que la fille est trop jeunehellip qursquoelle a le temps drsquoattendre etc etc et fina-lement qursquoon le mettait dehors

ndash 121 ndash

ANNETTE ndash Pauvre Christian

CHRISTIAN ndash Agrave la fin des fins le voilagrave qui rentre Je lrsquoentends qui me crie dans lrsquoalleacutee laquo Mareacutechal des logis ougrave diable ecirctes-vous mdash Eh bien me voilagrave On vous a donneacute le panier mdash Le panier allons donchellip tout le monde vous veut tout le monde le pegravere la megraverehellip mdash Et mademoiselle Annette mdash Mademoiselle Annette je crois bien raquo Alors moi voyez-vous en entendant ccedila je suis tellement heureuxhellip le pegravere Fritz nrsquoest pas beau nrsquoest-ce pas hellip eh bien je le prends (il passe ses bras autour du cou drsquoAnnette) et je lrsquoembrassehellip je lrsquoembrasse (Il embrasse Annette qui rit) Enfin je nrsquoai jamais eu de bon-heur pareil

ANNETTE ndash Crsquoest comme moi quand on mrsquoa dit laquo M Christian te demande en mariage est-ce que tu le veux raquo Tout de suite jrsquoai crieacute mdash Je nrsquoen veux pas drsquoautrehellip jrsquoaime mieux mourir que drsquoen avoir un autre ndash Je pleurais sans savoir pour-quoi et mon pegravere avait beau me dire laquo Allons allons ne pleure pashellip tu lrsquoauras puisque tu le veux raquo Ccedila ne mrsquoempecircchait pas de pleurer tout de mecircme (Ils rient La porte srsquoouvre Ma-this paraicirct sur le seuil il est en habit de gala culotte de pe-luche bottes montantes gilet rouge habit carreacute agrave boutons de meacutetal et large feutre agrave lrsquoalsacienne)

X

LES PREacuteCEacuteDENTS MATHIS

MATHIS drsquoun ton grave ndash Eh bien mes enfants tout est precirct (Agrave Christian) Vous connaissez lrsquoacte Christian si vous voulez le relire

CHRISTIAN ndash Non monsieur Mathis crsquoest inutile

ndash 122 ndash

MATHIS ndash Il ne srsquoagit donc plus que de signer (Allant agrave la porte) Walter Heinrich entrezhellip que tout le monde entrehellip Les grandes choses de la vie doivent se passer sous les yeux de tout le monde Crsquoeacutetait notre ancienne coutume en Alsace une cou-tume honnecircte Voilagrave ce qui faisait la sainteteacute des actes bien mieux que les eacutecrits (Pendant que Mathis parle Walter Hein-rich la megravere Catherine Loiumls Nickel et des eacutetrangers entrent Les uns vont serrer la main agrave Christian les autres feacutelicitent Annette On se range agrave mesure autour de la chambre Le vieux notaire entre le dernier saluant agrave droite et agrave gauche son por-tefeuille sous le bras Loiumls roule le fauteuil devant la table Si-lence geacuteneacuteral Le notaire srsquoassied et toute lrsquoassembleacutee hommes et femmes se presse autour de lui)

XI

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH CATHERINE LE

NOTAIRE LOIumlS NICKEL paysans et paysannes

LE NOTAIRE ndash Messieurs les teacutemoins vous avez entendu la lecture du contrat de mariage de M Christian Becircme mareacutechal des logis de gendarmerie et de Mlle Annette Mathis fille de Hans Mathis et de son eacutepouse leacutegitime Catherine Mathis neacutee Weber Quelqursquoun a-t-il des observations agrave faire (Silence) Si vous le deacutesirez nous allons le relire

PLUSIEURS ndash Non non crsquoest inutile

LE NOTAIRE se levant ndash Nous allons donc passer agrave la si-gnature

MATHIS agrave haute voix drsquoun accent solennel ndash Un instanthellip laissez-moi dire quelques mots (Se tournant vers Christian) Christian eacutecoutez-moi Je vous considegravere aujourdrsquohui comme un fils et je vous confie le bonheur drsquoAnnette Vous savez que ce

ndash 123 ndash

qursquoon a de plus cher au monde ce sont nos enfants ou si vous ne le savez pas encore vous le saurez plus tard Vous saurez que crsquoest en eux qursquoest toute notre joie toute notre espeacuterance et toute notre vie que pour eux rien ne nous est peacutenible ni le tra-vail ni la fatigue ni les privations qursquoon leur sacrifie tout et que nos plus grandes misegraveres ne sont rien aupregraves du chagrin de les voir malheureux ndash Vous comprendrez donc Christian quelle est ma confiance en vous combien je vous estime pour vous confier le bonheur de notre enfant unique sans crainte et mecircme avec joie

Bien des partis riches se sont preacutesenteacutes Si je nrsquoavais consi-deacutereacute que la fortune jrsquoaurais pu les accepter mais bien avant la fortune je place la probiteacute et le courage que drsquoautres meacuteprisent Ce sont lagrave les vraies richesses celles que nos anciens estimaient drsquoabord et que je place au-dessus de tout Agrave force drsquoamasser et de srsquoenrichir on peut avoir trop drsquoargent on nrsquoa jamais trop drsquohonneur ndash Jrsquoai donc repousseacute ceux qui nrsquoapportaient que de lrsquoargent et je reccedilois dans ma famille celui qui nrsquoa que sa bonne conduite son courage et son bon cœur (Se tournant vers les assistants et eacutelevant la voix) Oui je choisis Christian Becircme entre tous parce que crsquoest un honnecircte homme et que je sais qursquoil rendra ma fille heureuse

CHRISTIAN eacutemu ndash Monsieur Mathis je vous le promets (Il lui serre la main)

MATHIS ndash Eh bien signons

LE NOTAIRE Il se retourne dans son fauteuil Les paroles que tout le monde vient drsquoentendre sont de bonnes paroles des paroles justes pleines de bon sens et qui montrent bien la sa-gesse de M Mathis Jrsquoai fait beaucoup de mariages dans ma vie crsquoeacutetait toujours le preacute qursquoon mariait avec la maison le verger avec le jardin les eacutecus de six livres avec les piegraveces de cent sous Mais de marier la fortune avec lrsquohonneur le bon caractegraverehellip voi-lagrave ce que jrsquoappelle beau ce que jrsquoestime ndash Et croyez-moi jrsquoai lrsquoexpeacuterience des choses de la vie je vous preacutedis que ce mariage

ndash 124 ndash

sera un bon mariage un mariage heureux tel que le meacuteritent drsquohonnecirctes gens Ces mariages-lagrave deviennent de plus en plus rares (Srsquoadressant au bourgmestre) Monsieur Mathis

MATHIS ndash Quoi monsieur Hornus

LE NOTAIRE ndash Il faut que je vous serre la main vous avez bien parleacute

MATHIS ndash Jrsquoai dit ce que je pense

WALTER ndash Oui oui tu penses comme ccedila malheureuse-ment bien peu drsquoautres te ressemblent

HEINRICH ndash Je nrsquoai pas lrsquohabitude de mrsquoattendrir mais crsquoeacutetait tregraves bien (Annette et Catherine srsquoembrassent en pleu-rant Plusieurs autres femmes les entourent quelques-unes sanglotent Mathis ouvre le secreacutetaire il en tire une grande sacoche qursquoil deacutepose sur la table devant le notaire Tout le monde regarde eacutemerveilleacute)

MATHIS gravement ndash Monsieur le notaire voici la dothellip elle eacutetait precircte depuis deux anshellip Ce ne sont pas des pro-messeshellip ce nrsquoest pas du papierhellip crsquoest de lrsquoorhellip trente mille francs en bon or de France

TOUS LES ASSISTANTS bas ndash Trente mille francs hellip

CHRISTIAN ndash Crsquoest trop monsieur Mathis

MATHIS riant de bon cœur ndash Allons donc Christian entre le pegravere et le fils on ne compte pas Quand nous serons partis Catherine et moi vous en trouverez bien drsquoautres ndash Ce qui me fait le plus de plaisir crsquoest que cet argent-lagrave voyez-vous crsquoest de lrsquoargent honnecirctehellip de lrsquoargent dont je connais la source Je sais qursquoil nrsquoy a pas un liard mal acquis lagrave-dedanshellip je saishellip (Bruit de sonnette dans la sacoche)

LE NOTAIRE se retournant ndash Allons monsieur Christian allonshellip votre signaturehellip (Christian va signer Mathis reste

ndash 125 ndash

immobile les yeux fixeacutes sur la sacoche comme frappeacute de stu-peur)

WALTER passant la plume agrave Christian ndash On ne signe pas tous les jours des contrats pareils mareacutechal des logis

CHRISTIAN riant ndash Ah non pegravere Walter non hellip (Il signe et donne la plume agrave Catherine)

MATHIS agrave part regardant agrave droite et agrave gauche ndash Les autres nrsquoentendent rien hellip

LE NOTAIRE ndash Monsieur le bourgmestre agrave votre tour et tout est fini

CATHERINE ndash Tiens Mathis voici la plumehellip moi je ne sais pas signerhellip jrsquoai fait ma croix

MATHIS agrave part ndash Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles hellip

LE NOTAIRE indiquant du doigt la place sur le contrat ndash Ici monsieur le bourgmestrehellip agrave cocircteacute de madame Catherine (Le bruit de la sonnette redouble)

MATHIS agrave part drsquoun ton rude ndash Hardi Mathis hellip (Il srsquoapproche signe drsquoune main ferme puis il empoigne le sac drsquoeacutecus et le vide brusquement sur la table Quelques piegraveces tombent sur le plancher Eacutetonnement geacuteneacuteral)

CATHERINE ndash Ah mon Dieu qursquoest-ce que tu fais hellip (Elle court apregraves les piegraveces qui roulent)

MATHIS agrave part ndash Crsquoeacutetait le sang hellip (Haut) Je veux que le notaire compte la dot devant tout le monde (Avec un sourire eacutetrange) On aurait pu croire qursquoil y avait des gros sous au fond du sachellip

CHRISTIAN vivement ndash Ah monsieur Mathis agrave quoi pen-sez-vous

ndash 126 ndash

MATHIS eacutetendant le bras ndash Eacutecoutez Christian les secrets sont pour les gueux Entre honnecirctes gens tout doit se passer au grand jour Il faut que chacun puisse dire Jrsquoeacutetais lagravehellip jrsquoai vu la dot sur la tablehellip en beaux louis drsquoorhellip (Au notaire) Comptez monsieur Hornus

WALTER riant ndash Tu as quelquefois de drocircles drsquoideacutees Ma-this

LE NOTAIRE gravement ndash Monsieur le bourgmestre a rai-son crsquoest plus reacutegulier (Il commence agrave compter Mathis se penche les mains appuyeacutees au bord de la table et regarde Tout le monde se rapproche Silence)

MATHIS agrave part les yeux fixeacutes sur le tas de louis ndash Crsquoeacutetait le sang hellip

ndash 127 ndash

TROISIEgraveME PARTIE

LE REcircVE DU BOURGMESTRE

Une chambre au premier chez Mathis Alcocircve agrave gauche porte agrave droite deux fenecirctres au fond La nuit

I

MATHIS WALTER HEINRICH CHRISTIAN ANNETTE CATHERINE LOIumlS portant une chandelle allumeacutee et une carafe

ndash Ils entrent brusquement et semblent eacutegayeacutes par le vin

HEINRICH riant ndash Ha ha ha tout finit bienhellip il fallait quelque chose pour bien finir

WALTER ndash En avons-nous bu du wolxheim On se sou-viendra longtemps du contrat drsquoAnnette

CHRISTIAN ndash Alors crsquoest deacutecideacute Monsieur Mathis vous couchez ici

MATHIS ndash Oui crsquoest deacutecideacute (Agrave Loiumls) Loiumls mets la chan-delle et la carafe sur la table de nuit

CATHERINE ndash Quelle ideacutee Mathis

MATHIS ndash Jrsquoai besoin de fraicirccheur je ne veux pas encore attraper un coup de sang

ANNETTE bas agrave Christian ndash Il faut le laisser fairehellip quand il a ses ideacuteeshellip

ndash 128 ndash

CHRISTIAN ndash Eh bien monsieur Mathis puisque vous croyez que vous serez mieux icihellip

MATHIS ndash Oui je sais ce qursquoil me fauthellip La chaleur est cause de mon accidenthellip cela changerahellip (Il srsquoassied et com-mence agrave se deacuteshabiller On entend chanter au-dessous)

HEINRICH ndash Eacutecoutez comme les autres srsquoen donnent Ve-nez pegravere Walter redescendons

WALTER ndash Tu nous quittes au plus beau moment Mathis tu nous abandonnes

MATHIS brusquement ndash Je me fais une raison que diable Depuis onze heures du matin jusqursquoagrave minuit crsquoest bien assez

CATHERINE ndash Oui le meacutedecin lui a dit de prendre garde au vin blanchellip que ccedila lui jouerait un mauvais tour il en a deacutejagrave trop bu depuis ce matin

MATHIS ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bonhellip je vais boire un coup drsquoeau fraicircche avant de me coucher ccedila me calmera (Trois ou quatre buveurs entrent en se poussant)

LE PREMIER ndash Ha ha ha ccedila va bienhellip ccedila va bien

UN AUTRE ndash Bonsoir monsieur le bourgmestre bonsoir

UN AUTRE ndash Dites donc Heinrich vous ne savez pas le garde de nuit est en bas

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qursquoil veut

LE BUVEUR ndash Il veut qursquoon vide la sallehellip crsquoest lrsquoheure

MATHIS ndash Qursquoon lui fasse boire un bon coup et puis bon-soir tous

WALTER ndash Pour un bourgmestre il nrsquoy a pas de regraveglement

ndash 129 ndash

MATHIS ndash Le regraveglement est pour tout le monde

CATHERINE ndash Eh bien Mathis nous allons redescendre

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip vahellip Qursquoon me laisse en repos

WALTER lui donnant la main ndash Bonne nuit Mathis et pas de mauvais recircves

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Je ne recircve jamais ndash Bonne nuit toushellip allezhellip allez

CATHERINE ndash Quand il a quelque chose en tecircte hellip (Elle sort Tous deacutefilent en riant et crient dans lrsquoescalier mdash Bonsoir bonsoir monsieur le bourgmestre ndash Annette et Christian res-tent les derniers)

ndash 130 ndash

II

MATHIS ANNETTE CHRISTIAN

ANNETTE se penchant pour embrasser Mathis ndash Bonsoir mon pegravere dors bien

MATHIS lrsquoembrassant ndash Bonsoir mon enfant (Agrave Chris-tian qui se tient pregraves drsquoAnnette) Je serai mieux ici tout ce vin blanc ces cris ces chansons me montent agrave la tecirctehellip Je dormirai mieux

CHRISTIAN ndash Oui la chambre est fraicircche Bonne nuithellip dormez bien

MATHIS leur serrant la main ndash Pareillement mes en-fants (Annette et Christian sortent)

III

MATHIS seul

MATHIS il eacutecoute puis se legraveve et va fermer la porte au perron ndash Enfin me voilagrave deacutebarrasseacutehellip Tout va bienhellip le gen-darme est prishellip Je vais dormir sur les deux oreilles (Il se ras-sied et continue agrave se deacuteshabiller) Srsquoil arrive un nouveau hasard contre le beau-pegravere du mareacutechal des logis tout sera bientocirct eacutetouffeacute (Il bacircille et precircte lrsquooreille aux chants drsquoen bas) Il faut savoir srsquoarranger dans la viehellip il faut avoir les bonnes cartes en mainhellip Les bonnes cartes crsquoest touthellip La mauvaise chance ne vient jamais contre les bonnes carteshellip On arrange la chance (Il se legraveve du fauteuil et se dirige vers lrsquoalcocircve En ce moment la porte de lrsquoauberge en bas srsquoouvre les chants deacutebordent dans la rue Mathis legraveve le rideau et regarde) Ceux-lagrave maintenant ne demandent plus rien ils ont leur comptehellip Heacute heacute heacute vont-ils

ndash 131 ndash

faire des trous dans la neige avant drsquoarriver chez eux Crsquoest drocircle le vinhellip un verre de vinhellip et tout vous paraicirct en beau (Les chants srsquoeacuteloignent et se dispersent Mathis ouvre les fenecirctres tire les persiennes et redescend vers lrsquoalcocircve) Oui ccedila va bien (Il prend la carafe et boit) Ccedila va tregraves bien (Il remet la carafe sur la table de nuit entre dans lrsquoalcocircve et tire les rideaux Souf-flant la lumiegravere) Tu peux te vanter drsquoavoir bien meneacute tes af-faires Mathis (Il bacircille lentement et se couche) Personne ne trsquoentendra si tu recircveshellip personne hellip Les recircveshellip des folieshellip (Si-lence)

ndash 132 ndash

IV

MATHIS endormi dans lrsquoalcocircve ndash puis LE TRIBUNAL LE

PREacuteSIDENT LE PROCUREUR LES JUGES LES GENDARMES LE PUBLIC

(Le fond de la scegravene change lentement La lumiegravere vague drsquoabord croicirct peu agrave peu les lignes se preacutecisent on est dans un tribunal haute voucircte sombre des bancs en heacute-micycle sur le devant remplis de spectateurs deux fe-necirctres en ogive agrave vitraux de plomb les trois juges en toque et robe noire au fond sur leurs siegraveges le greffier agrave droite le procureur agrave gauche Petite porte lateacuterale com-muniquant au guichet Une table aux pieds des juges sur la table un manteau vert garni de fourrure et un bonnet de peau de martre Le preacutesident agite sa sonnette Mathis en guenilles hacircve paraicirct agrave la porte lateacuterale entoureacute de gendarmes Les souffrances du cachot sont peintes sur sa figure Il va srsquoasseoir sur la sellette trois gendarmes se

ndash 133 ndash

placent derriegravere lui ndash Toute cette scegravene mysteacuterieuse se passe dans une sorte de peacutenombre les paroles et les bruits sont des chuchotements Agrave mesure que lrsquoaction se preacutecise les paroles deviennent plus distinctes Crsquoest le tra-vail de lrsquoimagination du dormeur crsquoest son recircve qui se ma-teacuterialise ndash Sur un geste du preacutesident le greffier lit en psalmodiant lrsquoacte drsquoaccusation et les deacutepositions des teacute-moins On distingue de loin en loin ces mots laquo Nuit du 24 deacutecembrehellip Baruch Koweskihellip lrsquoaubergiste Mathishellip la ruse profondehellip en srsquoentourant de la consideacuteration pu-bliquehellip eacutechapper durant quinze anshellip lrsquoheure de la jus-ticehellip une circonstance indiffeacuterentehellip les fregraveres Hier-thegraveshellip raquo Nouveau silence Agrave la fin de cette lecture la scegravene srsquoeacuteclaire plus vivement)

LE PREacuteSIDENT ndash Accuseacute vous venez drsquoentendre les deacuteposi-tions des teacutemoins qursquoavez-vous agrave reacutepondre

MATHIS ndash Des teacutemoins des gens qui nrsquoont rien vuhellip des gens qui demeurent agrave deux trois lieues de lrsquoendroit ougrave srsquoest commis le crimehellip dans la nuithellip en hiverhellip Vous appelez cela des teacutemoins

LE PREacuteSIDENT ndash Reacutepondez avec calme ces gestes ces emportements ne peuvent vous ecirctre utiles ndash Vous ecirctes un homme ruseacute

MATHIS ndash Non monsieur le preacutesident je suis un homme simple

LE PREacuteSIDENT ndash Vous avez su choisir le momenthellip vous avez su deacutetourner les soupccedilonshellip vous avez eacutecarteacute toute preuve mateacuteriellehellip Vous ecirctes un ecirctre redoutable

MATHIS ndash Parce qursquoon ne trouve rien contre moi je suis re-doutable Tous les honnecirctes gens sont donc redoutables puisqursquoon ne trouve rien contre eux

ndash 134 ndash

LE PREacuteSIDENT ndash La voix publique vous accuse

MATHIS ndash Eacutecoutez messieurs les juges quand un homme prospegraverehellip quand il srsquoeacutelegraveve au-dessus des autres quand il srsquoacquiert de la consideacuteration et du bien des milliers de gens lrsquoenvient Vous savez cela crsquoest une chose qui se rencontre tous les jours Eh bien malheureusement pour moi des milliers drsquoenvieux depuis quinze ans ont vu prospeacuterer mes affaires et voilagrave pourquoi tous mrsquoaccusent ils voudraient me voir tomber ils voudraient me voir peacuterir Mais est-ce que des hommes justes pleins de bon sens doivent eacutecouter ces envieux Est-ce qursquoils ne devraient pas les forcer agrave se taire Est-ce qursquoils ne devraient pas les condamner

LE PREacuteSIDENT ndash Vous parlez bien accuseacute depuis long-temps vous avez eacutetudieacute ces discours en vous-mecircme Mais nous avons lrsquoœil clair nous voyons ce qui se passe en vous ndash Drsquoougrave vient que vous entendez des bruits de sonnette

MATHIS ndash Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette (Bruit de sonnette au dehors)

LE PREacuteSIDENT ndash Vous mentez Dans ce moment mecircme vous entendez ce bruithellip Dites-nous pourquoi

MATHIS ndash Ce nrsquoest rienhellip crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous nrsquoavouez pas la cause de ce bruit nous allons appeler le songeur pour nous lrsquoexpliquer

MATHIS ndash Il est vrai que jrsquoentends ce bruit

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez qursquoil entend ce bruit

MATHIS vivement ndash Ouihellip mais je lrsquoentends en recircve

LE PREacuteSIDENT ndash Eacutecrivez qursquoil lrsquoentend en recircve

MATHIS ndash Il est permis agrave tout honnecircte homme de recircver

ndash 135 ndash

UN SPECTATEUR bas agrave son voisin ndash Crsquoest vrai les recircves nous viennent malgreacute nous

UN AUTRE de mecircme ndash Tout le monde recircve

MATHIS se tournant vers le public ndash Eacutecoutez ne craignez rien pour moihellip Tout ceci nrsquoest qursquoun recircvehellip Si ce nrsquoeacutetait pas un recircve est-ce que ces juges porteraient des perruques comme du temps des anciens seigneurs il y a plus de cent ans A-t-on ja-mais vu des ecirctres assez fous pour srsquooccuper drsquoun bruit de son-nette qursquoon entend en recircve Il faudrait donc aussi condamner un chien qui gronde en recircvant Et voilagrave des juges hellip voilagrave des hommes qui pour de vaines penseacutees veulent faire pendre leur semblable hellip (Il part drsquoun grand eacuteclat de rire)

LE PREacuteSIDENT drsquoun accent seacutevegravere ndash Silence accuseacute si-lence vous approchez du jugement eacuteternel et vous osez rirehellip vous osez affronter les regards de Dieu hellip (Se tournant vers les juges) Messieurs les juges ce bruit de sonnette vient drsquoun sou-venirhellip Les souvenirs font la vie de lrsquohomme on entend la voix de ceux qursquoon a aimeacutes longtemps apregraves leur mort Lrsquoaccuseacute en-tend ce bruit parce qursquoil a dans son acircme un souvenir qursquoil nous cache ndash Le cheval du Polonais avait une sonnette hellip

MATHIS ndash Crsquoest fauxhellip je nrsquoai pas de souvenirs

LE PREacuteSIDENT ndash Taisez-vous

MATHIS avec colegravere ndash Un homme ne peut ecirctre condamneacute sur des suppositions Il faut des preuves Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez que lrsquoaccuseacute se contre-dit il avouaithellip maintenant il se reacutetracte

MATHIS srsquoemportant ndash Nonhellip je nrsquoentends rien hellip (Le bruit de sonnette se fait entendre) Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilleshellip (Le bruit redouble) Je demande Christian mon gendre (Eacutelevant la voix et regardant de tous les cocircteacutes)

ndash 136 ndash

Pourquoi Christian nrsquoest-il pas ici (Silence Les juges se regar-dent Chuchotements dans lrsquoauditoire Le bruit de sonnette srsquoeacuteloigne)

LE PREacuteSIDENT drsquoun ton grave ndash Accuseacute vous persistez dans vos deacuteneacutegations

MATHIS avec force ndash Ouihellip jrsquoai trop de sanghellip voilagrave tout Il nrsquoy a rien contre moi Crsquoest la plus grande injustice de tenir un honnecircte homme dans les prisons Je souffre pour la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Vous persistez hellip ndash Eh bien nous Rudi-ger baron de Mersbach grand preacutevocirct de Sa Majesteacute impeacuteriale en basse Alsace assisteacute de nos conseils et juges sieurs Louis de Falkenstein et de Feininger docteurs egraves droit ndash Consideacuterant que cette affaire traicircne depuis quinze ans qursquoil est impossible de lrsquoeacuteclaircir par les moyens ordinaires ndash Vu la prudence la ruse et lrsquoaudace de lrsquoaccuseacute ndash Vu la mort des teacutemoins qui pourraient nous eacuteclairer dans cette œuvre laborieuse agrave laquelle srsquoattache lrsquohonneur de notre tribunal ndash Attendu que le crime ne peut rester impuni que lrsquoinnocent ne peut succomber pour le cou-pable ndash Consideacuterant que cette cause doit servir drsquoexemple aux temps agrave venir pour reacutefreacutener lrsquoavarice la cupiditeacute de ceux qui se croient couverts par une longue suite drsquoanneacutees ndash Agrave ces causes ordonnons qursquoon entende le songeur ndash Huissiers faites entrer le songeur

MATHIS drsquoune voix terrible ndash Je mrsquoy oppose je mrsquoy op-posehellip Les songes ne prouvent rien

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix ferme ndash Faites entrer le son-geur

MATHIS frappant sur la table ndash Crsquoest abominablehellip crsquoest contraire agrave la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous ecirctes innocent pourquoi donc re-doutez-vous le songeur Parce qursquoil lit dans les acircmes Croyez-

ndash 137 ndash

moi soyez calme ou vos cris prouveront que vous ecirctes cou-pable

MATHIS ndash Je demande lrsquoavocat Linder de Saverne pour une affaire pareille je ne regarde pas agrave la deacutepense Je suis calme comme un homme qui nrsquoa rien agrave se reprocherhellip Je nrsquoai peur de rienhellip mais les recircves sont des recircveshellip (Criant) Pourquoi Chris-tian nrsquoest-il pas ici Mon honneur est son honneurhellip Qursquoon le fasse venirhellip Crsquoest un honnecircte homme celui-lagrave (Srsquoexaltant) Christian je trsquoai fait riche viens me deacutefendre hellip (Silence La scegravene srsquoobscurcit Mathis dans lrsquoalcocircve soupire et srsquoagite Tout devient sombre Au bout drsquoun instant le tribunal reparaicirct dans lrsquoobscuriteacute et srsquoeacuteclaire drsquoun coup Mathis srsquoest rendormi pro-fondeacutement)

V

LES PREacuteCEacuteDENTS LE SONGEUR

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Asseyez-vous

LE SONGEUR ndash Monsieur le preacutesident et messieurs les juges crsquoest la volonteacute de votre tribunal qui me force agrave venir sans cela lrsquoeacutepouvante me tiendrait loin drsquoici

MATHIS ndash On ne peut croire aux folies des songeurs ils trompent le monde pour gagner de lrsquoargenthellip Ce sont des tours de physiquehellip Jrsquoai vu celui-ci chez mon cousin Bocircth agrave Ribeau-villeacute

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Pouvez-vous endormir cet homme

LE SONGEUR regardant Mathis ndash Je le puis Seulement existe-t-il quelques restes de la victime

ndash 138 ndash

LE PREacuteSIDENT indiquant les objets sur la table ndash Ce man-teau et ce bonnet

LE SONGEUR ndash Qursquoon revecircte lrsquoaccuseacute du manteau

MATHIS poussant un cri eacutepouvantable ndash Je ne veux pas

LE PREacuteSIDENT ndash Je lrsquoordonne

MATHIS se deacutebattant ndash Jamais hellip jamaishellip

LE PREacuteSIDENT ndash Vous ecirctes donc coupable

MATHIS ndash Christian hellip ougrave est Christian Il dira lui si je suis un honnecircte homme

UN SPECTATEUR agrave voix basse ndash Crsquoest terrible

MATHIS aux gendarmes qui lui mettent le manteau ndash Tuez-moi tout de suite

LE PREacuteSIDENT ndash Votre reacutesistance vous trahit malheureux

MATHIS ndash Je nrsquoai pas peurhellip (Il a le manteau et frissonne ndash Bas se parlant agrave lui-mecircme) Mathis si tu dors tu es perdu (Il reste debout les yeux fixeacutes devant lui comme frappeacute drsquohorreur)

UNE FEMME DU PEUPLE se levant ndash Je veux sortirhellip lais-sez-moi sortir

LrsquoHUISSIER ndash Silence (La femme se rassied Grand si-lence)

LE SONGEUR les yeux fixeacutes sur Mathis ndash Il dort

MATHIS drsquoun ton sourd ndash Nonhellip nonhellip je ne veux pashellip jehellip

LE SONGEUR ndash Je le veux

MATHIS drsquoune voix haletante ndash Ocirctez-moi ccedilahellip ocirctezhellip

ndash 139 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Il dort Que faut-il lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Ce qursquoil a fait dans la nuit du 24 deacutecembre il y a quinze ans

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes agrave la nuit du 24 deacutecembre 1818

MATHIS bas ndash Oui

LE SONGEUR ndash Quelle heure est-il

MATHIS ndash Onze heures et demie

LE SONGEUR ndash Parlezhellip je le veux

MATHIS ndash Les gens sortent de lrsquoauberge Catherine et la petite Annette sont alleacutees se coucher Kasper rentrehellip il me dit que le four agrave placirctre est allumeacute Je lui reacuteponds mdash Crsquoest bonhellip va dormir jrsquoirai lagrave-bas ndash Il montehellip Je reste seul avec le Polonais qui se chauffe au fourneau Dehors tout est endormi On nrsquoentend rien que de temps en temps la sonnette du cheval sous le hangar Il y a deux pieds de neige (Silence)

LE SONGEUR ndash Agrave quoi pensez-vous

MATHIS ndash Je pense qursquoil me faut de lrsquoargenthellip que si je nrsquoai pas trois mille francs pour le 31 lrsquoauberge sera exproprieacuteehellip Je pense qursquoil nrsquoy a personne dehorshellip qursquoil fait nuit et que le Po-lonais suivra la grande route tout seul dans la neige

LE SONGEUR ndash Est-ce que vous ecirctes deacutejagrave deacutecideacute agrave lrsquoattaquer

MATHIS apregraves un instant de silence ndash Cet homme est forthellip il a des eacutepaules largeshellip Je pense qursquoil se deacutefendra bien si quelqursquoun lrsquoattaque (Mouvement de Mathis)

LE SONGEUR ndash Qursquoavez-vous

ndash 140 ndash

MATHIS bas ndash Il me regardehellip Il a les yeux gris (Drsquoun ac-cent inteacuterieur comme se parlant agrave lui-mecircme) Il faut que je fasse le coup hellip

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes deacutecideacute

MATHIS ndash Ouihellip je ferai le coup hellip je risquehellip je risquehellip

LE SONGEUR ndash Parlez

MATHIS ndash Il faut pourtant que je voiehellip Je sors Tout est noirhellip il neige toujourshellip on ne verra pas mes traces dans la neige (Il legraveve la main et semble chercher quelque chose)

LE SONGEUR ndash Que faites-vous

MATHIS ndash Je tacircte dans le traicircneauhellip srsquoil y a des pistolets hellip (Les juges se regardent mouvement dans lrsquoauditoire) Il nrsquoa rienhellip je ferai le couphellip oui hellip (Il eacutecoute) On nrsquoentend rien dans le villagehellip Lrsquoenfant drsquoAnna Weacuteber pleurehellip Une chegravevre becircle dans lrsquoeacutetablehellip Le Polonais marche dans la chambre

LE SONGEUR ndash Vous rentrez

MATHIS ndash Oui Il a mis six francs sur la table je lui rends sa monnaiehellip Il me regarde bien (Silence)

LE SONGEUR ndash Il vous dit quelque chose

MATHIS ndash Il me demande combien jusqursquoagrave Mutzig hellip Quatre petites lieueshellip je lui souhaite un bon voyagehellip Il me reacute-pond Dieu vous beacutenisse (Silence) Ho ho (La figure de Ma-this change)

LE SONGEUR ndash Quoi

MATHIS bas ndash La ceinture (Brusquement drsquoune voix segraveche) Il sorthellip il est sorti hellip (Mathis en ce moment fait quelques pas les reins courbeacutes il semble suivre sa victime agrave la piste Le Songeur legraveve le doigt pour recommander lrsquoattention aux juges ndash Mathis eacutetendant la main ) La hache hellip ougrave est la

ndash 141 ndash

hache Ah ici derriegravere la porte ndash Quel froid la neige tombehellip pas une eacutetoilehellip Courage Mathis tu auras la ceinturehellip cou-rage (Silence)

LE SONGEUR ndash Il parthellip Vous le suivez

MATHIS ndash Oui

LE SONGEUR ndash Ougrave ecirctes-vous

MATHIS ndash Derriegravere le villagehellip dans les champshellip Quel froid (Il grelotte)

LE SONGEUR ndash Vous avez pris la traverse

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip (Eacutetendant le bras) Voici le grand ponthellip et lagrave-bas dans le fond le ruisseauhellip Comme les chiens pleurent agrave la ferme de Danielhellip comme ils pleurent hellip Et la forge du vieux Finck comme elle est rouge sur la cocircte hellip (Bas se parlant agrave lui-mecircme) Tuer un hommehellip tuer un homme Tu ne feras pas ccedila Mathishellip tu ne feras pas ccedilahellip Dieu ne veut pas hellip (Se remettant agrave marcher les reins courbeacutes) Tu es fou hellip Eacutecoute tu seras richehellip ta femme et ton enfant nrsquoauront plus besoin de rienhellip Le Polonais est venuhellip tant pishellip tant pishellip Il ne devait pas venir hellip Tu payeras tout tu nrsquoauras plus de detteshellip (Criant drsquoun ton sourd) Il nrsquoy a pas de bon Dieu il faut que tu lrsquoassommes hellip ndash Le ponthellip deacutejagrave le pont hellip (Silence il srsquoarrecircte et precircte lrsquooreille) Personne sur la route personnehellip (Drsquoun air drsquoeacutepouvante) Quel silence (Il srsquoessuie le front de la main) Tu as chaud Mathishellip ton cœur bathellip crsquoest agrave force de courirhellip Une heure sonne agrave Weacutechemhellip et la lune qui vienthellip Le Polonais est peut-ecirctre deacutejagrave passeacutehellip Tant mieuxhellip tant mieux hellip (Eacutecoutant) La sonnettehellip oui hellip (Il srsquoaccroupit brusquement et reste immobile Silence Tous les yeux sont fixeacutes sur lui ndash Bas) Tu seras richehellip tu seras richehellip tu seras riche hellip (Le bruit de la sonnette se fait entendre Une jeune femme se couvre la figure de son tablier drsquoautres deacutetournent la tecircte Tout agrave coup Mathis se dresse en poussant une sorte de rugissement et frappe un

ndash 142 ndash

coup terrible sur la table) Ah ah je te tienshellip juif hellip (Il se preacutecipite en avant et frappe avec une sorte de rage)

UNE FEMME ndash Ah mon Dieu hellip (Elle srsquoaffaisse)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix vibrante ndash Emportez cette femme (On emporte la femme)

MATHIS se redressant ndash Il a son compte (il se penche et regarde puis frappant un dernier coup) Il ne remue plushellip crsquoest fini (Il se relegraveve en exhalant un soupir et promegravene les yeux autour de lui) Le cheval est parti avec le traicircneau (Eacutecou-tant) Quelqursquoun hellip (Il se retourne eacutepouvanteacute et veut fuir) Nonhellip crsquoest le vent dans les arbreshellip (Se baissant) Vitehellip vitehellip la ceinture Je lrsquoaihellip ha (Il fait le geste de se boucler la cein-ture aux reins) Elle est pleine drsquoor toute pleine hellip Deacutepecircche-toihellip Mathishellip deacutepecircche-toi hellip (Il se baisse et semble charger le corps sur son eacutepaule puis il se met agrave tourner autour de la table du tribunal les reins courbeacutes le pas lourd comme un homme ployant sous un fardeau)

LE SONGEUR ndash Ougrave allez-vous

MATHIS srsquoarrecirctant ndash Au four agrave placirctre

LE SONGEUR ndash Vous y ecirctes

MATHIS ndash Oui (Faisant le geste de jeter son fardeau agrave terre) Comme il eacutetait lourd hellip (Il respire avec force puis il se baisse et semble ramasser de nouveau le cadavre ndash Drsquoune voix rauque) Va dans le feu juif va dans le feu hellip (Il semble pous-ser avec une perche de toutes ses forces Tout agrave coup il jette un cri drsquohorreur et srsquoaffaisse la tecircte entre les mains ndash Bas) Quels yeux hellip oh quels yeux hellip (Long silence Relevant la tecircte) Tu es fou Mathis hellip Regardehellip il nrsquoy a deacutejagrave plus rien que les oshellip Les os brucirclent aussihellip Maintenant la ceinturehellip Mets lrsquoor dans tes pocheshellip Crsquoest celahellip Personne ne saura rienhellip On ne trouve-ra pas de preuves

ndash 143 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Que faut-il encore lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Cela suffit (Au greffier) Vous avez eacutecrit

LE GREFFIER ndash Oui monsieur le preacutesident

LE PREacuteSIDENT ndash Eh bien qursquoon lrsquoeacuteveille et qursquoil voie lui-mecircme

LE SONGEUR ndash Eacuteveillez-voushellip je le veux (Mathis srsquoeacuteveille il est comme eacutetourdi)

MATHIS ndash Ougrave donc est-ce que je suis (Il regarde) Ah ouihellip Qursquoest-ce qui se passe

LE GREFFIER ndash Voici votre deacutepositionhellip Lisez

MATHIS apregraves avoir lu quelques lignes ndash Malheureux Jrsquoai tout dit hellip Je suis perdu hellip

LE PREacuteSIDENT aux juges ndash Vous venez drsquoentendrehellip il srsquoest condamneacute lui-mecircme

MATHIS arrachant le manteau ndash Je reacuteclamehellip crsquoest fauxhellip Vous ecirctes tous des gueux hellip Christianhellip mon gendrehellip Je de-mande Christianhellip

LE PREacuteSIDENT ndash Gendarmes imposez silence agrave cet homme (Les gendarmes entourent Mathis)

MATHIS se deacutebattant ndash Crsquoest un crime contre la justicehellip on mrsquoocircte mon seul teacutemoinhellip Je reacuteclame devant Dieu (Drsquoune voix deacutechirante) Christianhellip on veut tuer le pegravere de ta femmehellip Agrave mon secours (Il se deacutebat comme un furieux)

LE PREacuteSIDENT avec tristesse ndash Accuseacute vous me forcez de vous dire ce que jrsquoaurais voulu vous taire En apprenant les charges qui pesaient sur vous Christian Becircme srsquoest donneacute la mort hellip (Mathis reste comme stupeacutefieacute les yeux fixeacutes sur le preacute-

ndash 144 ndash

sident Grand silence Les juges se consultent agrave voix basse Au bout drsquoun instant le preacutesident se legraveve)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix lente ndash Attendu que dans la nuit du 24 deacutecembre 1808 entre minuit et une heure Hans Ma-this a commis sur la personne de Baruch Koweski le crime drsquoassassinat avec les circonstances aggravantes de preacutemeacutedita-tion de nuit et de vol agrave main armeacutee nous le condamnons agrave ecirctre pendu par le cou jusqursquoagrave ce que mort srsquoen suive (Se tournant vers un huissier) Huissier faites entrer le scharfrichter5 (Grande rumeur dans lrsquoauditoire Lrsquohuissier ouvre la porte de droite un petit homme vecirctu de rouge la face pacircle et les yeux brillants paraicirct sur le seuil Profond silence Le preacutesident eacutetend le bras vers Mathis Bruit violent de sonnette Mathis porte ses mains agrave sa tecircte et chancelle Tout disparaicirct ndash On se retrouve dans la chambre du bourgmestre Il fait grand jour le soleil entre par les fentes des persiennes et srsquoallonge en traicircneacutees lu-mineuses sur le plancher Les rideaux de lrsquoalcocircve srsquoagitent La carafe tombe de la table de nuit et se brise Au mecircme instant une musique joyeuse eacuteclate devant lrsquoauberge elle joue le vieil air de Lauterbach des voix nombreuses lrsquoaccompagnent Ce sont les garccedilons drsquohonneur qui donnent lrsquoaubade agrave la fianceacutee On entend les gens courir dans la rue Une fenecirctre srsquoouvre la musique cesse Grands eacuteclats de rire Voix nombreuses mdash La voilagrave la voilagravehellip crsquoest Annette hellip ndash La musique et les chants re-commencent et peacutenegravetrent dans lrsquoauberge Grand tumulte au-dessous Des pas rapides montent lrsquoescalier on frappe agrave la porte de Mathis)

CATHERINE dehors criant ndash Mathis legraveve-toi Il fait grand jour Tous les inviteacutes sont en bas (Silence On frappe plus fort)

5 Bourreau

ndash 145 ndash

CHRISTIAN de mecircme ndash Monsieur Mathis monsieur Ma-this (Silence) Comme il dorthellip (Drsquoautres pas montent lrsquoescalier On frappe agrave coups redoubleacutes)

WALTER de mecircme ndash Heacute Mathis Allons donchellip La noce est commenceacuteehellip hop hop hellip (Long silence) Crsquoest drocircle il ne reacutepond pas

CATHERINE drsquoune voix inquiegravete ndash Mathis Mathis (On entend des chuchotements une discussion puis la voix de Christian srsquoeacutelegraveve et dit drsquoun ton brusque mdash Non crsquoest inutile laissez-moi faire ndash et presque aussitocirct la porte secoueacutee vio-lemment srsquoouvre tout au large Christian paraicirct il est en grand uniforme)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Monsieur Mathis hellip (Il aperccediloit les deacutebris de la carafe sur le plancher court agrave lrsquoalcocircve eacutecarte les rideaux et pousse un cri)

CATHERINE accourant toute inquiegravete ndash Qursquoest-ce que crsquoest Qursquoest-ce qursquoil y a Christian

CHRISTIAN se retournant vivement ndash Ne regardez pas madame Catherine hellip (Il la prend dans ses bras et lrsquoentraicircne vers la porte en criant drsquoune voix enroueacutee) Le docteur Frantz le docteur Frantz

CATHERINE se deacutebattant ndash Laissez-moi Christianhellip je veux voirhellip

CHRISTIAN ndash Non (Criant dans lrsquoescalier agrave ceux qui se trouvent en bas) ndash Empecircchez Annette de monter ndash Oh mon Dieu mon Dieu (Pendant cette scegravene Walter Heinrich et un grand nombre drsquoinviteacutes hommes et femmes sont entreacutes dans la chambre ils se pressent autour de lrsquoalcocircve Heinrich ouvre les fenecirctres et pousse les persiennes)

ndash 146 ndash

WALTER regardant Mathis ndash Il a la figure toute bleue (Stupeur geacuteneacuterale Le docteur Frantz entre tout essouffleacute On srsquoeacutecarte pour lui livrer passage)

LE DOCTEUR vivement ndash Crsquoest une attaque drsquoapoplexie (Tirant sa trousse de sa poche) Tenez le bras maicirctre Walterhellip Pourvu que le sang vienne (Les musiciens entrent leurs ins-truments agrave la main une foule de gens endimancheacutes les suivent chuchotant entre eux et marchant sur la pointe des pieds puis une jeune femme portant un enfant dans ses bras paraicirct sur le seuil et srsquoarrecircte interdite agrave la vue de tout ce monde Lrsquoenfant souffle dans une petite trompette)

WALTER ndash Le sang ne vient pas

LE DOCTEUR ndash Non (Se retournant avec colegravere) Faites donc taire cet enfant

LA JEUNE FEMME ndash Tais-toi Ludwig Donne (Elle veut lui prendre la trompette Lrsquoenfant reacutesiste et se met agrave pleurer)

LE DOCTEUR drsquoune voix triste ndash Crsquoest finihellip monsieur le bourgmestre est morthellip le vin blanc lrsquoa tueacute

WALTER ndash Oh mon pauvre Mathis (Il srsquoaccoude sur le lit la figure dans les mains et pleure On entend dans la salle au-dessous les cris deacutechirants de Catherine et drsquoAnnette)

HEINRICH regardant Mathis ndash Quel malheur un si brave homme

UN AUTRE bas agrave son voisin ndash Crsquoest la plus belle morthellip On ne souffre pas

ndash 147 ndash

LES BOHEacuteMIENS DrsquoALSACE

SOUS LA REacuteVOLUTION

laquo Puisque tu veux savoir pourquoi nous avons quitteacute la France me dit le vieux Boheacutemien Bockes6 rappelle-toi drsquoabord la grande caverne du Harberg Elle est agrave mi-cocircte sous une roche couverte de bruyegraveres ougrave passe le sentier de Dagsbourg On lrsquoappelle maintenant le Trou-de-lrsquoErmite parce qursquoun vieil er-

6 Bacchus

ndash 148 ndash

mite y demeure Mais bien des anneacutees avant quand les sei-gneurs avaient encore des chacircteaux en Alsace et dans les Vosges nos gens vivaient dans ce trou de pegravere en fils Personne ne venait nous troubler au contraire on nous faisait du bien nos femmes et nos filles allaient dire la bonne aventure jusqursquoau fond de la Lorraine nos hommes jouaient de la musique les tout vieux et les toutes vieilles restaient seuls au Harberg cou-cheacutes sur des tas de feuilles avec les petits enfants

laquo Je te dis Christian que nous eacutetions une fourmiliegravere on ne pouvait pas nous compter Souvent il rentrait trois et quatre troupes par jour le pain le vin le lard le fromage ne man-quaient pas tout venait en abondance

laquo Au fond de ce creux nous avions aussi le grand-pegravere Da-niel blanc comme une chouette qui perd son duvet agrave force de vieillesse et tout agrave fait aveugle On ne pouvait le reacuteveiller qursquoen lui mettant un bon morceau sous le nez alors il soupirait et se redressait un peu le dos contre la roche Deux autres vieilles ra-tatineacutees et chauves lui tenaient compagnie

laquo Eh bien tu le croiras si tu veux les seigneurs et les grandes dames drsquoAlsace et de Lorraine nrsquoavaient de confiance que dans lrsquoesprit de ces vieilles Ils arrivaient agrave cheval avec leurs domestiques et leurs chasseurs pour se faire expliquer lrsquoavenir et les amours et plus les vieilles radotaient plus elles beacute-gayaient en recircve plus ces seigneurs et ces dames avaient lrsquoair de les comprendre et paraissaient contents raquo

Bockes se mit agrave rire tout bas en hochant la tecircte et vida son verre

laquo Crsquoest lagrave parmi des centaines drsquoautres que je suis venu au monde reprit-il au moins je le pense Il est bien possible que ce soit sur un sentier drsquoAlsace ou des Vosges mais ce qui me re-vient drsquoabord crsquoest notre caverne nos gens qui rentraient par bandes avec leurs cors leurs trompettes et leurs cymbales

ndash 149 ndash

laquo Une chose qui me fait encore plus de plaisir quand jrsquoy pense ce sont mes premiers voyages sur le dos de ma megravere Elle eacutetait jeune toute brune et bien contente de mrsquoavoir Elle me portait dans un vieux chacircle garni de franges lieacute sur son eacutepaule et je passais la tecircte dans un pli pour regarder les environs ndash Un grand noir qui jouait du trombone nous suivait et me clignait des yeux en riant de bonne humeur Crsquoeacutetait mon pegravere

laquo Nous montions et nous descendions Je regardais deacutefiler les arbres les rochers les vallons les ruisseaux ougrave ma megravere en-trait jusqursquoaux genoux les fermes les moulins et les scieries Nous allions toujours et le soir nous faisions du feu sous une roche au coin drsquoun bois On suspendait la marmite drsquoautres troupes arrivaient chacun apportait quelque chose agrave frire On srsquoallongeait les jambes on allumait sa pipe on riait les garccedilons et les filles dansaient Quelle vie Dans cent ans je verrais la flamme rouge qui monte dans les genecircts lrsquoombre des arbres qui srsquoallonge sur la cocircte brune couverte de feuilles mortes les ronces qui se traicircnent les grosses branches qui srsquoeacutetendent dans lrsquoair ndash les eacutetoiles au-dessus ndash jrsquoentendrais le torrent qui gronde le vent qui passe dans les feuilles le moulin qui marche tou-jours les hautes grives qui se reacutepondent drsquoun bout de la forecirct agrave lrsquoautre

laquo Vous autres vous ne connaissez pas ces choses Vous aimez un bon feu lrsquohiver en racontant vos histoires agrave la veilleacutee avec des pommes de terre et des navets dans votre cave Qursquoest-ce que cela Christian aupregraves de notre marmite qui fume dans les bois quand la lune monte lentement au-dessus des sapi-niegraveres quand le feu srsquoendort et que le sommeil arrive

laquo Moi pendant des heures jrsquoaurais pu regarder la lune

laquo Et le lendemain au petit jour quand le coq de la ferme voisine nous eacuteveillait que la roseacutee tombait doucement et qursquoon se secouaithellip

ndash 150 ndash

laquo Ah gueux de coq nous ne trsquoavons pas attrapeacute mais garehellip ton tour viendra

laquo Si les chreacutetiens connaissaient cette vie ils nrsquoen vou-draient pas drsquoautre

laquo Malheureusement les meilleures choses ne peuvent pas durer Quelques mois plus tard au lieu drsquoecirctre bien agrave lrsquoaise sur le dos de ma megravere je galopais derriegravere elle les pieds nus et jrsquoen regardais un autre plus petit creacutepu comme moi les legravevres grosses et le nez un peu camard qui se dorlotait dans mon bon sac qui buvait qui regardait par la fente de mon sac sans srsquoinquieacuteter de rien Crsquoest agrave lui que le grand noir souriait et crsquoest lui que ma megravere couvrait bien le soir en me disant seulement mdash laquo Approche-toi du feu raquo

laquo Je grelottais et je pensais en regardant lrsquoautre

laquo Que la peste trsquoeacutetouffe sans toi je serais encore dans le sac et jrsquoattraperais les bons morceaux raquo

laquo Je ne le trouvais pas aussi beau que moi Je ne compre-nais pas pourquoi ce gueux avait pris ma place et je ne pouvais pas le sentir

laquo Mais le pire crsquoest qursquoil fallut bientocirct gagner sa vie danser sur les mains et faire des tours de souplesse

laquo Tu sauras Christian que nous avions chez nous des dan-seurs de corde des musiciens et des diseuses de bonne aven-ture ndash Le grand noir essaya drsquoabord de me faire danser sur la corde mais la tecircte me tournait je croyais toujours tomber et je mrsquoaccrochais avec les mains malgreacute moi enfin ce nrsquoeacutetait pas mon ideacutee

laquo Alors un vieux qui srsquoappelait Horni mrsquoadopta pour jouer de la trompette et tout de suite jrsquoattrapai lrsquoembouchure Apregraves la trompette jrsquoappris le cor apregraves le cor le trombone Dans toute notre troupe on nrsquoavait jamais eu de meilleur trombone

ndash 151 ndash

que moi Pendant que les autres risquaient de se casser le cou en dansant sur la corde je soufflais avec un grand courage et jrsquoallais aussi faire les publications je battais de la caisse comme un tambour-maicirctre

laquo Nous revenions toujours au Harberg et jrsquoavais deacutejagrave cinq ou six petits fregraveres et sœurs lorsqursquoarriva le commencement de la guerre entre tout le monde Cela commenccedila du cocircteacute de Sarre-bourg ougrave les gens se mirent agrave tomber sur les juifs on leur cas-sait les vitres on jetait les plumes de leurs lits par les fenecirctres de sorte que vous marchiez dans ces plumes jusqursquoaux genoux Les gens chantaient laquo Ccedila ira raquo Tout eacutetait en lrsquoair et je me rappelle que nous avions eacuteteacute forceacutes de nous sauver de Lixheim ougrave lrsquoon brucirclait les papiers de la mairie devant lrsquoeacuteglise

laquo Le vieux Horni disait que le monde devenait fou Nous courions agrave travers les bois parce que le tocsin sonnait agrave Mittel-bronn agrave Lutzelbourg au Dagsberg tous les paysans hommes femmes enfants srsquoavanccedilaient hors des villages avec leurs fourches leurs haches et leurs pioches en chantant

laquo Ccedila va ccedila ira hellip raquo

laquo Plusieurs tiraient des coups de fusil Comme nous arri-vions agrave la nuit sur le plateau de Hacirczelbourg Horni srsquoarrecircta car il ne pouvait plus courir il eacutetendit la main du cocircteacute de lrsquoAlsace et tout le long des montagnes au-dessus des bois je vis les chacirc-teaux et les couvents brucircler jusqursquoaux frontiegraveres de la Suisse La fumeacutee rouge montait aussi des vallons et dans la plaine les toc-sins bourdonnaient ensuite tantocirct agrave droite tantocirct agrave gauche on voyait quelque chose srsquoallumer

laquo Nous tremblions comme des malheureux

laquo En arrivant vers une heure du matin agrave la caverne du Harberg aucun bruit ne srsquoentendait et nous croyions que tous nos gens venaient drsquoecirctre extermineacutes Par bonheur ce nrsquoeacutetait rien notre monde restait assis dans lrsquoombre sans oser allumer

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de feu et toute cette nuit les troupes arrivaient de Lorraine et drsquoAlsace disant mdash Tel chacircteau brucircle telle eacuteglise est en feu Dans tel endroit on veut pendre le cureacute Dans tel autre on chasse les moines hellip Les seigneurs se sauvent hellip Le reacutegiment drsquoAuvergne qui est agrave Phalzbourg a casseacute tous ses officiers nobles il a nommeacute des caporaux et des sergents agrave leur place etc etc raquo

laquo Cette extermination dura plusieurs anneacutees Les paysans eacutetaient las des couvents et des chacircteaux ils voulaient cultiver la terre pour leur propre compte

laquo Nous autres agrave la fin nous avions repris courage et nous recommencions nos tourneacutees Tout eacutetait changeacute les gens avaient des cocardes agrave leurs bonnets ils se mettaient tous agrave precirccher et srsquoappelaient citoyens entre eux les semaines avaient dix jours et le dimanche srsquoappelait deacutecadi mais cela nous eacutetait bien eacutegal et mecircme nous vivions de mieux en mieux parce que les citoyens laissaient leurs portes ouvertes en criant que crsquoeacutetait le regravegne de la vertu

laquo Pas un seul drsquoentre nous nrsquoavait de deacutefiance lorsqursquoun matin au commencement des foires drsquoautomne au petit jour et comme les bandes allaient se mettre en route la vieille Ouldine vit une quinzaine de gendarmes agrave lrsquoentreacutee de la caverne et der-riegravere eux une ligne de baiumlonnettes Aussitocirct elle rentra les mains en lrsquoair et chacun allait voir Des paysans arrivaient aussi plus loin avec une longue file de charrettes pour nous emme-ner Tu penses Christian quels cris les femmes poussaient mais les hommes ne disaient rien Crsquoeacutetait le temps ougrave lrsquoon cou-pait le cou des gens par douzaines et nous croyions tous qursquoon allait nous conduire agrave Sarrebourg pour avoir le cou coupeacute drsquoautant plus que le juge de paix eacutetait avec la milice

laquo Malgreacute nos cris on nous fit sortir deux agrave deux Le briga-dier disait laquo Ccedila ne finira donc jamais

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laquo Nous eacutetions pregraves de deux cents ndash Les femmes et les pe-tits enfants montaient sur les charrettes Les hommes et les gar-ccedilons marchaient derriegravere entre deux files de soldats

laquo Lorsqursquoon fit sortir le vieux Daniel et la vieille Margareth agrave peine eacutetaient-ils dehors au grand air qursquoils moururent tout de suite On les mit tout de mecircme sur une charrette Horni Klein-michel et moi nous suivions en pleurant Toutes nos femmes eacutetaient comme mortes de frayeur On ne voulait pourtant pas nous faire de mal on voulait seulement nous forcer drsquoavoir des noms de famille pour nous reconnaicirctre agrave la conscription

laquo Tous les gens des villages ougrave nous passions venaient nous voir et nous appelaient aristocrates

laquo Une fois agrave Sarrebourg devant la mairie au milieu des soldats on nous fit monter lrsquoun apregraves lrsquoautre prendre des noms qursquoon eacutecrivait sur un gros livre

laquo Le pegravere Greacutebus eut de lrsquoouvrage avec nous jusqursquoau soir ndash On nous forccedilait aussi de choisir un logement ailleurs qursquoau Harberg

laquo Crsquoest depuis ce temps que je me suis appeleacute Bockes Jrsquoeacutetais alors un grand et beau garccedilon de vingt ans tout droit avec une belle chevelure friseacutee laquo Toi me dit le maire en me re-gardant tu ressembles au dieu du bon vin tu trsquoappelleras Bockes raquo

laquo Il dit au vieux Horni qursquoil srsquoappellerait Sileacutenas agrave cause de son gros ventre et tout le monde riait

laquo On nous relacirccha les uns apregraves les autres

laquo Horni Kleinmichel et moi nous restions ensemble dans une chambre au Bigelberg Nous courions toujours les foires mais depuis que nous avions des noms et qursquoon nous appelait citoyens la joie srsquoen eacutetait alleacutee

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laquo Aussi lorsqursquoun peu plus tard on voulut nous forcer de prendre des meacutetiers et de travailler comme tout le monde Sileacute-nas me dit

laquo Eacutecoute Bockes tout cela mrsquoennuie Quand jrsquoai vu les Franccedilais brucircler les couvents et les chacircteaux jrsquoeacutetais content je pensais mdash Ils veulent se faire boheacutemiens ndash Mais agrave preacutesent je vois bien qursquoils sont fous Jrsquoaimerais mieux ecirctre mort que de cultiver la terre comme un gorgio7 Allons-nous-en raquo

laquo Et le mecircme jour nous particircmes pour la Forecirct-Noire

laquo Voilagrave cinquante ans que nous roulons dans ce pays Kleinmichel et moi Les Allemands nous laissent bien tran-quilles Pourvu qursquoon leur joue des valses et des hopser pen-dant qursquoils boivent des chopes ils sont heureux et ne deman-dent pas autre chose ndash Crsquoest un bon peuple raquo

7 Chreacutetien

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MESSIRE TEMPUS

Le jour de la Saint-Seacutebalt vers sept heures du soir je met-tais pied agrave terre devant lrsquohocirctel de la Couronne agrave Pirmasens Il avait fait une chaleur drsquoenfer tout le jour mon pauvre Schim-mel nrsquoen pouvait plus Jrsquoeacutetais en train de lrsquoattacher agrave lrsquoanneau de la porte quand une assez jolie fille les manches retrousseacutees le tablier sur le bras sortit du vestibule et se mit agrave mrsquoexaminer en souriant

laquo Ougrave donc est le pegravere Bleacutesius lui demandai-je

mdash Le pegravere Bleacutesius fit-elle drsquoun air eacutebahi vous revenez sans doute de lrsquoAmeacuterique hellip Il est mort depuis dix ans

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mdash Mort hellip Comment le brave homme est mort Et made-moiselle Charlotte raquo

La jeune fille ne reacutepondit pas elle haussa les eacutepaules et me tourna le dos

Jrsquoentrai dans la grande salle tout meacuteditatif Rien ne me pa-rut changeacute les bancs les chaises les tables eacutetaient toujours agrave leur place le long des murs Le chat blanc de mademoiselle Charlotte les poings fermeacutes sous le ventre et les paupiegraveres de-mi-closes poursuivait son recircve fantastique Les chopes les can-nettes drsquoeacutetain brillaient sur lrsquoeacutetagegravere comme autrefois et lrsquohorloge dans son eacutetui de noyer continuait de battre la ca-dence Mais agrave peine eacutetais-je assis pregraves du grand fourneau de fonte qursquoun chuchotement bizarre me fit tourner la tecircte La nuit envahissait alors la salle et jrsquoaperccedilus derriegravere la porte trois per-sonnages heacuteteacuteroclites accroupis dans lrsquoombre autour drsquoune cannette baveuse ils jouaient au rams un borgne un boiteux un bossu

laquo Singuliegravere rencontre me dis-je Comment diable ces gaillards-lagrave peuvent-ils reconnaicirctre leurs cartes dans une obscu-riteacute pareille Pourquoi cet air meacutelancolique raquo

En ce moment mademoiselle Charlotte entra tenant une chandelle agrave la main

Pauvre Charlotte elle se croyait toujours jeune elle por-tait toujours son petit bonnet de tulle agrave fines dentelles son fichu de soie bleue ses petits souliers agrave hauts talons et ses bas blancs bien tireacutes Elle sautillait toujours et se balanccedilait sur les hanches avec gracircce comme pour dire laquo Heacute heacute voici mademoiselle Charlotte Oh les jolis petits pieds que voilagrave les mains fines les bras dodus heacute heacute heacute raquo

Pauvre Charlotte que de souvenirs enfantins me revinrent en meacutemoire

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Elle deacuteposa sa lumiegravere au milieu des buveurs et me fit une reacuteveacuterence gracieuse deacuteveloppant sa robe en eacuteventail souriant et pirouettant

laquo Mademoiselle Charlotte ne me reconnaissez-vous donc pas raquo mrsquoeacutecriai-je

Elle ouvrit de grands yeux puis elle me reacutepondit en mi-naudant

laquo Vous ecirctes M Theacuteodore Oh je vous avais bien reconnu Venez venez raquo

Et me prenant par la main elle me conduisit dans sa chambre elle ouvrit un secreacutetaire et feuilletant de vieux pa-piers de vieux rubans des bouquets faneacutes de petites images tout agrave coup elle srsquointerrompit et srsquoeacutecria laquo Mon Dieu crsquoest au-jourdrsquohui la Saint-Seacutebalt Ah monsieur Theacuteodore monsieur Theacuteodore vous tombez bien raquo Elle srsquoassit agrave son vieux clavecin et chanta comme jadis du bout des legravevres

Rose de mai pourquoi tarder encore

Agrave revenir

Cette vieille chanson la voix fecircleacutee de Charlotte sa petite bouche rideacutee qursquoelle nrsquoosait plus ouvrir ses petites mains segraveches qursquoelle tapait agrave droitehellip agrave gauchehellip sans mesurehellip ho-chant la tecircte levant les yeux au plafondhellip les freacutemissements meacute-talliques de lrsquoeacutepinettehellip et puis je ne sais quelle odeur de vieux reacuteseacutedahellip drsquoeau de rose tourneacutee au vinaigrehellip Oh horreur deacute-creacutepitude hellip folie Oh patraque abominable frissonnehellip miaulehellip grincehellip cassehellip deacutetraque-toi Que tout sautehellip que tout srsquoen aille au diable hellip Quoi hellip crsquoest lagrave Charlotte hellip elle elle hellip ndash Abomination

Je pris une petite glace et me regardaihellip jrsquoeacutetais bien pacircle laquo Charlotte hellip Charlotte raquo mrsquoeacutecriai-je

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Aussitocirct revenant agrave elle et baissant les yeux drsquoun air pu-dique

laquo Theacuteodore murmura-t-elle mrsquoaimez-vous toujours raquo

Je sentis la chair de poule srsquoeacutetendre tout le long de mon dos ma langue se coller au fond de mon gosier Drsquoun bond je mrsquoeacutelanccedilai vers la porte mais la vieille fille pendue agrave mon eacutepaule srsquoeacutecriait

laquo Oh cherhellip cher cœur ne mrsquoabandonne pashellip ne me livre pas au bossu hellip Bientocirct il va venirhellip il revient tous les anshellip crsquoest aujourdrsquohui son jourhellip eacutecoute raquo

Alors precirctant lrsquooreille jrsquoentendis mon cœur galoper ndash La rue eacutetait silencieuse je soulevai la persienne Lrsquoodeur fraicircche du chegravevrefeuille emplit la petite chambre Une eacutetoile brillait au loin sur la montagnehellip je la fixai longtempshellip une larme obscurcit ma vue et me retournant je vis Charlotte eacutevanouie

laquo Pauvre vieille jeune fille tu seras donc toujours en-fant raquo

Quelques gouttes drsquoeau fraicircche la ranimegraverent et me regar-dant

laquo Oh pardonnez pardonnez monsieur dit-elle je suis follehellip En vous revoyant tant de souvenirs hellip raquo

Et se couvrant la figure drsquoune main elle me fit signe de mrsquoasseoir

Son air raisonnable mrsquoinquieacutetaithellip Enfinhellip que faire

Apregraves un long silence

laquo Monsieur reprit-elle ce nrsquoest donc pas lrsquoamour qui vous ramegravene dans ce pays

mdash Heacute ma chegravere demoiselle lrsquoamour lrsquoamour Sans doutehellip lrsquoamour Jrsquoaime toujours la musiquehellip jrsquoaime toujours

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les fleurs Mais les vieux airshellip les vieilles sonateshellip le vieux reacute-seacutedahellip Que diable

mdash Heacutelas dit-elle en joignant les mains je suis donc con-damneacutee au bossu

mdash De quel bossu parlez-vous Charlotte Est-ce de celui de la salle Vous nrsquoavez qursquoagrave dire un mot et nous le mettrons agrave la porte raquo

Mais hochant la tecircte tristement la pauvre fille parut se re-cueillir et commenccedila cette histoire singuliegravere

laquo Trois messieurs comme il faut M le garde geacuteneacuteral M le notaire et M le juge de paix de Pirmasens me demandegraverent ja-dis en mariage Mon pegravere me disait

laquo Charlotte tu nrsquoas qursquoagrave choisir Tu le vois ce sont de beaux partis raquo

laquo Mais je voulais attendre Jrsquoaimais mieux les voir tous les trois reacuteunis agrave la maison On chantait on riait on causait Toute la ville eacutetait jalouse de moi Oh que les temps sont changeacutes

laquo Un soir ces messieurs eacutetaient reacuteunis sur le banc de pierre devant la porte Il faisait un temps magnifique comme au-jourdrsquohui Le clair de lune remplissait la rue On buvait du vin muscat sous le chegravevrefeuille Et moi assise devant mon clave-cin entre deux beaux candeacutelabres je chantais laquo Rose de mai raquo Vers dix heures on entendit un cheval descendre la rue il marchait clopin clopant et toute la socieacuteteacute se disait laquo Quel bruit eacutetrange raquo Mais comme on avait beaucoup bu chanteacute danseacute la joie donnait du courage et ces messieurs riaient de la peur des dames On vit bientocirct srsquoavancer dans lrsquoombre un grand gaillard agrave cheval il portait un immense feutre agrave plumes un ha-bit vert son nez eacutetait long sa barbe jaune enfin il eacutetait borgne boiteux et bossu

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laquo Vous pensez monsieur Theacuteodore combien tous ces mes-sieurs srsquoeacutegayegraverent agrave ses deacutepens mes amoureux surtout chacun lui lanccedilait un quolibet mais lui ne reacutepondait rien

laquo Arriveacute devant lrsquohocirctel il srsquoarrecircta et nous vicircmes alors qursquoil vendait des horloges de Nuremberg il en avait beaucoup de pe-tites et de moyennes suspendues agrave des ficelles qui lui passaient sur les eacutepaules mais ce qui me frappa le plus ce fut une grande horloge poseacutee devant lui sur la selle le cadran de faiumlence tourneacute vers nous et surmonteacute drsquoune belle peinture repreacutesentant un coq rouge qui tournait leacutegegraverement la tecircte et levait la patte

laquo Tout agrave coup le ressort de cette horloge partit et lrsquoaiguille tourna comme la foudre avec un cliquetis inteacuterieur terrible Le marchand fixa tour agrave tour ses yeux gris sur le garde geacuteneacuteral que je preacutefeacuterais sur le notaire que jrsquoaurais pris ensuite et sur le juge de paix que jrsquoestimais beaucoup Pendant qursquoil les regardait ces messieurs sentirent un frisson leur parcourir tout le corps En-fin quand il eut fini cette inspection il se prit agrave rire tout bas et poursuivit sa route au milieu du silence geacuteneacuteral

laquo Il me semble encore le voir srsquoeacuteloigner le nez en lrsquoair et frappant son cheval qui nrsquoen allait pas plus vite

laquo Quelques jours apregraves le garde geacuteneacuteral se cassa la jambe puis le notaire perdit un œil et le juge de paix se courba lente-ment lentement Aucun meacutedecin ne connaicirct de remegravede agrave sa ma-ladie il a beau mettre des corsets de fer sa bosse grossit tous les jours raquo

Ici Charlotte se prit agrave verser quelques larmes puis elle con-tinua

laquo Naturellement les amoureux eurent peur de moi tout le monde quitta notre hocirctel plus une acircme de loin en loin un voyageur

mdash Pourtant lui dis-je jrsquoai remarqueacute chez vous ces trois malheureux infirmes ils ne vous ont pas quitteacutee

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mdash Crsquoest vrai dit-elle mais personne nrsquoa voulu drsquoeux et puis je les fais souffrir sans le vouloir Crsquoest plus fort que moi jrsquoeacuteprouve lrsquoenvie de rire avec le borgne de chanter avec le bossu qui nrsquoa plus qursquoun souffle et de danser avec le boiteux Quel malheur quel malheur hellip

mdash Ah ccedila mrsquoeacutecriai-je vous ecirctes donc folle

mdash Chut fit-elle tandis que sa figure se deacutecomposait drsquoune maniegravere horrible chut le voici raquo

Elle avait les yeux eacutecarquilleacutes et mrsquoindiquait la fenecirctre avec terreur

En ce moment la nuit eacutetait noire comme un four Cepen-dant derriegravere les vitres closes je distinguai vaguement la sil-houette drsquoun cheval et jrsquoentendis un hennissement sourd

laquo Calmez-vous Charlotte calmez-vous crsquoest une becircte eacutechappeacutee qui broute le chegravevrefeuille raquo

Mais au mecircme instant la fenecirctre srsquoouvrit comme par lrsquoeffet drsquoun coup de vent une longue tecircte sarcastique surmonteacutee drsquoun immense chapeau pointu se pencha dans la chambre et se prit agrave rire silencieusement tandis qursquoun bruit drsquohorloges deacutetraqueacutees sifflait dans lrsquoair Ses yeux se fixegraverent drsquoabord sur moi ensuite sur Charlotte pacircle comme la mort puis la fenecirctre se referma brusquement

laquo Oh pourquoi suis-je revenu dans cette bicoque mrsquoeacutecriai-je avec deacutesespoir raquo

Et je voulus mrsquoarracher les cheveux mais pour la pre-miegravere fois de ma vie je dus convenir que jrsquoeacutetais chauve

Charlotte folle de terreur piaffait sur son clavecin au ha-sard et chantait drsquoune voix perccedilante laquo Rose de mai hellip Rose de mai hellip raquo Crsquoeacutetait eacutepouvantable

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Je mrsquoenfuis dans la grande salle ndash La chandelle allait srsquoeacuteteindre et reacutepandait une odeur acirccre qui me prit agrave la gorge Le bossu le borgne et le boiteux eacutetaient toujours agrave la mecircme place seulement ils ne jouaient plus accoudeacutes sur la table et le men-ton dans les mains ils pleuraient meacutelancoliquement dans leurs chopes vides

Cinq minutes apregraves je remontais agrave cheval et je partais agrave bride abattue

laquo Rose de mai hellip rose de mai hellip raquo reacutepeacutetait Charlotte

Heacutelas vieille charrette qui crie va loinhellip Que le Seigneur Dieu la conduise hellip

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LE CHANT DE LA TONNE

Lrsquoautre soir entre dix et onze heures jrsquoeacutetais assis au fond de la taverne des Escargots agrave Nuremberg je contemplais dans une douce quieacutetude la foule qui srsquoagitait sous les poutres basses de la salle le long des tables de checircne et je me sentais heureux drsquoecirctre au monde

Oh les bonnes figures aligneacutees grosses grasses ver-meilles rieuses graves moqueuses contentes recircveuses amou-reuses clignant de lrsquoœil levant le coude bacircillant ronflant se treacutemoussant les jambes allongeacutees le chapeau sur lrsquooreille le tricorne sur la nuquehellip Oh la joyeuse perspective

La salle entonnait lrsquohymne des Brigands laquo Je suis le roi de ces montagnes hellip raquo Toutes les voix se confondaient dans une immense harmonie Il nrsquoy avait pas jusqursquoau petit Christian Schmitt que son pegravere tenait entre ses genoux qui ne ficirct sa par-tie de soprano drsquoune maniegravere satisfaisante

Moi je hochais la tecircte je frappais du pied je fredonnais tantocirct avec lrsquoun tantocirct avec lrsquoautre je marquais la mesure et naturellement je mrsquoattribuais tout le succegraves de la chose

En ce moment mes yeux se tournegraverent par hasard du cocircteacute de Seacutebalt Brauer le tavernier assis derriegravere son comptoir Crsquoeacutetait lrsquoheure ougrave Brauer commence agrave faire ses grimaces sa joue gauche se relegraveve son œil droit se ferme il parle agrave voix

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basse et retourne sans cesse son bonnet de coton sur sa ti-gnasse eacutebouriffeacutee Seacutebalt me regardait aussi

laquo Heacute fit-il en levant un doigt drsquoun air mysteacuterieux tu lrsquoen-tends Theacuteodore

mdash Qui cela demandai-je

mdash Parbleu mon braumberg qui chante

mdash Oh ecirctre naiumlf mrsquoeacutecriai-je esprit essentiellement meacuteta-physique et deacutepourvu de tout sens positif Comment peux-tu supposer que le vin chante Encore si tu disais que les ivrognes chantent agrave la bonne heure cela serait intelligible mais le vinhellip heacute heacute heacute vraiment Seacutebalt ce sont lagrave des ideacutees ridicules pour ne pas dire illogiques raquo

Mais Seacutebalt ne mrsquoeacutecoutait plus il allait agrave droite agrave gauche son tablier de cuir retourneacute sur la hanche une de ses bretelles deacutefaite servant les buveurs et renversant sur les gens la moitieacute de ses cruches avec calme et digniteacute

La grosse Orchel reprit alors sa place au comptoir en exha-lant un soupir les six quinquets se mirent agrave danser la ronde au plafond et comme jrsquoexaminais depuis un quart drsquoheure ce cu-rieux pheacutenomegravene sans pouvoir mrsquoen rendre compte tout agrave coup Brauer treacutebucha contre mon eacutepaule en criant laquo Theacuteodore le baril est vide viens-tu le remplir agrave la cave Tu verras des choses eacutetranges raquo

Je savais que Brauer possegravede la plus belle cave de Nurem-berg apregraves celle du grand-duc la cave de lrsquoantique cloicirctre des Beacuteneacutedictins Aussi jugez de mon enthousiasme Seacutebalt tenait deacutejagrave la chandelle allumeacutee Nous sorticircmes bras dessus bras des-sous faisant retentir nos sabots sur le plancher allongeant le bras et hurlant le nez en lrsquoair laquo Je suis le roi de ces mon-tagnes raquo

Tout le monde riait autour de nous et lrsquoon disait

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laquo Ah les gueux hellip ah les gueux hellip sont-ils contents hellip ah hellip ah hellip ah raquo

Mais quand nous fucircmes dans la rue des Escargots le calme nous revint La nuit eacutetait humide les vieilles masures deacutecreacutepites se precirctaient lrsquoeacutepaule au-dessus de nous la lune brumeuse lais-sait tomber de sa quenouille un fil drsquoargent qui serpentait en zigzag dans la rigole sombre et tout au loin un chat battait sa femme qui pleurait et geacutemissait agrave vous fendre lrsquoacircme

laquo Brrr raquo fit Seacutebalt en grelottant jrsquoai froid

En mecircme temps il souleva la lourde trappe appliqueacutee obli-quement contre le mur et descendit

Je le suivais lentement Lrsquoescalier nrsquoen finissait pas Les ombres srsquoallongeaienthellip srsquoallongeaient agrave perte de vue derriegravere nous plusieurs fois je me retournai tout surpris Je remarquais lrsquoeacutenorme carrure de Brauer son cou brun couvert de petits che-veux friseacutes jusqursquoau milieu des eacutepaules drsquoeacutetranges ideacutees me traversaient lrsquoesprit il me semblait voir le fregravere sommelier des Beacuteneacutedictins allant rendre visite agrave la bibliothegraveque du cloicirctre Moi-mecircme je me prenais pour un de ces antiques personnages et je passais la main sur ma poitrine pensant y trouver une barbe veacuteneacuterable Au bas de lrsquoescalier une niche pratiqueacutee dans lrsquoeacutepaisseur du mur me rappela vaguement la statuette de la Vierge ougrave brucirclait jadis le cierge eacuteternel

Tout saisi presque eacutepouvanteacute jrsquoallais communiquer mes doutes agrave Seacutebalt quand une eacutenorme porte en cœur de checircne bardeacutee de clous agrave large tecircte plate se dressa devant nous Le ta-vernier la poussant drsquoune main vigoureuse srsquoeacutecria

laquo Nous y sommes camarade raquo

Et sa voix roulant au milieu des teacutenegravebres alla se perdre in-sensiblement dans les profondeurs lointaines du souterrain Jrsquoen reccedilus une impression singuliegravere

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Nous entracircmes drsquoun air grave et recueilli

Jrsquoai visiteacute dans ma vie bien des caves ceacutelegravebres depuis celle de notre glorieux souverain Yeacuteri-Peter jusqursquoaux caveaux de lrsquohocirctel de ville de Brecircme ougrave se conserve le fameux vin de Ro-senwein dont les bourgeois de la bonne ville libre envoyaient tous les ans au vieux Goethe une bouteille pour le jour de sa fecircte jrsquoen ai vu de plus vastes et de plus riches en grands vins que celle de mon ami Seacutebalt Brauer mais la veacuteriteacute me force agrave dire que je nrsquoen ai jamais rencontreacute drsquoaussi saines et drsquoaussi bien tenues

Sous une voucircte haute de trente pieds et longue de plus de cent megravetres construite en larges pierres de taille les tonneaux rangeacutes sur deux lignes parallegraveles avaient un air respectable qui faisait vraiment plaisir agrave voir et derriegravere chaque foudre une pancarte suspendue au mur indiquait le cru lrsquoanneacutee le jour et le temps de la vendange la cuveacutee premiegravere ou seconde enfin tous les titres de noblesse du suc geacuteneacutereux enfermeacute sous les longues douves cercleacutees de fer

Nous marchions drsquoun pas lent solennel

laquo Voici du braumberg dit le tavernier en eacuteclairant un foudre colossal crsquoest mon vin ordinaire Eacutecoute comme il srsquoen donne lagrave haut

laquo Crsquoest pour moi que lrsquoavare empile Eacutecus drsquoor aux jaunes reflets Crsquoest pour moi que mucircrit la fille Sous le chaume et dans les palais raquo

mdash Ah le bandit comme il retrousse ses moustaches blondes raquo

Ainsi parlait Brauer et nous avancions toujours

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laquo Halte srsquoeacutecria-t-il nous voilagrave devant le steinberg de 1822 Fameuse anneacutee Goucircte-moi ccedila raquo

Il deacuteposa sa chandelle agrave terre prit sur la bonde un verre de Bohecircme au calice eacutevaseacute agrave la jambe grecircle au pied mince et tourna le robinet Un filet drsquoor remplit la coupe Avant de me lrsquooffrir Brauer lrsquoeacuteleva lentement pour en montrer la belle cou-leur drsquoambre blond Puis il le passa sous son nez crochu

laquo Quel bouquet dit-il quel parfum Ah crsquoest la fantaisie pure crsquoest le recircve de Freyschuumltz raquo

Je bushellip Toutes les fibres de mon cerveau srsquoeacutelectrisegraverent jrsquoeus de vagues eacuteblouissements

laquo Eh bien raquo fit Seacutebalt

Pour toute reacuteponse je me mis agrave fredonner

Chasseur diligent etc raquo

Et les eacutechos srsquoeacuteveillaient au loin ils sortaient la tecircte du mi-lieu des ombres et chantaient avec moi Crsquoeacutetait magnifique

laquo Tu ne chantais pas tout agrave lrsquoheure raquo dit Seacutebalt avec un sourire eacutetrange

Cette reacuteflexion me fit reacutefleacutechir et mrsquoarrecirctant tout court je mrsquoeacutecriai

laquo Tu crois donc que le vin chante raquo

Mais lui ne parut pas faire attention agrave mes paroles il eacutetait devenu grave

Nous poursuivicircmes nos peacutereacutegrinations souterraines Les vieux foudres semblaient nous attendre avec respect Nos re-gards srsquoanimaient Brauer buvait aussi

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laquo Ah ah dit-il voici lrsquoopeacutera de la Flucircte enchanteacutee Il faut que tu sois bien de mes amis pour que je trsquoen joue un air de ce-lui-lagravehellip diable hellip du johannisberg de lrsquoan XI

Un filet imperceptible siffla dans la coupe le verre fut rem-pli Jrsquoen humai jusqursquoagrave la derniegravere goutte avec recueillement Brauer me regardait dans le blanc des yeux les mains croiseacutees sur le dos il avait lrsquoair drsquoenvier mon bonheur

Moi lrsquoacircme du vieux vin cette acircme plus vivante que notre acircme cette acircme des Mozart des Gluck des Weber des Theacuteodore Hoffman envahissait mon ecirctre et me faisait dresser les cheveux sur la tecircte

laquo Oh mrsquoeacutecriai-je souffle divin oh musique enchante-resse Non jamais jamais mortel ne srsquoest eacuteleveacute plus haut que moi dans les sphegraveres invisibles raquo

Je lorgnais du coin de lrsquoœil le robinet meacutelodieux mais Brauer ne crut pas devoir mrsquoen jouer une seconde ariette

laquo Bon fit-il quand on srsquoouvre la veine il est agreacuteable de voir que crsquoest pour un digne appreacuteciateur pour un veacuteritable ar-tiste Tu nrsquoes pas comme notre bourgmestre Kalb qui voulait se gargariser la panse drsquoun deuxiegraveme et mecircme drsquoun troisiegraveme verre avant de se prononcer Animal je lrsquoai mis rudement agrave la porte raquo

Nous passacircmes alors en revue le steinberg le hattenheim le hohheim le markobrunner le rudesheim tous vins exquis chaleureux et chose bizarre agrave chaque vin nouveau un nouvel air me passait par la tecircte je le fredonnais involontairement la penseacutee de Seacutebalt devenait de plus en plus lucide pour moi je compris qursquoil voulait me donner une leccedilon expeacuterimentale du plus grand problegraveme des temps modernes

laquo Brauer lui dis-je crois-tu donc seacuterieusement que lrsquohomme ne soit que lrsquoinstrument passif de la bouteille un cor de chasse une flucircte un cornet agrave piston que lrsquoesprit de la tonne

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embouche et dont il tire telle musique qursquoil lui plaicirct Que de-viendraient la liberteacute la loi morale la raison individuelle et so-ciale si ce fait eacutetait vrai Nous ne serions plus que de veacuteritables entonnoirs des sortes de meacutecaniques sans conscience ni digni-teacute Lrsquoempereur Venceslas le plus grand ivrogne qursquoon ait ja-mais vu aurait donc seul compris le sens de la destineacutee hu-maine Il faudrait donc le placer au-dessus de Solon de Ly-curgue et des sept sages de la Gregravece

mdash Non seulement je le crois dit Brauer mais jrsquoen suis sucircr Ces imbeacuteciles qui hurlent lagrave-haut srsquoimaginent chanter drsquoeux-mecircmes Eh bien crsquoest moi qui choisis dans ma cave lrsquoair qursquoil me plaicirct drsquoentendre chaque tonne chaque foudre a son air favori lrsquoun est triste lrsquoautre gai lrsquoautre grave ou meacutelancolique Tu vas en juger Theacuteodore je veux faire pour toi le sacrifice drsquoun tonne-let de hohheim crsquoest un vin tendre le braumberg doit ecirctre eacutepuiseacute car on fait un tapage du diable agrave la taverne Nous allons tourner les acircmes au sentiment raquo

Alors au lieu de remplir son baril de braumberg il le mit sous le robinet du hohheim puis avec une adresse surprenante il le placcedila sur son eacutepaule et nous remontacircmes

La taverne eacutetait en combustion le chant des Brigands deacute-geacuteneacuterait en scandale

laquo Oh srsquoeacutecria la femme de Seacutebalt que tu mrsquoas fait attendre toutes les bouteilles sont vides depuis un quart drsquoheure Eacutecoute ce tapage ils vont tout briser raquo

En effet un roulement de bouteilles eacutebranlait les tables

laquo Du vin du vin raquo

Le tavernier deacuteposa son baril sur le comptoir et remplit les bouteilles sa femme avait agrave peine le temps de servir les hur-lements redoublaient

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Moi je venais de reprendre ma place et je regardais ce tu-multe en fredonnant tour agrave tour des motifs de la Flucircte enchan-teacutee du Freyschuumltz de Don Juan drsquoObeacuteron que sais-je de cin-quante opeacuteras que jrsquoavais oublieacutes depuis longtemps ou que mecircme je nrsquoavais jamais su Jeunesse amour poeacutesie bonheur de la famille espeacuterances sans bornes tout renaissait dans mon cœur je riais je ne me posseacutedais plus

Tout agrave coup un calme profond srsquoeacutetablit lrsquoair des Brigands cessa comme par enchantement et Julia Weber la fille du meacute-neacutetrier se mit agrave chanter lrsquoair si doux si tendre de la Fillette de Freacutedeacuteric Barberousse

laquo mdash Fillette sur la plaine blanche Ougrave vas-tu de si grand matin mdash Je vais ceacuteleacutebrer le dimanche Seigneur au village lointainhellip Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle

Toute la salle eacutecoutait la jeune fille dans un religieux si-lence et quand elle fut au refrain toutes ces grosses faces char-nues se mirent agrave fredonner en sourdine

laquo Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle raquo

Ce fut un veacuteritable coup de theacuteacirctre

laquo Eh bien dit Brauer en se penchant agrave mon oreille qui est-ce qui chante

mdash Crsquoest la tonne de hohheim raquo reacutepondis-je agrave voix basse en eacutecoutant le chant de la jeune fille qui recommenccedilait ce chant monotone doux suave ce chant du bon vieux temps

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Ocirc nobles coteaux de la Gironde de la Bourgogne du Rheingauhellip et vous ardents vignobles de lrsquoEspagne et de lrsquoItalie Madegravere Marsalla Porto Xeacuteregraves Lacryma-Christihellip et toi Tokai geacuteneacutereux hongrois je vous connais maintenant ndash Vous ecirctes lrsquoacircme des temps passeacuteshellip des geacuteneacuterations eacuteteintes hellip ndash Bonne chance je vous souhaite ndash Puissiez-vous fleurir et prospeacuterer eacuteternellement hellip

mdash Et vous bons vins captifs sous les cercles de fer ou drsquoosier vous attendez avec impatience lrsquoheureux instant de pas-ser dans nos veines de faire battre nos cœurs de revivre en nous hellip ndash Eh bien vous nrsquoattendrez pas longtemps je jure de vous deacutelivrer de vous faire chanter et rire autant que lrsquoEcirctre des ecirctres voudra bien me confier cette noble mission sur la terre hellip ndash Mais quand je ne serai plus quand mes os auront reverdi et se dresseront en ceps noueux sur le coteau quand mon sang bouillonnera en gouttelettes vermeilles dans les grappes mucircries et qursquoil srsquoeacutepanchera du pressoir en flots limpideshellip Alors jeunes gens agrave votre tour de me deacutelivrer Laissez-moi revivre en vous faire votre force votre joie votre courage comme les ancecirctres font le mien aujourdrsquohuihellip crsquoest tout ce que je vous demande ndash Et ce faisant nous accomplirons chacun agrave notre tour le preacute-cepte sublime Aimez-vous les uns les autres dans les siegravecles des siegravecles Amen

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LE COQUILLAGE

DE LrsquoONCLE BERNARD

Lrsquooncle Bernard avait un grand coquillage sur sa commode Un coquillage aux legravevres roses nrsquoest pas commun dans les forecircts du Hundsruck agrave cent cinquante lieues de la mer Daniel Rich-ter ancien soldat de marine avait rapporteacute celui-ci de lrsquoOceacutean comme une marque eacuteternelle de ses voyages

Qursquoon se figure avec quelle admiration nous autres enfants du village nous contemplions cet objet merveilleux Chaque fois que lrsquooncle sortait faire ses visites nous entrions dans la biblio-thegraveque et le bonnet de coton sur la nuque les mains dans les fentes de notre petite blouse bleue le nez contre la plaque de marbre nous regardions lrsquoescargot drsquoAmeacuterique comme lrsquoappelait la vieille servante Greacutedel

Ludwig disait qursquoil devait vivre dans les haies Kasper qursquoil devait nager dans les riviegraveres mais aucun ne savait au juste ce qursquoil en eacutetait

Or un jour lrsquooncle Bernard nous trouvant agrave discuter ainsi se mit agrave sourire Il deacuteposa son tricorne sur la table prit le co-quillage entre ses mains et srsquoasseyant dans son fauteuil

laquo Eacutecoutez un peu ce qui se passe lagrave-dedans raquo dit-il

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Aussitocirct chacun appliqua son oreille agrave la coquille et nous entendicircmes un grand bruit une plainte un murmure comme un coup de vent bien loin au fond des bois Et tous nous nous regardions lrsquoun lrsquoautre eacutemerveilleacutes

laquo Que pensez-vous de cela raquo demanda lrsquooncle mais per-sonne ne sut que lui reacutepondre

Alors il nous dit drsquoun ton grave

laquo Enfants cette grande voix qui bourdonne crsquoest le bruit du sang qui coule dans votre tecircte dans vos bras dans votre cœur et dans tous vos membres Il coule ici comme de petites sources vives lagrave comme des torrents ailleurs comme des ri-viegraveres et de grands fleuves Il baigne tout votre corps agrave lrsquointeacuterieur afin que tout puisse y vivre y grandir et y prospeacuterer depuis la pointe de vos cheveux jusqursquoagrave la plante de vos pieds

laquo Maintenant pour vous faire comprendre pourquoi vous entendez ces bruits au fond du coquillage il faut vous expliquer une chose Vous connaissez lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse qui vous renvoie votre cri quand vous criez votre chant quand vous chantez et le son de votre corne lorsque vous ramenez vos chegravevres de lrsquoAltenberg le soir Eh bien ce coquillage est un eacutecho semblable agrave celui de la Roche-Creuse seulement lorsque vous lrsquoapprochez de votre oreille crsquoest le bruit de ce qui se passe en vous qursquoil vous renvoie et ce bruit ressemble agrave toutes les voix du ciel et de la terre car chacun de nous est un petit monde celui qui pourrait voir la centiegraveme partie des merveilles qui srsquoaccomplissent dans sa tecircte durant une seconde pour le faire vivre et penser et dont il nrsquoentend que le murmure au fond de la coquille celui-lagrave tomberait agrave genoux et pleurerait longtemps en remerciant Dieu de ses bonteacutes infinies

laquo Plus tard quand vous serez devenus des hommes vous comprendrez mieux mes paroles et vous reconnaicirctrez que jrsquoavais raison

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laquo Mais en attendant mes chers amis veillez bien sur votre acircme conservez-la sans tache crsquoest elle qui vous fait vivre le Seigneur lrsquoa mise dans votre tecircte pour eacuteclairer votre petit monde comme il a mis son soleil au ciel pour eacuteclairer et reacute-chauffer lrsquounivers

laquo Vous saurez mes enfants qursquoil y a dans ce monde des pays ougrave le soleil ne luit pour ainsi dire jamais Ces pays-lagrave sont bien tristes Les hommes ne peuvent pas y rester on nrsquoy voit point de fleurs point drsquoarbres point de fruits point drsquooiseaux rien que de la glace et de la neige tout y est mort Voilagrave ce qui vous arriverait si vous laissiez obscurcir votre acircme votre petit monde vivrait dans les teacutenegravebres et dans la tristesse vous seriez bien malheureux

laquo Eacutevitez donc avec soin ce qui peut troubler votre acircme la paresse la gourmandise la deacutesobeacuteissance et surtout le men-songe toutes ces vilaines choses sont comme des vapeurs ve-nues drsquoen bas et qui finissent par couvrir la lumiegravere que le Sei-gneur a mise en nous

laquo Si vous tenez votre acircme au-dessus de ces nuages elle brillera toujours comme un beau soleil et vous serez heureux raquo

Ainsi parla lrsquooncle Bernard et chacun eacutecouta de nouveau se promettant agrave lui-mecircme de suivre ses bons conseils et de ne pas laisser les vapeurs drsquoen bas obscurcir son acircme

Combien de fois depuis nrsquoai-je pas tendu lrsquooreille aux bourdonnements du coquillage Chaque soir aux beaux jours de lrsquoautomne en rentrant de la pacircture je le prenais sur mes ge-noux et la joue contre son eacutemail rose jrsquoeacutecoutais avec recueille-ment Je me repreacutesentais les merveilles dont nous avait parleacute lrsquooncle Bernard et je pensais Si lrsquoon pouvait voir ces choses par un petit trou crsquoest ccedila qui doit ecirctre beau

Mais ce qui mrsquoeacutetonnait encore plus que tout le reste crsquoest qursquoagrave force drsquoeacutecouter il me semblait distinguer au milieu du

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bourdonnement du coquillage lrsquoeacutecho de toutes mes penseacutees les unes douces et tendres les autres joyeuses elles chantaient comme les meacutesanges et les fauvettes au retour du printemps et cela me ravissait Je serais resteacute lagrave des heures entiegraveres les yeux eacutecarquilleacutes la bouche entrrsquoouverte respirant agrave peine pour mieux entendre si notre vieille Greacutedel ne mrsquoavait crieacute

laquo Fritzel agrave quoi penses-tu donc Ocircte un peu cet escargot de ton oreille et mets la nappe voici M le docteur qui rentre raquo

Alors je deacuteposais le coquillage sur la commode en soupi-rant je mettais le couvert de lrsquooncle et le mien au bout de la table je prenais la grande carafe et jrsquoallais chercher de lrsquoeau agrave la fontaine

Pourtant un jour la coquille de lrsquooncle Bernard me rendit des sons moins agreacuteables sa musique devint seacutevegravere et me causa la plus grande frayeur Crsquoest qursquoaussi je nrsquoavais pas lieu drsquoecirctre content de moi des nuages sombres obscurcissaient mon acircme crsquoeacutetait ma faute ma tregraves grande faute Mais il faut que je vous raconte cela depuis le commencement Voici comment les choses srsquoeacutetaient passeacutees

Ludwig et moi dans lrsquoapregraves-midi de ce jour nous eacutetions agrave garder nos chegravevres sur le plateau de lrsquoAltenberg nous tressions la corde de notre fouet nous sifflions nous ne pensions agrave rien

Les chegravevres grimpaient agrave la pointe des rochers allongeant le cou la barbe en pointe sur le ciel bleu Notre vieux chien Bockel tout eacutedenteacute sommeillait sa longue tecircte de loup entre les pattes

Nous eacutetions lagrave coucheacutes agrave lrsquoombre drsquoun bouquet de sapi-neaux quand tout agrave coup Ludwig eacutetendit son fouet vers le ravin et me dit

laquo Regarde lagrave-bas au bord de la grande roche sur ce vieux hecirctre je connais un nid de merles raquo

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Alors je regardai et je vis le vieux merle qui voltigeait de branche en branche car il savait deacutejagrave que nous le regardions

Mille fois lrsquooncle Bernard mrsquoavait deacutefendu de deacutenicher des oiseaux et puis le nid eacutetait au-dessus du preacutecipice dans la fourche drsquoune grande branche moisie Longtemps longtemps je regardai cela tout recircveur Ludwig me disait

laquo Il y a des jeunes ce matin en allant cueillir des mucircres dans les ronces je les ai bien entendus demander la becqueacutee demain ils srsquoenvoleront car ils doivent avoir des plumes raquo

Je ne disais toujours rien mais le diable me poussait Agrave la fin je me levai je mrsquoapprochai de lrsquoarbre au milieu des bruyegraveres et jrsquoessayai de lrsquoembrasser il eacutetait trop gros Malheu-reusement pregraves de lagrave poussait un hecirctre plus petit et tout vert Je grimpai dessus et le faisant pencher jrsquoattrapai la premiegravere branche de lrsquoautre

Je montai Les deux merles poussaient des cris plaintifs et tourbillonnaient dans les feuilles Je ne les eacutecoutais pas Je me mis agrave cheval sur la branche moisie pour mrsquoapprocher du nid que je voyais tregraves bien il y avait trois petits et un œuf cela me donnait du courage Les petits allongeaient le cou leur gros bec jaune ouvert jusqursquoau fond du gosier et je croyais deacutejagrave les tenir Mais comme jrsquoavanccedilais les jambes pendantes et les mains en avant tout agrave coup la branche cassa comme du verre et je nrsquoeus que le temps de crier mdash Ah mon Dieu ndash Je tournai deux fois et je tombai sur la grosse branche au-dessous ougrave je me cram-ponnai drsquoune force terrible Tout lrsquoarbre tremblait jusqursquoagrave la ra-cine et lrsquoautre branche descendait en raclant les rochers avec un bruit qui me faisait dresser les cheveux sur la tecircte je la re-gardai malgreacute moi jusqursquoau fond du ravin elle bouillonna dans le torrent et srsquoen alla tournoyant au milieu de lrsquoeacutecume jusqursquoau grand entonnoir ougrave je ne la vis plushellip

Alors je remontai doucement au tronc les genoux bien ser-reacutes demandant pardon agrave Dieu et je me laissai glisser tout pacircle

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dans les bruyegraveres Les deux vieux merles voltigeaient encore au-tour de moi jetant des cris lamentables Ludwig srsquoeacutetait sauveacute mais comme il descendait le sentier de lrsquoAltenberg tournant la tecircte par hasard il me vit sain et sauf et revint en criant tout es-souffleacute

laquo Te voilagrave hellip Tu nrsquoes pas tombeacute de la roche

mdash Oui lui dis-je sans presque pouvoir remuer la langue me voilagravehellip le bon Dieu mrsquoa sauveacute Mais allons-nous-enhellip allons-nous-enhellip jrsquoai peur raquo

Il eacutetait bien sept heures du soir le soleil rouge se couchait entre les sapins jrsquoen avais assez ce jour-lagrave de garder les chegravevres Le chien ramena notre troupeau qui se mit agrave descendre le sen-tier dans la poussiegravere jusqursquoagrave Hirschland Ni Ludwig ni moi nous ne soufflions joyeusement dans notre corne comme les autres soirs pour entendre lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse nous reacute-pondre

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La peur nous avait saisis et mes jambes tremblaient encore

Une fois au village pendant que les chegravevres srsquoen allaient agrave droite agrave gauche becirclant agrave toutes les portes drsquoeacutetables je dis agrave Ludwig

laquo Tu ne raconteras rien

mdash Sois tranquille raquo

Et je rentrai chez lrsquooncle Bernard Il eacutetait alleacute dans la haute montagne voir un vieux bucirccheron malade Greacutedel venait de dresser la table Quand lrsquooncle nrsquoeacutetait pas de retour sur les huit heures du soir nous soupions seuls ensemble Crsquoest ce que nous ficircmes comme drsquohabitude Puis Greacutedel ocircta les couverts et lava la vaisselle dans la cuisine Moi jrsquoentrai dans notre bibliothegraveque et je pris le coquillage non sans inquieacutetude Dieu du ciel comme il bourdonnait Comme jrsquoentendais les torrents et les ri-viegraveres mugir et comme au milieu de tout cela les cris plaintifs des vieux merles le bruit de la branche qui raclait les rochers et le freacutemissement de lrsquoarbre srsquoentendaient Et comme je me re-preacutesentais les pauvres petits oiseaux eacutecraseacutes sur une pierre ndash crsquoeacutetait terriblehellip terrible

Je me sauvai dans ma petite chambre au-dessus de la grange et je me couchai mais le sommeil ne venait pas la peur me tenait toujours

Vers dix heures jrsquoentendis lrsquooncle arriver en trottant dans le silence de la nuit Il fit halte agrave notre porte et conduisit son cheval agrave lrsquoeacutecurie puis il entra Je lrsquoentendis ouvrir lrsquoarmoire de la cuisine et manger un morceau sur le pouce selon son habi-tude quand il rentrait tard

laquo Srsquoil savait ce que jrsquoai fait raquo me disais-je en moi-mecircme

Agrave la fin il se coucha Moi jrsquoavais beau me tourner me re-tourner mon agitation eacutetait trop grande pour dormir je me re-preacutesentais mon acircme noire comme de lrsquoencre jrsquoaurais voulu

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pleurer Vers minuit mon deacutesespoir devint si grand que jrsquoaimai mieux tout avouer Je me levai je descendis en chemise et jrsquoentrai dans la chambre agrave coucher de lrsquooncle Bernard qui dor-mait une veilleuse sur la table

Je mrsquoagenouillai devant son lit Lui srsquoeacuteveillant en sursaut se leva sur le coude et me regarda tout eacutetonneacute

laquo Crsquoest toi Fritzel me dit-il que fais-tu donc lagrave mon en-fant

mdash Oncle Bernard mrsquoeacutecriai-je en sanglotant pardonnez-moi jrsquoai peacutecheacute contre le ciel et contre vous

mdash Qursquoas-tu donc fait dit-il tout attendri

mdash Jrsquoai grimpeacute sur un hecirctre de lrsquoAltenberg pour deacutenicher des merles et la branche srsquoest casseacutee

mdash Casseacutee Oh mon Dieu hellip

mdash Oui et le Seigneur mrsquoa sauveacute en permettant que je mrsquoaccroche agrave une autre branche Maintenant les vieux merles me redemandent leurs petits ils volent autour de moi ils mrsquoempecircchent de dormir raquo

Lrsquooncle se tut longtemps Je pleurais agrave chaudes larmes

laquo Oncle mrsquoeacutecriai-je encore ce soir jrsquoai bien eacutecouteacute dans la coquille tout est casseacute tout est bouleverseacute jamais on ne pourra tout raccommoder raquo

Alors il me prit le bras et dit au bout drsquoun instant drsquoune voix solennelle

laquo Je te pardonne hellip Calme-toihellip Mais que cela te serve de leccedilon Songe au chagrin que jrsquoaurais eu si lrsquoon trsquoavait rapporteacute mort dans cette maison Eh bien le pauvre pegravere et la pauvre megravere des petits merles sont aussi deacutesoleacutes que je lrsquoaurais eacuteteacute moi-

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mecircme Ils redemandent leurs enfants Tu nrsquoas pas songeacute agrave ce-lahellip Puisque tu te repens il faut bien que je te pardonne raquo

En mecircme temps il se leva me fit prendre un verre drsquoeau sucreacutee et me dit

laquo Va-trsquoen dormirhellip les pauvres vieux ne trsquoinquieacuteteront plushellip Dieu te pardonne agrave cause de ton chagrinhellip Tu dormiras maintenant Mais agrave partir de demain tu ne garderas plus les chegravevres un garccedilon de ton acircge doit aller agrave lrsquoeacutecole raquo

Je remontai donc dans ma chambre plus tranquille et je mrsquoendormis heureusement

Le lendemain lrsquooncle Bernard me conduisit lui-mecircme chez notre vieil instituteur Tobie Veyrius Pour dire la veacuteriteacute cela me parut dur les premiers jours de rester enfermeacute dans une chambre du matin au soir sans oser remuer oui cela me parut bien dur je regrettais le grand air mais on nrsquoarrive agrave rien ici-bas sans se donner beaucoup de peine Et puis le travail finit par devenir une douce habitude crsquoest mecircme tout bien consideacutereacute la plus pure et la plus solide de nos jouissances Par le travail seul on devient un homme et lrsquoon se rend utile agrave ses semblables

Aujourdrsquohui lrsquooncle Bernard est bien vieux il passe son temps assis dans le grand fauteuil derriegravere le poecircle en hiver et lrsquoeacuteteacute sur le banc de pierre devant la maison agrave lrsquoombre de la vigne qui couvre la faccedilade Moi je suis meacutedecinhellip Je le rem-place Le matin au petit jour je monte agrave cheval et je ne rentre que le soir harasseacute de fatigue Crsquoest une existence peacutenible sur-tout agrave lrsquoeacutepoque des grandes neiges eh bien cela ne mrsquoempecircche pas drsquoecirctre heureux

Le coquillage est toujours agrave sa place Quelquefois en ren-trant de mes courses dans la montagne je le prends comme au bon temps de ma jeunesse et jrsquoeacutecoute bourdonner lrsquoeacutecho de mes penseacutees elles ne sont pas toujours joyeuses parfois mecircme elles sont tristes ndash lorsqursquoun de mes pauvres malades est en danger

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de mort et que je ne puis rien pour le secourir ndash mais jamais elles ne sont menaccedilantes comme le soir de lrsquoaventure du nid de merles

Celui-lagrave seul est heureux mes chers amis qui peut eacutecouter sans crainte la voix de sa conscience riche ou pauvre il goucircte la feacuteliciteacute la plus complegravete qursquoil soit donneacute agrave lrsquohomme de connaicirctre en ce monde

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LA TRESSE NOIRE

Il y avait bien quinze ans que je ne songeais plus agrave mon ami Taifer quand un beau jour son souvenir me revint agrave la meacute-moire Vous dire comment pourquoi me serait chose impos-sible Les coudes sur mon pupitre les yeux tout grands ouverts je recircvais au bon temps de notre jeunesse Il me semblait parcou-rir la grande alleacutee des Marronniers agrave Charleville et je fredon-nais involontairement le joyeux refrain de Georges

laquo Versez amis versez agrave boire raquo

Puis tout agrave coup revenant agrave moi je mrsquoeacutecriai laquo Agrave quoi diable songes-tu Tu te crois jeune encore Ah ah ah pauvre fou raquo

Or agrave quelques jours de lagrave rentrant vers le soir de la cha-pelle Louis de Gonzague jrsquoaperccedilus en face des eacutecuries du haras un officier de spahis en petite tenue le keacutepi sur lrsquooreille et la bride drsquoun superbe cheval arabe au bras La physionomie de ce cheval me parut singuliegraverement belle il inclinait la tecircte par-dessus lrsquoeacutepaule de son maicirctre et me regardait fixement Ce re-gard avait quelque chose drsquohumain

La porte de lrsquoeacutecurie srsquoouvrit lrsquoofficier remit au palefrenier la bride de son cheval et se tournant de mon cocircteacute nos yeux se rencontregraverent crsquoeacutetait Taifer Son nez crochu ses petites mous-taches blondes rejoignant une barbiche tailleacutee en pointe ne

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pouvaient me laisser aucun doute malgreacute les teintes ardentes du soleil drsquoAfrique empreintes sur sa face

Taifer me reconnut mais pas un muscle de son visage ne tressaillit pas un sourire nrsquoeffleura ses legravevres Il vint agrave moi len-tement me tendit la main et me dit laquo Bonjour Theacuteodore tu vas toujours bien raquo ndash comme srsquoil ne mrsquoeucirct quitteacute que de la veille Ce ton simple mrsquoeacutetonna tellement que je reacutepondis de mecircme laquo Mais oui Georges pas mal

mdash Allons tant mieux fit-il tant mieux Puis il me prit le bras et me demanda Ougrave allons-nous

mdash Je rentrais chez moi

mdash Eh bien je trsquoaccompagne raquo

Nous descendicircmes la rue de Clegraveves tout recircveurs Arriveacutes devant ma porte je grimpai lrsquoeacutetroit escalier Les eacuteperons de Tai-fer reacutesonnaient derriegravere moi cela me paraissait eacutetrange Dans ma chambre il jeta son keacutepi sur le piano il prit une chaise je deacuteposai mon cahier de musique dans un coin et mrsquoeacutetant assis nous restacircmes tout meacuteditatifs en face lrsquoun de lrsquoautre

Au bout de quelques minutes Taifer me demanda drsquoun son de voix tregraves doux

laquo Tu fais donc toujours de la musique Theacuteodore

mdash Toujours je suis organiste de la catheacutedrale

mdash Ah et tu joues toujours du violon

mdash Oui

mdash Te rappelles-tu Theacuteodore la chansonnette de Louise raquo

En ce moment tous les souvenirs de notre jeunesse se re-tracegraverent avec tant de vivaciteacute agrave mon esprit que je me sentis pacirc-lir sans profeacuterer un mot je deacutetachai mon violon de la muraille

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et me mis agrave jouer la chansonnette de Louise mais si bashellip si bashellip que je croyais seul lrsquoentendre

Georges mrsquoeacutecoutait les yeux fixeacutes devant lui agrave la derniegravere note il se leva et me prenant les mains avec force il me regarda longtemps

laquo Encore un bon cœur celui-lagrave dit-il comme se parlant agrave lui-mecircme ndash Elle trsquoa trompeacute nrsquoest-ce pas Elle trsquoa preacutefeacutereacute M Stanislas agrave cause de ses breloques et de son coffre-fort raquo

Je mrsquoassis en pleurant

Taifer fit trois ou quatre tours dans la chambre et srsquoarrecirctant tout agrave coup il se prit agrave consideacuterer ma guitare en si-lence puis il la deacutecrochahellip ses doigts en effleuregraverent les cordes et je fus surpris de la netteteacute bizarre de ces quelques notes ra-pides mais Georges rejeta lrsquoinstrument qui rendit un soupir plaintif sa figure devint sombre il alluma une cigarette et me souhaita le bonsoir

Je lrsquoeacutecoutai descendre lrsquoescalier Le bruit de ses pas reten-tissait dans mon cœur

Quelques jours apregraves ces eacuteveacutenements jrsquoappris que le capi-taine Taifer srsquoeacutetait installeacute dans une chambre donnant sur la place Ducale On le voyait fumer sa pipe sur le balcon mais il ne faisait attention agrave personne Il ne freacutequentait point le cafeacute des officiers Son unique distraction eacutetait de monter agrave cheval et de se promener le long de la Meuse sur le chemin de halage

Chaque fois que le capitaine me rencontrait il me criait de loin

laquo Bonjour Theacuteodore raquo

Jrsquoeacutetais le seul auquel il adressacirct la parole

Vers les derniers jours drsquoautomne monseigneur de Reims fit sa tourneacutee pastorale Je fus tregraves occupeacute durant ce mois il me

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fallut tenir lrsquoorgue en ville et au seacuteminaire je nrsquoavais pas une minute agrave moi Puis quand monseigneur fut parti tout retomba dans le calme habituel On ne parlait plus du capitaine Taifer Le capitaine avait quitteacute son logement de la place Ducale il ne faisait plus de promenades et drsquoailleurs dans le grand monde il nrsquoeacutetait question que des derniegraveres fecirctes et des gracircces infinies de monseigneur moi-mecircme je ne pensais plus agrave mon vieux cama-rade

Un soir que les premiers flocons de neige voltigeaient de-vant ma fenecirctre et que tout grelottant jrsquoallumais mon feu et preacuteparais ma cafetiegravere jrsquoentends des pas dans lrsquoescalier laquo Crsquoest Georges raquo me dis-je La porte srsquoouvre En effet crsquoeacutetait lui tou-jours le mecircme Seulement un petit manteau de toile cireacutee ca-chait les broderies drsquoargent de sa veste bleu de ciel Il me serra la main et me dit

laquo Theacuteodore viens avec moi je souffre aujourdrsquohui je souffre plus que drsquohabitude

mdash Je veux bien lui reacutepondis-je en passant ma redingote je veux bien puisque cela te fait plaisir

Nous descendicircmes la rue silencieuse en longeant les trot-toirs couverts de neige

Agrave lrsquoangle du jardin des Carmes Taifer srsquoarrecircta devant une maisonnette blanche agrave persiennes vertes il en ouvrit la porte nous entracircmes et je lrsquoentendis refermer derriegravere nous Drsquoantiques portraits ornaient le vestibule lrsquoescalier en coquille eacutetait drsquoune eacuteleacutegance rare au haut de lrsquoescalier un burnous rouge pendait au mur Je vis tout cela rapidement car Taifer montait vite Quand il mrsquoouvrit sa chambre je fus eacutebloui mon-seigneur lui-mecircme nrsquoen a pas de plus somptueuse sur les murs agrave fond drsquoor se deacutetachaient de grandes fleurs pourpres des armes orientales et de superbes pipes turques incrusteacutees de nacre Les meubles drsquoacajou avaient une forme accroupie mas-sive vraiment imposante Une table ronde agrave plaque de marbre

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vert jaspeacute de bleu supportait un large plateau de laque violette et sur le plateau un flacon ciseleacute renfermant une essence cou-leur drsquoambre

Je ne sais quel parfum subtil se mecirclait agrave lrsquoodeur reacutesineuse des pommes de pin qui brucirclaient dans lrsquoacirctre

laquo Que ce Taifer est heureux me disais-je il a rapporteacute tout cela de ses campagnes drsquoAfrique Quel riche pays Tout srsquoy trouve en abondance lrsquoor la myrrhe et lrsquoencens et des fruits incomparables et de grandes femmes pacircles aux yeux de gazelle plus flexibles que les palmiers selon le Cantique des Can-tiques raquo

Telles eacutetaient mes reacuteflexions

Taifer bourra une de ses pipes et me lrsquooffrit lui-mecircme ve-nait drsquoallumer la sienne une superbe pipe turque agrave bouquin drsquoambre

Nous voilagrave donc eacutetendus nonchalamment sur des coussins amarante regardant le feu deacuteployer ses tulipes rouges et blanches sur le fond noir de la chemineacutee

Jrsquoeacutecoutais les cris des moineaux blottis sous les gouttiegraveres et la flamme ne mrsquoen paraissait que plus belle

Taifer levait de temps en temps sur moi ses yeux gris puis il les abaissait drsquoun air recircveur

laquo Theacuteodore me dit-il enfin agrave quoi penses-tu

mdash Je pense qursquoil aurait mieux valu pour moi faire un tour drsquoAfrique que de rester agrave Charleville lui reacutepondis-je combien de souffrances et drsquoennuis je me serais eacutepargneacutes que de ri-chesses jrsquoaurais acquises Ah Louise avait bien raison de me preacutefeacuterer M Stanislas je nrsquoaurais pu la rendre heureuse raquo

Taifer sourit avec amertume

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laquo Ainsi dit-il tu envies mon bonheur raquo

Jrsquoeacutetais tout stupeacutefait car Georges en ce moment ne se res-semblait plus agrave lui-mecircme une eacutemotion profonde lrsquoagitait son regard eacutetait voileacute de larmes Il se leva brusquement et fut se po-ser devant une fenecirctre tambourinant sur les vitres et sifflant entre ses dents je ne sais quel air de la Gazza ladra

Puis il pirouetta et vint remplir deux petits verres de sa li-queur ambreacutee

laquo Agrave ta santeacute camarade dit-il

mdash Agrave la tienne Georges raquo

Nous bucircmes

Une saveur aromatique me monta subitement au cerveau Jrsquoeus des eacuteblouissements un bien-ecirctre indeacutefinissable une vi-gueur surprenante me peacuteneacutetra jusqursquoagrave la racine des cheveux

laquo Qursquoest-ce que cela lui demandai-je

mdash Crsquoest un cordial fit-il on pourrait le nommer un rayon du soleil drsquoAfrique car il renferme la quintessence des aromates les plus rares du sol africain

mdash Crsquoest deacutelicieux Verse-mrsquoen encore un verre Georges

mdash Volontiers mais noue drsquoabord cette tresse de cheveux agrave ton bras raquo

Il me preacutesentait une natte de cheveux noirs luisants comme du bronze

Je nrsquoeus aucune objection agrave lui faire seulement cela me pa-rut eacutetrange Mais agrave peine eus-je videacute mon second verre que cette tresse srsquoinsinua je ne sais comment jusqursquoagrave mon eacutepaule Je la sentis glisser sous mon bras et se tapir pregraves de mon cœur

ndash 188 ndash

laquo Taifer mrsquoeacutecriai-je ocircte-moi ces cheveux ils me font mal raquo

Mais lui reacutepondit gravement

laquo Laisse-moi respirer

mdash Ocircte-moi cette tresse ocircte-moi cette tresse repris-je Ah je vais mourir

mdash Laisse-moi respirer dit-il encore

mdash Ah mon vieux camaradehellip Ah Taiferhellip Georges hellip ocircte-moi cette tresse de cheveuxhellip elle mrsquoeacutetrangle

mdash Laisse-moi respirer raquo fit-il avec un calme terrible

Alors je me sentis faiblirhellip Je mrsquoaffaissai sur moi-mecircmehellip Un serpent me mordait au cœur Il se glissait autour de mes reinshellip Je sentais ses anneaux froids couler lentement sur ma nuque et se nouer agrave mon cou

Je mrsquoavanccedilai vers la fenecirctre en geacutemissant et je lrsquoouvris drsquoune main tremblante Un froid glacial me saisit et je tombai sur mes genoux invoquant le Seigneur Subitement la vie me revint Quand je me redressai Taifer pacircle comme la mort me dit

laquo Crsquoest bien je trsquoai ocircteacute la tresse raquo

Et montrant son bras

laquo La voilagrave raquo

Puis avec un eacuteclat de rire nerveux

laquo Ces cheveux noirs valent bien les cheveux blonds de ta Louise nrsquoest-ce pas hellip Chacun porte sa croix mon bravehellip plus ou moins stoiumlquement voilagrave touthellip Mais souviens-toi que lrsquoon srsquoexpose agrave de cruels meacutecomptes en enviant le bonheur des

ndash 189 ndash

autres car la vipegravere est deux fois vipegravere dit le proverbe arabe lorsqursquoelle siffle au milieu des roses raquo

Jrsquoessuyai la sueur qui ruisselait de mon front et je mrsquoempressai de fuir ce lieu de deacutelices hanteacute par le spectre du remords

Ah qursquoil est doux mes chers amis de se reposer sur un modeste escabeau en face drsquoun petit feu couvert de cendre drsquoeacutecouter sa theacuteiegravere babiller avec le grillon au coin de lrsquoacirctre et drsquoavoir au cœur un lointain souvenir drsquoamour qui nous per-mette de verser de temps en temps une larme sur nous-mecircme

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en avril 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Isabelle Franccediloise

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Erckmann-Chatrian Contes populaires nouvelle eacutedition Paris Hetzel sd Drsquoautres eacuteditions notamment pour les illustrations de Theacuteophile Schuler Erckmann-Chatrian Contes et Romans populaires Hetzel sd ont eacuteteacute consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Al-beacute petit village viticole reacuteputeacute pour son Pinot Noir a eacuteteacute prise par Olivier le 19072009 (Wikimeacutedia licence CC paterniteacute 20 geacuteneacuterique)

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 191 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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Page 2: DDEESS CCOONNTTEESS PPOOPPUULLAAIIRREESS · ² Oui, tu peux bien descendre à ton aise, toi, lui dis-je ; tu sais que tu rêves !… au lieu que nous autres, nous voyons tout le village,

Table des matiegraveres

LE REcircVE DrsquoALOIumlUS SCEgraveNE RUSTIQUE 3

LrsquoŒIL INVISIBLE OU LrsquoAUBERGE DES TROIS PENDUS 11

I 11

II 19

III 29

LA COMEgraveTE 33

LE CITOYEN SCHNEIDER 43

I 43

II 53

LE REQUIEM DU CORBEAU 61

I 61

II 67

LE JUIF POLONAIS 75

PREMIEgraveRE PARTIE LA VEILLE DE NOEumlL 75

DEUXIEgraveME PARTIE LA SONNETTE 100

TROISIEgraveME PARTIE LE REcircVE DU BOURGMESTRE 127

LES BOHEacuteMIENS DrsquoALSACE SOUS LA REacuteVOLUTION 147

MESSIRE TEMPUS 155

LE CHANT DE LA TONNE 163

LE COQUILLAGE DE LrsquoONCLE BERNARD 172

LA TRESSE NOIRE 182

Ce livre numeacuterique 190

ndash 3 ndash

LE REcircVE DrsquoALOIumlUS

SCEgraveNE RUSTIQUE

Vous saurez que saint Aloiumlus est mon patron et quand crsquoest la Saint-Aloiumlus je passe toute la journeacutee avec mes camarades Fritz Niclausse et Ludwig au Lion-drsquoOr Nous causons de choses reacutejouissantes de la pluie du beau temps des filles agrave marier du bonheur drsquoecirctre garccedilon et caeligtera et caeligtera Nous buvons du vin blanc et le soir nous rentrons honnecirctement chez nous en louant le Seigneur de ses gracircces innombrables

Agrave la fecircte de chacun cela recommence et de cette faccedilon au lieu drsquoavoir une seule fecircte nous en avons cinq ou six Mais cela ne plaicirct pas agrave tout le monde les femmes font le sabbat quand on rentre apregraves onze heures

Moi je ne peux pas me plaindre je nrsquoai que ma grandrsquomegravere Anne elle est un peu sourde et quand elle dort on volerait la maison le jardin et le verger qursquoelle ne remuerait pas plus qursquoune souche Crsquoest bien bon mais quelquefois aussi crsquoest bien mauvais

Ainsi lrsquoautre jour en rentrant au clair de lune je trouve la porte fermeacutee jrsquoappelle je crie je frappehellip Bah la bonne vieille grandrsquomegravere restait bien tranquillehellip Jrsquoentendais les autres se-couer leur portehellip On leur ouvrehellip moi je reste dehors ndash Il commenccedilait agrave faire un peu frais et je me dis en moi-mecircme

ndash 4 ndash

laquo Aloiumlus si tu restes lagrave le brouillard est capable de te tom-ber dans les oreilles comme au sacristain Furst la nuit de la Fecircte-Dieu lorsqursquoil srsquoest endormi dans les orties derriegravere la maison du cureacute et ccedila trsquoempecirccherait drsquoentendre sonner la messe le restant de tes jours Prends gardehellip prends gardehellip le serein du printemps cause beaucoup de mal raquo

Je fais donc le tour du hangar je traverse la haie et jrsquoentre dans notre cour Jrsquoessaye la porte de la grangehellip fermeacutee la porte du pressoirhellip fermeacutee la porte de lrsquoeacutetablehellip fermeacutee ndash La lune regardait elle avait lrsquoair de rire Cela mrsquoennuyait tout de mecircme un peu

Enfin agrave force drsquoessayer le volet de lrsquoeacutetable srsquoouvre je mrsquoaccroche agrave la cregraveche et je tire mes jambes dedans Apregraves ccedila je remets le crochet jrsquoarrange une botte de paille sous ma tecircte au bout de la cregraveche et je mrsquoendors agrave la gracircce de Dieu

Mais pas plutocirct endormi voilagrave qursquoil mrsquoarrive un drocircle de recircve

Je croyais que Niclausse Ludwig Fritz et les autres avec moi nous buvions de la biegravere de mars sur la plate-forme de lrsquoeacuteglise Nous avions des bancs une petite tonne drsquoune mesure le sonneur de cloches Breinstein tournait le robinet et de temps en temps il sonnait pour nous faire de la musique Tout allait bien malheureusement il commenccedilait agrave faire un peu chaud agrave cause du grand soleil Nous voulons redescendre cha-cun prend sa bouteille mais nous ne trouvons plus lrsquoescalier Nous tournons nous tournons autour de la plate-forme et nous levons les bras en criant aux gens du village laquo Attachez des eacutechelles ensemble raquo

Mais les gens se moquaient de nous et ne bougeaient pas Nous voyions le maicirctre drsquoeacutecole Pfeifer avec sa perruque en queue de rat et M le cureacute Tony en soutane avec son chapeau rond son breacuteviaire sous le bras qui riaient le nez en lrsquoair au mi-lieu drsquoun tas de monde

ndash 5 ndash

Ludwig disait

laquo Il faut que nous retrouvions lrsquoescalier

Et Breinstein reacutepondait

laquo Crsquoest le Seigneur qui lrsquoa fait tomber agrave cause de la profa-nation du saint lieu raquo

Nous eacutetions tous confondus comme ceux de la tour de Ba-bel et nous pensions laquo Il faudra desseacutecher ici car la tonne est vide nous serons forceacutes de boire la roseacutee du ciel raquo

Agrave la fin Niclausse ennuyeacute drsquoentendre ces propos bouton-na son grand gilet rouge qursquoil avait ouvert jusque sur les cuisses il enfonccedila son tricorne sur la nuque pour empecirccher le vent de lrsquoemporter et se mit agrave cheval sur sa bouteille en disant

laquo Mon Dieu vous ecirctes encore bien embarrasseacutes faites donc comme moi raquo

En mecircme temps il enjamba la balustrade et sauta du clo-cher Nous avions tous la chair de poule et Fritz criait

laquo Il srsquoest casseacute les bras et les jambes en mille morceaux raquo

Mais voilagrave que Niclausse remonte en lrsquoair comme un bou-chon sur lrsquoeau la figure toute rouge et les yeux eacutecarquilleacutes Il pose la main sur la balustrade en dehors et nous dit

laquo Allons donc vous voyez bien que ccedila va tout seul

mdash Oui tu peux bien descendre agrave ton aise toi lui dis-je tu sais que tu recircves hellip au lieu que nous autres nous voyons tout le village avec la maison commune et le nid de cigognes la petite place et la fontaine la grande rue et les gens qui nous regardent Ce nrsquoest pas malin drsquoavoir du courage quand on recircve ni de mon-ter et de descendre comme un oiseau

mdash Allons srsquoeacutecria Niclausse en mrsquoaccrochant par le collet arrive raquo

ndash 6 ndash

Jrsquoeacutetais pregraves de la rampe il me tirait en bas lrsquoeacuteglise me pa-raissait mille fois plus haute elle tremblaithellip Je criais au se-cours Breinstein sonnait comme pour un enterrement les cor-neilles sortaient de tous les trous la cigogne passait au-dessus le cou tendu et le bec plein de leacutezards Je me cramponnais comme un malheureux mais tout agrave coup je sens Ludwig qui me prend par la jambe et qui me legraveve Niclausse se pend agrave mon cou alors je passe par-dessus la balustrade et je descends en criant

laquo Jeacutesus Marie Joseph raquo

Et ccedila me serre tellement le ventre que je mrsquoeacuteveille Je nrsquoavais plus une goutte de sang dans les veines Jrsquoouvre les yeux je regarde le jour venait par un trou du volet il traversait lrsquoombre de lrsquoeacutetable comme une flamme et tout aussitocirct je pense en moi-mecircme laquo Dieu du ciel crsquoeacutetait un recircve raquo Cette penseacutee me fait du bien je relegraveve ma botte de paille pour avoir la tecircte plus haute et je mrsquoessuie la figure toute couverte de sueur

ndash 7 ndash

Il pouvait ecirctre alors trois heures du matin le soleil se le-vait derriegravere les pommiers en fleurs du vieux Christian je ne le voyais pas mais je croyais le voir je regardais et jrsquoeacutecoutais dans le grand silence comme un petit enfant qui srsquoeacuteveille dans son berceau sous la toile bleue et qui recircve tout seul sans remuer Je trouvais tout beau les brins de paille qui pendaient des poutres dans lrsquoombre les toiles drsquoaraigneacutee dans les coins la grosse tecircte de Schimmel toute grise qui se penchait pregraves de moi les yeux agrave demi fermeacutes la grande bique Charlotte avec son long cou maigre sa petite barbe rousse et son petit biquet noir et blanc qui dormait entre ses jambes Il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la pous-siegravere drsquoor qui tremblait dans le rayon de soleil et jusqursquoagrave la grosse eacutecuelle de terre rouge remplie de carottes pour les la-pins qui ne me fissent plaisir agrave voir

Je pensais laquo Comme on est bien icihellip comme il fait chaudhellip comme ce pauvre Schimmel macircche toute la nuit un peu de regain et comme cette pauvre Charlotte me regarde avec ses grands yeux fendus Crsquoest tout de mecircme agreacuteable drsquoavoir une

ndash 8 ndash

eacutetable pareille Voilagrave maintenant que le grillon se met agrave chan-terhellip Heacute voici notre vieille hase qui sort de dessous la cregraveche elle eacutecoute en dressant ses grandes oreilles raquo

Je ne bougeais pas

Au bout drsquoun instant la pauvre vieille fit un saut avec ses longues jambes de sauterelle plieacutees sous son gros derriegravere elle entrait dans le rayon de soleil en galopant tout doucement et chacun de ses poils reluisait Puis il en vint un autre sans bruit un vieux lapin noir et roux agrave favoris jaunes lrsquoair tout agrave fait res-pectable puis un autre petithellip puis un autrehellip puis toute la bande les oreilles sur le dos la queue en trompette Ils se pla-ccedilaient autour de lrsquoeacutecuelle et leurs moustaches remuaient ils grignotaient ils grignotaient les plus petits avaient agrave peine de la place

Dehors on entendait le coq chanter Les poules caque-taient et les alouettes dans les airs et le nid de chardonnerets dans le grand prunier de notre verger et les fauvettes dans la haie vive du jardin tout revivait tout sifflait On entendait les petits chardonnerets dans leur nid demander la becqueacutee et le vieux en haut qui sifflait un air pour leur faire prendre patience

Ah Seigneur combien de choses en ce bas monde qursquoon ne voit pas quand on ne pense agrave rien

Je me disais en moi-mecircme laquo Aloiumlus tu peux te vanter drsquoavoir de la chance drsquoecirctre encore sur la terre crsquoest le bon Dieu qui trsquoa sauveacute car ccedila pouvait aussi bien ne pas ecirctre un recircve raquo

Et songeant agrave cela je mrsquoattendrissais le cœur je pensais laquo Te voilagrave pourtant agrave trente-deux ans et tu nrsquoes encore bon agrave rien tu ne peux pas dire je me rends des services agrave moi-mecircme et aux autres De ceacuteleacutebrer la fecircte de saint Aloiumlus ton patron ce nrsquoest pas tout et mecircme agrave la longue ccedila devient ennuyant Ta pauvre vieille grandrsquomegravere serait pourtant bien contente si tu te mariais si elle voyait ses petits-enfants Seigneur Dieu les jolies

ndash 9 ndash

filles ne manquent pas au village et les braves non plus princi-palement la petite Suzel Recircb voilagrave ce que jrsquoappelle une fille bien faite agreacuteable en toutes choses avec des joues rouges de beaux yeux bleus un joli nez et des dents blanches elle est fraicircche comme une cerise agrave lrsquoarbre Et comme elle eacutetait contente de danser avec toi chez le vieux Zimmer comme elle se pendait agrave ton bras Oui Suzel est tout agrave fait gentille et je suis sucircr qursquoelle trsquoouvrirait le soir quand tu rentrerais apregraves onze heures qursquoelle ne te laisserait pas coucher dans la grange comme la grandrsquomegravere Elle ne serait pas encore sourde elle trsquoentendrait bien raquo

Je regardais le gros lapin agrave favoris qui semblait rire au mi-lieu de sa famille ses yeux brillaient comme des eacutetoiles il ar-rondissait son gros jabot et dressait les oreilles tout joyeux

Et je pensais encore laquo Est-ce que tu veux ressembler agrave ce pauvre vieux Schimmel toi Est-ce que tu veux rester seul dans ce bas monde tandis que le dernier lapin se fait en quelque sorte honneur drsquoavoir des enfants Non cela ne peut pas durer Aloiumlus Cette petite Suzel est tout agrave fait gentille raquo

Alors je me levai de la cregraveche je secouai la paille de mes habits et je me dis laquo Il faut faire une finhellip Et drsquoavoir une petite femme qui vous ouvre la porte le soir ndash quand mecircme elle crie-rait un peu ndash crsquoest encore plus agreacuteable que de passer la nuit dans une cregraveche et de recircver qursquoon tombe drsquoun clocher Tu vas changer de chemise mettre ton bel habit bleu et puis en route Il ne faut pas que les bonnes espegraveces peacuterissent raquo

Voilagrave ce que je pensaihellip et je lrsquoai fait aussi oui je lrsquoai fait ce jour mecircme jrsquoallai voir le vieux Regraveb je lui demandai Suzel en mariage Ah Dieu du ciel comme elle eacutetait contente et lui et moi et la grandrsquomegravere ndash Il ne faut que prendre un peu de cœur et tout marche

ndash 10 ndash

Enfin les noces sont pour apregraves-demain au Lion-drsquoOr on chantera on dansera on boira du vieux kutterleacute1 et srsquoil plaicirct au Seigneur quand les alouettes auront des jeunes lrsquoanneacutee pro-chaine jrsquoaurai aussi un petit oiseau dans mon nid un joli petit Aloiumlus qui legravevera ses petits bras roses comme des ailes sans plumes pendant que Suzel lui donnera la becqueacutee Et moi je serai lagrave comme le vieux chardonneret je lui sifflerai un air pour le reacutejouir

1 Vin du Haut-Rhin

ndash 11 ndash

LrsquoŒIL INVISIBLE

OU LrsquoAUBERGE DES TROIS PENDUS

I

Vers ce temps-lagrave dit Christian pauvre comme un rat drsquoeacuteglise je mrsquoeacutetais reacutefugieacute dans les combles drsquoune vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Nuremberg

Je nichais agrave lrsquoangle du toit Les ardoises me servaient de murailles et la maicirctresse poutre de plafond il fallait marcher sur une paillasse pour arriver agrave la fenecirctre mais cette fenecirctre perceacutee dans le pignon avait une vue magnifique de lagrave je deacute-couvrais la ville la campagne Je voyais les chats se promener gravement dans la gouttiegravere les cigognes le bec chargeacute de gre-nouilles apporter la pacircture agrave leur couveacutee deacutevorante les pigeons srsquoeacutelancer de leurs colombiers la queue en eacuteventail et tourbillon-ner sur lrsquoabicircme des rues Le soir quand les cloches appelaient le monde agrave lrsquoAngeacutelus les coudes au bord du toit jrsquoeacutecoutais leur chant meacutelancolique je regardais les fenecirctres srsquoilluminer une agrave une les bons bourgeois fumer leur pipe sur les trottoirs et les jeunes filles en petite jupe rouge la cruche sous le bras rire et causer autour de la fontaine Saint-Seacutebalt Insensiblement tout srsquoeffaccedilait les chauves-souris se mettaient en route et jrsquoallais me coucher dans une douce quieacutetude

Le vieux brocanteur Toubac connaissait le chemin de ma logette aussi bien que moi et ne craignait pas drsquoen grimper lrsquoeacutechelle Toutes les semaines sa tecircte de bouc surmonteacutee drsquoune tignasse roussacirctre soulevait la trappe et les doigts cramponneacutes au bord de la soupente il me criait drsquoun ton nasillard

ndash 12 ndash

laquo Eh bien eh bien maicirctre Christian avons-nous du neuf raquo

Agrave quoi je reacutepondais

laquo Entrez donc que diable entrezhellip je viens de finir un petit paysage dont vous me donnerez des nouvelles raquo

Alors sa grande eacutechine maigre srsquoallongeait srsquoallongeait jusque sous le toithellip et le brave homme riait en silence

Il faut rendre justice agrave Toubac il ne marchandait pas avec moi Il mrsquoachetait toutes mes toiles agrave quinze florins lrsquoune dans lrsquoautre et les revendait quarante Crsquoeacutetait un honnecircte juif

Ce genre drsquoexistence commenccedilait agrave me plaire et jrsquoy trouvais chaque jour de nouveaux charmes quand la bonne ville de Nu-remberg fut troubleacutee par un eacuteveacutenement eacutetrange et mysteacuterieux Non loin de ma lucarne un peu agrave gauche srsquoeacutelevait lrsquoauberge du Bœuf-Gras une vieille auberge fort achalandeacutee dans le pays Devant sa porte stationnaient toujours trois ou quatre voitures chargeacutees de sacs ou de futailles car avant de se rendre au mar-cheacute les campagnards y prenaient drsquohabitude leur chopine de vin

Le pignon de lrsquoauberge se distinguait par sa forme particu-liegravere il eacutetait fort eacutetroit pointu tailleacute des deux cocircteacutes en dents de scie des sculptures grotesques des guivres entrelaceacutees or-naient les corniches et le pourtour de ses fenecirctres Mais ce qursquoil y avait de plus remarquable crsquoest que la maison qui lui faisait face reproduisait exactement les mecircmes sculptures les mecircmes ornements il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la tige de lrsquoenseigne qui ne fucirct copieacutee avec ses volutes et ses spirales de fer

On aurait dit que ces deux antiques masures se refleacutetaient lrsquoune lrsquoautre Seulement derriegravere lrsquoauberge srsquoeacutelevait un grand checircne dont le feuillage sombre deacutetachait avec vigueur les arecirctes du toit tandis que la maison voisine se deacutecoupait sur le ciel Du reste autant lrsquoauberge du Bœuf-Gras eacutetait bruyante animeacutee

ndash 13 ndash

autant lrsquoautre maison eacutetait silencieuse Drsquoun cocircteacute lrsquoon voyait sans cesse entrer et sortir une foule de buveurs chantant treacute-buchant faisant claquer leur fouet De lrsquoautre reacutegnait la soli-tude Tout au plus une ou deux fois par jour sa lourde porte srsquoentrrsquoouvrait-elle pour laisser sortir une petite vieille les reins en demi-cercle le menton en galoche la robe colleacutee sur les hanches un eacutenorme panier sous le bras et le poing crispeacute contre la poitrine

La physionomie de cette vieille mrsquoavait frappeacute plus drsquoune fois ses petits yeux verts son nez mince effileacute les grands ra-mages de son chacircle qui datait de cent ans pour le moins le sou-rire qui ridait ses joues en cocarde et les dentelles de son bon-net qui lui pendaient sur les sourcils tout cela mrsquoavait paru bi-zarre je mrsquoy eacutetais inteacuteresseacute jrsquoaurais voulu savoir ce qursquoeacutetait ce que faisait cette vieille dans une si grande maison deacuteserte

Il me semblait deviner lagrave toute une existence de bonnes œuvres et de meacuteditations pieuses Mais un jour que je mrsquoeacutetais arrecircteacute dans la rue pour la suivre du regard elle se retourna brusquement me lanccedila un coup drsquoœil dont je ne saurais peindre lrsquohorrible expression et me fit trois ou quatre grimaces hi-deuses puis laissant retomber sa tecircte branlante elle attira son grand chacircle dont la pointe traicircnait agrave terre et gagna lestement sa lourde porte derriegravere laquelle je la vis disparaicirctre

laquo Crsquoest une vieille folle me dis-je tout stupeacutefait une vieille folle meacutechante et ruseacutee Ma foi jrsquoavais bien tort de mrsquointeacuteresser agrave elle Je voudrais revoir sa grimace Toubac mrsquoen donnerait vo-lontiers quinze florins raquo

Cependant ces plaisanteries ne me rassuraient pas trop Lrsquohorrible coup drsquoœil de la vieille me poursuivait partout et plus drsquoune fois en train de grimper lrsquoeacutechelle perpendiculaire de mon taudis me sentant accrocheacute quelque part je frissonnais des pieds agrave la tecircte mrsquoimaginant que la vieille venait se pendre aux basques de mon habit pour me faire tomber

ndash 14 ndash

Toubac agrave qui je racontai cette histoire bien loin drsquoen rire prit un air grave

laquo Maicirctre Christian me dit-il si la vieille vous en veut pre-nez garde ses dents sont petites pointues et drsquoune blancheur merveilleuse cela nrsquoest point naturel agrave son acircge Elle a le mau-vais œil Les enfants se sauvent agrave son approche et les gens de Nuremberg lrsquoappellent Fleacutedermausse2 raquo

Jrsquoadmirai lrsquoesprit perspicace du juif et ses paroles me don-negraverent beaucoup agrave reacutefleacutechir mais au bout de quelques se-maines ayant souvent rencontreacute Fleacutedermausse sans facirccheuses conseacutequences mes craintes se dissipegraverent et je ne songeai plus agrave elle

Or il advint qursquoun soir dormant du meilleur somme je fus eacuteveilleacute par une harmonie eacutetrange Crsquoeacutetait une espegravece de vibra-tion si douce si meacutelodieuse que le murmure de la brise dans le feuillage ne peut en donner qursquoune faible ideacutee Longtemps je precirctai lrsquooreille les yeux tout grands ouverts retenant mon ha-leine pour mieux entendre Enfin je regardai vers la fenecirctre et vis deux ailes qui se deacutebattaient contre les vitres Je crus drsquoabord que crsquoeacutetait une chauve-souris prise dans ma chambre mais la lune eacutetant venue agrave paraicirctre les ailes drsquoun magnifique papillon de nuit transparentes comme de la dentelle se dessi-negraverent sur son disque eacutetincelant Leurs vibrations eacutetaient par-fois si rapides qursquoon ne les voyait plus puis elles se reposaient eacutetendues sur le verre et leurs frecircles nervures se distinguaient de nouveau

Cette apparition vaporeuse dans le silence universel ouvrit mon cœur aux plus douces eacutemotions il me sembla qursquoune syl-phide leacutegegravere toucheacutee de ma solitude venait me voirhellip et cette ideacutee mrsquoattendrit jusqursquoaux larmes laquo Sois tranquille douce cap-

2 Chauve-souris

ndash 15 ndash

tive sois tranquille lui dis-je ta confiance ne sera pas trompeacutee je ne te retiendrai pas malgreacute toihellip retourne au ciel agrave la liber-teacute raquo

Et jrsquoouvris ma petite fenecirctre

La nuit eacutetait calme Des milliers drsquoeacutetoiles scintillaient dans lrsquoeacutetendue Un instant je contemplai ce spectacle sublime et les paroles de la priegravere me vinrent naturellement aux legravevres Mais jugez de ma stupeur quand abaissant les yeux je vis un homme pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne du Bœuf-Gras les che-veux eacutepars les bras roides les jambes allongeacutees en pointe et projetant leur ombre gigantesque jusqursquoau fond de la rue

Lrsquoimmobiliteacute de cette figure sous les rayons de la lune avait quelque chose drsquoaffreux Je sentis ma langue se glacer mes dents srsquoentre-choquer Jrsquoallais jeter un cri mais je ne sais par quelle attraction mysteacuterieuse mes yeux plongegraverent plus bas et je distinguai confuseacutement la vieille accroupie agrave sa fenecirctre au milieu des grandes ombres et contemplant le pendu drsquoun air de satisfaction diabolique

Alors jrsquoeus le vertige de la terreur toutes mes forces mrsquoabandonnegraverent et reculant jusqursquoagrave la muraille je mrsquoaffaissai sur moi-mecircme eacutevanoui

Je ne saurais dire combien dura ce sommeil de mort En revenant agrave moi je vis qursquoil faisait grand jour Les brouillards de la nuit peacuteneacutetrant dans ma gueacuterite avaient deacuteposeacute sur mes che-veux leur fraicircche roseacutee des rumeurs confuses montaient de la rue je regardai Le bourgmestre et son secreacutetaire stationnaient agrave la porte de lrsquoauberge ils y restegraverent longtemps Les gens al-laient venaient srsquoarrecirctaient pour voir puis reprenaient leur route Les bonnes femmes du voisinage qui balayaient le devant de leurs maisons regardaient de loin et causaient entre elles Enfin un brancard et sur ce brancard un corps recouvert drsquoun drap de laine sortit de lrsquoauberge porteacute par deux hommes Ils

ndash 16 ndash

descendirent la rue et les enfants qui se rendaient agrave lrsquoeacutecole se mirent agrave courir derriegravere eux

Tout le monde se retira

La fenecirctre en face eacutetait encore ouverte Un bout de corde flottait agrave la tringle je nrsquoavais pas recircveacute jrsquoavais bien vu le grand papillon de nuithellip puis le penduhellip puis la vieille

Ce jour-lagrave Toubac me fit sa visite son grand nez parut agrave ras du plancher

laquo Maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il rien agrave vendre raquo Je ne lrsquoentendis pas jrsquoeacutetais assis sur mon unique chaise les deux mains sur les genoux les yeux fixeacutes devant moi Toubac surpris de mon immobiliteacute reacutepeacuteta plus haut

laquo Maicirctre Christian maicirctre Christian raquo

Puis enjambant la soupente il vint sans faccedilon me frapper sur lrsquoeacutepaule

laquo Eh bien eh bien que se passe-t-il donc

mdash Ah crsquoest vous Toubac

mdash Eh parbleu jrsquoaime agrave le croire Ecirctes-vous malade

mdash Nonhellip je pense

mdash Agrave quoi diable pensez-vous

mdash Au pendu

mdash Ah ah srsquoeacutecria le brocanteur vous lrsquoavez donc vu ce pauvre garccedilon Quelle histoire singuliegravere le troisiegraveme agrave la mecircme place

mdash Comment le troisiegraveme

ndash 17 ndash

mdash Eh oui Jrsquoaurais ducirc vous preacutevenir Apregraves ccedila il est en-core temps il y en aura bien un quatriegraveme qui voudra suivre lrsquoexemple des autreshellip il nrsquoy a que le premier pas qui coucircte raquo

Ce disant Toubac prit place au bord de mon bahut battit le briquet alluma sa pipe et lanccedila quelques bouffeacutees drsquoun air recirc-veur

laquo Ma foi dit-il je ne suis pas craintif mais si lrsquoon mrsquooffrait de passer la nuit dans cette chambre jrsquoaimerais autant aller me pendre ailleurs

laquo Figurez-vous maicirctre Christian qursquoil y a neuf ou dix mois un brave homme de Tubingue marchand de fourrures en gros descend agrave lrsquoauberge du Bœuf-Gras Il demande agrave souper il mange bien il boit bien on le megravene coucher dans la chambre du troisiegraveme ndash la chambre verte comme ils lrsquoappellent ndash et le len-demain on le trouve pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne

laquo Bon passe pour une fois il nrsquoy avait rien agrave dire

laquo On dresse procegraves-verbal et lrsquoon enterre cet eacutetranger au fond du jardin Mais voilagrave qursquoenviron six semaines apregraves arrive un brave militaire de Newstadt Il avait son congeacute deacutefinitif et se reacutejouissait de revoir son village Pendant toute la soireacutee en vi-dant des chopes il ne parla que de sa petite cousine qui lrsquoattendait pour se marier Enfin on le megravene au lit du gros mon-sieur et cette mecircme nuit le watchmann qui passait dans la rue des Minnesaeligngers aperccediloit quelque chose agrave la tringle Il legraveve sa lanterne crsquoeacutetait le militaire avec son congeacute deacutefinitif dans un tuyau de fer-blanc sur la cuisse gauche et les mains colleacutees sur les coutures du pantalon comme agrave la parade

laquo Pour le coup crsquoest extraordinaire Le bourgmestre crie fait le diable On visite la chambre On recreacutepit les murs et lrsquoon envoie lrsquoextrait mortuaire agrave Newstadt

laquo Le greffier avait eacutecrit en marge laquo Mort drsquoapoplexie fou-droyante raquo

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laquo Tout Nuremberg eacutetait indigneacute contre lrsquoaubergiste Il y en avait mecircme qui voulaient le forcer drsquoocircter sa tringle de fer sous preacutetexte qursquoelle inspirait des ideacutees dangereuses aux gens Mais vous pensez que le vieux Nikel Schmidt nrsquoentendit pas de cette oreille

laquo Cette tringle dit-il a eacuteteacute mise lagrave par mon grand-pegravere Elle porte lrsquoenseigne du Bœuf-Gras de pegravere en fils depuis cent cinquante ans Elle ne fait de tort agrave personne pas mecircme aux voitures de foin qui passent dessous puisqursquoelle est agrave plus de trente pieds Ceux qursquoelle gecircne nrsquoont qursquoagrave deacutetourner la tecircte ils ne la verront pas raquo

laquo On finit par se calmer et pendant plusieurs mois il nrsquoy eut rien de nouveau Malheureusement un eacutetudiant de Heidel-berg qui se rendait agrave lrsquoUniversiteacute srsquoarrecircte avant-hier au Bœuf-Gras et demande agrave coucher Crsquoeacutetait le fils drsquoun pasteur

laquo Comment supposer que le fils drsquoun pasteur aurait lrsquoideacutee de se pendre agrave la tringle drsquoune enseigne parce qursquoun gros mon-sieur et un militaire srsquoy eacutetaient pendus Il faut avouer maicirctre Christian que la chose nrsquoeacutetait guegravere probable Ces raisons ne vous auraient pas paru suffisantes ni agrave moi non plus Eh bienhellip

mdash Assez assez mrsquoeacutecriai-je cela est horriblehellip Je devine lagrave-dessous un affreux mystegravere Ce nrsquoest pas la tringle ce nrsquoest pas la chambrehellip

mdash Est-ce que vous soupccedilonneriez lrsquoaubergiste le plus hon-necircte homme du monde appartenant agrave lrsquoune des plus anciennes familles de Nuremberg

mdash Non non Dieu me garde de concevoir drsquoinjustes soup-ccedilons mais il y a des abicircmes qursquoon nrsquoose sonder du regard

mdash Vous avez bien raison dit Toubac eacutetonneacute de mon exalta-tion il vaut mieux parler drsquoautre chose Agrave propos maicirctre Chris-tian et notre paysage de Sainte-Odile raquo

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Cette question me ramena dans le monde positif Je fis voir au brocanteur le tableau que je venais de terminer Lrsquoaffaire fut bientocirct conclue et Toubac fort satisfait descendit lrsquoeacutechelle en mrsquoengageant agrave ne plus songer agrave lrsquoeacutetudiant de Heidelberg

Jrsquoaurais volontiers suivi le conseil du brocanteur mais quand le diable se mecircle de nos affaires il nrsquoest pas facile de srsquoen deacutebarrasser

II

Dans la solitude tous ces eacuteveacutenements se retracegraverent agrave mon esprit avec une luciditeacute effrayante

La vieille me dis-je est cause de tout Elle seule a meacutediteacute ces crimes et les a consommeacutes mais par quel moyen A-t-elle eu recours agrave la ruse ou bien agrave lrsquointervention des puissances in-visibles

Je me promenais dans mon reacuteduit une voix inteacuterieure me criait laquo Ce nrsquoest pas en vain que le ciel trsquoa permis de voir Fleacutedermausse contempler lrsquoagonie de sa victime ce nrsquoest pas en vain que lrsquoacircme du pauvre jeune homme est venue trsquoeacuteveiller sous la forme drsquoun papillon de nuithellip non ce nrsquoest pas en vain Christian le ciel trsquoimpose une mission terrible Si tu ne lrsquoaccomplis pas crains de tomber toi-mecircme dans les filets de la vieille Peut-ecirctre en ce moment preacutepare-t-elle deacutejagrave sa toile dans lrsquoombre raquo

Durant plusieurs jours ces images affreuses me poursuivi-rent sans trecircve jrsquoen perdais le sommeil il mrsquoeacutetait impossible de rien faire le pinceau me tombait de la main et chose atroce agrave dire je me surprenais quelquefois agrave consideacuterer la tringle avec complaisance Enfin nrsquoy tenant plus je descendis un soir

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lrsquoeacutechelle quatre agrave quatre et jrsquoallai me blottir derriegravere la porte de Fleacutedermausse pour surprendre son fatal secret

Degraves lors il ne se passa plus un jour que je ne fusse en route suivant la vieille lrsquoeacutepiant ne la perdant pas de vue mais elle eacutetait si ruseacutee elle avait le flair tellement subtil que sans mecircme tourner la tecircte elle me devinait derriegravere elle et me savait agrave ses trousses Du reste elle feignait de ne pas srsquoen apercevoir elle allait au marcheacute agrave la boucherie comme une simple bonne femme seulement elle hacirctait le pas et murmurait des paroles confuses

Au bout drsquoun mois je vis qursquoil me serait impossible drsquoat-teindre agrave mon but par ce moyen et cette conviction me rendit drsquoune tristesse inexprimable

laquo Que faire me disais-je La vieille devine mes projets elle se tient sur ses gardes tout mrsquoabandonnehellip tout Ocirc vieille sceacuteleacute-rate tu crois deacutejagrave me voir au bout de la ficelle raquo

Agrave force de me poser cette question laquo que faire que faire raquo une ideacutee lumineuse frappa mon esprit Ma chambre dominait la maison de Fleacutedermausse mais il nrsquoy avait pas de lu-carne de ce cocircteacute Je soulevai leacutegegraverement une ardoise et lrsquoon ne saurait se peindre ma joie quand je vis toute lrsquoantique masure agrave deacutecouvert laquo Enfin je te tiens mrsquoeacutecriai-je tu ne peux mrsquoeacutechap-per drsquoici je verrai tout tes alleacutees tes venues les habitudes de la fouine dans sa taniegravere Tu ne soupccedilonneras pas cet œil invi-siblehellip cet œil qui surprend le crime au moment drsquoeacuteclore Oh la justice elle marche lentementhellip mais elle arrive

Rien de sinistre comme ce repaire vu de lagrave ndash une cour profonde agrave larges dalles moussues dans lrsquoun des angles un puits dont lrsquoeau croupissante faisait peur agrave voir un escalier en coquille au fond une galerie agrave rampe de bois sur la balus-trade du vieux linge la taie drsquoune paillasse ndash au premier eacutetage agrave gauche la pierre drsquoun eacutegout indiquant la cuisine agrave droite les

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hautes fenecirctres du bacirctiment donnant sur la rue quelques pots de fleurs desseacutecheacutees tout cela sombre leacutezardeacute humide

Le soleil ne peacuteneacutetrait qursquoune heure ou deux par jour au fond de ce cloaque puis lrsquoombre remontait la lumiegravere se deacute-coupait en losanges sur les murailles deacutecreacutepites sur le balcon vermoulu sur les vitres ternes ndash Des tourbillons drsquoatomes vol-tigeaient dans des rayons drsquoor que nrsquoagitait pas un souffle Oh crsquoeacutetait bien lrsquoasile de Fleacutedermausse elle devait srsquoy plaire

Je terminais agrave peine ces reacuteflexions que la vieille entra Elle revenait du marcheacute Jrsquoentendis sa lourde porte grincer Puis Fleacutedermausse apparut avec son panier Elle paraissait fatigueacutee hors drsquohaleine Les franges de son bonnet lui pendaient sur le nez ndash se cramponnant drsquoune main agrave la rampe elle gravit lrsquoescalier

Il faisait une chaleur suffocante ndash crsquoeacutetait preacuteciseacutement un de ces jours ougrave tous les insectes les grillons les araigneacutees les moustiques remplissent les vieilles masures de leurs bruits de racircpes et de tariegraveres souterraines

Fleacutedermausse traversa lentement la galerie comme un fu-ret qui se sent chez soi ndash Elle resta plus drsquoun quart drsquoheure dans la cuisine puis revint eacutetendre son linge donner un coup de ba-lai sur les marches ougrave traicircnaient quelques brins de paille Enfin elle leva la tecircte et se mit agrave parcourir de ses yeux verts le tour du toithellip cherchanthellip furetant du regard

Par quelle eacutetrange intuition soupccedilonnait-elle quelque chose Je ne sais mais jrsquoabaissai doucement lrsquoardoise et je re-nonccedilai agrave faire le guet ce jour-lagrave

Le lendemain Fleacutedermausse paraissait rassureacutee Un angle de lumiegravere se deacutechiquetait dans la galerie

En passant elle prit une mouche au vol et la preacutesenta deacuteli-catement agrave une araigneacutee eacutetablie dans lrsquoangle du toit

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Lrsquoaraigneacutee eacutetait si grosse que malgreacute la distance je la vis descendre drsquoeacutechelon en eacutechelon puis glisser le long drsquoun fil comme une goutte de venin saisir sa proie entre les mains de la meacutegegravere et remonter rapidement Alors la vieille regarda fort at-tentivement ses yeux se fermegraverent agrave demihellip elle eacuteternua et se dit agrave elle-mecircme drsquoun ton railleur

laquo Dieu vous beacutenisse la belle Dieu vous beacutenisse raquo

Durant six semaines je ne pus rien deacutecouvrir touchant la puissance de Fleacutedermausse tantocirct assise sous lrsquoeacutechoppe elle pelait ses pommes de terre tantocirct elle eacutetendait son linge sur la balustrade Je la vis filer quelquefois mais jamais elle ne chan-tait comme crsquoest la coutume des bonnes vieilles femmes dont la voix chevrotante se marie si bien au bourdonnement du rouet

Le silence reacutegnait autour drsquoelle Elle nrsquoavait pas de chat cette socieacuteteacute favorite des vieilles filleshellip pas un moineau ne ve-nait se poser sur ses chenetshellip les pigeons en passant au-dessus

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de sa cour semblaient eacutetendre lrsquoaile avec plus drsquoeacutelan ndash On au-rait dit que tout avait peur de son regard

Lrsquoaraigneacutee seule se plaisait dans sa compagnie

Je ne conccedilois pas ma patience durant ces longues heures drsquoobservation rien ne me lassait rien ne mrsquoeacutetait indiffeacuterent ndash au moindre bruit je soulevais lrsquoardoise crsquoeacutetait une curiositeacute sans bornes stimuleacutee par une crainte indeacutefinissable

Toubac se plaignait

laquo Maicirctre Christian me disait-il agrave quoi diable passez-vous votre temps Autrefois vous me donniez quelque chose toutes les semaines ndash agrave preacutesent crsquoest agrave peine tous les mois Oh les peintres on a bien raison de dire Paresseux comme un peintre Aussitocirct qursquoils ont quelques kreutzers devant eux ils mettent les mains dans leurs poches et srsquoendorment raquo

Je commenccedilais moi-mecircme agrave perdre courage ndash Jrsquoavais beau regarderhellip eacutepierhellip je ne deacutecouvrais rien drsquoextraordinaire ndash jrsquoen eacutetais agrave me dire que la vieille pouvait bien nrsquoecirctre pas si dange-reuse que je lui faisais peut-ecirctre tort de la soupccedilonner bref je lui cherchais des excuses mais un beau soir que lrsquoœil agrave mon trou je mrsquoabandonnais agrave ces reacuteflexions beacuteneacutevoles la scegravene changea brusquement

Fleacutedermausse passa sur la galerie avec la rapiditeacute de lrsquoeacuteclair elle nrsquoeacutetait plus la mecircme elle eacutetait droite les macirc-choires serreacutees le regard fixe le cou tendu elle faisait de grands pas ses cheveux gris flottaient derriegravere elle laquo Oh oh me dis-je il se passe quelque chose attention raquo Mais les ombres descendirent sur cette grande demeure les bruits de la ville expiregraverenthellip le silence srsquoeacutetablit

Jrsquoallais mrsquoeacutetendre sur ma couche quand jetant les yeux par la lucarne je vis la fenecirctre en face illumineacutee un voyageur occupait la chambre du pendu

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Alors toutes mes craintes se reacuteveillegraverent lrsquoagitation de Fleacutedermausse srsquoexpliquait elle flairait une victime

Je ne pus dormir de la nuit Le froissement de la paille le grignotement drsquoune souris sous le plancher me donnaient froid Je me levai je me perchai agrave la lucarnehellip jrsquoeacutecoutai ndash la lumiegravere drsquoen face eacutetait eacuteteinte Dans lrsquoun de ces moments drsquoanxieacuteteacute poi-gnante soit illusion soit reacutealiteacute je crus voir la vieille meacutegegravere qui regardait aussi et precirctait lrsquooreille

La nuit se passa le jour vint grisonner mes vitres peu agrave peu les bruits les mouvements de la ville montegraverent Harasseacute de fatigue et drsquoeacutemotions je venais de mrsquoendormir mais mon sommeil fut court degraves huit heures jrsquoavais pris mon poste drsquoobservation

Il paraicirct que la nuit de Fleacutedermausse nrsquoavait pas eacuteteacute moins orageuse que la mienne lorsqursquoelle poussa la porte de la gale-rie une pacircleur livide couvrait ses joues et sa nuque maigre Elle nrsquoavait que sa chemise et un jupon de laine quelques megraveches de cheveux drsquoun gris roux tombaient sur ses eacutepaules Elle regarda de mon cocircteacute drsquoun air recircveur mais elle ne vit rien elle pensait agrave autre chose ndash Tout agrave coup elle descendit laissant ses savates au haut de lrsquoescalier elle allait sans doute srsquoassurer que la porte drsquoen bas eacutetait bien fermeacutee Je la vis remonter brusquement en-jambant trois ou quatre marches agrave la foishellip crsquoeacutetait effrayant ndash Elle srsquoeacutelanccedila dans la chambre voisine jrsquoentendis comme le bruit drsquoun gros coffre dont le couvercle retombe Puis Fleacuteder-mausse apparut sur la galerie traicircnant un mannequin derriegravere ellehellip et ce mannequin avait les habits de lrsquoeacutetudiant de Heidel-berg

La vieille avec une dexteacuteriteacute surprenante suspendit cet ob-jet hideux agrave la poutre du hangar puis elle descendit pour le con-templer de la cour Un eacuteclat de rire saccadeacute srsquoeacutechappa de sa poi-trinehellip elle remonta descendit de nouveau comme une ma-niaque et chaque fois poussant de nouveaux cris de nouveaux eacuteclats de rire

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Un bruit se fit entendre agrave la portehellip la vieille bondit deacutecro-cha le mannequin lrsquoemportahellip revinthellip et pencheacutee sur la balus-trade le cou allongeacute les yeux eacutetincelants elle precircta lrsquooreillehellip le bruit srsquoeacuteloignaithellip les muscles de sa face se deacutetendirent elle res-pira longuement une voiture venait de passer

La meacutegegravere avait eu peur

Alors elle rentra de nouveau dans la chambre et jrsquoentendis le coffre qui se refermait

Cette scegravene bizarre confondait toutes mes ideacutees que signi-fiait ce mannequin

Je devins plus attentif que jamais

Fleacutedermausse venait de sortir avec son panier je la suivis des yeux jusqursquoau deacutetour de la rue ndash elle avait repris son air de vieillotte tremblotante elle faisait de petits pas et tournait de temps en temps la tecircte agrave demi pour voir derriegravere elle du coin de lrsquoœil

Pendant cinq grandes heures elle resta dehors ndash moi jrsquoal-lais je venais je meacuteditais le temps mrsquoeacutetait insupportable ndash le soleil chauffait les ardoises et mrsquoembrasait le cerveau

Je vis agrave sa fenecirctre le brave homme qui occupait la chambre des trois pendus Crsquoeacutetait un bon paysan du Nassau agrave grand tri-corne agrave gilet eacutecarlate la figure riante eacutepanouie Il fumait tran-quillement sa pipe drsquoUlm sans se douter de rien Jrsquoavais envie de lui crier laquo Brave homme prenez garde ne vous laissez pas fasciner par la vieillehellip deacutefiez-vous raquo Mais il ne mrsquoaurait pas compris

Vers deux heures Fleacutedermausse rentra Le bruit de sa porte retentit au fond du vestibule Puis seule bien seule elle parut dans la cour et srsquoassit sur la marche infeacuterieure de lrsquoescalier ndash Elle deacuteposa son grand panier devant elle et en tira drsquoabord quelques paquets drsquoherbages quelques leacutegumes puis

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un gilet rouge puis un tricorne replieacute une veste de velours brun des culottes de peluchehellip une paire de gros bas de laine ndash tout le costume du paysan de Nassau

Jrsquoeus comme des eacuteblouissements Des flammes me passegrave-rent devant les yeux

Je me rappelai ces preacutecipices qui vous attirent avec une puissance irreacutesistible ces puits qursquoil avait fallu combler parce qursquoon srsquoy preacutecipitait ces arbres qursquoil avait fallu abattre parce qursquoon srsquoy pendait cette contagion de suicides de meurtres de vols agrave certaines eacutepoques par des moyens deacutetermineacutes cet en-traicircnement bizarre de lrsquoexemple qui fait bacirciller parce qursquoon voit bacirciller souffrir parce qursquoon voit souffrir se tuer parce que drsquoautres se tuenthellip et mes cheveux se dressegraverent drsquoeacutepouvante

Comment cette Fleacutedermausse cette creacuteature sordide avait-elle pu deviner une loi si profonde de la nature Comment avait elle trouveacute moyen de lrsquoexploiter au profit de ses instincts san-guinaires Voilagrave ce que je ne pouvais comprendre voilagrave ce qui deacutepassait toute mon imagination mais sans reacutefleacutechir davantage agrave ce mystegravere je reacutesolus aussitocirct de tourner la loi fatale contre elle et drsquoattirer la vieille dans son propre piegravege Tant drsquoinno-centes victimes criaient vengeance

Je me mis donc en route Je courus chez tous les fripiers de Nuremberg et le soir jrsquoarrivai agrave lrsquoauberge des trois pendus un eacutenorme paquet sous le brashellip

Nickel Schmidt me connaissait drsquoassez longue date Jrsquoavais fait le portrait de sa femme une grosse commegravere fort appeacutetis-sante

laquo Eh maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il en me secouant la main quelle heureuse circonstance vous ramegravene qui est-ce qui me procure le plaisir de vous voir

mdash Mon cher monsieur Schmidt jrsquoeacuteprouve un veacuteheacutement deacute-sir de passer la nuit dans cette chambre raquo

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Nous eacutetions sur le seuil de lrsquoauberge et je lui montrais la chambre verte Le brave homme me regarda drsquoun air deacutefiant

laquo Oh ne craignez rien lui dis-je je nrsquoai pas envie de me pendre

mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure car franchement cela me ferait de la peinehellip un artiste de votre meacuteritehellip Et pour quand voulez-vous cette chambre maicirctre Christian

mdash Pour ce soir

mdash Impossible elle est occupeacutee

mdash Monsieur peut y entrer tout de suite fit une voix derriegravere nous je nrsquoy tiens pas raquo

Nous nous retournacircmes tout surpris Crsquoeacutetait le paysan du Nassau son grand tricorne sur la nuque et son paquet au bout de son bacircton de voyage Il venait drsquoapprendre lrsquoaventure des trois pendus et tremblait de colegravere

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laquo Des chambres comme les vocirctres srsquoeacutecria-t-il en beacutegayant maishellip mais crsquoest un meurtre drsquoy mettre les gens crsquoest un assas-sinat vous meacuteriteriez drsquoaller aux galegraveres

mdash Allons allons calmez-vous dit lrsquoaubergiste cela ne vous a pas empecirccheacute de bien dormir

mdash Par bonheur jrsquoavais fait ma priegravere du soir srsquoeacutecria lrsquoautre sans cela ougrave serais-je ougrave serais-je raquo

Et il srsquoeacuteloigna en levant les mains au ciel

laquo Eh bien dit maicirctre Schmidt stupeacutefait la chambre est libre mais nrsquoallez pas me jouer un mauvais tour

mdash Il serait plus mauvais pour moi mon cher monsieur raquo

Je remis mon paquet agrave la servante et je mrsquoinstallai provi-soirement avec les buveurs

Depuis longtemps je ne mrsquoeacutetais senti plus calme plus heu-reux drsquoecirctre au monde Apregraves tant drsquoinquieacutetudes je touchais au but lrsquohorizon semblait srsquoeacuteclairci et puis je ne sais quelle puis-sance formidable me donnait la main Jrsquoallumai ma pipe et le coude sur la table en face drsquoune chope jrsquoeacutecoutai le chœur de Freyschuumltz exeacutecuteacute par une troupe de Zigeiners du Schwartz-Wald La trompette le cor de chasse le hautbois me plon-geaient tour agrave tour dans une vague recircverie et parfois mrsquoeacuteveillant pour regarder lrsquoheure je me demandais seacuterieusement si tout ce qui mrsquoarrivait nrsquoeacutetait pas un songe Mais quand le wachtmann vint nous prier drsquoeacutevacuer la salle drsquoautres penseacutees plus graves surgirent dans mon acircme et je suivis tout meacuteditatif la petite Charlotte qui me preacuteceacutedait une chandelle agrave la main

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III

Nous montacircmes lrsquoescalier tournant jusqursquoau troisiegraveme Elle me remit la lumiegravere en mrsquoindiquant une porte

laquo Crsquoest lagrave dit-elle en se hacirctant de descendre raquo

Jrsquoouvris la porte La chambre verte eacutetait une chambre drsquoauberge comme toutes les autres le plafond tregraves bas et le lit fort haut Drsquoun coup drsquoœil jrsquoen explorai lrsquointeacuterieur puis je me glissai pregraves de la fenecirctre

Rien nrsquoapparaissait encore chez Fleacutedermausse seulement au bout drsquoune longue piegravece obscure brillait une lumiegravere une veilleuse sans doute

laquo Crsquoest bien me dis-je en refermant le rideau jrsquoai tout le temps neacutecessaire raquo

Jrsquoouvris mon paquet je mis un bonnet de femme agrave longues franges et mrsquoeacutetant armeacute drsquoun fusain je mrsquoinstallai devant la glace afin de me tracer des rides Ce travail me prit une bonne heure Mais apregraves avoir revecirctu la robe et le grand chacircle je me fis peur agrave moi-mecircme Fleacutedermausse eacutetait lagrave qui me regardait du fond de la glace

En ce moment le watchmann criait onze heures Je montai vivement le mannequin que jrsquoavais apporteacute je lrsquoaffublai drsquoun costume pareil agrave celui de la meacutegegravere et jrsquoentrrsquoouvris le rideau

Certes apregraves tout ce que jrsquoavais vu de la vieille sa ruse in-fernale sa prudence son adresse rien nrsquoaurait ducirc me sur-prendre et cependant jrsquoeus peur

Cette lumiegravere que jrsquoavais remarqueacutee au fond de la chambre cette lumiegravere immobile projetait alors sa lumiegravere jaunacirctre sur le mannequin du paysan de Nassau lequel accroupi au bord du

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lit la tecircte pencheacutee sur la poitrine son grand tricorne rabattu sur la figure les bras pendants semblait plongeacute dans le deacutesespoir

Lrsquoombre meacutenageacutee avec un art diabolique ne laissait paraicirctre que lrsquoensemble de la figure le gilet rouge et six bou-tons arrondis se deacutetachaient seuls des teacutenegravebreshellip mais crsquoest le silence de la nuit crsquoest lrsquoimmobiliteacute complegravete du personnage son air morne affaisseacute qui devaient srsquoemparer de lrsquoimagination du spectateur avec une puissance inouiumle Moi-mecircme quoique preacutevenu je me sentis froid dans les os ndash Qursquoaurait-ce donc eacuteteacute drsquoun pauvre campagnard surpris agrave lrsquoimproviste Il eucirct eacuteteacute ter-rasseacutehellip il eucirct perdu son libre arbitrehellip et lrsquoesprit drsquoimitation au-rait fait le reste

Agrave peine eus-je remueacute le rideau que je vis Fleacutedermausse agrave lrsquoaffucirct derriegravere ses vitres

Elle ne pouvait me voir Jrsquoentrrsquoouvris doucement la fe-necirctrehellip la fenecirctre en face srsquoentrrsquoouvrit puis le mannequin parut se lever lentement et srsquoavancer vers moi je mrsquoavanccedilai de mecircme et saisissant mon flambeau drsquoune main de lrsquoautre jrsquoouvris brus-quement la croiseacutee

La vieille et moi nous eacutetions face agrave face car frappeacutee de stupeur elle avait laisseacute tomber son mannequin

Nos deux regards se croisegraverent avec une eacutegale terreur

Elle eacutetendit le doigt jrsquoeacutetendis le doigt ses legravevres srsquoagi-tegraverent jrsquoagitai les miennes elle exhala un profond soupir et srsquoaccouda je mrsquoaccoudaihellip

Dire ce que cette scegravene avait drsquoeffrayant je ne le puis Cela tenait du deacutelire de lrsquoeacutegarement de la folie Il y avait lutte entre deux volonteacutes entre deux intelligences entre deux acircmes dont lrsquoune voulait aneacuteantir lrsquoautre et dans cette lutte la mienne avait lrsquoavantage Les victimes luttaient avec moi

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Apregraves avoir imiteacute pendant quelques secondes tous les mouvements de Fleacutedermausse je tirai une corde de dessous mon jupon et je lrsquoattachai agrave la tringle

La vieille me consideacuterait bouche beacuteante Je passai la corde agrave mon cou Ses prunelles fauves srsquoilluminegraverent sa figure se deacute-composa

laquo Non non fit-elle drsquoune voix sifflante non raquo

Je poursuivis avec lrsquoimpassibiliteacute du bourreau

Alors la rage saisit Fleacutedermausse

laquo Vieille folle hurla-t-elle en se redressant les mains cris-peacutees sur la traverse vieille folle raquo

Je ne lui donnai pas le temps de continuer soufflant tout agrave coup ma lampe je me baissai comme un homme qui veut pren-dre un eacutelan vigoureux et saisissant le mannequin je lui passai la corde au cou puis je le preacutecipitai dans lrsquoespace

Un cri terrible traversa la rue

Apregraves ce cri tout rentra dans le silence

La sueur ruisselait de mon fronthellip jrsquoeacutecouta longtempshellip Au bout drsquoun quart drsquoheure jrsquoentendishellip loinhellip bien loinhellip la voix du watchmann qui criait laquo Habitants de Nuremberghellip minuithellip minuit sonneacutehellip raquo

laquo Maintenant justice est faite murmurai-je les trois vic-times sont vengeacuteeshellip Seigneur pardonnez-moi raquo

Or ceci se passait environ cinq minutes apregraves le dernier cri du watchmann et je venais drsquoapercevoir la meacutegegravere attireacutee par son image srsquoeacutelancer de sa fenecirctre la corde au cou et rester sus-pendue agrave sa tringle Je vis le frisson de la mort onduler sur ses reins et la lune calme silencieuse deacutebordant agrave la cime du toit reposer sur sa tecircte eacutecheveleacutee ses froids et pacircles rayons

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Tel jrsquoavais vu le pauvre jeune hommehellip telle je vis Fleacuteder-mausse

Le lendemain tout Nuremberg apprit que la chauve-souris srsquoeacutetait pendue Ce fut le dernier eacuteveacutenement de ce genre dans la rue des Minnesaeligngers

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LA COMEgraveTE

Lrsquoanneacutee derniegravere avant les fecirctes du carnaval le bruit cou-rut agrave Hunebourg que le monde allait finir Crsquoest le docteur Za-charias Piper de Colmar qui reacutepandit drsquoabord cette nouvelle deacutesagreacuteable elle se lisait dans le Messager boiteux dans le Parfait chreacutetien et dans cinquante autres almanachs

Zacharias Piper avait calculeacute qursquoune comegravete descendrait du ciel le mardi-gras qursquoelle aurait une queue de trente-cinq mil-lions de lieues formeacutee drsquoeau bouillante laquelle passerait sur la terre de sorte que les neiges des plus hautes montagnes en se-raient fondues les arbres desseacutecheacutes et les gens consumeacutes

Il est vrai qursquoun honnecircte savant de Paris nommeacute Popinot eacutecrivait plus tard que la comegravete arriverait sans doute mais que sa queue serait composeacutee de vapeurs tellement leacutegegraveres que per-sonne nrsquoen eacuteprouverait le moindre inconveacutenient que chacun devait srsquooccuper tranquillement de ses affaires qursquoil reacutepondait de tout

Cette assurance calma bien des frayeurs

Malheureusement nous avons agrave Hunebourg une vieille fi-leuse de laine nommeacutee Maria Finck demeurant dans la ruelle des Trois-Pots Crsquoest une petite vieille toute blanche toute rideacutee que les gens vont consulter dans les circonstances deacutelicates de la vie Elle habite une chambre basse dont le plafond est orneacute drsquoœufs peints de bandelettes roses et bleues de noix doreacutees et

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de mille autres objets bizarres Elle se revecirct elle-mecircme drsquoan-tiques falbalas et se nourrit drsquoeacutechaudeacutes ce qui lui donne une grande autoriteacute dans le pays

Maria Finck au lieu drsquoapprouver lrsquoavis de lrsquohonnecircte et bon M Popinot se deacuteclara pour Zacharias Piper disant

laquo Convertissez-vous et priez repentez-vous de vos fautes et faites du bien agrave lrsquoEacuteglise car la fin est proche la fin est proche raquo

On voyait au fond de sa chambre une image de lrsquoenfer ougrave les gens descendaient par un chemin semeacute de roses Aucun ne se doutait de lrsquoendroit ougrave les menait cette route ils marchaient en dansant les uns une bouteille agrave la main les autres un jam-bon les autres un chapelet de saucisses Un meacuteneacutetrier le cha-peau garni de rubans leur jouait de la clarinette pour eacutegayer le voyage plusieurs embrassaient leurs commegraveres et tous ces malheureux srsquoapprochaient avec insouciance de la chemineacutee pleine de flammes ougrave deacutejagrave les premiers drsquoentre eux tombaient les bras eacutetendus et les jambes en lrsquoair

Qursquoon se figure les reacuteflexions de tout ecirctre raisonnable en voyant cette image On nrsquoest pas tellement vertueux que chacun nrsquoait un certain nombre de peacutecheacutes sur la conscience et personne ne peut se flatter de srsquoasseoir tout de suite agrave la droite du Sei-gneur Non il faudrait ecirctre bien preacutesomptueux pour oser srsquoimaginer que les choses iront de la sorte ce serait la marque drsquoun orgueil tregraves condamnable Aussi la plupart se disaient

laquo Nous ne ferons pas le carnaval nous passerons le mardi-gras en actes de contrition raquo

Jamais on nrsquoavait vu rien de pareil Lrsquoadjudant et le capi-taine de place ainsi que les sous-officiers de la 3e compagnie du en garnison agrave Hunebourg eacutetaient dans un veacuteritable deacute-sespoir Tous les preacuteparatifs pour la fecircte la grande salle de la mairie qursquoils avaient deacutecoreacutee de mousse et de tropheacutees drsquoarmes

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lrsquoestrade qursquoils avaient eacuteleveacutee pour lrsquoorchestre la biegravere le kirsch les bischofs qursquoils avaient commandeacutes pour la buvette enfin tous les rafraicircchissements allaient ecirctre en pure perte puisque les demoiselles de la ville ne voulaient plus entendre parler de danse

laquo Je ne suis pas meacutechant disait le sergent Duchecircne mais si je tenais votre Zacharias Piper il en verrait des dures raquo

Avec tout cela les plus deacutesoleacutes eacutetaient encore Daniel Spitz le secreacutetaire de la mairie Jeacuterocircme Bertha le fils du maicirctre de poste le percepteur des contributions Dujardin et moi ndash Huit jours avant nous avions fait le voyage de Strasbourg pour nous procurer des costumes Lrsquooncle Tobie mrsquoavait mecircme donneacute cin-quante francs de sa poche afin que rien ne fucirct eacutepargneacute Je mrsquoeacutetais donc choisi chez mademoiselle Dardenai sous les pe-tites arcades un costume de Pierrot Crsquoest une espegravece de che-mise agrave larges plis et longues manches garnie de boutons en forme drsquooignons gros comme le poing et qui vous ballottent depuis le menton jusque sur les cuisses On se couvre la tecircte drsquoune calotte noire on se blanchit la figure de farine et pourvu qursquoon ait le nez long les joues creuses et les yeux bien fendus crsquoest admirable

Dujardin agrave cause de sa large panse avait pris un costume de Turc brodeacute sur toutes les coutures Spitz un habit de Poli-chinelle formeacute de mille piegraveces rouges vertes et jaunes une bosse devant une autre derriegravere le grand chapeau de gendarme sur la nuque on ne pouvait rien voir de plus beau ndash Jeacuterocircme Bertha devait ecirctre en sauvage avec des plumes de perroquet Nous eacutetions sucircrs drsquoavance que toutes les filles quitteraient leurs sergents pour se pendre agrave nos bras

Et quand on fait de pareilles deacutepenses de voir que tout srsquoen aille au diable par la faute drsquoune vieille folle ou drsquoun Zacharias Piper nrsquoy a-t-il pas de quoi prendre le genre humain en grippe

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Enfin que voulez-vous Les gens ont toujours eacuteteacute les mecircmes les fous auront toujours le dessus

Le mardi-gras arrive Ce jour-lagrave le ciel eacutetait plein de neige On regarde agrave droite agrave gauche en haut en bas pas de comegravete Les demoiselles paraissent toutes confuses les garccedilons cou-raient chez leurs cousines chez leurs tantes chez leurs mar-raines dans toutes les maisons laquo Vous voyez bien que la vieille Finck est folle toutes vos ideacutees de comegravete nrsquoont pas de bon sens Est-ce que les comegravetes arrivent en hiver Est-ce qursquoelles ne choisissent pas toujours le temps des vendanges Allons al-lons il faut se deacutecider que diablehellip Il est encore temps etc raquo

De leur cocircteacute les sous-officiers passaient dans les cuisines et parlaient aux servantes ils les exhortaient et les accablaient de reproches Plusieurs reprenaient courage Les vieux et les vieilles arrivaient bras dessus bras dessous pour voir la grande salle de la mairie les soleils de sabres poignards et les petits drapeaux tricolores entre les fenecirctres excitaient lrsquoadmiration universelle Alors tout change on se rappelle que crsquoest mardi-gras les demoiselles se deacutepecircchent de tirer leurs jupes de lrsquoarmoire et de cirer leurs petits souliers

Agrave dix heures la grande salle de la mairie eacutetait pleine de monde nous avions gagneacute la bataille pas une demoiselle de Hunebourg ne manquait agrave lrsquoappel Les clarinettes les trom-bones la grosse caisse reacutesonnaient les hautes fenecirctres brillaient dans la nuit les valses tournaient comme des enrageacutees les con-tredanses allaient leur train les filles et les garccedilons eacutetaient dans une jubilation inexprimable les vieilles grandrsquomegraveres bien as-sises contre les guirlandes riaient de bon cœur On se bouscu-lait dans la buvette on ne pouvait pas servir assez de rafraicirc-chissements et le pegravere Zimmer qui avait la fourniture par ad-judication peut se vanter drsquoavoir fait ses choux gras en cette nuit

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Tout le long de lrsquoescalier exteacuterieur on voyait descendre en treacutebuchant ceux qui srsquoeacutetaient trop rafraicircchis Dehors la neige tombait toujours

Lrsquooncle Tobie mrsquoavait donneacute la clef de la maison pour ren-trer quand je voudrais Jusqursquoagrave deux heures je ne manquai pas une valse mais alors jrsquoen avais assez les rafraicircchissements me tournaient sur le cœur Je sortis Une fois dans la rue je me sen-tis mieux et me mis agrave deacutelibeacuterer pour savoir si je remonterais ou si jrsquoirais me coucher

Jrsquoaurais bien voulu danser encore mais drsquoun autre cocircteacute jrsquoavais sommeil

Enfin je me deacutecide agrave rentrer et je me mets en route pour la rue Saint-Sylvestre le coude au mur en me faisant toutes sortes de raisonnements agrave moi-mecircme

Depuis dix minutes je mrsquoavanccedilais ainsi dans la nuit et jrsquoallais tourner au coin de la fontaine quand levant le nez par hasard je vois derriegravere les arbres du rempart une lune rouge comme de la braise qui srsquoavanccedilait par les airs Elle eacutetait encore agrave des milliers de lieues mais elle allait si vite que dans un quart drsquoheure elle devait ecirctre sur nous

Cette vue me bouleversa de fond en comble je sentis mes cheveux greacutesiller et je me dis

laquo Crsquoest la comegravete Zacharias Piper avait raison raquo

Et sans savoir ce que je faisais tout agrave coup je me remets agrave courir vers la mairie je regrimpe lrsquoescalier en renversant ceux qui descendaient et criant drsquoune voix terrible laquo La comegravete la comegravete raquo

Crsquoeacutetait le plus beau moment de la danse la grosse caisse tonnait les garccedilons frappaient du pied levaient la jambe en tournant les filles eacutetaient rouges comme des coquelicots mais quand on entendit cette voix srsquoeacutelever dans la salle laquo La co-

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megravete la comegravete raquo il se fit un profond silence et les gens tour-nant la tecircte se virent tout pacircles les joues tireacutees et le nez pointu

Le sergent Duchecircne srsquoeacutelanccedilant vers la porte mrsquoarrecircta et me mit la main sur la bouche en disant

laquo Est-ce que vous ecirctes fou Voulez-vous bien vous taire raquo

Mais moi me renversant en arriegravere je ne cessais de reacutepeacuteter drsquoun ton de deacutesespoir laquo La comegravete raquo Et lrsquoon entendait deacutejagrave les pas rouler sur lrsquoescalier comme un tonnerre les gens se preacutecipi-ter dehors les femmes geacutemir enfin un tumulte eacutepouvantable ndash Quelques vieilles seacuteduites par le mardi-gras levaient les mains au ciel en beacutegayant laquo Jeacutesus Maria Joseph raquo

En quelques secondes la salle fut vide Duchecircne me laissa et pencheacute au bord drsquoune fenecirctre je regardais tout eacutepuiseacute les gens qui remontaient la rue en courant Puis je mrsquoen allai comme fou de deacutesespoir

En passant par la buvette je vis la cantiniegravere Catherine La-goutte avec le caporal Bouquet qui buvaient le fond drsquoun bol de punch

laquo Puisque crsquoest fini disaient-ils que ccedila finisse bien raquo

Au-dessous dans lrsquoescalier un grand nombre eacutetaient assis sur les marches et se confessaient entre eux lrsquoun disait laquo Jrsquoai fait lrsquousure raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai vendu agrave faux poids raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai trompeacute au jeu raquo Tous parlaient agrave la fois et de temps en temps ils srsquointerrompaient pour crier ensemble laquo Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

Je reconnus lagrave le vieux boulanger Fegravevre et la megravere Lauritz Ils se frappaient la poitrine comme des malheureux Mais toutes ces choses ne mrsquointeacuteressaient pas jrsquoavais bien assez de peacutecheacutes pour mon propre compte

Bientocirct jrsquoeus rattrapeacute ceux qui couraient vers la fontaine Crsquoest lagrave qursquoil fallait entendre les geacutemissements tous reconnais-

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saient la comegravete et moi je trouvai qursquoelle avait deacutejagrave grossi du double Elle jetait des eacuteclairs et la profondeur des teacutenegravebres la faisait paraicirctre rouge comme du sang

La foule debout dans lrsquoombre ne cessait de reacutepeacuteter drsquoun ton lamentable

laquo Crsquoest fini crsquoest fini Ocirc mon Dieu crsquoest fini nous sommes perdus raquo

Et les femmes invoquaient saint Joseph saint Christophe saint Nicolas enfin tous les saints du calendrier

Dans ce moment je revis aussi tous mes peacutecheacutes depuis lrsquoacircge de la raison et je me fis horreur agrave moi-mecircme Jrsquoavais froid sous la langue en pensant que nous allions ecirctre brucircleacutes et comme le vieux mendiant Balthazar se tenait pregraves de moi sur sa beacutequille je lrsquoembrassai en lui disant

laquo Balthazar quand vous serez dans le sein drsquoAbraham vous aurez pitieacute de moi nrsquoest-ce pas raquo

Alors lui en sanglotant me reacutepondit

laquo Je suis un grand peacutecheur monsieur Christian depuis trente ans je trompe la commune par amour de la paresse car je ne suis pas aussi boiteux qursquoon pense

mdash Et moi Balthazar lui dis-je je suis le plus grand crimi-nel de Hunebourg raquo

Nous pleurions dans les bras lrsquoun de lrsquoautre

Voilagrave pourtant comment seront les gens au jugement der-nier les rois avec les cireurs de bottes les bourgeois avec les va-nu-pieds Ils nrsquoauront plus honte lrsquoun de lrsquoautre ils srsquoappelleront fregraveres et celui qui sera bien raseacute ne craindra pas drsquoembrasser celui qui laisse pousser sa barbe pleine de crasse ndash parce que le feu purifie tout et que la peur drsquoecirctre brucircleacute vous rend le cœur tendre

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Oh sans lrsquoenfer on ne verrait pas tant de bons chreacutetiens crsquoest ce qursquoil y a de plus beau dans notre sainte religion

Enfin nous eacutetions tous lagrave depuis un quart drsquoheure agrave ge-noux lorsque le sergent Duchecircne arriva tout essouffleacute Il avait drsquoabord couru vers lrsquoarsenal et ne voyant rien lagrave-bas il revenait par la rue des Capucins

laquo Eh bien fit-il qursquoest-ce que vous avez donc agrave crier raquo

Puis apercevant la comegravete

laquo Mille tonnerres srsquoeacutecria-t-il qursquoest-ce que crsquoest que ccedila

mdash Crsquoest la fin du monde sergent dit Balthazar

mdash La fin du monde

mdash Oui la comegravete raquo

Alors il se mit agrave jurer comme un damneacute criant

laquo Encore si lrsquoadjudant de place eacutetait lagravehellip on pourrait con-naicirctre la consigne raquo

Puis tout agrave coup tirant son sabre et se glissant contre le mur il dit

laquo En avant Je mrsquoen moque il faut pousser une reconnais-sance raquo

Tout le monde admirait son courage et moi-mecircme entraicirc-neacute par son audace je me mis derriegravere lui ndash Nous marchions doucement doucement les yeux eacutecarquilleacutes regardant la co-megravete qui grandissait agrave vue drsquoœil en faisant des milliards de lieues chaque seconde

Enfin nous arrivacircmes au coin du vieux couvent des capu-cins La comegravete avait lrsquoair de monter plus nous avancions plus elle montait nous eacutetions forceacutes de lever la tecircte de sorte que fi-nalement Duchecircne avait le cou plieacute regardant tout droit en lrsquoair

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Moi vingt pas plus loin je voyais la comegravete un peu de cocircteacute Je me demandais srsquoil eacutetait prudent drsquoavancer encore lorsque le sergent srsquoarrecircta

laquo Sacrebleu fit-il agrave voix basse crsquoest le reacuteverbegravere

mdash Le reacuteverbegravere dis-je en mrsquoapprochant est-ce possible raquo

Et je regardai tout eacutebahi

En effet crsquoeacutetait le vieux reacuteverbegravere du couvent des capucins On ne lrsquoallume jamais par la raison que les capucins sont partis depuis 1798 et qursquoagrave Hunebourg tout le monde se couche avec les poules mais le veilleur de nuit Burrhus preacutevoyant qursquoil y aurait ce soir-lagrave beaucoup drsquoivrognes avait eu lrsquoideacutee charitable drsquoy mettre une chandelle afin drsquoempecirccher les gens de rouler dans le fosseacute qui longe lrsquoancien cloicirctre puis il eacutetait alleacute dormir agrave cocircteacute de sa femme

Nous distinguions tregraves bien les branches de la lanterne Le lumignon eacutetait gros comme le pouce quand le vent soufflait un peu ce lumignon srsquoallumait et jetait des eacuteclairs voilagrave ce qui le faisait marcher comme une comegravete

Moi voyant cela jrsquoallais crier pour avertir les autres quand le sergent me dit

laquo Voulez-vous bien vous taire si lrsquoon savait que nous avons chargeacute sur une lanterne on se moquerait de nous ndash Attention raquo

Il deacutecrocha la chaicircne toute rouilleacutee le reacuteverbegravere tomba produisant un grand bruit Apregraves quoi nous particircmes en cou-rant

Les autres attendirent encore longtemps mais comme la comegravete eacutetait eacuteteinte ils finirent aussi par reprendre du courage et allegraverent se coucher

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Le lendemain le bruit courut que crsquoeacutetait agrave cause des priegraveres de Maria Finck que la comegravete srsquoeacutetait eacuteteinte aussi depuis ce jour elle est plus sainte que jamais

Voilagrave comment les choses se passent dans la bonne petite ville de Hunebourg

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LE CITOYEN SCHNEIDER

I

laquo Drsquoougrave vient que les souvenirs de notre enfance sont ineffa-ccedilables dit le vieux garde Heinrich en allumant sa pipe drsquoun air meacutelancolique lorsqursquoon se rappelle agrave peine les choses du mois dernier drsquoougrave vient que les choses de notre jeunesse restent de-vant nos yeux et qursquoon croit encore y ecirctre Moi je nrsquooublierai jamais la pauvre hutte de mon pegravere avec son toit de chaume sa petite salle basse lrsquoescalier de bois au fond montant agrave la man-sarde lrsquoalcocircve aux rideaux de serge grise et blanche et les deux petites fenecirctres agrave mailles de plomb donnant sur le deacutefileacute de la Schloucht pregraves de Munster Je ne les oublierai jamais ni les moindres choses de ce temps-lagrave

laquo Tout reste vivant dans mon cœur surtout lrsquohiver de 1783

laquo Durant cet hiver le grand-pegravere Yeacuteri-Hans coiffeacute de son bonnet de laine friseacutee ses mains sillonneacutees de grosses veines bleues reposant sur ses cuisses maigres dormait tous les jours du matin au soir assis dans le vieux fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre son front rideacute srsquoabaissait lentement lentement puis se relevait pour redescendre encore Il respirait et soupirait comme si des recircves peacutenibles des recircves sans fin se fussent en-chaicircneacutes lrsquoun agrave lrsquoautre dans son esprit

laquo Ma megravere filait et me regardait de temps en temps drsquoun air grave elle eacutetait pacircle et les grands rubans de son bonnet trem-blotaient sur sa tecircte comme les ailes drsquoun papillon de nuit

laquo Mon pegravere les joues brunes lrsquoœil eacutetincelant ses larges tempes ombrageacutees du feutre noir taillait dans le checircne des tecirctes

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de cannes et des tabatiegraveres pour les vendre au printemps ses mains couleur de brique maniaient le ciseau avec une adresse merveilleuse les copeaux tombaient autour de lui et se rou-laient en escargots Parfois il sifflait tout bas je ne sais quel air bizarre parfois il se reposait battait le briquet et serrant lrsquoamadou sur sa pipe il srsquoeacutecriait

laquo mdash Catherinehellip Ccedila marche hellip ccedila marche raquo

laquo Puis me voyant assis sur mon escabeau tout attentif car je nrsquoaimais rien tant que de le voir travailler il me souriait et re-prenait lrsquoouvrage

laquo Autour de notre hutte la neige montaithellip montait chaque jour les vieux murs deacutecreacutepits srsquoenfonccedilaient sous terre deacutejagrave nos petites fenecirctres nrsquoy voyaient plus que par les vitres drsquoen haut les autres au-dessous eacutetaient drsquoun blanc mat et sombre

laquo Je me dressais quelquefois sur ma chaise et je regardais les nuages se plier et se deacuteplier lentement sur la valleacutee im-mense tout en face les rochers agrave pic escalader la cime du Ho-neck et plus bas dans la gorge les sapins innombrables char-geacutes de givre

laquo Rien ne remuait pas un oiseau ne secouait une feuille de son aile frileuse quelques verdiers seulement venaient se blot-tir sous le chaume de notre toit pregraves de la chemineacutee drsquoougrave sor-tait en tourbillonnant la fumeacutee grisacirctre

laquo La vue seule de ce morne paysage vous donnait froid on grelottait et pourtant agrave lrsquointeacuterieur le feu flamboyait ses spirales rouges montaient et descendaient comme un diablotin agrave la creacute-maillegravere il faisait chaud La petite porte disjointe qui commu-niquait agrave lrsquoeacutetable laissait entendre le becirclement de notre chegravevre la grande Theacuteregravese celui de son biquet qui teacutetait encore et les sourds mugissements de notre vache Waldine

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laquo Crsquoeacutetait un plaisir de les entendre par un froid pareil Nous nrsquoeacutetions pas seuls au moins dans les neiges nous eacutetions avec les creacuteatures du Seigneur Dieu nous avions encore des amis

laquo Je me rappellerai toujours qursquoun matin Waldine qui srsquoennuyait sans doute dans lrsquoombre apregraves srsquoecirctre deacutetacheacutee je ne sais comment vint nous voir Elle entra chez nous sans gecircne et mon pegravere se mit agrave rire de bon cœur

laquo mdash Heacute bonjour Waldine srsquoeacutecria-t-il Tu entres ici sans ti-rer le chapeau heacute heacute heacute Laisse-la Catherine laisse-lahellip elle ne fera pas de mal donnons-lui le temps de respirer et de voir la lumiegravere raquo

laquo Crsquoest moi-mecircme qui la reconduisis dans lrsquoeacutecurie et qui la rattachai agrave la cregraveche

laquo Ainsi se passait le temps tandis que les oiseaux criaient famine que les becirctes sauvages cherchaient les cavernes du Ho-neck et du Valtin nous blottis comme une bande de perdreaux autour de lrsquoacirctre nous recircvions en paix et chaque soir ma megravere disait

laquo mdash Encore un jour de passeacute Encore un pas vers le prin-temps raquo

laquo Tout cela je me le rappelle avec bonheur mais il arrive des choses eacutetranges dans ce bas monde des choses qui nous re-viennent longtemps apregraves et montrent que la sagesse des hommes et mecircme leur bonteacute nrsquoest que folie Dieu les permet sans doute pour humilier notre orgueil devant sa face raquo

En cet endroit Heinrich vida les cendres de sa pipe et la mit refroidir au bord de la fenecirctre puis il poursuivit grave-ment

laquo Cette anneacutee-lagrave donc au dernier jour de janvier entre deux et trois heures de lrsquoapregraves-midi il srsquoeacuteleva un grand vent

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laquo Quoique la maison fucirct abriteacutee vers le nord agrave chaque coup elle tremblait au bout drsquoune heure elle eacutetait tellement couverte de neige que lrsquoouragan passait au-dessus

laquo Nous avions eacuteteint le feu une lampe seule brillait sur la table

laquo Ma megravere priait je crois que mon pegravere priait aussi

laquo Le grand-pegravere lui srsquoeacutetait eacuteveilleacute tout agrave coup et semblait eacutepouvanteacute de ce vacarme

laquo Toute la neige tombeacutee depuis trois mois remontait vers le ciel en poussiegravere tout hurlait pleurait et sifflait dehors de se-conde en seconde on entendait les grands arbres lacirccher leurs racines avec des craquements eacutepouvantables puis des bruits sourds des clameurs infinies Si le vent eacutetait venu de face il au-rait enfonceacute nos fenecirctres et deacutecouvert le toit heureusement il soufflait de la montagne

laquo Au milieu de ce bruit terrible il nous semblait parfois en-tendre des cris humains et nous deacutejagrave si troubleacutes pour nous-mecircmes nous freacutemissions encore en songeant au peacuteril des autres Agrave chaque fois la megravere disait

laquo mdash Il y a quelqursquoun dehors raquo

laquo Et nous precirctions lrsquooreille le cœur serreacute mais la grande voix de lrsquoouragan dominait tout il soufflait dans le deacutefileacute de la Schloucht comme dans une flucircte immense

laquo Cela dura trois heures puis il se fit un grand silence et nous entendicircmes encore une fois becircler notre chegravevre

laquo mdash Le vent est tombeacute dit mon pegravere et srsquoapprochant de la porte il eacutecouta quelques instants encore le doigt sur le loquet

laquo Nous eacutetions tous derriegravere lui lorsqursquoil ouvrit et nous re-gardacircmes les yeux eacutecarquilleacutes

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laquo Le temps eacutetait sombre agrave cause de la neige qui descen-dait une eacuteclaircie blanchacirctre sur notre droite indiquait la posi-tion du soleil il pouvait ecirctre alors cinq heures

laquo Comme nous regardions agrave travers cette lumiegravere grise nous aperccedilucircmes agrave deux ou trois cents pas au-dessous de nous dans le sentier qui descend entre le Honeck et la crecircte du Valtin une charrette arrecircteacutee et un cheval devant On ne voyait que la tecircte du cheval et le dessus de la charrette avec les pointes de ses deux eacutechelles

laquo mdash Voilagrave donc ce que nous entendions srsquoeacutecria le grand-pegravere Yeacuteri-Hans

laquo mdash Oui dit mon pegravere en rentrant dans la hutte un mal-heur est arriveacute raquo

laquo Il prit la pelle de bois derriegravere la porte et se mit agrave des-cendre la cocircte ayant de la neige jusqursquoaux genoux moi je cou-rais derriegravere lui malgreacute les cris de la megravere le grand-pegravere sui-vait aussi de loin

laquo Plus nous descendions plus la neige devenait profonde Malgreacute cela mon pegravere arrivant au haut du talus qui domine le sentier se laissa glisser jusqursquoau bas en srsquoappuyant sur le manche de la pelle et dans cet endroit je fis halte pour le re-garder

laquo Il saisit le cheval par la bride mais aussitocirct voyant agrave deux ou trois pas de lagrave quelque chose sur la neige il srsquoapprocha souleva peacuteniblement un gros homme vecirctu de noir dont la tecircte retomba sur son eacutepaule et le posa en travers du cheval puis il coupa les traits et parvint agrave force de cris et de secousses agrave tirer lrsquoanimal de son trou

laquo Ce fut une grande affaire pour lrsquoamener sur le talus et pour le traicircner agrave la maison Il y parvint en faisant le tour de toutes les roches et des racines drsquoarbres ougrave srsquoeacutetait accumuleacutee la neige

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laquo Le grand-pegravere et moi nous suivions fort tristes regar-dant le malheureux qui ballottait en travers du cheval Il avait des bas de soie noire une soutane et des souliers agrave boucles drsquoargent crsquoeacutetait un precirctre

laquo Et maintenant qursquoon se figure la deacutesolation de ma megravere en voyant ce saint homme dans un si pitoyable eacutetat Il me semble encore lrsquoentendre crier les mains jointes au-dessus de sa tecircte

laquo mdash Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

laquo Elle voulait envoyer mon pegravere tout de suite agrave Munster chercher un meacutedecin Mais la nuit eacutetant survenue il faisait noir agrave la porte comme dans un four et toute la bonne volonteacute du monde ne pouvait pas vous faire trouver le chemin au milieu des neiges

laquo Dans cette deacutesolation universelle on se deacutepecirccha drsquoal-lumer du feu de chauffer des couvertures et comme jrsquoeacutetais un embarras pour tout le monde on mrsquoenvoya coucher dans la chambre du grand-pegravere

laquo Toute la nuit jrsquoentendis aller et venir au-dessous de moi la lumiegravere brillait agrave travers les fentes du plancher ma megravere se lamentait Enfin vers une heure accableacute de fatigue et lrsquoestomac creux je mrsquoendormis si profondeacutement qursquoil fallut mrsquoeacuteveiller le lendemain agrave huit heures sans quoi je dormirais peut-ecirctre en-core

laquo mdash Heinrich Heinrich criait le grand-pegravere en levant la trappe de sa tecircte chauve Heinrich arrive donc la soupe est precircte raquo

laquo Agrave cette voix je mrsquoeacuteveillai je regardai il faisait grand jour et la bonne odeur de la soupe aux pommes de terre remplissait toute la maison

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laquo Alors je ne pris que le temps de passer mon petit panta-lon de toile grise et de mettre mes sabots pour descendre Tous les eacuteveacutenements de la veille se repreacutesentaient agrave mon esprit outre mon bon appeacutetit jrsquoeacutetais encore curieux de savoir ce qui srsquoeacutetait passeacute Aussi du haut de lrsquoescalier je me penchais deacutejagrave sur la rampe pour regarder dans la chambre

laquo La soupiegravere fumait sur une belle nappe blanche le grand-pegravere assis en face faisait le signe de la croix le pegravere et la megravere debout disaient le Benedicite deacutevotement Et le gros homme assis dans le fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre les jambes enveloppeacutees drsquoune bonne couverture de laine et ses mains poteleacutees croiseacutees sur son ventre qui se relevait en forme de cornemuse ressemblait avec sa face charnue ses cheveux roux et sa tonsure agrave un bon chat qui dort sur la cendre chaude en recircvant agrave toutes les excellentes choses que le Seigneur a mises au monde pour ses enfants le fromage les omelettes les an-douilles etc etc

laquo Crsquoeacutetait attendrissant de le voir

laquo mdash Descends donc Heinrich me dit ma megravere nrsquoaie pas peur monsieur le cureacute ne te fera pas de mal raquo

laquo Le gros homme tourna la tecircte et se mit agrave me sourire en disant

laquo mdash Crsquoest votre petit garccedilon

laquo mdash Oui monsieur le cureacute notre seul enfant

laquo mdash Arrive donc petit raquo fit-il

laquo Ma megravere me prit par la main et me conduisit pregraves de ce bon precirctre qui me regarda de ses gros yeux gris drsquoun air tendre puis me tapa sur la joue et demanda

laquo mdash Est-ce qursquoil sait deacutejagrave ses priegraveres

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laquo mdash Oh oui monsieur le cureacute crsquoest la premiegravere chose que nous lui avons apprise

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure jrsquoaime ccedila raquo

laquo Ma megravere mrsquoavait ocircteacute mon bonnet et moi les mains jointes les yeux agrave terre je reacutecitai lrsquoAve Maria et le Pater Noster drsquoun trait

laquo mdash Crsquoest bien crsquoest bien fit le gros homme en me pinccedilant lrsquooreille heacute heacute heacute tu seras un bon serviteur devant Dieu Va maintenant deacutejeune je suis content de toi raquo

laquo Il parlait doucement et toute la famille pensait

laquo mdash Quel brave homme quel bon cœur quel malheur srsquoil eacutetait resteacute geleacute dans la Schloucht Crsquoest le Seigneur qui lrsquoa sau-veacute sans doute agrave cause de toutes ses bonnes actions et de celles qursquoil fera plus tard encore raquo

laquo Mais une circonstance survint alors qui nous montra ce bonhomme sous une tout autre physionomie

laquo Vous saurez que mon pegravere eacutetait descendu de grand matin vers la charrette prendre les effets de M le cureacute son tricorne et un gros rouleau de papiers auquel il paraissait tenir beaucoup Toutes ces choses eacutetaient poseacutees sur un vieux bahut agrave lrsquoautre coin de lrsquoacirctre la caisse au-dessous le tricorne au-dessus et le rouleau de papiers sur le tricorne

laquo En passant je touchai le rouleau de papiers qui se deacute-roula presque sur le feu

laquo Alors cet homme paisible fit entendre un cri mais un veacute-ritable cri de loup accompagneacute de jurements eacutepouvantables

laquo Il se preacutecipita sur les papiers les arracha de la flamme et les eacuteteignit dans ses mains Puis il me regarda tout pacircle drsquoun œil si feacuteroce que jrsquoen eus la chair de poule

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Nous eacutetions tous consterneacutes la bouche beacuteante Lui regar-dant les papiers un peu roussis sur les bords se mit agrave beacutegayer en freacutemissant comme un dogue dans sa niche

laquo mdash Mon Thucydide hellip petit animal mon Thucydide raquo

laquo Apregraves quoi roulant ses papiers les uns dans les autres et srsquoapercevant de notre stupeur il me menaccedila du doigt en repre-nant son air bonhomme mais nous nrsquoavions plus envie de rire avec lui

laquo mdash Ah mauvais petit gueux dit-il tu viens de me faire peur Figurez-vous que jrsquoarrive tout expregraves de Cologne Oui jrsquoai fait cent lieues pour chercher ces vieux manuscrits au couvent de Saint-Dieacute il mrsquoa fallu trois mois pour y mettre un peu drsquoordre et lrsquoimprudence de ce malheureux enfant allait aneacuteantir une œuvre peut-ecirctre unique dans le monde Jrsquoen sue agrave grosses gouttes raquo

laquo Crsquoest vrai sa large face eacutetait devenue pourpre des gouttes de sueur lui couvraient le front

laquo Apregraves cela vous pensez bien que toute notre famille de-vint grave nous nrsquoeacutetions pas habitueacutes drsquoentendre des precirctres jurer comme ceux qui conduisent des bœufs agrave la pacircture et mille fois pire encore

laquo Ma megravere ne disait plus rien elle eacutetait devenue toute recirc-veuse

laquo Nous mangions en silence et quand nous eucircmes fini le pegravere sortit il deacutecrocha le traicircneau suspendu sous le hangar Nous lrsquoentendicircmes tirer le cheval de lrsquoeacutecurie et lrsquoatteler devant la porte Enfin il rentra et dit

laquo mdash Monsieur le cureacute si vous voulez monter sur le traicirc-neau dans une heure nous serons agrave Munster

laquo mdash Je veux bien raquo fit-il en se levant

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Et regardant dans la chambre drsquoun air grave il dit

laquo mdash Vous ecirctes de braves gens oubliez un instant de colegravere lrsquoesprit est fort mais la chair est faible Permettez-moi de vous teacutemoigner ma reconnaissance

laquo Il voulut remettre un freacutedeacuteric drsquoor agrave ma megravere mais elle refusa et reacutepondit

laquo mdash Crsquoest au nom de Notre Seigneur Jeacutesus-Christ que nous vous avons assisteacute dans le malheur monsieur le cureacute Si nous avions eacuteteacute dans le mecircme besoin vous auriez fait la mecircme chose pour nous

laquo mdash Sans doute sans doute dit-il mais cela nrsquoempecircche pashellip

laquo mdash Non ne nous privez pas du meacuterite de la bonne action

laquo mdash Amen raquo fit-il brusquement

laquo Il prit le rouleau de papiers sur le bahut se coiffa du tri-corne et sortit

laquo Mon pegravere avait deacutejagrave porteacute la malle sur le traicircneau il eacutetait lui-mecircme assis pregraves du timon le cureacute srsquoassit derriegravere et nous les regardacircmes filer jusqursquoagrave la roche creuse puis nous ren-tracircmes Tout le monde eacutetait pensif souvent le grand-pegravere re-gardait ma megravere en silence bien des penseacutees nous passaient par lrsquoesprit mais personne ne disait rien

laquo Le soir vers quatre heures mon pegravere revint portant le traicircneau sur lrsquoeacutepaule Il dit que le precirctre de Cologne eacutetait des-cendu chez M le cureacute de Munster Ce fut tout

laquo Cette anneacutee-lagrave le printemps revint comme agrave lrsquoordinaire

Le soleil au bout de cinq grands mois fit fondre les neiges et seacutecha notre plancher humide

ndash 53 ndash

On sortit la vache la chegravevre et son biquet on vida lrsquoeacutetable on renouvela lrsquoair

laquo En conduisant les becirctes agrave la pacircture en faisant claquer mon fouet je fis reacutesonner les eacutechos de mes cris joyeux

laquo Les bruyegraveres refleurirent et le grand ouragan fut oublieacute

laquo Mais le vieux temps qui marche toujours et nrsquoarrive ja-mais nrsquooublie pas tout sur sa route et souvent quand on y pense le moins les souvenirs repoussent comme les eacuteglantines sur les haies et les orties agrave lrsquoombre chacune selon leur espegravece raquo

II

laquo Plusieurs anneacutees srsquoeacutetaient eacutecouleacutees le grand-pegravere Yeacuteri-Hans eacutetait mort et mon pegravere mrsquoavait envoyeacute dans la basse Al-sace apprendre le meacutetier de tourneur chez mon oncle Conrad agrave Vendenheim

laquo Jrsquoapprochais de quinze ans et je commenccedilai agrave me croire un homme

laquo Crsquoeacutetait au temps ougrave tout le monde portait un bonnet sang de bœuf et la cocarde tricolore ougrave lrsquoon partait par centaines en pantalons de toile grise le fusil sur lrsquoeacutepaule

laquo Je me rappelle qursquoen ce temps-lagrave deux reacutegiments se for-maient agrave Strasbourg et qursquoil fallait des enfants pour battre la charge parce que les hommes voulaient tous avoir le fusil

laquo Cinq garccedilons se preacutesentegraverent agrave Vendenheim jrsquoeacutetais du nombre et lrsquoon tira pour savoir qui partirait

ndash 54 ndash

laquo Crsquoest notre voisin le petit Fritzel qui partit et tout le vil-lage cria qursquoil avait gagneacute ndash Maintenant on a gagneacute quand on reste voilagrave pourtant comme les ideacutees changent

laquo En mecircme temps le citoyen Schneider exterminait les cu-reacutes les moines et les chanoines en Alsace On ne voulait plus re-connaicirctre que la deacuteesse Raison et les Gracircces

laquo Jrsquoen sais plus drsquoune au pays qui faisait la deacuteesse au mois de fructidor et de messidor car jrsquoai bonne meacutemoire Mais il est malhonnecircte aujourdrsquohui de parler de ces choses

laquo Quant agrave notre sainte religion elle nrsquoexistait plus lors-qursquoil fallut la reacutetablir plus tard personne ne se la rappelait ex-cepteacute quelques vieilles femmes qui dirent la maniegravere de srsquoy prendre pour recommencer les offices

laquo Crsquoeacutetait tregraves difficile de remettre les choses en train dans beaucoup de villages on oubliait ici les cierges lagrave les encen-soirs Sans les bonnes femmes on nrsquoaurait jamais su srsquoen tirer

laquo Enfin gracircce agrave Dieu tout est rentreacute dans lrsquoordre et les acircmes sont encore une fois sauveacutees

laquo Voilagrave le principal

mdash Crsquoest au premier consul que nous devons ce grand bien-fait sans lui nous serions tous damneacutes Qursquoil en soit beacuteni dans les siegravecles des siegravecles raquo

Heinrich agrave ce souvenir srsquoessuya une larme au coin de lrsquoœil et poursuivit

laquo Crsquoest agrave cause de cela que les precirctres sont si reconnais-sants envers les descendants de lrsquoempereur et qursquoon le beacutenit dans les eacuteglises lui et toute sa race car la reconnaissance est une vertu dans notre sainte Eacuteglise

laquo Mais pour en revenir agrave ce que je disais un beau matin jrsquoeacutetais en train de tourner des bacirctons de chaise agrave la fenecirctre de

ndash 55 ndash

notre maison qui donnait sur la petite place de la fontaine mon oncle Conrad fumait sa pipe sur la porte et la tante Greacutedel balayait les copeaux dans lrsquoalleacutee

laquo Il pouvait ecirctre environ une heure et demie lorsqursquoil se fit un grand tumulte dehors les gens couraient devant la maison drsquoautres traversaient la petite place drsquoautres en suivant la foule demandaient

laquo mdash Qursquoest-ce qui se passe raquo

laquo Naturellement je sortis pour voir la chose et jrsquoeacutetais en-core dans lrsquoalleacutee que le trot de plusieurs chevaux un cliquetis de sabres le roulement sourd drsquoune grosse charrette se firent entendre au loin puis le son drsquoune trompette eacuteclata dans le vil-lage

laquo Au mecircme instant un peloton de hussards deacutebouchait sur la place ceux de devant le pistolet armeacute en lrsquoair et les autres le sabre au poing Plus loin venait sur un cheval noir un gros homme en habit bleu agrave parements blancs rabattus sur la poi-trine le grand chapeau agrave claque surmonteacute de plumes tricolores en travers de la tecircte lrsquoeacutecharpe autour de la panse et le grand sabre de cavalerie ballottant contre la botte Son cheval hennis-sait et freacutemissait Derriegravere lui srsquoavanccedilait cahotant sur le paveacute une grande voiture atteleacutee de chevaux gris et pleine de poutres rouges

laquo Le gros homme agrave plumes riait de sa face rubiconde pen-dant que les gens tout pacircles srsquoaplatissaient le dos au mur la bouche ouverte et les bras pendants

laquo Du premier coup drsquoœil je reconnus ce bon precirctre que nous avions sauveacute des neiges

laquo Quelques farceurs pour se donner lrsquoair de nrsquoavoir rien agrave craindre criaient

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laquo mdash Voici le citoyen Schneider qui vient eacutecheniller les envi-rons de Vendenheim Gare aux aristocrates raquo

laquo Drsquoautres chantaient en faisant des grimaces

laquo Les aristocrates agrave la lanterne raquo

laquo Ils levaient les bras et les jambes en cadence mais cela ne les empecircchait pas drsquoavoir le ventre serreacute comme tout le monde et de rire jaune

laquo En face de la fontaine le cortegravege srsquoarrecircta Schneider le-vant le nez regarda tout autour de la place les hauts pignons avec leurs toits pointus les figures innombrables qui se pres-saient dans les lucarnes et les petites niches drsquoougrave lrsquoon avait ocircteacute les saintes vierges depuis longtemps

laquo mdash Quel nid de punaises cria-t-il au capitaine de hus-sards un grand noir dont les moustaches coupaient en deux la face pacircle Quel nid de punaises Nous allons avoir de lrsquoouvrage ici pour huit jours raquo

laquo En entendant cela lrsquooncle Conrad me prit par le bras en disant

laquo mdash Rentrons Heinrich rentrons Il nrsquoaurait qursquoagrave nous choisir agrave vue de nez Crsquoest terrible terrible raquo

laquo Il tremblotait sur ses jambes Moi je sentais le frisson srsquoeacutetendre le long de mon dos

laquo En rentrant dans lrsquoatelier je vis la tante Greacutedel qui priait les mains jointes et chantait les litanies Je nrsquoeus que le temps de la pousser dans la cave et de fermer la porte dessus avec sa grande deacutevotion elle pouvait nous faire guillotiner tous

laquo Alors lrsquooncle et moi nous regardacircmes par les petites vitres

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La foule chantait toujours dehors

laquo Ccedila ira les aristocrates agrave la lanterne raquo

comme ces cigales qui chantent lorsque lrsquohiver approche et que la premiegravere geleacutee doit roussir

laquo Bien des gens eacutetaient debout devant la fenecirctre par-dessus leurs eacutepaules et leurs tecirctes on voyait les hussards le ci-toyen Schneider la fontaine et la haute voiture

laquo Deux grands gaillards eacutetaient en train de deacutecharger les poutres ils avaient des mines honnecirctes lrsquoaubergiste Rœmer leur passait une bouteille drsquoeau-de-vie et un petit homme sec pacircle faible comme une allumette le nez long la figure en lame de rasoir vecirctu drsquoune petite blouse rouge serreacutee aux reins sur-veillait lrsquoouvrage Il avait lrsquoair drsquoun veacuteritable Hans-Wurst Mais Dieu nous preacuteserve drsquoun Hans-Wurst pareil crsquoeacutetait le bour-reau

laquo Tandis que ces choses se passaient sous nos yeux le maire Rebstock un honnecircte vigneron grave large des eacutepaules eacutegalement coiffeacute du chapeau agrave claque et ceint de lrsquoeacutecharpe trico-lore srsquoavanccedilait agrave travers la place

laquo Tous les tridi et les sextidi il reacuteunissait le village au club dans lrsquoeacuteglise et faisait reacuteciter aux enfants les Droits de lrsquohomme Il srsquoeacutetait fait faire une veste avec le voile du tabernacle Et ccedila crsquoest le plus grand crime qursquoun magistrat puisse commettre sur la terre Mais ce jour-lagrave ce grand crime fut cause qursquoil sauva la vie agrave la moitieacute de Vendenheim

laquo Comme il srsquoapprochait Schneider se penchant sur le cou de son grand cheval noir srsquoeacutecria

laquo mdash Voici le pressoir ougrave sont les raisins

laquo mdash Quels raisins citoyen Schneider

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laquo mdash Les aristocrates

laquo mdash Il nrsquoy en a pas ici nous sommes tous de bons pa-triotes raquo

laquo La figure de Schneider devint terrible je crus le voir en-core une fois arracher son rouleau de papiers au feu

laquo mdash Tu mens srsquoeacutecria-t-il tu en es un toi-mecircme Qursquoest-ce que cet or et cet argent sur tes habits quand la Reacutepublique nrsquoa pas de quoi nourrir ses enfants

laquo mdash Ccedila citoyen Schneider crsquoest le voile du tabernacle Je lrsquoai mis sur mon dos pour exterminer lrsquohydre de la supersti-tion raquo

laquo Alors Schneider partit drsquoun grand eacuteclat de rire en criant

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure Mais rappelle-toi bien il doit y avoir tout de mecircme des aristocrates par ici

laquo mdash Non ils se sont tous sauveacutes Nos garccedilons vont les cher-cher agrave Coblentz et nos enfants battent la charge

laquo mdash Nous verrons ccedila dit Schneider tu mrsquoas lrsquoair drsquoun vrai patriote Ton ideacutee de tabernacle me plaicirct Nous allons dicircner avec toi Crsquoest bon ha ha ha raquo

laquo Il se tenait le ventre agrave deux mains

laquo Tous les hussards allegraverent dicircner chez le maire avec Schneider On fit une reacutequisition expregraves dans le village et cha-cun donna ce qursquoil avait de meilleur

laquo Ces gens burent jusqursquoagrave minuit en chantant des airs qui vous donnent froid dans les os

laquo Le lendemain Schneider alla voir le club il entendit les enfants reacuteciter en chœur les Droits de lrsquohomme

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Tout se serait bien passeacute Malheureusement un ancien sonneur de cloches qui srsquoappelait Schneacuteegans et qui se croyait aristocrate srsquoeacutetait cacheacute dans le grenier de lrsquoauberge du Lion-drsquoOr les hussards en cherchant quelques bottes de foin le deacute-nichegraverent et lrsquoon voulut savoir pourquoi ce pauvre diable se ca-chait

laquo Schneider apprit qursquoil avait sonneacute les cloches et le fit guillotiner pendant qursquoon eacutetait encore agrave table sous preacutetexte que la Reacutepublique avait besoin de sacrifices en tout genre et qursquoil ne figurait pas assez de sonneurs sur la liste geacuteneacuterale

laquo Ce fut un veacuteritable chagrin pour Rebstock mais il nrsquoosa rien dire de peur drsquoecirctre guillotineacute lui-mecircme

laquo Schneider srsquoen alla le jour mecircme agrave la grande satisfaction de tout le village

laquo Voilagrave comment je reconnus le bon apocirctre et jrsquoai souvent penseacute depuis que si mon pegravere avait su ce qui devait arriver plus tard il lrsquoaurait laisseacute peacuterir dans la Schloucht

laquo Quant au vieux maire de Vendenheim on ne lui pardon-na jamais de srsquoecirctre fait faire une veste avec le voile du taber-nacle et les vieilles commegraveres surtout qursquoil avait empecirccheacutees par ce moyen drsquoecirctre guillotineacutees srsquoacharnegraverent agrave le maudire ce qui lui fit le plus grand tort

laquo Un jour que je causais avec lui dans les vignes et que nous parlions de cette vieille histoire il se mit agrave sourire triste-ment et dit

laquo mdash Si pourtant je leur avais laisseacute couper le cou ces bonnes acircmes seraient dans la hotte de Schneider avec le voile du tabernacle Je nrsquoaurais pas de reproche agrave me faire jrsquoaurais eacuteteacute lacircche comme tout le monde raquo

laquo Alors je pensai

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laquo mdash Ce pauvre vieux Rebstock il nrsquoa pas tout agrave fait tort Sauvez donc les gens pour que les uns vous maudissent et que les autres vous guillotinent Ce nrsquoest pas encourageant Si les hommes ne faisaient pas ces choses par chariteacute chreacutetienne ils seraient vraiment tregraves becirctes Les mauvais gueux seuls nrsquoont ja-mais de reproches agrave srsquoadresser pourvu qursquoils soient contents ils ne srsquoinquiegravetent pas du reste et srsquoendorment raquo

laquo Crsquoest triste agrave dire mais crsquoest bien la veacuteriteacute raquo

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LE REQUIEM DU CORBEAU

I

Mon oncle Zacharias est bien le plus curieux original que jrsquoaie rencontreacute de ma vie Figurez-vous un petit homme gros court replet le teint coloreacute le ventre en outre et le nez en fleur crsquoest le portrait de mon oncle Zacharias Le digne homme eacutetait chauve comme un genou Il portait drsquohabitude de grosses lu-nettes rondes et se coiffait drsquoun petit bonnet de soie noire qui ne lui couvrait guegravere que le sommet de la tecircte et la nuque

Ce cher oncle aimait agrave rire il aimait aussi la dinde farcie le pacircteacute de foie gras et le vieux johannisberg mais ce qursquoil preacutefeacute-rait agrave tout au monde crsquoeacutetait la musique Zacharias Muumlller eacutetait neacute musicien par la gracircce de Dieu comme drsquoautres naissent Franccedilais ou Russes il jouait de tous les instruments avec une faciliteacute merveilleuse On ne pouvait comprendre agrave voir son air de bonhomie naiumlve que tant de gaieteacute de verve et drsquoentrain pussent animer un tel personnage

Ainsi Dieu fit le rossignol gourmand curieux et chanteur ndash mon oncle eacutetait rossignol

On lrsquoinvitait agrave toutes les noces agrave toutes les fecirctes agrave tous les baptecircmes agrave tous les enterrements maicirctre Zacharias lui disait-on il nous faut un Hopser3 un Alleacuteluia un Requiem pour tel jour et lui reacutepondait simplement laquo Vous lrsquoaurez raquo Alors il se

3 Hopser sauteuse

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mettait agrave lrsquoœuvre il sifflait devant son pupitre il fumait des pipes et tout en lanccedilant une pluie de notes sur son papier il battait la mesure du pied gauche

Lrsquooncle Zacharias et moi nous habitions une vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Tubingue il en occupait le rez-de-chausseacutee un veacuteritable magasin de bric-agrave-brac encombreacute de vieux meubles et drsquoinstruments de musique moi je couchais dans la chambre au-dessus et toutes les autres piegraveces restaient inoccupeacutees

Juste en face de notre maison habitait le docteur Hacircsel-noss Le soir lorsqursquoil faisait nuit dans ma petite chambre et que les fenecirctres du docteur srsquoilluminaient il me semblait agrave force de regarder que sa lampe srsquoavanccedilaithellip srsquoavanccedilaithellip et fina-lement me touchait les yeux Et je voyais en mecircme temps la sil-houette de Hacircselnoss srsquoagiter sur le mur drsquoune faccedilon bizarre avec sa tecircte de rat coiffeacutee drsquoun tricorne sa petite queue sautil-lant de droite agrave gauche son grand habit agrave larges basques et sa mince personne planteacutee sur deux jambes grecircles Je distinguais aussi dans les profondeurs de la chambre des vitrines remplies drsquoanimaux eacutetrangers de pierres luisantes et de profil le dos de ses livres brillant par leurs dorures et rangeacutes en bataille sur les rayons drsquoune bibliothegraveque

Le docteur Hacircselnoss eacutetait apregraves mon oncle Zacharias le personnage le plus original de la ville Sa servante Orchel se vantait de ne faire sa lessive que tous les six mois et je la croi-rais volontiers car les chemises du docteur eacutetaient marqueacutees de taches jaunes ce qui prouvait la quantiteacute de linge enfermeacutee dans ses armoires mais la particulariteacute la plus inteacuteressante du caractegravere de Hacircselnoss crsquoest que ni chien ni chat qui franchis-sait le seuil de sa maison ne reparaissait plus jamais Dieu sait ce qursquoil en faisait La rumeur publique lrsquoaccusait mecircme de porter dans lrsquoune de ses poches de derriegravere un morceau de lard pour attirer ces pauvres becirctes mais lorsqursquoil sortait le matin pour al-ler voir ses malades et qursquoil passait trottant menu devant la

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maison de mon oncle je ne pouvais mrsquoempecirccher de consideacuterer avec une vague terreur les grandes basques de son habit flottant agrave droite et agrave gauche

Telles sont les plus vives impressions de mon enfance mais ce qui me charme le plus dans ces lointains souvenirs ce qui par-dessus tout se retrace agrave mon esprit quand je recircve agrave cette chegravere petite ville de Tubingue crsquoest le corbeau Hans volti-geant par les rues pillant lrsquoeacutetalage des bouchers saisissant tous les papiers au vol peacuteneacutetrant dans les maisons et que tout le monde admirait choyait appelait laquo Hans raquo par-cihellip laquo Hans raquo par-lagravehellip

Singulier animal en veacuteriteacute un jour il eacutetait arriveacute en ville lrsquoaile casseacutee le docteur Hacircselnoss la lui avait remise et tout le monde lrsquoavait adopteacute Lrsquoun lui donnait de la viande lrsquoautre du fromage Hans appartenait agrave toute la ville Hans eacutetait sous la protection de la foi publique

Que jrsquoaimais ce Hans malgreacute ses grands coups de bec Il me semble le voir encore sauter agrave deux pattes dans la neige tourner leacutegegraverement la tecircte et vous regarder du coin de son œil noir drsquoun air moqueur Quelque chose tombait-il de votre poche un kreutzer une clef nrsquoimporte quoi Hans srsquoen saisissait et lrsquoemportait dans les combles de lrsquoeacuteglise Crsquoest lagrave qursquoil avait eacutetabli son magasin crsquoest lagrave qursquoil cachait le fruit de ses rapines car Hans eacutetait malheureusement un oiseau voleur

Du reste lrsquooncle Zacharias ne pouvait souffrir ce Hans il traitait les habitants de Tubingue drsquoimbeacuteciles de srsquoattacher agrave un semblable animal et cet homme si calme si doux perdait toute espegravece de mesure quand par hasard ses yeux rencontraient le corbeau planant devant nos fenecirctres

Or par une belle soireacutee drsquooctobre lrsquooncle Zacharias parais-sait encore plus joyeux que drsquohabitude il nrsquoavait pas vu Hans de toute la journeacutee Les fenecirctres eacutetaient ouvertes un gai soleil peacute-neacutetrait dans la chambre au loin lrsquoautomne reacutepandait ses belles

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teintes de rouille qui se deacutetachent avec tant de splendeur sur le vert sombre des sapins Lrsquooncle Zacharias renverseacute dans son large fauteuil fumait tranquillement sa pipe et moi je le regar-dais me demandant ce qui le faisait sourire en lui-mecircme car sa bonne grosse figure rayonnait drsquoune satisfaction indicible

laquo Cher Tobie me dit-il en lanccedilant au plafond une longue spirale de fumeacutee tu ne saurais croire quelle douce quieacutetude jrsquoeacuteprouve en ce moment Depuis bien des anneacutees je ne me suis pas senti mieux disposeacute pour entreprendre une grande œuvre une œuvre dans le genre de la Creacuteation de Haydn Le ciel semble srsquoouvrir devant moi jrsquoentends les anges et les seacuteraphins entonner leur hymne ceacuteleste je pourrais en noter toutes les voixhellip Ocirc la belle composition Tobie la belle composition hellip Si tu pouvais entendre la basse des douze apocirctres crsquoest magni-fiquehellip magnifique Le soprano du petit Raphaeumll perce les nuages on dirait la trompette du jugement dernier les petits anges battent de lrsquoaile en riant et les saintes pleurent drsquoune ma-niegravere vraiment harmonieusehellip Chut hellip Voici le Veni Creator la basse colossale srsquoavancehellip la terre srsquoeacutebranlehellip Dieu va pa-raicirctre raquo

Et maicirctre Zacharias penchait la tecircte il semblait eacutecouter de toute son acircme de grosses larmes roulaient dans ses yeux laquo Bene Raphaeumll bene raquo murmurait-il Mais comme mon oncle se plongeait ainsi dans lrsquoextase que sa figure son regard son attitude que tout en lui exprimait un ravissement ceacuteleste voilagrave Hans qui srsquoabat tout agrave coup sur notre fenecirctre en poussant un couac eacutepouvantable Je vis lrsquooncle Zacharias pacirclir il regarda vers la fenecirctre drsquoun œil effareacute la bouche ouverte la main eacuteten-due dans lrsquoattitude de la stupeur

Le corbeau srsquoeacutetait poseacute sur la traverse de la fenecirctre Non je ne crois pas avoir jamais vu de physionomie plus railleuse son grand bec se retournait leacutegegraverement de travers et son œil brillait comme une perle Il fit entendre un second couac ironique et se mit agrave peigner son aile de deux ou trois coups de bec

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Mon oncle ne soufflait mot il eacutetait comme peacutetrifieacute

Hans reprit son vol et maicirctre Zacharias se tournant vers moi me regarda quelques secondes

laquo Lrsquoas-tu reconnu me dit-il

mdash Qui donc

mdash Le diable hellip

mdash Le diable hellip Vous voulez rire raquo

Mais lrsquooncle Zacharias ne daigna point me reacutepondre et tomba dans une meacuteditation profonde

La nuit eacutetait venue le soleil disparaissait derriegravere les sapins de la forecirct Noire

Depuis ce jour maicirctre Zacharias perdit toute sa bonne hu-meur Il essaya drsquoabord drsquoeacutecrire sa grande symphonie des Seacutera-phins mais nrsquoayant pas reacuteussi il devint fort meacutelancolique il srsquoeacutetendait tout au large dans son fauteuil les yeux au plafond et ne faisait plus que recircver agrave lrsquoharmonie ceacuteleste Quand je lui re-preacutesentais que nous eacutetions agrave bout drsquoargent et qursquoil ne ferait pas mal drsquoeacutecrire une valse un hopser ou toute autre chose pour nous remettre agrave flot

laquo Une valse hellip un hopser hellip srsquoeacutecriait-il qursquoest-ce que ce-la hellip Si tu me parlais de ma grande symphonie agrave la bonne heure mais une valse Tiens Tobie tu perds la tecircte tu ne sais ce que tu dis raquo Puis il reprenait drsquoun ton plus calme

laquo Tobie crois-moi degraves que jrsquoaurai termineacute ma grande œuvre nous pourrons nous croiser les bras et dormir sur les deux oreilles Crsquoest lrsquoalpha et lrsquoomeacutega de lrsquoharmonie Notre reacutepu-tation sera faite Il y a longtemps que jrsquoaurais termineacute ce chef-drsquoœuvre une seule chose mrsquoen empecircche crsquoest le corbeau

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mdash Le corbeau hellip mais cher oncle en quoi ce corbeau peut-il vous empecirccher drsquoeacutecrire je vous le demande nrsquoest-ce pas un oiseau comme tous les autres

mdash Un oiseau comme tous les autres murmurait mon oncle indigneacute Tobie je le vois tu conspires avec mes ennemis hellip ce-pendant que nrsquoai-je pas fait pour toi Ne trsquoai-je pas eacuteleveacute comme mon propre enfant nrsquoai-je pas remplaceacute ton pegravere et ta megravere ne trsquoai-je pas appris agrave jouer de la clarinette Ah Tobie Tobie crsquoest bien mal raquo

Il disait cela drsquoun ton si convaincu que je finissais par le croire et je maudissais dans mon cœur ce Hans qui troublait lrsquoinspiration de mon oncle Sans lui me disais-je notre fortune serait faite hellip Et je me prenais agrave douter si le corbeau nrsquoeacutetait pas le diable en personne ainsi que le pensait mon oncle

Quelquefois lrsquooncle Zacharias essayait drsquoeacutecrire mais par une fataliteacute curieuse et presque incroyable Hans se montrait toujours au plus beau moment ou bien on entendait son cri rauque Alors le pauvre homme jetait sa plume avec deacutesespoir et srsquoil avait eu des cheveux il se les serait arracheacutes agrave pleines poi-gneacutees tant son exaspeacuteration eacutetait grande Les choses en vinrent au point que maicirctre Zacharias emprunta le fusil du boulanger Racirczer une vieille patraque toute rouilleacutee et se mit en faction derriegravere la porte pour guetter le maudit animal Mais alors Hans ruseacute comme le diable nrsquoapparaissait plus et degraves que mon oncle grelottant de froid car on eacutetait en hiver degraves que mon oncle venait se chauffer les mains aussitocirct Hans jetait son cri devant la maison Maicirctre Zacharias courait bien vite dans la ruehellip Hans venait de disparaicirctre hellip

Crsquoeacutetait une veacuteritable comeacutedie toute la ville en parlait Mes camarades drsquoeacutecole se moquaient de mon oncle ce qui me forccedila de livrer plus drsquoune bataille sur la petite place Je le deacutefendais agrave outrance et je revenais chaque soir avec un œil pocheacute ou le nez meurtri Alors il me regardait tout eacutemu et me disait

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laquo Cher enfant prends couragehellip Bientocirct tu nrsquoauras plus be-soin de te donner tant de peine raquo

Et il se mettait agrave me peindre avec enthousiasme lrsquoœuvre grandiose qursquoil meacuteditait Crsquoeacutetait vraiment superbe tout eacutetait en ordre drsquoabord lrsquoouverture des apocirctres puis le chœur des seacutera-phins en mi beacutemol puis le Veni Creator grondant au milieu des eacuteclairs et du tonnerre hellip laquo Mais ajoutait mon oncle il faut que le corbeau meure Crsquoest le corbeau qui est cause de tout le mal vois-tu Tobie sans lui ma grande symphonie serait faite de-puis longtemps et nous pourrions vivre de nos rentes raquo

II

Un soir revenant entre chien et loup de la petite place je rencontrai Hans Il avait neigeacute la lune brillait par-dessus les toits et je ne sais quelle vague inquieacutetude srsquoempara de mon cœur agrave la vue du corbeau En arrivant agrave la porte de notre mai-son je fus tout eacutetonneacute de la trouver ouverte quelques lueurs se jouaient sur les vitres comme le reflet drsquoun feu qui srsquoeacuteteint Jrsquoentre jrsquoappelle pas de reacuteponse Mais qursquoon se figure ma sur-prise lorsqursquoau reflet de la flamme je vis mon oncle le nez bleu les oreilles violettes eacutetendu tout au large dans son fauteuil le vieux fusil de notre voisin entre les jambes et les souliers char-geacutes de neige

Le pauvre homme eacutetait alleacute agrave la chasse du corbeau laquo Oncle Zacharias mrsquoeacutecriai-je dormez-vous raquo Il entrrsquoouvrit les yeux et me fixant drsquoun regard assoupi

laquo Tobie dit-il je lrsquoai coucheacute en joue plus de vingt fois et toujours il disparaissait comme une ombre au moment ougrave jrsquoallais presser la deacutetente raquo

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Ayant dit ces mots il retomba dans une torpeur profonde Jrsquoavais beau le secouer il ne bougeait plus Alors saisi de crainte je courus chercher Hacircselnoss En levant le marteau de la porte mon cœur battait avec une force incroyable et quand le coup retentit au fond du vestibule mes genoux fleacutechirent La rue eacutetait deacuteserte quelques flocons de neige voltigeaient autour de moi je frissonnais Au troisiegraveme coup la fenecirctre du docteur srsquoouvrit et la tecircte de Hacircselnoss en bonnet de coton srsquoinclina au dehors

laquo Qui est lagrave fit-il drsquoune voix grecircle

mdash Monsieur le docteur venez vite chez maicirctre Zacharias il est bien malade

mdash Heacute fit Hacircselnoss le temps de passer un habit et jrsquoar-rive raquo

La fenecirctre se referma Jrsquoattendis encore un grand quart drsquoheure regardant la rue deacuteserte eacutecoutant crier les girouettes sur leurs aiguilles rouilleacutees et dans le lointain un chien de ferme aboyer agrave la lune Enfin des pas se firent entendre et lentement lentement quelqursquoun descendit lrsquoescalier On introduisit une clef dans la serrure et Hacircselnoss enveloppeacute dans une grande houppelande grise une petite lanterne en forme de bougeoir agrave la main parut sur le seuil

laquo Prr fit-il quel froid jrsquoai bien fait de mrsquoenvelopper

mdash Oui reacutepondis-je depuis vingt minutes je grelotte

mdash Je me suis deacutepecirccheacute pour ne pas te faire attendre raquo

Une minute apregraves nous entrions dans la chambre de mon oncle

laquo Heacute bonsoir maicirctre Zacharias dit le docteur Hacircselnoss le plus tranquillement du monde en soufflant sa lanterne comment vous portez-vous Il paraicirct que nous avons un petit rhume de cerveau raquo

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Agrave cette voix lrsquooncle Zacharias parut srsquoeacuteveiller

laquo Monsieur le docteur dit-il je vais vous raconter la chose depuis le commencement

mdash Crsquoest inutile fit Hacircselnoss en srsquoasseyant en face de lui sur un vieux bahut je sais cela mieux que vous je connais le principe et les conseacutequences la cause et les effets vous deacutetestez Hans et Hans vous deacutetestehellip Vous le poursuivez avec un fusil et Hans vient se percher sur votre fenecirctre pour se moquer de vous Heacute heacute heacute crsquoest tout simple le corbeau nrsquoaime pas le chant du rossignol et le rossignol ne peut souffrir le cri du cor-beau raquo

Ainsi parla Hacircselnoss en puisant une prise dans sa petite tabatiegravere puis il se croisa les jambes secoua les plis de son ja-bot et se mit agrave sourire en fixant maicirctre Zacharias de ses petits yeux malins

Mon oncle eacutetait eacutebahi

laquo Eacutecoutez reprit Hacircselnoss cela ne doit pas vous sur-prendre chaque jour on voit des faits semblables Les sympa-thies et les antipathies gouvernent notre pauvre monde Vous entrez dans une taverne dans une brasserie nrsquoimporte ougrave vous remarquez deux joueurs agrave table et sans les connaicirctre vous faites aussitocirct des vœux pour lrsquoun ou pour lrsquoautre Quelles raisons avez-vous de preacutefeacuterer lrsquoun agrave lrsquoautre Aucunehellip Heacute heacute heacute lagrave-dessus les savants bacirctissent des systegravemes agrave perte de vue au lieu de dire tout bonnement voici un chat voici une souris je fais des vœux pour la souris parce que nous sommes de la mecircme famille parce qursquoavant drsquoecirctre Hacircselnoss docteur en meacutedecine jrsquoai eacuteteacute rat eacutecureuil ou mulot et qursquoen conseacutequencehellip raquo

Mais il ne termina point sa phrase car au mecircme instant le chat de mon oncle eacutetant venu par hasard agrave passer pregraves de lui le docteur le saisit agrave la tignasse et le fit disparaicirctre dans sa grande

ndash 70 ndash

poche avec une rapiditeacute foudroyante Lrsquooncle Zacharias et moi nous nous regardacircmes tout stupeacutefaits

laquo Que voulez-vous faire de mon chat raquo dit enfin lrsquooncle

Mais Hacircselnoss au lieu de reacutepondre sourit drsquoun air con-traint et balbutia

laquo Maicirctre Zacharias je veux vous gueacuterir

mdash Rendez-moi drsquoabord mon chat

mdash Si vous me forcez agrave rendre ce chat dit Hacircselnoss je vous abandonne agrave votre triste sort vous nrsquoaurez plus une minute de repos vous ne pourrez plus eacutecrire une note et vous maigrirez de jour en jour

mdash Mais au nom du ciel reprit mon oncle qursquoest-ce qursquoil vous a donc fait ce pauvre animal

mdash Ce qursquoil mrsquoa fait reacutepondit le docteur dont les traits se contractegraverent ce qursquoil mrsquoa fait hellip Sachez que nous sommes en guerre depuis lrsquoorigine des siegravecles Sachez que ce chat reacutesume en lui la quintessence drsquoun chardon qui mrsquoa eacutetouffeacute quand jrsquoeacutetais violette drsquoun houx qui mrsquoa fait ombre quand jrsquoeacutetais buisson drsquoun brochet qui mrsquoa mangeacute quand jrsquoeacutetais carpe et drsquoun eacutepervier qui mrsquoa deacutevoreacute quand jrsquoeacutetais souris raquo

Je crus que Hacircselnoss perdait la tecircte mais lrsquooncle Tobie fermant les yeux reacutepondit apregraves un long silence

laquo Je vous comprends docteur Hacircselnoss je vous com-prendshellip vous pourriez bien nrsquoavoir pas tort hellip Gueacuterissez-moi et je vous donne mon chat raquo

Les yeux du docteur scintillegraverent

laquo Agrave la bonne heure srsquoeacutecria-t-il maintenant je vais vous gueacuterir raquo

ndash 71 ndash

Il tira de sa trousse un canif et prit sur lrsquoacirctre un petit mor-ceau de bois qursquoil fendit avec dexteacuteriteacute Mon oncle et moi nous le regardions faire Apregraves avoir fendu son morceau de bois il se mit agrave le creuser puis il deacutetacha de son portefeuille une petite laniegravere de parchemin fort mince et lrsquoayant ajusteacutee entre les deux lames de bois il lrsquoappliqua contre ses legravevres en souriant

La figure de mon oncle srsquoeacutepanouit

laquo Docteur Hacircselnoss srsquoeacutecria-t-il vous ecirctes un homme rare un homme vraiment supeacuterieur un hommehellip

mdash Je le sais interrompit Hacircselnoss je le saishellip Mais eacutetei-gnez la lumiegravere que pas un charbon ne brille dans lrsquoombre raquo

Et tandis que jrsquoexeacutecutais son ordre il ouvrit la fenecirctre tout au large La nuit eacutetait glaciale Au-dessus des toits apparaissait la lune calme et limpide Lrsquoeacuteclat eacuteblouissant de la neige et lrsquoobscuriteacute de la chambre formaient un contraste eacutetrange Je voyais lrsquoombre de mon oncle et celle de Hacircselnoss se deacutecouper sur le devant de la fenecirctre mille impressions confuses mrsquoagitaient agrave la fois Lrsquooncle Zacharias eacuteternua la main de Hacircselnoss srsquoeacutetendit avec impatience pour lui commander de se taire puis le silence devint solennel

Tout agrave coup un sifflement aigu traversa lrsquoespace laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Apregraves ce cri tout redevint silencieux Jrsquoenten-dais mon cœur galoper Au bout drsquoun instant le mecircme sifflement se fit entendre laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Je reconnus alors que crsquoeacutetait le docteur qui le produisait avec son appeau Cette re-marque me rendit un peu de courage et je fis attention aux moindres circonstances des choses qui se passaient autour de moi

Lrsquooncle Zacharias agrave demi-courbeacute regardait la lune Hacircselnoss se tenait immobile une main agrave la fenecirctre et lrsquoautre au sifflet

ndash 72 ndash

Il se passa bien deux ou trois minutes puis tout agrave coup le vol drsquoun oiseau fendit lrsquoair

laquo Oh raquo murmura mon oncle

laquo Chut raquo fit Hacircselnoss et le laquo pie-wicircte raquo se reacutepeacuteta plu-sieurs fois avec des modulations eacutetranges et preacutecipiteacutees Deux fois lrsquooiseau effleura les fenecirctres de son vol rapide inquiet Lrsquooncle Zacharias fit un geste pour prendre son fusil mais Hacircselnoss lui saisit le poignet en murmurant laquo Ecirctes-vous fou raquo Alors mon oncle se contint et le docteur redoubla ses coups de sifflet avec tant drsquoart imitant le cri de la pie-griegraveche prise au piegravege que Hans tourbillonnant agrave droite et agrave gauche fi-nit par entrer dans notre chambre attireacute sans doute par une cu-riositeacute singuliegravere qui lui troublait la cervelle Jrsquoentendis ses deux pattes tomber lourdement sur le plancher Lrsquooncle Zacharias je-ta un cri et srsquoeacutelanccedila sur lrsquooiseau qui srsquoeacutechappa de ses mains

laquo Maladroit raquo srsquoeacutecria Hacircselnoss en fermant la fenecirctre

Il eacutetait temps Hans planait aux poutres du plafond Apregraves avoir fait cinq ou six tours il se cogna contre une vitre avec tant de force qursquoil glissa tout eacutetourdi le long de la fenecirctre cherchant agrave srsquoaccrocher des ongles aux traverses Hacircselnoss alluma bien vite la chandelle et je vis alors le pauvre Hans entre les mains de mon oncle qui lui serrait le cou avec un enthousiasme freacuteneacute-tique en disant

laquo Ha ha ha je te tiens je te tiens raquo

Hacircselnoss lrsquoaccompagnait de ses eacuteclats de rire

laquo Heacute heacute heacute vous ecirctes content maicirctre Zacharias vous ecirctes content raquo

Jamais je nrsquoai vu de scegravene plus effrayante La figure de mon oncle eacutetait cramoisie Le pauvre corbeau allongeait les pattes battait des ailes comme un grand papillon de nuit et le frisson de la mort eacutebouriffait ses plumes

ndash 73 ndash

Ce spectacle me fit horreur je courus me cacher au fond de la chambre

Le premier moment drsquoindignation passeacute lrsquooncle Zacharias redevint lui-mecircme laquo Tobie srsquoeacutecria-t-il le diable a rendu ses comptes je lui pardonne Tiens-moi ce Hans devant les yeux Ah je me sens revivre Maintenant silence eacutecoutez raquo

Et maicirctre Zacharias le front inspireacute srsquoassit gravement au clavecin Moi jrsquoeacutetais en face de lui et je tenais le corbeau par le bec Derriegravere Hacircselnoss levait la chandelle et lrsquoon ne pouvait voir de tableau plus bizarre que ces trois figures Hans lrsquooncle Zacharias et Hacircselnoss sous les poutres hautes et vermoulues du plafond Je les vois encore eacuteclaireacutees par la lumiegravere tremblo-tante ainsi que nos vieux meubles dont les ombres vacillaient contre la muraille deacutecreacutepite

Aux premiers accords mon oncle parut se transformer ses grands yeux bleus brillegraverent drsquoenthousiasme il ne jouait pas de-vant nous mais dans une catheacutedrale devant une assembleacutee immense pour Dieu lui-mecircme

Quel chant sublime tour agrave tour sombre patheacutetique deacutechi-rant et reacutesigneacute puis tout agrave coup au milieu des sanglots lrsquoespeacuterance deacuteployant ses ailes drsquoor et drsquoazur Oh Dieu est-il possible de concevoir drsquoaussi grandes choses

Crsquoeacutetait un Requiem et durant une heure lrsquoinspiration nrsquoabandonna point une seconde lrsquooncle Zacharias

Hacircselnoss ne riait plus Insensiblement sa figure railleuse avait pris une expression indeacutefinissable Je crus qursquoil srsquoattendrissait mais bientocirct je le vis faire des mouvements ner-veux serrer le poing et je mrsquoaperccedilus que quelque chose se deacute-battait dans les basques de son habit

Quand mon oncle eacutepuiseacute par tant drsquoeacutemotions srsquoappuya le front au bord du clavecin le docteur tira de sa grande poche le chat qursquoil avait eacutetrangleacute

ndash 74 ndash

laquo Heacute heacute heacute fit-il bonsoir maicirctre Zacharias bonsoir Nous avons chacun notre gibier heacute heacute heacute vous avez fait un Requiem pour le corbeau Hans il srsquoagit maintenant de faire un Alleacuteluia pour votre chathellip Bonsoir hellip raquo

Mon oncle eacutetait tellement abattu qursquoil se contenta de sa-luer le docteur drsquoun mouvement de tecircte en me faisant signe de le reconduire

Or cette nuit mecircme mourut le grand-duc Yeacuteri Peacuteter deu-xiegraveme du nom et comme Hacircselnoss traversait la rue jrsquoentendis les cloches de la catheacutedrale se mettre lentement en branle En rentrant dans la chambre je vis lrsquooncle Zacharias debout

laquo Tobie me dit-il drsquoune voix grave va te coucher mon en-fant va te coucher je suis remis il faut que jrsquoeacutecrive tout cela cette nuit de crainte drsquooublier raquo

Je me hacirctai drsquoobeacuteir et je nrsquoai jamais mieux dormi

Le lendemain vers neuf heures je fus reacuteveilleacute par un grand tumulte Toute la ville eacutetait en lrsquoair on ne parlait que de la mort du grand-duc

Maicirctre Zacharias fut appeleacute au chacircteau On lui commanda le Requiem de Yeacuteri-Peacuteter II œuvre qui lui valut enfin la place de maicirctre de chapelle qursquoil ambitionnait depuis si longtemps Ce Requiem nrsquoeacutetait autre que celui de Hans Aussi lrsquooncle Zacha-rias devenu un grand personnage depuis qursquoil avait mille tha-lers agrave deacutepenser par an me disait souvent agrave lrsquooreille

laquo Heacute neveu si lrsquoon savait que crsquoest pour le corbeau que jrsquoai composeacute mon fameux Requiem nous pourrions encore aller jouer de la clarinette aux fecirctes de village Ah ah ah raquo et le gros ventre de mon oncle galopait drsquoaise

Ainsi vont les choses en ce monde

ndash 75 ndash

LE JUIF POLONAIS

PREMIEgraveRE PARTIE

LA VEILLE DE NOEumlL

Une salle drsquoauberge alsacienne Tables bancs fourneau de fonte grande horloge Portes et fenecirctres au fond sur la rue Porte agrave droite com-muniquant agrave lrsquointeacuterieur Porte de la cuisine agrave gauche Agrave cocircteacute de la porte un grand buffet de checircne Le soir une chandelle allumeacutee sur la table Catherine la femme du bourgmestre est assise agrave son rouet Le garde forestier Heinrich entre par le fond il est tout blanc de neige

I CATHERINE HEINRICH

HEINRICH frappant du pied ndash De la neige madame Ma-this toujours de la neige (Il pose son fusil derriegravere lrsquohorloge)

CATHERINE ndash Encore au village Heinrich

HEINRICH ndash Mon Dieu oui la veille de Noeumll il faut bien srsquoamuser un peu

CATHERINE ndash Vous savez que votre sac de farine est precirct au moulin

HEINRICH ndash Crsquoest bon crsquoest bon je ne suis pas presseacute Walter le chargera tout agrave lrsquoheure sur sa voiture

ndash 76 ndash

CATHERINE ndash Lrsquoanabaptiste est encore ici Je croyais lrsquoavoir vu partir depuis longtemps

HEINRICH ndash Non non Il est au Mouton-drsquoOr agrave vider bouteille Je viens de voir sa voiture devant lrsquoeacutepicier Harvig avec le sucre le cafeacute la cannelle tout couverts de neige Heacute heacute heacute hellip Crsquoest un bon vivanthellip Il aime le bon vin il a raison Nous partirons ensemble

CATHERINE ndash Vous nrsquoavez pas peur de verser

HEINRICH ndash Bah bah vous nous precircterez une lanterne Qursquoon mrsquoapporte seulement une chopine de vin blanc vous sa-vez de ce petit vin blanc de Huumlnevir (Il srsquoassied en riant)

CATHERINE appelant ndash Loiumls

LOIumlS de la cuisine ndash Madame

CATHERINE ndash Une chopine de Huumlnevir pour M Heinrich

LOIumlS de mecircme ndash Tout de suite

HEINRICH ndash Ce petit vin-lagrave reacutechauffe par un temps pareil il faut ccedila

CATHERINE ndash Oui mais prenez garde il est fort tout de mecircme

HEINRICH ndash Soyez tranquille tout ira bien Mais dites donc madame Mathis notre bourgmestre on ne le voit pashellip Est-ce qursquoil serait malade

CATHERINE ndash Il est parti pour Ribeauvilleacute il y a cinq jours

ndash 77 ndash

II

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS entrant ndash Voici la bouteille et un verre maicirctre Hein-rich

HEINRICH ndash Bon bon (Il verse) Ah le bourgmestre est agrave Ribeauvilleacute

CATHERINE ndash Oui nous lrsquoattendons pour ce soir mais al-lez donc compter sur les hommes quand ils sont dehors

HEINRICH ndash Il est bien sucircr alleacute chercher du vin

CATHERINE ndash Oui

HEINRICH ndash Heacute vous pouvez bien penser que votre cou-sin Bocircth ne lrsquoaura pas laisseacute repartir tout de suite Voilagrave quelque chose qui me conviendrait drsquoaller de temps en temps faire un tour dans les pays vignobles Jrsquoaimerais mieux ccedila que de courir les bois ndash Agrave votre santeacute madame Mathis

CATHERINE agrave Loiumls ndash Qursquoest-ce que tu eacutecoutes donc lagrave Loiumls Est-ce que tu nrsquoas rien agrave faire (Loiumls sort sans reacutepondre) Mets de lrsquohuile dans la petite lanterne Heinrich lrsquoemportera

III

LES PREacuteCEacuteDENTS moins LOIumlS

CATHERINE ndash Il faut que les servantes eacutecoutent tout ce qui se passe

HEINRICH ndash Je parie que le bourgmestre est alleacute chercher le vin de la noce

ndash 78 ndash

CATHERINE riant ndash Crsquoest bien possible

HEINRICH ndash Ouihellip tout agrave lrsquoheure encore au Mouton-drsquoOr on disait que Mlle Mathis et le mareacutechal des logis de gendarme-rie Christian allaient bientocirct se marier ensemble Ccedila mrsquoeacutetait dif-ficile agrave croire Christian est bien un brave et honnecircte homme et un bel homme aussi personne ne peut soutenir le contraire mais il nrsquoa que sa solde au lieu que Mlle Annette est le plus riche parti du village

CATHERINE ndash Vous croyez donc Heinrich qursquoil faut tou-jours regarder agrave lrsquoargent

HEINRICH ndash Non non au contraire Seulement je pense que le bourgmestrehellip

CATHERINE ndash Eh bien voilagrave ce qui vous trompe Mathis nrsquoa pas seulement demandeacute mdash Combien avez-vous ndash Il a dit tout de suite mdash Pourvu qursquoAnnette soit contente moi je con-sens

HEINRICH ndash Et mademoiselle Annette est contente

CATHERINE ndash Oui elle aime Christian Et comme nous ne voulons que le bonheur de notre enfant nous ne regardons pas agrave la richesse

HEINRICH ndash Si vous ecirctes tous contentshellip moi je suis con-tent aussi Je trouve que M Christian a de la chance et je vou-drais bien ecirctre agrave sa place

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS NICKEL

NICKEL entrant un sac de farine sur la tecircte ndash Votre sac de farine maicirctre Heinrich bien peseacute

ndash 79 ndash

HEINRICH ndash Crsquoest bon Nickel crsquoest bon mets-le dans un coin

CATHERINE allant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumls tu peux dresser la soupe de Nickel

HEINRICH se levant ndash Ah voyons si jrsquoai toutes mes af-faires (Il ouvre sa gibeciegravere) Voilagrave drsquoabord la farinehellip voici le tabac la cannelle le plomb de liegravevrehellip voici les deux livres de savonhellip Il me manque quelque chosehellip Ah le selhellip Jrsquoai oublieacute le sel sur le comptoir du pegravere Harvighellip Crsquoest ma femme qui aurait crieacute hellip (Il sort)

V

CATHERINE NICKEL puis HEINRICH

NICKEL ndash Vous saurez madame que la riviegravere est prise tellement que si lrsquoon arrecircte de moudre la glace viendra bientocirct jusque dans la vanne et que si lrsquoon continue il pourrait nous ar-river comme dans le temps ougrave la grande roue srsquoest casseacutee Le verglas tombe toujourshellip Je ne sais pas ce qursquoil faut faire

CATHERINE ndash Il faut attendre que Mathis soit venu Nous nrsquoavons plus beaucoup agrave moudre cette semaine

NICKEL ndash Non la grande presse de Noeumll est passeacuteehellip une vingtaine de sacs

CATHERINE ndash Eh bien tu peux souper Mathis ne tardera pas (Heinrich paraicirct au fond un paquet agrave ta main)

HEINRICH ndash Voilagrave mon affaire Jrsquoai tout maintenant (Il arrange le paquet dans sa gibeciegravere)

NICKEL ndash Alors je peux arrecircter le moulin madame Ma-this

ndash 80 ndash

CATHERINE ndash Oui tu souperas apregraves (Nickel sort par la porte de la cuisine Annette entre par la droite)

VI

CATHERINE HEINRICH ANNETTE

ANNETTE ndash Bonsoir monsieur Heinrich

HEINRICH se retournant ndash Heacute crsquoest vous mademoiselle Annette bonsoirhellip bonsoir hellip Nous parlions tout agrave lrsquoheure de vous

ANNETTE ndash De moi

HEINRICH ndash Mais oui mais ouihellip (Il pose sa gibeciegravere sur un banc puis drsquoun air drsquoadmiration) Oh oh comme vous voilagrave riante et gentiment habilleacuteehellip Crsquoest drocircle on dirait que vous allez agrave la noce

ANNETTE ndash Vous voulez rire monsieur Heinrich

HEINRICH ndash Non non je ne ris pas je dis ce que je pense vous le savez bien Ces bonnes joues rouges ce joli bonnet et cette petite robe bien faite avec ces petits souliers ne sont pas pour lrsquoagreacutement des yeux drsquoun vieux garde forestier comme moi Crsquoest pour un autre (il cligne de lrsquoœil) pour un autre que je con-nais bien heacute heacute heacute

ANNETTE ndash Oh peut-on dire hellip

HEINRICH ndash Oui oui on peut dire que vous ecirctes une jolie fille bien tourneacutee et riante et avenantehellip et que lrsquoautre grandhellip vous savez bien avec ses moustaches brunes et ses grosses bottes nrsquoest pas agrave plaindrehellip Nonhellip je ne le plains pas du tout (Walter entrsquorouvre la porte du fond et avance la tecircte Annette regarde)

ndash 81 ndash

VII

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER

WALTER riant ndash Heacute elle a tourneacute la tecirctehellip Ccedila nrsquoest pas luihellip ce nrsquoest pas lui (Il entre)

ANNETTE ndash Qui donc pegravere Walter

WALTER riant aux eacuteclats ndash Ha ha ha voyez-vous les filleshellip jusqursquoagrave la derniegravere minute elles ne veulent avoir lrsquoair de rien

ANNETTE drsquoun ton naiumlf ndash Moi je ne comprends pashellip je ne sais pas ce qursquoon veut dire

WALTER levant le doigt ndash Ah crsquoest comme ccedila Annettehellip Eh bien eacutecoute puisque tu te caches puisque tu ne veux rien dire et que tu me prends pour un vieux benecirct qui ne voit rien et qui ne sait rien ce sera moi Daniel Walter qui trsquoattacherai la jarretiegravere

HEINRICH ndash Non ce sera moi

CATHERINE riant ndash Vous ecirctes deux vieux fous

WALTER ndash Nous ne sommes pas si fous que nous en avons lrsquoair Je dis que jrsquoattacherai la jarretiegravere de la marieacutee et qursquoen at-tendant nous allons boire ensemble un bon coup en lrsquohonneur de Christian Nous allons voir maintenant si Annette aura le courage de refuser Je dis que si elle refuse elle nrsquoaime pas Christian

ANNETTE ndash Oh moi jrsquoaime le bon vin et quand on mrsquoen offre jrsquoen boishellip Voilagrave

TOUS riant ndash Ha ha ha maintenant tout est deacutecouvert

ndash 82 ndash

WALTER ndash Apportez la bouteille apportez que nous bu-vions avec Annette Ce sera pour la premiegravere fois mais je pense que ce ne sera pas la derniegravere et que nous trinquerons en-semble tous les baptecircmes

CATHERINE appelant ndash Loiumls hellip Loiumls hellip descends agrave la cavehellip Tu prendras une bouteille dans le petit caveau (Loiumls entre et deacutepose en passant une lanterne allumeacutee sur la table puis elle ressort)

WALTER ndash Qursquoest-ce que cette lanterne veut dire

HEINRICH ndash Crsquoest pour attacher agrave la voiture

ANNETTE riant ndash Vous partirez au clair de lune (Elle souffle la lanterne)

WALTER de mecircme ndash Ouihellip ouihellip au clair de lunehellip (Loiumls apporte une bouteille et des verres puis elle rentre dans la cui-sine Heinrich verse) Agrave la santeacute du mareacutechal des logis et de la gentille Annette (On trinque et lrsquoon boit)

HEINRICH deacuteposant son verre ndash Fameuxhellip fameuxhellip Crsquoest eacutegal de mon temps les choses ne se seraient pas passeacutees comme cela

CATHERINE ndash Quelles choses

HEINRICH ndash Le mariage (Il se legraveve se met en garde et frappant du pied) Il aurait fallu srsquoalignerhellip (Il se rassied) Oui si par malheur un eacutetranger eacutetait venu prendre la plus jolie fille du pays la plus gentille et la plus richehellip Mille tonnerres hellip Heinrich Schmitt aurait crieacute Halte halte nous allons voir ccedila

WALTER ndash Et moi jrsquoaurais empoigneacute ma fourche pour cou-rir dessus

HEINRICH ndash Oui mais les jeunes gens de ce temps nrsquoont plus de cœur ccedila ne pense qursquoagrave fumer et agrave boire Quelle misegravere Ce nrsquoest pas pour crier contre Christian non il faut le respecter

ndash 83 ndash

et lrsquohonorer mais je soutiens qursquoun pareil mariage est la honte des garccedilons du pays

ANNETTE ndash Et si je nrsquoen avais pas voulu drsquoautre moi

HEINRICH riant ndash Il aurait fallu marcher tout de mecircme

ANNETTE ndash Oui mais je me serais battue contre avec celui que jrsquoaurais voulu

HEINRICH ndash Ah si crsquoest comme ccedila je ne dis plus rien Plu-tocirct que de me battre contre Annette jrsquoaurais mieux aimeacute boire agrave la santeacute de Christian (On rit et lrsquoon trinque)

WALTER gravement ndash Eacutecoute Annette je veux te faire un plaisir

ANNETTE ndash Quoi donc pegravere Walter

WALTER ndash Comme jrsquoentrais tout agrave lrsquoheure jrsquoai vu le mareacute-chal des logis qui revenait avec deux gendarmes Il est en train drsquoocircter ses grosses bottes jrsquoen suis sucircr et dans un quart drsquoheurehellip

ANNETTE ndash Eacutecoutez

CATHERINE ndash Crsquoest le vent qui se legraveve Pourvu maintenant que Mathis ne soit pas en route

ANNETTE ndash Nonhellip nonhellip crsquoest lui hellip (Christian paraicirct au fond)

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CHRISTIAN

TOUS riant ndash Crsquoest lui hellip crsquoest lui

ndash 84 ndash

CHRISTIAN secouant son chapeau et frappant des pieds ndash Quel temps Bonsoir madame Mathis bonsoir mademoiselle Annette (Il lui serre la main)

WALTER ndash Elle ne srsquoeacutetait pas trompeacutee

CHRISTIAN eacutetonneacute regardant les autres rire ndash Eh bien qursquoy a-t-il donc de nouveau

HEINRICH ndash Heacute mareacutechal des logis nous rions parce que mademoiselle Annette a crieacute drsquoavance Crsquoest lui

CHRISTIAN ndash Tant mieux ccedila prouve qursquoelle pensait agrave moi

WALTER ndash Je crois bien elle tournait la tecircte chaque fois qursquoon ouvrait la porte

CHRISTIAN ndash Est-ce que crsquoest vrai mademoiselle Annette

ANNETTE ndash Oui crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Agrave la bonne heure voilagrave ce qui srsquoappelle par-ler Je suis bien heureux de lrsquoentendre dire agrave mademoiselle An-nette (Il suspend son chapeau au mur et deacutepose son eacutepeacutee dans un coin) Ccedila me reacutechauffe et jrsquoen ai besoin

CATHERINE ndash Vous arrivez du dehors monsieur Chris-tian

CHRISTIAN ndash Du Hocircwald madame Mathis du Hocircwald Quelle neige Jrsquoen ai bien vu dans lrsquoAuvergne et dans les Pyreacute-neacutees mais je nrsquoavais jamais rien vu de pareil (Il srsquoassied et se chauffe les mains au poecircle en grelottant Annette qui srsquoest deacute-pecirccheacutee de sortir revient de la cuisine avec une cruche de vin qursquoelle pose sur le poecircle)

ANNETTE ndash Il faut laisser chauffer le vin cela vaudra mieux

ndash 85 ndash

WALTER riant agrave Heinrich ndash Comme elle prend soin de lui Ce nrsquoest pas pour nous autres qursquoelle aurait eacuteteacute chercher du sucre et de la cannelle

CHRISTIAN ndash Heacute vous ne passez pas non plus vos jour-neacutees dans la neige vous nrsquoavez pas besoin qursquoon vous reacute-chauffe

WALTER riant ndash Oui la chaleur ne nous manque pas en-core Dieu merci Nous ne grelottons pas comme ce mareacutechal des logis Crsquoest tout de mecircme triste de voir un mareacutechal des lo-gis qui grelotte aupregraves drsquoune jolie fille qui lui donne du sucre et de la cannelle

ANNETTE ndash Taisez-vous pegravere Walter vous devriez ecirctre honteux de penser des choses pareilles

CHRISTIAN souriant ndash Deacutefendez-moi mademoiselle An-nette ne me laissez pas abicircmer par ce pegravere Walter qui se moque bien de la neige et du vent au coin drsquoun bon feu Srsquoil avait passeacute cinq heures dehors comme moi je voudrais voir la mine qursquoil aurait

CATHERINE ndash Vous avez passeacute cinq heures dans le Hocircwald Christian Mon Dieu crsquoest pourtant un service ter-rible cela

CHRISTIAN ndash Que voulez-vous hellip Sur les deux heures on est venu nous preacutevenir que les contrebandiers du Banc de la Roche passeraient la riviegravere agrave la nuit tombante avec du tabac et de la poudre de chasse il a fallu monter agrave cheval

HEINRICH ndash Et les contrebandiers sont venus

CHRISTIAN ndash Non les gueux Ils avaient reccedilu lrsquoeacuteveil ils ont passeacute ailleurs Encore maintenant je ne me sens plus agrave force drsquoavoir lrsquoongleacutee (Annette verse du vin dans un verre et le lui preacutesente)

ANNETTE ndash Tenez monsieur Christian reacutechauffez-vous

ndash 86 ndash

CHRISTIAN ndash Merci mademoiselle Annette (Il boit) Cela me fait du bien

WALTER ndash Il nrsquoest pas difficile le mareacutechal des logis

CATHERINE ndash Annette apporte la carafe il nrsquoy a plus drsquoeau dans mon mouilloir (Annette va chercher la carafe sur le buffet agrave gauche ndash Agrave Christian) Crsquoest eacutegal Christian vous avez encore de la chance eacutecoutez quel vent dehors

CHRISTIAN ndash Oui il se levait au moment ougrave nous avons fait la rencontre du docteur Frantz (Il rit) Figurez-vous que ce vieux fou revenait du Schneacuteeberg avec une grosse pierre qursquoil eacutetait alleacute deacuteterrer dans les ruines le vent soufflait et lrsquoenterrait presque dans la neige avec son traicircneau

CATHERINE agrave Annette qui verse de lrsquoeau dans son mouil-loir ndash Crsquoest bonhellip merci (Annette va remettre la carafe sur le buffet puis elle prend sa corbeille agrave ouvrage et srsquoassied agrave cocircteacute de Catherine)

HEINRICH riant ndash On peut bien dire que tous ces savants sont des fous Combien de fois nrsquoai-je pas vu le vieux docteur se deacutetourner drsquoune et mecircme de deux lieues pour aller regarder des pierres toutes couvertes de mousse et qui ne sont bonnes agrave rien Est-ce qursquoil ne faut pas avoir la cervelle agrave lrsquoenvers

WALTER ndash Oui crsquoest un original il aime toutes les choses du temps passeacute les vieilles coutumes et les vieilles pierres mais ccedila ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre le meilleur meacutedecin du pays

CHRISTIAN bourrant sa pipe ndash Sans doutehellip sans doute

CATHERINE ndash Quel vent Jrsquoespegravere bien que Mathis aura le bon sens de srsquoarrecircter quelque part (Srsquoadressant agrave Walter et agrave Heinrich) Je vous disais bien de partirhellip Vous seriez tranquilles chez vous

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette est cause de tout elle ne devait pas souffler la lanterne

ndash 87 ndash

ANNETTE ndash Oh vous eacutetiez bien contents de rester

WALTER ndash Crsquoest eacutegal madame Mathis a raison nous au-rions mieux fait de partir

CHRISTIAN ndash Vous avez de rudes hivers par ici

WALTER ndash Oh pas tous les ans mareacutechal des logis de-puis quinze ans nous nrsquoen avons pas eu de pareil

HEINRICH ndash Non depuis lrsquohiver du Polonais je ne me rap-pelle pas avoir vu tant de neige Mais cette anneacutee-lagrave le Schneacutee-berg eacutetait deacutejagrave blanc les premiers jours de novembre et le froid dura jusqursquoagrave la fin de mars Agrave la deacutebacirccle toutes les riviegraveres eacutetaient deacutebordeacutees on ne voyait que des souris des taupes et des mulots noyeacutes dans les champs

CHRISTIAN ndash Et crsquoest agrave cause de cela qursquoon lrsquoappelle lrsquohiver du Polonais

WALTER ndash Non crsquoest pour autre chose une chose terrible et que les gens du pays se rappelleront toujours Madame Ma-this srsquoen souvient aussi pour sucircr

CATHERINE ndash Vous pensez bien Walter elle a fait assez de bruit dans le temps cette affaire

HEINRICH ndash Crsquoest lagrave mareacutechal des logis que vous auriez pu gagner la croix

CHRISTIAN ndash Mais qursquoest-ce que crsquoest donc (Coup de vent dehors)

ANNETTE ndash Le vent augmente

CATHERINE ndash Oui mon enfant pourvu que ton pegravere ne soit pas sur la route

WALTER agrave Christian ndash Je puis vous raconter la chose de-puis le commencement jusqursquoagrave la fin car je lrsquoai vue moi-mecircme Tenez il y a juste aujourdrsquohui quinze ans que jrsquoeacutetais agrave cette

ndash 88 ndash

mecircme table avec Mathis qui venait drsquoacheter son moulin depuis cinq ou six mois Diederich Omacht Johann Rœber qursquoon ap-pelait le petit sabotier et plusieurs autres qui dorment mainte-nant derriegravere le grand if sur la cocircte Nous irons tous lagrave tocirct ou tard bienheureux ceux qui nrsquoont rien sur la conscience (En ce moment Christian se baisse prend une braise dans le creux de sa main et allume sa pipe puis il srsquoaccoude au bord de la table) Nous eacutetions donc en train de jouer aux cartes et dans la salle se trouvait encore beaucoup de monde lorsque sur le coup de dix heures la sonnette drsquoun traicircneau srsquoarrecircte devant la porte et presque aussitocirct un Polonais entre un juif polonais un homme de quarante-cinq agrave cinquante ans solide bien bacircti Je crois encore le voir entrer avec son manteau vert garni de four-rures son bonnet de peau de martre sa grosse barbe brune et ses grandes bottes rembourreacutees de peau de liegravevre Crsquoeacutetait un marchand de graines Il dit en entrant laquo Que la paix soit avec vous raquo Tout le monde tournait la tecircte et pensait laquo Drsquoougrave vient celui-lagrave hellip Qursquoest-ce qursquoil veut raquo parce que les juifs polo-nais qui vendent de la semence nrsquoarrivent dans le pays qursquoau mois de feacutevrier Mathis lui de-mande laquo Qursquoy a-t-il pour votre service raquo Mais lui sans reacute-pondre commence par ouvrir son manteau et par deacuteboucler une grosse ceinture qursquoil avait aux reins Il pose sur la table cette ceinture ougrave lrsquoon entendait sonner de lrsquoor et dit laquo La neige est profonde le chemin difficilehellip allez mettre mon cheval agrave lrsquoeacutecurie dans une heure je repartirai raquo Ensuite il prend une bouteille de vin sans parler agrave personne comme un homme

ndash 89 ndash

triste et qui pense agrave ses affaires Agrave onze heures le wachtmann Yeacuteri entre tout le monde srsquoen va le Polonais reste seul (Grand coup de vent au dehors avec un bruit de vitres qui se brisent)

CATHERINE ndash Mon Dieu qursquoest-ce qui vient drsquoarriver

HEINRICH ndash Ce nrsquoest rien madame Mathis crsquoest un car-reau qui se brise on aura sans doute laisseacute une fenecirctre ouverte

CATHERINE se levant ndash Il faut que jrsquoaille voir (Elle sort)

ANNETTE criant ndash Tu ne sortiras pashellip

CATHERINE de la cuisine ndash Sois donc tranquille je reviens tout de suite

IX

Les preacuteceacutedents moins CATHERINE

CHRISTIAN ndash Je ne vois pas encore comment jrsquoaurais pu gagner la croix pegravere Walter

WALTER ndash Oui monsieur Christian mais attendez le len-demain on trouva le cheval du Polonais sous le grand pont de Weacutechem et cent pas plus loin dans le ruisseau le manteau vert et le bonnet plein de sang Quant agrave lrsquohomme on nrsquoa jamais pu savoir ce qursquoil est devenu

HEINRICH ndash Tout ccedila crsquoest la pure veacuteriteacute La gendarmerie de Rothau arriva le lendemain malgreacute la neige et crsquoest mecircme depuis ce temps qursquoon laisse ici la brigade

CHRISTIAN ndash Et lrsquoon nrsquoa pas fait drsquoenquecircte

HEINRICH ndash Une enquecircte je crois bienhellip Crsquoest lrsquoancien mareacutechal des logis Kelz qui srsquoest donneacute de la peine pour cette

ndash 90 ndash

affaire En a-t-il fait des courses reacuteuni des teacutemoins eacutecrit des procegraves-verbaux Sans parler du juge de paix Beacuteneacutedum du pro-cureur Richter et du vieux meacutedecin Hornus qui sont venus voir le manteau le bacircton et le bonnet

CHRISTIAN ndash Mais on devait avoir des soupccedilons sur quelqursquoun

HEINRICH ndash Ccedila va sans dire les soupccedilons ne manquent jamais mais il faut des preuves Dans ce temps-lagrave voyez-vous les deux fregraveres Kasper et Yokel Hierthegraves qui demeurent au bout du village avaient un vieil ours les oreilles et le nez tout deacutechi-reacutes avec un acircne et trois gros chiens qursquoils menaient aux foires pour livrer bataille Ccedila leur rapportait beaucoup drsquoargent ils buvaient de lrsquoeau-de-vie tant qursquoils en voulaient Justement quand le Polonais disparut ils eacutetaient agrave Weacutechem et le bruit courut alors qursquoils lrsquoavaient fait deacutevorer par leurs becirctes et qursquoon ne pouvait plus retrouver que son bonnet et son manteau parce que lrsquoours et les chiens avaient eu assez du reste Naturellement

ndash 91 ndash

on mit la main sur ces gueux ils passegraverent quinze mois dans les cachots mais finalement on ne put rien prouver contre les Hierthegraves et malgreacute tout il fallut les relacirccher Leur acircne leur ours et leurs chiens eacutetaient morts Ils se mirent donc agrave eacutetamer des casseroles et M Mathis leur loua sa baraque du coin des Cheneviegraveres Ils vivent lagrave-dedans et ne payent jamais un liard pour le loyer

WALTER ndash Mathis est trop bon pour ces bandits Depuis longtemps il aurait ducirc les balayer

CHRISTIAN ndash Ce que vous me racontez lagrave mrsquoeacutetonne je nrsquoen avais jamais entendu dire un mot

HEINRICH ndash Il faut une occasionhellip Jrsquoaurais cru que vous saviez cela mieux que nous

CHRISTIAN ndash Non crsquoest la premiegravere nouvelle (Catherine rentre)

X

Les preacuteceacutedents CATHERINE

CATHERINE ndash Jrsquoeacutetais sucircre que Loiumls avait laisseacute la fenecirctre de la cuisine ouverte On a beau lui dire de fermer les fenecirctres cette fille nrsquoeacutecoute rien Maintenant tous les carreaux sont cas-seacutes

WALTER ndash Heacute madame Mathis cette fille est jeune agrave son acircge on a toutes sortes de choses en tecircte

CATHERINE se rasseyant ndash Fritz est dehors Christian il veut vous parler

Christian ndash Fritz le gendarme

ndash 92 ndash

CATHERINE ndash Oui je lui ai dit drsquoentrer mais il nrsquoa pas vou-lu Crsquoest pour une affaire de service

CHRISTIAN ndash Ah bon je sais ce que crsquoest (Il se legraveve prend son chapeau et se dirige vers la porte)

ANNETTE ndash Vous reviendrez Christian

CHRISTIAN sur la porte ndash Ouihellip dans un instant (Il sort)

XI

Les preacuteceacutedents moins CHRISTIAN

WALTER ndash Voilagrave ce qursquoon peut appeler un brave homme un homme doux mais qui ne plaisante pas avec les gueux

HEINRICH ndash Oui M Mathis a de la chance de trouver un pareil gendre depuis que je le connais tout lui reacuteussit Drsquoabord il achegravete cette auberge ougrave Georges Houcircte srsquoeacutetait ruineacute Chacun pensait qursquoil ne pourrait jamais la payer et voilagrave que toutes les bonnes pratiques arrivent il entasse il entassehellip il payehellip il achegravete le grand preacute de la Bruche la cheneviegravere du fond des Houx les douze arpents de la Finckmath la scierie des Trois-Checircneshellip Ensuite son moulin ensuite son magasin de planches Mademoiselle Annette grandithellip il place de lrsquoargent sur bonne hypothegravequehellip on le nomme bourgmestrehellip Il ne lui manquait plus qursquoun gendre un honnecircte homme rangeacute soigneux qui ne jette pas lrsquoargent par les fenecirctres qui plaise agrave sa fille et que cha-cun respectehellip Eh bien Christian Becircme se preacutesente un homme solide sur lequel on ne peut dire que du bien ndash Que voulez-vous M Mathis est venu au monde sous une bonne eacutetoile Pendant que les autres suent sang et eau pour reacuteunir les deux bouts agrave la fin de lrsquoanneacutee lui nrsquoa jamais fini de srsquoenrichir de srsquoarrondir et de prospeacuterer ndash Est-ce vrai madame Mathis

ndash 93 ndash

CATHERINE ndash Nous ne nous plaignons pas Heinrich au contraire

HEINRICH ndash Oui et le plus beau de tout crsquoest que vous le meacuteritez personne ne vous porte envie chacun pense ndash Ce sont de braves gens ils ont gagneacute leurs biens par le travail ndash Et tout le monde est content pour mademoiselle Annette

WALTER ndash Oui crsquoest un beau mariage

CATHERINE eacutecoutant ndash Voilagrave Christian qui revient

ANNETTE ndash Oui jrsquoentends les eacuteperons sur lrsquoescalier (La porte srsquoouvre et Mathis paraicirct enveloppeacute drsquoun grand manteau tout blanc de neige coiffeacute drsquoun bonnet de peau de loutre une grosse cravache agrave la main les eacuteperons aux talons)

XII

Les preacuteceacutedents MATHIS

MATHIS drsquoun accent joyeux ndash Heacute heacute heacute crsquoest moihellip crsquoest moi hellip

CATHERINE se levant ndash Mathis

HEINRICH ndash Le bourgmestre

ANNETTE courant lrsquoembrasser ndash Te voilagrave

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Dieu merci Avons-nous de la neigehellip en avons-nous Jrsquoai laisseacute la voiture agrave Bichem avec Jo-hann il lrsquoamegravenera demain

CATHERINE elle arrive lrsquoembrasser et le deacutebarrasse de son manteau ndash Donne-moi ccedilahellip Tu nous fais joliment plaisir va de rentrer ce soir Quelles inquieacutetudes nous avions

ndash 94 ndash

MATHIS ndash Je pensais bien Catherine crsquoest pour ccedila que je suis revenu (Regardant autour de la salle) Heacute heacute heacute le pegravere Walter et Heinrich Vous allez avoir un beau temps pour retourner chez vous

CATHERINE appelant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumlshellip Loiumlshellip apporte les gros souliers de M Mathis Dis agrave Nickel de mettre le cheval agrave lrsquoeacutecurie

LOIumlS sur la porte ndash Oui madame tout de suite (Elle re-garde un instant en riant puis disparaicirct)

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette veut que nous partions au clair de lune

MATHIS de mecircme ndash Ha ha ha hellip Ouihellip ouihellip il est beau le clair de lune

ANNETTE lui retirant ses moufles ndash Nous pensions que le cousin Bocircth ne trsquoavait pas laisseacute partir

MATHIS ndash Heacute mes affaires eacutetaient deacutejagrave finies hier matin je voulais partir mais Bocircth mrsquoa retenu pour voir la comeacutedie

ANNETTE ndash Hanswurst4 est agrave Ribeauvilleacute

MATHIS ndash Ce nrsquoest pas Hanswurst crsquoest un Parisien qui fait des tours de physiquehellip Il endort les gens

ANNETTE ndash Il endort les gens

MATHIS ndash Oui

CATHERINE ndash Il leur fait bien sucircr boire quelque chose Ma-this

4 Polichinelle allemand

ndash 95 ndash

MATHIS ndash Non il les regarde en faisant des signeshellip et ils srsquoendorment Crsquoest une chose eacutetonnante si je ne lrsquoavais pas vu je ne pourrais pas le croire

HEINRICH ndash Ah le brigadier Stenger mrsquoa parleacute de ccedila lrsquoautre jour il a vu la mecircme chose agrave Saverne Ce Parisien endort les gens et quand ils dorment il leur fait faire tout ce qursquoil veut

MATHIS srsquoasseyant et commenccedilant agrave tirer ses bottes ndash Justement (Agrave sa fille) Annette

ANNETTE ndash Quoi mon pegravere

MATHIS ndash Regarde un peu dans la grande poche de la houppelande

WALTER ndash Les gens deviennent trop malinshellip le monde fi-nira bientocirct (Loiumls entre avec les souliers du bourgmestre)

XIII

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS ndash Voici vos souliers monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Ah bonhellip bonhellip Tiens Loiumls emporte les bottes tu deacuteferas les eacuteperons et tu les pendras dans lrsquoeacutecurie avec le harnais

LOIumlS ndash Oui monsieur le bourgmestre (Elle sort Annette qui vient de tirer une boicircte de la poche du manteau srsquoapproche de son pegravere)

ANNETTE ndash Qursquoest-ce que crsquoest

ndash 96 ndash

MATHIS mettant ses souliers ndash Ouvre donc la boicircte (Elle ouvre la boicircte et en tire une toque alsacienne agrave paillettes drsquoor et drsquoargent)

ANNETTE ndash Oh mon Dieu est-ce possible

MATHIS ndash Eh bienhellip eh bienhellip qursquoest-ce que tu penses de ccedila

ANNETTE ndash Oh crsquoest pour moi

MATHIS ndash Heacute pour qui donc Ce nrsquoest pas pour Loiumls je pense (Tout le monde srsquoapproche pour voir Annette met la toque et se regarde dans la glace)

HEINRICH ndash Ccedila crsquoest tout ce qursquoon peut voir de plus beau mademoiselle Annette

WALTER ndash Et ccedila te va comme fait expregraves

ANNETTE ndash Oh mon Dieu qursquoest-ce que pensera Chris-tian en me voyant

MATHIS ndash Il pensera que tu es la plus jolie fille du pays (Annette vient lrsquoembrasser)

MATHIS ndash Crsquoest mon cadeau de noce Annette le jour de ton mariage tu mettras ce bonnet et tu le conserveras toujours Plus tard dans quinze ou vingt ans drsquoici tu te rappelleras que crsquoest ton pegravere qui te lrsquoa donneacute

ANNETTE attendrie ndash Oui mon pegravere

MATHIS ndash Tout ce que je demande crsquoest que tu sois heu-reuse avec Christian Et maintenant qursquoon mrsquoapporte un mor-ceau et une bouteille de vin (Catherine entre dans la cuisine ndash Agrave Walter et agrave Heinrich) Vous prendrez bien un verre de vin avec moi

HEINRICH ndash Avec plaisir monsieur le bourgmestre

ndash 97 ndash

WALTER riant ndash Oui pour toi nous ferons bien encore ce petit effort (Catherine apporte un jambon de la cuisine elle est suivie par Loiumls qui tient le verre et la bouteille)

CATHERINE riant ndash Et moi Mathis tu ne mrsquoas rien appor-teacute Voyez les hommeshellip Dans le temps quand il voulait mrsquoavoir il arrivait toujours les mains pleines de rubans mais agrave cette heurehellip

MATHIS drsquoun ton joyeux ndash Allons Catherine tais-toi Je voulais te faire des surprises et maintenant il faut que je ra-conte drsquoavance que le chacircle le bonnet et le reste sont dans ma grande caisse sur la voiture

CATHERINE ndash Ah si le reste est sur la voiture crsquoest bon je ne dis plus rien (Elle srsquoassied et file Loiumls met la nappe place lrsquoassiette la bouteille le verre Mathis srsquoassied agrave table et com-mence agrave manger de bon appeacutetit Walter et Heinrich boivent Loiumls sort)

MATHIS ndash Le froid vous ouvre joliment lrsquoappeacutetit ndash Agrave votre santeacute

WALTER ndash Agrave la tienne Mathis

HEINRICH ndash Agrave la vocirctre monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Christian nrsquoest pas venu ce soir

ANNETTE ndash Si mon pegravere On est venu le chercher il va re-venir

MATHIS ndash Ah bon bon

CATHERINE ndash Il est arriveacute tard agrave cause drsquoune faction der-riegravere le Hocircwald pour attendre des contrebandiers

MATHIS mangeant ndash Crsquoest pourtant une diable de chose drsquoaller faire faction par un temps pareil Du cocircteacute de la riviegravere jrsquoai trouveacute cinq pieds de neige

ndash 98 ndash

WALTER ndash Oui nous avons causeacute de ccedila nous disions au mareacutechal des logis que depuis lrsquohiver du Polonais on nrsquoavait rien vu de pareil (Mathis qui levait son verre le repose sans boire)

MATHIS ndash Ah vous avez parleacute de ccedila

HEINRICH ndash Cette anneacutee-lagrave vous devez bien vous en sou-venir monsieur Mathis tout le vallon au-dessous du grand pont eacutetait combleacute de neige Le cheval du Polonais sous le pont pou-vait agrave peine sortir la tecircte et Kelz vint chercher main-forte agrave la maison forestiegravere

MATHIS drsquoun ton drsquoindiffeacuterence ndash Heacute crsquoest bien pos-siblehellip Mais tout ccedila voyez-vous ce sont de vieilles histoires crsquoest comme les contes de ma grandrsquomegraverehellip on nrsquoy pense plus

WALTER ndash Crsquoest pourtant bien eacutetonnant qursquoon nrsquoait jamais pu deacutecouvrir ceux qui ont fait le coup

MATHIS ndash Crsquoeacutetaient des malinshellip On ne saura jamais rien (Il boit En ce moment le tintement drsquoune sonnette se fait en-tendre dans la rue puis le trot drsquoun cheval srsquoarrecircte devant lrsquoauberge Tout le monde se retourne La porte du fond srsquoouvre un juif polonais paraicirct sur le seuil Il est vecirctu drsquoun manteau vert bordeacute de fourrure et coiffeacute drsquoun bonnet de peau de martre De grosses bottes fourreacutees lui montent jusqursquoaux genoux Il re-garde dans la salle drsquoun œil sombre Profond silence)

XIV

LES PREacuteCEacuteDENTS LE POLONAIS puis CHRISTIAN

LE POLONAIS entrant ndash Que la paix soit avec vous

ndash 99 ndash

CATHERINE se levant ndash Qursquoy a-t-il pour votre service monsieur

LE POLONAIS ndash La neige est profondehellip le chemin diffi-cilehellip Qursquoon mette mon cheval agrave lrsquoeacutecuriehellip Je repartirai dans une heurehellip (Il ouvre son manteau deacuteboucle sa ceinture et la jette sur la table Mathis se legraveve les deux mains appuyeacutees aux bras de son fauteuil le Polonais le regarde il chancelle eacutetend les bras et tombe en poussant un cri terrible Tumulte)

CATHERINE se preacutecipitant ndash Mathis hellip Mathis hellip

ANNETTE de mecircme ndash Mon pegravere (Walter et Heinrich re-legravevent Mathis Christian paraicirct au fond)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Qursquoest-ce qursquoil y a

HEINRICH ocirctant la cravate de Mathis avec preacutecipitation ndash Le meacutedecinhellip courez chercher le meacutedecin

ndash 100 ndash

DEUXIEgraveME PARTIE

LA SONNETTE

La chambre agrave coucher de Mathis Porte agrave gauche ouvrant sur la salle drsquoauberge Escalier agrave droite Fenecirctres au fond sur la rue Secreacutetaire en vieux checircne agrave ferrures luisantes entre les fenecirctres Lit agrave baldaquin grande armoire tables chaises Poecircle de faiumlence au milieu de la chambre Mathis est assis dans un fauteuil agrave cocircteacute du poecircle Catherine en costume des dimanches et le docteur Frantz en habit carreacute gilet rouge culotte courte bottes montantes et grand feutre noir agrave lrsquoalsacienne sont debout pregraves de lui

I

MATHIS CATHERINE le docteur FRANTZ

LE DOCTEUR ndash Vous allez mieux monsieur le bourg-mestre

MATHIS ndash Je vais tregraves bien

LE DOCTEUR ndash Vous ne sentez plus vos maux de tecircte

MATHIS ndash Non

LE DOCTEUR ndash Ni vos bourdonnements drsquooreilles

MATHIS ndash Quand je vous dis que tout va bienhellip que je suis comme tous les jourshellip crsquoest assez clair je pense

CATHERINE ndash Depuis longtemps il avait de mauvais recircveshellip il parlaithellip il se levait pour boire de lrsquoeau fraicircche

ndash 101 ndash

MATHIS ndash Tout le monde peut avoir soif la nuit

LE DOCTEUR ndash Sans doutehellip mais il faut vous meacutenager Vous buvez trop de vin blanc monsieur le bourgmestre le vin blanc donne la goutte et vous cause souvent des attaques dans la nuque deux nobles maladies mais fort dangereuses Nos an-ciens landgraves margraves et rhingraves seigneurs du Sund-gau du Brisgau de la haute et de la basse Alsace mouraient presque tous de la goutte remonteacutee ou drsquoune attaque fou-droyante Maintenant ces nobles maladies tombent sur les bourgmestres les notaires les gros bourgeois Crsquoest honorablehellip tregraves honorablehellip mais funeste Votre accident drsquoavant-hier soir vient de lagravehellip Vous aviez trop bu de rikewir chez votre cousin Bocircth et puis le grand froid vous a saisi parce que tout le sang eacutetait agrave la tecircte

MATHIS ndash Jrsquoavais froid aux pieds crsquoest vrai mais il ne faut pas aller chercher si loin le juif polonais est cause de tout

LE DOCTEUR ndash Comment

MATHIS ndash Oui dans le temps jrsquoai vu le manteau du pauvre diable que le mareacutechal des logis le vieux Kelz rapportait avec le bonnet cette vue mrsquoavait bouleverseacute parce que la veille le juif eacutetait entreacute chez nous Depuis je nrsquoy pensais plus quand avant-hier soir le marchand de graines entre et dit les mecircmes paroles que lrsquoautrehellip Ccedila mrsquoa produit lrsquoeffet drsquoun revenant Je sais bien qursquoil nrsquoy a pas de revenants et que les morts sont bien morts mais que voulez-vous on ne pense pas toujours agrave tout (Se tournant vers Catherine) Tu as fait preacutevenir le notaire

CATHERINE ndash Ouihellip sois donc tranquille

MATHIS ndash Je suis bien tranquille mais il faut que ce ma-riage se fasse le plus tocirct possible Quand on voit qursquoun homme bien portant sain de corps et drsquoesprit peut avoir des attaques pareilles on doit tout reacutegler drsquoavance et ne rien remettre au len-demain Ce qui mrsquoest arriveacute avant-hier peut encore mrsquoarriver ce

ndash 102 ndash

soir je peux rester sur le coup et je nrsquoaurais pas vu mes enfants heureuxhellip Voilagrave ndash Et maintenant laissez-moi tranquille avec toutes vos explications Que ce soit du vin blanc du froid ou du Polonais que le coup de sang mrsquoait attrapeacute cela revient au mecircme Jrsquoai lrsquoesprit aussi clair que le premier venu le reste ne signifie rien

LE DOCTEUR ndash Mais peut-ecirctre serait-il bon monsieur le bourgmestre de remettre la signature de ce contrat agrave plus tard vous concevezhellip lrsquoagitation des affaires drsquointeacuterecircthellip

MATHIS levant les mains drsquoun air drsquoimpatience ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip que chacun srsquooccupe donc de ses affaires Avec tous vos si vos parce que on ne sait plus ougrave tourner la tecircte Que les meacutedecins fassent de la meacutedecine et qursquoils laissent les autres faire ce qursquoils veulent Vous mrsquoavez saigneacutehellip bon Je suis gueacuterihellip tant mieux Qursquoon appelle le notaire qursquoon preacute-vienne les teacutemoins et que tout finisse

LE DOCTEUR bas agrave Catherine ndash Ses nerfs sont encore aga-ceacutes le meilleur est de faire ce qursquoil veut (Walter et Heinrich entrent par la gauche en habits des dimanches)

II

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH

WALTER ndash Eh bienhellip eh bienhellip on nous dit que tu vas mieux

MATHIS se retournant ndash Heacute crsquoest voushellip Agrave la bonne heure je suis content de vous voir (Il leur serre la main)

WALTER souriant ndash Te voilagrave donc tout agrave fait remis mon pauvre Mathis

ndash 103 ndash

MATHIS riant ndash Heacute oui tout est passeacute Quelle drocircle de chose pourtant Crsquoest Heinrich avec sa vieille histoire de juif qui mrsquoa valu ccedila Ha ha ha

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qui pouvait preacutevoir une chose pa-reille

MATHIS ndash Crsquoest clair Et cet autre qui entre aussitocirct Quel hasard quel hasard Est-ce qursquoon nrsquoaurait pas dit qursquoil arrivait expregraves

WALTER ndash Ma foi monsieur le docteur vous le croirez si vous voulez mais agrave moi-mecircme en voyant entrer ce Polonais les cheveux mrsquoen dressaient sur la tecircte

CATHERINE ndash Pour des hommes de bon sens peut-on avoir des ideacutees pareilles

MATHIS ndash Enfin puisque jrsquoen suis reacutechappeacute gracircce agrave Dieu vous saurez Walter et Heinrich que nous allons finir le mariage drsquoAnnette avec Christian Crsquoest peut-ecirctre un avertissement qursquoil faut se presser

HEINRICH ndash Ah monsieur le bourgmestre il nrsquoy a pas de danger

WALTER ndash Ce nrsquoeacutetait rienhellip crsquoest passeacute Mathis

MATHIS ndash Nonhellip nonhellip moi je suis comme cela je profite des bonnes leccedilons Walter Heinrich je vous choisis pour teacute-moins On signera le contrat ici sur les onze heures apregraves la messe tout le monde est preacutevenu

WALTER ndash Si tu le veux absolument

MATHIS ndash Oui absolument (Agrave Catherine) Catherine

CATHERINE ndash Quoi

MATHIS ndash Est-ce que le Polonais est encore lagrave

ndash 104 ndash

CATHERINE ndash Non il est parti hier Tout cela lui a fait beaucoup de peine

MATHIS ndash Tant pis qursquoil soit partihellip Jrsquoaurais voulu le voir lui serrer la main lrsquoinviter agrave la noce Je ne lui en veux pas agrave cet hommehellip ce nrsquoest pas sa faute si tous les juifs polonais se res-semblenthellip srsquoils ont tous le mecircme bonnet la mecircme barbe et le mecircme manteauhellip Il nrsquoest cause de rien

HEINRICH ndash Non on ne peut rien lui reprocher

WALTER ndash Enfin crsquoest une affaire entendue agrave onze heures nous serons ici

MATHIS ndash Oui (Au meacutedecin) Et je profite aussi de lrsquooccasion pour vous inviter monsieur Frantz Si vous venez agrave la noce ccedila nous fera honneur

LE DOCTEUR ndash Jrsquoaccepte monsieur le bourgmestre jrsquoaccepte avec plaisir

HEINRICH ndash Voici le second coup qui sonne Allons au re-voir monsieur Mathis

MATHIS ndash Agrave bientocirct (Il leur serre la main Walter Hein-rich et le docteur sortent)

III

MATHIS CATHERINE

CATHERINE criant dans lrsquoescalier ndash Annettehellip Annette

ANNETTE de sa chambre ndash Je descends

CATHERINE ndash Arrive donc le second coup est sonneacute

ANNETTE de mecircme ndash Tout de suite

ndash 105 ndash

CATHERINE agrave Mathis ndash Elle ne finira jamais

MATHIS ndash Laisse donc cette enfant en repos tu sais bien qursquoelle srsquohabille

CATHERINE ndash Je ne mets pas deux heures agrave mrsquohabiller

MATHIS ndash Toihellip toihellip est-ce que crsquoest la mecircme chose Quand vous arriveriez un peu tard le banc sera toujours lagrave per-sonne ne viendra le prendre

CATHERINE ndash Elle attend Christian

MATHIS ndash Eh bien est-ce que ce nrsquoest pas naturel Il de-vait venir ce matinhellip quelque chose le retarde (Annette toute souriante descend avec sa belle toque alsacienne et son avant-cœur doreacute)

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS ANNETTE

CATHERINE ndash Tu as pourtant fini

ANNETTE ndash Oui crsquoest fini

MATHIS la regardant drsquoun air attendri ndash Oh comme te voilagrave belle Annette

ANNETTE ndash Jrsquoai mis le bonnet

MATHIS ndash Tu as bien fait (Annette se regarde dans le mi-roir)

CATHERINE ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip jamais nous nrsquoarriverons pour le commencement Allons donc Annette al-lons (Elle va prendre son livre de messe sur la table)

ndash 106 ndash

ANNETTE regardant agrave la fenecirctre ndash Christian nrsquoest pas en-core venu

MATHIS ndash Non il a bien sucircr des affaires

CATHERINE ndash Arrive donchellip il te verra plus tard (Elle sort Annette la suit)

MATHIS appelant ndash Annettehellip Annettehellip tu ne me dis rien agrave moi

ANNETTE revenant lrsquoembrasser ndash Tu sais bien que je trsquoaime

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Va maintenant mon enfant ta megravere nrsquoa pas de cesse

CATHERINE dehors criant ndash Le troisiegraveme coup qui sonne (Annette sort)

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Le troisiegraveme coup le troi-siegraveme coup hellip Ne dirait-on pas que le cureacute les attend pour commencer (On entend la porte exteacuterieure se refermer Les cloches du village sonnent des gens endimancheacutes passent de-vant les fenecirctres puis tout se tait)

V

MATHIS seul

MATHIS ndash Les voilagrave dehorshellip (Il eacutecoute puis se legraveve et jette un coup drsquoœil par la fenecirctre) Oui tout le monde est agrave lrsquoeacuteglise (Il se promegravene prend une prise dans sa tabatiegravere et lrsquoaspire bruyamment) Ccedila va bienhellip Tout srsquoest bien passeacutehellip Quelle leccedilon Mathis quelle leccedilon hellip un rien et le juif revenait sur lrsquoeau tout srsquoen allait au diablehellip Autant dire qursquoon te menait pendre (Il reacutefleacutechit puis avec indignation) Je ne sais pas ougrave lrsquoon a quel-

ndash 107 ndash

quefois la tecircte Ne faut-il pas ecirctre fou Un marchand de graines qui entre en vous souhaitant le bonsoirhellip comme si les juifs polonais qui vendent de la graine ne se ressemblaient pas tous (Il hausse les eacutepaules de pitieacute puis se calme tout agrave coup) Quand je crierais jusqursquoagrave la fin des siegravecles ccedila ne changerait rien agrave la chosehellip Heureusement les gens sont si becircteshellip ils ne com-prennent rien (Il cligne de lrsquoœil et reprend sa place dans le fauteuil) Ouihellip ouihellip les gens sont becirctes (Il arrange le feu) Crsquoest pourtant ce Parisien qui est cause de touthellip ccedila mrsquoavait tra-casseacutehellip Le gueux voulait aussi mrsquoendormirhellip mais jrsquoai penseacute tout de suite Halte halte Prends garde Mathishellip cette ma-niegravere drsquoendormir le monde est une invention du diablehellip tu pourrais raconter des histoireshellip (Souriant) Il faut ecirctre finhellip il ne faut pas mettre le cou dans la bricolehellip (Il rit drsquoun air gogue-nard) Tu mourras vieux Mathis et le plus honnecircte homme du pays tu verras tes enfants et tes petits-enfants dans la joie et lrsquoon mettra sur ta tombe une belle pierre avec des inscriptions en lettres drsquoor du haut en bas (Silence) Allons allons tout srsquoest bien passeacute hellip Seulement puisque tu recircves et que Catherine ba-varde comme une pie devant le meacutedecin tu coucheras lagrave-haut la clef dans ta poche les murs trsquoeacutecouteront srsquoils veulent (Il se legraveve) Et maintenant nous allons compter les eacutecus du gendrehellip pour que le gendre nous aimehellip (Il rit) pour qursquoil soutienne le beau-pegravere si le beau-pegravere disait des becirctises apregraves avoir bu un coup de trophellip Heacute heacute heacute crsquoest un finaud Christian ce nrsquoest pas un Kelz agrave moitieacute sourd et aveugle qui dressait des procegraves-verbaux drsquoune aune et rien dedans non il serait bien capable de mettre le nez sur une bonne piste La premiegravere fois que je lrsquoai vu je me suis dit mdash Toi tu seras mon gendrehellip et si le Polonais fait mine de ressusciter tu le repousseras dans lrsquoautre monde (Il devient grave et srsquoapproche du secreacutetaire qursquoil ouvre Puis il srsquoassied tire du fond un gros sac plein drsquoor qursquoil vide sur le de-vant et se met agrave compter lentement en rangeant les piles avec soin Cette occupation lui donne quelque chose de solennel De temps en temps il srsquoarrecircte examine une piegravece et continue apregraves lrsquoavoir peseacutee sur le bout du doigt ndash Bas) Nous disons

ndash 108 ndash

trente millehellip (comptant les piles) oui trente mille livreshellip un beau denier pour Annettehellip Heacute heacute heacute crsquoest gentil drsquoentendre grelotter ccedilahellip le gendarme sera content (Il poursuit puis exa-mine une piegravece avec plus drsquoattention que les autres) Du vieil orhellip (Il se tourne vers la lumiegravere) Ah celle-lagrave vient encore de la ceinturehellip Elle nous a fait joliment de bien la ceinturehellip (Recirc-vant) Ouihellip ouihellip sans cela lrsquoauberge aurait mal tourneacutehellip Il eacutetait tempshellip Huit jours plus tard lrsquohuissier Ott serait venu sur son char-agrave-bancshellip Mais nous eacutetions en regravegle nous avions les eacutecushellip soi-disant de heacuteritage de lrsquooncle Martinehellip (Il remet la piegravece dans une pile qursquoil repasse) La ceinture nous a tireacute une vilaine eacutepine du piedhellip Si Catherine avait suhellip Pauvre Catherine hellip (Regardant les piles) Trente mille livreshellip (Bruit de sonnette il eacutecoute) Crsquoest la sonnette du moulinhellip (Appelant) Nickelhellip Nickel (La porte srsquoouvre Nickel paraicirct sur le seuil un alma-nach agrave la main)

VI

MATHIS NICKEL

NICKEL ndash Vous mrsquoavez appeleacute monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Il y a quelqursquoun au moulin

NICKEL ndash Non monsieur tout notre monde est agrave la messehellip La roue est arrecircteacutee

MATHIS ndash Jrsquoai entendu la sonnettehellip Tu eacutetais dans la grande salle

NICKEL ndash Oui monsieur je nrsquoai rien entendu

MATHIS ndash Crsquoest eacutetonnanthellip je croyaishellip (Il se met le petit doigt dans lrsquooreille ndash Agrave part) Mes bourdonnements me re-prennenthellip (Agrave Nickel) Qursquoest-ce que tu faisais donc lagrave

ndash 109 ndash

NICKEL ndash Je lisais le Messager boiteux

MATHIS ndash Des histoires de revenants bien sucircr

NICKEL ndash Non monsieur le bourgmestre une drocircle drsquohistoire Des gens drsquoun petit village de la Baviegravere des voleurs qursquoon a deacutecouverts au bout de vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau qui se trouvait chez un forgeron dans un tas de ferraille Tous ont eacuteteacute pris ensemble comme une nicheacutee de loups la megravere les deux fils et le grand-pegraverehellip On les a pen-dus lrsquoun agrave cocircteacute de lrsquoautrehellip Regardezhellip (Il preacutesente lrsquoalmanach)

MATHIS brusquement ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bon hellip Tu ferais mieux de lire ta messehellip (Nickel sort)

VII

MATHIS seul puis CHRISTIAN

MATHIS haussant les eacutepaules ndash Des gens qursquoon pend apregraves vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau Imbeacutecileshellip il fallait faire comme moihellip ne pas laisser de preuves (Il poursuit ses comptes) Je disais trente mille livres oui crsquoest bien ccedilahellip une deuxhellip troishellip (Ses paroles finissent par srsquoeacuteteindre Il prend les piles drsquoor et les laisse tomber dans le sac qursquoil ficelle avec soin) Ont-ils de la chance hellip Ce nrsquoest pas agrave moi qursquoon a fait des cadeaux pareilshellip Il a fallu tout gagner liard par liard Enfinhellip enfinhellip les uns naissent avec un bon numeacutero les autres sont forceacutes de se faire une position (Il se legraveve) Voilagrave tout en regravegle (On toque agrave la vitre il regarde ndash Bas) Chris-tianhellip (Eacutelevant la voix) Entrez Christian entrez (Il se dirige vers la porte Christian paraicirct)

CHRISTIAN lui serrant la main ndash Eh bien monsieur Ma-this vous allez mieux

ndash 110 ndash

MATHIS ndash Oui ccedila ne va pas mal Tenez Christian je viens de compter la dot drsquoAnnettehellip de beaux louis sonnantshellip du bel or Ccedila fait toujours plaisir agrave voir mecircme quand on doit le don-ner Ccedila vous rappelle des souvenirs de travail de bonne con-duitehellip de bonnes veines on voit pour ainsi dire deacutefiler devant ses yeux toute sa jeunesse et lrsquoon pense que tout ccedila va profiter agrave ses enfants ccedila vous touchehellip ccedila vous attendrit

CHRISTIAN ndash Je vous crois monsieur Mathis lrsquoargent bien gagneacute par le travail est le seul qui profite crsquoest comme la bonne semence qui legraveve toujours et qui produit les moissons

MATHIS ndash Voilagrave justement ce que je pensais Et je me di-sais aussi qursquoon est bien heureux quand la bonne semence tombe dans la bonne terre

CHRISTIAN ndash Vous voulez que nous signions le contrat au-jourdrsquohui

MATHIS ndash Oui plus tocirct ce sera fait mieux ccedila vaudra Je nrsquoai jamais aimeacute remettre les choses Je ne peux pas souffrir les gens qui ne sont jamais deacutecideacutes Une fois qursquoon est drsquoaccord il nrsquoy a plus de raison pour renvoyer les affaires de semaine en semaine ccedila prouve peu de caractegravere et les hommes doivent avoir du caractegravere

CHRISTIAN ndash Heacute monsieur Mathis moi je ne demande pas mieux mais je pensais que peut-ecirctre mademoiselle An-nettehellip

MATHIS ndash Annette vous aimehellip ma femme aussihellip tout le mondehellip (Il ferme le secreacutetaire)

CHRISTIAN ndash Eh bien signons

MATHIS ndash Oui et le contrat signeacute nous ferons la noce

CHRISTIAN ndash Monsieur Mathis vous ne pouvez rien me dire de plus agreacuteable

ndash 111 ndash

MATHIS souriant ndash On nrsquoest jeune qursquoune foishellip il faut profiter de sa jeunesse Maintenant la dot est precircte et jrsquoespegravere que vous en serez content

CHRISTIAN ndash Vous savez moi monsieur Mathis je nrsquoapporte pas grandrsquochosehellip Je nrsquoaihellip

MATHIS ndash Vous apportez votre courage votre bonne con-duite et votre grade quant au reste je mrsquoen charge je veux que vous ayez du bien Seulement Christian il faut que vous me fas-siez une promesse

CHRISTIAN ndash Quelle promesse

MATHIS ndash Les jeunes gens sont ambitieux ils veulent avoir de lrsquoavancement crsquoest tout naturel Je demande que vous restiez au village malgreacute tout tant que nous vivrons Catherine et moi Vous comprenez nous nrsquoavons qursquoune enfant nous lrsquoaimons comme les yeux de notre tecircte et de la voir partir ccedila nous cregraveve-rait le cœur

CHRISTIAN ndash Mon Dieu monsieur Mathis je ne serai ja-mais aussi bien que dans la famille drsquoAnnette ethellip

MATHIS ndash Me promettez-vous de rester quand mecircme on vous proposerait de passer officier ailleurs

CHRISTIAN ndash Oui

MATHIS ndash Vous mrsquoen donnez votre parole drsquohonneur

CHRISTIAN ndash Je vous la donne avec plaisir

MATHIS ndash Cela suffit Je suis content (Agrave part) Il fallait ce-la (Haut) Et maintenant causons drsquoautre chose Vous ecirctes res-teacute tard ce matin vous aviez donc des affaires Annette vous a attendu mais agrave la finhellip

CHRISTIAN ndash Ah crsquoest une chose eacutetonnantehellip une chose qui ne mrsquoest jamais arriveacutee Figurez-vous que jrsquoai lu des procegraves-

ndash 112 ndash

verbaux depuis cinq heures jusqursquoagrave dixhellip Le temps passaithellip plus je lisais plus jrsquoavais envie de lire

MATHIS ndash Quels procegraves-verbaux

CHRISTIAN ndash Touchant lrsquoaffaire du juif polonais qursquoon a tueacute sous le grand pont Heinrich mrsquoavait raconteacute cette affaire avant-hier soir ccedila me trottait en tecircte Crsquoest pourtant bien eacuteton-nant monsieur Mathis qursquoon nrsquoait jamais rien deacutecouvert

MATHIS ndash Sans doutehellip sans doutehellip

CHRISTIAN drsquoun air drsquoadmiration ndash Savez-vous que celui qui a fait le coup devait ecirctre un ruseacute gaillard tout de mecircme Quand on pense que tout eacutetait en lrsquoair la gendarmerie le tribu-nal la police touthellip et qursquoon nrsquoa pas seulement trouveacute la moindre trace Jrsquoai lu ccedilahellip jrsquoen suis encore eacutetonneacute

MATHIS ndash Oui ce nrsquoeacutetait pas une becircte

CHRISTIAN ndash Une becircte hellip crsquoest-agrave-dire que crsquoeacutetait un homme tregraves fin un homme qui aurait pu devenir le plus fin gendarme du deacutepartement

MATHIS ndash Vous croyez

CHRISTIAN ndash Jrsquoen suis sucircr Car il y a tant tant de moyens pour rechercher les gens dans les plus petites affaires et si peu sont capables drsquoen reacutechapper que pour un crime pareil il fallait un esprit extraordinaire

MATHIS ndash Eacutecoutez Christian ce que vous dites montre votre bon sens Jrsquoai toujours penseacute qursquoil fallait mille fois plus de finesse je dis de la mauvaise finesse vous entendez bien de la ruse dangereuse pour eacutechapper aux gendarmes que pour deacute-terrer les gueux parce qursquoon a tout le monde contre soi

CHRISTIAN ndash Crsquoest clair

ndash 113 ndash

MATHIS ndash Ouihellip Et ensuite celui qui a fait un mauvais coup lorsqursquoil a gagneacute veut en faire un second un troisiegraveme comme les joueurs Il trouve tregraves commode drsquoavoir de lrsquoargent sans travailler presque toujours il recommence jusqursquoagrave ce qursquoon le prenne Je crois qursquoil lui faut beaucoup de courage pour rester sur son premier coup

CHRISTIAN ndash Vous avez raison monsieur Mathis et celui dont nous parlons doit srsquoecirctre retenu depuis Mais le plus eacuteton-nant crsquoest qursquoon nrsquoait jamais retrouveacute la moindre trace du Polo-nais savez-vous lrsquoideacutee qui mrsquoest venue

MATHIS ndash Quelle ideacutee

CHRISTIAN ndash Dans ce temps il y avait plusieurs fours agrave placirctre sur la cocircte de Weacutechem Je pense qursquoon aura brucircleacute le corps dans lrsquoun de ces fours et que pour cette cause on nrsquoa pas retrou-veacute drsquoautre piegravece de conviction que le manteau et le bonnet Le vieux Kelz qui suivait lrsquoancienne routine nrsquoa jamais penseacute agrave ce-la

MATHIS ndash Crsquoest bien possiblehellip cette ideacutee ne mrsquoeacutetait pas venue Vous ecirctes le premierhellip

CHRISTIAN ndash Oui monsieur Mathis jrsquoen mettrais ma main au feu Et cette ideacutee megravene agrave bien drsquoautres Si lrsquoon connaissait les gens qui brucirclaient du placirctre dans ce temps-lagravehellip

MATHIS ndash Prenez garde Christian jrsquoen brucirclais moi jrsquoavais un four quand le malheur est arriveacute

CHRISTIAN riant ndash Oh vous monsieur Mathis hellip (Ils rient tous les deux Annette et Catherine paraissent agrave une fe-necirctre du fond)

ANNETTE du dehors ndash Il est lagrave (Christian et Mathis se retournent La porte srsquoouvre Catherine paraicirct puis Annette)

ndash 114 ndash

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CATHERINE ANNETTE

MATHIS ndash Eh bien Catherine est-ce que les autres arri-vent

CATHERINE ndash Ils sont deacutejagrave tous dans la salle le notaire leur lit le contrat

MATHIS ndash Bonhellip bon (Annette et Christian se reacuteunissent et causent agrave voix basse)

CHRISTIAN tenant les mains drsquoAnnette ndash Oh mademoi-selle Annette que vous ecirctes gentille avec cette belle toque

ANNETTE ndash Crsquoest le pegravere qui me lrsquoa apporteacutee de Ribeauvil-leacute

Christian ndash Voilagrave ce qui srsquoappelle un pegravere

MATHIS se regardant dans le miroir ndash On se rase un jour comme celui-ci (Se retournant drsquoun air joyeux) Heacute mareacutechal des logis voici le grand moment

CHRISTIAN sans se retourner ndash Oui monsieur Mathis

MATHIS ndash Eh bien savez-vous ce qursquoon fait quand tout le monde est drsquoaccord quand le pegravere la megravere et la fille sont con-tents

CHRISTIAN ndash Qursquoest-ce qursquoon fait

MATHIS ndash On souhaite le bonjour agrave celle qui sera notre femme on lrsquoembrasse heacute heacute heacute

CHRISTIAN ndash Est-ce vrai mademoiselle Annette

ANNETTE lui donnant la main ndash Oh je ne sais pas moi monsieur Christian (Christian lrsquoembrasse)

ndash 115 ndash

MATHIS ndash Il faut bien faire connaissance (Annette et Christian se regardent tout attendris Silence Catherine assise pregraves du fourneau se couvre la figure de son tablier elle semble pleurer)

MATHIS prenant la main de Catherine ndash Catherine re-garde donc ces braves enfantshellip comme ils sont heureux Quand je pense que nous avons eacuteteacute comme ccedila (Catherine se tait Mathis agrave part drsquoun air recircveur) Crsquoest pourtant vrai jrsquoai eacuteteacute comme ccedila (Haut) Allons allons tout va bien (Prenant le bras de Catherine et lrsquoemmenant) Arrive il faut laisser un peu ces enfants seuls Je suis sucircr qursquoils ont bien des choses agrave se dire ndash Pourquoi pleures-tu Es-tu facirccheacutee

CATHERINE ndash Non

MATHIS ndash Eh bien donc puisque ccedila devait arriver nous ne pouvons rien souhaiter de mieux (Ils sortent)

IX

CHRISTIAN ANNETTE

CHRISTIAN ndash Crsquoest donc vrai Annette que nous allons ecirctre marieacutes ensemblehellip bien vrai

ANNETTE souriant ndash Eh oui le notaire est lagravehellip si vous voulez le voir

CHRISTIAN ndash Non mais jrsquoai de la peine agrave croire agrave mon bonheur Moi Christian Becircme simple mareacutechal des logis eacutepou-ser la plus jolie fille du pays la fille du bourgmestre de M Mathis lrsquohomme le plus honorable et le plus richehellip voyez-vous ccedila me paraicirct comme un recircve Crsquoest pourtant vrai dites Annette

ndash 116 ndash

ANNETTE ndash Mais ouihellip crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Comme les choses arriventhellip Il faut que le bon Dieu me veuille du bien ce nrsquoest pas possible autrement Tant que je vivrai Annette je me rappellerai la premiegravere fois que je vous ai vue Crsquoeacutetait le printemps dernier devant la fon-taine au milieu de toutes les filles du village vous riiez en-semble en lavant le linge Moi jrsquoarrivais agrave cheval de Wasse-lonne avec le vieux Fritz nous eacutetions alleacutes porter une deacutepecircche Je vous vois encore avec votre petite jupe coquelicot vos bras blancs et vos joues rouges vous tourniez la tecircte et vous me re-gardiez venir

ANNETTE ndash Crsquoeacutetait deux jours apregraves Pacircques je mrsquoen sou-viens bien

CHRISTIAN ndash Dieu du ciel jrsquoy suis encore Je dis agrave Fritz sans avoir lrsquoair de rien laquo Qursquoest-ce donc que cette jolie fille pegravere Fritz mdash Ccedila mareacutechal des logis crsquoest mademoiselle Ma-this la fille du bourgmestre la plus riche et la plus belle des en-virons raquo Aussitocirct je pense Bon ce nrsquoest pas pour toi Christian ce nrsquoest pas pour toi malgreacute tes cinq campagnes et tes deux blessures ndash Et depuis ce moment je me disais toujours en moi-mecircme Y a-t-il des gens heureux dans ce monde des gens qui nrsquoont jamais risqueacute leur peau et qui attrapent tout ce qursquoil y a de plus agreacuteable Un garccedilon riche va venir le fils drsquoun notaire drsquoun brasseur nrsquoimporte quoi il dira laquo Ccedila me convient raquo Et bonsoir

ANNETTE ndash Oh je nrsquoaurais pas voulu

CHRISTIAN ndash Mais si vous lrsquoaviez aimeacute ce garccedilon

ANNETTE ndash Je nrsquoaurais pas pu lrsquoaimer puisque jrsquoen aime un autre

CHRISTIAN attendri ndash Annette vous ne saurez jamais combien ccedila me fait plaisir de vous entendre direhellip Nonhellip vous ne le saurez jamais (Annette rougit et baisse les yeux Silence

ndash 117 ndash

Christian lui prend la main) Vous rappelez-vous Annette cet autre jour agrave la fin des moissons quand on rentrait les derniegraveres gerbes et que vous eacutetiez sur la voiture avec le bouquet et trois ou quatre autres filles du village Vous chantiez de vieux airshellip De loin je vous eacutecoutais et je pensais Elle est lagrave Aussitocirct je commence agrave galoper sur la route Alors vous en me voyant tout agrave coup vous ne chantez plus Les autres vous disaient laquo Chante donc Annette chante raquo Mais vous ne vouliez plus chanter Pourquoi donc est-ce que vous ne chantiez plus

ANNETTE ndash Je ne sais pashellip jrsquoeacutetais honteuse

CHRISTIAN ndash Vous nrsquoaviez encore rien pour moi

ANNETTE ndash Oh si

CHRISTIAN ndash Vous mrsquoaimiez deacutejagrave

ANNETTE ndash Oui

ndash 118 ndash

CHRISTIAN ndash Eh bien tenez cette chose-lagrave mrsquoa donneacute du chagrin je pensais elle ne veut pas chanter devant un gen-darme elle est trop fiegravere

ANNETTE ndash Ohhellip Christian

CHRISTIAN ndash Oui ccedila mrsquoa donneacute beaucoup de chagrin Je devenais triste Le pegravere Fritz me disait laquo Vous avez quelque chose mareacutechal des logis bien sucircr vous avez quelque chose raquo Mais je ne voulais rien reconnaicirctre et je lui reacutepondais laquo Lais-sez-moi tranquillehellip Occupez-vous de votre servicehellip Ccedila vaudra mieux raquo Je mrsquoen voulais agrave moi-mecircme si je nrsquoavais pas connu mes devoirs jrsquoaurais fait deux procegraves-verbaux aux deacutelinquants au lieu drsquoun

ANNETTE souriant ndash Ccedila ne vous empecircchait pas de mrsquoaimer tout de mecircme

CHRISTIAN ndash Non crsquoeacutetait plus fort que moi Chaque fois que je passais devant la maison et que vous regardiezhellip

ANNETTE ndash Je regardais toujourshellip Je vous entendais bien venir allez

CHRISTIAN ndash Chaque fois je pensais Quelle jolie fille hellip quelle jolie fille hellip Celui-lagrave pourra se vanter drsquoavoir de la chance qui lrsquoaura en mariage

ANNETTE souriant ndash Et vous veniez tous les soirshellip

CHRISTIAN ndash Apregraves le service Jrsquoarrivais toujours le pre-mier agrave lrsquoauberge soi-disant prendre ma chope et quand vous me lrsquoapportiez vous-mecircme je ne pouvais pas mrsquoempecirccher de rougir Crsquoest drocircle pour un vieux soldat un homme qui a fait la guerrehellip Eh bien crsquoest pourtant comme cela Vous le voyiez peut-ecirctre

ANNETTE ndash Ouihellip jrsquoeacutetais contente (Ils se regardent et rient ensemble)

ndash 119 ndash

CHRISTIAN lui serrant les mains ndash Oh Annettehellip An-nettehellip comme je vous aime

ANNETTE ndash Et moi je vous aime bien aussi Christian

CHRISTIAN ndash Depuis le commencement

ANNETTE ndash Oui depuis le premier jour que je vous ai vu Tenez jrsquoeacutetais justement agrave cette fenecirctre avec Loiumls nous filions sans penser agrave rien Voilagrave que Loiumls dit laquo Le nouveau mareacutechal des logis raquo Moi jrsquoouvre le rideau et en vous voyant agrave cheval je pense tout de suite Celui-lagrave me plairait bien (Elle se cache la figure des deux mains comme honteuse)

CHRISTIAN ndash Et dire que sans le pegravere Fritz je nrsquoaurais ja-mais oseacute vous demander en mariage Vous eacutetiez tellement tel-lement au-dessus drsquoun simple mareacutechal des logis que je nrsquoaurais jamais eu cet orgueil Si je vous racontais comme jrsquoai pris courage vous ne pourriez pas le croire

ANNETTE ndash Ccedila ne fait rienhellip racontez toujours

CHRISTIAN ndash Eh bien un soir en faisant le pansage tout agrave coup Fritz me dit laquo Mareacutechal des logis vous aimez mademoi-selle Mathis ndash En entendant ccedila je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes mdash Vous aimez mademoiselle Mathishellip Pourquoi donc est-ce que vous ne la demandez pas en mariage mdash Moi moi est-ce que vous me prenez pour une becircte Est-ce qursquoune fille pareille voudrait drsquoun mareacutechal des logis Vous ne pensez pas agrave ce que vous dites Fritz mdash Pourquoi pas mademoiselle Mathis vous regarde drsquoun bon œil chaque fois que le bourg-mestre vous rencontre il vous crie de loin mdash Heacute bonjour donc monsieur Christian comment ccedila va-t-il Venez donc me voir plus souvent jrsquoai reccedilu du wolxhein nous boirons un bon coup Jrsquoaime les jeunes gens actifs moi raquo Crsquoest vrai M Mathis me disait ccedila

ANNETTE ndash Oh je savais bien qursquoil vous aimaithellip Crsquoest un si bon pegravere

ndash 120 ndash

CHRISTIAN ndash Oui je trouvais ccedila bien honnecircte de sa part mais drsquoaller croire qursquoil me donnerait sa fille comme une poi-gneacutee de main ccedila mrsquoavait lrsquoair de faire une grande diffeacuterence vous comprenez Aussi tout ce que me racontait Fritz ou rien crsquoeacutetait la mecircme chose et je lui dis laquo La preuve que je ne suis pas aussi becircte que vous croyez pegravere Fritz crsquoest que je vais de-mander mon changement mdash Ne faites pas ccedilahellip ne faites pas ccedila Je suis sucircr que tout ira bien seulement vous nrsquoavez pas de courage pour un homme fier et qui a fait ses preuves crsquoest eacutetonnant Mais puisque vous nrsquoosez pas moi jrsquoose mdash Vous mdash Oui raquo Et je ne sais comment le voilagrave qui part sans que jrsquoaie reacute-pondu Dieu du ciel il nrsquoeacutetait pas plus tocirct dehors que jrsquoaurais voulu le rappeler Tout tournait dans ma tecircte jrsquoavais honte de moi-mecircme Je montehellip Je me cache derriegravere le volethellip Le temps duraithellip duraithellip Fritz restait toujours Je me figurais qursquoon lui faisait des excuses comme on en fait vous savez Que la fille est trop jeunehellip qursquoelle a le temps drsquoattendre etc etc et fina-lement qursquoon le mettait dehors

ndash 121 ndash

ANNETTE ndash Pauvre Christian

CHRISTIAN ndash Agrave la fin des fins le voilagrave qui rentre Je lrsquoentends qui me crie dans lrsquoalleacutee laquo Mareacutechal des logis ougrave diable ecirctes-vous mdash Eh bien me voilagrave On vous a donneacute le panier mdash Le panier allons donchellip tout le monde vous veut tout le monde le pegravere la megraverehellip mdash Et mademoiselle Annette mdash Mademoiselle Annette je crois bien raquo Alors moi voyez-vous en entendant ccedila je suis tellement heureuxhellip le pegravere Fritz nrsquoest pas beau nrsquoest-ce pas hellip eh bien je le prends (il passe ses bras autour du cou drsquoAnnette) et je lrsquoembrassehellip je lrsquoembrasse (Il embrasse Annette qui rit) Enfin je nrsquoai jamais eu de bon-heur pareil

ANNETTE ndash Crsquoest comme moi quand on mrsquoa dit laquo M Christian te demande en mariage est-ce que tu le veux raquo Tout de suite jrsquoai crieacute mdash Je nrsquoen veux pas drsquoautrehellip jrsquoaime mieux mourir que drsquoen avoir un autre ndash Je pleurais sans savoir pour-quoi et mon pegravere avait beau me dire laquo Allons allons ne pleure pashellip tu lrsquoauras puisque tu le veux raquo Ccedila ne mrsquoempecircchait pas de pleurer tout de mecircme (Ils rient La porte srsquoouvre Ma-this paraicirct sur le seuil il est en habit de gala culotte de pe-luche bottes montantes gilet rouge habit carreacute agrave boutons de meacutetal et large feutre agrave lrsquoalsacienne)

X

LES PREacuteCEacuteDENTS MATHIS

MATHIS drsquoun ton grave ndash Eh bien mes enfants tout est precirct (Agrave Christian) Vous connaissez lrsquoacte Christian si vous voulez le relire

CHRISTIAN ndash Non monsieur Mathis crsquoest inutile

ndash 122 ndash

MATHIS ndash Il ne srsquoagit donc plus que de signer (Allant agrave la porte) Walter Heinrich entrezhellip que tout le monde entrehellip Les grandes choses de la vie doivent se passer sous les yeux de tout le monde Crsquoeacutetait notre ancienne coutume en Alsace une cou-tume honnecircte Voilagrave ce qui faisait la sainteteacute des actes bien mieux que les eacutecrits (Pendant que Mathis parle Walter Hein-rich la megravere Catherine Loiumls Nickel et des eacutetrangers entrent Les uns vont serrer la main agrave Christian les autres feacutelicitent Annette On se range agrave mesure autour de la chambre Le vieux notaire entre le dernier saluant agrave droite et agrave gauche son por-tefeuille sous le bras Loiumls roule le fauteuil devant la table Si-lence geacuteneacuteral Le notaire srsquoassied et toute lrsquoassembleacutee hommes et femmes se presse autour de lui)

XI

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH CATHERINE LE

NOTAIRE LOIumlS NICKEL paysans et paysannes

LE NOTAIRE ndash Messieurs les teacutemoins vous avez entendu la lecture du contrat de mariage de M Christian Becircme mareacutechal des logis de gendarmerie et de Mlle Annette Mathis fille de Hans Mathis et de son eacutepouse leacutegitime Catherine Mathis neacutee Weber Quelqursquoun a-t-il des observations agrave faire (Silence) Si vous le deacutesirez nous allons le relire

PLUSIEURS ndash Non non crsquoest inutile

LE NOTAIRE se levant ndash Nous allons donc passer agrave la si-gnature

MATHIS agrave haute voix drsquoun accent solennel ndash Un instanthellip laissez-moi dire quelques mots (Se tournant vers Christian) Christian eacutecoutez-moi Je vous considegravere aujourdrsquohui comme un fils et je vous confie le bonheur drsquoAnnette Vous savez que ce

ndash 123 ndash

qursquoon a de plus cher au monde ce sont nos enfants ou si vous ne le savez pas encore vous le saurez plus tard Vous saurez que crsquoest en eux qursquoest toute notre joie toute notre espeacuterance et toute notre vie que pour eux rien ne nous est peacutenible ni le tra-vail ni la fatigue ni les privations qursquoon leur sacrifie tout et que nos plus grandes misegraveres ne sont rien aupregraves du chagrin de les voir malheureux ndash Vous comprendrez donc Christian quelle est ma confiance en vous combien je vous estime pour vous confier le bonheur de notre enfant unique sans crainte et mecircme avec joie

Bien des partis riches se sont preacutesenteacutes Si je nrsquoavais consi-deacutereacute que la fortune jrsquoaurais pu les accepter mais bien avant la fortune je place la probiteacute et le courage que drsquoautres meacuteprisent Ce sont lagrave les vraies richesses celles que nos anciens estimaient drsquoabord et que je place au-dessus de tout Agrave force drsquoamasser et de srsquoenrichir on peut avoir trop drsquoargent on nrsquoa jamais trop drsquohonneur ndash Jrsquoai donc repousseacute ceux qui nrsquoapportaient que de lrsquoargent et je reccedilois dans ma famille celui qui nrsquoa que sa bonne conduite son courage et son bon cœur (Se tournant vers les assistants et eacutelevant la voix) Oui je choisis Christian Becircme entre tous parce que crsquoest un honnecircte homme et que je sais qursquoil rendra ma fille heureuse

CHRISTIAN eacutemu ndash Monsieur Mathis je vous le promets (Il lui serre la main)

MATHIS ndash Eh bien signons

LE NOTAIRE Il se retourne dans son fauteuil Les paroles que tout le monde vient drsquoentendre sont de bonnes paroles des paroles justes pleines de bon sens et qui montrent bien la sa-gesse de M Mathis Jrsquoai fait beaucoup de mariages dans ma vie crsquoeacutetait toujours le preacute qursquoon mariait avec la maison le verger avec le jardin les eacutecus de six livres avec les piegraveces de cent sous Mais de marier la fortune avec lrsquohonneur le bon caractegraverehellip voi-lagrave ce que jrsquoappelle beau ce que jrsquoestime ndash Et croyez-moi jrsquoai lrsquoexpeacuterience des choses de la vie je vous preacutedis que ce mariage

ndash 124 ndash

sera un bon mariage un mariage heureux tel que le meacuteritent drsquohonnecirctes gens Ces mariages-lagrave deviennent de plus en plus rares (Srsquoadressant au bourgmestre) Monsieur Mathis

MATHIS ndash Quoi monsieur Hornus

LE NOTAIRE ndash Il faut que je vous serre la main vous avez bien parleacute

MATHIS ndash Jrsquoai dit ce que je pense

WALTER ndash Oui oui tu penses comme ccedila malheureuse-ment bien peu drsquoautres te ressemblent

HEINRICH ndash Je nrsquoai pas lrsquohabitude de mrsquoattendrir mais crsquoeacutetait tregraves bien (Annette et Catherine srsquoembrassent en pleu-rant Plusieurs autres femmes les entourent quelques-unes sanglotent Mathis ouvre le secreacutetaire il en tire une grande sacoche qursquoil deacutepose sur la table devant le notaire Tout le monde regarde eacutemerveilleacute)

MATHIS gravement ndash Monsieur le notaire voici la dothellip elle eacutetait precircte depuis deux anshellip Ce ne sont pas des pro-messeshellip ce nrsquoest pas du papierhellip crsquoest de lrsquoorhellip trente mille francs en bon or de France

TOUS LES ASSISTANTS bas ndash Trente mille francs hellip

CHRISTIAN ndash Crsquoest trop monsieur Mathis

MATHIS riant de bon cœur ndash Allons donc Christian entre le pegravere et le fils on ne compte pas Quand nous serons partis Catherine et moi vous en trouverez bien drsquoautres ndash Ce qui me fait le plus de plaisir crsquoest que cet argent-lagrave voyez-vous crsquoest de lrsquoargent honnecirctehellip de lrsquoargent dont je connais la source Je sais qursquoil nrsquoy a pas un liard mal acquis lagrave-dedanshellip je saishellip (Bruit de sonnette dans la sacoche)

LE NOTAIRE se retournant ndash Allons monsieur Christian allonshellip votre signaturehellip (Christian va signer Mathis reste

ndash 125 ndash

immobile les yeux fixeacutes sur la sacoche comme frappeacute de stu-peur)

WALTER passant la plume agrave Christian ndash On ne signe pas tous les jours des contrats pareils mareacutechal des logis

CHRISTIAN riant ndash Ah non pegravere Walter non hellip (Il signe et donne la plume agrave Catherine)

MATHIS agrave part regardant agrave droite et agrave gauche ndash Les autres nrsquoentendent rien hellip

LE NOTAIRE ndash Monsieur le bourgmestre agrave votre tour et tout est fini

CATHERINE ndash Tiens Mathis voici la plumehellip moi je ne sais pas signerhellip jrsquoai fait ma croix

MATHIS agrave part ndash Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles hellip

LE NOTAIRE indiquant du doigt la place sur le contrat ndash Ici monsieur le bourgmestrehellip agrave cocircteacute de madame Catherine (Le bruit de la sonnette redouble)

MATHIS agrave part drsquoun ton rude ndash Hardi Mathis hellip (Il srsquoapproche signe drsquoune main ferme puis il empoigne le sac drsquoeacutecus et le vide brusquement sur la table Quelques piegraveces tombent sur le plancher Eacutetonnement geacuteneacuteral)

CATHERINE ndash Ah mon Dieu qursquoest-ce que tu fais hellip (Elle court apregraves les piegraveces qui roulent)

MATHIS agrave part ndash Crsquoeacutetait le sang hellip (Haut) Je veux que le notaire compte la dot devant tout le monde (Avec un sourire eacutetrange) On aurait pu croire qursquoil y avait des gros sous au fond du sachellip

CHRISTIAN vivement ndash Ah monsieur Mathis agrave quoi pen-sez-vous

ndash 126 ndash

MATHIS eacutetendant le bras ndash Eacutecoutez Christian les secrets sont pour les gueux Entre honnecirctes gens tout doit se passer au grand jour Il faut que chacun puisse dire Jrsquoeacutetais lagravehellip jrsquoai vu la dot sur la tablehellip en beaux louis drsquoorhellip (Au notaire) Comptez monsieur Hornus

WALTER riant ndash Tu as quelquefois de drocircles drsquoideacutees Ma-this

LE NOTAIRE gravement ndash Monsieur le bourgmestre a rai-son crsquoest plus reacutegulier (Il commence agrave compter Mathis se penche les mains appuyeacutees au bord de la table et regarde Tout le monde se rapproche Silence)

MATHIS agrave part les yeux fixeacutes sur le tas de louis ndash Crsquoeacutetait le sang hellip

ndash 127 ndash

TROISIEgraveME PARTIE

LE REcircVE DU BOURGMESTRE

Une chambre au premier chez Mathis Alcocircve agrave gauche porte agrave droite deux fenecirctres au fond La nuit

I

MATHIS WALTER HEINRICH CHRISTIAN ANNETTE CATHERINE LOIumlS portant une chandelle allumeacutee et une carafe

ndash Ils entrent brusquement et semblent eacutegayeacutes par le vin

HEINRICH riant ndash Ha ha ha tout finit bienhellip il fallait quelque chose pour bien finir

WALTER ndash En avons-nous bu du wolxheim On se sou-viendra longtemps du contrat drsquoAnnette

CHRISTIAN ndash Alors crsquoest deacutecideacute Monsieur Mathis vous couchez ici

MATHIS ndash Oui crsquoest deacutecideacute (Agrave Loiumls) Loiumls mets la chan-delle et la carafe sur la table de nuit

CATHERINE ndash Quelle ideacutee Mathis

MATHIS ndash Jrsquoai besoin de fraicirccheur je ne veux pas encore attraper un coup de sang

ANNETTE bas agrave Christian ndash Il faut le laisser fairehellip quand il a ses ideacuteeshellip

ndash 128 ndash

CHRISTIAN ndash Eh bien monsieur Mathis puisque vous croyez que vous serez mieux icihellip

MATHIS ndash Oui je sais ce qursquoil me fauthellip La chaleur est cause de mon accidenthellip cela changerahellip (Il srsquoassied et com-mence agrave se deacuteshabiller On entend chanter au-dessous)

HEINRICH ndash Eacutecoutez comme les autres srsquoen donnent Ve-nez pegravere Walter redescendons

WALTER ndash Tu nous quittes au plus beau moment Mathis tu nous abandonnes

MATHIS brusquement ndash Je me fais une raison que diable Depuis onze heures du matin jusqursquoagrave minuit crsquoest bien assez

CATHERINE ndash Oui le meacutedecin lui a dit de prendre garde au vin blanchellip que ccedila lui jouerait un mauvais tour il en a deacutejagrave trop bu depuis ce matin

MATHIS ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bonhellip je vais boire un coup drsquoeau fraicircche avant de me coucher ccedila me calmera (Trois ou quatre buveurs entrent en se poussant)

LE PREMIER ndash Ha ha ha ccedila va bienhellip ccedila va bien

UN AUTRE ndash Bonsoir monsieur le bourgmestre bonsoir

UN AUTRE ndash Dites donc Heinrich vous ne savez pas le garde de nuit est en bas

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qursquoil veut

LE BUVEUR ndash Il veut qursquoon vide la sallehellip crsquoest lrsquoheure

MATHIS ndash Qursquoon lui fasse boire un bon coup et puis bon-soir tous

WALTER ndash Pour un bourgmestre il nrsquoy a pas de regraveglement

ndash 129 ndash

MATHIS ndash Le regraveglement est pour tout le monde

CATHERINE ndash Eh bien Mathis nous allons redescendre

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip vahellip Qursquoon me laisse en repos

WALTER lui donnant la main ndash Bonne nuit Mathis et pas de mauvais recircves

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Je ne recircve jamais ndash Bonne nuit toushellip allezhellip allez

CATHERINE ndash Quand il a quelque chose en tecircte hellip (Elle sort Tous deacutefilent en riant et crient dans lrsquoescalier mdash Bonsoir bonsoir monsieur le bourgmestre ndash Annette et Christian res-tent les derniers)

ndash 130 ndash

II

MATHIS ANNETTE CHRISTIAN

ANNETTE se penchant pour embrasser Mathis ndash Bonsoir mon pegravere dors bien

MATHIS lrsquoembrassant ndash Bonsoir mon enfant (Agrave Chris-tian qui se tient pregraves drsquoAnnette) Je serai mieux ici tout ce vin blanc ces cris ces chansons me montent agrave la tecirctehellip Je dormirai mieux

CHRISTIAN ndash Oui la chambre est fraicircche Bonne nuithellip dormez bien

MATHIS leur serrant la main ndash Pareillement mes en-fants (Annette et Christian sortent)

III

MATHIS seul

MATHIS il eacutecoute puis se legraveve et va fermer la porte au perron ndash Enfin me voilagrave deacutebarrasseacutehellip Tout va bienhellip le gen-darme est prishellip Je vais dormir sur les deux oreilles (Il se ras-sied et continue agrave se deacuteshabiller) Srsquoil arrive un nouveau hasard contre le beau-pegravere du mareacutechal des logis tout sera bientocirct eacutetouffeacute (Il bacircille et precircte lrsquooreille aux chants drsquoen bas) Il faut savoir srsquoarranger dans la viehellip il faut avoir les bonnes cartes en mainhellip Les bonnes cartes crsquoest touthellip La mauvaise chance ne vient jamais contre les bonnes carteshellip On arrange la chance (Il se legraveve du fauteuil et se dirige vers lrsquoalcocircve En ce moment la porte de lrsquoauberge en bas srsquoouvre les chants deacutebordent dans la rue Mathis legraveve le rideau et regarde) Ceux-lagrave maintenant ne demandent plus rien ils ont leur comptehellip Heacute heacute heacute vont-ils

ndash 131 ndash

faire des trous dans la neige avant drsquoarriver chez eux Crsquoest drocircle le vinhellip un verre de vinhellip et tout vous paraicirct en beau (Les chants srsquoeacuteloignent et se dispersent Mathis ouvre les fenecirctres tire les persiennes et redescend vers lrsquoalcocircve) Oui ccedila va bien (Il prend la carafe et boit) Ccedila va tregraves bien (Il remet la carafe sur la table de nuit entre dans lrsquoalcocircve et tire les rideaux Souf-flant la lumiegravere) Tu peux te vanter drsquoavoir bien meneacute tes af-faires Mathis (Il bacircille lentement et se couche) Personne ne trsquoentendra si tu recircveshellip personne hellip Les recircveshellip des folieshellip (Si-lence)

ndash 132 ndash

IV

MATHIS endormi dans lrsquoalcocircve ndash puis LE TRIBUNAL LE

PREacuteSIDENT LE PROCUREUR LES JUGES LES GENDARMES LE PUBLIC

(Le fond de la scegravene change lentement La lumiegravere vague drsquoabord croicirct peu agrave peu les lignes se preacutecisent on est dans un tribunal haute voucircte sombre des bancs en heacute-micycle sur le devant remplis de spectateurs deux fe-necirctres en ogive agrave vitraux de plomb les trois juges en toque et robe noire au fond sur leurs siegraveges le greffier agrave droite le procureur agrave gauche Petite porte lateacuterale com-muniquant au guichet Une table aux pieds des juges sur la table un manteau vert garni de fourrure et un bonnet de peau de martre Le preacutesident agite sa sonnette Mathis en guenilles hacircve paraicirct agrave la porte lateacuterale entoureacute de gendarmes Les souffrances du cachot sont peintes sur sa figure Il va srsquoasseoir sur la sellette trois gendarmes se

ndash 133 ndash

placent derriegravere lui ndash Toute cette scegravene mysteacuterieuse se passe dans une sorte de peacutenombre les paroles et les bruits sont des chuchotements Agrave mesure que lrsquoaction se preacutecise les paroles deviennent plus distinctes Crsquoest le tra-vail de lrsquoimagination du dormeur crsquoest son recircve qui se ma-teacuterialise ndash Sur un geste du preacutesident le greffier lit en psalmodiant lrsquoacte drsquoaccusation et les deacutepositions des teacute-moins On distingue de loin en loin ces mots laquo Nuit du 24 deacutecembrehellip Baruch Koweskihellip lrsquoaubergiste Mathishellip la ruse profondehellip en srsquoentourant de la consideacuteration pu-bliquehellip eacutechapper durant quinze anshellip lrsquoheure de la jus-ticehellip une circonstance indiffeacuterentehellip les fregraveres Hier-thegraveshellip raquo Nouveau silence Agrave la fin de cette lecture la scegravene srsquoeacuteclaire plus vivement)

LE PREacuteSIDENT ndash Accuseacute vous venez drsquoentendre les deacuteposi-tions des teacutemoins qursquoavez-vous agrave reacutepondre

MATHIS ndash Des teacutemoins des gens qui nrsquoont rien vuhellip des gens qui demeurent agrave deux trois lieues de lrsquoendroit ougrave srsquoest commis le crimehellip dans la nuithellip en hiverhellip Vous appelez cela des teacutemoins

LE PREacuteSIDENT ndash Reacutepondez avec calme ces gestes ces emportements ne peuvent vous ecirctre utiles ndash Vous ecirctes un homme ruseacute

MATHIS ndash Non monsieur le preacutesident je suis un homme simple

LE PREacuteSIDENT ndash Vous avez su choisir le momenthellip vous avez su deacutetourner les soupccedilonshellip vous avez eacutecarteacute toute preuve mateacuteriellehellip Vous ecirctes un ecirctre redoutable

MATHIS ndash Parce qursquoon ne trouve rien contre moi je suis re-doutable Tous les honnecirctes gens sont donc redoutables puisqursquoon ne trouve rien contre eux

ndash 134 ndash

LE PREacuteSIDENT ndash La voix publique vous accuse

MATHIS ndash Eacutecoutez messieurs les juges quand un homme prospegraverehellip quand il srsquoeacutelegraveve au-dessus des autres quand il srsquoacquiert de la consideacuteration et du bien des milliers de gens lrsquoenvient Vous savez cela crsquoest une chose qui se rencontre tous les jours Eh bien malheureusement pour moi des milliers drsquoenvieux depuis quinze ans ont vu prospeacuterer mes affaires et voilagrave pourquoi tous mrsquoaccusent ils voudraient me voir tomber ils voudraient me voir peacuterir Mais est-ce que des hommes justes pleins de bon sens doivent eacutecouter ces envieux Est-ce qursquoils ne devraient pas les forcer agrave se taire Est-ce qursquoils ne devraient pas les condamner

LE PREacuteSIDENT ndash Vous parlez bien accuseacute depuis long-temps vous avez eacutetudieacute ces discours en vous-mecircme Mais nous avons lrsquoœil clair nous voyons ce qui se passe en vous ndash Drsquoougrave vient que vous entendez des bruits de sonnette

MATHIS ndash Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette (Bruit de sonnette au dehors)

LE PREacuteSIDENT ndash Vous mentez Dans ce moment mecircme vous entendez ce bruithellip Dites-nous pourquoi

MATHIS ndash Ce nrsquoest rienhellip crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous nrsquoavouez pas la cause de ce bruit nous allons appeler le songeur pour nous lrsquoexpliquer

MATHIS ndash Il est vrai que jrsquoentends ce bruit

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez qursquoil entend ce bruit

MATHIS vivement ndash Ouihellip mais je lrsquoentends en recircve

LE PREacuteSIDENT ndash Eacutecrivez qursquoil lrsquoentend en recircve

MATHIS ndash Il est permis agrave tout honnecircte homme de recircver

ndash 135 ndash

UN SPECTATEUR bas agrave son voisin ndash Crsquoest vrai les recircves nous viennent malgreacute nous

UN AUTRE de mecircme ndash Tout le monde recircve

MATHIS se tournant vers le public ndash Eacutecoutez ne craignez rien pour moihellip Tout ceci nrsquoest qursquoun recircvehellip Si ce nrsquoeacutetait pas un recircve est-ce que ces juges porteraient des perruques comme du temps des anciens seigneurs il y a plus de cent ans A-t-on ja-mais vu des ecirctres assez fous pour srsquooccuper drsquoun bruit de son-nette qursquoon entend en recircve Il faudrait donc aussi condamner un chien qui gronde en recircvant Et voilagrave des juges hellip voilagrave des hommes qui pour de vaines penseacutees veulent faire pendre leur semblable hellip (Il part drsquoun grand eacuteclat de rire)

LE PREacuteSIDENT drsquoun accent seacutevegravere ndash Silence accuseacute si-lence vous approchez du jugement eacuteternel et vous osez rirehellip vous osez affronter les regards de Dieu hellip (Se tournant vers les juges) Messieurs les juges ce bruit de sonnette vient drsquoun sou-venirhellip Les souvenirs font la vie de lrsquohomme on entend la voix de ceux qursquoon a aimeacutes longtemps apregraves leur mort Lrsquoaccuseacute en-tend ce bruit parce qursquoil a dans son acircme un souvenir qursquoil nous cache ndash Le cheval du Polonais avait une sonnette hellip

MATHIS ndash Crsquoest fauxhellip je nrsquoai pas de souvenirs

LE PREacuteSIDENT ndash Taisez-vous

MATHIS avec colegravere ndash Un homme ne peut ecirctre condamneacute sur des suppositions Il faut des preuves Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez que lrsquoaccuseacute se contre-dit il avouaithellip maintenant il se reacutetracte

MATHIS srsquoemportant ndash Nonhellip je nrsquoentends rien hellip (Le bruit de sonnette se fait entendre) Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilleshellip (Le bruit redouble) Je demande Christian mon gendre (Eacutelevant la voix et regardant de tous les cocircteacutes)

ndash 136 ndash

Pourquoi Christian nrsquoest-il pas ici (Silence Les juges se regar-dent Chuchotements dans lrsquoauditoire Le bruit de sonnette srsquoeacuteloigne)

LE PREacuteSIDENT drsquoun ton grave ndash Accuseacute vous persistez dans vos deacuteneacutegations

MATHIS avec force ndash Ouihellip jrsquoai trop de sanghellip voilagrave tout Il nrsquoy a rien contre moi Crsquoest la plus grande injustice de tenir un honnecircte homme dans les prisons Je souffre pour la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Vous persistez hellip ndash Eh bien nous Rudi-ger baron de Mersbach grand preacutevocirct de Sa Majesteacute impeacuteriale en basse Alsace assisteacute de nos conseils et juges sieurs Louis de Falkenstein et de Feininger docteurs egraves droit ndash Consideacuterant que cette affaire traicircne depuis quinze ans qursquoil est impossible de lrsquoeacuteclaircir par les moyens ordinaires ndash Vu la prudence la ruse et lrsquoaudace de lrsquoaccuseacute ndash Vu la mort des teacutemoins qui pourraient nous eacuteclairer dans cette œuvre laborieuse agrave laquelle srsquoattache lrsquohonneur de notre tribunal ndash Attendu que le crime ne peut rester impuni que lrsquoinnocent ne peut succomber pour le cou-pable ndash Consideacuterant que cette cause doit servir drsquoexemple aux temps agrave venir pour reacutefreacutener lrsquoavarice la cupiditeacute de ceux qui se croient couverts par une longue suite drsquoanneacutees ndash Agrave ces causes ordonnons qursquoon entende le songeur ndash Huissiers faites entrer le songeur

MATHIS drsquoune voix terrible ndash Je mrsquoy oppose je mrsquoy op-posehellip Les songes ne prouvent rien

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix ferme ndash Faites entrer le son-geur

MATHIS frappant sur la table ndash Crsquoest abominablehellip crsquoest contraire agrave la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous ecirctes innocent pourquoi donc re-doutez-vous le songeur Parce qursquoil lit dans les acircmes Croyez-

ndash 137 ndash

moi soyez calme ou vos cris prouveront que vous ecirctes cou-pable

MATHIS ndash Je demande lrsquoavocat Linder de Saverne pour une affaire pareille je ne regarde pas agrave la deacutepense Je suis calme comme un homme qui nrsquoa rien agrave se reprocherhellip Je nrsquoai peur de rienhellip mais les recircves sont des recircveshellip (Criant) Pourquoi Chris-tian nrsquoest-il pas ici Mon honneur est son honneurhellip Qursquoon le fasse venirhellip Crsquoest un honnecircte homme celui-lagrave (Srsquoexaltant) Christian je trsquoai fait riche viens me deacutefendre hellip (Silence La scegravene srsquoobscurcit Mathis dans lrsquoalcocircve soupire et srsquoagite Tout devient sombre Au bout drsquoun instant le tribunal reparaicirct dans lrsquoobscuriteacute et srsquoeacuteclaire drsquoun coup Mathis srsquoest rendormi pro-fondeacutement)

V

LES PREacuteCEacuteDENTS LE SONGEUR

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Asseyez-vous

LE SONGEUR ndash Monsieur le preacutesident et messieurs les juges crsquoest la volonteacute de votre tribunal qui me force agrave venir sans cela lrsquoeacutepouvante me tiendrait loin drsquoici

MATHIS ndash On ne peut croire aux folies des songeurs ils trompent le monde pour gagner de lrsquoargenthellip Ce sont des tours de physiquehellip Jrsquoai vu celui-ci chez mon cousin Bocircth agrave Ribeau-villeacute

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Pouvez-vous endormir cet homme

LE SONGEUR regardant Mathis ndash Je le puis Seulement existe-t-il quelques restes de la victime

ndash 138 ndash

LE PREacuteSIDENT indiquant les objets sur la table ndash Ce man-teau et ce bonnet

LE SONGEUR ndash Qursquoon revecircte lrsquoaccuseacute du manteau

MATHIS poussant un cri eacutepouvantable ndash Je ne veux pas

LE PREacuteSIDENT ndash Je lrsquoordonne

MATHIS se deacutebattant ndash Jamais hellip jamaishellip

LE PREacuteSIDENT ndash Vous ecirctes donc coupable

MATHIS ndash Christian hellip ougrave est Christian Il dira lui si je suis un honnecircte homme

UN SPECTATEUR agrave voix basse ndash Crsquoest terrible

MATHIS aux gendarmes qui lui mettent le manteau ndash Tuez-moi tout de suite

LE PREacuteSIDENT ndash Votre reacutesistance vous trahit malheureux

MATHIS ndash Je nrsquoai pas peurhellip (Il a le manteau et frissonne ndash Bas se parlant agrave lui-mecircme) Mathis si tu dors tu es perdu (Il reste debout les yeux fixeacutes devant lui comme frappeacute drsquohorreur)

UNE FEMME DU PEUPLE se levant ndash Je veux sortirhellip lais-sez-moi sortir

LrsquoHUISSIER ndash Silence (La femme se rassied Grand si-lence)

LE SONGEUR les yeux fixeacutes sur Mathis ndash Il dort

MATHIS drsquoun ton sourd ndash Nonhellip nonhellip je ne veux pashellip jehellip

LE SONGEUR ndash Je le veux

MATHIS drsquoune voix haletante ndash Ocirctez-moi ccedilahellip ocirctezhellip

ndash 139 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Il dort Que faut-il lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Ce qursquoil a fait dans la nuit du 24 deacutecembre il y a quinze ans

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes agrave la nuit du 24 deacutecembre 1818

MATHIS bas ndash Oui

LE SONGEUR ndash Quelle heure est-il

MATHIS ndash Onze heures et demie

LE SONGEUR ndash Parlezhellip je le veux

MATHIS ndash Les gens sortent de lrsquoauberge Catherine et la petite Annette sont alleacutees se coucher Kasper rentrehellip il me dit que le four agrave placirctre est allumeacute Je lui reacuteponds mdash Crsquoest bonhellip va dormir jrsquoirai lagrave-bas ndash Il montehellip Je reste seul avec le Polonais qui se chauffe au fourneau Dehors tout est endormi On nrsquoentend rien que de temps en temps la sonnette du cheval sous le hangar Il y a deux pieds de neige (Silence)

LE SONGEUR ndash Agrave quoi pensez-vous

MATHIS ndash Je pense qursquoil me faut de lrsquoargenthellip que si je nrsquoai pas trois mille francs pour le 31 lrsquoauberge sera exproprieacuteehellip Je pense qursquoil nrsquoy a personne dehorshellip qursquoil fait nuit et que le Po-lonais suivra la grande route tout seul dans la neige

LE SONGEUR ndash Est-ce que vous ecirctes deacutejagrave deacutecideacute agrave lrsquoattaquer

MATHIS apregraves un instant de silence ndash Cet homme est forthellip il a des eacutepaules largeshellip Je pense qursquoil se deacutefendra bien si quelqursquoun lrsquoattaque (Mouvement de Mathis)

LE SONGEUR ndash Qursquoavez-vous

ndash 140 ndash

MATHIS bas ndash Il me regardehellip Il a les yeux gris (Drsquoun ac-cent inteacuterieur comme se parlant agrave lui-mecircme) Il faut que je fasse le coup hellip

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes deacutecideacute

MATHIS ndash Ouihellip je ferai le coup hellip je risquehellip je risquehellip

LE SONGEUR ndash Parlez

MATHIS ndash Il faut pourtant que je voiehellip Je sors Tout est noirhellip il neige toujourshellip on ne verra pas mes traces dans la neige (Il legraveve la main et semble chercher quelque chose)

LE SONGEUR ndash Que faites-vous

MATHIS ndash Je tacircte dans le traicircneauhellip srsquoil y a des pistolets hellip (Les juges se regardent mouvement dans lrsquoauditoire) Il nrsquoa rienhellip je ferai le couphellip oui hellip (Il eacutecoute) On nrsquoentend rien dans le villagehellip Lrsquoenfant drsquoAnna Weacuteber pleurehellip Une chegravevre becircle dans lrsquoeacutetablehellip Le Polonais marche dans la chambre

LE SONGEUR ndash Vous rentrez

MATHIS ndash Oui Il a mis six francs sur la table je lui rends sa monnaiehellip Il me regarde bien (Silence)

LE SONGEUR ndash Il vous dit quelque chose

MATHIS ndash Il me demande combien jusqursquoagrave Mutzig hellip Quatre petites lieueshellip je lui souhaite un bon voyagehellip Il me reacute-pond Dieu vous beacutenisse (Silence) Ho ho (La figure de Ma-this change)

LE SONGEUR ndash Quoi

MATHIS bas ndash La ceinture (Brusquement drsquoune voix segraveche) Il sorthellip il est sorti hellip (Mathis en ce moment fait quelques pas les reins courbeacutes il semble suivre sa victime agrave la piste Le Songeur legraveve le doigt pour recommander lrsquoattention aux juges ndash Mathis eacutetendant la main ) La hache hellip ougrave est la

ndash 141 ndash

hache Ah ici derriegravere la porte ndash Quel froid la neige tombehellip pas une eacutetoilehellip Courage Mathis tu auras la ceinturehellip cou-rage (Silence)

LE SONGEUR ndash Il parthellip Vous le suivez

MATHIS ndash Oui

LE SONGEUR ndash Ougrave ecirctes-vous

MATHIS ndash Derriegravere le villagehellip dans les champshellip Quel froid (Il grelotte)

LE SONGEUR ndash Vous avez pris la traverse

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip (Eacutetendant le bras) Voici le grand ponthellip et lagrave-bas dans le fond le ruisseauhellip Comme les chiens pleurent agrave la ferme de Danielhellip comme ils pleurent hellip Et la forge du vieux Finck comme elle est rouge sur la cocircte hellip (Bas se parlant agrave lui-mecircme) Tuer un hommehellip tuer un homme Tu ne feras pas ccedila Mathishellip tu ne feras pas ccedilahellip Dieu ne veut pas hellip (Se remettant agrave marcher les reins courbeacutes) Tu es fou hellip Eacutecoute tu seras richehellip ta femme et ton enfant nrsquoauront plus besoin de rienhellip Le Polonais est venuhellip tant pishellip tant pishellip Il ne devait pas venir hellip Tu payeras tout tu nrsquoauras plus de detteshellip (Criant drsquoun ton sourd) Il nrsquoy a pas de bon Dieu il faut que tu lrsquoassommes hellip ndash Le ponthellip deacutejagrave le pont hellip (Silence il srsquoarrecircte et precircte lrsquooreille) Personne sur la route personnehellip (Drsquoun air drsquoeacutepouvante) Quel silence (Il srsquoessuie le front de la main) Tu as chaud Mathishellip ton cœur bathellip crsquoest agrave force de courirhellip Une heure sonne agrave Weacutechemhellip et la lune qui vienthellip Le Polonais est peut-ecirctre deacutejagrave passeacutehellip Tant mieuxhellip tant mieux hellip (Eacutecoutant) La sonnettehellip oui hellip (Il srsquoaccroupit brusquement et reste immobile Silence Tous les yeux sont fixeacutes sur lui ndash Bas) Tu seras richehellip tu seras richehellip tu seras riche hellip (Le bruit de la sonnette se fait entendre Une jeune femme se couvre la figure de son tablier drsquoautres deacutetournent la tecircte Tout agrave coup Mathis se dresse en poussant une sorte de rugissement et frappe un

ndash 142 ndash

coup terrible sur la table) Ah ah je te tienshellip juif hellip (Il se preacutecipite en avant et frappe avec une sorte de rage)

UNE FEMME ndash Ah mon Dieu hellip (Elle srsquoaffaisse)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix vibrante ndash Emportez cette femme (On emporte la femme)

MATHIS se redressant ndash Il a son compte (il se penche et regarde puis frappant un dernier coup) Il ne remue plushellip crsquoest fini (Il se relegraveve en exhalant un soupir et promegravene les yeux autour de lui) Le cheval est parti avec le traicircneau (Eacutecou-tant) Quelqursquoun hellip (Il se retourne eacutepouvanteacute et veut fuir) Nonhellip crsquoest le vent dans les arbreshellip (Se baissant) Vitehellip vitehellip la ceinture Je lrsquoaihellip ha (Il fait le geste de se boucler la cein-ture aux reins) Elle est pleine drsquoor toute pleine hellip Deacutepecircche-toihellip Mathishellip deacutepecircche-toi hellip (Il se baisse et semble charger le corps sur son eacutepaule puis il se met agrave tourner autour de la table du tribunal les reins courbeacutes le pas lourd comme un homme ployant sous un fardeau)

LE SONGEUR ndash Ougrave allez-vous

MATHIS srsquoarrecirctant ndash Au four agrave placirctre

LE SONGEUR ndash Vous y ecirctes

MATHIS ndash Oui (Faisant le geste de jeter son fardeau agrave terre) Comme il eacutetait lourd hellip (Il respire avec force puis il se baisse et semble ramasser de nouveau le cadavre ndash Drsquoune voix rauque) Va dans le feu juif va dans le feu hellip (Il semble pous-ser avec une perche de toutes ses forces Tout agrave coup il jette un cri drsquohorreur et srsquoaffaisse la tecircte entre les mains ndash Bas) Quels yeux hellip oh quels yeux hellip (Long silence Relevant la tecircte) Tu es fou Mathis hellip Regardehellip il nrsquoy a deacutejagrave plus rien que les oshellip Les os brucirclent aussihellip Maintenant la ceinturehellip Mets lrsquoor dans tes pocheshellip Crsquoest celahellip Personne ne saura rienhellip On ne trouve-ra pas de preuves

ndash 143 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Que faut-il encore lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Cela suffit (Au greffier) Vous avez eacutecrit

LE GREFFIER ndash Oui monsieur le preacutesident

LE PREacuteSIDENT ndash Eh bien qursquoon lrsquoeacuteveille et qursquoil voie lui-mecircme

LE SONGEUR ndash Eacuteveillez-voushellip je le veux (Mathis srsquoeacuteveille il est comme eacutetourdi)

MATHIS ndash Ougrave donc est-ce que je suis (Il regarde) Ah ouihellip Qursquoest-ce qui se passe

LE GREFFIER ndash Voici votre deacutepositionhellip Lisez

MATHIS apregraves avoir lu quelques lignes ndash Malheureux Jrsquoai tout dit hellip Je suis perdu hellip

LE PREacuteSIDENT aux juges ndash Vous venez drsquoentendrehellip il srsquoest condamneacute lui-mecircme

MATHIS arrachant le manteau ndash Je reacuteclamehellip crsquoest fauxhellip Vous ecirctes tous des gueux hellip Christianhellip mon gendrehellip Je de-mande Christianhellip

LE PREacuteSIDENT ndash Gendarmes imposez silence agrave cet homme (Les gendarmes entourent Mathis)

MATHIS se deacutebattant ndash Crsquoest un crime contre la justicehellip on mrsquoocircte mon seul teacutemoinhellip Je reacuteclame devant Dieu (Drsquoune voix deacutechirante) Christianhellip on veut tuer le pegravere de ta femmehellip Agrave mon secours (Il se deacutebat comme un furieux)

LE PREacuteSIDENT avec tristesse ndash Accuseacute vous me forcez de vous dire ce que jrsquoaurais voulu vous taire En apprenant les charges qui pesaient sur vous Christian Becircme srsquoest donneacute la mort hellip (Mathis reste comme stupeacutefieacute les yeux fixeacutes sur le preacute-

ndash 144 ndash

sident Grand silence Les juges se consultent agrave voix basse Au bout drsquoun instant le preacutesident se legraveve)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix lente ndash Attendu que dans la nuit du 24 deacutecembre 1808 entre minuit et une heure Hans Ma-this a commis sur la personne de Baruch Koweski le crime drsquoassassinat avec les circonstances aggravantes de preacutemeacutedita-tion de nuit et de vol agrave main armeacutee nous le condamnons agrave ecirctre pendu par le cou jusqursquoagrave ce que mort srsquoen suive (Se tournant vers un huissier) Huissier faites entrer le scharfrichter5 (Grande rumeur dans lrsquoauditoire Lrsquohuissier ouvre la porte de droite un petit homme vecirctu de rouge la face pacircle et les yeux brillants paraicirct sur le seuil Profond silence Le preacutesident eacutetend le bras vers Mathis Bruit violent de sonnette Mathis porte ses mains agrave sa tecircte et chancelle Tout disparaicirct ndash On se retrouve dans la chambre du bourgmestre Il fait grand jour le soleil entre par les fentes des persiennes et srsquoallonge en traicircneacutees lu-mineuses sur le plancher Les rideaux de lrsquoalcocircve srsquoagitent La carafe tombe de la table de nuit et se brise Au mecircme instant une musique joyeuse eacuteclate devant lrsquoauberge elle joue le vieil air de Lauterbach des voix nombreuses lrsquoaccompagnent Ce sont les garccedilons drsquohonneur qui donnent lrsquoaubade agrave la fianceacutee On entend les gens courir dans la rue Une fenecirctre srsquoouvre la musique cesse Grands eacuteclats de rire Voix nombreuses mdash La voilagrave la voilagravehellip crsquoest Annette hellip ndash La musique et les chants re-commencent et peacutenegravetrent dans lrsquoauberge Grand tumulte au-dessous Des pas rapides montent lrsquoescalier on frappe agrave la porte de Mathis)

CATHERINE dehors criant ndash Mathis legraveve-toi Il fait grand jour Tous les inviteacutes sont en bas (Silence On frappe plus fort)

5 Bourreau

ndash 145 ndash

CHRISTIAN de mecircme ndash Monsieur Mathis monsieur Ma-this (Silence) Comme il dorthellip (Drsquoautres pas montent lrsquoescalier On frappe agrave coups redoubleacutes)

WALTER de mecircme ndash Heacute Mathis Allons donchellip La noce est commenceacuteehellip hop hop hellip (Long silence) Crsquoest drocircle il ne reacutepond pas

CATHERINE drsquoune voix inquiegravete ndash Mathis Mathis (On entend des chuchotements une discussion puis la voix de Christian srsquoeacutelegraveve et dit drsquoun ton brusque mdash Non crsquoest inutile laissez-moi faire ndash et presque aussitocirct la porte secoueacutee vio-lemment srsquoouvre tout au large Christian paraicirct il est en grand uniforme)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Monsieur Mathis hellip (Il aperccediloit les deacutebris de la carafe sur le plancher court agrave lrsquoalcocircve eacutecarte les rideaux et pousse un cri)

CATHERINE accourant toute inquiegravete ndash Qursquoest-ce que crsquoest Qursquoest-ce qursquoil y a Christian

CHRISTIAN se retournant vivement ndash Ne regardez pas madame Catherine hellip (Il la prend dans ses bras et lrsquoentraicircne vers la porte en criant drsquoune voix enroueacutee) Le docteur Frantz le docteur Frantz

CATHERINE se deacutebattant ndash Laissez-moi Christianhellip je veux voirhellip

CHRISTIAN ndash Non (Criant dans lrsquoescalier agrave ceux qui se trouvent en bas) ndash Empecircchez Annette de monter ndash Oh mon Dieu mon Dieu (Pendant cette scegravene Walter Heinrich et un grand nombre drsquoinviteacutes hommes et femmes sont entreacutes dans la chambre ils se pressent autour de lrsquoalcocircve Heinrich ouvre les fenecirctres et pousse les persiennes)

ndash 146 ndash

WALTER regardant Mathis ndash Il a la figure toute bleue (Stupeur geacuteneacuterale Le docteur Frantz entre tout essouffleacute On srsquoeacutecarte pour lui livrer passage)

LE DOCTEUR vivement ndash Crsquoest une attaque drsquoapoplexie (Tirant sa trousse de sa poche) Tenez le bras maicirctre Walterhellip Pourvu que le sang vienne (Les musiciens entrent leurs ins-truments agrave la main une foule de gens endimancheacutes les suivent chuchotant entre eux et marchant sur la pointe des pieds puis une jeune femme portant un enfant dans ses bras paraicirct sur le seuil et srsquoarrecircte interdite agrave la vue de tout ce monde Lrsquoenfant souffle dans une petite trompette)

WALTER ndash Le sang ne vient pas

LE DOCTEUR ndash Non (Se retournant avec colegravere) Faites donc taire cet enfant

LA JEUNE FEMME ndash Tais-toi Ludwig Donne (Elle veut lui prendre la trompette Lrsquoenfant reacutesiste et se met agrave pleurer)

LE DOCTEUR drsquoune voix triste ndash Crsquoest finihellip monsieur le bourgmestre est morthellip le vin blanc lrsquoa tueacute

WALTER ndash Oh mon pauvre Mathis (Il srsquoaccoude sur le lit la figure dans les mains et pleure On entend dans la salle au-dessous les cris deacutechirants de Catherine et drsquoAnnette)

HEINRICH regardant Mathis ndash Quel malheur un si brave homme

UN AUTRE bas agrave son voisin ndash Crsquoest la plus belle morthellip On ne souffre pas

ndash 147 ndash

LES BOHEacuteMIENS DrsquoALSACE

SOUS LA REacuteVOLUTION

laquo Puisque tu veux savoir pourquoi nous avons quitteacute la France me dit le vieux Boheacutemien Bockes6 rappelle-toi drsquoabord la grande caverne du Harberg Elle est agrave mi-cocircte sous une roche couverte de bruyegraveres ougrave passe le sentier de Dagsbourg On lrsquoappelle maintenant le Trou-de-lrsquoErmite parce qursquoun vieil er-

6 Bacchus

ndash 148 ndash

mite y demeure Mais bien des anneacutees avant quand les sei-gneurs avaient encore des chacircteaux en Alsace et dans les Vosges nos gens vivaient dans ce trou de pegravere en fils Personne ne venait nous troubler au contraire on nous faisait du bien nos femmes et nos filles allaient dire la bonne aventure jusqursquoau fond de la Lorraine nos hommes jouaient de la musique les tout vieux et les toutes vieilles restaient seuls au Harberg cou-cheacutes sur des tas de feuilles avec les petits enfants

laquo Je te dis Christian que nous eacutetions une fourmiliegravere on ne pouvait pas nous compter Souvent il rentrait trois et quatre troupes par jour le pain le vin le lard le fromage ne man-quaient pas tout venait en abondance

laquo Au fond de ce creux nous avions aussi le grand-pegravere Da-niel blanc comme une chouette qui perd son duvet agrave force de vieillesse et tout agrave fait aveugle On ne pouvait le reacuteveiller qursquoen lui mettant un bon morceau sous le nez alors il soupirait et se redressait un peu le dos contre la roche Deux autres vieilles ra-tatineacutees et chauves lui tenaient compagnie

laquo Eh bien tu le croiras si tu veux les seigneurs et les grandes dames drsquoAlsace et de Lorraine nrsquoavaient de confiance que dans lrsquoesprit de ces vieilles Ils arrivaient agrave cheval avec leurs domestiques et leurs chasseurs pour se faire expliquer lrsquoavenir et les amours et plus les vieilles radotaient plus elles beacute-gayaient en recircve plus ces seigneurs et ces dames avaient lrsquoair de les comprendre et paraissaient contents raquo

Bockes se mit agrave rire tout bas en hochant la tecircte et vida son verre

laquo Crsquoest lagrave parmi des centaines drsquoautres que je suis venu au monde reprit-il au moins je le pense Il est bien possible que ce soit sur un sentier drsquoAlsace ou des Vosges mais ce qui me re-vient drsquoabord crsquoest notre caverne nos gens qui rentraient par bandes avec leurs cors leurs trompettes et leurs cymbales

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laquo Une chose qui me fait encore plus de plaisir quand jrsquoy pense ce sont mes premiers voyages sur le dos de ma megravere Elle eacutetait jeune toute brune et bien contente de mrsquoavoir Elle me portait dans un vieux chacircle garni de franges lieacute sur son eacutepaule et je passais la tecircte dans un pli pour regarder les environs ndash Un grand noir qui jouait du trombone nous suivait et me clignait des yeux en riant de bonne humeur Crsquoeacutetait mon pegravere

laquo Nous montions et nous descendions Je regardais deacutefiler les arbres les rochers les vallons les ruisseaux ougrave ma megravere en-trait jusqursquoaux genoux les fermes les moulins et les scieries Nous allions toujours et le soir nous faisions du feu sous une roche au coin drsquoun bois On suspendait la marmite drsquoautres troupes arrivaient chacun apportait quelque chose agrave frire On srsquoallongeait les jambes on allumait sa pipe on riait les garccedilons et les filles dansaient Quelle vie Dans cent ans je verrais la flamme rouge qui monte dans les genecircts lrsquoombre des arbres qui srsquoallonge sur la cocircte brune couverte de feuilles mortes les ronces qui se traicircnent les grosses branches qui srsquoeacutetendent dans lrsquoair ndash les eacutetoiles au-dessus ndash jrsquoentendrais le torrent qui gronde le vent qui passe dans les feuilles le moulin qui marche tou-jours les hautes grives qui se reacutepondent drsquoun bout de la forecirct agrave lrsquoautre

laquo Vous autres vous ne connaissez pas ces choses Vous aimez un bon feu lrsquohiver en racontant vos histoires agrave la veilleacutee avec des pommes de terre et des navets dans votre cave Qursquoest-ce que cela Christian aupregraves de notre marmite qui fume dans les bois quand la lune monte lentement au-dessus des sapi-niegraveres quand le feu srsquoendort et que le sommeil arrive

laquo Moi pendant des heures jrsquoaurais pu regarder la lune

laquo Et le lendemain au petit jour quand le coq de la ferme voisine nous eacuteveillait que la roseacutee tombait doucement et qursquoon se secouaithellip

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laquo Ah gueux de coq nous ne trsquoavons pas attrapeacute mais garehellip ton tour viendra

laquo Si les chreacutetiens connaissaient cette vie ils nrsquoen vou-draient pas drsquoautre

laquo Malheureusement les meilleures choses ne peuvent pas durer Quelques mois plus tard au lieu drsquoecirctre bien agrave lrsquoaise sur le dos de ma megravere je galopais derriegravere elle les pieds nus et jrsquoen regardais un autre plus petit creacutepu comme moi les legravevres grosses et le nez un peu camard qui se dorlotait dans mon bon sac qui buvait qui regardait par la fente de mon sac sans srsquoinquieacuteter de rien Crsquoest agrave lui que le grand noir souriait et crsquoest lui que ma megravere couvrait bien le soir en me disant seulement mdash laquo Approche-toi du feu raquo

laquo Je grelottais et je pensais en regardant lrsquoautre

laquo Que la peste trsquoeacutetouffe sans toi je serais encore dans le sac et jrsquoattraperais les bons morceaux raquo

laquo Je ne le trouvais pas aussi beau que moi Je ne compre-nais pas pourquoi ce gueux avait pris ma place et je ne pouvais pas le sentir

laquo Mais le pire crsquoest qursquoil fallut bientocirct gagner sa vie danser sur les mains et faire des tours de souplesse

laquo Tu sauras Christian que nous avions chez nous des dan-seurs de corde des musiciens et des diseuses de bonne aven-ture ndash Le grand noir essaya drsquoabord de me faire danser sur la corde mais la tecircte me tournait je croyais toujours tomber et je mrsquoaccrochais avec les mains malgreacute moi enfin ce nrsquoeacutetait pas mon ideacutee

laquo Alors un vieux qui srsquoappelait Horni mrsquoadopta pour jouer de la trompette et tout de suite jrsquoattrapai lrsquoembouchure Apregraves la trompette jrsquoappris le cor apregraves le cor le trombone Dans toute notre troupe on nrsquoavait jamais eu de meilleur trombone

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que moi Pendant que les autres risquaient de se casser le cou en dansant sur la corde je soufflais avec un grand courage et jrsquoallais aussi faire les publications je battais de la caisse comme un tambour-maicirctre

laquo Nous revenions toujours au Harberg et jrsquoavais deacutejagrave cinq ou six petits fregraveres et sœurs lorsqursquoarriva le commencement de la guerre entre tout le monde Cela commenccedila du cocircteacute de Sarre-bourg ougrave les gens se mirent agrave tomber sur les juifs on leur cas-sait les vitres on jetait les plumes de leurs lits par les fenecirctres de sorte que vous marchiez dans ces plumes jusqursquoaux genoux Les gens chantaient laquo Ccedila ira raquo Tout eacutetait en lrsquoair et je me rappelle que nous avions eacuteteacute forceacutes de nous sauver de Lixheim ougrave lrsquoon brucirclait les papiers de la mairie devant lrsquoeacuteglise

laquo Le vieux Horni disait que le monde devenait fou Nous courions agrave travers les bois parce que le tocsin sonnait agrave Mittel-bronn agrave Lutzelbourg au Dagsberg tous les paysans hommes femmes enfants srsquoavanccedilaient hors des villages avec leurs fourches leurs haches et leurs pioches en chantant

laquo Ccedila va ccedila ira hellip raquo

laquo Plusieurs tiraient des coups de fusil Comme nous arri-vions agrave la nuit sur le plateau de Hacirczelbourg Horni srsquoarrecircta car il ne pouvait plus courir il eacutetendit la main du cocircteacute de lrsquoAlsace et tout le long des montagnes au-dessus des bois je vis les chacirc-teaux et les couvents brucircler jusqursquoaux frontiegraveres de la Suisse La fumeacutee rouge montait aussi des vallons et dans la plaine les toc-sins bourdonnaient ensuite tantocirct agrave droite tantocirct agrave gauche on voyait quelque chose srsquoallumer

laquo Nous tremblions comme des malheureux

laquo En arrivant vers une heure du matin agrave la caverne du Harberg aucun bruit ne srsquoentendait et nous croyions que tous nos gens venaient drsquoecirctre extermineacutes Par bonheur ce nrsquoeacutetait rien notre monde restait assis dans lrsquoombre sans oser allumer

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de feu et toute cette nuit les troupes arrivaient de Lorraine et drsquoAlsace disant mdash Tel chacircteau brucircle telle eacuteglise est en feu Dans tel endroit on veut pendre le cureacute Dans tel autre on chasse les moines hellip Les seigneurs se sauvent hellip Le reacutegiment drsquoAuvergne qui est agrave Phalzbourg a casseacute tous ses officiers nobles il a nommeacute des caporaux et des sergents agrave leur place etc etc raquo

laquo Cette extermination dura plusieurs anneacutees Les paysans eacutetaient las des couvents et des chacircteaux ils voulaient cultiver la terre pour leur propre compte

laquo Nous autres agrave la fin nous avions repris courage et nous recommencions nos tourneacutees Tout eacutetait changeacute les gens avaient des cocardes agrave leurs bonnets ils se mettaient tous agrave precirccher et srsquoappelaient citoyens entre eux les semaines avaient dix jours et le dimanche srsquoappelait deacutecadi mais cela nous eacutetait bien eacutegal et mecircme nous vivions de mieux en mieux parce que les citoyens laissaient leurs portes ouvertes en criant que crsquoeacutetait le regravegne de la vertu

laquo Pas un seul drsquoentre nous nrsquoavait de deacutefiance lorsqursquoun matin au commencement des foires drsquoautomne au petit jour et comme les bandes allaient se mettre en route la vieille Ouldine vit une quinzaine de gendarmes agrave lrsquoentreacutee de la caverne et der-riegravere eux une ligne de baiumlonnettes Aussitocirct elle rentra les mains en lrsquoair et chacun allait voir Des paysans arrivaient aussi plus loin avec une longue file de charrettes pour nous emme-ner Tu penses Christian quels cris les femmes poussaient mais les hommes ne disaient rien Crsquoeacutetait le temps ougrave lrsquoon cou-pait le cou des gens par douzaines et nous croyions tous qursquoon allait nous conduire agrave Sarrebourg pour avoir le cou coupeacute drsquoautant plus que le juge de paix eacutetait avec la milice

laquo Malgreacute nos cris on nous fit sortir deux agrave deux Le briga-dier disait laquo Ccedila ne finira donc jamais

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laquo Nous eacutetions pregraves de deux cents ndash Les femmes et les pe-tits enfants montaient sur les charrettes Les hommes et les gar-ccedilons marchaient derriegravere entre deux files de soldats

laquo Lorsqursquoon fit sortir le vieux Daniel et la vieille Margareth agrave peine eacutetaient-ils dehors au grand air qursquoils moururent tout de suite On les mit tout de mecircme sur une charrette Horni Klein-michel et moi nous suivions en pleurant Toutes nos femmes eacutetaient comme mortes de frayeur On ne voulait pourtant pas nous faire de mal on voulait seulement nous forcer drsquoavoir des noms de famille pour nous reconnaicirctre agrave la conscription

laquo Tous les gens des villages ougrave nous passions venaient nous voir et nous appelaient aristocrates

laquo Une fois agrave Sarrebourg devant la mairie au milieu des soldats on nous fit monter lrsquoun apregraves lrsquoautre prendre des noms qursquoon eacutecrivait sur un gros livre

laquo Le pegravere Greacutebus eut de lrsquoouvrage avec nous jusqursquoau soir ndash On nous forccedilait aussi de choisir un logement ailleurs qursquoau Harberg

laquo Crsquoest depuis ce temps que je me suis appeleacute Bockes Jrsquoeacutetais alors un grand et beau garccedilon de vingt ans tout droit avec une belle chevelure friseacutee laquo Toi me dit le maire en me re-gardant tu ressembles au dieu du bon vin tu trsquoappelleras Bockes raquo

laquo Il dit au vieux Horni qursquoil srsquoappellerait Sileacutenas agrave cause de son gros ventre et tout le monde riait

laquo On nous relacirccha les uns apregraves les autres

laquo Horni Kleinmichel et moi nous restions ensemble dans une chambre au Bigelberg Nous courions toujours les foires mais depuis que nous avions des noms et qursquoon nous appelait citoyens la joie srsquoen eacutetait alleacutee

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laquo Aussi lorsqursquoun peu plus tard on voulut nous forcer de prendre des meacutetiers et de travailler comme tout le monde Sileacute-nas me dit

laquo Eacutecoute Bockes tout cela mrsquoennuie Quand jrsquoai vu les Franccedilais brucircler les couvents et les chacircteaux jrsquoeacutetais content je pensais mdash Ils veulent se faire boheacutemiens ndash Mais agrave preacutesent je vois bien qursquoils sont fous Jrsquoaimerais mieux ecirctre mort que de cultiver la terre comme un gorgio7 Allons-nous-en raquo

laquo Et le mecircme jour nous particircmes pour la Forecirct-Noire

laquo Voilagrave cinquante ans que nous roulons dans ce pays Kleinmichel et moi Les Allemands nous laissent bien tran-quilles Pourvu qursquoon leur joue des valses et des hopser pen-dant qursquoils boivent des chopes ils sont heureux et ne deman-dent pas autre chose ndash Crsquoest un bon peuple raquo

7 Chreacutetien

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MESSIRE TEMPUS

Le jour de la Saint-Seacutebalt vers sept heures du soir je met-tais pied agrave terre devant lrsquohocirctel de la Couronne agrave Pirmasens Il avait fait une chaleur drsquoenfer tout le jour mon pauvre Schim-mel nrsquoen pouvait plus Jrsquoeacutetais en train de lrsquoattacher agrave lrsquoanneau de la porte quand une assez jolie fille les manches retrousseacutees le tablier sur le bras sortit du vestibule et se mit agrave mrsquoexaminer en souriant

laquo Ougrave donc est le pegravere Bleacutesius lui demandai-je

mdash Le pegravere Bleacutesius fit-elle drsquoun air eacutebahi vous revenez sans doute de lrsquoAmeacuterique hellip Il est mort depuis dix ans

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mdash Mort hellip Comment le brave homme est mort Et made-moiselle Charlotte raquo

La jeune fille ne reacutepondit pas elle haussa les eacutepaules et me tourna le dos

Jrsquoentrai dans la grande salle tout meacuteditatif Rien ne me pa-rut changeacute les bancs les chaises les tables eacutetaient toujours agrave leur place le long des murs Le chat blanc de mademoiselle Charlotte les poings fermeacutes sous le ventre et les paupiegraveres de-mi-closes poursuivait son recircve fantastique Les chopes les can-nettes drsquoeacutetain brillaient sur lrsquoeacutetagegravere comme autrefois et lrsquohorloge dans son eacutetui de noyer continuait de battre la ca-dence Mais agrave peine eacutetais-je assis pregraves du grand fourneau de fonte qursquoun chuchotement bizarre me fit tourner la tecircte La nuit envahissait alors la salle et jrsquoaperccedilus derriegravere la porte trois per-sonnages heacuteteacuteroclites accroupis dans lrsquoombre autour drsquoune cannette baveuse ils jouaient au rams un borgne un boiteux un bossu

laquo Singuliegravere rencontre me dis-je Comment diable ces gaillards-lagrave peuvent-ils reconnaicirctre leurs cartes dans une obscu-riteacute pareille Pourquoi cet air meacutelancolique raquo

En ce moment mademoiselle Charlotte entra tenant une chandelle agrave la main

Pauvre Charlotte elle se croyait toujours jeune elle por-tait toujours son petit bonnet de tulle agrave fines dentelles son fichu de soie bleue ses petits souliers agrave hauts talons et ses bas blancs bien tireacutes Elle sautillait toujours et se balanccedilait sur les hanches avec gracircce comme pour dire laquo Heacute heacute voici mademoiselle Charlotte Oh les jolis petits pieds que voilagrave les mains fines les bras dodus heacute heacute heacute raquo

Pauvre Charlotte que de souvenirs enfantins me revinrent en meacutemoire

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Elle deacuteposa sa lumiegravere au milieu des buveurs et me fit une reacuteveacuterence gracieuse deacuteveloppant sa robe en eacuteventail souriant et pirouettant

laquo Mademoiselle Charlotte ne me reconnaissez-vous donc pas raquo mrsquoeacutecriai-je

Elle ouvrit de grands yeux puis elle me reacutepondit en mi-naudant

laquo Vous ecirctes M Theacuteodore Oh je vous avais bien reconnu Venez venez raquo

Et me prenant par la main elle me conduisit dans sa chambre elle ouvrit un secreacutetaire et feuilletant de vieux pa-piers de vieux rubans des bouquets faneacutes de petites images tout agrave coup elle srsquointerrompit et srsquoeacutecria laquo Mon Dieu crsquoest au-jourdrsquohui la Saint-Seacutebalt Ah monsieur Theacuteodore monsieur Theacuteodore vous tombez bien raquo Elle srsquoassit agrave son vieux clavecin et chanta comme jadis du bout des legravevres

Rose de mai pourquoi tarder encore

Agrave revenir

Cette vieille chanson la voix fecircleacutee de Charlotte sa petite bouche rideacutee qursquoelle nrsquoosait plus ouvrir ses petites mains segraveches qursquoelle tapait agrave droitehellip agrave gauchehellip sans mesurehellip ho-chant la tecircte levant les yeux au plafondhellip les freacutemissements meacute-talliques de lrsquoeacutepinettehellip et puis je ne sais quelle odeur de vieux reacuteseacutedahellip drsquoeau de rose tourneacutee au vinaigrehellip Oh horreur deacute-creacutepitude hellip folie Oh patraque abominable frissonnehellip miaulehellip grincehellip cassehellip deacutetraque-toi Que tout sautehellip que tout srsquoen aille au diable hellip Quoi hellip crsquoest lagrave Charlotte hellip elle elle hellip ndash Abomination

Je pris une petite glace et me regardaihellip jrsquoeacutetais bien pacircle laquo Charlotte hellip Charlotte raquo mrsquoeacutecriai-je

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Aussitocirct revenant agrave elle et baissant les yeux drsquoun air pu-dique

laquo Theacuteodore murmura-t-elle mrsquoaimez-vous toujours raquo

Je sentis la chair de poule srsquoeacutetendre tout le long de mon dos ma langue se coller au fond de mon gosier Drsquoun bond je mrsquoeacutelanccedilai vers la porte mais la vieille fille pendue agrave mon eacutepaule srsquoeacutecriait

laquo Oh cherhellip cher cœur ne mrsquoabandonne pashellip ne me livre pas au bossu hellip Bientocirct il va venirhellip il revient tous les anshellip crsquoest aujourdrsquohui son jourhellip eacutecoute raquo

Alors precirctant lrsquooreille jrsquoentendis mon cœur galoper ndash La rue eacutetait silencieuse je soulevai la persienne Lrsquoodeur fraicircche du chegravevrefeuille emplit la petite chambre Une eacutetoile brillait au loin sur la montagnehellip je la fixai longtempshellip une larme obscurcit ma vue et me retournant je vis Charlotte eacutevanouie

laquo Pauvre vieille jeune fille tu seras donc toujours en-fant raquo

Quelques gouttes drsquoeau fraicircche la ranimegraverent et me regar-dant

laquo Oh pardonnez pardonnez monsieur dit-elle je suis follehellip En vous revoyant tant de souvenirs hellip raquo

Et se couvrant la figure drsquoune main elle me fit signe de mrsquoasseoir

Son air raisonnable mrsquoinquieacutetaithellip Enfinhellip que faire

Apregraves un long silence

laquo Monsieur reprit-elle ce nrsquoest donc pas lrsquoamour qui vous ramegravene dans ce pays

mdash Heacute ma chegravere demoiselle lrsquoamour lrsquoamour Sans doutehellip lrsquoamour Jrsquoaime toujours la musiquehellip jrsquoaime toujours

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les fleurs Mais les vieux airshellip les vieilles sonateshellip le vieux reacute-seacutedahellip Que diable

mdash Heacutelas dit-elle en joignant les mains je suis donc con-damneacutee au bossu

mdash De quel bossu parlez-vous Charlotte Est-ce de celui de la salle Vous nrsquoavez qursquoagrave dire un mot et nous le mettrons agrave la porte raquo

Mais hochant la tecircte tristement la pauvre fille parut se re-cueillir et commenccedila cette histoire singuliegravere

laquo Trois messieurs comme il faut M le garde geacuteneacuteral M le notaire et M le juge de paix de Pirmasens me demandegraverent ja-dis en mariage Mon pegravere me disait

laquo Charlotte tu nrsquoas qursquoagrave choisir Tu le vois ce sont de beaux partis raquo

laquo Mais je voulais attendre Jrsquoaimais mieux les voir tous les trois reacuteunis agrave la maison On chantait on riait on causait Toute la ville eacutetait jalouse de moi Oh que les temps sont changeacutes

laquo Un soir ces messieurs eacutetaient reacuteunis sur le banc de pierre devant la porte Il faisait un temps magnifique comme au-jourdrsquohui Le clair de lune remplissait la rue On buvait du vin muscat sous le chegravevrefeuille Et moi assise devant mon clave-cin entre deux beaux candeacutelabres je chantais laquo Rose de mai raquo Vers dix heures on entendit un cheval descendre la rue il marchait clopin clopant et toute la socieacuteteacute se disait laquo Quel bruit eacutetrange raquo Mais comme on avait beaucoup bu chanteacute danseacute la joie donnait du courage et ces messieurs riaient de la peur des dames On vit bientocirct srsquoavancer dans lrsquoombre un grand gaillard agrave cheval il portait un immense feutre agrave plumes un ha-bit vert son nez eacutetait long sa barbe jaune enfin il eacutetait borgne boiteux et bossu

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laquo Vous pensez monsieur Theacuteodore combien tous ces mes-sieurs srsquoeacutegayegraverent agrave ses deacutepens mes amoureux surtout chacun lui lanccedilait un quolibet mais lui ne reacutepondait rien

laquo Arriveacute devant lrsquohocirctel il srsquoarrecircta et nous vicircmes alors qursquoil vendait des horloges de Nuremberg il en avait beaucoup de pe-tites et de moyennes suspendues agrave des ficelles qui lui passaient sur les eacutepaules mais ce qui me frappa le plus ce fut une grande horloge poseacutee devant lui sur la selle le cadran de faiumlence tourneacute vers nous et surmonteacute drsquoune belle peinture repreacutesentant un coq rouge qui tournait leacutegegraverement la tecircte et levait la patte

laquo Tout agrave coup le ressort de cette horloge partit et lrsquoaiguille tourna comme la foudre avec un cliquetis inteacuterieur terrible Le marchand fixa tour agrave tour ses yeux gris sur le garde geacuteneacuteral que je preacutefeacuterais sur le notaire que jrsquoaurais pris ensuite et sur le juge de paix que jrsquoestimais beaucoup Pendant qursquoil les regardait ces messieurs sentirent un frisson leur parcourir tout le corps En-fin quand il eut fini cette inspection il se prit agrave rire tout bas et poursuivit sa route au milieu du silence geacuteneacuteral

laquo Il me semble encore le voir srsquoeacuteloigner le nez en lrsquoair et frappant son cheval qui nrsquoen allait pas plus vite

laquo Quelques jours apregraves le garde geacuteneacuteral se cassa la jambe puis le notaire perdit un œil et le juge de paix se courba lente-ment lentement Aucun meacutedecin ne connaicirct de remegravede agrave sa ma-ladie il a beau mettre des corsets de fer sa bosse grossit tous les jours raquo

Ici Charlotte se prit agrave verser quelques larmes puis elle con-tinua

laquo Naturellement les amoureux eurent peur de moi tout le monde quitta notre hocirctel plus une acircme de loin en loin un voyageur

mdash Pourtant lui dis-je jrsquoai remarqueacute chez vous ces trois malheureux infirmes ils ne vous ont pas quitteacutee

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mdash Crsquoest vrai dit-elle mais personne nrsquoa voulu drsquoeux et puis je les fais souffrir sans le vouloir Crsquoest plus fort que moi jrsquoeacuteprouve lrsquoenvie de rire avec le borgne de chanter avec le bossu qui nrsquoa plus qursquoun souffle et de danser avec le boiteux Quel malheur quel malheur hellip

mdash Ah ccedila mrsquoeacutecriai-je vous ecirctes donc folle

mdash Chut fit-elle tandis que sa figure se deacutecomposait drsquoune maniegravere horrible chut le voici raquo

Elle avait les yeux eacutecarquilleacutes et mrsquoindiquait la fenecirctre avec terreur

En ce moment la nuit eacutetait noire comme un four Cepen-dant derriegravere les vitres closes je distinguai vaguement la sil-houette drsquoun cheval et jrsquoentendis un hennissement sourd

laquo Calmez-vous Charlotte calmez-vous crsquoest une becircte eacutechappeacutee qui broute le chegravevrefeuille raquo

Mais au mecircme instant la fenecirctre srsquoouvrit comme par lrsquoeffet drsquoun coup de vent une longue tecircte sarcastique surmonteacutee drsquoun immense chapeau pointu se pencha dans la chambre et se prit agrave rire silencieusement tandis qursquoun bruit drsquohorloges deacutetraqueacutees sifflait dans lrsquoair Ses yeux se fixegraverent drsquoabord sur moi ensuite sur Charlotte pacircle comme la mort puis la fenecirctre se referma brusquement

laquo Oh pourquoi suis-je revenu dans cette bicoque mrsquoeacutecriai-je avec deacutesespoir raquo

Et je voulus mrsquoarracher les cheveux mais pour la pre-miegravere fois de ma vie je dus convenir que jrsquoeacutetais chauve

Charlotte folle de terreur piaffait sur son clavecin au ha-sard et chantait drsquoune voix perccedilante laquo Rose de mai hellip Rose de mai hellip raquo Crsquoeacutetait eacutepouvantable

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Je mrsquoenfuis dans la grande salle ndash La chandelle allait srsquoeacuteteindre et reacutepandait une odeur acirccre qui me prit agrave la gorge Le bossu le borgne et le boiteux eacutetaient toujours agrave la mecircme place seulement ils ne jouaient plus accoudeacutes sur la table et le men-ton dans les mains ils pleuraient meacutelancoliquement dans leurs chopes vides

Cinq minutes apregraves je remontais agrave cheval et je partais agrave bride abattue

laquo Rose de mai hellip rose de mai hellip raquo reacutepeacutetait Charlotte

Heacutelas vieille charrette qui crie va loinhellip Que le Seigneur Dieu la conduise hellip

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LE CHANT DE LA TONNE

Lrsquoautre soir entre dix et onze heures jrsquoeacutetais assis au fond de la taverne des Escargots agrave Nuremberg je contemplais dans une douce quieacutetude la foule qui srsquoagitait sous les poutres basses de la salle le long des tables de checircne et je me sentais heureux drsquoecirctre au monde

Oh les bonnes figures aligneacutees grosses grasses ver-meilles rieuses graves moqueuses contentes recircveuses amou-reuses clignant de lrsquoœil levant le coude bacircillant ronflant se treacutemoussant les jambes allongeacutees le chapeau sur lrsquooreille le tricorne sur la nuquehellip Oh la joyeuse perspective

La salle entonnait lrsquohymne des Brigands laquo Je suis le roi de ces montagnes hellip raquo Toutes les voix se confondaient dans une immense harmonie Il nrsquoy avait pas jusqursquoau petit Christian Schmitt que son pegravere tenait entre ses genoux qui ne ficirct sa par-tie de soprano drsquoune maniegravere satisfaisante

Moi je hochais la tecircte je frappais du pied je fredonnais tantocirct avec lrsquoun tantocirct avec lrsquoautre je marquais la mesure et naturellement je mrsquoattribuais tout le succegraves de la chose

En ce moment mes yeux se tournegraverent par hasard du cocircteacute de Seacutebalt Brauer le tavernier assis derriegravere son comptoir Crsquoeacutetait lrsquoheure ougrave Brauer commence agrave faire ses grimaces sa joue gauche se relegraveve son œil droit se ferme il parle agrave voix

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basse et retourne sans cesse son bonnet de coton sur sa ti-gnasse eacutebouriffeacutee Seacutebalt me regardait aussi

laquo Heacute fit-il en levant un doigt drsquoun air mysteacuterieux tu lrsquoen-tends Theacuteodore

mdash Qui cela demandai-je

mdash Parbleu mon braumberg qui chante

mdash Oh ecirctre naiumlf mrsquoeacutecriai-je esprit essentiellement meacuteta-physique et deacutepourvu de tout sens positif Comment peux-tu supposer que le vin chante Encore si tu disais que les ivrognes chantent agrave la bonne heure cela serait intelligible mais le vinhellip heacute heacute heacute vraiment Seacutebalt ce sont lagrave des ideacutees ridicules pour ne pas dire illogiques raquo

Mais Seacutebalt ne mrsquoeacutecoutait plus il allait agrave droite agrave gauche son tablier de cuir retourneacute sur la hanche une de ses bretelles deacutefaite servant les buveurs et renversant sur les gens la moitieacute de ses cruches avec calme et digniteacute

La grosse Orchel reprit alors sa place au comptoir en exha-lant un soupir les six quinquets se mirent agrave danser la ronde au plafond et comme jrsquoexaminais depuis un quart drsquoheure ce cu-rieux pheacutenomegravene sans pouvoir mrsquoen rendre compte tout agrave coup Brauer treacutebucha contre mon eacutepaule en criant laquo Theacuteodore le baril est vide viens-tu le remplir agrave la cave Tu verras des choses eacutetranges raquo

Je savais que Brauer possegravede la plus belle cave de Nurem-berg apregraves celle du grand-duc la cave de lrsquoantique cloicirctre des Beacuteneacutedictins Aussi jugez de mon enthousiasme Seacutebalt tenait deacutejagrave la chandelle allumeacutee Nous sorticircmes bras dessus bras des-sous faisant retentir nos sabots sur le plancher allongeant le bras et hurlant le nez en lrsquoair laquo Je suis le roi de ces mon-tagnes raquo

Tout le monde riait autour de nous et lrsquoon disait

ndash 165 ndash

laquo Ah les gueux hellip ah les gueux hellip sont-ils contents hellip ah hellip ah hellip ah raquo

Mais quand nous fucircmes dans la rue des Escargots le calme nous revint La nuit eacutetait humide les vieilles masures deacutecreacutepites se precirctaient lrsquoeacutepaule au-dessus de nous la lune brumeuse lais-sait tomber de sa quenouille un fil drsquoargent qui serpentait en zigzag dans la rigole sombre et tout au loin un chat battait sa femme qui pleurait et geacutemissait agrave vous fendre lrsquoacircme

laquo Brrr raquo fit Seacutebalt en grelottant jrsquoai froid

En mecircme temps il souleva la lourde trappe appliqueacutee obli-quement contre le mur et descendit

Je le suivais lentement Lrsquoescalier nrsquoen finissait pas Les ombres srsquoallongeaienthellip srsquoallongeaient agrave perte de vue derriegravere nous plusieurs fois je me retournai tout surpris Je remarquais lrsquoeacutenorme carrure de Brauer son cou brun couvert de petits che-veux friseacutes jusqursquoau milieu des eacutepaules drsquoeacutetranges ideacutees me traversaient lrsquoesprit il me semblait voir le fregravere sommelier des Beacuteneacutedictins allant rendre visite agrave la bibliothegraveque du cloicirctre Moi-mecircme je me prenais pour un de ces antiques personnages et je passais la main sur ma poitrine pensant y trouver une barbe veacuteneacuterable Au bas de lrsquoescalier une niche pratiqueacutee dans lrsquoeacutepaisseur du mur me rappela vaguement la statuette de la Vierge ougrave brucirclait jadis le cierge eacuteternel

Tout saisi presque eacutepouvanteacute jrsquoallais communiquer mes doutes agrave Seacutebalt quand une eacutenorme porte en cœur de checircne bardeacutee de clous agrave large tecircte plate se dressa devant nous Le ta-vernier la poussant drsquoune main vigoureuse srsquoeacutecria

laquo Nous y sommes camarade raquo

Et sa voix roulant au milieu des teacutenegravebres alla se perdre in-sensiblement dans les profondeurs lointaines du souterrain Jrsquoen reccedilus une impression singuliegravere

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Nous entracircmes drsquoun air grave et recueilli

Jrsquoai visiteacute dans ma vie bien des caves ceacutelegravebres depuis celle de notre glorieux souverain Yeacuteri-Peter jusqursquoaux caveaux de lrsquohocirctel de ville de Brecircme ougrave se conserve le fameux vin de Ro-senwein dont les bourgeois de la bonne ville libre envoyaient tous les ans au vieux Goethe une bouteille pour le jour de sa fecircte jrsquoen ai vu de plus vastes et de plus riches en grands vins que celle de mon ami Seacutebalt Brauer mais la veacuteriteacute me force agrave dire que je nrsquoen ai jamais rencontreacute drsquoaussi saines et drsquoaussi bien tenues

Sous une voucircte haute de trente pieds et longue de plus de cent megravetres construite en larges pierres de taille les tonneaux rangeacutes sur deux lignes parallegraveles avaient un air respectable qui faisait vraiment plaisir agrave voir et derriegravere chaque foudre une pancarte suspendue au mur indiquait le cru lrsquoanneacutee le jour et le temps de la vendange la cuveacutee premiegravere ou seconde enfin tous les titres de noblesse du suc geacuteneacutereux enfermeacute sous les longues douves cercleacutees de fer

Nous marchions drsquoun pas lent solennel

laquo Voici du braumberg dit le tavernier en eacuteclairant un foudre colossal crsquoest mon vin ordinaire Eacutecoute comme il srsquoen donne lagrave haut

laquo Crsquoest pour moi que lrsquoavare empile Eacutecus drsquoor aux jaunes reflets Crsquoest pour moi que mucircrit la fille Sous le chaume et dans les palais raquo

mdash Ah le bandit comme il retrousse ses moustaches blondes raquo

Ainsi parlait Brauer et nous avancions toujours

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laquo Halte srsquoeacutecria-t-il nous voilagrave devant le steinberg de 1822 Fameuse anneacutee Goucircte-moi ccedila raquo

Il deacuteposa sa chandelle agrave terre prit sur la bonde un verre de Bohecircme au calice eacutevaseacute agrave la jambe grecircle au pied mince et tourna le robinet Un filet drsquoor remplit la coupe Avant de me lrsquooffrir Brauer lrsquoeacuteleva lentement pour en montrer la belle cou-leur drsquoambre blond Puis il le passa sous son nez crochu

laquo Quel bouquet dit-il quel parfum Ah crsquoest la fantaisie pure crsquoest le recircve de Freyschuumltz raquo

Je bushellip Toutes les fibres de mon cerveau srsquoeacutelectrisegraverent jrsquoeus de vagues eacuteblouissements

laquo Eh bien raquo fit Seacutebalt

Pour toute reacuteponse je me mis agrave fredonner

Chasseur diligent etc raquo

Et les eacutechos srsquoeacuteveillaient au loin ils sortaient la tecircte du mi-lieu des ombres et chantaient avec moi Crsquoeacutetait magnifique

laquo Tu ne chantais pas tout agrave lrsquoheure raquo dit Seacutebalt avec un sourire eacutetrange

Cette reacuteflexion me fit reacutefleacutechir et mrsquoarrecirctant tout court je mrsquoeacutecriai

laquo Tu crois donc que le vin chante raquo

Mais lui ne parut pas faire attention agrave mes paroles il eacutetait devenu grave

Nous poursuivicircmes nos peacutereacutegrinations souterraines Les vieux foudres semblaient nous attendre avec respect Nos re-gards srsquoanimaient Brauer buvait aussi

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laquo Ah ah dit-il voici lrsquoopeacutera de la Flucircte enchanteacutee Il faut que tu sois bien de mes amis pour que je trsquoen joue un air de ce-lui-lagravehellip diable hellip du johannisberg de lrsquoan XI

Un filet imperceptible siffla dans la coupe le verre fut rem-pli Jrsquoen humai jusqursquoagrave la derniegravere goutte avec recueillement Brauer me regardait dans le blanc des yeux les mains croiseacutees sur le dos il avait lrsquoair drsquoenvier mon bonheur

Moi lrsquoacircme du vieux vin cette acircme plus vivante que notre acircme cette acircme des Mozart des Gluck des Weber des Theacuteodore Hoffman envahissait mon ecirctre et me faisait dresser les cheveux sur la tecircte

laquo Oh mrsquoeacutecriai-je souffle divin oh musique enchante-resse Non jamais jamais mortel ne srsquoest eacuteleveacute plus haut que moi dans les sphegraveres invisibles raquo

Je lorgnais du coin de lrsquoœil le robinet meacutelodieux mais Brauer ne crut pas devoir mrsquoen jouer une seconde ariette

laquo Bon fit-il quand on srsquoouvre la veine il est agreacuteable de voir que crsquoest pour un digne appreacuteciateur pour un veacuteritable ar-tiste Tu nrsquoes pas comme notre bourgmestre Kalb qui voulait se gargariser la panse drsquoun deuxiegraveme et mecircme drsquoun troisiegraveme verre avant de se prononcer Animal je lrsquoai mis rudement agrave la porte raquo

Nous passacircmes alors en revue le steinberg le hattenheim le hohheim le markobrunner le rudesheim tous vins exquis chaleureux et chose bizarre agrave chaque vin nouveau un nouvel air me passait par la tecircte je le fredonnais involontairement la penseacutee de Seacutebalt devenait de plus en plus lucide pour moi je compris qursquoil voulait me donner une leccedilon expeacuterimentale du plus grand problegraveme des temps modernes

laquo Brauer lui dis-je crois-tu donc seacuterieusement que lrsquohomme ne soit que lrsquoinstrument passif de la bouteille un cor de chasse une flucircte un cornet agrave piston que lrsquoesprit de la tonne

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embouche et dont il tire telle musique qursquoil lui plaicirct Que de-viendraient la liberteacute la loi morale la raison individuelle et so-ciale si ce fait eacutetait vrai Nous ne serions plus que de veacuteritables entonnoirs des sortes de meacutecaniques sans conscience ni digni-teacute Lrsquoempereur Venceslas le plus grand ivrogne qursquoon ait ja-mais vu aurait donc seul compris le sens de la destineacutee hu-maine Il faudrait donc le placer au-dessus de Solon de Ly-curgue et des sept sages de la Gregravece

mdash Non seulement je le crois dit Brauer mais jrsquoen suis sucircr Ces imbeacuteciles qui hurlent lagrave-haut srsquoimaginent chanter drsquoeux-mecircmes Eh bien crsquoest moi qui choisis dans ma cave lrsquoair qursquoil me plaicirct drsquoentendre chaque tonne chaque foudre a son air favori lrsquoun est triste lrsquoautre gai lrsquoautre grave ou meacutelancolique Tu vas en juger Theacuteodore je veux faire pour toi le sacrifice drsquoun tonne-let de hohheim crsquoest un vin tendre le braumberg doit ecirctre eacutepuiseacute car on fait un tapage du diable agrave la taverne Nous allons tourner les acircmes au sentiment raquo

Alors au lieu de remplir son baril de braumberg il le mit sous le robinet du hohheim puis avec une adresse surprenante il le placcedila sur son eacutepaule et nous remontacircmes

La taverne eacutetait en combustion le chant des Brigands deacute-geacuteneacuterait en scandale

laquo Oh srsquoeacutecria la femme de Seacutebalt que tu mrsquoas fait attendre toutes les bouteilles sont vides depuis un quart drsquoheure Eacutecoute ce tapage ils vont tout briser raquo

En effet un roulement de bouteilles eacutebranlait les tables

laquo Du vin du vin raquo

Le tavernier deacuteposa son baril sur le comptoir et remplit les bouteilles sa femme avait agrave peine le temps de servir les hur-lements redoublaient

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Moi je venais de reprendre ma place et je regardais ce tu-multe en fredonnant tour agrave tour des motifs de la Flucircte enchan-teacutee du Freyschuumltz de Don Juan drsquoObeacuteron que sais-je de cin-quante opeacuteras que jrsquoavais oublieacutes depuis longtemps ou que mecircme je nrsquoavais jamais su Jeunesse amour poeacutesie bonheur de la famille espeacuterances sans bornes tout renaissait dans mon cœur je riais je ne me posseacutedais plus

Tout agrave coup un calme profond srsquoeacutetablit lrsquoair des Brigands cessa comme par enchantement et Julia Weber la fille du meacute-neacutetrier se mit agrave chanter lrsquoair si doux si tendre de la Fillette de Freacutedeacuteric Barberousse

laquo mdash Fillette sur la plaine blanche Ougrave vas-tu de si grand matin mdash Je vais ceacuteleacutebrer le dimanche Seigneur au village lointainhellip Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle

Toute la salle eacutecoutait la jeune fille dans un religieux si-lence et quand elle fut au refrain toutes ces grosses faces char-nues se mirent agrave fredonner en sourdine

laquo Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle raquo

Ce fut un veacuteritable coup de theacuteacirctre

laquo Eh bien dit Brauer en se penchant agrave mon oreille qui est-ce qui chante

mdash Crsquoest la tonne de hohheim raquo reacutepondis-je agrave voix basse en eacutecoutant le chant de la jeune fille qui recommenccedilait ce chant monotone doux suave ce chant du bon vieux temps

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Ocirc nobles coteaux de la Gironde de la Bourgogne du Rheingauhellip et vous ardents vignobles de lrsquoEspagne et de lrsquoItalie Madegravere Marsalla Porto Xeacuteregraves Lacryma-Christihellip et toi Tokai geacuteneacutereux hongrois je vous connais maintenant ndash Vous ecirctes lrsquoacircme des temps passeacuteshellip des geacuteneacuterations eacuteteintes hellip ndash Bonne chance je vous souhaite ndash Puissiez-vous fleurir et prospeacuterer eacuteternellement hellip

mdash Et vous bons vins captifs sous les cercles de fer ou drsquoosier vous attendez avec impatience lrsquoheureux instant de pas-ser dans nos veines de faire battre nos cœurs de revivre en nous hellip ndash Eh bien vous nrsquoattendrez pas longtemps je jure de vous deacutelivrer de vous faire chanter et rire autant que lrsquoEcirctre des ecirctres voudra bien me confier cette noble mission sur la terre hellip ndash Mais quand je ne serai plus quand mes os auront reverdi et se dresseront en ceps noueux sur le coteau quand mon sang bouillonnera en gouttelettes vermeilles dans les grappes mucircries et qursquoil srsquoeacutepanchera du pressoir en flots limpideshellip Alors jeunes gens agrave votre tour de me deacutelivrer Laissez-moi revivre en vous faire votre force votre joie votre courage comme les ancecirctres font le mien aujourdrsquohuihellip crsquoest tout ce que je vous demande ndash Et ce faisant nous accomplirons chacun agrave notre tour le preacute-cepte sublime Aimez-vous les uns les autres dans les siegravecles des siegravecles Amen

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LE COQUILLAGE

DE LrsquoONCLE BERNARD

Lrsquooncle Bernard avait un grand coquillage sur sa commode Un coquillage aux legravevres roses nrsquoest pas commun dans les forecircts du Hundsruck agrave cent cinquante lieues de la mer Daniel Rich-ter ancien soldat de marine avait rapporteacute celui-ci de lrsquoOceacutean comme une marque eacuteternelle de ses voyages

Qursquoon se figure avec quelle admiration nous autres enfants du village nous contemplions cet objet merveilleux Chaque fois que lrsquooncle sortait faire ses visites nous entrions dans la biblio-thegraveque et le bonnet de coton sur la nuque les mains dans les fentes de notre petite blouse bleue le nez contre la plaque de marbre nous regardions lrsquoescargot drsquoAmeacuterique comme lrsquoappelait la vieille servante Greacutedel

Ludwig disait qursquoil devait vivre dans les haies Kasper qursquoil devait nager dans les riviegraveres mais aucun ne savait au juste ce qursquoil en eacutetait

Or un jour lrsquooncle Bernard nous trouvant agrave discuter ainsi se mit agrave sourire Il deacuteposa son tricorne sur la table prit le co-quillage entre ses mains et srsquoasseyant dans son fauteuil

laquo Eacutecoutez un peu ce qui se passe lagrave-dedans raquo dit-il

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Aussitocirct chacun appliqua son oreille agrave la coquille et nous entendicircmes un grand bruit une plainte un murmure comme un coup de vent bien loin au fond des bois Et tous nous nous regardions lrsquoun lrsquoautre eacutemerveilleacutes

laquo Que pensez-vous de cela raquo demanda lrsquooncle mais per-sonne ne sut que lui reacutepondre

Alors il nous dit drsquoun ton grave

laquo Enfants cette grande voix qui bourdonne crsquoest le bruit du sang qui coule dans votre tecircte dans vos bras dans votre cœur et dans tous vos membres Il coule ici comme de petites sources vives lagrave comme des torrents ailleurs comme des ri-viegraveres et de grands fleuves Il baigne tout votre corps agrave lrsquointeacuterieur afin que tout puisse y vivre y grandir et y prospeacuterer depuis la pointe de vos cheveux jusqursquoagrave la plante de vos pieds

laquo Maintenant pour vous faire comprendre pourquoi vous entendez ces bruits au fond du coquillage il faut vous expliquer une chose Vous connaissez lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse qui vous renvoie votre cri quand vous criez votre chant quand vous chantez et le son de votre corne lorsque vous ramenez vos chegravevres de lrsquoAltenberg le soir Eh bien ce coquillage est un eacutecho semblable agrave celui de la Roche-Creuse seulement lorsque vous lrsquoapprochez de votre oreille crsquoest le bruit de ce qui se passe en vous qursquoil vous renvoie et ce bruit ressemble agrave toutes les voix du ciel et de la terre car chacun de nous est un petit monde celui qui pourrait voir la centiegraveme partie des merveilles qui srsquoaccomplissent dans sa tecircte durant une seconde pour le faire vivre et penser et dont il nrsquoentend que le murmure au fond de la coquille celui-lagrave tomberait agrave genoux et pleurerait longtemps en remerciant Dieu de ses bonteacutes infinies

laquo Plus tard quand vous serez devenus des hommes vous comprendrez mieux mes paroles et vous reconnaicirctrez que jrsquoavais raison

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laquo Mais en attendant mes chers amis veillez bien sur votre acircme conservez-la sans tache crsquoest elle qui vous fait vivre le Seigneur lrsquoa mise dans votre tecircte pour eacuteclairer votre petit monde comme il a mis son soleil au ciel pour eacuteclairer et reacute-chauffer lrsquounivers

laquo Vous saurez mes enfants qursquoil y a dans ce monde des pays ougrave le soleil ne luit pour ainsi dire jamais Ces pays-lagrave sont bien tristes Les hommes ne peuvent pas y rester on nrsquoy voit point de fleurs point drsquoarbres point de fruits point drsquooiseaux rien que de la glace et de la neige tout y est mort Voilagrave ce qui vous arriverait si vous laissiez obscurcir votre acircme votre petit monde vivrait dans les teacutenegravebres et dans la tristesse vous seriez bien malheureux

laquo Eacutevitez donc avec soin ce qui peut troubler votre acircme la paresse la gourmandise la deacutesobeacuteissance et surtout le men-songe toutes ces vilaines choses sont comme des vapeurs ve-nues drsquoen bas et qui finissent par couvrir la lumiegravere que le Sei-gneur a mise en nous

laquo Si vous tenez votre acircme au-dessus de ces nuages elle brillera toujours comme un beau soleil et vous serez heureux raquo

Ainsi parla lrsquooncle Bernard et chacun eacutecouta de nouveau se promettant agrave lui-mecircme de suivre ses bons conseils et de ne pas laisser les vapeurs drsquoen bas obscurcir son acircme

Combien de fois depuis nrsquoai-je pas tendu lrsquooreille aux bourdonnements du coquillage Chaque soir aux beaux jours de lrsquoautomne en rentrant de la pacircture je le prenais sur mes ge-noux et la joue contre son eacutemail rose jrsquoeacutecoutais avec recueille-ment Je me repreacutesentais les merveilles dont nous avait parleacute lrsquooncle Bernard et je pensais Si lrsquoon pouvait voir ces choses par un petit trou crsquoest ccedila qui doit ecirctre beau

Mais ce qui mrsquoeacutetonnait encore plus que tout le reste crsquoest qursquoagrave force drsquoeacutecouter il me semblait distinguer au milieu du

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bourdonnement du coquillage lrsquoeacutecho de toutes mes penseacutees les unes douces et tendres les autres joyeuses elles chantaient comme les meacutesanges et les fauvettes au retour du printemps et cela me ravissait Je serais resteacute lagrave des heures entiegraveres les yeux eacutecarquilleacutes la bouche entrrsquoouverte respirant agrave peine pour mieux entendre si notre vieille Greacutedel ne mrsquoavait crieacute

laquo Fritzel agrave quoi penses-tu donc Ocircte un peu cet escargot de ton oreille et mets la nappe voici M le docteur qui rentre raquo

Alors je deacuteposais le coquillage sur la commode en soupi-rant je mettais le couvert de lrsquooncle et le mien au bout de la table je prenais la grande carafe et jrsquoallais chercher de lrsquoeau agrave la fontaine

Pourtant un jour la coquille de lrsquooncle Bernard me rendit des sons moins agreacuteables sa musique devint seacutevegravere et me causa la plus grande frayeur Crsquoest qursquoaussi je nrsquoavais pas lieu drsquoecirctre content de moi des nuages sombres obscurcissaient mon acircme crsquoeacutetait ma faute ma tregraves grande faute Mais il faut que je vous raconte cela depuis le commencement Voici comment les choses srsquoeacutetaient passeacutees

Ludwig et moi dans lrsquoapregraves-midi de ce jour nous eacutetions agrave garder nos chegravevres sur le plateau de lrsquoAltenberg nous tressions la corde de notre fouet nous sifflions nous ne pensions agrave rien

Les chegravevres grimpaient agrave la pointe des rochers allongeant le cou la barbe en pointe sur le ciel bleu Notre vieux chien Bockel tout eacutedenteacute sommeillait sa longue tecircte de loup entre les pattes

Nous eacutetions lagrave coucheacutes agrave lrsquoombre drsquoun bouquet de sapi-neaux quand tout agrave coup Ludwig eacutetendit son fouet vers le ravin et me dit

laquo Regarde lagrave-bas au bord de la grande roche sur ce vieux hecirctre je connais un nid de merles raquo

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Alors je regardai et je vis le vieux merle qui voltigeait de branche en branche car il savait deacutejagrave que nous le regardions

Mille fois lrsquooncle Bernard mrsquoavait deacutefendu de deacutenicher des oiseaux et puis le nid eacutetait au-dessus du preacutecipice dans la fourche drsquoune grande branche moisie Longtemps longtemps je regardai cela tout recircveur Ludwig me disait

laquo Il y a des jeunes ce matin en allant cueillir des mucircres dans les ronces je les ai bien entendus demander la becqueacutee demain ils srsquoenvoleront car ils doivent avoir des plumes raquo

Je ne disais toujours rien mais le diable me poussait Agrave la fin je me levai je mrsquoapprochai de lrsquoarbre au milieu des bruyegraveres et jrsquoessayai de lrsquoembrasser il eacutetait trop gros Malheu-reusement pregraves de lagrave poussait un hecirctre plus petit et tout vert Je grimpai dessus et le faisant pencher jrsquoattrapai la premiegravere branche de lrsquoautre

Je montai Les deux merles poussaient des cris plaintifs et tourbillonnaient dans les feuilles Je ne les eacutecoutais pas Je me mis agrave cheval sur la branche moisie pour mrsquoapprocher du nid que je voyais tregraves bien il y avait trois petits et un œuf cela me donnait du courage Les petits allongeaient le cou leur gros bec jaune ouvert jusqursquoau fond du gosier et je croyais deacutejagrave les tenir Mais comme jrsquoavanccedilais les jambes pendantes et les mains en avant tout agrave coup la branche cassa comme du verre et je nrsquoeus que le temps de crier mdash Ah mon Dieu ndash Je tournai deux fois et je tombai sur la grosse branche au-dessous ougrave je me cram-ponnai drsquoune force terrible Tout lrsquoarbre tremblait jusqursquoagrave la ra-cine et lrsquoautre branche descendait en raclant les rochers avec un bruit qui me faisait dresser les cheveux sur la tecircte je la re-gardai malgreacute moi jusqursquoau fond du ravin elle bouillonna dans le torrent et srsquoen alla tournoyant au milieu de lrsquoeacutecume jusqursquoau grand entonnoir ougrave je ne la vis plushellip

Alors je remontai doucement au tronc les genoux bien ser-reacutes demandant pardon agrave Dieu et je me laissai glisser tout pacircle

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dans les bruyegraveres Les deux vieux merles voltigeaient encore au-tour de moi jetant des cris lamentables Ludwig srsquoeacutetait sauveacute mais comme il descendait le sentier de lrsquoAltenberg tournant la tecircte par hasard il me vit sain et sauf et revint en criant tout es-souffleacute

laquo Te voilagrave hellip Tu nrsquoes pas tombeacute de la roche

mdash Oui lui dis-je sans presque pouvoir remuer la langue me voilagravehellip le bon Dieu mrsquoa sauveacute Mais allons-nous-enhellip allons-nous-enhellip jrsquoai peur raquo

Il eacutetait bien sept heures du soir le soleil rouge se couchait entre les sapins jrsquoen avais assez ce jour-lagrave de garder les chegravevres Le chien ramena notre troupeau qui se mit agrave descendre le sen-tier dans la poussiegravere jusqursquoagrave Hirschland Ni Ludwig ni moi nous ne soufflions joyeusement dans notre corne comme les autres soirs pour entendre lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse nous reacute-pondre

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La peur nous avait saisis et mes jambes tremblaient encore

Une fois au village pendant que les chegravevres srsquoen allaient agrave droite agrave gauche becirclant agrave toutes les portes drsquoeacutetables je dis agrave Ludwig

laquo Tu ne raconteras rien

mdash Sois tranquille raquo

Et je rentrai chez lrsquooncle Bernard Il eacutetait alleacute dans la haute montagne voir un vieux bucirccheron malade Greacutedel venait de dresser la table Quand lrsquooncle nrsquoeacutetait pas de retour sur les huit heures du soir nous soupions seuls ensemble Crsquoest ce que nous ficircmes comme drsquohabitude Puis Greacutedel ocircta les couverts et lava la vaisselle dans la cuisine Moi jrsquoentrai dans notre bibliothegraveque et je pris le coquillage non sans inquieacutetude Dieu du ciel comme il bourdonnait Comme jrsquoentendais les torrents et les ri-viegraveres mugir et comme au milieu de tout cela les cris plaintifs des vieux merles le bruit de la branche qui raclait les rochers et le freacutemissement de lrsquoarbre srsquoentendaient Et comme je me re-preacutesentais les pauvres petits oiseaux eacutecraseacutes sur une pierre ndash crsquoeacutetait terriblehellip terrible

Je me sauvai dans ma petite chambre au-dessus de la grange et je me couchai mais le sommeil ne venait pas la peur me tenait toujours

Vers dix heures jrsquoentendis lrsquooncle arriver en trottant dans le silence de la nuit Il fit halte agrave notre porte et conduisit son cheval agrave lrsquoeacutecurie puis il entra Je lrsquoentendis ouvrir lrsquoarmoire de la cuisine et manger un morceau sur le pouce selon son habi-tude quand il rentrait tard

laquo Srsquoil savait ce que jrsquoai fait raquo me disais-je en moi-mecircme

Agrave la fin il se coucha Moi jrsquoavais beau me tourner me re-tourner mon agitation eacutetait trop grande pour dormir je me re-preacutesentais mon acircme noire comme de lrsquoencre jrsquoaurais voulu

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pleurer Vers minuit mon deacutesespoir devint si grand que jrsquoaimai mieux tout avouer Je me levai je descendis en chemise et jrsquoentrai dans la chambre agrave coucher de lrsquooncle Bernard qui dor-mait une veilleuse sur la table

Je mrsquoagenouillai devant son lit Lui srsquoeacuteveillant en sursaut se leva sur le coude et me regarda tout eacutetonneacute

laquo Crsquoest toi Fritzel me dit-il que fais-tu donc lagrave mon en-fant

mdash Oncle Bernard mrsquoeacutecriai-je en sanglotant pardonnez-moi jrsquoai peacutecheacute contre le ciel et contre vous

mdash Qursquoas-tu donc fait dit-il tout attendri

mdash Jrsquoai grimpeacute sur un hecirctre de lrsquoAltenberg pour deacutenicher des merles et la branche srsquoest casseacutee

mdash Casseacutee Oh mon Dieu hellip

mdash Oui et le Seigneur mrsquoa sauveacute en permettant que je mrsquoaccroche agrave une autre branche Maintenant les vieux merles me redemandent leurs petits ils volent autour de moi ils mrsquoempecircchent de dormir raquo

Lrsquooncle se tut longtemps Je pleurais agrave chaudes larmes

laquo Oncle mrsquoeacutecriai-je encore ce soir jrsquoai bien eacutecouteacute dans la coquille tout est casseacute tout est bouleverseacute jamais on ne pourra tout raccommoder raquo

Alors il me prit le bras et dit au bout drsquoun instant drsquoune voix solennelle

laquo Je te pardonne hellip Calme-toihellip Mais que cela te serve de leccedilon Songe au chagrin que jrsquoaurais eu si lrsquoon trsquoavait rapporteacute mort dans cette maison Eh bien le pauvre pegravere et la pauvre megravere des petits merles sont aussi deacutesoleacutes que je lrsquoaurais eacuteteacute moi-

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mecircme Ils redemandent leurs enfants Tu nrsquoas pas songeacute agrave ce-lahellip Puisque tu te repens il faut bien que je te pardonne raquo

En mecircme temps il se leva me fit prendre un verre drsquoeau sucreacutee et me dit

laquo Va-trsquoen dormirhellip les pauvres vieux ne trsquoinquieacuteteront plushellip Dieu te pardonne agrave cause de ton chagrinhellip Tu dormiras maintenant Mais agrave partir de demain tu ne garderas plus les chegravevres un garccedilon de ton acircge doit aller agrave lrsquoeacutecole raquo

Je remontai donc dans ma chambre plus tranquille et je mrsquoendormis heureusement

Le lendemain lrsquooncle Bernard me conduisit lui-mecircme chez notre vieil instituteur Tobie Veyrius Pour dire la veacuteriteacute cela me parut dur les premiers jours de rester enfermeacute dans une chambre du matin au soir sans oser remuer oui cela me parut bien dur je regrettais le grand air mais on nrsquoarrive agrave rien ici-bas sans se donner beaucoup de peine Et puis le travail finit par devenir une douce habitude crsquoest mecircme tout bien consideacutereacute la plus pure et la plus solide de nos jouissances Par le travail seul on devient un homme et lrsquoon se rend utile agrave ses semblables

Aujourdrsquohui lrsquooncle Bernard est bien vieux il passe son temps assis dans le grand fauteuil derriegravere le poecircle en hiver et lrsquoeacuteteacute sur le banc de pierre devant la maison agrave lrsquoombre de la vigne qui couvre la faccedilade Moi je suis meacutedecinhellip Je le rem-place Le matin au petit jour je monte agrave cheval et je ne rentre que le soir harasseacute de fatigue Crsquoest une existence peacutenible sur-tout agrave lrsquoeacutepoque des grandes neiges eh bien cela ne mrsquoempecircche pas drsquoecirctre heureux

Le coquillage est toujours agrave sa place Quelquefois en ren-trant de mes courses dans la montagne je le prends comme au bon temps de ma jeunesse et jrsquoeacutecoute bourdonner lrsquoeacutecho de mes penseacutees elles ne sont pas toujours joyeuses parfois mecircme elles sont tristes ndash lorsqursquoun de mes pauvres malades est en danger

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de mort et que je ne puis rien pour le secourir ndash mais jamais elles ne sont menaccedilantes comme le soir de lrsquoaventure du nid de merles

Celui-lagrave seul est heureux mes chers amis qui peut eacutecouter sans crainte la voix de sa conscience riche ou pauvre il goucircte la feacuteliciteacute la plus complegravete qursquoil soit donneacute agrave lrsquohomme de connaicirctre en ce monde

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LA TRESSE NOIRE

Il y avait bien quinze ans que je ne songeais plus agrave mon ami Taifer quand un beau jour son souvenir me revint agrave la meacute-moire Vous dire comment pourquoi me serait chose impos-sible Les coudes sur mon pupitre les yeux tout grands ouverts je recircvais au bon temps de notre jeunesse Il me semblait parcou-rir la grande alleacutee des Marronniers agrave Charleville et je fredon-nais involontairement le joyeux refrain de Georges

laquo Versez amis versez agrave boire raquo

Puis tout agrave coup revenant agrave moi je mrsquoeacutecriai laquo Agrave quoi diable songes-tu Tu te crois jeune encore Ah ah ah pauvre fou raquo

Or agrave quelques jours de lagrave rentrant vers le soir de la cha-pelle Louis de Gonzague jrsquoaperccedilus en face des eacutecuries du haras un officier de spahis en petite tenue le keacutepi sur lrsquooreille et la bride drsquoun superbe cheval arabe au bras La physionomie de ce cheval me parut singuliegraverement belle il inclinait la tecircte par-dessus lrsquoeacutepaule de son maicirctre et me regardait fixement Ce re-gard avait quelque chose drsquohumain

La porte de lrsquoeacutecurie srsquoouvrit lrsquoofficier remit au palefrenier la bride de son cheval et se tournant de mon cocircteacute nos yeux se rencontregraverent crsquoeacutetait Taifer Son nez crochu ses petites mous-taches blondes rejoignant une barbiche tailleacutee en pointe ne

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pouvaient me laisser aucun doute malgreacute les teintes ardentes du soleil drsquoAfrique empreintes sur sa face

Taifer me reconnut mais pas un muscle de son visage ne tressaillit pas un sourire nrsquoeffleura ses legravevres Il vint agrave moi len-tement me tendit la main et me dit laquo Bonjour Theacuteodore tu vas toujours bien raquo ndash comme srsquoil ne mrsquoeucirct quitteacute que de la veille Ce ton simple mrsquoeacutetonna tellement que je reacutepondis de mecircme laquo Mais oui Georges pas mal

mdash Allons tant mieux fit-il tant mieux Puis il me prit le bras et me demanda Ougrave allons-nous

mdash Je rentrais chez moi

mdash Eh bien je trsquoaccompagne raquo

Nous descendicircmes la rue de Clegraveves tout recircveurs Arriveacutes devant ma porte je grimpai lrsquoeacutetroit escalier Les eacuteperons de Tai-fer reacutesonnaient derriegravere moi cela me paraissait eacutetrange Dans ma chambre il jeta son keacutepi sur le piano il prit une chaise je deacuteposai mon cahier de musique dans un coin et mrsquoeacutetant assis nous restacircmes tout meacuteditatifs en face lrsquoun de lrsquoautre

Au bout de quelques minutes Taifer me demanda drsquoun son de voix tregraves doux

laquo Tu fais donc toujours de la musique Theacuteodore

mdash Toujours je suis organiste de la catheacutedrale

mdash Ah et tu joues toujours du violon

mdash Oui

mdash Te rappelles-tu Theacuteodore la chansonnette de Louise raquo

En ce moment tous les souvenirs de notre jeunesse se re-tracegraverent avec tant de vivaciteacute agrave mon esprit que je me sentis pacirc-lir sans profeacuterer un mot je deacutetachai mon violon de la muraille

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et me mis agrave jouer la chansonnette de Louise mais si bashellip si bashellip que je croyais seul lrsquoentendre

Georges mrsquoeacutecoutait les yeux fixeacutes devant lui agrave la derniegravere note il se leva et me prenant les mains avec force il me regarda longtemps

laquo Encore un bon cœur celui-lagrave dit-il comme se parlant agrave lui-mecircme ndash Elle trsquoa trompeacute nrsquoest-ce pas Elle trsquoa preacutefeacutereacute M Stanislas agrave cause de ses breloques et de son coffre-fort raquo

Je mrsquoassis en pleurant

Taifer fit trois ou quatre tours dans la chambre et srsquoarrecirctant tout agrave coup il se prit agrave consideacuterer ma guitare en si-lence puis il la deacutecrochahellip ses doigts en effleuregraverent les cordes et je fus surpris de la netteteacute bizarre de ces quelques notes ra-pides mais Georges rejeta lrsquoinstrument qui rendit un soupir plaintif sa figure devint sombre il alluma une cigarette et me souhaita le bonsoir

Je lrsquoeacutecoutai descendre lrsquoescalier Le bruit de ses pas reten-tissait dans mon cœur

Quelques jours apregraves ces eacuteveacutenements jrsquoappris que le capi-taine Taifer srsquoeacutetait installeacute dans une chambre donnant sur la place Ducale On le voyait fumer sa pipe sur le balcon mais il ne faisait attention agrave personne Il ne freacutequentait point le cafeacute des officiers Son unique distraction eacutetait de monter agrave cheval et de se promener le long de la Meuse sur le chemin de halage

Chaque fois que le capitaine me rencontrait il me criait de loin

laquo Bonjour Theacuteodore raquo

Jrsquoeacutetais le seul auquel il adressacirct la parole

Vers les derniers jours drsquoautomne monseigneur de Reims fit sa tourneacutee pastorale Je fus tregraves occupeacute durant ce mois il me

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fallut tenir lrsquoorgue en ville et au seacuteminaire je nrsquoavais pas une minute agrave moi Puis quand monseigneur fut parti tout retomba dans le calme habituel On ne parlait plus du capitaine Taifer Le capitaine avait quitteacute son logement de la place Ducale il ne faisait plus de promenades et drsquoailleurs dans le grand monde il nrsquoeacutetait question que des derniegraveres fecirctes et des gracircces infinies de monseigneur moi-mecircme je ne pensais plus agrave mon vieux cama-rade

Un soir que les premiers flocons de neige voltigeaient de-vant ma fenecirctre et que tout grelottant jrsquoallumais mon feu et preacuteparais ma cafetiegravere jrsquoentends des pas dans lrsquoescalier laquo Crsquoest Georges raquo me dis-je La porte srsquoouvre En effet crsquoeacutetait lui tou-jours le mecircme Seulement un petit manteau de toile cireacutee ca-chait les broderies drsquoargent de sa veste bleu de ciel Il me serra la main et me dit

laquo Theacuteodore viens avec moi je souffre aujourdrsquohui je souffre plus que drsquohabitude

mdash Je veux bien lui reacutepondis-je en passant ma redingote je veux bien puisque cela te fait plaisir

Nous descendicircmes la rue silencieuse en longeant les trot-toirs couverts de neige

Agrave lrsquoangle du jardin des Carmes Taifer srsquoarrecircta devant une maisonnette blanche agrave persiennes vertes il en ouvrit la porte nous entracircmes et je lrsquoentendis refermer derriegravere nous Drsquoantiques portraits ornaient le vestibule lrsquoescalier en coquille eacutetait drsquoune eacuteleacutegance rare au haut de lrsquoescalier un burnous rouge pendait au mur Je vis tout cela rapidement car Taifer montait vite Quand il mrsquoouvrit sa chambre je fus eacutebloui mon-seigneur lui-mecircme nrsquoen a pas de plus somptueuse sur les murs agrave fond drsquoor se deacutetachaient de grandes fleurs pourpres des armes orientales et de superbes pipes turques incrusteacutees de nacre Les meubles drsquoacajou avaient une forme accroupie mas-sive vraiment imposante Une table ronde agrave plaque de marbre

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vert jaspeacute de bleu supportait un large plateau de laque violette et sur le plateau un flacon ciseleacute renfermant une essence cou-leur drsquoambre

Je ne sais quel parfum subtil se mecirclait agrave lrsquoodeur reacutesineuse des pommes de pin qui brucirclaient dans lrsquoacirctre

laquo Que ce Taifer est heureux me disais-je il a rapporteacute tout cela de ses campagnes drsquoAfrique Quel riche pays Tout srsquoy trouve en abondance lrsquoor la myrrhe et lrsquoencens et des fruits incomparables et de grandes femmes pacircles aux yeux de gazelle plus flexibles que les palmiers selon le Cantique des Can-tiques raquo

Telles eacutetaient mes reacuteflexions

Taifer bourra une de ses pipes et me lrsquooffrit lui-mecircme ve-nait drsquoallumer la sienne une superbe pipe turque agrave bouquin drsquoambre

Nous voilagrave donc eacutetendus nonchalamment sur des coussins amarante regardant le feu deacuteployer ses tulipes rouges et blanches sur le fond noir de la chemineacutee

Jrsquoeacutecoutais les cris des moineaux blottis sous les gouttiegraveres et la flamme ne mrsquoen paraissait que plus belle

Taifer levait de temps en temps sur moi ses yeux gris puis il les abaissait drsquoun air recircveur

laquo Theacuteodore me dit-il enfin agrave quoi penses-tu

mdash Je pense qursquoil aurait mieux valu pour moi faire un tour drsquoAfrique que de rester agrave Charleville lui reacutepondis-je combien de souffrances et drsquoennuis je me serais eacutepargneacutes que de ri-chesses jrsquoaurais acquises Ah Louise avait bien raison de me preacutefeacuterer M Stanislas je nrsquoaurais pu la rendre heureuse raquo

Taifer sourit avec amertume

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laquo Ainsi dit-il tu envies mon bonheur raquo

Jrsquoeacutetais tout stupeacutefait car Georges en ce moment ne se res-semblait plus agrave lui-mecircme une eacutemotion profonde lrsquoagitait son regard eacutetait voileacute de larmes Il se leva brusquement et fut se po-ser devant une fenecirctre tambourinant sur les vitres et sifflant entre ses dents je ne sais quel air de la Gazza ladra

Puis il pirouetta et vint remplir deux petits verres de sa li-queur ambreacutee

laquo Agrave ta santeacute camarade dit-il

mdash Agrave la tienne Georges raquo

Nous bucircmes

Une saveur aromatique me monta subitement au cerveau Jrsquoeus des eacuteblouissements un bien-ecirctre indeacutefinissable une vi-gueur surprenante me peacuteneacutetra jusqursquoagrave la racine des cheveux

laquo Qursquoest-ce que cela lui demandai-je

mdash Crsquoest un cordial fit-il on pourrait le nommer un rayon du soleil drsquoAfrique car il renferme la quintessence des aromates les plus rares du sol africain

mdash Crsquoest deacutelicieux Verse-mrsquoen encore un verre Georges

mdash Volontiers mais noue drsquoabord cette tresse de cheveux agrave ton bras raquo

Il me preacutesentait une natte de cheveux noirs luisants comme du bronze

Je nrsquoeus aucune objection agrave lui faire seulement cela me pa-rut eacutetrange Mais agrave peine eus-je videacute mon second verre que cette tresse srsquoinsinua je ne sais comment jusqursquoagrave mon eacutepaule Je la sentis glisser sous mon bras et se tapir pregraves de mon cœur

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laquo Taifer mrsquoeacutecriai-je ocircte-moi ces cheveux ils me font mal raquo

Mais lui reacutepondit gravement

laquo Laisse-moi respirer

mdash Ocircte-moi cette tresse ocircte-moi cette tresse repris-je Ah je vais mourir

mdash Laisse-moi respirer dit-il encore

mdash Ah mon vieux camaradehellip Ah Taiferhellip Georges hellip ocircte-moi cette tresse de cheveuxhellip elle mrsquoeacutetrangle

mdash Laisse-moi respirer raquo fit-il avec un calme terrible

Alors je me sentis faiblirhellip Je mrsquoaffaissai sur moi-mecircmehellip Un serpent me mordait au cœur Il se glissait autour de mes reinshellip Je sentais ses anneaux froids couler lentement sur ma nuque et se nouer agrave mon cou

Je mrsquoavanccedilai vers la fenecirctre en geacutemissant et je lrsquoouvris drsquoune main tremblante Un froid glacial me saisit et je tombai sur mes genoux invoquant le Seigneur Subitement la vie me revint Quand je me redressai Taifer pacircle comme la mort me dit

laquo Crsquoest bien je trsquoai ocircteacute la tresse raquo

Et montrant son bras

laquo La voilagrave raquo

Puis avec un eacuteclat de rire nerveux

laquo Ces cheveux noirs valent bien les cheveux blonds de ta Louise nrsquoest-ce pas hellip Chacun porte sa croix mon bravehellip plus ou moins stoiumlquement voilagrave touthellip Mais souviens-toi que lrsquoon srsquoexpose agrave de cruels meacutecomptes en enviant le bonheur des

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autres car la vipegravere est deux fois vipegravere dit le proverbe arabe lorsqursquoelle siffle au milieu des roses raquo

Jrsquoessuyai la sueur qui ruisselait de mon front et je mrsquoempressai de fuir ce lieu de deacutelices hanteacute par le spectre du remords

Ah qursquoil est doux mes chers amis de se reposer sur un modeste escabeau en face drsquoun petit feu couvert de cendre drsquoeacutecouter sa theacuteiegravere babiller avec le grillon au coin de lrsquoacirctre et drsquoavoir au cœur un lointain souvenir drsquoamour qui nous per-mette de verser de temps en temps une larme sur nous-mecircme

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en avril 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Isabelle Franccediloise

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Erckmann-Chatrian Contes populaires nouvelle eacutedition Paris Hetzel sd Drsquoautres eacuteditions notamment pour les illustrations de Theacuteophile Schuler Erckmann-Chatrian Contes et Romans populaires Hetzel sd ont eacuteteacute consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Al-beacute petit village viticole reacuteputeacute pour son Pinot Noir a eacuteteacute prise par Olivier le 19072009 (Wikimeacutedia licence CC paterniteacute 20 geacuteneacuterique)

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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Page 3: DDEESS CCOONNTTEESS PPOOPPUULLAAIIRREESS · ² Oui, tu peux bien descendre à ton aise, toi, lui dis-je ; tu sais que tu rêves !… au lieu que nous autres, nous voyons tout le village,

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LE REcircVE DrsquoALOIumlUS

SCEgraveNE RUSTIQUE

Vous saurez que saint Aloiumlus est mon patron et quand crsquoest la Saint-Aloiumlus je passe toute la journeacutee avec mes camarades Fritz Niclausse et Ludwig au Lion-drsquoOr Nous causons de choses reacutejouissantes de la pluie du beau temps des filles agrave marier du bonheur drsquoecirctre garccedilon et caeligtera et caeligtera Nous buvons du vin blanc et le soir nous rentrons honnecirctement chez nous en louant le Seigneur de ses gracircces innombrables

Agrave la fecircte de chacun cela recommence et de cette faccedilon au lieu drsquoavoir une seule fecircte nous en avons cinq ou six Mais cela ne plaicirct pas agrave tout le monde les femmes font le sabbat quand on rentre apregraves onze heures

Moi je ne peux pas me plaindre je nrsquoai que ma grandrsquomegravere Anne elle est un peu sourde et quand elle dort on volerait la maison le jardin et le verger qursquoelle ne remuerait pas plus qursquoune souche Crsquoest bien bon mais quelquefois aussi crsquoest bien mauvais

Ainsi lrsquoautre jour en rentrant au clair de lune je trouve la porte fermeacutee jrsquoappelle je crie je frappehellip Bah la bonne vieille grandrsquomegravere restait bien tranquillehellip Jrsquoentendais les autres se-couer leur portehellip On leur ouvrehellip moi je reste dehors ndash Il commenccedilait agrave faire un peu frais et je me dis en moi-mecircme

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laquo Aloiumlus si tu restes lagrave le brouillard est capable de te tom-ber dans les oreilles comme au sacristain Furst la nuit de la Fecircte-Dieu lorsqursquoil srsquoest endormi dans les orties derriegravere la maison du cureacute et ccedila trsquoempecirccherait drsquoentendre sonner la messe le restant de tes jours Prends gardehellip prends gardehellip le serein du printemps cause beaucoup de mal raquo

Je fais donc le tour du hangar je traverse la haie et jrsquoentre dans notre cour Jrsquoessaye la porte de la grangehellip fermeacutee la porte du pressoirhellip fermeacutee la porte de lrsquoeacutetablehellip fermeacutee ndash La lune regardait elle avait lrsquoair de rire Cela mrsquoennuyait tout de mecircme un peu

Enfin agrave force drsquoessayer le volet de lrsquoeacutetable srsquoouvre je mrsquoaccroche agrave la cregraveche et je tire mes jambes dedans Apregraves ccedila je remets le crochet jrsquoarrange une botte de paille sous ma tecircte au bout de la cregraveche et je mrsquoendors agrave la gracircce de Dieu

Mais pas plutocirct endormi voilagrave qursquoil mrsquoarrive un drocircle de recircve

Je croyais que Niclausse Ludwig Fritz et les autres avec moi nous buvions de la biegravere de mars sur la plate-forme de lrsquoeacuteglise Nous avions des bancs une petite tonne drsquoune mesure le sonneur de cloches Breinstein tournait le robinet et de temps en temps il sonnait pour nous faire de la musique Tout allait bien malheureusement il commenccedilait agrave faire un peu chaud agrave cause du grand soleil Nous voulons redescendre cha-cun prend sa bouteille mais nous ne trouvons plus lrsquoescalier Nous tournons nous tournons autour de la plate-forme et nous levons les bras en criant aux gens du village laquo Attachez des eacutechelles ensemble raquo

Mais les gens se moquaient de nous et ne bougeaient pas Nous voyions le maicirctre drsquoeacutecole Pfeifer avec sa perruque en queue de rat et M le cureacute Tony en soutane avec son chapeau rond son breacuteviaire sous le bras qui riaient le nez en lrsquoair au mi-lieu drsquoun tas de monde

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Ludwig disait

laquo Il faut que nous retrouvions lrsquoescalier

Et Breinstein reacutepondait

laquo Crsquoest le Seigneur qui lrsquoa fait tomber agrave cause de la profa-nation du saint lieu raquo

Nous eacutetions tous confondus comme ceux de la tour de Ba-bel et nous pensions laquo Il faudra desseacutecher ici car la tonne est vide nous serons forceacutes de boire la roseacutee du ciel raquo

Agrave la fin Niclausse ennuyeacute drsquoentendre ces propos bouton-na son grand gilet rouge qursquoil avait ouvert jusque sur les cuisses il enfonccedila son tricorne sur la nuque pour empecirccher le vent de lrsquoemporter et se mit agrave cheval sur sa bouteille en disant

laquo Mon Dieu vous ecirctes encore bien embarrasseacutes faites donc comme moi raquo

En mecircme temps il enjamba la balustrade et sauta du clo-cher Nous avions tous la chair de poule et Fritz criait

laquo Il srsquoest casseacute les bras et les jambes en mille morceaux raquo

Mais voilagrave que Niclausse remonte en lrsquoair comme un bou-chon sur lrsquoeau la figure toute rouge et les yeux eacutecarquilleacutes Il pose la main sur la balustrade en dehors et nous dit

laquo Allons donc vous voyez bien que ccedila va tout seul

mdash Oui tu peux bien descendre agrave ton aise toi lui dis-je tu sais que tu recircves hellip au lieu que nous autres nous voyons tout le village avec la maison commune et le nid de cigognes la petite place et la fontaine la grande rue et les gens qui nous regardent Ce nrsquoest pas malin drsquoavoir du courage quand on recircve ni de mon-ter et de descendre comme un oiseau

mdash Allons srsquoeacutecria Niclausse en mrsquoaccrochant par le collet arrive raquo

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Jrsquoeacutetais pregraves de la rampe il me tirait en bas lrsquoeacuteglise me pa-raissait mille fois plus haute elle tremblaithellip Je criais au se-cours Breinstein sonnait comme pour un enterrement les cor-neilles sortaient de tous les trous la cigogne passait au-dessus le cou tendu et le bec plein de leacutezards Je me cramponnais comme un malheureux mais tout agrave coup je sens Ludwig qui me prend par la jambe et qui me legraveve Niclausse se pend agrave mon cou alors je passe par-dessus la balustrade et je descends en criant

laquo Jeacutesus Marie Joseph raquo

Et ccedila me serre tellement le ventre que je mrsquoeacuteveille Je nrsquoavais plus une goutte de sang dans les veines Jrsquoouvre les yeux je regarde le jour venait par un trou du volet il traversait lrsquoombre de lrsquoeacutetable comme une flamme et tout aussitocirct je pense en moi-mecircme laquo Dieu du ciel crsquoeacutetait un recircve raquo Cette penseacutee me fait du bien je relegraveve ma botte de paille pour avoir la tecircte plus haute et je mrsquoessuie la figure toute couverte de sueur

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Il pouvait ecirctre alors trois heures du matin le soleil se le-vait derriegravere les pommiers en fleurs du vieux Christian je ne le voyais pas mais je croyais le voir je regardais et jrsquoeacutecoutais dans le grand silence comme un petit enfant qui srsquoeacuteveille dans son berceau sous la toile bleue et qui recircve tout seul sans remuer Je trouvais tout beau les brins de paille qui pendaient des poutres dans lrsquoombre les toiles drsquoaraigneacutee dans les coins la grosse tecircte de Schimmel toute grise qui se penchait pregraves de moi les yeux agrave demi fermeacutes la grande bique Charlotte avec son long cou maigre sa petite barbe rousse et son petit biquet noir et blanc qui dormait entre ses jambes Il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la pous-siegravere drsquoor qui tremblait dans le rayon de soleil et jusqursquoagrave la grosse eacutecuelle de terre rouge remplie de carottes pour les la-pins qui ne me fissent plaisir agrave voir

Je pensais laquo Comme on est bien icihellip comme il fait chaudhellip comme ce pauvre Schimmel macircche toute la nuit un peu de regain et comme cette pauvre Charlotte me regarde avec ses grands yeux fendus Crsquoest tout de mecircme agreacuteable drsquoavoir une

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eacutetable pareille Voilagrave maintenant que le grillon se met agrave chan-terhellip Heacute voici notre vieille hase qui sort de dessous la cregraveche elle eacutecoute en dressant ses grandes oreilles raquo

Je ne bougeais pas

Au bout drsquoun instant la pauvre vieille fit un saut avec ses longues jambes de sauterelle plieacutees sous son gros derriegravere elle entrait dans le rayon de soleil en galopant tout doucement et chacun de ses poils reluisait Puis il en vint un autre sans bruit un vieux lapin noir et roux agrave favoris jaunes lrsquoair tout agrave fait res-pectable puis un autre petithellip puis un autrehellip puis toute la bande les oreilles sur le dos la queue en trompette Ils se pla-ccedilaient autour de lrsquoeacutecuelle et leurs moustaches remuaient ils grignotaient ils grignotaient les plus petits avaient agrave peine de la place

Dehors on entendait le coq chanter Les poules caque-taient et les alouettes dans les airs et le nid de chardonnerets dans le grand prunier de notre verger et les fauvettes dans la haie vive du jardin tout revivait tout sifflait On entendait les petits chardonnerets dans leur nid demander la becqueacutee et le vieux en haut qui sifflait un air pour leur faire prendre patience

Ah Seigneur combien de choses en ce bas monde qursquoon ne voit pas quand on ne pense agrave rien

Je me disais en moi-mecircme laquo Aloiumlus tu peux te vanter drsquoavoir de la chance drsquoecirctre encore sur la terre crsquoest le bon Dieu qui trsquoa sauveacute car ccedila pouvait aussi bien ne pas ecirctre un recircve raquo

Et songeant agrave cela je mrsquoattendrissais le cœur je pensais laquo Te voilagrave pourtant agrave trente-deux ans et tu nrsquoes encore bon agrave rien tu ne peux pas dire je me rends des services agrave moi-mecircme et aux autres De ceacuteleacutebrer la fecircte de saint Aloiumlus ton patron ce nrsquoest pas tout et mecircme agrave la longue ccedila devient ennuyant Ta pauvre vieille grandrsquomegravere serait pourtant bien contente si tu te mariais si elle voyait ses petits-enfants Seigneur Dieu les jolies

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filles ne manquent pas au village et les braves non plus princi-palement la petite Suzel Recircb voilagrave ce que jrsquoappelle une fille bien faite agreacuteable en toutes choses avec des joues rouges de beaux yeux bleus un joli nez et des dents blanches elle est fraicircche comme une cerise agrave lrsquoarbre Et comme elle eacutetait contente de danser avec toi chez le vieux Zimmer comme elle se pendait agrave ton bras Oui Suzel est tout agrave fait gentille et je suis sucircr qursquoelle trsquoouvrirait le soir quand tu rentrerais apregraves onze heures qursquoelle ne te laisserait pas coucher dans la grange comme la grandrsquomegravere Elle ne serait pas encore sourde elle trsquoentendrait bien raquo

Je regardais le gros lapin agrave favoris qui semblait rire au mi-lieu de sa famille ses yeux brillaient comme des eacutetoiles il ar-rondissait son gros jabot et dressait les oreilles tout joyeux

Et je pensais encore laquo Est-ce que tu veux ressembler agrave ce pauvre vieux Schimmel toi Est-ce que tu veux rester seul dans ce bas monde tandis que le dernier lapin se fait en quelque sorte honneur drsquoavoir des enfants Non cela ne peut pas durer Aloiumlus Cette petite Suzel est tout agrave fait gentille raquo

Alors je me levai de la cregraveche je secouai la paille de mes habits et je me dis laquo Il faut faire une finhellip Et drsquoavoir une petite femme qui vous ouvre la porte le soir ndash quand mecircme elle crie-rait un peu ndash crsquoest encore plus agreacuteable que de passer la nuit dans une cregraveche et de recircver qursquoon tombe drsquoun clocher Tu vas changer de chemise mettre ton bel habit bleu et puis en route Il ne faut pas que les bonnes espegraveces peacuterissent raquo

Voilagrave ce que je pensaihellip et je lrsquoai fait aussi oui je lrsquoai fait ce jour mecircme jrsquoallai voir le vieux Regraveb je lui demandai Suzel en mariage Ah Dieu du ciel comme elle eacutetait contente et lui et moi et la grandrsquomegravere ndash Il ne faut que prendre un peu de cœur et tout marche

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Enfin les noces sont pour apregraves-demain au Lion-drsquoOr on chantera on dansera on boira du vieux kutterleacute1 et srsquoil plaicirct au Seigneur quand les alouettes auront des jeunes lrsquoanneacutee pro-chaine jrsquoaurai aussi un petit oiseau dans mon nid un joli petit Aloiumlus qui legravevera ses petits bras roses comme des ailes sans plumes pendant que Suzel lui donnera la becqueacutee Et moi je serai lagrave comme le vieux chardonneret je lui sifflerai un air pour le reacutejouir

1 Vin du Haut-Rhin

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LrsquoŒIL INVISIBLE

OU LrsquoAUBERGE DES TROIS PENDUS

I

Vers ce temps-lagrave dit Christian pauvre comme un rat drsquoeacuteglise je mrsquoeacutetais reacutefugieacute dans les combles drsquoune vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Nuremberg

Je nichais agrave lrsquoangle du toit Les ardoises me servaient de murailles et la maicirctresse poutre de plafond il fallait marcher sur une paillasse pour arriver agrave la fenecirctre mais cette fenecirctre perceacutee dans le pignon avait une vue magnifique de lagrave je deacute-couvrais la ville la campagne Je voyais les chats se promener gravement dans la gouttiegravere les cigognes le bec chargeacute de gre-nouilles apporter la pacircture agrave leur couveacutee deacutevorante les pigeons srsquoeacutelancer de leurs colombiers la queue en eacuteventail et tourbillon-ner sur lrsquoabicircme des rues Le soir quand les cloches appelaient le monde agrave lrsquoAngeacutelus les coudes au bord du toit jrsquoeacutecoutais leur chant meacutelancolique je regardais les fenecirctres srsquoilluminer une agrave une les bons bourgeois fumer leur pipe sur les trottoirs et les jeunes filles en petite jupe rouge la cruche sous le bras rire et causer autour de la fontaine Saint-Seacutebalt Insensiblement tout srsquoeffaccedilait les chauves-souris se mettaient en route et jrsquoallais me coucher dans une douce quieacutetude

Le vieux brocanteur Toubac connaissait le chemin de ma logette aussi bien que moi et ne craignait pas drsquoen grimper lrsquoeacutechelle Toutes les semaines sa tecircte de bouc surmonteacutee drsquoune tignasse roussacirctre soulevait la trappe et les doigts cramponneacutes au bord de la soupente il me criait drsquoun ton nasillard

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laquo Eh bien eh bien maicirctre Christian avons-nous du neuf raquo

Agrave quoi je reacutepondais

laquo Entrez donc que diable entrezhellip je viens de finir un petit paysage dont vous me donnerez des nouvelles raquo

Alors sa grande eacutechine maigre srsquoallongeait srsquoallongeait jusque sous le toithellip et le brave homme riait en silence

Il faut rendre justice agrave Toubac il ne marchandait pas avec moi Il mrsquoachetait toutes mes toiles agrave quinze florins lrsquoune dans lrsquoautre et les revendait quarante Crsquoeacutetait un honnecircte juif

Ce genre drsquoexistence commenccedilait agrave me plaire et jrsquoy trouvais chaque jour de nouveaux charmes quand la bonne ville de Nu-remberg fut troubleacutee par un eacuteveacutenement eacutetrange et mysteacuterieux Non loin de ma lucarne un peu agrave gauche srsquoeacutelevait lrsquoauberge du Bœuf-Gras une vieille auberge fort achalandeacutee dans le pays Devant sa porte stationnaient toujours trois ou quatre voitures chargeacutees de sacs ou de futailles car avant de se rendre au mar-cheacute les campagnards y prenaient drsquohabitude leur chopine de vin

Le pignon de lrsquoauberge se distinguait par sa forme particu-liegravere il eacutetait fort eacutetroit pointu tailleacute des deux cocircteacutes en dents de scie des sculptures grotesques des guivres entrelaceacutees or-naient les corniches et le pourtour de ses fenecirctres Mais ce qursquoil y avait de plus remarquable crsquoest que la maison qui lui faisait face reproduisait exactement les mecircmes sculptures les mecircmes ornements il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la tige de lrsquoenseigne qui ne fucirct copieacutee avec ses volutes et ses spirales de fer

On aurait dit que ces deux antiques masures se refleacutetaient lrsquoune lrsquoautre Seulement derriegravere lrsquoauberge srsquoeacutelevait un grand checircne dont le feuillage sombre deacutetachait avec vigueur les arecirctes du toit tandis que la maison voisine se deacutecoupait sur le ciel Du reste autant lrsquoauberge du Bœuf-Gras eacutetait bruyante animeacutee

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autant lrsquoautre maison eacutetait silencieuse Drsquoun cocircteacute lrsquoon voyait sans cesse entrer et sortir une foule de buveurs chantant treacute-buchant faisant claquer leur fouet De lrsquoautre reacutegnait la soli-tude Tout au plus une ou deux fois par jour sa lourde porte srsquoentrrsquoouvrait-elle pour laisser sortir une petite vieille les reins en demi-cercle le menton en galoche la robe colleacutee sur les hanches un eacutenorme panier sous le bras et le poing crispeacute contre la poitrine

La physionomie de cette vieille mrsquoavait frappeacute plus drsquoune fois ses petits yeux verts son nez mince effileacute les grands ra-mages de son chacircle qui datait de cent ans pour le moins le sou-rire qui ridait ses joues en cocarde et les dentelles de son bon-net qui lui pendaient sur les sourcils tout cela mrsquoavait paru bi-zarre je mrsquoy eacutetais inteacuteresseacute jrsquoaurais voulu savoir ce qursquoeacutetait ce que faisait cette vieille dans une si grande maison deacuteserte

Il me semblait deviner lagrave toute une existence de bonnes œuvres et de meacuteditations pieuses Mais un jour que je mrsquoeacutetais arrecircteacute dans la rue pour la suivre du regard elle se retourna brusquement me lanccedila un coup drsquoœil dont je ne saurais peindre lrsquohorrible expression et me fit trois ou quatre grimaces hi-deuses puis laissant retomber sa tecircte branlante elle attira son grand chacircle dont la pointe traicircnait agrave terre et gagna lestement sa lourde porte derriegravere laquelle je la vis disparaicirctre

laquo Crsquoest une vieille folle me dis-je tout stupeacutefait une vieille folle meacutechante et ruseacutee Ma foi jrsquoavais bien tort de mrsquointeacuteresser agrave elle Je voudrais revoir sa grimace Toubac mrsquoen donnerait vo-lontiers quinze florins raquo

Cependant ces plaisanteries ne me rassuraient pas trop Lrsquohorrible coup drsquoœil de la vieille me poursuivait partout et plus drsquoune fois en train de grimper lrsquoeacutechelle perpendiculaire de mon taudis me sentant accrocheacute quelque part je frissonnais des pieds agrave la tecircte mrsquoimaginant que la vieille venait se pendre aux basques de mon habit pour me faire tomber

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Toubac agrave qui je racontai cette histoire bien loin drsquoen rire prit un air grave

laquo Maicirctre Christian me dit-il si la vieille vous en veut pre-nez garde ses dents sont petites pointues et drsquoune blancheur merveilleuse cela nrsquoest point naturel agrave son acircge Elle a le mau-vais œil Les enfants se sauvent agrave son approche et les gens de Nuremberg lrsquoappellent Fleacutedermausse2 raquo

Jrsquoadmirai lrsquoesprit perspicace du juif et ses paroles me don-negraverent beaucoup agrave reacutefleacutechir mais au bout de quelques se-maines ayant souvent rencontreacute Fleacutedermausse sans facirccheuses conseacutequences mes craintes se dissipegraverent et je ne songeai plus agrave elle

Or il advint qursquoun soir dormant du meilleur somme je fus eacuteveilleacute par une harmonie eacutetrange Crsquoeacutetait une espegravece de vibra-tion si douce si meacutelodieuse que le murmure de la brise dans le feuillage ne peut en donner qursquoune faible ideacutee Longtemps je precirctai lrsquooreille les yeux tout grands ouverts retenant mon ha-leine pour mieux entendre Enfin je regardai vers la fenecirctre et vis deux ailes qui se deacutebattaient contre les vitres Je crus drsquoabord que crsquoeacutetait une chauve-souris prise dans ma chambre mais la lune eacutetant venue agrave paraicirctre les ailes drsquoun magnifique papillon de nuit transparentes comme de la dentelle se dessi-negraverent sur son disque eacutetincelant Leurs vibrations eacutetaient par-fois si rapides qursquoon ne les voyait plus puis elles se reposaient eacutetendues sur le verre et leurs frecircles nervures se distinguaient de nouveau

Cette apparition vaporeuse dans le silence universel ouvrit mon cœur aux plus douces eacutemotions il me sembla qursquoune syl-phide leacutegegravere toucheacutee de ma solitude venait me voirhellip et cette ideacutee mrsquoattendrit jusqursquoaux larmes laquo Sois tranquille douce cap-

2 Chauve-souris

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tive sois tranquille lui dis-je ta confiance ne sera pas trompeacutee je ne te retiendrai pas malgreacute toihellip retourne au ciel agrave la liber-teacute raquo

Et jrsquoouvris ma petite fenecirctre

La nuit eacutetait calme Des milliers drsquoeacutetoiles scintillaient dans lrsquoeacutetendue Un instant je contemplai ce spectacle sublime et les paroles de la priegravere me vinrent naturellement aux legravevres Mais jugez de ma stupeur quand abaissant les yeux je vis un homme pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne du Bœuf-Gras les che-veux eacutepars les bras roides les jambes allongeacutees en pointe et projetant leur ombre gigantesque jusqursquoau fond de la rue

Lrsquoimmobiliteacute de cette figure sous les rayons de la lune avait quelque chose drsquoaffreux Je sentis ma langue se glacer mes dents srsquoentre-choquer Jrsquoallais jeter un cri mais je ne sais par quelle attraction mysteacuterieuse mes yeux plongegraverent plus bas et je distinguai confuseacutement la vieille accroupie agrave sa fenecirctre au milieu des grandes ombres et contemplant le pendu drsquoun air de satisfaction diabolique

Alors jrsquoeus le vertige de la terreur toutes mes forces mrsquoabandonnegraverent et reculant jusqursquoagrave la muraille je mrsquoaffaissai sur moi-mecircme eacutevanoui

Je ne saurais dire combien dura ce sommeil de mort En revenant agrave moi je vis qursquoil faisait grand jour Les brouillards de la nuit peacuteneacutetrant dans ma gueacuterite avaient deacuteposeacute sur mes che-veux leur fraicircche roseacutee des rumeurs confuses montaient de la rue je regardai Le bourgmestre et son secreacutetaire stationnaient agrave la porte de lrsquoauberge ils y restegraverent longtemps Les gens al-laient venaient srsquoarrecirctaient pour voir puis reprenaient leur route Les bonnes femmes du voisinage qui balayaient le devant de leurs maisons regardaient de loin et causaient entre elles Enfin un brancard et sur ce brancard un corps recouvert drsquoun drap de laine sortit de lrsquoauberge porteacute par deux hommes Ils

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descendirent la rue et les enfants qui se rendaient agrave lrsquoeacutecole se mirent agrave courir derriegravere eux

Tout le monde se retira

La fenecirctre en face eacutetait encore ouverte Un bout de corde flottait agrave la tringle je nrsquoavais pas recircveacute jrsquoavais bien vu le grand papillon de nuithellip puis le penduhellip puis la vieille

Ce jour-lagrave Toubac me fit sa visite son grand nez parut agrave ras du plancher

laquo Maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il rien agrave vendre raquo Je ne lrsquoentendis pas jrsquoeacutetais assis sur mon unique chaise les deux mains sur les genoux les yeux fixeacutes devant moi Toubac surpris de mon immobiliteacute reacutepeacuteta plus haut

laquo Maicirctre Christian maicirctre Christian raquo

Puis enjambant la soupente il vint sans faccedilon me frapper sur lrsquoeacutepaule

laquo Eh bien eh bien que se passe-t-il donc

mdash Ah crsquoest vous Toubac

mdash Eh parbleu jrsquoaime agrave le croire Ecirctes-vous malade

mdash Nonhellip je pense

mdash Agrave quoi diable pensez-vous

mdash Au pendu

mdash Ah ah srsquoeacutecria le brocanteur vous lrsquoavez donc vu ce pauvre garccedilon Quelle histoire singuliegravere le troisiegraveme agrave la mecircme place

mdash Comment le troisiegraveme

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mdash Eh oui Jrsquoaurais ducirc vous preacutevenir Apregraves ccedila il est en-core temps il y en aura bien un quatriegraveme qui voudra suivre lrsquoexemple des autreshellip il nrsquoy a que le premier pas qui coucircte raquo

Ce disant Toubac prit place au bord de mon bahut battit le briquet alluma sa pipe et lanccedila quelques bouffeacutees drsquoun air recirc-veur

laquo Ma foi dit-il je ne suis pas craintif mais si lrsquoon mrsquooffrait de passer la nuit dans cette chambre jrsquoaimerais autant aller me pendre ailleurs

laquo Figurez-vous maicirctre Christian qursquoil y a neuf ou dix mois un brave homme de Tubingue marchand de fourrures en gros descend agrave lrsquoauberge du Bœuf-Gras Il demande agrave souper il mange bien il boit bien on le megravene coucher dans la chambre du troisiegraveme ndash la chambre verte comme ils lrsquoappellent ndash et le len-demain on le trouve pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne

laquo Bon passe pour une fois il nrsquoy avait rien agrave dire

laquo On dresse procegraves-verbal et lrsquoon enterre cet eacutetranger au fond du jardin Mais voilagrave qursquoenviron six semaines apregraves arrive un brave militaire de Newstadt Il avait son congeacute deacutefinitif et se reacutejouissait de revoir son village Pendant toute la soireacutee en vi-dant des chopes il ne parla que de sa petite cousine qui lrsquoattendait pour se marier Enfin on le megravene au lit du gros mon-sieur et cette mecircme nuit le watchmann qui passait dans la rue des Minnesaeligngers aperccediloit quelque chose agrave la tringle Il legraveve sa lanterne crsquoeacutetait le militaire avec son congeacute deacutefinitif dans un tuyau de fer-blanc sur la cuisse gauche et les mains colleacutees sur les coutures du pantalon comme agrave la parade

laquo Pour le coup crsquoest extraordinaire Le bourgmestre crie fait le diable On visite la chambre On recreacutepit les murs et lrsquoon envoie lrsquoextrait mortuaire agrave Newstadt

laquo Le greffier avait eacutecrit en marge laquo Mort drsquoapoplexie fou-droyante raquo

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laquo Tout Nuremberg eacutetait indigneacute contre lrsquoaubergiste Il y en avait mecircme qui voulaient le forcer drsquoocircter sa tringle de fer sous preacutetexte qursquoelle inspirait des ideacutees dangereuses aux gens Mais vous pensez que le vieux Nikel Schmidt nrsquoentendit pas de cette oreille

laquo Cette tringle dit-il a eacuteteacute mise lagrave par mon grand-pegravere Elle porte lrsquoenseigne du Bœuf-Gras de pegravere en fils depuis cent cinquante ans Elle ne fait de tort agrave personne pas mecircme aux voitures de foin qui passent dessous puisqursquoelle est agrave plus de trente pieds Ceux qursquoelle gecircne nrsquoont qursquoagrave deacutetourner la tecircte ils ne la verront pas raquo

laquo On finit par se calmer et pendant plusieurs mois il nrsquoy eut rien de nouveau Malheureusement un eacutetudiant de Heidel-berg qui se rendait agrave lrsquoUniversiteacute srsquoarrecircte avant-hier au Bœuf-Gras et demande agrave coucher Crsquoeacutetait le fils drsquoun pasteur

laquo Comment supposer que le fils drsquoun pasteur aurait lrsquoideacutee de se pendre agrave la tringle drsquoune enseigne parce qursquoun gros mon-sieur et un militaire srsquoy eacutetaient pendus Il faut avouer maicirctre Christian que la chose nrsquoeacutetait guegravere probable Ces raisons ne vous auraient pas paru suffisantes ni agrave moi non plus Eh bienhellip

mdash Assez assez mrsquoeacutecriai-je cela est horriblehellip Je devine lagrave-dessous un affreux mystegravere Ce nrsquoest pas la tringle ce nrsquoest pas la chambrehellip

mdash Est-ce que vous soupccedilonneriez lrsquoaubergiste le plus hon-necircte homme du monde appartenant agrave lrsquoune des plus anciennes familles de Nuremberg

mdash Non non Dieu me garde de concevoir drsquoinjustes soup-ccedilons mais il y a des abicircmes qursquoon nrsquoose sonder du regard

mdash Vous avez bien raison dit Toubac eacutetonneacute de mon exalta-tion il vaut mieux parler drsquoautre chose Agrave propos maicirctre Chris-tian et notre paysage de Sainte-Odile raquo

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Cette question me ramena dans le monde positif Je fis voir au brocanteur le tableau que je venais de terminer Lrsquoaffaire fut bientocirct conclue et Toubac fort satisfait descendit lrsquoeacutechelle en mrsquoengageant agrave ne plus songer agrave lrsquoeacutetudiant de Heidelberg

Jrsquoaurais volontiers suivi le conseil du brocanteur mais quand le diable se mecircle de nos affaires il nrsquoest pas facile de srsquoen deacutebarrasser

II

Dans la solitude tous ces eacuteveacutenements se retracegraverent agrave mon esprit avec une luciditeacute effrayante

La vieille me dis-je est cause de tout Elle seule a meacutediteacute ces crimes et les a consommeacutes mais par quel moyen A-t-elle eu recours agrave la ruse ou bien agrave lrsquointervention des puissances in-visibles

Je me promenais dans mon reacuteduit une voix inteacuterieure me criait laquo Ce nrsquoest pas en vain que le ciel trsquoa permis de voir Fleacutedermausse contempler lrsquoagonie de sa victime ce nrsquoest pas en vain que lrsquoacircme du pauvre jeune homme est venue trsquoeacuteveiller sous la forme drsquoun papillon de nuithellip non ce nrsquoest pas en vain Christian le ciel trsquoimpose une mission terrible Si tu ne lrsquoaccomplis pas crains de tomber toi-mecircme dans les filets de la vieille Peut-ecirctre en ce moment preacutepare-t-elle deacutejagrave sa toile dans lrsquoombre raquo

Durant plusieurs jours ces images affreuses me poursuivi-rent sans trecircve jrsquoen perdais le sommeil il mrsquoeacutetait impossible de rien faire le pinceau me tombait de la main et chose atroce agrave dire je me surprenais quelquefois agrave consideacuterer la tringle avec complaisance Enfin nrsquoy tenant plus je descendis un soir

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lrsquoeacutechelle quatre agrave quatre et jrsquoallai me blottir derriegravere la porte de Fleacutedermausse pour surprendre son fatal secret

Degraves lors il ne se passa plus un jour que je ne fusse en route suivant la vieille lrsquoeacutepiant ne la perdant pas de vue mais elle eacutetait si ruseacutee elle avait le flair tellement subtil que sans mecircme tourner la tecircte elle me devinait derriegravere elle et me savait agrave ses trousses Du reste elle feignait de ne pas srsquoen apercevoir elle allait au marcheacute agrave la boucherie comme une simple bonne femme seulement elle hacirctait le pas et murmurait des paroles confuses

Au bout drsquoun mois je vis qursquoil me serait impossible drsquoat-teindre agrave mon but par ce moyen et cette conviction me rendit drsquoune tristesse inexprimable

laquo Que faire me disais-je La vieille devine mes projets elle se tient sur ses gardes tout mrsquoabandonnehellip tout Ocirc vieille sceacuteleacute-rate tu crois deacutejagrave me voir au bout de la ficelle raquo

Agrave force de me poser cette question laquo que faire que faire raquo une ideacutee lumineuse frappa mon esprit Ma chambre dominait la maison de Fleacutedermausse mais il nrsquoy avait pas de lu-carne de ce cocircteacute Je soulevai leacutegegraverement une ardoise et lrsquoon ne saurait se peindre ma joie quand je vis toute lrsquoantique masure agrave deacutecouvert laquo Enfin je te tiens mrsquoeacutecriai-je tu ne peux mrsquoeacutechap-per drsquoici je verrai tout tes alleacutees tes venues les habitudes de la fouine dans sa taniegravere Tu ne soupccedilonneras pas cet œil invi-siblehellip cet œil qui surprend le crime au moment drsquoeacuteclore Oh la justice elle marche lentementhellip mais elle arrive

Rien de sinistre comme ce repaire vu de lagrave ndash une cour profonde agrave larges dalles moussues dans lrsquoun des angles un puits dont lrsquoeau croupissante faisait peur agrave voir un escalier en coquille au fond une galerie agrave rampe de bois sur la balus-trade du vieux linge la taie drsquoune paillasse ndash au premier eacutetage agrave gauche la pierre drsquoun eacutegout indiquant la cuisine agrave droite les

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hautes fenecirctres du bacirctiment donnant sur la rue quelques pots de fleurs desseacutecheacutees tout cela sombre leacutezardeacute humide

Le soleil ne peacuteneacutetrait qursquoune heure ou deux par jour au fond de ce cloaque puis lrsquoombre remontait la lumiegravere se deacute-coupait en losanges sur les murailles deacutecreacutepites sur le balcon vermoulu sur les vitres ternes ndash Des tourbillons drsquoatomes vol-tigeaient dans des rayons drsquoor que nrsquoagitait pas un souffle Oh crsquoeacutetait bien lrsquoasile de Fleacutedermausse elle devait srsquoy plaire

Je terminais agrave peine ces reacuteflexions que la vieille entra Elle revenait du marcheacute Jrsquoentendis sa lourde porte grincer Puis Fleacutedermausse apparut avec son panier Elle paraissait fatigueacutee hors drsquohaleine Les franges de son bonnet lui pendaient sur le nez ndash se cramponnant drsquoune main agrave la rampe elle gravit lrsquoescalier

Il faisait une chaleur suffocante ndash crsquoeacutetait preacuteciseacutement un de ces jours ougrave tous les insectes les grillons les araigneacutees les moustiques remplissent les vieilles masures de leurs bruits de racircpes et de tariegraveres souterraines

Fleacutedermausse traversa lentement la galerie comme un fu-ret qui se sent chez soi ndash Elle resta plus drsquoun quart drsquoheure dans la cuisine puis revint eacutetendre son linge donner un coup de ba-lai sur les marches ougrave traicircnaient quelques brins de paille Enfin elle leva la tecircte et se mit agrave parcourir de ses yeux verts le tour du toithellip cherchanthellip furetant du regard

Par quelle eacutetrange intuition soupccedilonnait-elle quelque chose Je ne sais mais jrsquoabaissai doucement lrsquoardoise et je re-nonccedilai agrave faire le guet ce jour-lagrave

Le lendemain Fleacutedermausse paraissait rassureacutee Un angle de lumiegravere se deacutechiquetait dans la galerie

En passant elle prit une mouche au vol et la preacutesenta deacuteli-catement agrave une araigneacutee eacutetablie dans lrsquoangle du toit

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Lrsquoaraigneacutee eacutetait si grosse que malgreacute la distance je la vis descendre drsquoeacutechelon en eacutechelon puis glisser le long drsquoun fil comme une goutte de venin saisir sa proie entre les mains de la meacutegegravere et remonter rapidement Alors la vieille regarda fort at-tentivement ses yeux se fermegraverent agrave demihellip elle eacuteternua et se dit agrave elle-mecircme drsquoun ton railleur

laquo Dieu vous beacutenisse la belle Dieu vous beacutenisse raquo

Durant six semaines je ne pus rien deacutecouvrir touchant la puissance de Fleacutedermausse tantocirct assise sous lrsquoeacutechoppe elle pelait ses pommes de terre tantocirct elle eacutetendait son linge sur la balustrade Je la vis filer quelquefois mais jamais elle ne chan-tait comme crsquoest la coutume des bonnes vieilles femmes dont la voix chevrotante se marie si bien au bourdonnement du rouet

Le silence reacutegnait autour drsquoelle Elle nrsquoavait pas de chat cette socieacuteteacute favorite des vieilles filleshellip pas un moineau ne ve-nait se poser sur ses chenetshellip les pigeons en passant au-dessus

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de sa cour semblaient eacutetendre lrsquoaile avec plus drsquoeacutelan ndash On au-rait dit que tout avait peur de son regard

Lrsquoaraigneacutee seule se plaisait dans sa compagnie

Je ne conccedilois pas ma patience durant ces longues heures drsquoobservation rien ne me lassait rien ne mrsquoeacutetait indiffeacuterent ndash au moindre bruit je soulevais lrsquoardoise crsquoeacutetait une curiositeacute sans bornes stimuleacutee par une crainte indeacutefinissable

Toubac se plaignait

laquo Maicirctre Christian me disait-il agrave quoi diable passez-vous votre temps Autrefois vous me donniez quelque chose toutes les semaines ndash agrave preacutesent crsquoest agrave peine tous les mois Oh les peintres on a bien raison de dire Paresseux comme un peintre Aussitocirct qursquoils ont quelques kreutzers devant eux ils mettent les mains dans leurs poches et srsquoendorment raquo

Je commenccedilais moi-mecircme agrave perdre courage ndash Jrsquoavais beau regarderhellip eacutepierhellip je ne deacutecouvrais rien drsquoextraordinaire ndash jrsquoen eacutetais agrave me dire que la vieille pouvait bien nrsquoecirctre pas si dange-reuse que je lui faisais peut-ecirctre tort de la soupccedilonner bref je lui cherchais des excuses mais un beau soir que lrsquoœil agrave mon trou je mrsquoabandonnais agrave ces reacuteflexions beacuteneacutevoles la scegravene changea brusquement

Fleacutedermausse passa sur la galerie avec la rapiditeacute de lrsquoeacuteclair elle nrsquoeacutetait plus la mecircme elle eacutetait droite les macirc-choires serreacutees le regard fixe le cou tendu elle faisait de grands pas ses cheveux gris flottaient derriegravere elle laquo Oh oh me dis-je il se passe quelque chose attention raquo Mais les ombres descendirent sur cette grande demeure les bruits de la ville expiregraverenthellip le silence srsquoeacutetablit

Jrsquoallais mrsquoeacutetendre sur ma couche quand jetant les yeux par la lucarne je vis la fenecirctre en face illumineacutee un voyageur occupait la chambre du pendu

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Alors toutes mes craintes se reacuteveillegraverent lrsquoagitation de Fleacutedermausse srsquoexpliquait elle flairait une victime

Je ne pus dormir de la nuit Le froissement de la paille le grignotement drsquoune souris sous le plancher me donnaient froid Je me levai je me perchai agrave la lucarnehellip jrsquoeacutecoutai ndash la lumiegravere drsquoen face eacutetait eacuteteinte Dans lrsquoun de ces moments drsquoanxieacuteteacute poi-gnante soit illusion soit reacutealiteacute je crus voir la vieille meacutegegravere qui regardait aussi et precirctait lrsquooreille

La nuit se passa le jour vint grisonner mes vitres peu agrave peu les bruits les mouvements de la ville montegraverent Harasseacute de fatigue et drsquoeacutemotions je venais de mrsquoendormir mais mon sommeil fut court degraves huit heures jrsquoavais pris mon poste drsquoobservation

Il paraicirct que la nuit de Fleacutedermausse nrsquoavait pas eacuteteacute moins orageuse que la mienne lorsqursquoelle poussa la porte de la gale-rie une pacircleur livide couvrait ses joues et sa nuque maigre Elle nrsquoavait que sa chemise et un jupon de laine quelques megraveches de cheveux drsquoun gris roux tombaient sur ses eacutepaules Elle regarda de mon cocircteacute drsquoun air recircveur mais elle ne vit rien elle pensait agrave autre chose ndash Tout agrave coup elle descendit laissant ses savates au haut de lrsquoescalier elle allait sans doute srsquoassurer que la porte drsquoen bas eacutetait bien fermeacutee Je la vis remonter brusquement en-jambant trois ou quatre marches agrave la foishellip crsquoeacutetait effrayant ndash Elle srsquoeacutelanccedila dans la chambre voisine jrsquoentendis comme le bruit drsquoun gros coffre dont le couvercle retombe Puis Fleacuteder-mausse apparut sur la galerie traicircnant un mannequin derriegravere ellehellip et ce mannequin avait les habits de lrsquoeacutetudiant de Heidel-berg

La vieille avec une dexteacuteriteacute surprenante suspendit cet ob-jet hideux agrave la poutre du hangar puis elle descendit pour le con-templer de la cour Un eacuteclat de rire saccadeacute srsquoeacutechappa de sa poi-trinehellip elle remonta descendit de nouveau comme une ma-niaque et chaque fois poussant de nouveaux cris de nouveaux eacuteclats de rire

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Un bruit se fit entendre agrave la portehellip la vieille bondit deacutecro-cha le mannequin lrsquoemportahellip revinthellip et pencheacutee sur la balus-trade le cou allongeacute les yeux eacutetincelants elle precircta lrsquooreillehellip le bruit srsquoeacuteloignaithellip les muscles de sa face se deacutetendirent elle res-pira longuement une voiture venait de passer

La meacutegegravere avait eu peur

Alors elle rentra de nouveau dans la chambre et jrsquoentendis le coffre qui se refermait

Cette scegravene bizarre confondait toutes mes ideacutees que signi-fiait ce mannequin

Je devins plus attentif que jamais

Fleacutedermausse venait de sortir avec son panier je la suivis des yeux jusqursquoau deacutetour de la rue ndash elle avait repris son air de vieillotte tremblotante elle faisait de petits pas et tournait de temps en temps la tecircte agrave demi pour voir derriegravere elle du coin de lrsquoœil

Pendant cinq grandes heures elle resta dehors ndash moi jrsquoal-lais je venais je meacuteditais le temps mrsquoeacutetait insupportable ndash le soleil chauffait les ardoises et mrsquoembrasait le cerveau

Je vis agrave sa fenecirctre le brave homme qui occupait la chambre des trois pendus Crsquoeacutetait un bon paysan du Nassau agrave grand tri-corne agrave gilet eacutecarlate la figure riante eacutepanouie Il fumait tran-quillement sa pipe drsquoUlm sans se douter de rien Jrsquoavais envie de lui crier laquo Brave homme prenez garde ne vous laissez pas fasciner par la vieillehellip deacutefiez-vous raquo Mais il ne mrsquoaurait pas compris

Vers deux heures Fleacutedermausse rentra Le bruit de sa porte retentit au fond du vestibule Puis seule bien seule elle parut dans la cour et srsquoassit sur la marche infeacuterieure de lrsquoescalier ndash Elle deacuteposa son grand panier devant elle et en tira drsquoabord quelques paquets drsquoherbages quelques leacutegumes puis

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un gilet rouge puis un tricorne replieacute une veste de velours brun des culottes de peluchehellip une paire de gros bas de laine ndash tout le costume du paysan de Nassau

Jrsquoeus comme des eacuteblouissements Des flammes me passegrave-rent devant les yeux

Je me rappelai ces preacutecipices qui vous attirent avec une puissance irreacutesistible ces puits qursquoil avait fallu combler parce qursquoon srsquoy preacutecipitait ces arbres qursquoil avait fallu abattre parce qursquoon srsquoy pendait cette contagion de suicides de meurtres de vols agrave certaines eacutepoques par des moyens deacutetermineacutes cet en-traicircnement bizarre de lrsquoexemple qui fait bacirciller parce qursquoon voit bacirciller souffrir parce qursquoon voit souffrir se tuer parce que drsquoautres se tuenthellip et mes cheveux se dressegraverent drsquoeacutepouvante

Comment cette Fleacutedermausse cette creacuteature sordide avait-elle pu deviner une loi si profonde de la nature Comment avait elle trouveacute moyen de lrsquoexploiter au profit de ses instincts san-guinaires Voilagrave ce que je ne pouvais comprendre voilagrave ce qui deacutepassait toute mon imagination mais sans reacutefleacutechir davantage agrave ce mystegravere je reacutesolus aussitocirct de tourner la loi fatale contre elle et drsquoattirer la vieille dans son propre piegravege Tant drsquoinno-centes victimes criaient vengeance

Je me mis donc en route Je courus chez tous les fripiers de Nuremberg et le soir jrsquoarrivai agrave lrsquoauberge des trois pendus un eacutenorme paquet sous le brashellip

Nickel Schmidt me connaissait drsquoassez longue date Jrsquoavais fait le portrait de sa femme une grosse commegravere fort appeacutetis-sante

laquo Eh maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il en me secouant la main quelle heureuse circonstance vous ramegravene qui est-ce qui me procure le plaisir de vous voir

mdash Mon cher monsieur Schmidt jrsquoeacuteprouve un veacuteheacutement deacute-sir de passer la nuit dans cette chambre raquo

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Nous eacutetions sur le seuil de lrsquoauberge et je lui montrais la chambre verte Le brave homme me regarda drsquoun air deacutefiant

laquo Oh ne craignez rien lui dis-je je nrsquoai pas envie de me pendre

mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure car franchement cela me ferait de la peinehellip un artiste de votre meacuteritehellip Et pour quand voulez-vous cette chambre maicirctre Christian

mdash Pour ce soir

mdash Impossible elle est occupeacutee

mdash Monsieur peut y entrer tout de suite fit une voix derriegravere nous je nrsquoy tiens pas raquo

Nous nous retournacircmes tout surpris Crsquoeacutetait le paysan du Nassau son grand tricorne sur la nuque et son paquet au bout de son bacircton de voyage Il venait drsquoapprendre lrsquoaventure des trois pendus et tremblait de colegravere

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laquo Des chambres comme les vocirctres srsquoeacutecria-t-il en beacutegayant maishellip mais crsquoest un meurtre drsquoy mettre les gens crsquoest un assas-sinat vous meacuteriteriez drsquoaller aux galegraveres

mdash Allons allons calmez-vous dit lrsquoaubergiste cela ne vous a pas empecirccheacute de bien dormir

mdash Par bonheur jrsquoavais fait ma priegravere du soir srsquoeacutecria lrsquoautre sans cela ougrave serais-je ougrave serais-je raquo

Et il srsquoeacuteloigna en levant les mains au ciel

laquo Eh bien dit maicirctre Schmidt stupeacutefait la chambre est libre mais nrsquoallez pas me jouer un mauvais tour

mdash Il serait plus mauvais pour moi mon cher monsieur raquo

Je remis mon paquet agrave la servante et je mrsquoinstallai provi-soirement avec les buveurs

Depuis longtemps je ne mrsquoeacutetais senti plus calme plus heu-reux drsquoecirctre au monde Apregraves tant drsquoinquieacutetudes je touchais au but lrsquohorizon semblait srsquoeacuteclairci et puis je ne sais quelle puis-sance formidable me donnait la main Jrsquoallumai ma pipe et le coude sur la table en face drsquoune chope jrsquoeacutecoutai le chœur de Freyschuumltz exeacutecuteacute par une troupe de Zigeiners du Schwartz-Wald La trompette le cor de chasse le hautbois me plon-geaient tour agrave tour dans une vague recircverie et parfois mrsquoeacuteveillant pour regarder lrsquoheure je me demandais seacuterieusement si tout ce qui mrsquoarrivait nrsquoeacutetait pas un songe Mais quand le wachtmann vint nous prier drsquoeacutevacuer la salle drsquoautres penseacutees plus graves surgirent dans mon acircme et je suivis tout meacuteditatif la petite Charlotte qui me preacuteceacutedait une chandelle agrave la main

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III

Nous montacircmes lrsquoescalier tournant jusqursquoau troisiegraveme Elle me remit la lumiegravere en mrsquoindiquant une porte

laquo Crsquoest lagrave dit-elle en se hacirctant de descendre raquo

Jrsquoouvris la porte La chambre verte eacutetait une chambre drsquoauberge comme toutes les autres le plafond tregraves bas et le lit fort haut Drsquoun coup drsquoœil jrsquoen explorai lrsquointeacuterieur puis je me glissai pregraves de la fenecirctre

Rien nrsquoapparaissait encore chez Fleacutedermausse seulement au bout drsquoune longue piegravece obscure brillait une lumiegravere une veilleuse sans doute

laquo Crsquoest bien me dis-je en refermant le rideau jrsquoai tout le temps neacutecessaire raquo

Jrsquoouvris mon paquet je mis un bonnet de femme agrave longues franges et mrsquoeacutetant armeacute drsquoun fusain je mrsquoinstallai devant la glace afin de me tracer des rides Ce travail me prit une bonne heure Mais apregraves avoir revecirctu la robe et le grand chacircle je me fis peur agrave moi-mecircme Fleacutedermausse eacutetait lagrave qui me regardait du fond de la glace

En ce moment le watchmann criait onze heures Je montai vivement le mannequin que jrsquoavais apporteacute je lrsquoaffublai drsquoun costume pareil agrave celui de la meacutegegravere et jrsquoentrrsquoouvris le rideau

Certes apregraves tout ce que jrsquoavais vu de la vieille sa ruse in-fernale sa prudence son adresse rien nrsquoaurait ducirc me sur-prendre et cependant jrsquoeus peur

Cette lumiegravere que jrsquoavais remarqueacutee au fond de la chambre cette lumiegravere immobile projetait alors sa lumiegravere jaunacirctre sur le mannequin du paysan de Nassau lequel accroupi au bord du

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lit la tecircte pencheacutee sur la poitrine son grand tricorne rabattu sur la figure les bras pendants semblait plongeacute dans le deacutesespoir

Lrsquoombre meacutenageacutee avec un art diabolique ne laissait paraicirctre que lrsquoensemble de la figure le gilet rouge et six bou-tons arrondis se deacutetachaient seuls des teacutenegravebreshellip mais crsquoest le silence de la nuit crsquoest lrsquoimmobiliteacute complegravete du personnage son air morne affaisseacute qui devaient srsquoemparer de lrsquoimagination du spectateur avec une puissance inouiumle Moi-mecircme quoique preacutevenu je me sentis froid dans les os ndash Qursquoaurait-ce donc eacuteteacute drsquoun pauvre campagnard surpris agrave lrsquoimproviste Il eucirct eacuteteacute ter-rasseacutehellip il eucirct perdu son libre arbitrehellip et lrsquoesprit drsquoimitation au-rait fait le reste

Agrave peine eus-je remueacute le rideau que je vis Fleacutedermausse agrave lrsquoaffucirct derriegravere ses vitres

Elle ne pouvait me voir Jrsquoentrrsquoouvris doucement la fe-necirctrehellip la fenecirctre en face srsquoentrrsquoouvrit puis le mannequin parut se lever lentement et srsquoavancer vers moi je mrsquoavanccedilai de mecircme et saisissant mon flambeau drsquoune main de lrsquoautre jrsquoouvris brus-quement la croiseacutee

La vieille et moi nous eacutetions face agrave face car frappeacutee de stupeur elle avait laisseacute tomber son mannequin

Nos deux regards se croisegraverent avec une eacutegale terreur

Elle eacutetendit le doigt jrsquoeacutetendis le doigt ses legravevres srsquoagi-tegraverent jrsquoagitai les miennes elle exhala un profond soupir et srsquoaccouda je mrsquoaccoudaihellip

Dire ce que cette scegravene avait drsquoeffrayant je ne le puis Cela tenait du deacutelire de lrsquoeacutegarement de la folie Il y avait lutte entre deux volonteacutes entre deux intelligences entre deux acircmes dont lrsquoune voulait aneacuteantir lrsquoautre et dans cette lutte la mienne avait lrsquoavantage Les victimes luttaient avec moi

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Apregraves avoir imiteacute pendant quelques secondes tous les mouvements de Fleacutedermausse je tirai une corde de dessous mon jupon et je lrsquoattachai agrave la tringle

La vieille me consideacuterait bouche beacuteante Je passai la corde agrave mon cou Ses prunelles fauves srsquoilluminegraverent sa figure se deacute-composa

laquo Non non fit-elle drsquoune voix sifflante non raquo

Je poursuivis avec lrsquoimpassibiliteacute du bourreau

Alors la rage saisit Fleacutedermausse

laquo Vieille folle hurla-t-elle en se redressant les mains cris-peacutees sur la traverse vieille folle raquo

Je ne lui donnai pas le temps de continuer soufflant tout agrave coup ma lampe je me baissai comme un homme qui veut pren-dre un eacutelan vigoureux et saisissant le mannequin je lui passai la corde au cou puis je le preacutecipitai dans lrsquoespace

Un cri terrible traversa la rue

Apregraves ce cri tout rentra dans le silence

La sueur ruisselait de mon fronthellip jrsquoeacutecouta longtempshellip Au bout drsquoun quart drsquoheure jrsquoentendishellip loinhellip bien loinhellip la voix du watchmann qui criait laquo Habitants de Nuremberghellip minuithellip minuit sonneacutehellip raquo

laquo Maintenant justice est faite murmurai-je les trois vic-times sont vengeacuteeshellip Seigneur pardonnez-moi raquo

Or ceci se passait environ cinq minutes apregraves le dernier cri du watchmann et je venais drsquoapercevoir la meacutegegravere attireacutee par son image srsquoeacutelancer de sa fenecirctre la corde au cou et rester sus-pendue agrave sa tringle Je vis le frisson de la mort onduler sur ses reins et la lune calme silencieuse deacutebordant agrave la cime du toit reposer sur sa tecircte eacutecheveleacutee ses froids et pacircles rayons

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Tel jrsquoavais vu le pauvre jeune hommehellip telle je vis Fleacuteder-mausse

Le lendemain tout Nuremberg apprit que la chauve-souris srsquoeacutetait pendue Ce fut le dernier eacuteveacutenement de ce genre dans la rue des Minnesaeligngers

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LA COMEgraveTE

Lrsquoanneacutee derniegravere avant les fecirctes du carnaval le bruit cou-rut agrave Hunebourg que le monde allait finir Crsquoest le docteur Za-charias Piper de Colmar qui reacutepandit drsquoabord cette nouvelle deacutesagreacuteable elle se lisait dans le Messager boiteux dans le Parfait chreacutetien et dans cinquante autres almanachs

Zacharias Piper avait calculeacute qursquoune comegravete descendrait du ciel le mardi-gras qursquoelle aurait une queue de trente-cinq mil-lions de lieues formeacutee drsquoeau bouillante laquelle passerait sur la terre de sorte que les neiges des plus hautes montagnes en se-raient fondues les arbres desseacutecheacutes et les gens consumeacutes

Il est vrai qursquoun honnecircte savant de Paris nommeacute Popinot eacutecrivait plus tard que la comegravete arriverait sans doute mais que sa queue serait composeacutee de vapeurs tellement leacutegegraveres que per-sonne nrsquoen eacuteprouverait le moindre inconveacutenient que chacun devait srsquooccuper tranquillement de ses affaires qursquoil reacutepondait de tout

Cette assurance calma bien des frayeurs

Malheureusement nous avons agrave Hunebourg une vieille fi-leuse de laine nommeacutee Maria Finck demeurant dans la ruelle des Trois-Pots Crsquoest une petite vieille toute blanche toute rideacutee que les gens vont consulter dans les circonstances deacutelicates de la vie Elle habite une chambre basse dont le plafond est orneacute drsquoœufs peints de bandelettes roses et bleues de noix doreacutees et

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de mille autres objets bizarres Elle se revecirct elle-mecircme drsquoan-tiques falbalas et se nourrit drsquoeacutechaudeacutes ce qui lui donne une grande autoriteacute dans le pays

Maria Finck au lieu drsquoapprouver lrsquoavis de lrsquohonnecircte et bon M Popinot se deacuteclara pour Zacharias Piper disant

laquo Convertissez-vous et priez repentez-vous de vos fautes et faites du bien agrave lrsquoEacuteglise car la fin est proche la fin est proche raquo

On voyait au fond de sa chambre une image de lrsquoenfer ougrave les gens descendaient par un chemin semeacute de roses Aucun ne se doutait de lrsquoendroit ougrave les menait cette route ils marchaient en dansant les uns une bouteille agrave la main les autres un jam-bon les autres un chapelet de saucisses Un meacuteneacutetrier le cha-peau garni de rubans leur jouait de la clarinette pour eacutegayer le voyage plusieurs embrassaient leurs commegraveres et tous ces malheureux srsquoapprochaient avec insouciance de la chemineacutee pleine de flammes ougrave deacutejagrave les premiers drsquoentre eux tombaient les bras eacutetendus et les jambes en lrsquoair

Qursquoon se figure les reacuteflexions de tout ecirctre raisonnable en voyant cette image On nrsquoest pas tellement vertueux que chacun nrsquoait un certain nombre de peacutecheacutes sur la conscience et personne ne peut se flatter de srsquoasseoir tout de suite agrave la droite du Sei-gneur Non il faudrait ecirctre bien preacutesomptueux pour oser srsquoimaginer que les choses iront de la sorte ce serait la marque drsquoun orgueil tregraves condamnable Aussi la plupart se disaient

laquo Nous ne ferons pas le carnaval nous passerons le mardi-gras en actes de contrition raquo

Jamais on nrsquoavait vu rien de pareil Lrsquoadjudant et le capi-taine de place ainsi que les sous-officiers de la 3e compagnie du en garnison agrave Hunebourg eacutetaient dans un veacuteritable deacute-sespoir Tous les preacuteparatifs pour la fecircte la grande salle de la mairie qursquoils avaient deacutecoreacutee de mousse et de tropheacutees drsquoarmes

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lrsquoestrade qursquoils avaient eacuteleveacutee pour lrsquoorchestre la biegravere le kirsch les bischofs qursquoils avaient commandeacutes pour la buvette enfin tous les rafraicircchissements allaient ecirctre en pure perte puisque les demoiselles de la ville ne voulaient plus entendre parler de danse

laquo Je ne suis pas meacutechant disait le sergent Duchecircne mais si je tenais votre Zacharias Piper il en verrait des dures raquo

Avec tout cela les plus deacutesoleacutes eacutetaient encore Daniel Spitz le secreacutetaire de la mairie Jeacuterocircme Bertha le fils du maicirctre de poste le percepteur des contributions Dujardin et moi ndash Huit jours avant nous avions fait le voyage de Strasbourg pour nous procurer des costumes Lrsquooncle Tobie mrsquoavait mecircme donneacute cin-quante francs de sa poche afin que rien ne fucirct eacutepargneacute Je mrsquoeacutetais donc choisi chez mademoiselle Dardenai sous les pe-tites arcades un costume de Pierrot Crsquoest une espegravece de che-mise agrave larges plis et longues manches garnie de boutons en forme drsquooignons gros comme le poing et qui vous ballottent depuis le menton jusque sur les cuisses On se couvre la tecircte drsquoune calotte noire on se blanchit la figure de farine et pourvu qursquoon ait le nez long les joues creuses et les yeux bien fendus crsquoest admirable

Dujardin agrave cause de sa large panse avait pris un costume de Turc brodeacute sur toutes les coutures Spitz un habit de Poli-chinelle formeacute de mille piegraveces rouges vertes et jaunes une bosse devant une autre derriegravere le grand chapeau de gendarme sur la nuque on ne pouvait rien voir de plus beau ndash Jeacuterocircme Bertha devait ecirctre en sauvage avec des plumes de perroquet Nous eacutetions sucircrs drsquoavance que toutes les filles quitteraient leurs sergents pour se pendre agrave nos bras

Et quand on fait de pareilles deacutepenses de voir que tout srsquoen aille au diable par la faute drsquoune vieille folle ou drsquoun Zacharias Piper nrsquoy a-t-il pas de quoi prendre le genre humain en grippe

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Enfin que voulez-vous Les gens ont toujours eacuteteacute les mecircmes les fous auront toujours le dessus

Le mardi-gras arrive Ce jour-lagrave le ciel eacutetait plein de neige On regarde agrave droite agrave gauche en haut en bas pas de comegravete Les demoiselles paraissent toutes confuses les garccedilons cou-raient chez leurs cousines chez leurs tantes chez leurs mar-raines dans toutes les maisons laquo Vous voyez bien que la vieille Finck est folle toutes vos ideacutees de comegravete nrsquoont pas de bon sens Est-ce que les comegravetes arrivent en hiver Est-ce qursquoelles ne choisissent pas toujours le temps des vendanges Allons al-lons il faut se deacutecider que diablehellip Il est encore temps etc raquo

De leur cocircteacute les sous-officiers passaient dans les cuisines et parlaient aux servantes ils les exhortaient et les accablaient de reproches Plusieurs reprenaient courage Les vieux et les vieilles arrivaient bras dessus bras dessous pour voir la grande salle de la mairie les soleils de sabres poignards et les petits drapeaux tricolores entre les fenecirctres excitaient lrsquoadmiration universelle Alors tout change on se rappelle que crsquoest mardi-gras les demoiselles se deacutepecircchent de tirer leurs jupes de lrsquoarmoire et de cirer leurs petits souliers

Agrave dix heures la grande salle de la mairie eacutetait pleine de monde nous avions gagneacute la bataille pas une demoiselle de Hunebourg ne manquait agrave lrsquoappel Les clarinettes les trom-bones la grosse caisse reacutesonnaient les hautes fenecirctres brillaient dans la nuit les valses tournaient comme des enrageacutees les con-tredanses allaient leur train les filles et les garccedilons eacutetaient dans une jubilation inexprimable les vieilles grandrsquomegraveres bien as-sises contre les guirlandes riaient de bon cœur On se bouscu-lait dans la buvette on ne pouvait pas servir assez de rafraicirc-chissements et le pegravere Zimmer qui avait la fourniture par ad-judication peut se vanter drsquoavoir fait ses choux gras en cette nuit

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Tout le long de lrsquoescalier exteacuterieur on voyait descendre en treacutebuchant ceux qui srsquoeacutetaient trop rafraicircchis Dehors la neige tombait toujours

Lrsquooncle Tobie mrsquoavait donneacute la clef de la maison pour ren-trer quand je voudrais Jusqursquoagrave deux heures je ne manquai pas une valse mais alors jrsquoen avais assez les rafraicircchissements me tournaient sur le cœur Je sortis Une fois dans la rue je me sen-tis mieux et me mis agrave deacutelibeacuterer pour savoir si je remonterais ou si jrsquoirais me coucher

Jrsquoaurais bien voulu danser encore mais drsquoun autre cocircteacute jrsquoavais sommeil

Enfin je me deacutecide agrave rentrer et je me mets en route pour la rue Saint-Sylvestre le coude au mur en me faisant toutes sortes de raisonnements agrave moi-mecircme

Depuis dix minutes je mrsquoavanccedilais ainsi dans la nuit et jrsquoallais tourner au coin de la fontaine quand levant le nez par hasard je vois derriegravere les arbres du rempart une lune rouge comme de la braise qui srsquoavanccedilait par les airs Elle eacutetait encore agrave des milliers de lieues mais elle allait si vite que dans un quart drsquoheure elle devait ecirctre sur nous

Cette vue me bouleversa de fond en comble je sentis mes cheveux greacutesiller et je me dis

laquo Crsquoest la comegravete Zacharias Piper avait raison raquo

Et sans savoir ce que je faisais tout agrave coup je me remets agrave courir vers la mairie je regrimpe lrsquoescalier en renversant ceux qui descendaient et criant drsquoune voix terrible laquo La comegravete la comegravete raquo

Crsquoeacutetait le plus beau moment de la danse la grosse caisse tonnait les garccedilons frappaient du pied levaient la jambe en tournant les filles eacutetaient rouges comme des coquelicots mais quand on entendit cette voix srsquoeacutelever dans la salle laquo La co-

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megravete la comegravete raquo il se fit un profond silence et les gens tour-nant la tecircte se virent tout pacircles les joues tireacutees et le nez pointu

Le sergent Duchecircne srsquoeacutelanccedilant vers la porte mrsquoarrecircta et me mit la main sur la bouche en disant

laquo Est-ce que vous ecirctes fou Voulez-vous bien vous taire raquo

Mais moi me renversant en arriegravere je ne cessais de reacutepeacuteter drsquoun ton de deacutesespoir laquo La comegravete raquo Et lrsquoon entendait deacutejagrave les pas rouler sur lrsquoescalier comme un tonnerre les gens se preacutecipi-ter dehors les femmes geacutemir enfin un tumulte eacutepouvantable ndash Quelques vieilles seacuteduites par le mardi-gras levaient les mains au ciel en beacutegayant laquo Jeacutesus Maria Joseph raquo

En quelques secondes la salle fut vide Duchecircne me laissa et pencheacute au bord drsquoune fenecirctre je regardais tout eacutepuiseacute les gens qui remontaient la rue en courant Puis je mrsquoen allai comme fou de deacutesespoir

En passant par la buvette je vis la cantiniegravere Catherine La-goutte avec le caporal Bouquet qui buvaient le fond drsquoun bol de punch

laquo Puisque crsquoest fini disaient-ils que ccedila finisse bien raquo

Au-dessous dans lrsquoescalier un grand nombre eacutetaient assis sur les marches et se confessaient entre eux lrsquoun disait laquo Jrsquoai fait lrsquousure raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai vendu agrave faux poids raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai trompeacute au jeu raquo Tous parlaient agrave la fois et de temps en temps ils srsquointerrompaient pour crier ensemble laquo Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

Je reconnus lagrave le vieux boulanger Fegravevre et la megravere Lauritz Ils se frappaient la poitrine comme des malheureux Mais toutes ces choses ne mrsquointeacuteressaient pas jrsquoavais bien assez de peacutecheacutes pour mon propre compte

Bientocirct jrsquoeus rattrapeacute ceux qui couraient vers la fontaine Crsquoest lagrave qursquoil fallait entendre les geacutemissements tous reconnais-

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saient la comegravete et moi je trouvai qursquoelle avait deacutejagrave grossi du double Elle jetait des eacuteclairs et la profondeur des teacutenegravebres la faisait paraicirctre rouge comme du sang

La foule debout dans lrsquoombre ne cessait de reacutepeacuteter drsquoun ton lamentable

laquo Crsquoest fini crsquoest fini Ocirc mon Dieu crsquoest fini nous sommes perdus raquo

Et les femmes invoquaient saint Joseph saint Christophe saint Nicolas enfin tous les saints du calendrier

Dans ce moment je revis aussi tous mes peacutecheacutes depuis lrsquoacircge de la raison et je me fis horreur agrave moi-mecircme Jrsquoavais froid sous la langue en pensant que nous allions ecirctre brucircleacutes et comme le vieux mendiant Balthazar se tenait pregraves de moi sur sa beacutequille je lrsquoembrassai en lui disant

laquo Balthazar quand vous serez dans le sein drsquoAbraham vous aurez pitieacute de moi nrsquoest-ce pas raquo

Alors lui en sanglotant me reacutepondit

laquo Je suis un grand peacutecheur monsieur Christian depuis trente ans je trompe la commune par amour de la paresse car je ne suis pas aussi boiteux qursquoon pense

mdash Et moi Balthazar lui dis-je je suis le plus grand crimi-nel de Hunebourg raquo

Nous pleurions dans les bras lrsquoun de lrsquoautre

Voilagrave pourtant comment seront les gens au jugement der-nier les rois avec les cireurs de bottes les bourgeois avec les va-nu-pieds Ils nrsquoauront plus honte lrsquoun de lrsquoautre ils srsquoappelleront fregraveres et celui qui sera bien raseacute ne craindra pas drsquoembrasser celui qui laisse pousser sa barbe pleine de crasse ndash parce que le feu purifie tout et que la peur drsquoecirctre brucircleacute vous rend le cœur tendre

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Oh sans lrsquoenfer on ne verrait pas tant de bons chreacutetiens crsquoest ce qursquoil y a de plus beau dans notre sainte religion

Enfin nous eacutetions tous lagrave depuis un quart drsquoheure agrave ge-noux lorsque le sergent Duchecircne arriva tout essouffleacute Il avait drsquoabord couru vers lrsquoarsenal et ne voyant rien lagrave-bas il revenait par la rue des Capucins

laquo Eh bien fit-il qursquoest-ce que vous avez donc agrave crier raquo

Puis apercevant la comegravete

laquo Mille tonnerres srsquoeacutecria-t-il qursquoest-ce que crsquoest que ccedila

mdash Crsquoest la fin du monde sergent dit Balthazar

mdash La fin du monde

mdash Oui la comegravete raquo

Alors il se mit agrave jurer comme un damneacute criant

laquo Encore si lrsquoadjudant de place eacutetait lagravehellip on pourrait con-naicirctre la consigne raquo

Puis tout agrave coup tirant son sabre et se glissant contre le mur il dit

laquo En avant Je mrsquoen moque il faut pousser une reconnais-sance raquo

Tout le monde admirait son courage et moi-mecircme entraicirc-neacute par son audace je me mis derriegravere lui ndash Nous marchions doucement doucement les yeux eacutecarquilleacutes regardant la co-megravete qui grandissait agrave vue drsquoœil en faisant des milliards de lieues chaque seconde

Enfin nous arrivacircmes au coin du vieux couvent des capu-cins La comegravete avait lrsquoair de monter plus nous avancions plus elle montait nous eacutetions forceacutes de lever la tecircte de sorte que fi-nalement Duchecircne avait le cou plieacute regardant tout droit en lrsquoair

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Moi vingt pas plus loin je voyais la comegravete un peu de cocircteacute Je me demandais srsquoil eacutetait prudent drsquoavancer encore lorsque le sergent srsquoarrecircta

laquo Sacrebleu fit-il agrave voix basse crsquoest le reacuteverbegravere

mdash Le reacuteverbegravere dis-je en mrsquoapprochant est-ce possible raquo

Et je regardai tout eacutebahi

En effet crsquoeacutetait le vieux reacuteverbegravere du couvent des capucins On ne lrsquoallume jamais par la raison que les capucins sont partis depuis 1798 et qursquoagrave Hunebourg tout le monde se couche avec les poules mais le veilleur de nuit Burrhus preacutevoyant qursquoil y aurait ce soir-lagrave beaucoup drsquoivrognes avait eu lrsquoideacutee charitable drsquoy mettre une chandelle afin drsquoempecirccher les gens de rouler dans le fosseacute qui longe lrsquoancien cloicirctre puis il eacutetait alleacute dormir agrave cocircteacute de sa femme

Nous distinguions tregraves bien les branches de la lanterne Le lumignon eacutetait gros comme le pouce quand le vent soufflait un peu ce lumignon srsquoallumait et jetait des eacuteclairs voilagrave ce qui le faisait marcher comme une comegravete

Moi voyant cela jrsquoallais crier pour avertir les autres quand le sergent me dit

laquo Voulez-vous bien vous taire si lrsquoon savait que nous avons chargeacute sur une lanterne on se moquerait de nous ndash Attention raquo

Il deacutecrocha la chaicircne toute rouilleacutee le reacuteverbegravere tomba produisant un grand bruit Apregraves quoi nous particircmes en cou-rant

Les autres attendirent encore longtemps mais comme la comegravete eacutetait eacuteteinte ils finirent aussi par reprendre du courage et allegraverent se coucher

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Le lendemain le bruit courut que crsquoeacutetait agrave cause des priegraveres de Maria Finck que la comegravete srsquoeacutetait eacuteteinte aussi depuis ce jour elle est plus sainte que jamais

Voilagrave comment les choses se passent dans la bonne petite ville de Hunebourg

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LE CITOYEN SCHNEIDER

I

laquo Drsquoougrave vient que les souvenirs de notre enfance sont ineffa-ccedilables dit le vieux garde Heinrich en allumant sa pipe drsquoun air meacutelancolique lorsqursquoon se rappelle agrave peine les choses du mois dernier drsquoougrave vient que les choses de notre jeunesse restent de-vant nos yeux et qursquoon croit encore y ecirctre Moi je nrsquooublierai jamais la pauvre hutte de mon pegravere avec son toit de chaume sa petite salle basse lrsquoescalier de bois au fond montant agrave la man-sarde lrsquoalcocircve aux rideaux de serge grise et blanche et les deux petites fenecirctres agrave mailles de plomb donnant sur le deacutefileacute de la Schloucht pregraves de Munster Je ne les oublierai jamais ni les moindres choses de ce temps-lagrave

laquo Tout reste vivant dans mon cœur surtout lrsquohiver de 1783

laquo Durant cet hiver le grand-pegravere Yeacuteri-Hans coiffeacute de son bonnet de laine friseacutee ses mains sillonneacutees de grosses veines bleues reposant sur ses cuisses maigres dormait tous les jours du matin au soir assis dans le vieux fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre son front rideacute srsquoabaissait lentement lentement puis se relevait pour redescendre encore Il respirait et soupirait comme si des recircves peacutenibles des recircves sans fin se fussent en-chaicircneacutes lrsquoun agrave lrsquoautre dans son esprit

laquo Ma megravere filait et me regardait de temps en temps drsquoun air grave elle eacutetait pacircle et les grands rubans de son bonnet trem-blotaient sur sa tecircte comme les ailes drsquoun papillon de nuit

laquo Mon pegravere les joues brunes lrsquoœil eacutetincelant ses larges tempes ombrageacutees du feutre noir taillait dans le checircne des tecirctes

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de cannes et des tabatiegraveres pour les vendre au printemps ses mains couleur de brique maniaient le ciseau avec une adresse merveilleuse les copeaux tombaient autour de lui et se rou-laient en escargots Parfois il sifflait tout bas je ne sais quel air bizarre parfois il se reposait battait le briquet et serrant lrsquoamadou sur sa pipe il srsquoeacutecriait

laquo mdash Catherinehellip Ccedila marche hellip ccedila marche raquo

laquo Puis me voyant assis sur mon escabeau tout attentif car je nrsquoaimais rien tant que de le voir travailler il me souriait et re-prenait lrsquoouvrage

laquo Autour de notre hutte la neige montaithellip montait chaque jour les vieux murs deacutecreacutepits srsquoenfonccedilaient sous terre deacutejagrave nos petites fenecirctres nrsquoy voyaient plus que par les vitres drsquoen haut les autres au-dessous eacutetaient drsquoun blanc mat et sombre

laquo Je me dressais quelquefois sur ma chaise et je regardais les nuages se plier et se deacuteplier lentement sur la valleacutee im-mense tout en face les rochers agrave pic escalader la cime du Ho-neck et plus bas dans la gorge les sapins innombrables char-geacutes de givre

laquo Rien ne remuait pas un oiseau ne secouait une feuille de son aile frileuse quelques verdiers seulement venaient se blot-tir sous le chaume de notre toit pregraves de la chemineacutee drsquoougrave sor-tait en tourbillonnant la fumeacutee grisacirctre

laquo La vue seule de ce morne paysage vous donnait froid on grelottait et pourtant agrave lrsquointeacuterieur le feu flamboyait ses spirales rouges montaient et descendaient comme un diablotin agrave la creacute-maillegravere il faisait chaud La petite porte disjointe qui commu-niquait agrave lrsquoeacutetable laissait entendre le becirclement de notre chegravevre la grande Theacuteregravese celui de son biquet qui teacutetait encore et les sourds mugissements de notre vache Waldine

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laquo Crsquoeacutetait un plaisir de les entendre par un froid pareil Nous nrsquoeacutetions pas seuls au moins dans les neiges nous eacutetions avec les creacuteatures du Seigneur Dieu nous avions encore des amis

laquo Je me rappellerai toujours qursquoun matin Waldine qui srsquoennuyait sans doute dans lrsquoombre apregraves srsquoecirctre deacutetacheacutee je ne sais comment vint nous voir Elle entra chez nous sans gecircne et mon pegravere se mit agrave rire de bon cœur

laquo mdash Heacute bonjour Waldine srsquoeacutecria-t-il Tu entres ici sans ti-rer le chapeau heacute heacute heacute Laisse-la Catherine laisse-lahellip elle ne fera pas de mal donnons-lui le temps de respirer et de voir la lumiegravere raquo

laquo Crsquoest moi-mecircme qui la reconduisis dans lrsquoeacutecurie et qui la rattachai agrave la cregraveche

laquo Ainsi se passait le temps tandis que les oiseaux criaient famine que les becirctes sauvages cherchaient les cavernes du Ho-neck et du Valtin nous blottis comme une bande de perdreaux autour de lrsquoacirctre nous recircvions en paix et chaque soir ma megravere disait

laquo mdash Encore un jour de passeacute Encore un pas vers le prin-temps raquo

laquo Tout cela je me le rappelle avec bonheur mais il arrive des choses eacutetranges dans ce bas monde des choses qui nous re-viennent longtemps apregraves et montrent que la sagesse des hommes et mecircme leur bonteacute nrsquoest que folie Dieu les permet sans doute pour humilier notre orgueil devant sa face raquo

En cet endroit Heinrich vida les cendres de sa pipe et la mit refroidir au bord de la fenecirctre puis il poursuivit grave-ment

laquo Cette anneacutee-lagrave donc au dernier jour de janvier entre deux et trois heures de lrsquoapregraves-midi il srsquoeacuteleva un grand vent

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laquo Quoique la maison fucirct abriteacutee vers le nord agrave chaque coup elle tremblait au bout drsquoune heure elle eacutetait tellement couverte de neige que lrsquoouragan passait au-dessus

laquo Nous avions eacuteteint le feu une lampe seule brillait sur la table

laquo Ma megravere priait je crois que mon pegravere priait aussi

laquo Le grand-pegravere lui srsquoeacutetait eacuteveilleacute tout agrave coup et semblait eacutepouvanteacute de ce vacarme

laquo Toute la neige tombeacutee depuis trois mois remontait vers le ciel en poussiegravere tout hurlait pleurait et sifflait dehors de se-conde en seconde on entendait les grands arbres lacirccher leurs racines avec des craquements eacutepouvantables puis des bruits sourds des clameurs infinies Si le vent eacutetait venu de face il au-rait enfonceacute nos fenecirctres et deacutecouvert le toit heureusement il soufflait de la montagne

laquo Au milieu de ce bruit terrible il nous semblait parfois en-tendre des cris humains et nous deacutejagrave si troubleacutes pour nous-mecircmes nous freacutemissions encore en songeant au peacuteril des autres Agrave chaque fois la megravere disait

laquo mdash Il y a quelqursquoun dehors raquo

laquo Et nous precirctions lrsquooreille le cœur serreacute mais la grande voix de lrsquoouragan dominait tout il soufflait dans le deacutefileacute de la Schloucht comme dans une flucircte immense

laquo Cela dura trois heures puis il se fit un grand silence et nous entendicircmes encore une fois becircler notre chegravevre

laquo mdash Le vent est tombeacute dit mon pegravere et srsquoapprochant de la porte il eacutecouta quelques instants encore le doigt sur le loquet

laquo Nous eacutetions tous derriegravere lui lorsqursquoil ouvrit et nous re-gardacircmes les yeux eacutecarquilleacutes

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laquo Le temps eacutetait sombre agrave cause de la neige qui descen-dait une eacuteclaircie blanchacirctre sur notre droite indiquait la posi-tion du soleil il pouvait ecirctre alors cinq heures

laquo Comme nous regardions agrave travers cette lumiegravere grise nous aperccedilucircmes agrave deux ou trois cents pas au-dessous de nous dans le sentier qui descend entre le Honeck et la crecircte du Valtin une charrette arrecircteacutee et un cheval devant On ne voyait que la tecircte du cheval et le dessus de la charrette avec les pointes de ses deux eacutechelles

laquo mdash Voilagrave donc ce que nous entendions srsquoeacutecria le grand-pegravere Yeacuteri-Hans

laquo mdash Oui dit mon pegravere en rentrant dans la hutte un mal-heur est arriveacute raquo

laquo Il prit la pelle de bois derriegravere la porte et se mit agrave des-cendre la cocircte ayant de la neige jusqursquoaux genoux moi je cou-rais derriegravere lui malgreacute les cris de la megravere le grand-pegravere sui-vait aussi de loin

laquo Plus nous descendions plus la neige devenait profonde Malgreacute cela mon pegravere arrivant au haut du talus qui domine le sentier se laissa glisser jusqursquoau bas en srsquoappuyant sur le manche de la pelle et dans cet endroit je fis halte pour le re-garder

laquo Il saisit le cheval par la bride mais aussitocirct voyant agrave deux ou trois pas de lagrave quelque chose sur la neige il srsquoapprocha souleva peacuteniblement un gros homme vecirctu de noir dont la tecircte retomba sur son eacutepaule et le posa en travers du cheval puis il coupa les traits et parvint agrave force de cris et de secousses agrave tirer lrsquoanimal de son trou

laquo Ce fut une grande affaire pour lrsquoamener sur le talus et pour le traicircner agrave la maison Il y parvint en faisant le tour de toutes les roches et des racines drsquoarbres ougrave srsquoeacutetait accumuleacutee la neige

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laquo Le grand-pegravere et moi nous suivions fort tristes regar-dant le malheureux qui ballottait en travers du cheval Il avait des bas de soie noire une soutane et des souliers agrave boucles drsquoargent crsquoeacutetait un precirctre

laquo Et maintenant qursquoon se figure la deacutesolation de ma megravere en voyant ce saint homme dans un si pitoyable eacutetat Il me semble encore lrsquoentendre crier les mains jointes au-dessus de sa tecircte

laquo mdash Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

laquo Elle voulait envoyer mon pegravere tout de suite agrave Munster chercher un meacutedecin Mais la nuit eacutetant survenue il faisait noir agrave la porte comme dans un four et toute la bonne volonteacute du monde ne pouvait pas vous faire trouver le chemin au milieu des neiges

laquo Dans cette deacutesolation universelle on se deacutepecirccha drsquoal-lumer du feu de chauffer des couvertures et comme jrsquoeacutetais un embarras pour tout le monde on mrsquoenvoya coucher dans la chambre du grand-pegravere

laquo Toute la nuit jrsquoentendis aller et venir au-dessous de moi la lumiegravere brillait agrave travers les fentes du plancher ma megravere se lamentait Enfin vers une heure accableacute de fatigue et lrsquoestomac creux je mrsquoendormis si profondeacutement qursquoil fallut mrsquoeacuteveiller le lendemain agrave huit heures sans quoi je dormirais peut-ecirctre en-core

laquo mdash Heinrich Heinrich criait le grand-pegravere en levant la trappe de sa tecircte chauve Heinrich arrive donc la soupe est precircte raquo

laquo Agrave cette voix je mrsquoeacuteveillai je regardai il faisait grand jour et la bonne odeur de la soupe aux pommes de terre remplissait toute la maison

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laquo Alors je ne pris que le temps de passer mon petit panta-lon de toile grise et de mettre mes sabots pour descendre Tous les eacuteveacutenements de la veille se repreacutesentaient agrave mon esprit outre mon bon appeacutetit jrsquoeacutetais encore curieux de savoir ce qui srsquoeacutetait passeacute Aussi du haut de lrsquoescalier je me penchais deacutejagrave sur la rampe pour regarder dans la chambre

laquo La soupiegravere fumait sur une belle nappe blanche le grand-pegravere assis en face faisait le signe de la croix le pegravere et la megravere debout disaient le Benedicite deacutevotement Et le gros homme assis dans le fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre les jambes enveloppeacutees drsquoune bonne couverture de laine et ses mains poteleacutees croiseacutees sur son ventre qui se relevait en forme de cornemuse ressemblait avec sa face charnue ses cheveux roux et sa tonsure agrave un bon chat qui dort sur la cendre chaude en recircvant agrave toutes les excellentes choses que le Seigneur a mises au monde pour ses enfants le fromage les omelettes les an-douilles etc etc

laquo Crsquoeacutetait attendrissant de le voir

laquo mdash Descends donc Heinrich me dit ma megravere nrsquoaie pas peur monsieur le cureacute ne te fera pas de mal raquo

laquo Le gros homme tourna la tecircte et se mit agrave me sourire en disant

laquo mdash Crsquoest votre petit garccedilon

laquo mdash Oui monsieur le cureacute notre seul enfant

laquo mdash Arrive donc petit raquo fit-il

laquo Ma megravere me prit par la main et me conduisit pregraves de ce bon precirctre qui me regarda de ses gros yeux gris drsquoun air tendre puis me tapa sur la joue et demanda

laquo mdash Est-ce qursquoil sait deacutejagrave ses priegraveres

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laquo mdash Oh oui monsieur le cureacute crsquoest la premiegravere chose que nous lui avons apprise

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure jrsquoaime ccedila raquo

laquo Ma megravere mrsquoavait ocircteacute mon bonnet et moi les mains jointes les yeux agrave terre je reacutecitai lrsquoAve Maria et le Pater Noster drsquoun trait

laquo mdash Crsquoest bien crsquoest bien fit le gros homme en me pinccedilant lrsquooreille heacute heacute heacute tu seras un bon serviteur devant Dieu Va maintenant deacutejeune je suis content de toi raquo

laquo Il parlait doucement et toute la famille pensait

laquo mdash Quel brave homme quel bon cœur quel malheur srsquoil eacutetait resteacute geleacute dans la Schloucht Crsquoest le Seigneur qui lrsquoa sau-veacute sans doute agrave cause de toutes ses bonnes actions et de celles qursquoil fera plus tard encore raquo

laquo Mais une circonstance survint alors qui nous montra ce bonhomme sous une tout autre physionomie

laquo Vous saurez que mon pegravere eacutetait descendu de grand matin vers la charrette prendre les effets de M le cureacute son tricorne et un gros rouleau de papiers auquel il paraissait tenir beaucoup Toutes ces choses eacutetaient poseacutees sur un vieux bahut agrave lrsquoautre coin de lrsquoacirctre la caisse au-dessous le tricorne au-dessus et le rouleau de papiers sur le tricorne

laquo En passant je touchai le rouleau de papiers qui se deacute-roula presque sur le feu

laquo Alors cet homme paisible fit entendre un cri mais un veacute-ritable cri de loup accompagneacute de jurements eacutepouvantables

laquo Il se preacutecipita sur les papiers les arracha de la flamme et les eacuteteignit dans ses mains Puis il me regarda tout pacircle drsquoun œil si feacuteroce que jrsquoen eus la chair de poule

ndash 51 ndash

Nous eacutetions tous consterneacutes la bouche beacuteante Lui regar-dant les papiers un peu roussis sur les bords se mit agrave beacutegayer en freacutemissant comme un dogue dans sa niche

laquo mdash Mon Thucydide hellip petit animal mon Thucydide raquo

laquo Apregraves quoi roulant ses papiers les uns dans les autres et srsquoapercevant de notre stupeur il me menaccedila du doigt en repre-nant son air bonhomme mais nous nrsquoavions plus envie de rire avec lui

laquo mdash Ah mauvais petit gueux dit-il tu viens de me faire peur Figurez-vous que jrsquoarrive tout expregraves de Cologne Oui jrsquoai fait cent lieues pour chercher ces vieux manuscrits au couvent de Saint-Dieacute il mrsquoa fallu trois mois pour y mettre un peu drsquoordre et lrsquoimprudence de ce malheureux enfant allait aneacuteantir une œuvre peut-ecirctre unique dans le monde Jrsquoen sue agrave grosses gouttes raquo

laquo Crsquoest vrai sa large face eacutetait devenue pourpre des gouttes de sueur lui couvraient le front

laquo Apregraves cela vous pensez bien que toute notre famille de-vint grave nous nrsquoeacutetions pas habitueacutes drsquoentendre des precirctres jurer comme ceux qui conduisent des bœufs agrave la pacircture et mille fois pire encore

laquo Ma megravere ne disait plus rien elle eacutetait devenue toute recirc-veuse

laquo Nous mangions en silence et quand nous eucircmes fini le pegravere sortit il deacutecrocha le traicircneau suspendu sous le hangar Nous lrsquoentendicircmes tirer le cheval de lrsquoeacutecurie et lrsquoatteler devant la porte Enfin il rentra et dit

laquo mdash Monsieur le cureacute si vous voulez monter sur le traicirc-neau dans une heure nous serons agrave Munster

laquo mdash Je veux bien raquo fit-il en se levant

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Et regardant dans la chambre drsquoun air grave il dit

laquo mdash Vous ecirctes de braves gens oubliez un instant de colegravere lrsquoesprit est fort mais la chair est faible Permettez-moi de vous teacutemoigner ma reconnaissance

laquo Il voulut remettre un freacutedeacuteric drsquoor agrave ma megravere mais elle refusa et reacutepondit

laquo mdash Crsquoest au nom de Notre Seigneur Jeacutesus-Christ que nous vous avons assisteacute dans le malheur monsieur le cureacute Si nous avions eacuteteacute dans le mecircme besoin vous auriez fait la mecircme chose pour nous

laquo mdash Sans doute sans doute dit-il mais cela nrsquoempecircche pashellip

laquo mdash Non ne nous privez pas du meacuterite de la bonne action

laquo mdash Amen raquo fit-il brusquement

laquo Il prit le rouleau de papiers sur le bahut se coiffa du tri-corne et sortit

laquo Mon pegravere avait deacutejagrave porteacute la malle sur le traicircneau il eacutetait lui-mecircme assis pregraves du timon le cureacute srsquoassit derriegravere et nous les regardacircmes filer jusqursquoagrave la roche creuse puis nous ren-tracircmes Tout le monde eacutetait pensif souvent le grand-pegravere re-gardait ma megravere en silence bien des penseacutees nous passaient par lrsquoesprit mais personne ne disait rien

laquo Le soir vers quatre heures mon pegravere revint portant le traicircneau sur lrsquoeacutepaule Il dit que le precirctre de Cologne eacutetait des-cendu chez M le cureacute de Munster Ce fut tout

laquo Cette anneacutee-lagrave le printemps revint comme agrave lrsquoordinaire

Le soleil au bout de cinq grands mois fit fondre les neiges et seacutecha notre plancher humide

ndash 53 ndash

On sortit la vache la chegravevre et son biquet on vida lrsquoeacutetable on renouvela lrsquoair

laquo En conduisant les becirctes agrave la pacircture en faisant claquer mon fouet je fis reacutesonner les eacutechos de mes cris joyeux

laquo Les bruyegraveres refleurirent et le grand ouragan fut oublieacute

laquo Mais le vieux temps qui marche toujours et nrsquoarrive ja-mais nrsquooublie pas tout sur sa route et souvent quand on y pense le moins les souvenirs repoussent comme les eacuteglantines sur les haies et les orties agrave lrsquoombre chacune selon leur espegravece raquo

II

laquo Plusieurs anneacutees srsquoeacutetaient eacutecouleacutees le grand-pegravere Yeacuteri-Hans eacutetait mort et mon pegravere mrsquoavait envoyeacute dans la basse Al-sace apprendre le meacutetier de tourneur chez mon oncle Conrad agrave Vendenheim

laquo Jrsquoapprochais de quinze ans et je commenccedilai agrave me croire un homme

laquo Crsquoeacutetait au temps ougrave tout le monde portait un bonnet sang de bœuf et la cocarde tricolore ougrave lrsquoon partait par centaines en pantalons de toile grise le fusil sur lrsquoeacutepaule

laquo Je me rappelle qursquoen ce temps-lagrave deux reacutegiments se for-maient agrave Strasbourg et qursquoil fallait des enfants pour battre la charge parce que les hommes voulaient tous avoir le fusil

laquo Cinq garccedilons se preacutesentegraverent agrave Vendenheim jrsquoeacutetais du nombre et lrsquoon tira pour savoir qui partirait

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laquo Crsquoest notre voisin le petit Fritzel qui partit et tout le vil-lage cria qursquoil avait gagneacute ndash Maintenant on a gagneacute quand on reste voilagrave pourtant comme les ideacutees changent

laquo En mecircme temps le citoyen Schneider exterminait les cu-reacutes les moines et les chanoines en Alsace On ne voulait plus re-connaicirctre que la deacuteesse Raison et les Gracircces

laquo Jrsquoen sais plus drsquoune au pays qui faisait la deacuteesse au mois de fructidor et de messidor car jrsquoai bonne meacutemoire Mais il est malhonnecircte aujourdrsquohui de parler de ces choses

laquo Quant agrave notre sainte religion elle nrsquoexistait plus lors-qursquoil fallut la reacutetablir plus tard personne ne se la rappelait ex-cepteacute quelques vieilles femmes qui dirent la maniegravere de srsquoy prendre pour recommencer les offices

laquo Crsquoeacutetait tregraves difficile de remettre les choses en train dans beaucoup de villages on oubliait ici les cierges lagrave les encen-soirs Sans les bonnes femmes on nrsquoaurait jamais su srsquoen tirer

laquo Enfin gracircce agrave Dieu tout est rentreacute dans lrsquoordre et les acircmes sont encore une fois sauveacutees

laquo Voilagrave le principal

mdash Crsquoest au premier consul que nous devons ce grand bien-fait sans lui nous serions tous damneacutes Qursquoil en soit beacuteni dans les siegravecles des siegravecles raquo

Heinrich agrave ce souvenir srsquoessuya une larme au coin de lrsquoœil et poursuivit

laquo Crsquoest agrave cause de cela que les precirctres sont si reconnais-sants envers les descendants de lrsquoempereur et qursquoon le beacutenit dans les eacuteglises lui et toute sa race car la reconnaissance est une vertu dans notre sainte Eacuteglise

laquo Mais pour en revenir agrave ce que je disais un beau matin jrsquoeacutetais en train de tourner des bacirctons de chaise agrave la fenecirctre de

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notre maison qui donnait sur la petite place de la fontaine mon oncle Conrad fumait sa pipe sur la porte et la tante Greacutedel balayait les copeaux dans lrsquoalleacutee

laquo Il pouvait ecirctre environ une heure et demie lorsqursquoil se fit un grand tumulte dehors les gens couraient devant la maison drsquoautres traversaient la petite place drsquoautres en suivant la foule demandaient

laquo mdash Qursquoest-ce qui se passe raquo

laquo Naturellement je sortis pour voir la chose et jrsquoeacutetais en-core dans lrsquoalleacutee que le trot de plusieurs chevaux un cliquetis de sabres le roulement sourd drsquoune grosse charrette se firent entendre au loin puis le son drsquoune trompette eacuteclata dans le vil-lage

laquo Au mecircme instant un peloton de hussards deacutebouchait sur la place ceux de devant le pistolet armeacute en lrsquoair et les autres le sabre au poing Plus loin venait sur un cheval noir un gros homme en habit bleu agrave parements blancs rabattus sur la poi-trine le grand chapeau agrave claque surmonteacute de plumes tricolores en travers de la tecircte lrsquoeacutecharpe autour de la panse et le grand sabre de cavalerie ballottant contre la botte Son cheval hennis-sait et freacutemissait Derriegravere lui srsquoavanccedilait cahotant sur le paveacute une grande voiture atteleacutee de chevaux gris et pleine de poutres rouges

laquo Le gros homme agrave plumes riait de sa face rubiconde pen-dant que les gens tout pacircles srsquoaplatissaient le dos au mur la bouche ouverte et les bras pendants

laquo Du premier coup drsquoœil je reconnus ce bon precirctre que nous avions sauveacute des neiges

laquo Quelques farceurs pour se donner lrsquoair de nrsquoavoir rien agrave craindre criaient

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laquo mdash Voici le citoyen Schneider qui vient eacutecheniller les envi-rons de Vendenheim Gare aux aristocrates raquo

laquo Drsquoautres chantaient en faisant des grimaces

laquo Les aristocrates agrave la lanterne raquo

laquo Ils levaient les bras et les jambes en cadence mais cela ne les empecircchait pas drsquoavoir le ventre serreacute comme tout le monde et de rire jaune

laquo En face de la fontaine le cortegravege srsquoarrecircta Schneider le-vant le nez regarda tout autour de la place les hauts pignons avec leurs toits pointus les figures innombrables qui se pres-saient dans les lucarnes et les petites niches drsquoougrave lrsquoon avait ocircteacute les saintes vierges depuis longtemps

laquo mdash Quel nid de punaises cria-t-il au capitaine de hus-sards un grand noir dont les moustaches coupaient en deux la face pacircle Quel nid de punaises Nous allons avoir de lrsquoouvrage ici pour huit jours raquo

laquo En entendant cela lrsquooncle Conrad me prit par le bras en disant

laquo mdash Rentrons Heinrich rentrons Il nrsquoaurait qursquoagrave nous choisir agrave vue de nez Crsquoest terrible terrible raquo

laquo Il tremblotait sur ses jambes Moi je sentais le frisson srsquoeacutetendre le long de mon dos

laquo En rentrant dans lrsquoatelier je vis la tante Greacutedel qui priait les mains jointes et chantait les litanies Je nrsquoeus que le temps de la pousser dans la cave et de fermer la porte dessus avec sa grande deacutevotion elle pouvait nous faire guillotiner tous

laquo Alors lrsquooncle et moi nous regardacircmes par les petites vitres

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La foule chantait toujours dehors

laquo Ccedila ira les aristocrates agrave la lanterne raquo

comme ces cigales qui chantent lorsque lrsquohiver approche et que la premiegravere geleacutee doit roussir

laquo Bien des gens eacutetaient debout devant la fenecirctre par-dessus leurs eacutepaules et leurs tecirctes on voyait les hussards le ci-toyen Schneider la fontaine et la haute voiture

laquo Deux grands gaillards eacutetaient en train de deacutecharger les poutres ils avaient des mines honnecirctes lrsquoaubergiste Rœmer leur passait une bouteille drsquoeau-de-vie et un petit homme sec pacircle faible comme une allumette le nez long la figure en lame de rasoir vecirctu drsquoune petite blouse rouge serreacutee aux reins sur-veillait lrsquoouvrage Il avait lrsquoair drsquoun veacuteritable Hans-Wurst Mais Dieu nous preacuteserve drsquoun Hans-Wurst pareil crsquoeacutetait le bour-reau

laquo Tandis que ces choses se passaient sous nos yeux le maire Rebstock un honnecircte vigneron grave large des eacutepaules eacutegalement coiffeacute du chapeau agrave claque et ceint de lrsquoeacutecharpe trico-lore srsquoavanccedilait agrave travers la place

laquo Tous les tridi et les sextidi il reacuteunissait le village au club dans lrsquoeacuteglise et faisait reacuteciter aux enfants les Droits de lrsquohomme Il srsquoeacutetait fait faire une veste avec le voile du tabernacle Et ccedila crsquoest le plus grand crime qursquoun magistrat puisse commettre sur la terre Mais ce jour-lagrave ce grand crime fut cause qursquoil sauva la vie agrave la moitieacute de Vendenheim

laquo Comme il srsquoapprochait Schneider se penchant sur le cou de son grand cheval noir srsquoeacutecria

laquo mdash Voici le pressoir ougrave sont les raisins

laquo mdash Quels raisins citoyen Schneider

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laquo mdash Les aristocrates

laquo mdash Il nrsquoy en a pas ici nous sommes tous de bons pa-triotes raquo

laquo La figure de Schneider devint terrible je crus le voir en-core une fois arracher son rouleau de papiers au feu

laquo mdash Tu mens srsquoeacutecria-t-il tu en es un toi-mecircme Qursquoest-ce que cet or et cet argent sur tes habits quand la Reacutepublique nrsquoa pas de quoi nourrir ses enfants

laquo mdash Ccedila citoyen Schneider crsquoest le voile du tabernacle Je lrsquoai mis sur mon dos pour exterminer lrsquohydre de la supersti-tion raquo

laquo Alors Schneider partit drsquoun grand eacuteclat de rire en criant

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure Mais rappelle-toi bien il doit y avoir tout de mecircme des aristocrates par ici

laquo mdash Non ils se sont tous sauveacutes Nos garccedilons vont les cher-cher agrave Coblentz et nos enfants battent la charge

laquo mdash Nous verrons ccedila dit Schneider tu mrsquoas lrsquoair drsquoun vrai patriote Ton ideacutee de tabernacle me plaicirct Nous allons dicircner avec toi Crsquoest bon ha ha ha raquo

laquo Il se tenait le ventre agrave deux mains

laquo Tous les hussards allegraverent dicircner chez le maire avec Schneider On fit une reacutequisition expregraves dans le village et cha-cun donna ce qursquoil avait de meilleur

laquo Ces gens burent jusqursquoagrave minuit en chantant des airs qui vous donnent froid dans les os

laquo Le lendemain Schneider alla voir le club il entendit les enfants reacuteciter en chœur les Droits de lrsquohomme

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Tout se serait bien passeacute Malheureusement un ancien sonneur de cloches qui srsquoappelait Schneacuteegans et qui se croyait aristocrate srsquoeacutetait cacheacute dans le grenier de lrsquoauberge du Lion-drsquoOr les hussards en cherchant quelques bottes de foin le deacute-nichegraverent et lrsquoon voulut savoir pourquoi ce pauvre diable se ca-chait

laquo Schneider apprit qursquoil avait sonneacute les cloches et le fit guillotiner pendant qursquoon eacutetait encore agrave table sous preacutetexte que la Reacutepublique avait besoin de sacrifices en tout genre et qursquoil ne figurait pas assez de sonneurs sur la liste geacuteneacuterale

laquo Ce fut un veacuteritable chagrin pour Rebstock mais il nrsquoosa rien dire de peur drsquoecirctre guillotineacute lui-mecircme

laquo Schneider srsquoen alla le jour mecircme agrave la grande satisfaction de tout le village

laquo Voilagrave comment je reconnus le bon apocirctre et jrsquoai souvent penseacute depuis que si mon pegravere avait su ce qui devait arriver plus tard il lrsquoaurait laisseacute peacuterir dans la Schloucht

laquo Quant au vieux maire de Vendenheim on ne lui pardon-na jamais de srsquoecirctre fait faire une veste avec le voile du taber-nacle et les vieilles commegraveres surtout qursquoil avait empecirccheacutees par ce moyen drsquoecirctre guillotineacutees srsquoacharnegraverent agrave le maudire ce qui lui fit le plus grand tort

laquo Un jour que je causais avec lui dans les vignes et que nous parlions de cette vieille histoire il se mit agrave sourire triste-ment et dit

laquo mdash Si pourtant je leur avais laisseacute couper le cou ces bonnes acircmes seraient dans la hotte de Schneider avec le voile du tabernacle Je nrsquoaurais pas de reproche agrave me faire jrsquoaurais eacuteteacute lacircche comme tout le monde raquo

laquo Alors je pensai

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laquo mdash Ce pauvre vieux Rebstock il nrsquoa pas tout agrave fait tort Sauvez donc les gens pour que les uns vous maudissent et que les autres vous guillotinent Ce nrsquoest pas encourageant Si les hommes ne faisaient pas ces choses par chariteacute chreacutetienne ils seraient vraiment tregraves becirctes Les mauvais gueux seuls nrsquoont ja-mais de reproches agrave srsquoadresser pourvu qursquoils soient contents ils ne srsquoinquiegravetent pas du reste et srsquoendorment raquo

laquo Crsquoest triste agrave dire mais crsquoest bien la veacuteriteacute raquo

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LE REQUIEM DU CORBEAU

I

Mon oncle Zacharias est bien le plus curieux original que jrsquoaie rencontreacute de ma vie Figurez-vous un petit homme gros court replet le teint coloreacute le ventre en outre et le nez en fleur crsquoest le portrait de mon oncle Zacharias Le digne homme eacutetait chauve comme un genou Il portait drsquohabitude de grosses lu-nettes rondes et se coiffait drsquoun petit bonnet de soie noire qui ne lui couvrait guegravere que le sommet de la tecircte et la nuque

Ce cher oncle aimait agrave rire il aimait aussi la dinde farcie le pacircteacute de foie gras et le vieux johannisberg mais ce qursquoil preacutefeacute-rait agrave tout au monde crsquoeacutetait la musique Zacharias Muumlller eacutetait neacute musicien par la gracircce de Dieu comme drsquoautres naissent Franccedilais ou Russes il jouait de tous les instruments avec une faciliteacute merveilleuse On ne pouvait comprendre agrave voir son air de bonhomie naiumlve que tant de gaieteacute de verve et drsquoentrain pussent animer un tel personnage

Ainsi Dieu fit le rossignol gourmand curieux et chanteur ndash mon oncle eacutetait rossignol

On lrsquoinvitait agrave toutes les noces agrave toutes les fecirctes agrave tous les baptecircmes agrave tous les enterrements maicirctre Zacharias lui disait-on il nous faut un Hopser3 un Alleacuteluia un Requiem pour tel jour et lui reacutepondait simplement laquo Vous lrsquoaurez raquo Alors il se

3 Hopser sauteuse

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mettait agrave lrsquoœuvre il sifflait devant son pupitre il fumait des pipes et tout en lanccedilant une pluie de notes sur son papier il battait la mesure du pied gauche

Lrsquooncle Zacharias et moi nous habitions une vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Tubingue il en occupait le rez-de-chausseacutee un veacuteritable magasin de bric-agrave-brac encombreacute de vieux meubles et drsquoinstruments de musique moi je couchais dans la chambre au-dessus et toutes les autres piegraveces restaient inoccupeacutees

Juste en face de notre maison habitait le docteur Hacircsel-noss Le soir lorsqursquoil faisait nuit dans ma petite chambre et que les fenecirctres du docteur srsquoilluminaient il me semblait agrave force de regarder que sa lampe srsquoavanccedilaithellip srsquoavanccedilaithellip et fina-lement me touchait les yeux Et je voyais en mecircme temps la sil-houette de Hacircselnoss srsquoagiter sur le mur drsquoune faccedilon bizarre avec sa tecircte de rat coiffeacutee drsquoun tricorne sa petite queue sautil-lant de droite agrave gauche son grand habit agrave larges basques et sa mince personne planteacutee sur deux jambes grecircles Je distinguais aussi dans les profondeurs de la chambre des vitrines remplies drsquoanimaux eacutetrangers de pierres luisantes et de profil le dos de ses livres brillant par leurs dorures et rangeacutes en bataille sur les rayons drsquoune bibliothegraveque

Le docteur Hacircselnoss eacutetait apregraves mon oncle Zacharias le personnage le plus original de la ville Sa servante Orchel se vantait de ne faire sa lessive que tous les six mois et je la croi-rais volontiers car les chemises du docteur eacutetaient marqueacutees de taches jaunes ce qui prouvait la quantiteacute de linge enfermeacutee dans ses armoires mais la particulariteacute la plus inteacuteressante du caractegravere de Hacircselnoss crsquoest que ni chien ni chat qui franchis-sait le seuil de sa maison ne reparaissait plus jamais Dieu sait ce qursquoil en faisait La rumeur publique lrsquoaccusait mecircme de porter dans lrsquoune de ses poches de derriegravere un morceau de lard pour attirer ces pauvres becirctes mais lorsqursquoil sortait le matin pour al-ler voir ses malades et qursquoil passait trottant menu devant la

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maison de mon oncle je ne pouvais mrsquoempecirccher de consideacuterer avec une vague terreur les grandes basques de son habit flottant agrave droite et agrave gauche

Telles sont les plus vives impressions de mon enfance mais ce qui me charme le plus dans ces lointains souvenirs ce qui par-dessus tout se retrace agrave mon esprit quand je recircve agrave cette chegravere petite ville de Tubingue crsquoest le corbeau Hans volti-geant par les rues pillant lrsquoeacutetalage des bouchers saisissant tous les papiers au vol peacuteneacutetrant dans les maisons et que tout le monde admirait choyait appelait laquo Hans raquo par-cihellip laquo Hans raquo par-lagravehellip

Singulier animal en veacuteriteacute un jour il eacutetait arriveacute en ville lrsquoaile casseacutee le docteur Hacircselnoss la lui avait remise et tout le monde lrsquoavait adopteacute Lrsquoun lui donnait de la viande lrsquoautre du fromage Hans appartenait agrave toute la ville Hans eacutetait sous la protection de la foi publique

Que jrsquoaimais ce Hans malgreacute ses grands coups de bec Il me semble le voir encore sauter agrave deux pattes dans la neige tourner leacutegegraverement la tecircte et vous regarder du coin de son œil noir drsquoun air moqueur Quelque chose tombait-il de votre poche un kreutzer une clef nrsquoimporte quoi Hans srsquoen saisissait et lrsquoemportait dans les combles de lrsquoeacuteglise Crsquoest lagrave qursquoil avait eacutetabli son magasin crsquoest lagrave qursquoil cachait le fruit de ses rapines car Hans eacutetait malheureusement un oiseau voleur

Du reste lrsquooncle Zacharias ne pouvait souffrir ce Hans il traitait les habitants de Tubingue drsquoimbeacuteciles de srsquoattacher agrave un semblable animal et cet homme si calme si doux perdait toute espegravece de mesure quand par hasard ses yeux rencontraient le corbeau planant devant nos fenecirctres

Or par une belle soireacutee drsquooctobre lrsquooncle Zacharias parais-sait encore plus joyeux que drsquohabitude il nrsquoavait pas vu Hans de toute la journeacutee Les fenecirctres eacutetaient ouvertes un gai soleil peacute-neacutetrait dans la chambre au loin lrsquoautomne reacutepandait ses belles

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teintes de rouille qui se deacutetachent avec tant de splendeur sur le vert sombre des sapins Lrsquooncle Zacharias renverseacute dans son large fauteuil fumait tranquillement sa pipe et moi je le regar-dais me demandant ce qui le faisait sourire en lui-mecircme car sa bonne grosse figure rayonnait drsquoune satisfaction indicible

laquo Cher Tobie me dit-il en lanccedilant au plafond une longue spirale de fumeacutee tu ne saurais croire quelle douce quieacutetude jrsquoeacuteprouve en ce moment Depuis bien des anneacutees je ne me suis pas senti mieux disposeacute pour entreprendre une grande œuvre une œuvre dans le genre de la Creacuteation de Haydn Le ciel semble srsquoouvrir devant moi jrsquoentends les anges et les seacuteraphins entonner leur hymne ceacuteleste je pourrais en noter toutes les voixhellip Ocirc la belle composition Tobie la belle composition hellip Si tu pouvais entendre la basse des douze apocirctres crsquoest magni-fiquehellip magnifique Le soprano du petit Raphaeumll perce les nuages on dirait la trompette du jugement dernier les petits anges battent de lrsquoaile en riant et les saintes pleurent drsquoune ma-niegravere vraiment harmonieusehellip Chut hellip Voici le Veni Creator la basse colossale srsquoavancehellip la terre srsquoeacutebranlehellip Dieu va pa-raicirctre raquo

Et maicirctre Zacharias penchait la tecircte il semblait eacutecouter de toute son acircme de grosses larmes roulaient dans ses yeux laquo Bene Raphaeumll bene raquo murmurait-il Mais comme mon oncle se plongeait ainsi dans lrsquoextase que sa figure son regard son attitude que tout en lui exprimait un ravissement ceacuteleste voilagrave Hans qui srsquoabat tout agrave coup sur notre fenecirctre en poussant un couac eacutepouvantable Je vis lrsquooncle Zacharias pacirclir il regarda vers la fenecirctre drsquoun œil effareacute la bouche ouverte la main eacuteten-due dans lrsquoattitude de la stupeur

Le corbeau srsquoeacutetait poseacute sur la traverse de la fenecirctre Non je ne crois pas avoir jamais vu de physionomie plus railleuse son grand bec se retournait leacutegegraverement de travers et son œil brillait comme une perle Il fit entendre un second couac ironique et se mit agrave peigner son aile de deux ou trois coups de bec

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Mon oncle ne soufflait mot il eacutetait comme peacutetrifieacute

Hans reprit son vol et maicirctre Zacharias se tournant vers moi me regarda quelques secondes

laquo Lrsquoas-tu reconnu me dit-il

mdash Qui donc

mdash Le diable hellip

mdash Le diable hellip Vous voulez rire raquo

Mais lrsquooncle Zacharias ne daigna point me reacutepondre et tomba dans une meacuteditation profonde

La nuit eacutetait venue le soleil disparaissait derriegravere les sapins de la forecirct Noire

Depuis ce jour maicirctre Zacharias perdit toute sa bonne hu-meur Il essaya drsquoabord drsquoeacutecrire sa grande symphonie des Seacutera-phins mais nrsquoayant pas reacuteussi il devint fort meacutelancolique il srsquoeacutetendait tout au large dans son fauteuil les yeux au plafond et ne faisait plus que recircver agrave lrsquoharmonie ceacuteleste Quand je lui re-preacutesentais que nous eacutetions agrave bout drsquoargent et qursquoil ne ferait pas mal drsquoeacutecrire une valse un hopser ou toute autre chose pour nous remettre agrave flot

laquo Une valse hellip un hopser hellip srsquoeacutecriait-il qursquoest-ce que ce-la hellip Si tu me parlais de ma grande symphonie agrave la bonne heure mais une valse Tiens Tobie tu perds la tecircte tu ne sais ce que tu dis raquo Puis il reprenait drsquoun ton plus calme

laquo Tobie crois-moi degraves que jrsquoaurai termineacute ma grande œuvre nous pourrons nous croiser les bras et dormir sur les deux oreilles Crsquoest lrsquoalpha et lrsquoomeacutega de lrsquoharmonie Notre reacutepu-tation sera faite Il y a longtemps que jrsquoaurais termineacute ce chef-drsquoœuvre une seule chose mrsquoen empecircche crsquoest le corbeau

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mdash Le corbeau hellip mais cher oncle en quoi ce corbeau peut-il vous empecirccher drsquoeacutecrire je vous le demande nrsquoest-ce pas un oiseau comme tous les autres

mdash Un oiseau comme tous les autres murmurait mon oncle indigneacute Tobie je le vois tu conspires avec mes ennemis hellip ce-pendant que nrsquoai-je pas fait pour toi Ne trsquoai-je pas eacuteleveacute comme mon propre enfant nrsquoai-je pas remplaceacute ton pegravere et ta megravere ne trsquoai-je pas appris agrave jouer de la clarinette Ah Tobie Tobie crsquoest bien mal raquo

Il disait cela drsquoun ton si convaincu que je finissais par le croire et je maudissais dans mon cœur ce Hans qui troublait lrsquoinspiration de mon oncle Sans lui me disais-je notre fortune serait faite hellip Et je me prenais agrave douter si le corbeau nrsquoeacutetait pas le diable en personne ainsi que le pensait mon oncle

Quelquefois lrsquooncle Zacharias essayait drsquoeacutecrire mais par une fataliteacute curieuse et presque incroyable Hans se montrait toujours au plus beau moment ou bien on entendait son cri rauque Alors le pauvre homme jetait sa plume avec deacutesespoir et srsquoil avait eu des cheveux il se les serait arracheacutes agrave pleines poi-gneacutees tant son exaspeacuteration eacutetait grande Les choses en vinrent au point que maicirctre Zacharias emprunta le fusil du boulanger Racirczer une vieille patraque toute rouilleacutee et se mit en faction derriegravere la porte pour guetter le maudit animal Mais alors Hans ruseacute comme le diable nrsquoapparaissait plus et degraves que mon oncle grelottant de froid car on eacutetait en hiver degraves que mon oncle venait se chauffer les mains aussitocirct Hans jetait son cri devant la maison Maicirctre Zacharias courait bien vite dans la ruehellip Hans venait de disparaicirctre hellip

Crsquoeacutetait une veacuteritable comeacutedie toute la ville en parlait Mes camarades drsquoeacutecole se moquaient de mon oncle ce qui me forccedila de livrer plus drsquoune bataille sur la petite place Je le deacutefendais agrave outrance et je revenais chaque soir avec un œil pocheacute ou le nez meurtri Alors il me regardait tout eacutemu et me disait

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laquo Cher enfant prends couragehellip Bientocirct tu nrsquoauras plus be-soin de te donner tant de peine raquo

Et il se mettait agrave me peindre avec enthousiasme lrsquoœuvre grandiose qursquoil meacuteditait Crsquoeacutetait vraiment superbe tout eacutetait en ordre drsquoabord lrsquoouverture des apocirctres puis le chœur des seacutera-phins en mi beacutemol puis le Veni Creator grondant au milieu des eacuteclairs et du tonnerre hellip laquo Mais ajoutait mon oncle il faut que le corbeau meure Crsquoest le corbeau qui est cause de tout le mal vois-tu Tobie sans lui ma grande symphonie serait faite de-puis longtemps et nous pourrions vivre de nos rentes raquo

II

Un soir revenant entre chien et loup de la petite place je rencontrai Hans Il avait neigeacute la lune brillait par-dessus les toits et je ne sais quelle vague inquieacutetude srsquoempara de mon cœur agrave la vue du corbeau En arrivant agrave la porte de notre mai-son je fus tout eacutetonneacute de la trouver ouverte quelques lueurs se jouaient sur les vitres comme le reflet drsquoun feu qui srsquoeacuteteint Jrsquoentre jrsquoappelle pas de reacuteponse Mais qursquoon se figure ma sur-prise lorsqursquoau reflet de la flamme je vis mon oncle le nez bleu les oreilles violettes eacutetendu tout au large dans son fauteuil le vieux fusil de notre voisin entre les jambes et les souliers char-geacutes de neige

Le pauvre homme eacutetait alleacute agrave la chasse du corbeau laquo Oncle Zacharias mrsquoeacutecriai-je dormez-vous raquo Il entrrsquoouvrit les yeux et me fixant drsquoun regard assoupi

laquo Tobie dit-il je lrsquoai coucheacute en joue plus de vingt fois et toujours il disparaissait comme une ombre au moment ougrave jrsquoallais presser la deacutetente raquo

ndash 68 ndash

Ayant dit ces mots il retomba dans une torpeur profonde Jrsquoavais beau le secouer il ne bougeait plus Alors saisi de crainte je courus chercher Hacircselnoss En levant le marteau de la porte mon cœur battait avec une force incroyable et quand le coup retentit au fond du vestibule mes genoux fleacutechirent La rue eacutetait deacuteserte quelques flocons de neige voltigeaient autour de moi je frissonnais Au troisiegraveme coup la fenecirctre du docteur srsquoouvrit et la tecircte de Hacircselnoss en bonnet de coton srsquoinclina au dehors

laquo Qui est lagrave fit-il drsquoune voix grecircle

mdash Monsieur le docteur venez vite chez maicirctre Zacharias il est bien malade

mdash Heacute fit Hacircselnoss le temps de passer un habit et jrsquoar-rive raquo

La fenecirctre se referma Jrsquoattendis encore un grand quart drsquoheure regardant la rue deacuteserte eacutecoutant crier les girouettes sur leurs aiguilles rouilleacutees et dans le lointain un chien de ferme aboyer agrave la lune Enfin des pas se firent entendre et lentement lentement quelqursquoun descendit lrsquoescalier On introduisit une clef dans la serrure et Hacircselnoss enveloppeacute dans une grande houppelande grise une petite lanterne en forme de bougeoir agrave la main parut sur le seuil

laquo Prr fit-il quel froid jrsquoai bien fait de mrsquoenvelopper

mdash Oui reacutepondis-je depuis vingt minutes je grelotte

mdash Je me suis deacutepecirccheacute pour ne pas te faire attendre raquo

Une minute apregraves nous entrions dans la chambre de mon oncle

laquo Heacute bonsoir maicirctre Zacharias dit le docteur Hacircselnoss le plus tranquillement du monde en soufflant sa lanterne comment vous portez-vous Il paraicirct que nous avons un petit rhume de cerveau raquo

ndash 69 ndash

Agrave cette voix lrsquooncle Zacharias parut srsquoeacuteveiller

laquo Monsieur le docteur dit-il je vais vous raconter la chose depuis le commencement

mdash Crsquoest inutile fit Hacircselnoss en srsquoasseyant en face de lui sur un vieux bahut je sais cela mieux que vous je connais le principe et les conseacutequences la cause et les effets vous deacutetestez Hans et Hans vous deacutetestehellip Vous le poursuivez avec un fusil et Hans vient se percher sur votre fenecirctre pour se moquer de vous Heacute heacute heacute crsquoest tout simple le corbeau nrsquoaime pas le chant du rossignol et le rossignol ne peut souffrir le cri du cor-beau raquo

Ainsi parla Hacircselnoss en puisant une prise dans sa petite tabatiegravere puis il se croisa les jambes secoua les plis de son ja-bot et se mit agrave sourire en fixant maicirctre Zacharias de ses petits yeux malins

Mon oncle eacutetait eacutebahi

laquo Eacutecoutez reprit Hacircselnoss cela ne doit pas vous sur-prendre chaque jour on voit des faits semblables Les sympa-thies et les antipathies gouvernent notre pauvre monde Vous entrez dans une taverne dans une brasserie nrsquoimporte ougrave vous remarquez deux joueurs agrave table et sans les connaicirctre vous faites aussitocirct des vœux pour lrsquoun ou pour lrsquoautre Quelles raisons avez-vous de preacutefeacuterer lrsquoun agrave lrsquoautre Aucunehellip Heacute heacute heacute lagrave-dessus les savants bacirctissent des systegravemes agrave perte de vue au lieu de dire tout bonnement voici un chat voici une souris je fais des vœux pour la souris parce que nous sommes de la mecircme famille parce qursquoavant drsquoecirctre Hacircselnoss docteur en meacutedecine jrsquoai eacuteteacute rat eacutecureuil ou mulot et qursquoen conseacutequencehellip raquo

Mais il ne termina point sa phrase car au mecircme instant le chat de mon oncle eacutetant venu par hasard agrave passer pregraves de lui le docteur le saisit agrave la tignasse et le fit disparaicirctre dans sa grande

ndash 70 ndash

poche avec une rapiditeacute foudroyante Lrsquooncle Zacharias et moi nous nous regardacircmes tout stupeacutefaits

laquo Que voulez-vous faire de mon chat raquo dit enfin lrsquooncle

Mais Hacircselnoss au lieu de reacutepondre sourit drsquoun air con-traint et balbutia

laquo Maicirctre Zacharias je veux vous gueacuterir

mdash Rendez-moi drsquoabord mon chat

mdash Si vous me forcez agrave rendre ce chat dit Hacircselnoss je vous abandonne agrave votre triste sort vous nrsquoaurez plus une minute de repos vous ne pourrez plus eacutecrire une note et vous maigrirez de jour en jour

mdash Mais au nom du ciel reprit mon oncle qursquoest-ce qursquoil vous a donc fait ce pauvre animal

mdash Ce qursquoil mrsquoa fait reacutepondit le docteur dont les traits se contractegraverent ce qursquoil mrsquoa fait hellip Sachez que nous sommes en guerre depuis lrsquoorigine des siegravecles Sachez que ce chat reacutesume en lui la quintessence drsquoun chardon qui mrsquoa eacutetouffeacute quand jrsquoeacutetais violette drsquoun houx qui mrsquoa fait ombre quand jrsquoeacutetais buisson drsquoun brochet qui mrsquoa mangeacute quand jrsquoeacutetais carpe et drsquoun eacutepervier qui mrsquoa deacutevoreacute quand jrsquoeacutetais souris raquo

Je crus que Hacircselnoss perdait la tecircte mais lrsquooncle Tobie fermant les yeux reacutepondit apregraves un long silence

laquo Je vous comprends docteur Hacircselnoss je vous com-prendshellip vous pourriez bien nrsquoavoir pas tort hellip Gueacuterissez-moi et je vous donne mon chat raquo

Les yeux du docteur scintillegraverent

laquo Agrave la bonne heure srsquoeacutecria-t-il maintenant je vais vous gueacuterir raquo

ndash 71 ndash

Il tira de sa trousse un canif et prit sur lrsquoacirctre un petit mor-ceau de bois qursquoil fendit avec dexteacuteriteacute Mon oncle et moi nous le regardions faire Apregraves avoir fendu son morceau de bois il se mit agrave le creuser puis il deacutetacha de son portefeuille une petite laniegravere de parchemin fort mince et lrsquoayant ajusteacutee entre les deux lames de bois il lrsquoappliqua contre ses legravevres en souriant

La figure de mon oncle srsquoeacutepanouit

laquo Docteur Hacircselnoss srsquoeacutecria-t-il vous ecirctes un homme rare un homme vraiment supeacuterieur un hommehellip

mdash Je le sais interrompit Hacircselnoss je le saishellip Mais eacutetei-gnez la lumiegravere que pas un charbon ne brille dans lrsquoombre raquo

Et tandis que jrsquoexeacutecutais son ordre il ouvrit la fenecirctre tout au large La nuit eacutetait glaciale Au-dessus des toits apparaissait la lune calme et limpide Lrsquoeacuteclat eacuteblouissant de la neige et lrsquoobscuriteacute de la chambre formaient un contraste eacutetrange Je voyais lrsquoombre de mon oncle et celle de Hacircselnoss se deacutecouper sur le devant de la fenecirctre mille impressions confuses mrsquoagitaient agrave la fois Lrsquooncle Zacharias eacuteternua la main de Hacircselnoss srsquoeacutetendit avec impatience pour lui commander de se taire puis le silence devint solennel

Tout agrave coup un sifflement aigu traversa lrsquoespace laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Apregraves ce cri tout redevint silencieux Jrsquoenten-dais mon cœur galoper Au bout drsquoun instant le mecircme sifflement se fit entendre laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Je reconnus alors que crsquoeacutetait le docteur qui le produisait avec son appeau Cette re-marque me rendit un peu de courage et je fis attention aux moindres circonstances des choses qui se passaient autour de moi

Lrsquooncle Zacharias agrave demi-courbeacute regardait la lune Hacircselnoss se tenait immobile une main agrave la fenecirctre et lrsquoautre au sifflet

ndash 72 ndash

Il se passa bien deux ou trois minutes puis tout agrave coup le vol drsquoun oiseau fendit lrsquoair

laquo Oh raquo murmura mon oncle

laquo Chut raquo fit Hacircselnoss et le laquo pie-wicircte raquo se reacutepeacuteta plu-sieurs fois avec des modulations eacutetranges et preacutecipiteacutees Deux fois lrsquooiseau effleura les fenecirctres de son vol rapide inquiet Lrsquooncle Zacharias fit un geste pour prendre son fusil mais Hacircselnoss lui saisit le poignet en murmurant laquo Ecirctes-vous fou raquo Alors mon oncle se contint et le docteur redoubla ses coups de sifflet avec tant drsquoart imitant le cri de la pie-griegraveche prise au piegravege que Hans tourbillonnant agrave droite et agrave gauche fi-nit par entrer dans notre chambre attireacute sans doute par une cu-riositeacute singuliegravere qui lui troublait la cervelle Jrsquoentendis ses deux pattes tomber lourdement sur le plancher Lrsquooncle Zacharias je-ta un cri et srsquoeacutelanccedila sur lrsquooiseau qui srsquoeacutechappa de ses mains

laquo Maladroit raquo srsquoeacutecria Hacircselnoss en fermant la fenecirctre

Il eacutetait temps Hans planait aux poutres du plafond Apregraves avoir fait cinq ou six tours il se cogna contre une vitre avec tant de force qursquoil glissa tout eacutetourdi le long de la fenecirctre cherchant agrave srsquoaccrocher des ongles aux traverses Hacircselnoss alluma bien vite la chandelle et je vis alors le pauvre Hans entre les mains de mon oncle qui lui serrait le cou avec un enthousiasme freacuteneacute-tique en disant

laquo Ha ha ha je te tiens je te tiens raquo

Hacircselnoss lrsquoaccompagnait de ses eacuteclats de rire

laquo Heacute heacute heacute vous ecirctes content maicirctre Zacharias vous ecirctes content raquo

Jamais je nrsquoai vu de scegravene plus effrayante La figure de mon oncle eacutetait cramoisie Le pauvre corbeau allongeait les pattes battait des ailes comme un grand papillon de nuit et le frisson de la mort eacutebouriffait ses plumes

ndash 73 ndash

Ce spectacle me fit horreur je courus me cacher au fond de la chambre

Le premier moment drsquoindignation passeacute lrsquooncle Zacharias redevint lui-mecircme laquo Tobie srsquoeacutecria-t-il le diable a rendu ses comptes je lui pardonne Tiens-moi ce Hans devant les yeux Ah je me sens revivre Maintenant silence eacutecoutez raquo

Et maicirctre Zacharias le front inspireacute srsquoassit gravement au clavecin Moi jrsquoeacutetais en face de lui et je tenais le corbeau par le bec Derriegravere Hacircselnoss levait la chandelle et lrsquoon ne pouvait voir de tableau plus bizarre que ces trois figures Hans lrsquooncle Zacharias et Hacircselnoss sous les poutres hautes et vermoulues du plafond Je les vois encore eacuteclaireacutees par la lumiegravere tremblo-tante ainsi que nos vieux meubles dont les ombres vacillaient contre la muraille deacutecreacutepite

Aux premiers accords mon oncle parut se transformer ses grands yeux bleus brillegraverent drsquoenthousiasme il ne jouait pas de-vant nous mais dans une catheacutedrale devant une assembleacutee immense pour Dieu lui-mecircme

Quel chant sublime tour agrave tour sombre patheacutetique deacutechi-rant et reacutesigneacute puis tout agrave coup au milieu des sanglots lrsquoespeacuterance deacuteployant ses ailes drsquoor et drsquoazur Oh Dieu est-il possible de concevoir drsquoaussi grandes choses

Crsquoeacutetait un Requiem et durant une heure lrsquoinspiration nrsquoabandonna point une seconde lrsquooncle Zacharias

Hacircselnoss ne riait plus Insensiblement sa figure railleuse avait pris une expression indeacutefinissable Je crus qursquoil srsquoattendrissait mais bientocirct je le vis faire des mouvements ner-veux serrer le poing et je mrsquoaperccedilus que quelque chose se deacute-battait dans les basques de son habit

Quand mon oncle eacutepuiseacute par tant drsquoeacutemotions srsquoappuya le front au bord du clavecin le docteur tira de sa grande poche le chat qursquoil avait eacutetrangleacute

ndash 74 ndash

laquo Heacute heacute heacute fit-il bonsoir maicirctre Zacharias bonsoir Nous avons chacun notre gibier heacute heacute heacute vous avez fait un Requiem pour le corbeau Hans il srsquoagit maintenant de faire un Alleacuteluia pour votre chathellip Bonsoir hellip raquo

Mon oncle eacutetait tellement abattu qursquoil se contenta de sa-luer le docteur drsquoun mouvement de tecircte en me faisant signe de le reconduire

Or cette nuit mecircme mourut le grand-duc Yeacuteri Peacuteter deu-xiegraveme du nom et comme Hacircselnoss traversait la rue jrsquoentendis les cloches de la catheacutedrale se mettre lentement en branle En rentrant dans la chambre je vis lrsquooncle Zacharias debout

laquo Tobie me dit-il drsquoune voix grave va te coucher mon en-fant va te coucher je suis remis il faut que jrsquoeacutecrive tout cela cette nuit de crainte drsquooublier raquo

Je me hacirctai drsquoobeacuteir et je nrsquoai jamais mieux dormi

Le lendemain vers neuf heures je fus reacuteveilleacute par un grand tumulte Toute la ville eacutetait en lrsquoair on ne parlait que de la mort du grand-duc

Maicirctre Zacharias fut appeleacute au chacircteau On lui commanda le Requiem de Yeacuteri-Peacuteter II œuvre qui lui valut enfin la place de maicirctre de chapelle qursquoil ambitionnait depuis si longtemps Ce Requiem nrsquoeacutetait autre que celui de Hans Aussi lrsquooncle Zacha-rias devenu un grand personnage depuis qursquoil avait mille tha-lers agrave deacutepenser par an me disait souvent agrave lrsquooreille

laquo Heacute neveu si lrsquoon savait que crsquoest pour le corbeau que jrsquoai composeacute mon fameux Requiem nous pourrions encore aller jouer de la clarinette aux fecirctes de village Ah ah ah raquo et le gros ventre de mon oncle galopait drsquoaise

Ainsi vont les choses en ce monde

ndash 75 ndash

LE JUIF POLONAIS

PREMIEgraveRE PARTIE

LA VEILLE DE NOEumlL

Une salle drsquoauberge alsacienne Tables bancs fourneau de fonte grande horloge Portes et fenecirctres au fond sur la rue Porte agrave droite com-muniquant agrave lrsquointeacuterieur Porte de la cuisine agrave gauche Agrave cocircteacute de la porte un grand buffet de checircne Le soir une chandelle allumeacutee sur la table Catherine la femme du bourgmestre est assise agrave son rouet Le garde forestier Heinrich entre par le fond il est tout blanc de neige

I CATHERINE HEINRICH

HEINRICH frappant du pied ndash De la neige madame Ma-this toujours de la neige (Il pose son fusil derriegravere lrsquohorloge)

CATHERINE ndash Encore au village Heinrich

HEINRICH ndash Mon Dieu oui la veille de Noeumll il faut bien srsquoamuser un peu

CATHERINE ndash Vous savez que votre sac de farine est precirct au moulin

HEINRICH ndash Crsquoest bon crsquoest bon je ne suis pas presseacute Walter le chargera tout agrave lrsquoheure sur sa voiture

ndash 76 ndash

CATHERINE ndash Lrsquoanabaptiste est encore ici Je croyais lrsquoavoir vu partir depuis longtemps

HEINRICH ndash Non non Il est au Mouton-drsquoOr agrave vider bouteille Je viens de voir sa voiture devant lrsquoeacutepicier Harvig avec le sucre le cafeacute la cannelle tout couverts de neige Heacute heacute heacute hellip Crsquoest un bon vivanthellip Il aime le bon vin il a raison Nous partirons ensemble

CATHERINE ndash Vous nrsquoavez pas peur de verser

HEINRICH ndash Bah bah vous nous precircterez une lanterne Qursquoon mrsquoapporte seulement une chopine de vin blanc vous sa-vez de ce petit vin blanc de Huumlnevir (Il srsquoassied en riant)

CATHERINE appelant ndash Loiumls

LOIumlS de la cuisine ndash Madame

CATHERINE ndash Une chopine de Huumlnevir pour M Heinrich

LOIumlS de mecircme ndash Tout de suite

HEINRICH ndash Ce petit vin-lagrave reacutechauffe par un temps pareil il faut ccedila

CATHERINE ndash Oui mais prenez garde il est fort tout de mecircme

HEINRICH ndash Soyez tranquille tout ira bien Mais dites donc madame Mathis notre bourgmestre on ne le voit pashellip Est-ce qursquoil serait malade

CATHERINE ndash Il est parti pour Ribeauvilleacute il y a cinq jours

ndash 77 ndash

II

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS entrant ndash Voici la bouteille et un verre maicirctre Hein-rich

HEINRICH ndash Bon bon (Il verse) Ah le bourgmestre est agrave Ribeauvilleacute

CATHERINE ndash Oui nous lrsquoattendons pour ce soir mais al-lez donc compter sur les hommes quand ils sont dehors

HEINRICH ndash Il est bien sucircr alleacute chercher du vin

CATHERINE ndash Oui

HEINRICH ndash Heacute vous pouvez bien penser que votre cou-sin Bocircth ne lrsquoaura pas laisseacute repartir tout de suite Voilagrave quelque chose qui me conviendrait drsquoaller de temps en temps faire un tour dans les pays vignobles Jrsquoaimerais mieux ccedila que de courir les bois ndash Agrave votre santeacute madame Mathis

CATHERINE agrave Loiumls ndash Qursquoest-ce que tu eacutecoutes donc lagrave Loiumls Est-ce que tu nrsquoas rien agrave faire (Loiumls sort sans reacutepondre) Mets de lrsquohuile dans la petite lanterne Heinrich lrsquoemportera

III

LES PREacuteCEacuteDENTS moins LOIumlS

CATHERINE ndash Il faut que les servantes eacutecoutent tout ce qui se passe

HEINRICH ndash Je parie que le bourgmestre est alleacute chercher le vin de la noce

ndash 78 ndash

CATHERINE riant ndash Crsquoest bien possible

HEINRICH ndash Ouihellip tout agrave lrsquoheure encore au Mouton-drsquoOr on disait que Mlle Mathis et le mareacutechal des logis de gendarme-rie Christian allaient bientocirct se marier ensemble Ccedila mrsquoeacutetait dif-ficile agrave croire Christian est bien un brave et honnecircte homme et un bel homme aussi personne ne peut soutenir le contraire mais il nrsquoa que sa solde au lieu que Mlle Annette est le plus riche parti du village

CATHERINE ndash Vous croyez donc Heinrich qursquoil faut tou-jours regarder agrave lrsquoargent

HEINRICH ndash Non non au contraire Seulement je pense que le bourgmestrehellip

CATHERINE ndash Eh bien voilagrave ce qui vous trompe Mathis nrsquoa pas seulement demandeacute mdash Combien avez-vous ndash Il a dit tout de suite mdash Pourvu qursquoAnnette soit contente moi je con-sens

HEINRICH ndash Et mademoiselle Annette est contente

CATHERINE ndash Oui elle aime Christian Et comme nous ne voulons que le bonheur de notre enfant nous ne regardons pas agrave la richesse

HEINRICH ndash Si vous ecirctes tous contentshellip moi je suis con-tent aussi Je trouve que M Christian a de la chance et je vou-drais bien ecirctre agrave sa place

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS NICKEL

NICKEL entrant un sac de farine sur la tecircte ndash Votre sac de farine maicirctre Heinrich bien peseacute

ndash 79 ndash

HEINRICH ndash Crsquoest bon Nickel crsquoest bon mets-le dans un coin

CATHERINE allant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumls tu peux dresser la soupe de Nickel

HEINRICH se levant ndash Ah voyons si jrsquoai toutes mes af-faires (Il ouvre sa gibeciegravere) Voilagrave drsquoabord la farinehellip voici le tabac la cannelle le plomb de liegravevrehellip voici les deux livres de savonhellip Il me manque quelque chosehellip Ah le selhellip Jrsquoai oublieacute le sel sur le comptoir du pegravere Harvighellip Crsquoest ma femme qui aurait crieacute hellip (Il sort)

V

CATHERINE NICKEL puis HEINRICH

NICKEL ndash Vous saurez madame que la riviegravere est prise tellement que si lrsquoon arrecircte de moudre la glace viendra bientocirct jusque dans la vanne et que si lrsquoon continue il pourrait nous ar-river comme dans le temps ougrave la grande roue srsquoest casseacutee Le verglas tombe toujourshellip Je ne sais pas ce qursquoil faut faire

CATHERINE ndash Il faut attendre que Mathis soit venu Nous nrsquoavons plus beaucoup agrave moudre cette semaine

NICKEL ndash Non la grande presse de Noeumll est passeacuteehellip une vingtaine de sacs

CATHERINE ndash Eh bien tu peux souper Mathis ne tardera pas (Heinrich paraicirct au fond un paquet agrave ta main)

HEINRICH ndash Voilagrave mon affaire Jrsquoai tout maintenant (Il arrange le paquet dans sa gibeciegravere)

NICKEL ndash Alors je peux arrecircter le moulin madame Ma-this

ndash 80 ndash

CATHERINE ndash Oui tu souperas apregraves (Nickel sort par la porte de la cuisine Annette entre par la droite)

VI

CATHERINE HEINRICH ANNETTE

ANNETTE ndash Bonsoir monsieur Heinrich

HEINRICH se retournant ndash Heacute crsquoest vous mademoiselle Annette bonsoirhellip bonsoir hellip Nous parlions tout agrave lrsquoheure de vous

ANNETTE ndash De moi

HEINRICH ndash Mais oui mais ouihellip (Il pose sa gibeciegravere sur un banc puis drsquoun air drsquoadmiration) Oh oh comme vous voilagrave riante et gentiment habilleacuteehellip Crsquoest drocircle on dirait que vous allez agrave la noce

ANNETTE ndash Vous voulez rire monsieur Heinrich

HEINRICH ndash Non non je ne ris pas je dis ce que je pense vous le savez bien Ces bonnes joues rouges ce joli bonnet et cette petite robe bien faite avec ces petits souliers ne sont pas pour lrsquoagreacutement des yeux drsquoun vieux garde forestier comme moi Crsquoest pour un autre (il cligne de lrsquoœil) pour un autre que je con-nais bien heacute heacute heacute

ANNETTE ndash Oh peut-on dire hellip

HEINRICH ndash Oui oui on peut dire que vous ecirctes une jolie fille bien tourneacutee et riante et avenantehellip et que lrsquoautre grandhellip vous savez bien avec ses moustaches brunes et ses grosses bottes nrsquoest pas agrave plaindrehellip Nonhellip je ne le plains pas du tout (Walter entrsquorouvre la porte du fond et avance la tecircte Annette regarde)

ndash 81 ndash

VII

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER

WALTER riant ndash Heacute elle a tourneacute la tecirctehellip Ccedila nrsquoest pas luihellip ce nrsquoest pas lui (Il entre)

ANNETTE ndash Qui donc pegravere Walter

WALTER riant aux eacuteclats ndash Ha ha ha voyez-vous les filleshellip jusqursquoagrave la derniegravere minute elles ne veulent avoir lrsquoair de rien

ANNETTE drsquoun ton naiumlf ndash Moi je ne comprends pashellip je ne sais pas ce qursquoon veut dire

WALTER levant le doigt ndash Ah crsquoest comme ccedila Annettehellip Eh bien eacutecoute puisque tu te caches puisque tu ne veux rien dire et que tu me prends pour un vieux benecirct qui ne voit rien et qui ne sait rien ce sera moi Daniel Walter qui trsquoattacherai la jarretiegravere

HEINRICH ndash Non ce sera moi

CATHERINE riant ndash Vous ecirctes deux vieux fous

WALTER ndash Nous ne sommes pas si fous que nous en avons lrsquoair Je dis que jrsquoattacherai la jarretiegravere de la marieacutee et qursquoen at-tendant nous allons boire ensemble un bon coup en lrsquohonneur de Christian Nous allons voir maintenant si Annette aura le courage de refuser Je dis que si elle refuse elle nrsquoaime pas Christian

ANNETTE ndash Oh moi jrsquoaime le bon vin et quand on mrsquoen offre jrsquoen boishellip Voilagrave

TOUS riant ndash Ha ha ha maintenant tout est deacutecouvert

ndash 82 ndash

WALTER ndash Apportez la bouteille apportez que nous bu-vions avec Annette Ce sera pour la premiegravere fois mais je pense que ce ne sera pas la derniegravere et que nous trinquerons en-semble tous les baptecircmes

CATHERINE appelant ndash Loiumls hellip Loiumls hellip descends agrave la cavehellip Tu prendras une bouteille dans le petit caveau (Loiumls entre et deacutepose en passant une lanterne allumeacutee sur la table puis elle ressort)

WALTER ndash Qursquoest-ce que cette lanterne veut dire

HEINRICH ndash Crsquoest pour attacher agrave la voiture

ANNETTE riant ndash Vous partirez au clair de lune (Elle souffle la lanterne)

WALTER de mecircme ndash Ouihellip ouihellip au clair de lunehellip (Loiumls apporte une bouteille et des verres puis elle rentre dans la cui-sine Heinrich verse) Agrave la santeacute du mareacutechal des logis et de la gentille Annette (On trinque et lrsquoon boit)

HEINRICH deacuteposant son verre ndash Fameuxhellip fameuxhellip Crsquoest eacutegal de mon temps les choses ne se seraient pas passeacutees comme cela

CATHERINE ndash Quelles choses

HEINRICH ndash Le mariage (Il se legraveve se met en garde et frappant du pied) Il aurait fallu srsquoalignerhellip (Il se rassied) Oui si par malheur un eacutetranger eacutetait venu prendre la plus jolie fille du pays la plus gentille et la plus richehellip Mille tonnerres hellip Heinrich Schmitt aurait crieacute Halte halte nous allons voir ccedila

WALTER ndash Et moi jrsquoaurais empoigneacute ma fourche pour cou-rir dessus

HEINRICH ndash Oui mais les jeunes gens de ce temps nrsquoont plus de cœur ccedila ne pense qursquoagrave fumer et agrave boire Quelle misegravere Ce nrsquoest pas pour crier contre Christian non il faut le respecter

ndash 83 ndash

et lrsquohonorer mais je soutiens qursquoun pareil mariage est la honte des garccedilons du pays

ANNETTE ndash Et si je nrsquoen avais pas voulu drsquoautre moi

HEINRICH riant ndash Il aurait fallu marcher tout de mecircme

ANNETTE ndash Oui mais je me serais battue contre avec celui que jrsquoaurais voulu

HEINRICH ndash Ah si crsquoest comme ccedila je ne dis plus rien Plu-tocirct que de me battre contre Annette jrsquoaurais mieux aimeacute boire agrave la santeacute de Christian (On rit et lrsquoon trinque)

WALTER gravement ndash Eacutecoute Annette je veux te faire un plaisir

ANNETTE ndash Quoi donc pegravere Walter

WALTER ndash Comme jrsquoentrais tout agrave lrsquoheure jrsquoai vu le mareacute-chal des logis qui revenait avec deux gendarmes Il est en train drsquoocircter ses grosses bottes jrsquoen suis sucircr et dans un quart drsquoheurehellip

ANNETTE ndash Eacutecoutez

CATHERINE ndash Crsquoest le vent qui se legraveve Pourvu maintenant que Mathis ne soit pas en route

ANNETTE ndash Nonhellip nonhellip crsquoest lui hellip (Christian paraicirct au fond)

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CHRISTIAN

TOUS riant ndash Crsquoest lui hellip crsquoest lui

ndash 84 ndash

CHRISTIAN secouant son chapeau et frappant des pieds ndash Quel temps Bonsoir madame Mathis bonsoir mademoiselle Annette (Il lui serre la main)

WALTER ndash Elle ne srsquoeacutetait pas trompeacutee

CHRISTIAN eacutetonneacute regardant les autres rire ndash Eh bien qursquoy a-t-il donc de nouveau

HEINRICH ndash Heacute mareacutechal des logis nous rions parce que mademoiselle Annette a crieacute drsquoavance Crsquoest lui

CHRISTIAN ndash Tant mieux ccedila prouve qursquoelle pensait agrave moi

WALTER ndash Je crois bien elle tournait la tecircte chaque fois qursquoon ouvrait la porte

CHRISTIAN ndash Est-ce que crsquoest vrai mademoiselle Annette

ANNETTE ndash Oui crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Agrave la bonne heure voilagrave ce qui srsquoappelle par-ler Je suis bien heureux de lrsquoentendre dire agrave mademoiselle An-nette (Il suspend son chapeau au mur et deacutepose son eacutepeacutee dans un coin) Ccedila me reacutechauffe et jrsquoen ai besoin

CATHERINE ndash Vous arrivez du dehors monsieur Chris-tian

CHRISTIAN ndash Du Hocircwald madame Mathis du Hocircwald Quelle neige Jrsquoen ai bien vu dans lrsquoAuvergne et dans les Pyreacute-neacutees mais je nrsquoavais jamais rien vu de pareil (Il srsquoassied et se chauffe les mains au poecircle en grelottant Annette qui srsquoest deacute-pecirccheacutee de sortir revient de la cuisine avec une cruche de vin qursquoelle pose sur le poecircle)

ANNETTE ndash Il faut laisser chauffer le vin cela vaudra mieux

ndash 85 ndash

WALTER riant agrave Heinrich ndash Comme elle prend soin de lui Ce nrsquoest pas pour nous autres qursquoelle aurait eacuteteacute chercher du sucre et de la cannelle

CHRISTIAN ndash Heacute vous ne passez pas non plus vos jour-neacutees dans la neige vous nrsquoavez pas besoin qursquoon vous reacute-chauffe

WALTER riant ndash Oui la chaleur ne nous manque pas en-core Dieu merci Nous ne grelottons pas comme ce mareacutechal des logis Crsquoest tout de mecircme triste de voir un mareacutechal des lo-gis qui grelotte aupregraves drsquoune jolie fille qui lui donne du sucre et de la cannelle

ANNETTE ndash Taisez-vous pegravere Walter vous devriez ecirctre honteux de penser des choses pareilles

CHRISTIAN souriant ndash Deacutefendez-moi mademoiselle An-nette ne me laissez pas abicircmer par ce pegravere Walter qui se moque bien de la neige et du vent au coin drsquoun bon feu Srsquoil avait passeacute cinq heures dehors comme moi je voudrais voir la mine qursquoil aurait

CATHERINE ndash Vous avez passeacute cinq heures dans le Hocircwald Christian Mon Dieu crsquoest pourtant un service ter-rible cela

CHRISTIAN ndash Que voulez-vous hellip Sur les deux heures on est venu nous preacutevenir que les contrebandiers du Banc de la Roche passeraient la riviegravere agrave la nuit tombante avec du tabac et de la poudre de chasse il a fallu monter agrave cheval

HEINRICH ndash Et les contrebandiers sont venus

CHRISTIAN ndash Non les gueux Ils avaient reccedilu lrsquoeacuteveil ils ont passeacute ailleurs Encore maintenant je ne me sens plus agrave force drsquoavoir lrsquoongleacutee (Annette verse du vin dans un verre et le lui preacutesente)

ANNETTE ndash Tenez monsieur Christian reacutechauffez-vous

ndash 86 ndash

CHRISTIAN ndash Merci mademoiselle Annette (Il boit) Cela me fait du bien

WALTER ndash Il nrsquoest pas difficile le mareacutechal des logis

CATHERINE ndash Annette apporte la carafe il nrsquoy a plus drsquoeau dans mon mouilloir (Annette va chercher la carafe sur le buffet agrave gauche ndash Agrave Christian) Crsquoest eacutegal Christian vous avez encore de la chance eacutecoutez quel vent dehors

CHRISTIAN ndash Oui il se levait au moment ougrave nous avons fait la rencontre du docteur Frantz (Il rit) Figurez-vous que ce vieux fou revenait du Schneacuteeberg avec une grosse pierre qursquoil eacutetait alleacute deacuteterrer dans les ruines le vent soufflait et lrsquoenterrait presque dans la neige avec son traicircneau

CATHERINE agrave Annette qui verse de lrsquoeau dans son mouil-loir ndash Crsquoest bonhellip merci (Annette va remettre la carafe sur le buffet puis elle prend sa corbeille agrave ouvrage et srsquoassied agrave cocircteacute de Catherine)

HEINRICH riant ndash On peut bien dire que tous ces savants sont des fous Combien de fois nrsquoai-je pas vu le vieux docteur se deacutetourner drsquoune et mecircme de deux lieues pour aller regarder des pierres toutes couvertes de mousse et qui ne sont bonnes agrave rien Est-ce qursquoil ne faut pas avoir la cervelle agrave lrsquoenvers

WALTER ndash Oui crsquoest un original il aime toutes les choses du temps passeacute les vieilles coutumes et les vieilles pierres mais ccedila ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre le meilleur meacutedecin du pays

CHRISTIAN bourrant sa pipe ndash Sans doutehellip sans doute

CATHERINE ndash Quel vent Jrsquoespegravere bien que Mathis aura le bon sens de srsquoarrecircter quelque part (Srsquoadressant agrave Walter et agrave Heinrich) Je vous disais bien de partirhellip Vous seriez tranquilles chez vous

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette est cause de tout elle ne devait pas souffler la lanterne

ndash 87 ndash

ANNETTE ndash Oh vous eacutetiez bien contents de rester

WALTER ndash Crsquoest eacutegal madame Mathis a raison nous au-rions mieux fait de partir

CHRISTIAN ndash Vous avez de rudes hivers par ici

WALTER ndash Oh pas tous les ans mareacutechal des logis de-puis quinze ans nous nrsquoen avons pas eu de pareil

HEINRICH ndash Non depuis lrsquohiver du Polonais je ne me rap-pelle pas avoir vu tant de neige Mais cette anneacutee-lagrave le Schneacutee-berg eacutetait deacutejagrave blanc les premiers jours de novembre et le froid dura jusqursquoagrave la fin de mars Agrave la deacutebacirccle toutes les riviegraveres eacutetaient deacutebordeacutees on ne voyait que des souris des taupes et des mulots noyeacutes dans les champs

CHRISTIAN ndash Et crsquoest agrave cause de cela qursquoon lrsquoappelle lrsquohiver du Polonais

WALTER ndash Non crsquoest pour autre chose une chose terrible et que les gens du pays se rappelleront toujours Madame Ma-this srsquoen souvient aussi pour sucircr

CATHERINE ndash Vous pensez bien Walter elle a fait assez de bruit dans le temps cette affaire

HEINRICH ndash Crsquoest lagrave mareacutechal des logis que vous auriez pu gagner la croix

CHRISTIAN ndash Mais qursquoest-ce que crsquoest donc (Coup de vent dehors)

ANNETTE ndash Le vent augmente

CATHERINE ndash Oui mon enfant pourvu que ton pegravere ne soit pas sur la route

WALTER agrave Christian ndash Je puis vous raconter la chose de-puis le commencement jusqursquoagrave la fin car je lrsquoai vue moi-mecircme Tenez il y a juste aujourdrsquohui quinze ans que jrsquoeacutetais agrave cette

ndash 88 ndash

mecircme table avec Mathis qui venait drsquoacheter son moulin depuis cinq ou six mois Diederich Omacht Johann Rœber qursquoon ap-pelait le petit sabotier et plusieurs autres qui dorment mainte-nant derriegravere le grand if sur la cocircte Nous irons tous lagrave tocirct ou tard bienheureux ceux qui nrsquoont rien sur la conscience (En ce moment Christian se baisse prend une braise dans le creux de sa main et allume sa pipe puis il srsquoaccoude au bord de la table) Nous eacutetions donc en train de jouer aux cartes et dans la salle se trouvait encore beaucoup de monde lorsque sur le coup de dix heures la sonnette drsquoun traicircneau srsquoarrecircte devant la porte et presque aussitocirct un Polonais entre un juif polonais un homme de quarante-cinq agrave cinquante ans solide bien bacircti Je crois encore le voir entrer avec son manteau vert garni de four-rures son bonnet de peau de martre sa grosse barbe brune et ses grandes bottes rembourreacutees de peau de liegravevre Crsquoeacutetait un marchand de graines Il dit en entrant laquo Que la paix soit avec vous raquo Tout le monde tournait la tecircte et pensait laquo Drsquoougrave vient celui-lagrave hellip Qursquoest-ce qursquoil veut raquo parce que les juifs polo-nais qui vendent de la semence nrsquoarrivent dans le pays qursquoau mois de feacutevrier Mathis lui de-mande laquo Qursquoy a-t-il pour votre service raquo Mais lui sans reacute-pondre commence par ouvrir son manteau et par deacuteboucler une grosse ceinture qursquoil avait aux reins Il pose sur la table cette ceinture ougrave lrsquoon entendait sonner de lrsquoor et dit laquo La neige est profonde le chemin difficilehellip allez mettre mon cheval agrave lrsquoeacutecurie dans une heure je repartirai raquo Ensuite il prend une bouteille de vin sans parler agrave personne comme un homme

ndash 89 ndash

triste et qui pense agrave ses affaires Agrave onze heures le wachtmann Yeacuteri entre tout le monde srsquoen va le Polonais reste seul (Grand coup de vent au dehors avec un bruit de vitres qui se brisent)

CATHERINE ndash Mon Dieu qursquoest-ce qui vient drsquoarriver

HEINRICH ndash Ce nrsquoest rien madame Mathis crsquoest un car-reau qui se brise on aura sans doute laisseacute une fenecirctre ouverte

CATHERINE se levant ndash Il faut que jrsquoaille voir (Elle sort)

ANNETTE criant ndash Tu ne sortiras pashellip

CATHERINE de la cuisine ndash Sois donc tranquille je reviens tout de suite

IX

Les preacuteceacutedents moins CATHERINE

CHRISTIAN ndash Je ne vois pas encore comment jrsquoaurais pu gagner la croix pegravere Walter

WALTER ndash Oui monsieur Christian mais attendez le len-demain on trouva le cheval du Polonais sous le grand pont de Weacutechem et cent pas plus loin dans le ruisseau le manteau vert et le bonnet plein de sang Quant agrave lrsquohomme on nrsquoa jamais pu savoir ce qursquoil est devenu

HEINRICH ndash Tout ccedila crsquoest la pure veacuteriteacute La gendarmerie de Rothau arriva le lendemain malgreacute la neige et crsquoest mecircme depuis ce temps qursquoon laisse ici la brigade

CHRISTIAN ndash Et lrsquoon nrsquoa pas fait drsquoenquecircte

HEINRICH ndash Une enquecircte je crois bienhellip Crsquoest lrsquoancien mareacutechal des logis Kelz qui srsquoest donneacute de la peine pour cette

ndash 90 ndash

affaire En a-t-il fait des courses reacuteuni des teacutemoins eacutecrit des procegraves-verbaux Sans parler du juge de paix Beacuteneacutedum du pro-cureur Richter et du vieux meacutedecin Hornus qui sont venus voir le manteau le bacircton et le bonnet

CHRISTIAN ndash Mais on devait avoir des soupccedilons sur quelqursquoun

HEINRICH ndash Ccedila va sans dire les soupccedilons ne manquent jamais mais il faut des preuves Dans ce temps-lagrave voyez-vous les deux fregraveres Kasper et Yokel Hierthegraves qui demeurent au bout du village avaient un vieil ours les oreilles et le nez tout deacutechi-reacutes avec un acircne et trois gros chiens qursquoils menaient aux foires pour livrer bataille Ccedila leur rapportait beaucoup drsquoargent ils buvaient de lrsquoeau-de-vie tant qursquoils en voulaient Justement quand le Polonais disparut ils eacutetaient agrave Weacutechem et le bruit courut alors qursquoils lrsquoavaient fait deacutevorer par leurs becirctes et qursquoon ne pouvait plus retrouver que son bonnet et son manteau parce que lrsquoours et les chiens avaient eu assez du reste Naturellement

ndash 91 ndash

on mit la main sur ces gueux ils passegraverent quinze mois dans les cachots mais finalement on ne put rien prouver contre les Hierthegraves et malgreacute tout il fallut les relacirccher Leur acircne leur ours et leurs chiens eacutetaient morts Ils se mirent donc agrave eacutetamer des casseroles et M Mathis leur loua sa baraque du coin des Cheneviegraveres Ils vivent lagrave-dedans et ne payent jamais un liard pour le loyer

WALTER ndash Mathis est trop bon pour ces bandits Depuis longtemps il aurait ducirc les balayer

CHRISTIAN ndash Ce que vous me racontez lagrave mrsquoeacutetonne je nrsquoen avais jamais entendu dire un mot

HEINRICH ndash Il faut une occasionhellip Jrsquoaurais cru que vous saviez cela mieux que nous

CHRISTIAN ndash Non crsquoest la premiegravere nouvelle (Catherine rentre)

X

Les preacuteceacutedents CATHERINE

CATHERINE ndash Jrsquoeacutetais sucircre que Loiumls avait laisseacute la fenecirctre de la cuisine ouverte On a beau lui dire de fermer les fenecirctres cette fille nrsquoeacutecoute rien Maintenant tous les carreaux sont cas-seacutes

WALTER ndash Heacute madame Mathis cette fille est jeune agrave son acircge on a toutes sortes de choses en tecircte

CATHERINE se rasseyant ndash Fritz est dehors Christian il veut vous parler

Christian ndash Fritz le gendarme

ndash 92 ndash

CATHERINE ndash Oui je lui ai dit drsquoentrer mais il nrsquoa pas vou-lu Crsquoest pour une affaire de service

CHRISTIAN ndash Ah bon je sais ce que crsquoest (Il se legraveve prend son chapeau et se dirige vers la porte)

ANNETTE ndash Vous reviendrez Christian

CHRISTIAN sur la porte ndash Ouihellip dans un instant (Il sort)

XI

Les preacuteceacutedents moins CHRISTIAN

WALTER ndash Voilagrave ce qursquoon peut appeler un brave homme un homme doux mais qui ne plaisante pas avec les gueux

HEINRICH ndash Oui M Mathis a de la chance de trouver un pareil gendre depuis que je le connais tout lui reacuteussit Drsquoabord il achegravete cette auberge ougrave Georges Houcircte srsquoeacutetait ruineacute Chacun pensait qursquoil ne pourrait jamais la payer et voilagrave que toutes les bonnes pratiques arrivent il entasse il entassehellip il payehellip il achegravete le grand preacute de la Bruche la cheneviegravere du fond des Houx les douze arpents de la Finckmath la scierie des Trois-Checircneshellip Ensuite son moulin ensuite son magasin de planches Mademoiselle Annette grandithellip il place de lrsquoargent sur bonne hypothegravequehellip on le nomme bourgmestrehellip Il ne lui manquait plus qursquoun gendre un honnecircte homme rangeacute soigneux qui ne jette pas lrsquoargent par les fenecirctres qui plaise agrave sa fille et que cha-cun respectehellip Eh bien Christian Becircme se preacutesente un homme solide sur lequel on ne peut dire que du bien ndash Que voulez-vous M Mathis est venu au monde sous une bonne eacutetoile Pendant que les autres suent sang et eau pour reacuteunir les deux bouts agrave la fin de lrsquoanneacutee lui nrsquoa jamais fini de srsquoenrichir de srsquoarrondir et de prospeacuterer ndash Est-ce vrai madame Mathis

ndash 93 ndash

CATHERINE ndash Nous ne nous plaignons pas Heinrich au contraire

HEINRICH ndash Oui et le plus beau de tout crsquoest que vous le meacuteritez personne ne vous porte envie chacun pense ndash Ce sont de braves gens ils ont gagneacute leurs biens par le travail ndash Et tout le monde est content pour mademoiselle Annette

WALTER ndash Oui crsquoest un beau mariage

CATHERINE eacutecoutant ndash Voilagrave Christian qui revient

ANNETTE ndash Oui jrsquoentends les eacuteperons sur lrsquoescalier (La porte srsquoouvre et Mathis paraicirct enveloppeacute drsquoun grand manteau tout blanc de neige coiffeacute drsquoun bonnet de peau de loutre une grosse cravache agrave la main les eacuteperons aux talons)

XII

Les preacuteceacutedents MATHIS

MATHIS drsquoun accent joyeux ndash Heacute heacute heacute crsquoest moihellip crsquoest moi hellip

CATHERINE se levant ndash Mathis

HEINRICH ndash Le bourgmestre

ANNETTE courant lrsquoembrasser ndash Te voilagrave

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Dieu merci Avons-nous de la neigehellip en avons-nous Jrsquoai laisseacute la voiture agrave Bichem avec Jo-hann il lrsquoamegravenera demain

CATHERINE elle arrive lrsquoembrasser et le deacutebarrasse de son manteau ndash Donne-moi ccedilahellip Tu nous fais joliment plaisir va de rentrer ce soir Quelles inquieacutetudes nous avions

ndash 94 ndash

MATHIS ndash Je pensais bien Catherine crsquoest pour ccedila que je suis revenu (Regardant autour de la salle) Heacute heacute heacute le pegravere Walter et Heinrich Vous allez avoir un beau temps pour retourner chez vous

CATHERINE appelant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumlshellip Loiumlshellip apporte les gros souliers de M Mathis Dis agrave Nickel de mettre le cheval agrave lrsquoeacutecurie

LOIumlS sur la porte ndash Oui madame tout de suite (Elle re-garde un instant en riant puis disparaicirct)

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette veut que nous partions au clair de lune

MATHIS de mecircme ndash Ha ha ha hellip Ouihellip ouihellip il est beau le clair de lune

ANNETTE lui retirant ses moufles ndash Nous pensions que le cousin Bocircth ne trsquoavait pas laisseacute partir

MATHIS ndash Heacute mes affaires eacutetaient deacutejagrave finies hier matin je voulais partir mais Bocircth mrsquoa retenu pour voir la comeacutedie

ANNETTE ndash Hanswurst4 est agrave Ribeauvilleacute

MATHIS ndash Ce nrsquoest pas Hanswurst crsquoest un Parisien qui fait des tours de physiquehellip Il endort les gens

ANNETTE ndash Il endort les gens

MATHIS ndash Oui

CATHERINE ndash Il leur fait bien sucircr boire quelque chose Ma-this

4 Polichinelle allemand

ndash 95 ndash

MATHIS ndash Non il les regarde en faisant des signeshellip et ils srsquoendorment Crsquoest une chose eacutetonnante si je ne lrsquoavais pas vu je ne pourrais pas le croire

HEINRICH ndash Ah le brigadier Stenger mrsquoa parleacute de ccedila lrsquoautre jour il a vu la mecircme chose agrave Saverne Ce Parisien endort les gens et quand ils dorment il leur fait faire tout ce qursquoil veut

MATHIS srsquoasseyant et commenccedilant agrave tirer ses bottes ndash Justement (Agrave sa fille) Annette

ANNETTE ndash Quoi mon pegravere

MATHIS ndash Regarde un peu dans la grande poche de la houppelande

WALTER ndash Les gens deviennent trop malinshellip le monde fi-nira bientocirct (Loiumls entre avec les souliers du bourgmestre)

XIII

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS ndash Voici vos souliers monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Ah bonhellip bonhellip Tiens Loiumls emporte les bottes tu deacuteferas les eacuteperons et tu les pendras dans lrsquoeacutecurie avec le harnais

LOIumlS ndash Oui monsieur le bourgmestre (Elle sort Annette qui vient de tirer une boicircte de la poche du manteau srsquoapproche de son pegravere)

ANNETTE ndash Qursquoest-ce que crsquoest

ndash 96 ndash

MATHIS mettant ses souliers ndash Ouvre donc la boicircte (Elle ouvre la boicircte et en tire une toque alsacienne agrave paillettes drsquoor et drsquoargent)

ANNETTE ndash Oh mon Dieu est-ce possible

MATHIS ndash Eh bienhellip eh bienhellip qursquoest-ce que tu penses de ccedila

ANNETTE ndash Oh crsquoest pour moi

MATHIS ndash Heacute pour qui donc Ce nrsquoest pas pour Loiumls je pense (Tout le monde srsquoapproche pour voir Annette met la toque et se regarde dans la glace)

HEINRICH ndash Ccedila crsquoest tout ce qursquoon peut voir de plus beau mademoiselle Annette

WALTER ndash Et ccedila te va comme fait expregraves

ANNETTE ndash Oh mon Dieu qursquoest-ce que pensera Chris-tian en me voyant

MATHIS ndash Il pensera que tu es la plus jolie fille du pays (Annette vient lrsquoembrasser)

MATHIS ndash Crsquoest mon cadeau de noce Annette le jour de ton mariage tu mettras ce bonnet et tu le conserveras toujours Plus tard dans quinze ou vingt ans drsquoici tu te rappelleras que crsquoest ton pegravere qui te lrsquoa donneacute

ANNETTE attendrie ndash Oui mon pegravere

MATHIS ndash Tout ce que je demande crsquoest que tu sois heu-reuse avec Christian Et maintenant qursquoon mrsquoapporte un mor-ceau et une bouteille de vin (Catherine entre dans la cuisine ndash Agrave Walter et agrave Heinrich) Vous prendrez bien un verre de vin avec moi

HEINRICH ndash Avec plaisir monsieur le bourgmestre

ndash 97 ndash

WALTER riant ndash Oui pour toi nous ferons bien encore ce petit effort (Catherine apporte un jambon de la cuisine elle est suivie par Loiumls qui tient le verre et la bouteille)

CATHERINE riant ndash Et moi Mathis tu ne mrsquoas rien appor-teacute Voyez les hommeshellip Dans le temps quand il voulait mrsquoavoir il arrivait toujours les mains pleines de rubans mais agrave cette heurehellip

MATHIS drsquoun ton joyeux ndash Allons Catherine tais-toi Je voulais te faire des surprises et maintenant il faut que je ra-conte drsquoavance que le chacircle le bonnet et le reste sont dans ma grande caisse sur la voiture

CATHERINE ndash Ah si le reste est sur la voiture crsquoest bon je ne dis plus rien (Elle srsquoassied et file Loiumls met la nappe place lrsquoassiette la bouteille le verre Mathis srsquoassied agrave table et com-mence agrave manger de bon appeacutetit Walter et Heinrich boivent Loiumls sort)

MATHIS ndash Le froid vous ouvre joliment lrsquoappeacutetit ndash Agrave votre santeacute

WALTER ndash Agrave la tienne Mathis

HEINRICH ndash Agrave la vocirctre monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Christian nrsquoest pas venu ce soir

ANNETTE ndash Si mon pegravere On est venu le chercher il va re-venir

MATHIS ndash Ah bon bon

CATHERINE ndash Il est arriveacute tard agrave cause drsquoune faction der-riegravere le Hocircwald pour attendre des contrebandiers

MATHIS mangeant ndash Crsquoest pourtant une diable de chose drsquoaller faire faction par un temps pareil Du cocircteacute de la riviegravere jrsquoai trouveacute cinq pieds de neige

ndash 98 ndash

WALTER ndash Oui nous avons causeacute de ccedila nous disions au mareacutechal des logis que depuis lrsquohiver du Polonais on nrsquoavait rien vu de pareil (Mathis qui levait son verre le repose sans boire)

MATHIS ndash Ah vous avez parleacute de ccedila

HEINRICH ndash Cette anneacutee-lagrave vous devez bien vous en sou-venir monsieur Mathis tout le vallon au-dessous du grand pont eacutetait combleacute de neige Le cheval du Polonais sous le pont pou-vait agrave peine sortir la tecircte et Kelz vint chercher main-forte agrave la maison forestiegravere

MATHIS drsquoun ton drsquoindiffeacuterence ndash Heacute crsquoest bien pos-siblehellip Mais tout ccedila voyez-vous ce sont de vieilles histoires crsquoest comme les contes de ma grandrsquomegraverehellip on nrsquoy pense plus

WALTER ndash Crsquoest pourtant bien eacutetonnant qursquoon nrsquoait jamais pu deacutecouvrir ceux qui ont fait le coup

MATHIS ndash Crsquoeacutetaient des malinshellip On ne saura jamais rien (Il boit En ce moment le tintement drsquoune sonnette se fait en-tendre dans la rue puis le trot drsquoun cheval srsquoarrecircte devant lrsquoauberge Tout le monde se retourne La porte du fond srsquoouvre un juif polonais paraicirct sur le seuil Il est vecirctu drsquoun manteau vert bordeacute de fourrure et coiffeacute drsquoun bonnet de peau de martre De grosses bottes fourreacutees lui montent jusqursquoaux genoux Il re-garde dans la salle drsquoun œil sombre Profond silence)

XIV

LES PREacuteCEacuteDENTS LE POLONAIS puis CHRISTIAN

LE POLONAIS entrant ndash Que la paix soit avec vous

ndash 99 ndash

CATHERINE se levant ndash Qursquoy a-t-il pour votre service monsieur

LE POLONAIS ndash La neige est profondehellip le chemin diffi-cilehellip Qursquoon mette mon cheval agrave lrsquoeacutecuriehellip Je repartirai dans une heurehellip (Il ouvre son manteau deacuteboucle sa ceinture et la jette sur la table Mathis se legraveve les deux mains appuyeacutees aux bras de son fauteuil le Polonais le regarde il chancelle eacutetend les bras et tombe en poussant un cri terrible Tumulte)

CATHERINE se preacutecipitant ndash Mathis hellip Mathis hellip

ANNETTE de mecircme ndash Mon pegravere (Walter et Heinrich re-legravevent Mathis Christian paraicirct au fond)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Qursquoest-ce qursquoil y a

HEINRICH ocirctant la cravate de Mathis avec preacutecipitation ndash Le meacutedecinhellip courez chercher le meacutedecin

ndash 100 ndash

DEUXIEgraveME PARTIE

LA SONNETTE

La chambre agrave coucher de Mathis Porte agrave gauche ouvrant sur la salle drsquoauberge Escalier agrave droite Fenecirctres au fond sur la rue Secreacutetaire en vieux checircne agrave ferrures luisantes entre les fenecirctres Lit agrave baldaquin grande armoire tables chaises Poecircle de faiumlence au milieu de la chambre Mathis est assis dans un fauteuil agrave cocircteacute du poecircle Catherine en costume des dimanches et le docteur Frantz en habit carreacute gilet rouge culotte courte bottes montantes et grand feutre noir agrave lrsquoalsacienne sont debout pregraves de lui

I

MATHIS CATHERINE le docteur FRANTZ

LE DOCTEUR ndash Vous allez mieux monsieur le bourg-mestre

MATHIS ndash Je vais tregraves bien

LE DOCTEUR ndash Vous ne sentez plus vos maux de tecircte

MATHIS ndash Non

LE DOCTEUR ndash Ni vos bourdonnements drsquooreilles

MATHIS ndash Quand je vous dis que tout va bienhellip que je suis comme tous les jourshellip crsquoest assez clair je pense

CATHERINE ndash Depuis longtemps il avait de mauvais recircveshellip il parlaithellip il se levait pour boire de lrsquoeau fraicircche

ndash 101 ndash

MATHIS ndash Tout le monde peut avoir soif la nuit

LE DOCTEUR ndash Sans doutehellip mais il faut vous meacutenager Vous buvez trop de vin blanc monsieur le bourgmestre le vin blanc donne la goutte et vous cause souvent des attaques dans la nuque deux nobles maladies mais fort dangereuses Nos an-ciens landgraves margraves et rhingraves seigneurs du Sund-gau du Brisgau de la haute et de la basse Alsace mouraient presque tous de la goutte remonteacutee ou drsquoune attaque fou-droyante Maintenant ces nobles maladies tombent sur les bourgmestres les notaires les gros bourgeois Crsquoest honorablehellip tregraves honorablehellip mais funeste Votre accident drsquoavant-hier soir vient de lagravehellip Vous aviez trop bu de rikewir chez votre cousin Bocircth et puis le grand froid vous a saisi parce que tout le sang eacutetait agrave la tecircte

MATHIS ndash Jrsquoavais froid aux pieds crsquoest vrai mais il ne faut pas aller chercher si loin le juif polonais est cause de tout

LE DOCTEUR ndash Comment

MATHIS ndash Oui dans le temps jrsquoai vu le manteau du pauvre diable que le mareacutechal des logis le vieux Kelz rapportait avec le bonnet cette vue mrsquoavait bouleverseacute parce que la veille le juif eacutetait entreacute chez nous Depuis je nrsquoy pensais plus quand avant-hier soir le marchand de graines entre et dit les mecircmes paroles que lrsquoautrehellip Ccedila mrsquoa produit lrsquoeffet drsquoun revenant Je sais bien qursquoil nrsquoy a pas de revenants et que les morts sont bien morts mais que voulez-vous on ne pense pas toujours agrave tout (Se tournant vers Catherine) Tu as fait preacutevenir le notaire

CATHERINE ndash Ouihellip sois donc tranquille

MATHIS ndash Je suis bien tranquille mais il faut que ce ma-riage se fasse le plus tocirct possible Quand on voit qursquoun homme bien portant sain de corps et drsquoesprit peut avoir des attaques pareilles on doit tout reacutegler drsquoavance et ne rien remettre au len-demain Ce qui mrsquoest arriveacute avant-hier peut encore mrsquoarriver ce

ndash 102 ndash

soir je peux rester sur le coup et je nrsquoaurais pas vu mes enfants heureuxhellip Voilagrave ndash Et maintenant laissez-moi tranquille avec toutes vos explications Que ce soit du vin blanc du froid ou du Polonais que le coup de sang mrsquoait attrapeacute cela revient au mecircme Jrsquoai lrsquoesprit aussi clair que le premier venu le reste ne signifie rien

LE DOCTEUR ndash Mais peut-ecirctre serait-il bon monsieur le bourgmestre de remettre la signature de ce contrat agrave plus tard vous concevezhellip lrsquoagitation des affaires drsquointeacuterecircthellip

MATHIS levant les mains drsquoun air drsquoimpatience ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip que chacun srsquooccupe donc de ses affaires Avec tous vos si vos parce que on ne sait plus ougrave tourner la tecircte Que les meacutedecins fassent de la meacutedecine et qursquoils laissent les autres faire ce qursquoils veulent Vous mrsquoavez saigneacutehellip bon Je suis gueacuterihellip tant mieux Qursquoon appelle le notaire qursquoon preacute-vienne les teacutemoins et que tout finisse

LE DOCTEUR bas agrave Catherine ndash Ses nerfs sont encore aga-ceacutes le meilleur est de faire ce qursquoil veut (Walter et Heinrich entrent par la gauche en habits des dimanches)

II

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH

WALTER ndash Eh bienhellip eh bienhellip on nous dit que tu vas mieux

MATHIS se retournant ndash Heacute crsquoest voushellip Agrave la bonne heure je suis content de vous voir (Il leur serre la main)

WALTER souriant ndash Te voilagrave donc tout agrave fait remis mon pauvre Mathis

ndash 103 ndash

MATHIS riant ndash Heacute oui tout est passeacute Quelle drocircle de chose pourtant Crsquoest Heinrich avec sa vieille histoire de juif qui mrsquoa valu ccedila Ha ha ha

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qui pouvait preacutevoir une chose pa-reille

MATHIS ndash Crsquoest clair Et cet autre qui entre aussitocirct Quel hasard quel hasard Est-ce qursquoon nrsquoaurait pas dit qursquoil arrivait expregraves

WALTER ndash Ma foi monsieur le docteur vous le croirez si vous voulez mais agrave moi-mecircme en voyant entrer ce Polonais les cheveux mrsquoen dressaient sur la tecircte

CATHERINE ndash Pour des hommes de bon sens peut-on avoir des ideacutees pareilles

MATHIS ndash Enfin puisque jrsquoen suis reacutechappeacute gracircce agrave Dieu vous saurez Walter et Heinrich que nous allons finir le mariage drsquoAnnette avec Christian Crsquoest peut-ecirctre un avertissement qursquoil faut se presser

HEINRICH ndash Ah monsieur le bourgmestre il nrsquoy a pas de danger

WALTER ndash Ce nrsquoeacutetait rienhellip crsquoest passeacute Mathis

MATHIS ndash Nonhellip nonhellip moi je suis comme cela je profite des bonnes leccedilons Walter Heinrich je vous choisis pour teacute-moins On signera le contrat ici sur les onze heures apregraves la messe tout le monde est preacutevenu

WALTER ndash Si tu le veux absolument

MATHIS ndash Oui absolument (Agrave Catherine) Catherine

CATHERINE ndash Quoi

MATHIS ndash Est-ce que le Polonais est encore lagrave

ndash 104 ndash

CATHERINE ndash Non il est parti hier Tout cela lui a fait beaucoup de peine

MATHIS ndash Tant pis qursquoil soit partihellip Jrsquoaurais voulu le voir lui serrer la main lrsquoinviter agrave la noce Je ne lui en veux pas agrave cet hommehellip ce nrsquoest pas sa faute si tous les juifs polonais se res-semblenthellip srsquoils ont tous le mecircme bonnet la mecircme barbe et le mecircme manteauhellip Il nrsquoest cause de rien

HEINRICH ndash Non on ne peut rien lui reprocher

WALTER ndash Enfin crsquoest une affaire entendue agrave onze heures nous serons ici

MATHIS ndash Oui (Au meacutedecin) Et je profite aussi de lrsquooccasion pour vous inviter monsieur Frantz Si vous venez agrave la noce ccedila nous fera honneur

LE DOCTEUR ndash Jrsquoaccepte monsieur le bourgmestre jrsquoaccepte avec plaisir

HEINRICH ndash Voici le second coup qui sonne Allons au re-voir monsieur Mathis

MATHIS ndash Agrave bientocirct (Il leur serre la main Walter Hein-rich et le docteur sortent)

III

MATHIS CATHERINE

CATHERINE criant dans lrsquoescalier ndash Annettehellip Annette

ANNETTE de sa chambre ndash Je descends

CATHERINE ndash Arrive donc le second coup est sonneacute

ANNETTE de mecircme ndash Tout de suite

ndash 105 ndash

CATHERINE agrave Mathis ndash Elle ne finira jamais

MATHIS ndash Laisse donc cette enfant en repos tu sais bien qursquoelle srsquohabille

CATHERINE ndash Je ne mets pas deux heures agrave mrsquohabiller

MATHIS ndash Toihellip toihellip est-ce que crsquoest la mecircme chose Quand vous arriveriez un peu tard le banc sera toujours lagrave per-sonne ne viendra le prendre

CATHERINE ndash Elle attend Christian

MATHIS ndash Eh bien est-ce que ce nrsquoest pas naturel Il de-vait venir ce matinhellip quelque chose le retarde (Annette toute souriante descend avec sa belle toque alsacienne et son avant-cœur doreacute)

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS ANNETTE

CATHERINE ndash Tu as pourtant fini

ANNETTE ndash Oui crsquoest fini

MATHIS la regardant drsquoun air attendri ndash Oh comme te voilagrave belle Annette

ANNETTE ndash Jrsquoai mis le bonnet

MATHIS ndash Tu as bien fait (Annette se regarde dans le mi-roir)

CATHERINE ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip jamais nous nrsquoarriverons pour le commencement Allons donc Annette al-lons (Elle va prendre son livre de messe sur la table)

ndash 106 ndash

ANNETTE regardant agrave la fenecirctre ndash Christian nrsquoest pas en-core venu

MATHIS ndash Non il a bien sucircr des affaires

CATHERINE ndash Arrive donchellip il te verra plus tard (Elle sort Annette la suit)

MATHIS appelant ndash Annettehellip Annettehellip tu ne me dis rien agrave moi

ANNETTE revenant lrsquoembrasser ndash Tu sais bien que je trsquoaime

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Va maintenant mon enfant ta megravere nrsquoa pas de cesse

CATHERINE dehors criant ndash Le troisiegraveme coup qui sonne (Annette sort)

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Le troisiegraveme coup le troi-siegraveme coup hellip Ne dirait-on pas que le cureacute les attend pour commencer (On entend la porte exteacuterieure se refermer Les cloches du village sonnent des gens endimancheacutes passent de-vant les fenecirctres puis tout se tait)

V

MATHIS seul

MATHIS ndash Les voilagrave dehorshellip (Il eacutecoute puis se legraveve et jette un coup drsquoœil par la fenecirctre) Oui tout le monde est agrave lrsquoeacuteglise (Il se promegravene prend une prise dans sa tabatiegravere et lrsquoaspire bruyamment) Ccedila va bienhellip Tout srsquoest bien passeacutehellip Quelle leccedilon Mathis quelle leccedilon hellip un rien et le juif revenait sur lrsquoeau tout srsquoen allait au diablehellip Autant dire qursquoon te menait pendre (Il reacutefleacutechit puis avec indignation) Je ne sais pas ougrave lrsquoon a quel-

ndash 107 ndash

quefois la tecircte Ne faut-il pas ecirctre fou Un marchand de graines qui entre en vous souhaitant le bonsoirhellip comme si les juifs polonais qui vendent de la graine ne se ressemblaient pas tous (Il hausse les eacutepaules de pitieacute puis se calme tout agrave coup) Quand je crierais jusqursquoagrave la fin des siegravecles ccedila ne changerait rien agrave la chosehellip Heureusement les gens sont si becircteshellip ils ne com-prennent rien (Il cligne de lrsquoœil et reprend sa place dans le fauteuil) Ouihellip ouihellip les gens sont becirctes (Il arrange le feu) Crsquoest pourtant ce Parisien qui est cause de touthellip ccedila mrsquoavait tra-casseacutehellip Le gueux voulait aussi mrsquoendormirhellip mais jrsquoai penseacute tout de suite Halte halte Prends garde Mathishellip cette ma-niegravere drsquoendormir le monde est une invention du diablehellip tu pourrais raconter des histoireshellip (Souriant) Il faut ecirctre finhellip il ne faut pas mettre le cou dans la bricolehellip (Il rit drsquoun air gogue-nard) Tu mourras vieux Mathis et le plus honnecircte homme du pays tu verras tes enfants et tes petits-enfants dans la joie et lrsquoon mettra sur ta tombe une belle pierre avec des inscriptions en lettres drsquoor du haut en bas (Silence) Allons allons tout srsquoest bien passeacute hellip Seulement puisque tu recircves et que Catherine ba-varde comme une pie devant le meacutedecin tu coucheras lagrave-haut la clef dans ta poche les murs trsquoeacutecouteront srsquoils veulent (Il se legraveve) Et maintenant nous allons compter les eacutecus du gendrehellip pour que le gendre nous aimehellip (Il rit) pour qursquoil soutienne le beau-pegravere si le beau-pegravere disait des becirctises apregraves avoir bu un coup de trophellip Heacute heacute heacute crsquoest un finaud Christian ce nrsquoest pas un Kelz agrave moitieacute sourd et aveugle qui dressait des procegraves-verbaux drsquoune aune et rien dedans non il serait bien capable de mettre le nez sur une bonne piste La premiegravere fois que je lrsquoai vu je me suis dit mdash Toi tu seras mon gendrehellip et si le Polonais fait mine de ressusciter tu le repousseras dans lrsquoautre monde (Il devient grave et srsquoapproche du secreacutetaire qursquoil ouvre Puis il srsquoassied tire du fond un gros sac plein drsquoor qursquoil vide sur le de-vant et se met agrave compter lentement en rangeant les piles avec soin Cette occupation lui donne quelque chose de solennel De temps en temps il srsquoarrecircte examine une piegravece et continue apregraves lrsquoavoir peseacutee sur le bout du doigt ndash Bas) Nous disons

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trente millehellip (comptant les piles) oui trente mille livreshellip un beau denier pour Annettehellip Heacute heacute heacute crsquoest gentil drsquoentendre grelotter ccedilahellip le gendarme sera content (Il poursuit puis exa-mine une piegravece avec plus drsquoattention que les autres) Du vieil orhellip (Il se tourne vers la lumiegravere) Ah celle-lagrave vient encore de la ceinturehellip Elle nous a fait joliment de bien la ceinturehellip (Recirc-vant) Ouihellip ouihellip sans cela lrsquoauberge aurait mal tourneacutehellip Il eacutetait tempshellip Huit jours plus tard lrsquohuissier Ott serait venu sur son char-agrave-bancshellip Mais nous eacutetions en regravegle nous avions les eacutecushellip soi-disant de heacuteritage de lrsquooncle Martinehellip (Il remet la piegravece dans une pile qursquoil repasse) La ceinture nous a tireacute une vilaine eacutepine du piedhellip Si Catherine avait suhellip Pauvre Catherine hellip (Regardant les piles) Trente mille livreshellip (Bruit de sonnette il eacutecoute) Crsquoest la sonnette du moulinhellip (Appelant) Nickelhellip Nickel (La porte srsquoouvre Nickel paraicirct sur le seuil un alma-nach agrave la main)

VI

MATHIS NICKEL

NICKEL ndash Vous mrsquoavez appeleacute monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Il y a quelqursquoun au moulin

NICKEL ndash Non monsieur tout notre monde est agrave la messehellip La roue est arrecircteacutee

MATHIS ndash Jrsquoai entendu la sonnettehellip Tu eacutetais dans la grande salle

NICKEL ndash Oui monsieur je nrsquoai rien entendu

MATHIS ndash Crsquoest eacutetonnanthellip je croyaishellip (Il se met le petit doigt dans lrsquooreille ndash Agrave part) Mes bourdonnements me re-prennenthellip (Agrave Nickel) Qursquoest-ce que tu faisais donc lagrave

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NICKEL ndash Je lisais le Messager boiteux

MATHIS ndash Des histoires de revenants bien sucircr

NICKEL ndash Non monsieur le bourgmestre une drocircle drsquohistoire Des gens drsquoun petit village de la Baviegravere des voleurs qursquoon a deacutecouverts au bout de vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau qui se trouvait chez un forgeron dans un tas de ferraille Tous ont eacuteteacute pris ensemble comme une nicheacutee de loups la megravere les deux fils et le grand-pegraverehellip On les a pen-dus lrsquoun agrave cocircteacute de lrsquoautrehellip Regardezhellip (Il preacutesente lrsquoalmanach)

MATHIS brusquement ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bon hellip Tu ferais mieux de lire ta messehellip (Nickel sort)

VII

MATHIS seul puis CHRISTIAN

MATHIS haussant les eacutepaules ndash Des gens qursquoon pend apregraves vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau Imbeacutecileshellip il fallait faire comme moihellip ne pas laisser de preuves (Il poursuit ses comptes) Je disais trente mille livres oui crsquoest bien ccedilahellip une deuxhellip troishellip (Ses paroles finissent par srsquoeacuteteindre Il prend les piles drsquoor et les laisse tomber dans le sac qursquoil ficelle avec soin) Ont-ils de la chance hellip Ce nrsquoest pas agrave moi qursquoon a fait des cadeaux pareilshellip Il a fallu tout gagner liard par liard Enfinhellip enfinhellip les uns naissent avec un bon numeacutero les autres sont forceacutes de se faire une position (Il se legraveve) Voilagrave tout en regravegle (On toque agrave la vitre il regarde ndash Bas) Chris-tianhellip (Eacutelevant la voix) Entrez Christian entrez (Il se dirige vers la porte Christian paraicirct)

CHRISTIAN lui serrant la main ndash Eh bien monsieur Ma-this vous allez mieux

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MATHIS ndash Oui ccedila ne va pas mal Tenez Christian je viens de compter la dot drsquoAnnettehellip de beaux louis sonnantshellip du bel or Ccedila fait toujours plaisir agrave voir mecircme quand on doit le don-ner Ccedila vous rappelle des souvenirs de travail de bonne con-duitehellip de bonnes veines on voit pour ainsi dire deacutefiler devant ses yeux toute sa jeunesse et lrsquoon pense que tout ccedila va profiter agrave ses enfants ccedila vous touchehellip ccedila vous attendrit

CHRISTIAN ndash Je vous crois monsieur Mathis lrsquoargent bien gagneacute par le travail est le seul qui profite crsquoest comme la bonne semence qui legraveve toujours et qui produit les moissons

MATHIS ndash Voilagrave justement ce que je pensais Et je me di-sais aussi qursquoon est bien heureux quand la bonne semence tombe dans la bonne terre

CHRISTIAN ndash Vous voulez que nous signions le contrat au-jourdrsquohui

MATHIS ndash Oui plus tocirct ce sera fait mieux ccedila vaudra Je nrsquoai jamais aimeacute remettre les choses Je ne peux pas souffrir les gens qui ne sont jamais deacutecideacutes Une fois qursquoon est drsquoaccord il nrsquoy a plus de raison pour renvoyer les affaires de semaine en semaine ccedila prouve peu de caractegravere et les hommes doivent avoir du caractegravere

CHRISTIAN ndash Heacute monsieur Mathis moi je ne demande pas mieux mais je pensais que peut-ecirctre mademoiselle An-nettehellip

MATHIS ndash Annette vous aimehellip ma femme aussihellip tout le mondehellip (Il ferme le secreacutetaire)

CHRISTIAN ndash Eh bien signons

MATHIS ndash Oui et le contrat signeacute nous ferons la noce

CHRISTIAN ndash Monsieur Mathis vous ne pouvez rien me dire de plus agreacuteable

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MATHIS souriant ndash On nrsquoest jeune qursquoune foishellip il faut profiter de sa jeunesse Maintenant la dot est precircte et jrsquoespegravere que vous en serez content

CHRISTIAN ndash Vous savez moi monsieur Mathis je nrsquoapporte pas grandrsquochosehellip Je nrsquoaihellip

MATHIS ndash Vous apportez votre courage votre bonne con-duite et votre grade quant au reste je mrsquoen charge je veux que vous ayez du bien Seulement Christian il faut que vous me fas-siez une promesse

CHRISTIAN ndash Quelle promesse

MATHIS ndash Les jeunes gens sont ambitieux ils veulent avoir de lrsquoavancement crsquoest tout naturel Je demande que vous restiez au village malgreacute tout tant que nous vivrons Catherine et moi Vous comprenez nous nrsquoavons qursquoune enfant nous lrsquoaimons comme les yeux de notre tecircte et de la voir partir ccedila nous cregraveve-rait le cœur

CHRISTIAN ndash Mon Dieu monsieur Mathis je ne serai ja-mais aussi bien que dans la famille drsquoAnnette ethellip

MATHIS ndash Me promettez-vous de rester quand mecircme on vous proposerait de passer officier ailleurs

CHRISTIAN ndash Oui

MATHIS ndash Vous mrsquoen donnez votre parole drsquohonneur

CHRISTIAN ndash Je vous la donne avec plaisir

MATHIS ndash Cela suffit Je suis content (Agrave part) Il fallait ce-la (Haut) Et maintenant causons drsquoautre chose Vous ecirctes res-teacute tard ce matin vous aviez donc des affaires Annette vous a attendu mais agrave la finhellip

CHRISTIAN ndash Ah crsquoest une chose eacutetonnantehellip une chose qui ne mrsquoest jamais arriveacutee Figurez-vous que jrsquoai lu des procegraves-

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verbaux depuis cinq heures jusqursquoagrave dixhellip Le temps passaithellip plus je lisais plus jrsquoavais envie de lire

MATHIS ndash Quels procegraves-verbaux

CHRISTIAN ndash Touchant lrsquoaffaire du juif polonais qursquoon a tueacute sous le grand pont Heinrich mrsquoavait raconteacute cette affaire avant-hier soir ccedila me trottait en tecircte Crsquoest pourtant bien eacuteton-nant monsieur Mathis qursquoon nrsquoait jamais rien deacutecouvert

MATHIS ndash Sans doutehellip sans doutehellip

CHRISTIAN drsquoun air drsquoadmiration ndash Savez-vous que celui qui a fait le coup devait ecirctre un ruseacute gaillard tout de mecircme Quand on pense que tout eacutetait en lrsquoair la gendarmerie le tribu-nal la police touthellip et qursquoon nrsquoa pas seulement trouveacute la moindre trace Jrsquoai lu ccedilahellip jrsquoen suis encore eacutetonneacute

MATHIS ndash Oui ce nrsquoeacutetait pas une becircte

CHRISTIAN ndash Une becircte hellip crsquoest-agrave-dire que crsquoeacutetait un homme tregraves fin un homme qui aurait pu devenir le plus fin gendarme du deacutepartement

MATHIS ndash Vous croyez

CHRISTIAN ndash Jrsquoen suis sucircr Car il y a tant tant de moyens pour rechercher les gens dans les plus petites affaires et si peu sont capables drsquoen reacutechapper que pour un crime pareil il fallait un esprit extraordinaire

MATHIS ndash Eacutecoutez Christian ce que vous dites montre votre bon sens Jrsquoai toujours penseacute qursquoil fallait mille fois plus de finesse je dis de la mauvaise finesse vous entendez bien de la ruse dangereuse pour eacutechapper aux gendarmes que pour deacute-terrer les gueux parce qursquoon a tout le monde contre soi

CHRISTIAN ndash Crsquoest clair

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MATHIS ndash Ouihellip Et ensuite celui qui a fait un mauvais coup lorsqursquoil a gagneacute veut en faire un second un troisiegraveme comme les joueurs Il trouve tregraves commode drsquoavoir de lrsquoargent sans travailler presque toujours il recommence jusqursquoagrave ce qursquoon le prenne Je crois qursquoil lui faut beaucoup de courage pour rester sur son premier coup

CHRISTIAN ndash Vous avez raison monsieur Mathis et celui dont nous parlons doit srsquoecirctre retenu depuis Mais le plus eacuteton-nant crsquoest qursquoon nrsquoait jamais retrouveacute la moindre trace du Polo-nais savez-vous lrsquoideacutee qui mrsquoest venue

MATHIS ndash Quelle ideacutee

CHRISTIAN ndash Dans ce temps il y avait plusieurs fours agrave placirctre sur la cocircte de Weacutechem Je pense qursquoon aura brucircleacute le corps dans lrsquoun de ces fours et que pour cette cause on nrsquoa pas retrou-veacute drsquoautre piegravece de conviction que le manteau et le bonnet Le vieux Kelz qui suivait lrsquoancienne routine nrsquoa jamais penseacute agrave ce-la

MATHIS ndash Crsquoest bien possiblehellip cette ideacutee ne mrsquoeacutetait pas venue Vous ecirctes le premierhellip

CHRISTIAN ndash Oui monsieur Mathis jrsquoen mettrais ma main au feu Et cette ideacutee megravene agrave bien drsquoautres Si lrsquoon connaissait les gens qui brucirclaient du placirctre dans ce temps-lagravehellip

MATHIS ndash Prenez garde Christian jrsquoen brucirclais moi jrsquoavais un four quand le malheur est arriveacute

CHRISTIAN riant ndash Oh vous monsieur Mathis hellip (Ils rient tous les deux Annette et Catherine paraissent agrave une fe-necirctre du fond)

ANNETTE du dehors ndash Il est lagrave (Christian et Mathis se retournent La porte srsquoouvre Catherine paraicirct puis Annette)

ndash 114 ndash

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CATHERINE ANNETTE

MATHIS ndash Eh bien Catherine est-ce que les autres arri-vent

CATHERINE ndash Ils sont deacutejagrave tous dans la salle le notaire leur lit le contrat

MATHIS ndash Bonhellip bon (Annette et Christian se reacuteunissent et causent agrave voix basse)

CHRISTIAN tenant les mains drsquoAnnette ndash Oh mademoi-selle Annette que vous ecirctes gentille avec cette belle toque

ANNETTE ndash Crsquoest le pegravere qui me lrsquoa apporteacutee de Ribeauvil-leacute

Christian ndash Voilagrave ce qui srsquoappelle un pegravere

MATHIS se regardant dans le miroir ndash On se rase un jour comme celui-ci (Se retournant drsquoun air joyeux) Heacute mareacutechal des logis voici le grand moment

CHRISTIAN sans se retourner ndash Oui monsieur Mathis

MATHIS ndash Eh bien savez-vous ce qursquoon fait quand tout le monde est drsquoaccord quand le pegravere la megravere et la fille sont con-tents

CHRISTIAN ndash Qursquoest-ce qursquoon fait

MATHIS ndash On souhaite le bonjour agrave celle qui sera notre femme on lrsquoembrasse heacute heacute heacute

CHRISTIAN ndash Est-ce vrai mademoiselle Annette

ANNETTE lui donnant la main ndash Oh je ne sais pas moi monsieur Christian (Christian lrsquoembrasse)

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MATHIS ndash Il faut bien faire connaissance (Annette et Christian se regardent tout attendris Silence Catherine assise pregraves du fourneau se couvre la figure de son tablier elle semble pleurer)

MATHIS prenant la main de Catherine ndash Catherine re-garde donc ces braves enfantshellip comme ils sont heureux Quand je pense que nous avons eacuteteacute comme ccedila (Catherine se tait Mathis agrave part drsquoun air recircveur) Crsquoest pourtant vrai jrsquoai eacuteteacute comme ccedila (Haut) Allons allons tout va bien (Prenant le bras de Catherine et lrsquoemmenant) Arrive il faut laisser un peu ces enfants seuls Je suis sucircr qursquoils ont bien des choses agrave se dire ndash Pourquoi pleures-tu Es-tu facirccheacutee

CATHERINE ndash Non

MATHIS ndash Eh bien donc puisque ccedila devait arriver nous ne pouvons rien souhaiter de mieux (Ils sortent)

IX

CHRISTIAN ANNETTE

CHRISTIAN ndash Crsquoest donc vrai Annette que nous allons ecirctre marieacutes ensemblehellip bien vrai

ANNETTE souriant ndash Eh oui le notaire est lagravehellip si vous voulez le voir

CHRISTIAN ndash Non mais jrsquoai de la peine agrave croire agrave mon bonheur Moi Christian Becircme simple mareacutechal des logis eacutepou-ser la plus jolie fille du pays la fille du bourgmestre de M Mathis lrsquohomme le plus honorable et le plus richehellip voyez-vous ccedila me paraicirct comme un recircve Crsquoest pourtant vrai dites Annette

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ANNETTE ndash Mais ouihellip crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Comme les choses arriventhellip Il faut que le bon Dieu me veuille du bien ce nrsquoest pas possible autrement Tant que je vivrai Annette je me rappellerai la premiegravere fois que je vous ai vue Crsquoeacutetait le printemps dernier devant la fon-taine au milieu de toutes les filles du village vous riiez en-semble en lavant le linge Moi jrsquoarrivais agrave cheval de Wasse-lonne avec le vieux Fritz nous eacutetions alleacutes porter une deacutepecircche Je vous vois encore avec votre petite jupe coquelicot vos bras blancs et vos joues rouges vous tourniez la tecircte et vous me re-gardiez venir

ANNETTE ndash Crsquoeacutetait deux jours apregraves Pacircques je mrsquoen sou-viens bien

CHRISTIAN ndash Dieu du ciel jrsquoy suis encore Je dis agrave Fritz sans avoir lrsquoair de rien laquo Qursquoest-ce donc que cette jolie fille pegravere Fritz mdash Ccedila mareacutechal des logis crsquoest mademoiselle Ma-this la fille du bourgmestre la plus riche et la plus belle des en-virons raquo Aussitocirct je pense Bon ce nrsquoest pas pour toi Christian ce nrsquoest pas pour toi malgreacute tes cinq campagnes et tes deux blessures ndash Et depuis ce moment je me disais toujours en moi-mecircme Y a-t-il des gens heureux dans ce monde des gens qui nrsquoont jamais risqueacute leur peau et qui attrapent tout ce qursquoil y a de plus agreacuteable Un garccedilon riche va venir le fils drsquoun notaire drsquoun brasseur nrsquoimporte quoi il dira laquo Ccedila me convient raquo Et bonsoir

ANNETTE ndash Oh je nrsquoaurais pas voulu

CHRISTIAN ndash Mais si vous lrsquoaviez aimeacute ce garccedilon

ANNETTE ndash Je nrsquoaurais pas pu lrsquoaimer puisque jrsquoen aime un autre

CHRISTIAN attendri ndash Annette vous ne saurez jamais combien ccedila me fait plaisir de vous entendre direhellip Nonhellip vous ne le saurez jamais (Annette rougit et baisse les yeux Silence

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Christian lui prend la main) Vous rappelez-vous Annette cet autre jour agrave la fin des moissons quand on rentrait les derniegraveres gerbes et que vous eacutetiez sur la voiture avec le bouquet et trois ou quatre autres filles du village Vous chantiez de vieux airshellip De loin je vous eacutecoutais et je pensais Elle est lagrave Aussitocirct je commence agrave galoper sur la route Alors vous en me voyant tout agrave coup vous ne chantez plus Les autres vous disaient laquo Chante donc Annette chante raquo Mais vous ne vouliez plus chanter Pourquoi donc est-ce que vous ne chantiez plus

ANNETTE ndash Je ne sais pashellip jrsquoeacutetais honteuse

CHRISTIAN ndash Vous nrsquoaviez encore rien pour moi

ANNETTE ndash Oh si

CHRISTIAN ndash Vous mrsquoaimiez deacutejagrave

ANNETTE ndash Oui

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CHRISTIAN ndash Eh bien tenez cette chose-lagrave mrsquoa donneacute du chagrin je pensais elle ne veut pas chanter devant un gen-darme elle est trop fiegravere

ANNETTE ndash Ohhellip Christian

CHRISTIAN ndash Oui ccedila mrsquoa donneacute beaucoup de chagrin Je devenais triste Le pegravere Fritz me disait laquo Vous avez quelque chose mareacutechal des logis bien sucircr vous avez quelque chose raquo Mais je ne voulais rien reconnaicirctre et je lui reacutepondais laquo Lais-sez-moi tranquillehellip Occupez-vous de votre servicehellip Ccedila vaudra mieux raquo Je mrsquoen voulais agrave moi-mecircme si je nrsquoavais pas connu mes devoirs jrsquoaurais fait deux procegraves-verbaux aux deacutelinquants au lieu drsquoun

ANNETTE souriant ndash Ccedila ne vous empecircchait pas de mrsquoaimer tout de mecircme

CHRISTIAN ndash Non crsquoeacutetait plus fort que moi Chaque fois que je passais devant la maison et que vous regardiezhellip

ANNETTE ndash Je regardais toujourshellip Je vous entendais bien venir allez

CHRISTIAN ndash Chaque fois je pensais Quelle jolie fille hellip quelle jolie fille hellip Celui-lagrave pourra se vanter drsquoavoir de la chance qui lrsquoaura en mariage

ANNETTE souriant ndash Et vous veniez tous les soirshellip

CHRISTIAN ndash Apregraves le service Jrsquoarrivais toujours le pre-mier agrave lrsquoauberge soi-disant prendre ma chope et quand vous me lrsquoapportiez vous-mecircme je ne pouvais pas mrsquoempecirccher de rougir Crsquoest drocircle pour un vieux soldat un homme qui a fait la guerrehellip Eh bien crsquoest pourtant comme cela Vous le voyiez peut-ecirctre

ANNETTE ndash Ouihellip jrsquoeacutetais contente (Ils se regardent et rient ensemble)

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CHRISTIAN lui serrant les mains ndash Oh Annettehellip An-nettehellip comme je vous aime

ANNETTE ndash Et moi je vous aime bien aussi Christian

CHRISTIAN ndash Depuis le commencement

ANNETTE ndash Oui depuis le premier jour que je vous ai vu Tenez jrsquoeacutetais justement agrave cette fenecirctre avec Loiumls nous filions sans penser agrave rien Voilagrave que Loiumls dit laquo Le nouveau mareacutechal des logis raquo Moi jrsquoouvre le rideau et en vous voyant agrave cheval je pense tout de suite Celui-lagrave me plairait bien (Elle se cache la figure des deux mains comme honteuse)

CHRISTIAN ndash Et dire que sans le pegravere Fritz je nrsquoaurais ja-mais oseacute vous demander en mariage Vous eacutetiez tellement tel-lement au-dessus drsquoun simple mareacutechal des logis que je nrsquoaurais jamais eu cet orgueil Si je vous racontais comme jrsquoai pris courage vous ne pourriez pas le croire

ANNETTE ndash Ccedila ne fait rienhellip racontez toujours

CHRISTIAN ndash Eh bien un soir en faisant le pansage tout agrave coup Fritz me dit laquo Mareacutechal des logis vous aimez mademoi-selle Mathis ndash En entendant ccedila je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes mdash Vous aimez mademoiselle Mathishellip Pourquoi donc est-ce que vous ne la demandez pas en mariage mdash Moi moi est-ce que vous me prenez pour une becircte Est-ce qursquoune fille pareille voudrait drsquoun mareacutechal des logis Vous ne pensez pas agrave ce que vous dites Fritz mdash Pourquoi pas mademoiselle Mathis vous regarde drsquoun bon œil chaque fois que le bourg-mestre vous rencontre il vous crie de loin mdash Heacute bonjour donc monsieur Christian comment ccedila va-t-il Venez donc me voir plus souvent jrsquoai reccedilu du wolxhein nous boirons un bon coup Jrsquoaime les jeunes gens actifs moi raquo Crsquoest vrai M Mathis me disait ccedila

ANNETTE ndash Oh je savais bien qursquoil vous aimaithellip Crsquoest un si bon pegravere

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CHRISTIAN ndash Oui je trouvais ccedila bien honnecircte de sa part mais drsquoaller croire qursquoil me donnerait sa fille comme une poi-gneacutee de main ccedila mrsquoavait lrsquoair de faire une grande diffeacuterence vous comprenez Aussi tout ce que me racontait Fritz ou rien crsquoeacutetait la mecircme chose et je lui dis laquo La preuve que je ne suis pas aussi becircte que vous croyez pegravere Fritz crsquoest que je vais de-mander mon changement mdash Ne faites pas ccedilahellip ne faites pas ccedila Je suis sucircr que tout ira bien seulement vous nrsquoavez pas de courage pour un homme fier et qui a fait ses preuves crsquoest eacutetonnant Mais puisque vous nrsquoosez pas moi jrsquoose mdash Vous mdash Oui raquo Et je ne sais comment le voilagrave qui part sans que jrsquoaie reacute-pondu Dieu du ciel il nrsquoeacutetait pas plus tocirct dehors que jrsquoaurais voulu le rappeler Tout tournait dans ma tecircte jrsquoavais honte de moi-mecircme Je montehellip Je me cache derriegravere le volethellip Le temps duraithellip duraithellip Fritz restait toujours Je me figurais qursquoon lui faisait des excuses comme on en fait vous savez Que la fille est trop jeunehellip qursquoelle a le temps drsquoattendre etc etc et fina-lement qursquoon le mettait dehors

ndash 121 ndash

ANNETTE ndash Pauvre Christian

CHRISTIAN ndash Agrave la fin des fins le voilagrave qui rentre Je lrsquoentends qui me crie dans lrsquoalleacutee laquo Mareacutechal des logis ougrave diable ecirctes-vous mdash Eh bien me voilagrave On vous a donneacute le panier mdash Le panier allons donchellip tout le monde vous veut tout le monde le pegravere la megraverehellip mdash Et mademoiselle Annette mdash Mademoiselle Annette je crois bien raquo Alors moi voyez-vous en entendant ccedila je suis tellement heureuxhellip le pegravere Fritz nrsquoest pas beau nrsquoest-ce pas hellip eh bien je le prends (il passe ses bras autour du cou drsquoAnnette) et je lrsquoembrassehellip je lrsquoembrasse (Il embrasse Annette qui rit) Enfin je nrsquoai jamais eu de bon-heur pareil

ANNETTE ndash Crsquoest comme moi quand on mrsquoa dit laquo M Christian te demande en mariage est-ce que tu le veux raquo Tout de suite jrsquoai crieacute mdash Je nrsquoen veux pas drsquoautrehellip jrsquoaime mieux mourir que drsquoen avoir un autre ndash Je pleurais sans savoir pour-quoi et mon pegravere avait beau me dire laquo Allons allons ne pleure pashellip tu lrsquoauras puisque tu le veux raquo Ccedila ne mrsquoempecircchait pas de pleurer tout de mecircme (Ils rient La porte srsquoouvre Ma-this paraicirct sur le seuil il est en habit de gala culotte de pe-luche bottes montantes gilet rouge habit carreacute agrave boutons de meacutetal et large feutre agrave lrsquoalsacienne)

X

LES PREacuteCEacuteDENTS MATHIS

MATHIS drsquoun ton grave ndash Eh bien mes enfants tout est precirct (Agrave Christian) Vous connaissez lrsquoacte Christian si vous voulez le relire

CHRISTIAN ndash Non monsieur Mathis crsquoest inutile

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MATHIS ndash Il ne srsquoagit donc plus que de signer (Allant agrave la porte) Walter Heinrich entrezhellip que tout le monde entrehellip Les grandes choses de la vie doivent se passer sous les yeux de tout le monde Crsquoeacutetait notre ancienne coutume en Alsace une cou-tume honnecircte Voilagrave ce qui faisait la sainteteacute des actes bien mieux que les eacutecrits (Pendant que Mathis parle Walter Hein-rich la megravere Catherine Loiumls Nickel et des eacutetrangers entrent Les uns vont serrer la main agrave Christian les autres feacutelicitent Annette On se range agrave mesure autour de la chambre Le vieux notaire entre le dernier saluant agrave droite et agrave gauche son por-tefeuille sous le bras Loiumls roule le fauteuil devant la table Si-lence geacuteneacuteral Le notaire srsquoassied et toute lrsquoassembleacutee hommes et femmes se presse autour de lui)

XI

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH CATHERINE LE

NOTAIRE LOIumlS NICKEL paysans et paysannes

LE NOTAIRE ndash Messieurs les teacutemoins vous avez entendu la lecture du contrat de mariage de M Christian Becircme mareacutechal des logis de gendarmerie et de Mlle Annette Mathis fille de Hans Mathis et de son eacutepouse leacutegitime Catherine Mathis neacutee Weber Quelqursquoun a-t-il des observations agrave faire (Silence) Si vous le deacutesirez nous allons le relire

PLUSIEURS ndash Non non crsquoest inutile

LE NOTAIRE se levant ndash Nous allons donc passer agrave la si-gnature

MATHIS agrave haute voix drsquoun accent solennel ndash Un instanthellip laissez-moi dire quelques mots (Se tournant vers Christian) Christian eacutecoutez-moi Je vous considegravere aujourdrsquohui comme un fils et je vous confie le bonheur drsquoAnnette Vous savez que ce

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qursquoon a de plus cher au monde ce sont nos enfants ou si vous ne le savez pas encore vous le saurez plus tard Vous saurez que crsquoest en eux qursquoest toute notre joie toute notre espeacuterance et toute notre vie que pour eux rien ne nous est peacutenible ni le tra-vail ni la fatigue ni les privations qursquoon leur sacrifie tout et que nos plus grandes misegraveres ne sont rien aupregraves du chagrin de les voir malheureux ndash Vous comprendrez donc Christian quelle est ma confiance en vous combien je vous estime pour vous confier le bonheur de notre enfant unique sans crainte et mecircme avec joie

Bien des partis riches se sont preacutesenteacutes Si je nrsquoavais consi-deacutereacute que la fortune jrsquoaurais pu les accepter mais bien avant la fortune je place la probiteacute et le courage que drsquoautres meacuteprisent Ce sont lagrave les vraies richesses celles que nos anciens estimaient drsquoabord et que je place au-dessus de tout Agrave force drsquoamasser et de srsquoenrichir on peut avoir trop drsquoargent on nrsquoa jamais trop drsquohonneur ndash Jrsquoai donc repousseacute ceux qui nrsquoapportaient que de lrsquoargent et je reccedilois dans ma famille celui qui nrsquoa que sa bonne conduite son courage et son bon cœur (Se tournant vers les assistants et eacutelevant la voix) Oui je choisis Christian Becircme entre tous parce que crsquoest un honnecircte homme et que je sais qursquoil rendra ma fille heureuse

CHRISTIAN eacutemu ndash Monsieur Mathis je vous le promets (Il lui serre la main)

MATHIS ndash Eh bien signons

LE NOTAIRE Il se retourne dans son fauteuil Les paroles que tout le monde vient drsquoentendre sont de bonnes paroles des paroles justes pleines de bon sens et qui montrent bien la sa-gesse de M Mathis Jrsquoai fait beaucoup de mariages dans ma vie crsquoeacutetait toujours le preacute qursquoon mariait avec la maison le verger avec le jardin les eacutecus de six livres avec les piegraveces de cent sous Mais de marier la fortune avec lrsquohonneur le bon caractegraverehellip voi-lagrave ce que jrsquoappelle beau ce que jrsquoestime ndash Et croyez-moi jrsquoai lrsquoexpeacuterience des choses de la vie je vous preacutedis que ce mariage

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sera un bon mariage un mariage heureux tel que le meacuteritent drsquohonnecirctes gens Ces mariages-lagrave deviennent de plus en plus rares (Srsquoadressant au bourgmestre) Monsieur Mathis

MATHIS ndash Quoi monsieur Hornus

LE NOTAIRE ndash Il faut que je vous serre la main vous avez bien parleacute

MATHIS ndash Jrsquoai dit ce que je pense

WALTER ndash Oui oui tu penses comme ccedila malheureuse-ment bien peu drsquoautres te ressemblent

HEINRICH ndash Je nrsquoai pas lrsquohabitude de mrsquoattendrir mais crsquoeacutetait tregraves bien (Annette et Catherine srsquoembrassent en pleu-rant Plusieurs autres femmes les entourent quelques-unes sanglotent Mathis ouvre le secreacutetaire il en tire une grande sacoche qursquoil deacutepose sur la table devant le notaire Tout le monde regarde eacutemerveilleacute)

MATHIS gravement ndash Monsieur le notaire voici la dothellip elle eacutetait precircte depuis deux anshellip Ce ne sont pas des pro-messeshellip ce nrsquoest pas du papierhellip crsquoest de lrsquoorhellip trente mille francs en bon or de France

TOUS LES ASSISTANTS bas ndash Trente mille francs hellip

CHRISTIAN ndash Crsquoest trop monsieur Mathis

MATHIS riant de bon cœur ndash Allons donc Christian entre le pegravere et le fils on ne compte pas Quand nous serons partis Catherine et moi vous en trouverez bien drsquoautres ndash Ce qui me fait le plus de plaisir crsquoest que cet argent-lagrave voyez-vous crsquoest de lrsquoargent honnecirctehellip de lrsquoargent dont je connais la source Je sais qursquoil nrsquoy a pas un liard mal acquis lagrave-dedanshellip je saishellip (Bruit de sonnette dans la sacoche)

LE NOTAIRE se retournant ndash Allons monsieur Christian allonshellip votre signaturehellip (Christian va signer Mathis reste

ndash 125 ndash

immobile les yeux fixeacutes sur la sacoche comme frappeacute de stu-peur)

WALTER passant la plume agrave Christian ndash On ne signe pas tous les jours des contrats pareils mareacutechal des logis

CHRISTIAN riant ndash Ah non pegravere Walter non hellip (Il signe et donne la plume agrave Catherine)

MATHIS agrave part regardant agrave droite et agrave gauche ndash Les autres nrsquoentendent rien hellip

LE NOTAIRE ndash Monsieur le bourgmestre agrave votre tour et tout est fini

CATHERINE ndash Tiens Mathis voici la plumehellip moi je ne sais pas signerhellip jrsquoai fait ma croix

MATHIS agrave part ndash Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles hellip

LE NOTAIRE indiquant du doigt la place sur le contrat ndash Ici monsieur le bourgmestrehellip agrave cocircteacute de madame Catherine (Le bruit de la sonnette redouble)

MATHIS agrave part drsquoun ton rude ndash Hardi Mathis hellip (Il srsquoapproche signe drsquoune main ferme puis il empoigne le sac drsquoeacutecus et le vide brusquement sur la table Quelques piegraveces tombent sur le plancher Eacutetonnement geacuteneacuteral)

CATHERINE ndash Ah mon Dieu qursquoest-ce que tu fais hellip (Elle court apregraves les piegraveces qui roulent)

MATHIS agrave part ndash Crsquoeacutetait le sang hellip (Haut) Je veux que le notaire compte la dot devant tout le monde (Avec un sourire eacutetrange) On aurait pu croire qursquoil y avait des gros sous au fond du sachellip

CHRISTIAN vivement ndash Ah monsieur Mathis agrave quoi pen-sez-vous

ndash 126 ndash

MATHIS eacutetendant le bras ndash Eacutecoutez Christian les secrets sont pour les gueux Entre honnecirctes gens tout doit se passer au grand jour Il faut que chacun puisse dire Jrsquoeacutetais lagravehellip jrsquoai vu la dot sur la tablehellip en beaux louis drsquoorhellip (Au notaire) Comptez monsieur Hornus

WALTER riant ndash Tu as quelquefois de drocircles drsquoideacutees Ma-this

LE NOTAIRE gravement ndash Monsieur le bourgmestre a rai-son crsquoest plus reacutegulier (Il commence agrave compter Mathis se penche les mains appuyeacutees au bord de la table et regarde Tout le monde se rapproche Silence)

MATHIS agrave part les yeux fixeacutes sur le tas de louis ndash Crsquoeacutetait le sang hellip

ndash 127 ndash

TROISIEgraveME PARTIE

LE REcircVE DU BOURGMESTRE

Une chambre au premier chez Mathis Alcocircve agrave gauche porte agrave droite deux fenecirctres au fond La nuit

I

MATHIS WALTER HEINRICH CHRISTIAN ANNETTE CATHERINE LOIumlS portant une chandelle allumeacutee et une carafe

ndash Ils entrent brusquement et semblent eacutegayeacutes par le vin

HEINRICH riant ndash Ha ha ha tout finit bienhellip il fallait quelque chose pour bien finir

WALTER ndash En avons-nous bu du wolxheim On se sou-viendra longtemps du contrat drsquoAnnette

CHRISTIAN ndash Alors crsquoest deacutecideacute Monsieur Mathis vous couchez ici

MATHIS ndash Oui crsquoest deacutecideacute (Agrave Loiumls) Loiumls mets la chan-delle et la carafe sur la table de nuit

CATHERINE ndash Quelle ideacutee Mathis

MATHIS ndash Jrsquoai besoin de fraicirccheur je ne veux pas encore attraper un coup de sang

ANNETTE bas agrave Christian ndash Il faut le laisser fairehellip quand il a ses ideacuteeshellip

ndash 128 ndash

CHRISTIAN ndash Eh bien monsieur Mathis puisque vous croyez que vous serez mieux icihellip

MATHIS ndash Oui je sais ce qursquoil me fauthellip La chaleur est cause de mon accidenthellip cela changerahellip (Il srsquoassied et com-mence agrave se deacuteshabiller On entend chanter au-dessous)

HEINRICH ndash Eacutecoutez comme les autres srsquoen donnent Ve-nez pegravere Walter redescendons

WALTER ndash Tu nous quittes au plus beau moment Mathis tu nous abandonnes

MATHIS brusquement ndash Je me fais une raison que diable Depuis onze heures du matin jusqursquoagrave minuit crsquoest bien assez

CATHERINE ndash Oui le meacutedecin lui a dit de prendre garde au vin blanchellip que ccedila lui jouerait un mauvais tour il en a deacutejagrave trop bu depuis ce matin

MATHIS ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bonhellip je vais boire un coup drsquoeau fraicircche avant de me coucher ccedila me calmera (Trois ou quatre buveurs entrent en se poussant)

LE PREMIER ndash Ha ha ha ccedila va bienhellip ccedila va bien

UN AUTRE ndash Bonsoir monsieur le bourgmestre bonsoir

UN AUTRE ndash Dites donc Heinrich vous ne savez pas le garde de nuit est en bas

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qursquoil veut

LE BUVEUR ndash Il veut qursquoon vide la sallehellip crsquoest lrsquoheure

MATHIS ndash Qursquoon lui fasse boire un bon coup et puis bon-soir tous

WALTER ndash Pour un bourgmestre il nrsquoy a pas de regraveglement

ndash 129 ndash

MATHIS ndash Le regraveglement est pour tout le monde

CATHERINE ndash Eh bien Mathis nous allons redescendre

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip vahellip Qursquoon me laisse en repos

WALTER lui donnant la main ndash Bonne nuit Mathis et pas de mauvais recircves

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Je ne recircve jamais ndash Bonne nuit toushellip allezhellip allez

CATHERINE ndash Quand il a quelque chose en tecircte hellip (Elle sort Tous deacutefilent en riant et crient dans lrsquoescalier mdash Bonsoir bonsoir monsieur le bourgmestre ndash Annette et Christian res-tent les derniers)

ndash 130 ndash

II

MATHIS ANNETTE CHRISTIAN

ANNETTE se penchant pour embrasser Mathis ndash Bonsoir mon pegravere dors bien

MATHIS lrsquoembrassant ndash Bonsoir mon enfant (Agrave Chris-tian qui se tient pregraves drsquoAnnette) Je serai mieux ici tout ce vin blanc ces cris ces chansons me montent agrave la tecirctehellip Je dormirai mieux

CHRISTIAN ndash Oui la chambre est fraicircche Bonne nuithellip dormez bien

MATHIS leur serrant la main ndash Pareillement mes en-fants (Annette et Christian sortent)

III

MATHIS seul

MATHIS il eacutecoute puis se legraveve et va fermer la porte au perron ndash Enfin me voilagrave deacutebarrasseacutehellip Tout va bienhellip le gen-darme est prishellip Je vais dormir sur les deux oreilles (Il se ras-sied et continue agrave se deacuteshabiller) Srsquoil arrive un nouveau hasard contre le beau-pegravere du mareacutechal des logis tout sera bientocirct eacutetouffeacute (Il bacircille et precircte lrsquooreille aux chants drsquoen bas) Il faut savoir srsquoarranger dans la viehellip il faut avoir les bonnes cartes en mainhellip Les bonnes cartes crsquoest touthellip La mauvaise chance ne vient jamais contre les bonnes carteshellip On arrange la chance (Il se legraveve du fauteuil et se dirige vers lrsquoalcocircve En ce moment la porte de lrsquoauberge en bas srsquoouvre les chants deacutebordent dans la rue Mathis legraveve le rideau et regarde) Ceux-lagrave maintenant ne demandent plus rien ils ont leur comptehellip Heacute heacute heacute vont-ils

ndash 131 ndash

faire des trous dans la neige avant drsquoarriver chez eux Crsquoest drocircle le vinhellip un verre de vinhellip et tout vous paraicirct en beau (Les chants srsquoeacuteloignent et se dispersent Mathis ouvre les fenecirctres tire les persiennes et redescend vers lrsquoalcocircve) Oui ccedila va bien (Il prend la carafe et boit) Ccedila va tregraves bien (Il remet la carafe sur la table de nuit entre dans lrsquoalcocircve et tire les rideaux Souf-flant la lumiegravere) Tu peux te vanter drsquoavoir bien meneacute tes af-faires Mathis (Il bacircille lentement et se couche) Personne ne trsquoentendra si tu recircveshellip personne hellip Les recircveshellip des folieshellip (Si-lence)

ndash 132 ndash

IV

MATHIS endormi dans lrsquoalcocircve ndash puis LE TRIBUNAL LE

PREacuteSIDENT LE PROCUREUR LES JUGES LES GENDARMES LE PUBLIC

(Le fond de la scegravene change lentement La lumiegravere vague drsquoabord croicirct peu agrave peu les lignes se preacutecisent on est dans un tribunal haute voucircte sombre des bancs en heacute-micycle sur le devant remplis de spectateurs deux fe-necirctres en ogive agrave vitraux de plomb les trois juges en toque et robe noire au fond sur leurs siegraveges le greffier agrave droite le procureur agrave gauche Petite porte lateacuterale com-muniquant au guichet Une table aux pieds des juges sur la table un manteau vert garni de fourrure et un bonnet de peau de martre Le preacutesident agite sa sonnette Mathis en guenilles hacircve paraicirct agrave la porte lateacuterale entoureacute de gendarmes Les souffrances du cachot sont peintes sur sa figure Il va srsquoasseoir sur la sellette trois gendarmes se

ndash 133 ndash

placent derriegravere lui ndash Toute cette scegravene mysteacuterieuse se passe dans une sorte de peacutenombre les paroles et les bruits sont des chuchotements Agrave mesure que lrsquoaction se preacutecise les paroles deviennent plus distinctes Crsquoest le tra-vail de lrsquoimagination du dormeur crsquoest son recircve qui se ma-teacuterialise ndash Sur un geste du preacutesident le greffier lit en psalmodiant lrsquoacte drsquoaccusation et les deacutepositions des teacute-moins On distingue de loin en loin ces mots laquo Nuit du 24 deacutecembrehellip Baruch Koweskihellip lrsquoaubergiste Mathishellip la ruse profondehellip en srsquoentourant de la consideacuteration pu-bliquehellip eacutechapper durant quinze anshellip lrsquoheure de la jus-ticehellip une circonstance indiffeacuterentehellip les fregraveres Hier-thegraveshellip raquo Nouveau silence Agrave la fin de cette lecture la scegravene srsquoeacuteclaire plus vivement)

LE PREacuteSIDENT ndash Accuseacute vous venez drsquoentendre les deacuteposi-tions des teacutemoins qursquoavez-vous agrave reacutepondre

MATHIS ndash Des teacutemoins des gens qui nrsquoont rien vuhellip des gens qui demeurent agrave deux trois lieues de lrsquoendroit ougrave srsquoest commis le crimehellip dans la nuithellip en hiverhellip Vous appelez cela des teacutemoins

LE PREacuteSIDENT ndash Reacutepondez avec calme ces gestes ces emportements ne peuvent vous ecirctre utiles ndash Vous ecirctes un homme ruseacute

MATHIS ndash Non monsieur le preacutesident je suis un homme simple

LE PREacuteSIDENT ndash Vous avez su choisir le momenthellip vous avez su deacutetourner les soupccedilonshellip vous avez eacutecarteacute toute preuve mateacuteriellehellip Vous ecirctes un ecirctre redoutable

MATHIS ndash Parce qursquoon ne trouve rien contre moi je suis re-doutable Tous les honnecirctes gens sont donc redoutables puisqursquoon ne trouve rien contre eux

ndash 134 ndash

LE PREacuteSIDENT ndash La voix publique vous accuse

MATHIS ndash Eacutecoutez messieurs les juges quand un homme prospegraverehellip quand il srsquoeacutelegraveve au-dessus des autres quand il srsquoacquiert de la consideacuteration et du bien des milliers de gens lrsquoenvient Vous savez cela crsquoest une chose qui se rencontre tous les jours Eh bien malheureusement pour moi des milliers drsquoenvieux depuis quinze ans ont vu prospeacuterer mes affaires et voilagrave pourquoi tous mrsquoaccusent ils voudraient me voir tomber ils voudraient me voir peacuterir Mais est-ce que des hommes justes pleins de bon sens doivent eacutecouter ces envieux Est-ce qursquoils ne devraient pas les forcer agrave se taire Est-ce qursquoils ne devraient pas les condamner

LE PREacuteSIDENT ndash Vous parlez bien accuseacute depuis long-temps vous avez eacutetudieacute ces discours en vous-mecircme Mais nous avons lrsquoœil clair nous voyons ce qui se passe en vous ndash Drsquoougrave vient que vous entendez des bruits de sonnette

MATHIS ndash Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette (Bruit de sonnette au dehors)

LE PREacuteSIDENT ndash Vous mentez Dans ce moment mecircme vous entendez ce bruithellip Dites-nous pourquoi

MATHIS ndash Ce nrsquoest rienhellip crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous nrsquoavouez pas la cause de ce bruit nous allons appeler le songeur pour nous lrsquoexpliquer

MATHIS ndash Il est vrai que jrsquoentends ce bruit

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez qursquoil entend ce bruit

MATHIS vivement ndash Ouihellip mais je lrsquoentends en recircve

LE PREacuteSIDENT ndash Eacutecrivez qursquoil lrsquoentend en recircve

MATHIS ndash Il est permis agrave tout honnecircte homme de recircver

ndash 135 ndash

UN SPECTATEUR bas agrave son voisin ndash Crsquoest vrai les recircves nous viennent malgreacute nous

UN AUTRE de mecircme ndash Tout le monde recircve

MATHIS se tournant vers le public ndash Eacutecoutez ne craignez rien pour moihellip Tout ceci nrsquoest qursquoun recircvehellip Si ce nrsquoeacutetait pas un recircve est-ce que ces juges porteraient des perruques comme du temps des anciens seigneurs il y a plus de cent ans A-t-on ja-mais vu des ecirctres assez fous pour srsquooccuper drsquoun bruit de son-nette qursquoon entend en recircve Il faudrait donc aussi condamner un chien qui gronde en recircvant Et voilagrave des juges hellip voilagrave des hommes qui pour de vaines penseacutees veulent faire pendre leur semblable hellip (Il part drsquoun grand eacuteclat de rire)

LE PREacuteSIDENT drsquoun accent seacutevegravere ndash Silence accuseacute si-lence vous approchez du jugement eacuteternel et vous osez rirehellip vous osez affronter les regards de Dieu hellip (Se tournant vers les juges) Messieurs les juges ce bruit de sonnette vient drsquoun sou-venirhellip Les souvenirs font la vie de lrsquohomme on entend la voix de ceux qursquoon a aimeacutes longtemps apregraves leur mort Lrsquoaccuseacute en-tend ce bruit parce qursquoil a dans son acircme un souvenir qursquoil nous cache ndash Le cheval du Polonais avait une sonnette hellip

MATHIS ndash Crsquoest fauxhellip je nrsquoai pas de souvenirs

LE PREacuteSIDENT ndash Taisez-vous

MATHIS avec colegravere ndash Un homme ne peut ecirctre condamneacute sur des suppositions Il faut des preuves Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez que lrsquoaccuseacute se contre-dit il avouaithellip maintenant il se reacutetracte

MATHIS srsquoemportant ndash Nonhellip je nrsquoentends rien hellip (Le bruit de sonnette se fait entendre) Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilleshellip (Le bruit redouble) Je demande Christian mon gendre (Eacutelevant la voix et regardant de tous les cocircteacutes)

ndash 136 ndash

Pourquoi Christian nrsquoest-il pas ici (Silence Les juges se regar-dent Chuchotements dans lrsquoauditoire Le bruit de sonnette srsquoeacuteloigne)

LE PREacuteSIDENT drsquoun ton grave ndash Accuseacute vous persistez dans vos deacuteneacutegations

MATHIS avec force ndash Ouihellip jrsquoai trop de sanghellip voilagrave tout Il nrsquoy a rien contre moi Crsquoest la plus grande injustice de tenir un honnecircte homme dans les prisons Je souffre pour la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Vous persistez hellip ndash Eh bien nous Rudi-ger baron de Mersbach grand preacutevocirct de Sa Majesteacute impeacuteriale en basse Alsace assisteacute de nos conseils et juges sieurs Louis de Falkenstein et de Feininger docteurs egraves droit ndash Consideacuterant que cette affaire traicircne depuis quinze ans qursquoil est impossible de lrsquoeacuteclaircir par les moyens ordinaires ndash Vu la prudence la ruse et lrsquoaudace de lrsquoaccuseacute ndash Vu la mort des teacutemoins qui pourraient nous eacuteclairer dans cette œuvre laborieuse agrave laquelle srsquoattache lrsquohonneur de notre tribunal ndash Attendu que le crime ne peut rester impuni que lrsquoinnocent ne peut succomber pour le cou-pable ndash Consideacuterant que cette cause doit servir drsquoexemple aux temps agrave venir pour reacutefreacutener lrsquoavarice la cupiditeacute de ceux qui se croient couverts par une longue suite drsquoanneacutees ndash Agrave ces causes ordonnons qursquoon entende le songeur ndash Huissiers faites entrer le songeur

MATHIS drsquoune voix terrible ndash Je mrsquoy oppose je mrsquoy op-posehellip Les songes ne prouvent rien

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix ferme ndash Faites entrer le son-geur

MATHIS frappant sur la table ndash Crsquoest abominablehellip crsquoest contraire agrave la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous ecirctes innocent pourquoi donc re-doutez-vous le songeur Parce qursquoil lit dans les acircmes Croyez-

ndash 137 ndash

moi soyez calme ou vos cris prouveront que vous ecirctes cou-pable

MATHIS ndash Je demande lrsquoavocat Linder de Saverne pour une affaire pareille je ne regarde pas agrave la deacutepense Je suis calme comme un homme qui nrsquoa rien agrave se reprocherhellip Je nrsquoai peur de rienhellip mais les recircves sont des recircveshellip (Criant) Pourquoi Chris-tian nrsquoest-il pas ici Mon honneur est son honneurhellip Qursquoon le fasse venirhellip Crsquoest un honnecircte homme celui-lagrave (Srsquoexaltant) Christian je trsquoai fait riche viens me deacutefendre hellip (Silence La scegravene srsquoobscurcit Mathis dans lrsquoalcocircve soupire et srsquoagite Tout devient sombre Au bout drsquoun instant le tribunal reparaicirct dans lrsquoobscuriteacute et srsquoeacuteclaire drsquoun coup Mathis srsquoest rendormi pro-fondeacutement)

V

LES PREacuteCEacuteDENTS LE SONGEUR

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Asseyez-vous

LE SONGEUR ndash Monsieur le preacutesident et messieurs les juges crsquoest la volonteacute de votre tribunal qui me force agrave venir sans cela lrsquoeacutepouvante me tiendrait loin drsquoici

MATHIS ndash On ne peut croire aux folies des songeurs ils trompent le monde pour gagner de lrsquoargenthellip Ce sont des tours de physiquehellip Jrsquoai vu celui-ci chez mon cousin Bocircth agrave Ribeau-villeacute

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Pouvez-vous endormir cet homme

LE SONGEUR regardant Mathis ndash Je le puis Seulement existe-t-il quelques restes de la victime

ndash 138 ndash

LE PREacuteSIDENT indiquant les objets sur la table ndash Ce man-teau et ce bonnet

LE SONGEUR ndash Qursquoon revecircte lrsquoaccuseacute du manteau

MATHIS poussant un cri eacutepouvantable ndash Je ne veux pas

LE PREacuteSIDENT ndash Je lrsquoordonne

MATHIS se deacutebattant ndash Jamais hellip jamaishellip

LE PREacuteSIDENT ndash Vous ecirctes donc coupable

MATHIS ndash Christian hellip ougrave est Christian Il dira lui si je suis un honnecircte homme

UN SPECTATEUR agrave voix basse ndash Crsquoest terrible

MATHIS aux gendarmes qui lui mettent le manteau ndash Tuez-moi tout de suite

LE PREacuteSIDENT ndash Votre reacutesistance vous trahit malheureux

MATHIS ndash Je nrsquoai pas peurhellip (Il a le manteau et frissonne ndash Bas se parlant agrave lui-mecircme) Mathis si tu dors tu es perdu (Il reste debout les yeux fixeacutes devant lui comme frappeacute drsquohorreur)

UNE FEMME DU PEUPLE se levant ndash Je veux sortirhellip lais-sez-moi sortir

LrsquoHUISSIER ndash Silence (La femme se rassied Grand si-lence)

LE SONGEUR les yeux fixeacutes sur Mathis ndash Il dort

MATHIS drsquoun ton sourd ndash Nonhellip nonhellip je ne veux pashellip jehellip

LE SONGEUR ndash Je le veux

MATHIS drsquoune voix haletante ndash Ocirctez-moi ccedilahellip ocirctezhellip

ndash 139 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Il dort Que faut-il lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Ce qursquoil a fait dans la nuit du 24 deacutecembre il y a quinze ans

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes agrave la nuit du 24 deacutecembre 1818

MATHIS bas ndash Oui

LE SONGEUR ndash Quelle heure est-il

MATHIS ndash Onze heures et demie

LE SONGEUR ndash Parlezhellip je le veux

MATHIS ndash Les gens sortent de lrsquoauberge Catherine et la petite Annette sont alleacutees se coucher Kasper rentrehellip il me dit que le four agrave placirctre est allumeacute Je lui reacuteponds mdash Crsquoest bonhellip va dormir jrsquoirai lagrave-bas ndash Il montehellip Je reste seul avec le Polonais qui se chauffe au fourneau Dehors tout est endormi On nrsquoentend rien que de temps en temps la sonnette du cheval sous le hangar Il y a deux pieds de neige (Silence)

LE SONGEUR ndash Agrave quoi pensez-vous

MATHIS ndash Je pense qursquoil me faut de lrsquoargenthellip que si je nrsquoai pas trois mille francs pour le 31 lrsquoauberge sera exproprieacuteehellip Je pense qursquoil nrsquoy a personne dehorshellip qursquoil fait nuit et que le Po-lonais suivra la grande route tout seul dans la neige

LE SONGEUR ndash Est-ce que vous ecirctes deacutejagrave deacutecideacute agrave lrsquoattaquer

MATHIS apregraves un instant de silence ndash Cet homme est forthellip il a des eacutepaules largeshellip Je pense qursquoil se deacutefendra bien si quelqursquoun lrsquoattaque (Mouvement de Mathis)

LE SONGEUR ndash Qursquoavez-vous

ndash 140 ndash

MATHIS bas ndash Il me regardehellip Il a les yeux gris (Drsquoun ac-cent inteacuterieur comme se parlant agrave lui-mecircme) Il faut que je fasse le coup hellip

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes deacutecideacute

MATHIS ndash Ouihellip je ferai le coup hellip je risquehellip je risquehellip

LE SONGEUR ndash Parlez

MATHIS ndash Il faut pourtant que je voiehellip Je sors Tout est noirhellip il neige toujourshellip on ne verra pas mes traces dans la neige (Il legraveve la main et semble chercher quelque chose)

LE SONGEUR ndash Que faites-vous

MATHIS ndash Je tacircte dans le traicircneauhellip srsquoil y a des pistolets hellip (Les juges se regardent mouvement dans lrsquoauditoire) Il nrsquoa rienhellip je ferai le couphellip oui hellip (Il eacutecoute) On nrsquoentend rien dans le villagehellip Lrsquoenfant drsquoAnna Weacuteber pleurehellip Une chegravevre becircle dans lrsquoeacutetablehellip Le Polonais marche dans la chambre

LE SONGEUR ndash Vous rentrez

MATHIS ndash Oui Il a mis six francs sur la table je lui rends sa monnaiehellip Il me regarde bien (Silence)

LE SONGEUR ndash Il vous dit quelque chose

MATHIS ndash Il me demande combien jusqursquoagrave Mutzig hellip Quatre petites lieueshellip je lui souhaite un bon voyagehellip Il me reacute-pond Dieu vous beacutenisse (Silence) Ho ho (La figure de Ma-this change)

LE SONGEUR ndash Quoi

MATHIS bas ndash La ceinture (Brusquement drsquoune voix segraveche) Il sorthellip il est sorti hellip (Mathis en ce moment fait quelques pas les reins courbeacutes il semble suivre sa victime agrave la piste Le Songeur legraveve le doigt pour recommander lrsquoattention aux juges ndash Mathis eacutetendant la main ) La hache hellip ougrave est la

ndash 141 ndash

hache Ah ici derriegravere la porte ndash Quel froid la neige tombehellip pas une eacutetoilehellip Courage Mathis tu auras la ceinturehellip cou-rage (Silence)

LE SONGEUR ndash Il parthellip Vous le suivez

MATHIS ndash Oui

LE SONGEUR ndash Ougrave ecirctes-vous

MATHIS ndash Derriegravere le villagehellip dans les champshellip Quel froid (Il grelotte)

LE SONGEUR ndash Vous avez pris la traverse

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip (Eacutetendant le bras) Voici le grand ponthellip et lagrave-bas dans le fond le ruisseauhellip Comme les chiens pleurent agrave la ferme de Danielhellip comme ils pleurent hellip Et la forge du vieux Finck comme elle est rouge sur la cocircte hellip (Bas se parlant agrave lui-mecircme) Tuer un hommehellip tuer un homme Tu ne feras pas ccedila Mathishellip tu ne feras pas ccedilahellip Dieu ne veut pas hellip (Se remettant agrave marcher les reins courbeacutes) Tu es fou hellip Eacutecoute tu seras richehellip ta femme et ton enfant nrsquoauront plus besoin de rienhellip Le Polonais est venuhellip tant pishellip tant pishellip Il ne devait pas venir hellip Tu payeras tout tu nrsquoauras plus de detteshellip (Criant drsquoun ton sourd) Il nrsquoy a pas de bon Dieu il faut que tu lrsquoassommes hellip ndash Le ponthellip deacutejagrave le pont hellip (Silence il srsquoarrecircte et precircte lrsquooreille) Personne sur la route personnehellip (Drsquoun air drsquoeacutepouvante) Quel silence (Il srsquoessuie le front de la main) Tu as chaud Mathishellip ton cœur bathellip crsquoest agrave force de courirhellip Une heure sonne agrave Weacutechemhellip et la lune qui vienthellip Le Polonais est peut-ecirctre deacutejagrave passeacutehellip Tant mieuxhellip tant mieux hellip (Eacutecoutant) La sonnettehellip oui hellip (Il srsquoaccroupit brusquement et reste immobile Silence Tous les yeux sont fixeacutes sur lui ndash Bas) Tu seras richehellip tu seras richehellip tu seras riche hellip (Le bruit de la sonnette se fait entendre Une jeune femme se couvre la figure de son tablier drsquoautres deacutetournent la tecircte Tout agrave coup Mathis se dresse en poussant une sorte de rugissement et frappe un

ndash 142 ndash

coup terrible sur la table) Ah ah je te tienshellip juif hellip (Il se preacutecipite en avant et frappe avec une sorte de rage)

UNE FEMME ndash Ah mon Dieu hellip (Elle srsquoaffaisse)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix vibrante ndash Emportez cette femme (On emporte la femme)

MATHIS se redressant ndash Il a son compte (il se penche et regarde puis frappant un dernier coup) Il ne remue plushellip crsquoest fini (Il se relegraveve en exhalant un soupir et promegravene les yeux autour de lui) Le cheval est parti avec le traicircneau (Eacutecou-tant) Quelqursquoun hellip (Il se retourne eacutepouvanteacute et veut fuir) Nonhellip crsquoest le vent dans les arbreshellip (Se baissant) Vitehellip vitehellip la ceinture Je lrsquoaihellip ha (Il fait le geste de se boucler la cein-ture aux reins) Elle est pleine drsquoor toute pleine hellip Deacutepecircche-toihellip Mathishellip deacutepecircche-toi hellip (Il se baisse et semble charger le corps sur son eacutepaule puis il se met agrave tourner autour de la table du tribunal les reins courbeacutes le pas lourd comme un homme ployant sous un fardeau)

LE SONGEUR ndash Ougrave allez-vous

MATHIS srsquoarrecirctant ndash Au four agrave placirctre

LE SONGEUR ndash Vous y ecirctes

MATHIS ndash Oui (Faisant le geste de jeter son fardeau agrave terre) Comme il eacutetait lourd hellip (Il respire avec force puis il se baisse et semble ramasser de nouveau le cadavre ndash Drsquoune voix rauque) Va dans le feu juif va dans le feu hellip (Il semble pous-ser avec une perche de toutes ses forces Tout agrave coup il jette un cri drsquohorreur et srsquoaffaisse la tecircte entre les mains ndash Bas) Quels yeux hellip oh quels yeux hellip (Long silence Relevant la tecircte) Tu es fou Mathis hellip Regardehellip il nrsquoy a deacutejagrave plus rien que les oshellip Les os brucirclent aussihellip Maintenant la ceinturehellip Mets lrsquoor dans tes pocheshellip Crsquoest celahellip Personne ne saura rienhellip On ne trouve-ra pas de preuves

ndash 143 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Que faut-il encore lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Cela suffit (Au greffier) Vous avez eacutecrit

LE GREFFIER ndash Oui monsieur le preacutesident

LE PREacuteSIDENT ndash Eh bien qursquoon lrsquoeacuteveille et qursquoil voie lui-mecircme

LE SONGEUR ndash Eacuteveillez-voushellip je le veux (Mathis srsquoeacuteveille il est comme eacutetourdi)

MATHIS ndash Ougrave donc est-ce que je suis (Il regarde) Ah ouihellip Qursquoest-ce qui se passe

LE GREFFIER ndash Voici votre deacutepositionhellip Lisez

MATHIS apregraves avoir lu quelques lignes ndash Malheureux Jrsquoai tout dit hellip Je suis perdu hellip

LE PREacuteSIDENT aux juges ndash Vous venez drsquoentendrehellip il srsquoest condamneacute lui-mecircme

MATHIS arrachant le manteau ndash Je reacuteclamehellip crsquoest fauxhellip Vous ecirctes tous des gueux hellip Christianhellip mon gendrehellip Je de-mande Christianhellip

LE PREacuteSIDENT ndash Gendarmes imposez silence agrave cet homme (Les gendarmes entourent Mathis)

MATHIS se deacutebattant ndash Crsquoest un crime contre la justicehellip on mrsquoocircte mon seul teacutemoinhellip Je reacuteclame devant Dieu (Drsquoune voix deacutechirante) Christianhellip on veut tuer le pegravere de ta femmehellip Agrave mon secours (Il se deacutebat comme un furieux)

LE PREacuteSIDENT avec tristesse ndash Accuseacute vous me forcez de vous dire ce que jrsquoaurais voulu vous taire En apprenant les charges qui pesaient sur vous Christian Becircme srsquoest donneacute la mort hellip (Mathis reste comme stupeacutefieacute les yeux fixeacutes sur le preacute-

ndash 144 ndash

sident Grand silence Les juges se consultent agrave voix basse Au bout drsquoun instant le preacutesident se legraveve)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix lente ndash Attendu que dans la nuit du 24 deacutecembre 1808 entre minuit et une heure Hans Ma-this a commis sur la personne de Baruch Koweski le crime drsquoassassinat avec les circonstances aggravantes de preacutemeacutedita-tion de nuit et de vol agrave main armeacutee nous le condamnons agrave ecirctre pendu par le cou jusqursquoagrave ce que mort srsquoen suive (Se tournant vers un huissier) Huissier faites entrer le scharfrichter5 (Grande rumeur dans lrsquoauditoire Lrsquohuissier ouvre la porte de droite un petit homme vecirctu de rouge la face pacircle et les yeux brillants paraicirct sur le seuil Profond silence Le preacutesident eacutetend le bras vers Mathis Bruit violent de sonnette Mathis porte ses mains agrave sa tecircte et chancelle Tout disparaicirct ndash On se retrouve dans la chambre du bourgmestre Il fait grand jour le soleil entre par les fentes des persiennes et srsquoallonge en traicircneacutees lu-mineuses sur le plancher Les rideaux de lrsquoalcocircve srsquoagitent La carafe tombe de la table de nuit et se brise Au mecircme instant une musique joyeuse eacuteclate devant lrsquoauberge elle joue le vieil air de Lauterbach des voix nombreuses lrsquoaccompagnent Ce sont les garccedilons drsquohonneur qui donnent lrsquoaubade agrave la fianceacutee On entend les gens courir dans la rue Une fenecirctre srsquoouvre la musique cesse Grands eacuteclats de rire Voix nombreuses mdash La voilagrave la voilagravehellip crsquoest Annette hellip ndash La musique et les chants re-commencent et peacutenegravetrent dans lrsquoauberge Grand tumulte au-dessous Des pas rapides montent lrsquoescalier on frappe agrave la porte de Mathis)

CATHERINE dehors criant ndash Mathis legraveve-toi Il fait grand jour Tous les inviteacutes sont en bas (Silence On frappe plus fort)

5 Bourreau

ndash 145 ndash

CHRISTIAN de mecircme ndash Monsieur Mathis monsieur Ma-this (Silence) Comme il dorthellip (Drsquoautres pas montent lrsquoescalier On frappe agrave coups redoubleacutes)

WALTER de mecircme ndash Heacute Mathis Allons donchellip La noce est commenceacuteehellip hop hop hellip (Long silence) Crsquoest drocircle il ne reacutepond pas

CATHERINE drsquoune voix inquiegravete ndash Mathis Mathis (On entend des chuchotements une discussion puis la voix de Christian srsquoeacutelegraveve et dit drsquoun ton brusque mdash Non crsquoest inutile laissez-moi faire ndash et presque aussitocirct la porte secoueacutee vio-lemment srsquoouvre tout au large Christian paraicirct il est en grand uniforme)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Monsieur Mathis hellip (Il aperccediloit les deacutebris de la carafe sur le plancher court agrave lrsquoalcocircve eacutecarte les rideaux et pousse un cri)

CATHERINE accourant toute inquiegravete ndash Qursquoest-ce que crsquoest Qursquoest-ce qursquoil y a Christian

CHRISTIAN se retournant vivement ndash Ne regardez pas madame Catherine hellip (Il la prend dans ses bras et lrsquoentraicircne vers la porte en criant drsquoune voix enroueacutee) Le docteur Frantz le docteur Frantz

CATHERINE se deacutebattant ndash Laissez-moi Christianhellip je veux voirhellip

CHRISTIAN ndash Non (Criant dans lrsquoescalier agrave ceux qui se trouvent en bas) ndash Empecircchez Annette de monter ndash Oh mon Dieu mon Dieu (Pendant cette scegravene Walter Heinrich et un grand nombre drsquoinviteacutes hommes et femmes sont entreacutes dans la chambre ils se pressent autour de lrsquoalcocircve Heinrich ouvre les fenecirctres et pousse les persiennes)

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WALTER regardant Mathis ndash Il a la figure toute bleue (Stupeur geacuteneacuterale Le docteur Frantz entre tout essouffleacute On srsquoeacutecarte pour lui livrer passage)

LE DOCTEUR vivement ndash Crsquoest une attaque drsquoapoplexie (Tirant sa trousse de sa poche) Tenez le bras maicirctre Walterhellip Pourvu que le sang vienne (Les musiciens entrent leurs ins-truments agrave la main une foule de gens endimancheacutes les suivent chuchotant entre eux et marchant sur la pointe des pieds puis une jeune femme portant un enfant dans ses bras paraicirct sur le seuil et srsquoarrecircte interdite agrave la vue de tout ce monde Lrsquoenfant souffle dans une petite trompette)

WALTER ndash Le sang ne vient pas

LE DOCTEUR ndash Non (Se retournant avec colegravere) Faites donc taire cet enfant

LA JEUNE FEMME ndash Tais-toi Ludwig Donne (Elle veut lui prendre la trompette Lrsquoenfant reacutesiste et se met agrave pleurer)

LE DOCTEUR drsquoune voix triste ndash Crsquoest finihellip monsieur le bourgmestre est morthellip le vin blanc lrsquoa tueacute

WALTER ndash Oh mon pauvre Mathis (Il srsquoaccoude sur le lit la figure dans les mains et pleure On entend dans la salle au-dessous les cris deacutechirants de Catherine et drsquoAnnette)

HEINRICH regardant Mathis ndash Quel malheur un si brave homme

UN AUTRE bas agrave son voisin ndash Crsquoest la plus belle morthellip On ne souffre pas

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LES BOHEacuteMIENS DrsquoALSACE

SOUS LA REacuteVOLUTION

laquo Puisque tu veux savoir pourquoi nous avons quitteacute la France me dit le vieux Boheacutemien Bockes6 rappelle-toi drsquoabord la grande caverne du Harberg Elle est agrave mi-cocircte sous une roche couverte de bruyegraveres ougrave passe le sentier de Dagsbourg On lrsquoappelle maintenant le Trou-de-lrsquoErmite parce qursquoun vieil er-

6 Bacchus

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mite y demeure Mais bien des anneacutees avant quand les sei-gneurs avaient encore des chacircteaux en Alsace et dans les Vosges nos gens vivaient dans ce trou de pegravere en fils Personne ne venait nous troubler au contraire on nous faisait du bien nos femmes et nos filles allaient dire la bonne aventure jusqursquoau fond de la Lorraine nos hommes jouaient de la musique les tout vieux et les toutes vieilles restaient seuls au Harberg cou-cheacutes sur des tas de feuilles avec les petits enfants

laquo Je te dis Christian que nous eacutetions une fourmiliegravere on ne pouvait pas nous compter Souvent il rentrait trois et quatre troupes par jour le pain le vin le lard le fromage ne man-quaient pas tout venait en abondance

laquo Au fond de ce creux nous avions aussi le grand-pegravere Da-niel blanc comme une chouette qui perd son duvet agrave force de vieillesse et tout agrave fait aveugle On ne pouvait le reacuteveiller qursquoen lui mettant un bon morceau sous le nez alors il soupirait et se redressait un peu le dos contre la roche Deux autres vieilles ra-tatineacutees et chauves lui tenaient compagnie

laquo Eh bien tu le croiras si tu veux les seigneurs et les grandes dames drsquoAlsace et de Lorraine nrsquoavaient de confiance que dans lrsquoesprit de ces vieilles Ils arrivaient agrave cheval avec leurs domestiques et leurs chasseurs pour se faire expliquer lrsquoavenir et les amours et plus les vieilles radotaient plus elles beacute-gayaient en recircve plus ces seigneurs et ces dames avaient lrsquoair de les comprendre et paraissaient contents raquo

Bockes se mit agrave rire tout bas en hochant la tecircte et vida son verre

laquo Crsquoest lagrave parmi des centaines drsquoautres que je suis venu au monde reprit-il au moins je le pense Il est bien possible que ce soit sur un sentier drsquoAlsace ou des Vosges mais ce qui me re-vient drsquoabord crsquoest notre caverne nos gens qui rentraient par bandes avec leurs cors leurs trompettes et leurs cymbales

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laquo Une chose qui me fait encore plus de plaisir quand jrsquoy pense ce sont mes premiers voyages sur le dos de ma megravere Elle eacutetait jeune toute brune et bien contente de mrsquoavoir Elle me portait dans un vieux chacircle garni de franges lieacute sur son eacutepaule et je passais la tecircte dans un pli pour regarder les environs ndash Un grand noir qui jouait du trombone nous suivait et me clignait des yeux en riant de bonne humeur Crsquoeacutetait mon pegravere

laquo Nous montions et nous descendions Je regardais deacutefiler les arbres les rochers les vallons les ruisseaux ougrave ma megravere en-trait jusqursquoaux genoux les fermes les moulins et les scieries Nous allions toujours et le soir nous faisions du feu sous une roche au coin drsquoun bois On suspendait la marmite drsquoautres troupes arrivaient chacun apportait quelque chose agrave frire On srsquoallongeait les jambes on allumait sa pipe on riait les garccedilons et les filles dansaient Quelle vie Dans cent ans je verrais la flamme rouge qui monte dans les genecircts lrsquoombre des arbres qui srsquoallonge sur la cocircte brune couverte de feuilles mortes les ronces qui se traicircnent les grosses branches qui srsquoeacutetendent dans lrsquoair ndash les eacutetoiles au-dessus ndash jrsquoentendrais le torrent qui gronde le vent qui passe dans les feuilles le moulin qui marche tou-jours les hautes grives qui se reacutepondent drsquoun bout de la forecirct agrave lrsquoautre

laquo Vous autres vous ne connaissez pas ces choses Vous aimez un bon feu lrsquohiver en racontant vos histoires agrave la veilleacutee avec des pommes de terre et des navets dans votre cave Qursquoest-ce que cela Christian aupregraves de notre marmite qui fume dans les bois quand la lune monte lentement au-dessus des sapi-niegraveres quand le feu srsquoendort et que le sommeil arrive

laquo Moi pendant des heures jrsquoaurais pu regarder la lune

laquo Et le lendemain au petit jour quand le coq de la ferme voisine nous eacuteveillait que la roseacutee tombait doucement et qursquoon se secouaithellip

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laquo Ah gueux de coq nous ne trsquoavons pas attrapeacute mais garehellip ton tour viendra

laquo Si les chreacutetiens connaissaient cette vie ils nrsquoen vou-draient pas drsquoautre

laquo Malheureusement les meilleures choses ne peuvent pas durer Quelques mois plus tard au lieu drsquoecirctre bien agrave lrsquoaise sur le dos de ma megravere je galopais derriegravere elle les pieds nus et jrsquoen regardais un autre plus petit creacutepu comme moi les legravevres grosses et le nez un peu camard qui se dorlotait dans mon bon sac qui buvait qui regardait par la fente de mon sac sans srsquoinquieacuteter de rien Crsquoest agrave lui que le grand noir souriait et crsquoest lui que ma megravere couvrait bien le soir en me disant seulement mdash laquo Approche-toi du feu raquo

laquo Je grelottais et je pensais en regardant lrsquoautre

laquo Que la peste trsquoeacutetouffe sans toi je serais encore dans le sac et jrsquoattraperais les bons morceaux raquo

laquo Je ne le trouvais pas aussi beau que moi Je ne compre-nais pas pourquoi ce gueux avait pris ma place et je ne pouvais pas le sentir

laquo Mais le pire crsquoest qursquoil fallut bientocirct gagner sa vie danser sur les mains et faire des tours de souplesse

laquo Tu sauras Christian que nous avions chez nous des dan-seurs de corde des musiciens et des diseuses de bonne aven-ture ndash Le grand noir essaya drsquoabord de me faire danser sur la corde mais la tecircte me tournait je croyais toujours tomber et je mrsquoaccrochais avec les mains malgreacute moi enfin ce nrsquoeacutetait pas mon ideacutee

laquo Alors un vieux qui srsquoappelait Horni mrsquoadopta pour jouer de la trompette et tout de suite jrsquoattrapai lrsquoembouchure Apregraves la trompette jrsquoappris le cor apregraves le cor le trombone Dans toute notre troupe on nrsquoavait jamais eu de meilleur trombone

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que moi Pendant que les autres risquaient de se casser le cou en dansant sur la corde je soufflais avec un grand courage et jrsquoallais aussi faire les publications je battais de la caisse comme un tambour-maicirctre

laquo Nous revenions toujours au Harberg et jrsquoavais deacutejagrave cinq ou six petits fregraveres et sœurs lorsqursquoarriva le commencement de la guerre entre tout le monde Cela commenccedila du cocircteacute de Sarre-bourg ougrave les gens se mirent agrave tomber sur les juifs on leur cas-sait les vitres on jetait les plumes de leurs lits par les fenecirctres de sorte que vous marchiez dans ces plumes jusqursquoaux genoux Les gens chantaient laquo Ccedila ira raquo Tout eacutetait en lrsquoair et je me rappelle que nous avions eacuteteacute forceacutes de nous sauver de Lixheim ougrave lrsquoon brucirclait les papiers de la mairie devant lrsquoeacuteglise

laquo Le vieux Horni disait que le monde devenait fou Nous courions agrave travers les bois parce que le tocsin sonnait agrave Mittel-bronn agrave Lutzelbourg au Dagsberg tous les paysans hommes femmes enfants srsquoavanccedilaient hors des villages avec leurs fourches leurs haches et leurs pioches en chantant

laquo Ccedila va ccedila ira hellip raquo

laquo Plusieurs tiraient des coups de fusil Comme nous arri-vions agrave la nuit sur le plateau de Hacirczelbourg Horni srsquoarrecircta car il ne pouvait plus courir il eacutetendit la main du cocircteacute de lrsquoAlsace et tout le long des montagnes au-dessus des bois je vis les chacirc-teaux et les couvents brucircler jusqursquoaux frontiegraveres de la Suisse La fumeacutee rouge montait aussi des vallons et dans la plaine les toc-sins bourdonnaient ensuite tantocirct agrave droite tantocirct agrave gauche on voyait quelque chose srsquoallumer

laquo Nous tremblions comme des malheureux

laquo En arrivant vers une heure du matin agrave la caverne du Harberg aucun bruit ne srsquoentendait et nous croyions que tous nos gens venaient drsquoecirctre extermineacutes Par bonheur ce nrsquoeacutetait rien notre monde restait assis dans lrsquoombre sans oser allumer

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de feu et toute cette nuit les troupes arrivaient de Lorraine et drsquoAlsace disant mdash Tel chacircteau brucircle telle eacuteglise est en feu Dans tel endroit on veut pendre le cureacute Dans tel autre on chasse les moines hellip Les seigneurs se sauvent hellip Le reacutegiment drsquoAuvergne qui est agrave Phalzbourg a casseacute tous ses officiers nobles il a nommeacute des caporaux et des sergents agrave leur place etc etc raquo

laquo Cette extermination dura plusieurs anneacutees Les paysans eacutetaient las des couvents et des chacircteaux ils voulaient cultiver la terre pour leur propre compte

laquo Nous autres agrave la fin nous avions repris courage et nous recommencions nos tourneacutees Tout eacutetait changeacute les gens avaient des cocardes agrave leurs bonnets ils se mettaient tous agrave precirccher et srsquoappelaient citoyens entre eux les semaines avaient dix jours et le dimanche srsquoappelait deacutecadi mais cela nous eacutetait bien eacutegal et mecircme nous vivions de mieux en mieux parce que les citoyens laissaient leurs portes ouvertes en criant que crsquoeacutetait le regravegne de la vertu

laquo Pas un seul drsquoentre nous nrsquoavait de deacutefiance lorsqursquoun matin au commencement des foires drsquoautomne au petit jour et comme les bandes allaient se mettre en route la vieille Ouldine vit une quinzaine de gendarmes agrave lrsquoentreacutee de la caverne et der-riegravere eux une ligne de baiumlonnettes Aussitocirct elle rentra les mains en lrsquoair et chacun allait voir Des paysans arrivaient aussi plus loin avec une longue file de charrettes pour nous emme-ner Tu penses Christian quels cris les femmes poussaient mais les hommes ne disaient rien Crsquoeacutetait le temps ougrave lrsquoon cou-pait le cou des gens par douzaines et nous croyions tous qursquoon allait nous conduire agrave Sarrebourg pour avoir le cou coupeacute drsquoautant plus que le juge de paix eacutetait avec la milice

laquo Malgreacute nos cris on nous fit sortir deux agrave deux Le briga-dier disait laquo Ccedila ne finira donc jamais

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laquo Nous eacutetions pregraves de deux cents ndash Les femmes et les pe-tits enfants montaient sur les charrettes Les hommes et les gar-ccedilons marchaient derriegravere entre deux files de soldats

laquo Lorsqursquoon fit sortir le vieux Daniel et la vieille Margareth agrave peine eacutetaient-ils dehors au grand air qursquoils moururent tout de suite On les mit tout de mecircme sur une charrette Horni Klein-michel et moi nous suivions en pleurant Toutes nos femmes eacutetaient comme mortes de frayeur On ne voulait pourtant pas nous faire de mal on voulait seulement nous forcer drsquoavoir des noms de famille pour nous reconnaicirctre agrave la conscription

laquo Tous les gens des villages ougrave nous passions venaient nous voir et nous appelaient aristocrates

laquo Une fois agrave Sarrebourg devant la mairie au milieu des soldats on nous fit monter lrsquoun apregraves lrsquoautre prendre des noms qursquoon eacutecrivait sur un gros livre

laquo Le pegravere Greacutebus eut de lrsquoouvrage avec nous jusqursquoau soir ndash On nous forccedilait aussi de choisir un logement ailleurs qursquoau Harberg

laquo Crsquoest depuis ce temps que je me suis appeleacute Bockes Jrsquoeacutetais alors un grand et beau garccedilon de vingt ans tout droit avec une belle chevelure friseacutee laquo Toi me dit le maire en me re-gardant tu ressembles au dieu du bon vin tu trsquoappelleras Bockes raquo

laquo Il dit au vieux Horni qursquoil srsquoappellerait Sileacutenas agrave cause de son gros ventre et tout le monde riait

laquo On nous relacirccha les uns apregraves les autres

laquo Horni Kleinmichel et moi nous restions ensemble dans une chambre au Bigelberg Nous courions toujours les foires mais depuis que nous avions des noms et qursquoon nous appelait citoyens la joie srsquoen eacutetait alleacutee

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laquo Aussi lorsqursquoun peu plus tard on voulut nous forcer de prendre des meacutetiers et de travailler comme tout le monde Sileacute-nas me dit

laquo Eacutecoute Bockes tout cela mrsquoennuie Quand jrsquoai vu les Franccedilais brucircler les couvents et les chacircteaux jrsquoeacutetais content je pensais mdash Ils veulent se faire boheacutemiens ndash Mais agrave preacutesent je vois bien qursquoils sont fous Jrsquoaimerais mieux ecirctre mort que de cultiver la terre comme un gorgio7 Allons-nous-en raquo

laquo Et le mecircme jour nous particircmes pour la Forecirct-Noire

laquo Voilagrave cinquante ans que nous roulons dans ce pays Kleinmichel et moi Les Allemands nous laissent bien tran-quilles Pourvu qursquoon leur joue des valses et des hopser pen-dant qursquoils boivent des chopes ils sont heureux et ne deman-dent pas autre chose ndash Crsquoest un bon peuple raquo

7 Chreacutetien

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MESSIRE TEMPUS

Le jour de la Saint-Seacutebalt vers sept heures du soir je met-tais pied agrave terre devant lrsquohocirctel de la Couronne agrave Pirmasens Il avait fait une chaleur drsquoenfer tout le jour mon pauvre Schim-mel nrsquoen pouvait plus Jrsquoeacutetais en train de lrsquoattacher agrave lrsquoanneau de la porte quand une assez jolie fille les manches retrousseacutees le tablier sur le bras sortit du vestibule et se mit agrave mrsquoexaminer en souriant

laquo Ougrave donc est le pegravere Bleacutesius lui demandai-je

mdash Le pegravere Bleacutesius fit-elle drsquoun air eacutebahi vous revenez sans doute de lrsquoAmeacuterique hellip Il est mort depuis dix ans

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mdash Mort hellip Comment le brave homme est mort Et made-moiselle Charlotte raquo

La jeune fille ne reacutepondit pas elle haussa les eacutepaules et me tourna le dos

Jrsquoentrai dans la grande salle tout meacuteditatif Rien ne me pa-rut changeacute les bancs les chaises les tables eacutetaient toujours agrave leur place le long des murs Le chat blanc de mademoiselle Charlotte les poings fermeacutes sous le ventre et les paupiegraveres de-mi-closes poursuivait son recircve fantastique Les chopes les can-nettes drsquoeacutetain brillaient sur lrsquoeacutetagegravere comme autrefois et lrsquohorloge dans son eacutetui de noyer continuait de battre la ca-dence Mais agrave peine eacutetais-je assis pregraves du grand fourneau de fonte qursquoun chuchotement bizarre me fit tourner la tecircte La nuit envahissait alors la salle et jrsquoaperccedilus derriegravere la porte trois per-sonnages heacuteteacuteroclites accroupis dans lrsquoombre autour drsquoune cannette baveuse ils jouaient au rams un borgne un boiteux un bossu

laquo Singuliegravere rencontre me dis-je Comment diable ces gaillards-lagrave peuvent-ils reconnaicirctre leurs cartes dans une obscu-riteacute pareille Pourquoi cet air meacutelancolique raquo

En ce moment mademoiselle Charlotte entra tenant une chandelle agrave la main

Pauvre Charlotte elle se croyait toujours jeune elle por-tait toujours son petit bonnet de tulle agrave fines dentelles son fichu de soie bleue ses petits souliers agrave hauts talons et ses bas blancs bien tireacutes Elle sautillait toujours et se balanccedilait sur les hanches avec gracircce comme pour dire laquo Heacute heacute voici mademoiselle Charlotte Oh les jolis petits pieds que voilagrave les mains fines les bras dodus heacute heacute heacute raquo

Pauvre Charlotte que de souvenirs enfantins me revinrent en meacutemoire

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Elle deacuteposa sa lumiegravere au milieu des buveurs et me fit une reacuteveacuterence gracieuse deacuteveloppant sa robe en eacuteventail souriant et pirouettant

laquo Mademoiselle Charlotte ne me reconnaissez-vous donc pas raquo mrsquoeacutecriai-je

Elle ouvrit de grands yeux puis elle me reacutepondit en mi-naudant

laquo Vous ecirctes M Theacuteodore Oh je vous avais bien reconnu Venez venez raquo

Et me prenant par la main elle me conduisit dans sa chambre elle ouvrit un secreacutetaire et feuilletant de vieux pa-piers de vieux rubans des bouquets faneacutes de petites images tout agrave coup elle srsquointerrompit et srsquoeacutecria laquo Mon Dieu crsquoest au-jourdrsquohui la Saint-Seacutebalt Ah monsieur Theacuteodore monsieur Theacuteodore vous tombez bien raquo Elle srsquoassit agrave son vieux clavecin et chanta comme jadis du bout des legravevres

Rose de mai pourquoi tarder encore

Agrave revenir

Cette vieille chanson la voix fecircleacutee de Charlotte sa petite bouche rideacutee qursquoelle nrsquoosait plus ouvrir ses petites mains segraveches qursquoelle tapait agrave droitehellip agrave gauchehellip sans mesurehellip ho-chant la tecircte levant les yeux au plafondhellip les freacutemissements meacute-talliques de lrsquoeacutepinettehellip et puis je ne sais quelle odeur de vieux reacuteseacutedahellip drsquoeau de rose tourneacutee au vinaigrehellip Oh horreur deacute-creacutepitude hellip folie Oh patraque abominable frissonnehellip miaulehellip grincehellip cassehellip deacutetraque-toi Que tout sautehellip que tout srsquoen aille au diable hellip Quoi hellip crsquoest lagrave Charlotte hellip elle elle hellip ndash Abomination

Je pris une petite glace et me regardaihellip jrsquoeacutetais bien pacircle laquo Charlotte hellip Charlotte raquo mrsquoeacutecriai-je

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Aussitocirct revenant agrave elle et baissant les yeux drsquoun air pu-dique

laquo Theacuteodore murmura-t-elle mrsquoaimez-vous toujours raquo

Je sentis la chair de poule srsquoeacutetendre tout le long de mon dos ma langue se coller au fond de mon gosier Drsquoun bond je mrsquoeacutelanccedilai vers la porte mais la vieille fille pendue agrave mon eacutepaule srsquoeacutecriait

laquo Oh cherhellip cher cœur ne mrsquoabandonne pashellip ne me livre pas au bossu hellip Bientocirct il va venirhellip il revient tous les anshellip crsquoest aujourdrsquohui son jourhellip eacutecoute raquo

Alors precirctant lrsquooreille jrsquoentendis mon cœur galoper ndash La rue eacutetait silencieuse je soulevai la persienne Lrsquoodeur fraicircche du chegravevrefeuille emplit la petite chambre Une eacutetoile brillait au loin sur la montagnehellip je la fixai longtempshellip une larme obscurcit ma vue et me retournant je vis Charlotte eacutevanouie

laquo Pauvre vieille jeune fille tu seras donc toujours en-fant raquo

Quelques gouttes drsquoeau fraicircche la ranimegraverent et me regar-dant

laquo Oh pardonnez pardonnez monsieur dit-elle je suis follehellip En vous revoyant tant de souvenirs hellip raquo

Et se couvrant la figure drsquoune main elle me fit signe de mrsquoasseoir

Son air raisonnable mrsquoinquieacutetaithellip Enfinhellip que faire

Apregraves un long silence

laquo Monsieur reprit-elle ce nrsquoest donc pas lrsquoamour qui vous ramegravene dans ce pays

mdash Heacute ma chegravere demoiselle lrsquoamour lrsquoamour Sans doutehellip lrsquoamour Jrsquoaime toujours la musiquehellip jrsquoaime toujours

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les fleurs Mais les vieux airshellip les vieilles sonateshellip le vieux reacute-seacutedahellip Que diable

mdash Heacutelas dit-elle en joignant les mains je suis donc con-damneacutee au bossu

mdash De quel bossu parlez-vous Charlotte Est-ce de celui de la salle Vous nrsquoavez qursquoagrave dire un mot et nous le mettrons agrave la porte raquo

Mais hochant la tecircte tristement la pauvre fille parut se re-cueillir et commenccedila cette histoire singuliegravere

laquo Trois messieurs comme il faut M le garde geacuteneacuteral M le notaire et M le juge de paix de Pirmasens me demandegraverent ja-dis en mariage Mon pegravere me disait

laquo Charlotte tu nrsquoas qursquoagrave choisir Tu le vois ce sont de beaux partis raquo

laquo Mais je voulais attendre Jrsquoaimais mieux les voir tous les trois reacuteunis agrave la maison On chantait on riait on causait Toute la ville eacutetait jalouse de moi Oh que les temps sont changeacutes

laquo Un soir ces messieurs eacutetaient reacuteunis sur le banc de pierre devant la porte Il faisait un temps magnifique comme au-jourdrsquohui Le clair de lune remplissait la rue On buvait du vin muscat sous le chegravevrefeuille Et moi assise devant mon clave-cin entre deux beaux candeacutelabres je chantais laquo Rose de mai raquo Vers dix heures on entendit un cheval descendre la rue il marchait clopin clopant et toute la socieacuteteacute se disait laquo Quel bruit eacutetrange raquo Mais comme on avait beaucoup bu chanteacute danseacute la joie donnait du courage et ces messieurs riaient de la peur des dames On vit bientocirct srsquoavancer dans lrsquoombre un grand gaillard agrave cheval il portait un immense feutre agrave plumes un ha-bit vert son nez eacutetait long sa barbe jaune enfin il eacutetait borgne boiteux et bossu

ndash 160 ndash

laquo Vous pensez monsieur Theacuteodore combien tous ces mes-sieurs srsquoeacutegayegraverent agrave ses deacutepens mes amoureux surtout chacun lui lanccedilait un quolibet mais lui ne reacutepondait rien

laquo Arriveacute devant lrsquohocirctel il srsquoarrecircta et nous vicircmes alors qursquoil vendait des horloges de Nuremberg il en avait beaucoup de pe-tites et de moyennes suspendues agrave des ficelles qui lui passaient sur les eacutepaules mais ce qui me frappa le plus ce fut une grande horloge poseacutee devant lui sur la selle le cadran de faiumlence tourneacute vers nous et surmonteacute drsquoune belle peinture repreacutesentant un coq rouge qui tournait leacutegegraverement la tecircte et levait la patte

laquo Tout agrave coup le ressort de cette horloge partit et lrsquoaiguille tourna comme la foudre avec un cliquetis inteacuterieur terrible Le marchand fixa tour agrave tour ses yeux gris sur le garde geacuteneacuteral que je preacutefeacuterais sur le notaire que jrsquoaurais pris ensuite et sur le juge de paix que jrsquoestimais beaucoup Pendant qursquoil les regardait ces messieurs sentirent un frisson leur parcourir tout le corps En-fin quand il eut fini cette inspection il se prit agrave rire tout bas et poursuivit sa route au milieu du silence geacuteneacuteral

laquo Il me semble encore le voir srsquoeacuteloigner le nez en lrsquoair et frappant son cheval qui nrsquoen allait pas plus vite

laquo Quelques jours apregraves le garde geacuteneacuteral se cassa la jambe puis le notaire perdit un œil et le juge de paix se courba lente-ment lentement Aucun meacutedecin ne connaicirct de remegravede agrave sa ma-ladie il a beau mettre des corsets de fer sa bosse grossit tous les jours raquo

Ici Charlotte se prit agrave verser quelques larmes puis elle con-tinua

laquo Naturellement les amoureux eurent peur de moi tout le monde quitta notre hocirctel plus une acircme de loin en loin un voyageur

mdash Pourtant lui dis-je jrsquoai remarqueacute chez vous ces trois malheureux infirmes ils ne vous ont pas quitteacutee

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mdash Crsquoest vrai dit-elle mais personne nrsquoa voulu drsquoeux et puis je les fais souffrir sans le vouloir Crsquoest plus fort que moi jrsquoeacuteprouve lrsquoenvie de rire avec le borgne de chanter avec le bossu qui nrsquoa plus qursquoun souffle et de danser avec le boiteux Quel malheur quel malheur hellip

mdash Ah ccedila mrsquoeacutecriai-je vous ecirctes donc folle

mdash Chut fit-elle tandis que sa figure se deacutecomposait drsquoune maniegravere horrible chut le voici raquo

Elle avait les yeux eacutecarquilleacutes et mrsquoindiquait la fenecirctre avec terreur

En ce moment la nuit eacutetait noire comme un four Cepen-dant derriegravere les vitres closes je distinguai vaguement la sil-houette drsquoun cheval et jrsquoentendis un hennissement sourd

laquo Calmez-vous Charlotte calmez-vous crsquoest une becircte eacutechappeacutee qui broute le chegravevrefeuille raquo

Mais au mecircme instant la fenecirctre srsquoouvrit comme par lrsquoeffet drsquoun coup de vent une longue tecircte sarcastique surmonteacutee drsquoun immense chapeau pointu se pencha dans la chambre et se prit agrave rire silencieusement tandis qursquoun bruit drsquohorloges deacutetraqueacutees sifflait dans lrsquoair Ses yeux se fixegraverent drsquoabord sur moi ensuite sur Charlotte pacircle comme la mort puis la fenecirctre se referma brusquement

laquo Oh pourquoi suis-je revenu dans cette bicoque mrsquoeacutecriai-je avec deacutesespoir raquo

Et je voulus mrsquoarracher les cheveux mais pour la pre-miegravere fois de ma vie je dus convenir que jrsquoeacutetais chauve

Charlotte folle de terreur piaffait sur son clavecin au ha-sard et chantait drsquoune voix perccedilante laquo Rose de mai hellip Rose de mai hellip raquo Crsquoeacutetait eacutepouvantable

ndash 162 ndash

Je mrsquoenfuis dans la grande salle ndash La chandelle allait srsquoeacuteteindre et reacutepandait une odeur acirccre qui me prit agrave la gorge Le bossu le borgne et le boiteux eacutetaient toujours agrave la mecircme place seulement ils ne jouaient plus accoudeacutes sur la table et le men-ton dans les mains ils pleuraient meacutelancoliquement dans leurs chopes vides

Cinq minutes apregraves je remontais agrave cheval et je partais agrave bride abattue

laquo Rose de mai hellip rose de mai hellip raquo reacutepeacutetait Charlotte

Heacutelas vieille charrette qui crie va loinhellip Que le Seigneur Dieu la conduise hellip

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LE CHANT DE LA TONNE

Lrsquoautre soir entre dix et onze heures jrsquoeacutetais assis au fond de la taverne des Escargots agrave Nuremberg je contemplais dans une douce quieacutetude la foule qui srsquoagitait sous les poutres basses de la salle le long des tables de checircne et je me sentais heureux drsquoecirctre au monde

Oh les bonnes figures aligneacutees grosses grasses ver-meilles rieuses graves moqueuses contentes recircveuses amou-reuses clignant de lrsquoœil levant le coude bacircillant ronflant se treacutemoussant les jambes allongeacutees le chapeau sur lrsquooreille le tricorne sur la nuquehellip Oh la joyeuse perspective

La salle entonnait lrsquohymne des Brigands laquo Je suis le roi de ces montagnes hellip raquo Toutes les voix se confondaient dans une immense harmonie Il nrsquoy avait pas jusqursquoau petit Christian Schmitt que son pegravere tenait entre ses genoux qui ne ficirct sa par-tie de soprano drsquoune maniegravere satisfaisante

Moi je hochais la tecircte je frappais du pied je fredonnais tantocirct avec lrsquoun tantocirct avec lrsquoautre je marquais la mesure et naturellement je mrsquoattribuais tout le succegraves de la chose

En ce moment mes yeux se tournegraverent par hasard du cocircteacute de Seacutebalt Brauer le tavernier assis derriegravere son comptoir Crsquoeacutetait lrsquoheure ougrave Brauer commence agrave faire ses grimaces sa joue gauche se relegraveve son œil droit se ferme il parle agrave voix

ndash 164 ndash

basse et retourne sans cesse son bonnet de coton sur sa ti-gnasse eacutebouriffeacutee Seacutebalt me regardait aussi

laquo Heacute fit-il en levant un doigt drsquoun air mysteacuterieux tu lrsquoen-tends Theacuteodore

mdash Qui cela demandai-je

mdash Parbleu mon braumberg qui chante

mdash Oh ecirctre naiumlf mrsquoeacutecriai-je esprit essentiellement meacuteta-physique et deacutepourvu de tout sens positif Comment peux-tu supposer que le vin chante Encore si tu disais que les ivrognes chantent agrave la bonne heure cela serait intelligible mais le vinhellip heacute heacute heacute vraiment Seacutebalt ce sont lagrave des ideacutees ridicules pour ne pas dire illogiques raquo

Mais Seacutebalt ne mrsquoeacutecoutait plus il allait agrave droite agrave gauche son tablier de cuir retourneacute sur la hanche une de ses bretelles deacutefaite servant les buveurs et renversant sur les gens la moitieacute de ses cruches avec calme et digniteacute

La grosse Orchel reprit alors sa place au comptoir en exha-lant un soupir les six quinquets se mirent agrave danser la ronde au plafond et comme jrsquoexaminais depuis un quart drsquoheure ce cu-rieux pheacutenomegravene sans pouvoir mrsquoen rendre compte tout agrave coup Brauer treacutebucha contre mon eacutepaule en criant laquo Theacuteodore le baril est vide viens-tu le remplir agrave la cave Tu verras des choses eacutetranges raquo

Je savais que Brauer possegravede la plus belle cave de Nurem-berg apregraves celle du grand-duc la cave de lrsquoantique cloicirctre des Beacuteneacutedictins Aussi jugez de mon enthousiasme Seacutebalt tenait deacutejagrave la chandelle allumeacutee Nous sorticircmes bras dessus bras des-sous faisant retentir nos sabots sur le plancher allongeant le bras et hurlant le nez en lrsquoair laquo Je suis le roi de ces mon-tagnes raquo

Tout le monde riait autour de nous et lrsquoon disait

ndash 165 ndash

laquo Ah les gueux hellip ah les gueux hellip sont-ils contents hellip ah hellip ah hellip ah raquo

Mais quand nous fucircmes dans la rue des Escargots le calme nous revint La nuit eacutetait humide les vieilles masures deacutecreacutepites se precirctaient lrsquoeacutepaule au-dessus de nous la lune brumeuse lais-sait tomber de sa quenouille un fil drsquoargent qui serpentait en zigzag dans la rigole sombre et tout au loin un chat battait sa femme qui pleurait et geacutemissait agrave vous fendre lrsquoacircme

laquo Brrr raquo fit Seacutebalt en grelottant jrsquoai froid

En mecircme temps il souleva la lourde trappe appliqueacutee obli-quement contre le mur et descendit

Je le suivais lentement Lrsquoescalier nrsquoen finissait pas Les ombres srsquoallongeaienthellip srsquoallongeaient agrave perte de vue derriegravere nous plusieurs fois je me retournai tout surpris Je remarquais lrsquoeacutenorme carrure de Brauer son cou brun couvert de petits che-veux friseacutes jusqursquoau milieu des eacutepaules drsquoeacutetranges ideacutees me traversaient lrsquoesprit il me semblait voir le fregravere sommelier des Beacuteneacutedictins allant rendre visite agrave la bibliothegraveque du cloicirctre Moi-mecircme je me prenais pour un de ces antiques personnages et je passais la main sur ma poitrine pensant y trouver une barbe veacuteneacuterable Au bas de lrsquoescalier une niche pratiqueacutee dans lrsquoeacutepaisseur du mur me rappela vaguement la statuette de la Vierge ougrave brucirclait jadis le cierge eacuteternel

Tout saisi presque eacutepouvanteacute jrsquoallais communiquer mes doutes agrave Seacutebalt quand une eacutenorme porte en cœur de checircne bardeacutee de clous agrave large tecircte plate se dressa devant nous Le ta-vernier la poussant drsquoune main vigoureuse srsquoeacutecria

laquo Nous y sommes camarade raquo

Et sa voix roulant au milieu des teacutenegravebres alla se perdre in-sensiblement dans les profondeurs lointaines du souterrain Jrsquoen reccedilus une impression singuliegravere

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Nous entracircmes drsquoun air grave et recueilli

Jrsquoai visiteacute dans ma vie bien des caves ceacutelegravebres depuis celle de notre glorieux souverain Yeacuteri-Peter jusqursquoaux caveaux de lrsquohocirctel de ville de Brecircme ougrave se conserve le fameux vin de Ro-senwein dont les bourgeois de la bonne ville libre envoyaient tous les ans au vieux Goethe une bouteille pour le jour de sa fecircte jrsquoen ai vu de plus vastes et de plus riches en grands vins que celle de mon ami Seacutebalt Brauer mais la veacuteriteacute me force agrave dire que je nrsquoen ai jamais rencontreacute drsquoaussi saines et drsquoaussi bien tenues

Sous une voucircte haute de trente pieds et longue de plus de cent megravetres construite en larges pierres de taille les tonneaux rangeacutes sur deux lignes parallegraveles avaient un air respectable qui faisait vraiment plaisir agrave voir et derriegravere chaque foudre une pancarte suspendue au mur indiquait le cru lrsquoanneacutee le jour et le temps de la vendange la cuveacutee premiegravere ou seconde enfin tous les titres de noblesse du suc geacuteneacutereux enfermeacute sous les longues douves cercleacutees de fer

Nous marchions drsquoun pas lent solennel

laquo Voici du braumberg dit le tavernier en eacuteclairant un foudre colossal crsquoest mon vin ordinaire Eacutecoute comme il srsquoen donne lagrave haut

laquo Crsquoest pour moi que lrsquoavare empile Eacutecus drsquoor aux jaunes reflets Crsquoest pour moi que mucircrit la fille Sous le chaume et dans les palais raquo

mdash Ah le bandit comme il retrousse ses moustaches blondes raquo

Ainsi parlait Brauer et nous avancions toujours

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laquo Halte srsquoeacutecria-t-il nous voilagrave devant le steinberg de 1822 Fameuse anneacutee Goucircte-moi ccedila raquo

Il deacuteposa sa chandelle agrave terre prit sur la bonde un verre de Bohecircme au calice eacutevaseacute agrave la jambe grecircle au pied mince et tourna le robinet Un filet drsquoor remplit la coupe Avant de me lrsquooffrir Brauer lrsquoeacuteleva lentement pour en montrer la belle cou-leur drsquoambre blond Puis il le passa sous son nez crochu

laquo Quel bouquet dit-il quel parfum Ah crsquoest la fantaisie pure crsquoest le recircve de Freyschuumltz raquo

Je bushellip Toutes les fibres de mon cerveau srsquoeacutelectrisegraverent jrsquoeus de vagues eacuteblouissements

laquo Eh bien raquo fit Seacutebalt

Pour toute reacuteponse je me mis agrave fredonner

Chasseur diligent etc raquo

Et les eacutechos srsquoeacuteveillaient au loin ils sortaient la tecircte du mi-lieu des ombres et chantaient avec moi Crsquoeacutetait magnifique

laquo Tu ne chantais pas tout agrave lrsquoheure raquo dit Seacutebalt avec un sourire eacutetrange

Cette reacuteflexion me fit reacutefleacutechir et mrsquoarrecirctant tout court je mrsquoeacutecriai

laquo Tu crois donc que le vin chante raquo

Mais lui ne parut pas faire attention agrave mes paroles il eacutetait devenu grave

Nous poursuivicircmes nos peacutereacutegrinations souterraines Les vieux foudres semblaient nous attendre avec respect Nos re-gards srsquoanimaient Brauer buvait aussi

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laquo Ah ah dit-il voici lrsquoopeacutera de la Flucircte enchanteacutee Il faut que tu sois bien de mes amis pour que je trsquoen joue un air de ce-lui-lagravehellip diable hellip du johannisberg de lrsquoan XI

Un filet imperceptible siffla dans la coupe le verre fut rem-pli Jrsquoen humai jusqursquoagrave la derniegravere goutte avec recueillement Brauer me regardait dans le blanc des yeux les mains croiseacutees sur le dos il avait lrsquoair drsquoenvier mon bonheur

Moi lrsquoacircme du vieux vin cette acircme plus vivante que notre acircme cette acircme des Mozart des Gluck des Weber des Theacuteodore Hoffman envahissait mon ecirctre et me faisait dresser les cheveux sur la tecircte

laquo Oh mrsquoeacutecriai-je souffle divin oh musique enchante-resse Non jamais jamais mortel ne srsquoest eacuteleveacute plus haut que moi dans les sphegraveres invisibles raquo

Je lorgnais du coin de lrsquoœil le robinet meacutelodieux mais Brauer ne crut pas devoir mrsquoen jouer une seconde ariette

laquo Bon fit-il quand on srsquoouvre la veine il est agreacuteable de voir que crsquoest pour un digne appreacuteciateur pour un veacuteritable ar-tiste Tu nrsquoes pas comme notre bourgmestre Kalb qui voulait se gargariser la panse drsquoun deuxiegraveme et mecircme drsquoun troisiegraveme verre avant de se prononcer Animal je lrsquoai mis rudement agrave la porte raquo

Nous passacircmes alors en revue le steinberg le hattenheim le hohheim le markobrunner le rudesheim tous vins exquis chaleureux et chose bizarre agrave chaque vin nouveau un nouvel air me passait par la tecircte je le fredonnais involontairement la penseacutee de Seacutebalt devenait de plus en plus lucide pour moi je compris qursquoil voulait me donner une leccedilon expeacuterimentale du plus grand problegraveme des temps modernes

laquo Brauer lui dis-je crois-tu donc seacuterieusement que lrsquohomme ne soit que lrsquoinstrument passif de la bouteille un cor de chasse une flucircte un cornet agrave piston que lrsquoesprit de la tonne

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embouche et dont il tire telle musique qursquoil lui plaicirct Que de-viendraient la liberteacute la loi morale la raison individuelle et so-ciale si ce fait eacutetait vrai Nous ne serions plus que de veacuteritables entonnoirs des sortes de meacutecaniques sans conscience ni digni-teacute Lrsquoempereur Venceslas le plus grand ivrogne qursquoon ait ja-mais vu aurait donc seul compris le sens de la destineacutee hu-maine Il faudrait donc le placer au-dessus de Solon de Ly-curgue et des sept sages de la Gregravece

mdash Non seulement je le crois dit Brauer mais jrsquoen suis sucircr Ces imbeacuteciles qui hurlent lagrave-haut srsquoimaginent chanter drsquoeux-mecircmes Eh bien crsquoest moi qui choisis dans ma cave lrsquoair qursquoil me plaicirct drsquoentendre chaque tonne chaque foudre a son air favori lrsquoun est triste lrsquoautre gai lrsquoautre grave ou meacutelancolique Tu vas en juger Theacuteodore je veux faire pour toi le sacrifice drsquoun tonne-let de hohheim crsquoest un vin tendre le braumberg doit ecirctre eacutepuiseacute car on fait un tapage du diable agrave la taverne Nous allons tourner les acircmes au sentiment raquo

Alors au lieu de remplir son baril de braumberg il le mit sous le robinet du hohheim puis avec une adresse surprenante il le placcedila sur son eacutepaule et nous remontacircmes

La taverne eacutetait en combustion le chant des Brigands deacute-geacuteneacuterait en scandale

laquo Oh srsquoeacutecria la femme de Seacutebalt que tu mrsquoas fait attendre toutes les bouteilles sont vides depuis un quart drsquoheure Eacutecoute ce tapage ils vont tout briser raquo

En effet un roulement de bouteilles eacutebranlait les tables

laquo Du vin du vin raquo

Le tavernier deacuteposa son baril sur le comptoir et remplit les bouteilles sa femme avait agrave peine le temps de servir les hur-lements redoublaient

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Moi je venais de reprendre ma place et je regardais ce tu-multe en fredonnant tour agrave tour des motifs de la Flucircte enchan-teacutee du Freyschuumltz de Don Juan drsquoObeacuteron que sais-je de cin-quante opeacuteras que jrsquoavais oublieacutes depuis longtemps ou que mecircme je nrsquoavais jamais su Jeunesse amour poeacutesie bonheur de la famille espeacuterances sans bornes tout renaissait dans mon cœur je riais je ne me posseacutedais plus

Tout agrave coup un calme profond srsquoeacutetablit lrsquoair des Brigands cessa comme par enchantement et Julia Weber la fille du meacute-neacutetrier se mit agrave chanter lrsquoair si doux si tendre de la Fillette de Freacutedeacuteric Barberousse

laquo mdash Fillette sur la plaine blanche Ougrave vas-tu de si grand matin mdash Je vais ceacuteleacutebrer le dimanche Seigneur au village lointainhellip Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle

Toute la salle eacutecoutait la jeune fille dans un religieux si-lence et quand elle fut au refrain toutes ces grosses faces char-nues se mirent agrave fredonner en sourdine

laquo Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle raquo

Ce fut un veacuteritable coup de theacuteacirctre

laquo Eh bien dit Brauer en se penchant agrave mon oreille qui est-ce qui chante

mdash Crsquoest la tonne de hohheim raquo reacutepondis-je agrave voix basse en eacutecoutant le chant de la jeune fille qui recommenccedilait ce chant monotone doux suave ce chant du bon vieux temps

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Ocirc nobles coteaux de la Gironde de la Bourgogne du Rheingauhellip et vous ardents vignobles de lrsquoEspagne et de lrsquoItalie Madegravere Marsalla Porto Xeacuteregraves Lacryma-Christihellip et toi Tokai geacuteneacutereux hongrois je vous connais maintenant ndash Vous ecirctes lrsquoacircme des temps passeacuteshellip des geacuteneacuterations eacuteteintes hellip ndash Bonne chance je vous souhaite ndash Puissiez-vous fleurir et prospeacuterer eacuteternellement hellip

mdash Et vous bons vins captifs sous les cercles de fer ou drsquoosier vous attendez avec impatience lrsquoheureux instant de pas-ser dans nos veines de faire battre nos cœurs de revivre en nous hellip ndash Eh bien vous nrsquoattendrez pas longtemps je jure de vous deacutelivrer de vous faire chanter et rire autant que lrsquoEcirctre des ecirctres voudra bien me confier cette noble mission sur la terre hellip ndash Mais quand je ne serai plus quand mes os auront reverdi et se dresseront en ceps noueux sur le coteau quand mon sang bouillonnera en gouttelettes vermeilles dans les grappes mucircries et qursquoil srsquoeacutepanchera du pressoir en flots limpideshellip Alors jeunes gens agrave votre tour de me deacutelivrer Laissez-moi revivre en vous faire votre force votre joie votre courage comme les ancecirctres font le mien aujourdrsquohuihellip crsquoest tout ce que je vous demande ndash Et ce faisant nous accomplirons chacun agrave notre tour le preacute-cepte sublime Aimez-vous les uns les autres dans les siegravecles des siegravecles Amen

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LE COQUILLAGE

DE LrsquoONCLE BERNARD

Lrsquooncle Bernard avait un grand coquillage sur sa commode Un coquillage aux legravevres roses nrsquoest pas commun dans les forecircts du Hundsruck agrave cent cinquante lieues de la mer Daniel Rich-ter ancien soldat de marine avait rapporteacute celui-ci de lrsquoOceacutean comme une marque eacuteternelle de ses voyages

Qursquoon se figure avec quelle admiration nous autres enfants du village nous contemplions cet objet merveilleux Chaque fois que lrsquooncle sortait faire ses visites nous entrions dans la biblio-thegraveque et le bonnet de coton sur la nuque les mains dans les fentes de notre petite blouse bleue le nez contre la plaque de marbre nous regardions lrsquoescargot drsquoAmeacuterique comme lrsquoappelait la vieille servante Greacutedel

Ludwig disait qursquoil devait vivre dans les haies Kasper qursquoil devait nager dans les riviegraveres mais aucun ne savait au juste ce qursquoil en eacutetait

Or un jour lrsquooncle Bernard nous trouvant agrave discuter ainsi se mit agrave sourire Il deacuteposa son tricorne sur la table prit le co-quillage entre ses mains et srsquoasseyant dans son fauteuil

laquo Eacutecoutez un peu ce qui se passe lagrave-dedans raquo dit-il

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Aussitocirct chacun appliqua son oreille agrave la coquille et nous entendicircmes un grand bruit une plainte un murmure comme un coup de vent bien loin au fond des bois Et tous nous nous regardions lrsquoun lrsquoautre eacutemerveilleacutes

laquo Que pensez-vous de cela raquo demanda lrsquooncle mais per-sonne ne sut que lui reacutepondre

Alors il nous dit drsquoun ton grave

laquo Enfants cette grande voix qui bourdonne crsquoest le bruit du sang qui coule dans votre tecircte dans vos bras dans votre cœur et dans tous vos membres Il coule ici comme de petites sources vives lagrave comme des torrents ailleurs comme des ri-viegraveres et de grands fleuves Il baigne tout votre corps agrave lrsquointeacuterieur afin que tout puisse y vivre y grandir et y prospeacuterer depuis la pointe de vos cheveux jusqursquoagrave la plante de vos pieds

laquo Maintenant pour vous faire comprendre pourquoi vous entendez ces bruits au fond du coquillage il faut vous expliquer une chose Vous connaissez lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse qui vous renvoie votre cri quand vous criez votre chant quand vous chantez et le son de votre corne lorsque vous ramenez vos chegravevres de lrsquoAltenberg le soir Eh bien ce coquillage est un eacutecho semblable agrave celui de la Roche-Creuse seulement lorsque vous lrsquoapprochez de votre oreille crsquoest le bruit de ce qui se passe en vous qursquoil vous renvoie et ce bruit ressemble agrave toutes les voix du ciel et de la terre car chacun de nous est un petit monde celui qui pourrait voir la centiegraveme partie des merveilles qui srsquoaccomplissent dans sa tecircte durant une seconde pour le faire vivre et penser et dont il nrsquoentend que le murmure au fond de la coquille celui-lagrave tomberait agrave genoux et pleurerait longtemps en remerciant Dieu de ses bonteacutes infinies

laquo Plus tard quand vous serez devenus des hommes vous comprendrez mieux mes paroles et vous reconnaicirctrez que jrsquoavais raison

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laquo Mais en attendant mes chers amis veillez bien sur votre acircme conservez-la sans tache crsquoest elle qui vous fait vivre le Seigneur lrsquoa mise dans votre tecircte pour eacuteclairer votre petit monde comme il a mis son soleil au ciel pour eacuteclairer et reacute-chauffer lrsquounivers

laquo Vous saurez mes enfants qursquoil y a dans ce monde des pays ougrave le soleil ne luit pour ainsi dire jamais Ces pays-lagrave sont bien tristes Les hommes ne peuvent pas y rester on nrsquoy voit point de fleurs point drsquoarbres point de fruits point drsquooiseaux rien que de la glace et de la neige tout y est mort Voilagrave ce qui vous arriverait si vous laissiez obscurcir votre acircme votre petit monde vivrait dans les teacutenegravebres et dans la tristesse vous seriez bien malheureux

laquo Eacutevitez donc avec soin ce qui peut troubler votre acircme la paresse la gourmandise la deacutesobeacuteissance et surtout le men-songe toutes ces vilaines choses sont comme des vapeurs ve-nues drsquoen bas et qui finissent par couvrir la lumiegravere que le Sei-gneur a mise en nous

laquo Si vous tenez votre acircme au-dessus de ces nuages elle brillera toujours comme un beau soleil et vous serez heureux raquo

Ainsi parla lrsquooncle Bernard et chacun eacutecouta de nouveau se promettant agrave lui-mecircme de suivre ses bons conseils et de ne pas laisser les vapeurs drsquoen bas obscurcir son acircme

Combien de fois depuis nrsquoai-je pas tendu lrsquooreille aux bourdonnements du coquillage Chaque soir aux beaux jours de lrsquoautomne en rentrant de la pacircture je le prenais sur mes ge-noux et la joue contre son eacutemail rose jrsquoeacutecoutais avec recueille-ment Je me repreacutesentais les merveilles dont nous avait parleacute lrsquooncle Bernard et je pensais Si lrsquoon pouvait voir ces choses par un petit trou crsquoest ccedila qui doit ecirctre beau

Mais ce qui mrsquoeacutetonnait encore plus que tout le reste crsquoest qursquoagrave force drsquoeacutecouter il me semblait distinguer au milieu du

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bourdonnement du coquillage lrsquoeacutecho de toutes mes penseacutees les unes douces et tendres les autres joyeuses elles chantaient comme les meacutesanges et les fauvettes au retour du printemps et cela me ravissait Je serais resteacute lagrave des heures entiegraveres les yeux eacutecarquilleacutes la bouche entrrsquoouverte respirant agrave peine pour mieux entendre si notre vieille Greacutedel ne mrsquoavait crieacute

laquo Fritzel agrave quoi penses-tu donc Ocircte un peu cet escargot de ton oreille et mets la nappe voici M le docteur qui rentre raquo

Alors je deacuteposais le coquillage sur la commode en soupi-rant je mettais le couvert de lrsquooncle et le mien au bout de la table je prenais la grande carafe et jrsquoallais chercher de lrsquoeau agrave la fontaine

Pourtant un jour la coquille de lrsquooncle Bernard me rendit des sons moins agreacuteables sa musique devint seacutevegravere et me causa la plus grande frayeur Crsquoest qursquoaussi je nrsquoavais pas lieu drsquoecirctre content de moi des nuages sombres obscurcissaient mon acircme crsquoeacutetait ma faute ma tregraves grande faute Mais il faut que je vous raconte cela depuis le commencement Voici comment les choses srsquoeacutetaient passeacutees

Ludwig et moi dans lrsquoapregraves-midi de ce jour nous eacutetions agrave garder nos chegravevres sur le plateau de lrsquoAltenberg nous tressions la corde de notre fouet nous sifflions nous ne pensions agrave rien

Les chegravevres grimpaient agrave la pointe des rochers allongeant le cou la barbe en pointe sur le ciel bleu Notre vieux chien Bockel tout eacutedenteacute sommeillait sa longue tecircte de loup entre les pattes

Nous eacutetions lagrave coucheacutes agrave lrsquoombre drsquoun bouquet de sapi-neaux quand tout agrave coup Ludwig eacutetendit son fouet vers le ravin et me dit

laquo Regarde lagrave-bas au bord de la grande roche sur ce vieux hecirctre je connais un nid de merles raquo

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Alors je regardai et je vis le vieux merle qui voltigeait de branche en branche car il savait deacutejagrave que nous le regardions

Mille fois lrsquooncle Bernard mrsquoavait deacutefendu de deacutenicher des oiseaux et puis le nid eacutetait au-dessus du preacutecipice dans la fourche drsquoune grande branche moisie Longtemps longtemps je regardai cela tout recircveur Ludwig me disait

laquo Il y a des jeunes ce matin en allant cueillir des mucircres dans les ronces je les ai bien entendus demander la becqueacutee demain ils srsquoenvoleront car ils doivent avoir des plumes raquo

Je ne disais toujours rien mais le diable me poussait Agrave la fin je me levai je mrsquoapprochai de lrsquoarbre au milieu des bruyegraveres et jrsquoessayai de lrsquoembrasser il eacutetait trop gros Malheu-reusement pregraves de lagrave poussait un hecirctre plus petit et tout vert Je grimpai dessus et le faisant pencher jrsquoattrapai la premiegravere branche de lrsquoautre

Je montai Les deux merles poussaient des cris plaintifs et tourbillonnaient dans les feuilles Je ne les eacutecoutais pas Je me mis agrave cheval sur la branche moisie pour mrsquoapprocher du nid que je voyais tregraves bien il y avait trois petits et un œuf cela me donnait du courage Les petits allongeaient le cou leur gros bec jaune ouvert jusqursquoau fond du gosier et je croyais deacutejagrave les tenir Mais comme jrsquoavanccedilais les jambes pendantes et les mains en avant tout agrave coup la branche cassa comme du verre et je nrsquoeus que le temps de crier mdash Ah mon Dieu ndash Je tournai deux fois et je tombai sur la grosse branche au-dessous ougrave je me cram-ponnai drsquoune force terrible Tout lrsquoarbre tremblait jusqursquoagrave la ra-cine et lrsquoautre branche descendait en raclant les rochers avec un bruit qui me faisait dresser les cheveux sur la tecircte je la re-gardai malgreacute moi jusqursquoau fond du ravin elle bouillonna dans le torrent et srsquoen alla tournoyant au milieu de lrsquoeacutecume jusqursquoau grand entonnoir ougrave je ne la vis plushellip

Alors je remontai doucement au tronc les genoux bien ser-reacutes demandant pardon agrave Dieu et je me laissai glisser tout pacircle

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dans les bruyegraveres Les deux vieux merles voltigeaient encore au-tour de moi jetant des cris lamentables Ludwig srsquoeacutetait sauveacute mais comme il descendait le sentier de lrsquoAltenberg tournant la tecircte par hasard il me vit sain et sauf et revint en criant tout es-souffleacute

laquo Te voilagrave hellip Tu nrsquoes pas tombeacute de la roche

mdash Oui lui dis-je sans presque pouvoir remuer la langue me voilagravehellip le bon Dieu mrsquoa sauveacute Mais allons-nous-enhellip allons-nous-enhellip jrsquoai peur raquo

Il eacutetait bien sept heures du soir le soleil rouge se couchait entre les sapins jrsquoen avais assez ce jour-lagrave de garder les chegravevres Le chien ramena notre troupeau qui se mit agrave descendre le sen-tier dans la poussiegravere jusqursquoagrave Hirschland Ni Ludwig ni moi nous ne soufflions joyeusement dans notre corne comme les autres soirs pour entendre lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse nous reacute-pondre

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La peur nous avait saisis et mes jambes tremblaient encore

Une fois au village pendant que les chegravevres srsquoen allaient agrave droite agrave gauche becirclant agrave toutes les portes drsquoeacutetables je dis agrave Ludwig

laquo Tu ne raconteras rien

mdash Sois tranquille raquo

Et je rentrai chez lrsquooncle Bernard Il eacutetait alleacute dans la haute montagne voir un vieux bucirccheron malade Greacutedel venait de dresser la table Quand lrsquooncle nrsquoeacutetait pas de retour sur les huit heures du soir nous soupions seuls ensemble Crsquoest ce que nous ficircmes comme drsquohabitude Puis Greacutedel ocircta les couverts et lava la vaisselle dans la cuisine Moi jrsquoentrai dans notre bibliothegraveque et je pris le coquillage non sans inquieacutetude Dieu du ciel comme il bourdonnait Comme jrsquoentendais les torrents et les ri-viegraveres mugir et comme au milieu de tout cela les cris plaintifs des vieux merles le bruit de la branche qui raclait les rochers et le freacutemissement de lrsquoarbre srsquoentendaient Et comme je me re-preacutesentais les pauvres petits oiseaux eacutecraseacutes sur une pierre ndash crsquoeacutetait terriblehellip terrible

Je me sauvai dans ma petite chambre au-dessus de la grange et je me couchai mais le sommeil ne venait pas la peur me tenait toujours

Vers dix heures jrsquoentendis lrsquooncle arriver en trottant dans le silence de la nuit Il fit halte agrave notre porte et conduisit son cheval agrave lrsquoeacutecurie puis il entra Je lrsquoentendis ouvrir lrsquoarmoire de la cuisine et manger un morceau sur le pouce selon son habi-tude quand il rentrait tard

laquo Srsquoil savait ce que jrsquoai fait raquo me disais-je en moi-mecircme

Agrave la fin il se coucha Moi jrsquoavais beau me tourner me re-tourner mon agitation eacutetait trop grande pour dormir je me re-preacutesentais mon acircme noire comme de lrsquoencre jrsquoaurais voulu

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pleurer Vers minuit mon deacutesespoir devint si grand que jrsquoaimai mieux tout avouer Je me levai je descendis en chemise et jrsquoentrai dans la chambre agrave coucher de lrsquooncle Bernard qui dor-mait une veilleuse sur la table

Je mrsquoagenouillai devant son lit Lui srsquoeacuteveillant en sursaut se leva sur le coude et me regarda tout eacutetonneacute

laquo Crsquoest toi Fritzel me dit-il que fais-tu donc lagrave mon en-fant

mdash Oncle Bernard mrsquoeacutecriai-je en sanglotant pardonnez-moi jrsquoai peacutecheacute contre le ciel et contre vous

mdash Qursquoas-tu donc fait dit-il tout attendri

mdash Jrsquoai grimpeacute sur un hecirctre de lrsquoAltenberg pour deacutenicher des merles et la branche srsquoest casseacutee

mdash Casseacutee Oh mon Dieu hellip

mdash Oui et le Seigneur mrsquoa sauveacute en permettant que je mrsquoaccroche agrave une autre branche Maintenant les vieux merles me redemandent leurs petits ils volent autour de moi ils mrsquoempecircchent de dormir raquo

Lrsquooncle se tut longtemps Je pleurais agrave chaudes larmes

laquo Oncle mrsquoeacutecriai-je encore ce soir jrsquoai bien eacutecouteacute dans la coquille tout est casseacute tout est bouleverseacute jamais on ne pourra tout raccommoder raquo

Alors il me prit le bras et dit au bout drsquoun instant drsquoune voix solennelle

laquo Je te pardonne hellip Calme-toihellip Mais que cela te serve de leccedilon Songe au chagrin que jrsquoaurais eu si lrsquoon trsquoavait rapporteacute mort dans cette maison Eh bien le pauvre pegravere et la pauvre megravere des petits merles sont aussi deacutesoleacutes que je lrsquoaurais eacuteteacute moi-

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mecircme Ils redemandent leurs enfants Tu nrsquoas pas songeacute agrave ce-lahellip Puisque tu te repens il faut bien que je te pardonne raquo

En mecircme temps il se leva me fit prendre un verre drsquoeau sucreacutee et me dit

laquo Va-trsquoen dormirhellip les pauvres vieux ne trsquoinquieacuteteront plushellip Dieu te pardonne agrave cause de ton chagrinhellip Tu dormiras maintenant Mais agrave partir de demain tu ne garderas plus les chegravevres un garccedilon de ton acircge doit aller agrave lrsquoeacutecole raquo

Je remontai donc dans ma chambre plus tranquille et je mrsquoendormis heureusement

Le lendemain lrsquooncle Bernard me conduisit lui-mecircme chez notre vieil instituteur Tobie Veyrius Pour dire la veacuteriteacute cela me parut dur les premiers jours de rester enfermeacute dans une chambre du matin au soir sans oser remuer oui cela me parut bien dur je regrettais le grand air mais on nrsquoarrive agrave rien ici-bas sans se donner beaucoup de peine Et puis le travail finit par devenir une douce habitude crsquoest mecircme tout bien consideacutereacute la plus pure et la plus solide de nos jouissances Par le travail seul on devient un homme et lrsquoon se rend utile agrave ses semblables

Aujourdrsquohui lrsquooncle Bernard est bien vieux il passe son temps assis dans le grand fauteuil derriegravere le poecircle en hiver et lrsquoeacuteteacute sur le banc de pierre devant la maison agrave lrsquoombre de la vigne qui couvre la faccedilade Moi je suis meacutedecinhellip Je le rem-place Le matin au petit jour je monte agrave cheval et je ne rentre que le soir harasseacute de fatigue Crsquoest une existence peacutenible sur-tout agrave lrsquoeacutepoque des grandes neiges eh bien cela ne mrsquoempecircche pas drsquoecirctre heureux

Le coquillage est toujours agrave sa place Quelquefois en ren-trant de mes courses dans la montagne je le prends comme au bon temps de ma jeunesse et jrsquoeacutecoute bourdonner lrsquoeacutecho de mes penseacutees elles ne sont pas toujours joyeuses parfois mecircme elles sont tristes ndash lorsqursquoun de mes pauvres malades est en danger

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de mort et que je ne puis rien pour le secourir ndash mais jamais elles ne sont menaccedilantes comme le soir de lrsquoaventure du nid de merles

Celui-lagrave seul est heureux mes chers amis qui peut eacutecouter sans crainte la voix de sa conscience riche ou pauvre il goucircte la feacuteliciteacute la plus complegravete qursquoil soit donneacute agrave lrsquohomme de connaicirctre en ce monde

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LA TRESSE NOIRE

Il y avait bien quinze ans que je ne songeais plus agrave mon ami Taifer quand un beau jour son souvenir me revint agrave la meacute-moire Vous dire comment pourquoi me serait chose impos-sible Les coudes sur mon pupitre les yeux tout grands ouverts je recircvais au bon temps de notre jeunesse Il me semblait parcou-rir la grande alleacutee des Marronniers agrave Charleville et je fredon-nais involontairement le joyeux refrain de Georges

laquo Versez amis versez agrave boire raquo

Puis tout agrave coup revenant agrave moi je mrsquoeacutecriai laquo Agrave quoi diable songes-tu Tu te crois jeune encore Ah ah ah pauvre fou raquo

Or agrave quelques jours de lagrave rentrant vers le soir de la cha-pelle Louis de Gonzague jrsquoaperccedilus en face des eacutecuries du haras un officier de spahis en petite tenue le keacutepi sur lrsquooreille et la bride drsquoun superbe cheval arabe au bras La physionomie de ce cheval me parut singuliegraverement belle il inclinait la tecircte par-dessus lrsquoeacutepaule de son maicirctre et me regardait fixement Ce re-gard avait quelque chose drsquohumain

La porte de lrsquoeacutecurie srsquoouvrit lrsquoofficier remit au palefrenier la bride de son cheval et se tournant de mon cocircteacute nos yeux se rencontregraverent crsquoeacutetait Taifer Son nez crochu ses petites mous-taches blondes rejoignant une barbiche tailleacutee en pointe ne

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pouvaient me laisser aucun doute malgreacute les teintes ardentes du soleil drsquoAfrique empreintes sur sa face

Taifer me reconnut mais pas un muscle de son visage ne tressaillit pas un sourire nrsquoeffleura ses legravevres Il vint agrave moi len-tement me tendit la main et me dit laquo Bonjour Theacuteodore tu vas toujours bien raquo ndash comme srsquoil ne mrsquoeucirct quitteacute que de la veille Ce ton simple mrsquoeacutetonna tellement que je reacutepondis de mecircme laquo Mais oui Georges pas mal

mdash Allons tant mieux fit-il tant mieux Puis il me prit le bras et me demanda Ougrave allons-nous

mdash Je rentrais chez moi

mdash Eh bien je trsquoaccompagne raquo

Nous descendicircmes la rue de Clegraveves tout recircveurs Arriveacutes devant ma porte je grimpai lrsquoeacutetroit escalier Les eacuteperons de Tai-fer reacutesonnaient derriegravere moi cela me paraissait eacutetrange Dans ma chambre il jeta son keacutepi sur le piano il prit une chaise je deacuteposai mon cahier de musique dans un coin et mrsquoeacutetant assis nous restacircmes tout meacuteditatifs en face lrsquoun de lrsquoautre

Au bout de quelques minutes Taifer me demanda drsquoun son de voix tregraves doux

laquo Tu fais donc toujours de la musique Theacuteodore

mdash Toujours je suis organiste de la catheacutedrale

mdash Ah et tu joues toujours du violon

mdash Oui

mdash Te rappelles-tu Theacuteodore la chansonnette de Louise raquo

En ce moment tous les souvenirs de notre jeunesse se re-tracegraverent avec tant de vivaciteacute agrave mon esprit que je me sentis pacirc-lir sans profeacuterer un mot je deacutetachai mon violon de la muraille

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et me mis agrave jouer la chansonnette de Louise mais si bashellip si bashellip que je croyais seul lrsquoentendre

Georges mrsquoeacutecoutait les yeux fixeacutes devant lui agrave la derniegravere note il se leva et me prenant les mains avec force il me regarda longtemps

laquo Encore un bon cœur celui-lagrave dit-il comme se parlant agrave lui-mecircme ndash Elle trsquoa trompeacute nrsquoest-ce pas Elle trsquoa preacutefeacutereacute M Stanislas agrave cause de ses breloques et de son coffre-fort raquo

Je mrsquoassis en pleurant

Taifer fit trois ou quatre tours dans la chambre et srsquoarrecirctant tout agrave coup il se prit agrave consideacuterer ma guitare en si-lence puis il la deacutecrochahellip ses doigts en effleuregraverent les cordes et je fus surpris de la netteteacute bizarre de ces quelques notes ra-pides mais Georges rejeta lrsquoinstrument qui rendit un soupir plaintif sa figure devint sombre il alluma une cigarette et me souhaita le bonsoir

Je lrsquoeacutecoutai descendre lrsquoescalier Le bruit de ses pas reten-tissait dans mon cœur

Quelques jours apregraves ces eacuteveacutenements jrsquoappris que le capi-taine Taifer srsquoeacutetait installeacute dans une chambre donnant sur la place Ducale On le voyait fumer sa pipe sur le balcon mais il ne faisait attention agrave personne Il ne freacutequentait point le cafeacute des officiers Son unique distraction eacutetait de monter agrave cheval et de se promener le long de la Meuse sur le chemin de halage

Chaque fois que le capitaine me rencontrait il me criait de loin

laquo Bonjour Theacuteodore raquo

Jrsquoeacutetais le seul auquel il adressacirct la parole

Vers les derniers jours drsquoautomne monseigneur de Reims fit sa tourneacutee pastorale Je fus tregraves occupeacute durant ce mois il me

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fallut tenir lrsquoorgue en ville et au seacuteminaire je nrsquoavais pas une minute agrave moi Puis quand monseigneur fut parti tout retomba dans le calme habituel On ne parlait plus du capitaine Taifer Le capitaine avait quitteacute son logement de la place Ducale il ne faisait plus de promenades et drsquoailleurs dans le grand monde il nrsquoeacutetait question que des derniegraveres fecirctes et des gracircces infinies de monseigneur moi-mecircme je ne pensais plus agrave mon vieux cama-rade

Un soir que les premiers flocons de neige voltigeaient de-vant ma fenecirctre et que tout grelottant jrsquoallumais mon feu et preacuteparais ma cafetiegravere jrsquoentends des pas dans lrsquoescalier laquo Crsquoest Georges raquo me dis-je La porte srsquoouvre En effet crsquoeacutetait lui tou-jours le mecircme Seulement un petit manteau de toile cireacutee ca-chait les broderies drsquoargent de sa veste bleu de ciel Il me serra la main et me dit

laquo Theacuteodore viens avec moi je souffre aujourdrsquohui je souffre plus que drsquohabitude

mdash Je veux bien lui reacutepondis-je en passant ma redingote je veux bien puisque cela te fait plaisir

Nous descendicircmes la rue silencieuse en longeant les trot-toirs couverts de neige

Agrave lrsquoangle du jardin des Carmes Taifer srsquoarrecircta devant une maisonnette blanche agrave persiennes vertes il en ouvrit la porte nous entracircmes et je lrsquoentendis refermer derriegravere nous Drsquoantiques portraits ornaient le vestibule lrsquoescalier en coquille eacutetait drsquoune eacuteleacutegance rare au haut de lrsquoescalier un burnous rouge pendait au mur Je vis tout cela rapidement car Taifer montait vite Quand il mrsquoouvrit sa chambre je fus eacutebloui mon-seigneur lui-mecircme nrsquoen a pas de plus somptueuse sur les murs agrave fond drsquoor se deacutetachaient de grandes fleurs pourpres des armes orientales et de superbes pipes turques incrusteacutees de nacre Les meubles drsquoacajou avaient une forme accroupie mas-sive vraiment imposante Une table ronde agrave plaque de marbre

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vert jaspeacute de bleu supportait un large plateau de laque violette et sur le plateau un flacon ciseleacute renfermant une essence cou-leur drsquoambre

Je ne sais quel parfum subtil se mecirclait agrave lrsquoodeur reacutesineuse des pommes de pin qui brucirclaient dans lrsquoacirctre

laquo Que ce Taifer est heureux me disais-je il a rapporteacute tout cela de ses campagnes drsquoAfrique Quel riche pays Tout srsquoy trouve en abondance lrsquoor la myrrhe et lrsquoencens et des fruits incomparables et de grandes femmes pacircles aux yeux de gazelle plus flexibles que les palmiers selon le Cantique des Can-tiques raquo

Telles eacutetaient mes reacuteflexions

Taifer bourra une de ses pipes et me lrsquooffrit lui-mecircme ve-nait drsquoallumer la sienne une superbe pipe turque agrave bouquin drsquoambre

Nous voilagrave donc eacutetendus nonchalamment sur des coussins amarante regardant le feu deacuteployer ses tulipes rouges et blanches sur le fond noir de la chemineacutee

Jrsquoeacutecoutais les cris des moineaux blottis sous les gouttiegraveres et la flamme ne mrsquoen paraissait que plus belle

Taifer levait de temps en temps sur moi ses yeux gris puis il les abaissait drsquoun air recircveur

laquo Theacuteodore me dit-il enfin agrave quoi penses-tu

mdash Je pense qursquoil aurait mieux valu pour moi faire un tour drsquoAfrique que de rester agrave Charleville lui reacutepondis-je combien de souffrances et drsquoennuis je me serais eacutepargneacutes que de ri-chesses jrsquoaurais acquises Ah Louise avait bien raison de me preacutefeacuterer M Stanislas je nrsquoaurais pu la rendre heureuse raquo

Taifer sourit avec amertume

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laquo Ainsi dit-il tu envies mon bonheur raquo

Jrsquoeacutetais tout stupeacutefait car Georges en ce moment ne se res-semblait plus agrave lui-mecircme une eacutemotion profonde lrsquoagitait son regard eacutetait voileacute de larmes Il se leva brusquement et fut se po-ser devant une fenecirctre tambourinant sur les vitres et sifflant entre ses dents je ne sais quel air de la Gazza ladra

Puis il pirouetta et vint remplir deux petits verres de sa li-queur ambreacutee

laquo Agrave ta santeacute camarade dit-il

mdash Agrave la tienne Georges raquo

Nous bucircmes

Une saveur aromatique me monta subitement au cerveau Jrsquoeus des eacuteblouissements un bien-ecirctre indeacutefinissable une vi-gueur surprenante me peacuteneacutetra jusqursquoagrave la racine des cheveux

laquo Qursquoest-ce que cela lui demandai-je

mdash Crsquoest un cordial fit-il on pourrait le nommer un rayon du soleil drsquoAfrique car il renferme la quintessence des aromates les plus rares du sol africain

mdash Crsquoest deacutelicieux Verse-mrsquoen encore un verre Georges

mdash Volontiers mais noue drsquoabord cette tresse de cheveux agrave ton bras raquo

Il me preacutesentait une natte de cheveux noirs luisants comme du bronze

Je nrsquoeus aucune objection agrave lui faire seulement cela me pa-rut eacutetrange Mais agrave peine eus-je videacute mon second verre que cette tresse srsquoinsinua je ne sais comment jusqursquoagrave mon eacutepaule Je la sentis glisser sous mon bras et se tapir pregraves de mon cœur

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laquo Taifer mrsquoeacutecriai-je ocircte-moi ces cheveux ils me font mal raquo

Mais lui reacutepondit gravement

laquo Laisse-moi respirer

mdash Ocircte-moi cette tresse ocircte-moi cette tresse repris-je Ah je vais mourir

mdash Laisse-moi respirer dit-il encore

mdash Ah mon vieux camaradehellip Ah Taiferhellip Georges hellip ocircte-moi cette tresse de cheveuxhellip elle mrsquoeacutetrangle

mdash Laisse-moi respirer raquo fit-il avec un calme terrible

Alors je me sentis faiblirhellip Je mrsquoaffaissai sur moi-mecircmehellip Un serpent me mordait au cœur Il se glissait autour de mes reinshellip Je sentais ses anneaux froids couler lentement sur ma nuque et se nouer agrave mon cou

Je mrsquoavanccedilai vers la fenecirctre en geacutemissant et je lrsquoouvris drsquoune main tremblante Un froid glacial me saisit et je tombai sur mes genoux invoquant le Seigneur Subitement la vie me revint Quand je me redressai Taifer pacircle comme la mort me dit

laquo Crsquoest bien je trsquoai ocircteacute la tresse raquo

Et montrant son bras

laquo La voilagrave raquo

Puis avec un eacuteclat de rire nerveux

laquo Ces cheveux noirs valent bien les cheveux blonds de ta Louise nrsquoest-ce pas hellip Chacun porte sa croix mon bravehellip plus ou moins stoiumlquement voilagrave touthellip Mais souviens-toi que lrsquoon srsquoexpose agrave de cruels meacutecomptes en enviant le bonheur des

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autres car la vipegravere est deux fois vipegravere dit le proverbe arabe lorsqursquoelle siffle au milieu des roses raquo

Jrsquoessuyai la sueur qui ruisselait de mon front et je mrsquoempressai de fuir ce lieu de deacutelices hanteacute par le spectre du remords

Ah qursquoil est doux mes chers amis de se reposer sur un modeste escabeau en face drsquoun petit feu couvert de cendre drsquoeacutecouter sa theacuteiegravere babiller avec le grillon au coin de lrsquoacirctre et drsquoavoir au cœur un lointain souvenir drsquoamour qui nous per-mette de verser de temps en temps une larme sur nous-mecircme

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en avril 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Isabelle Franccediloise

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Erckmann-Chatrian Contes populaires nouvelle eacutedition Paris Hetzel sd Drsquoautres eacuteditions notamment pour les illustrations de Theacuteophile Schuler Erckmann-Chatrian Contes et Romans populaires Hetzel sd ont eacuteteacute consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Al-beacute petit village viticole reacuteputeacute pour son Pinot Noir a eacuteteacute prise par Olivier le 19072009 (Wikimeacutedia licence CC paterniteacute 20 geacuteneacuterique)

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

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Page 4: DDEESS CCOONNTTEESS PPOOPPUULLAAIIRREESS · ² Oui, tu peux bien descendre à ton aise, toi, lui dis-je ; tu sais que tu rêves !… au lieu que nous autres, nous voyons tout le village,

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laquo Aloiumlus si tu restes lagrave le brouillard est capable de te tom-ber dans les oreilles comme au sacristain Furst la nuit de la Fecircte-Dieu lorsqursquoil srsquoest endormi dans les orties derriegravere la maison du cureacute et ccedila trsquoempecirccherait drsquoentendre sonner la messe le restant de tes jours Prends gardehellip prends gardehellip le serein du printemps cause beaucoup de mal raquo

Je fais donc le tour du hangar je traverse la haie et jrsquoentre dans notre cour Jrsquoessaye la porte de la grangehellip fermeacutee la porte du pressoirhellip fermeacutee la porte de lrsquoeacutetablehellip fermeacutee ndash La lune regardait elle avait lrsquoair de rire Cela mrsquoennuyait tout de mecircme un peu

Enfin agrave force drsquoessayer le volet de lrsquoeacutetable srsquoouvre je mrsquoaccroche agrave la cregraveche et je tire mes jambes dedans Apregraves ccedila je remets le crochet jrsquoarrange une botte de paille sous ma tecircte au bout de la cregraveche et je mrsquoendors agrave la gracircce de Dieu

Mais pas plutocirct endormi voilagrave qursquoil mrsquoarrive un drocircle de recircve

Je croyais que Niclausse Ludwig Fritz et les autres avec moi nous buvions de la biegravere de mars sur la plate-forme de lrsquoeacuteglise Nous avions des bancs une petite tonne drsquoune mesure le sonneur de cloches Breinstein tournait le robinet et de temps en temps il sonnait pour nous faire de la musique Tout allait bien malheureusement il commenccedilait agrave faire un peu chaud agrave cause du grand soleil Nous voulons redescendre cha-cun prend sa bouteille mais nous ne trouvons plus lrsquoescalier Nous tournons nous tournons autour de la plate-forme et nous levons les bras en criant aux gens du village laquo Attachez des eacutechelles ensemble raquo

Mais les gens se moquaient de nous et ne bougeaient pas Nous voyions le maicirctre drsquoeacutecole Pfeifer avec sa perruque en queue de rat et M le cureacute Tony en soutane avec son chapeau rond son breacuteviaire sous le bras qui riaient le nez en lrsquoair au mi-lieu drsquoun tas de monde

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Ludwig disait

laquo Il faut que nous retrouvions lrsquoescalier

Et Breinstein reacutepondait

laquo Crsquoest le Seigneur qui lrsquoa fait tomber agrave cause de la profa-nation du saint lieu raquo

Nous eacutetions tous confondus comme ceux de la tour de Ba-bel et nous pensions laquo Il faudra desseacutecher ici car la tonne est vide nous serons forceacutes de boire la roseacutee du ciel raquo

Agrave la fin Niclausse ennuyeacute drsquoentendre ces propos bouton-na son grand gilet rouge qursquoil avait ouvert jusque sur les cuisses il enfonccedila son tricorne sur la nuque pour empecirccher le vent de lrsquoemporter et se mit agrave cheval sur sa bouteille en disant

laquo Mon Dieu vous ecirctes encore bien embarrasseacutes faites donc comme moi raquo

En mecircme temps il enjamba la balustrade et sauta du clo-cher Nous avions tous la chair de poule et Fritz criait

laquo Il srsquoest casseacute les bras et les jambes en mille morceaux raquo

Mais voilagrave que Niclausse remonte en lrsquoair comme un bou-chon sur lrsquoeau la figure toute rouge et les yeux eacutecarquilleacutes Il pose la main sur la balustrade en dehors et nous dit

laquo Allons donc vous voyez bien que ccedila va tout seul

mdash Oui tu peux bien descendre agrave ton aise toi lui dis-je tu sais que tu recircves hellip au lieu que nous autres nous voyons tout le village avec la maison commune et le nid de cigognes la petite place et la fontaine la grande rue et les gens qui nous regardent Ce nrsquoest pas malin drsquoavoir du courage quand on recircve ni de mon-ter et de descendre comme un oiseau

mdash Allons srsquoeacutecria Niclausse en mrsquoaccrochant par le collet arrive raquo

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Jrsquoeacutetais pregraves de la rampe il me tirait en bas lrsquoeacuteglise me pa-raissait mille fois plus haute elle tremblaithellip Je criais au se-cours Breinstein sonnait comme pour un enterrement les cor-neilles sortaient de tous les trous la cigogne passait au-dessus le cou tendu et le bec plein de leacutezards Je me cramponnais comme un malheureux mais tout agrave coup je sens Ludwig qui me prend par la jambe et qui me legraveve Niclausse se pend agrave mon cou alors je passe par-dessus la balustrade et je descends en criant

laquo Jeacutesus Marie Joseph raquo

Et ccedila me serre tellement le ventre que je mrsquoeacuteveille Je nrsquoavais plus une goutte de sang dans les veines Jrsquoouvre les yeux je regarde le jour venait par un trou du volet il traversait lrsquoombre de lrsquoeacutetable comme une flamme et tout aussitocirct je pense en moi-mecircme laquo Dieu du ciel crsquoeacutetait un recircve raquo Cette penseacutee me fait du bien je relegraveve ma botte de paille pour avoir la tecircte plus haute et je mrsquoessuie la figure toute couverte de sueur

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Il pouvait ecirctre alors trois heures du matin le soleil se le-vait derriegravere les pommiers en fleurs du vieux Christian je ne le voyais pas mais je croyais le voir je regardais et jrsquoeacutecoutais dans le grand silence comme un petit enfant qui srsquoeacuteveille dans son berceau sous la toile bleue et qui recircve tout seul sans remuer Je trouvais tout beau les brins de paille qui pendaient des poutres dans lrsquoombre les toiles drsquoaraigneacutee dans les coins la grosse tecircte de Schimmel toute grise qui se penchait pregraves de moi les yeux agrave demi fermeacutes la grande bique Charlotte avec son long cou maigre sa petite barbe rousse et son petit biquet noir et blanc qui dormait entre ses jambes Il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la pous-siegravere drsquoor qui tremblait dans le rayon de soleil et jusqursquoagrave la grosse eacutecuelle de terre rouge remplie de carottes pour les la-pins qui ne me fissent plaisir agrave voir

Je pensais laquo Comme on est bien icihellip comme il fait chaudhellip comme ce pauvre Schimmel macircche toute la nuit un peu de regain et comme cette pauvre Charlotte me regarde avec ses grands yeux fendus Crsquoest tout de mecircme agreacuteable drsquoavoir une

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eacutetable pareille Voilagrave maintenant que le grillon se met agrave chan-terhellip Heacute voici notre vieille hase qui sort de dessous la cregraveche elle eacutecoute en dressant ses grandes oreilles raquo

Je ne bougeais pas

Au bout drsquoun instant la pauvre vieille fit un saut avec ses longues jambes de sauterelle plieacutees sous son gros derriegravere elle entrait dans le rayon de soleil en galopant tout doucement et chacun de ses poils reluisait Puis il en vint un autre sans bruit un vieux lapin noir et roux agrave favoris jaunes lrsquoair tout agrave fait res-pectable puis un autre petithellip puis un autrehellip puis toute la bande les oreilles sur le dos la queue en trompette Ils se pla-ccedilaient autour de lrsquoeacutecuelle et leurs moustaches remuaient ils grignotaient ils grignotaient les plus petits avaient agrave peine de la place

Dehors on entendait le coq chanter Les poules caque-taient et les alouettes dans les airs et le nid de chardonnerets dans le grand prunier de notre verger et les fauvettes dans la haie vive du jardin tout revivait tout sifflait On entendait les petits chardonnerets dans leur nid demander la becqueacutee et le vieux en haut qui sifflait un air pour leur faire prendre patience

Ah Seigneur combien de choses en ce bas monde qursquoon ne voit pas quand on ne pense agrave rien

Je me disais en moi-mecircme laquo Aloiumlus tu peux te vanter drsquoavoir de la chance drsquoecirctre encore sur la terre crsquoest le bon Dieu qui trsquoa sauveacute car ccedila pouvait aussi bien ne pas ecirctre un recircve raquo

Et songeant agrave cela je mrsquoattendrissais le cœur je pensais laquo Te voilagrave pourtant agrave trente-deux ans et tu nrsquoes encore bon agrave rien tu ne peux pas dire je me rends des services agrave moi-mecircme et aux autres De ceacuteleacutebrer la fecircte de saint Aloiumlus ton patron ce nrsquoest pas tout et mecircme agrave la longue ccedila devient ennuyant Ta pauvre vieille grandrsquomegravere serait pourtant bien contente si tu te mariais si elle voyait ses petits-enfants Seigneur Dieu les jolies

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filles ne manquent pas au village et les braves non plus princi-palement la petite Suzel Recircb voilagrave ce que jrsquoappelle une fille bien faite agreacuteable en toutes choses avec des joues rouges de beaux yeux bleus un joli nez et des dents blanches elle est fraicircche comme une cerise agrave lrsquoarbre Et comme elle eacutetait contente de danser avec toi chez le vieux Zimmer comme elle se pendait agrave ton bras Oui Suzel est tout agrave fait gentille et je suis sucircr qursquoelle trsquoouvrirait le soir quand tu rentrerais apregraves onze heures qursquoelle ne te laisserait pas coucher dans la grange comme la grandrsquomegravere Elle ne serait pas encore sourde elle trsquoentendrait bien raquo

Je regardais le gros lapin agrave favoris qui semblait rire au mi-lieu de sa famille ses yeux brillaient comme des eacutetoiles il ar-rondissait son gros jabot et dressait les oreilles tout joyeux

Et je pensais encore laquo Est-ce que tu veux ressembler agrave ce pauvre vieux Schimmel toi Est-ce que tu veux rester seul dans ce bas monde tandis que le dernier lapin se fait en quelque sorte honneur drsquoavoir des enfants Non cela ne peut pas durer Aloiumlus Cette petite Suzel est tout agrave fait gentille raquo

Alors je me levai de la cregraveche je secouai la paille de mes habits et je me dis laquo Il faut faire une finhellip Et drsquoavoir une petite femme qui vous ouvre la porte le soir ndash quand mecircme elle crie-rait un peu ndash crsquoest encore plus agreacuteable que de passer la nuit dans une cregraveche et de recircver qursquoon tombe drsquoun clocher Tu vas changer de chemise mettre ton bel habit bleu et puis en route Il ne faut pas que les bonnes espegraveces peacuterissent raquo

Voilagrave ce que je pensaihellip et je lrsquoai fait aussi oui je lrsquoai fait ce jour mecircme jrsquoallai voir le vieux Regraveb je lui demandai Suzel en mariage Ah Dieu du ciel comme elle eacutetait contente et lui et moi et la grandrsquomegravere ndash Il ne faut que prendre un peu de cœur et tout marche

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Enfin les noces sont pour apregraves-demain au Lion-drsquoOr on chantera on dansera on boira du vieux kutterleacute1 et srsquoil plaicirct au Seigneur quand les alouettes auront des jeunes lrsquoanneacutee pro-chaine jrsquoaurai aussi un petit oiseau dans mon nid un joli petit Aloiumlus qui legravevera ses petits bras roses comme des ailes sans plumes pendant que Suzel lui donnera la becqueacutee Et moi je serai lagrave comme le vieux chardonneret je lui sifflerai un air pour le reacutejouir

1 Vin du Haut-Rhin

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LrsquoŒIL INVISIBLE

OU LrsquoAUBERGE DES TROIS PENDUS

I

Vers ce temps-lagrave dit Christian pauvre comme un rat drsquoeacuteglise je mrsquoeacutetais reacutefugieacute dans les combles drsquoune vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Nuremberg

Je nichais agrave lrsquoangle du toit Les ardoises me servaient de murailles et la maicirctresse poutre de plafond il fallait marcher sur une paillasse pour arriver agrave la fenecirctre mais cette fenecirctre perceacutee dans le pignon avait une vue magnifique de lagrave je deacute-couvrais la ville la campagne Je voyais les chats se promener gravement dans la gouttiegravere les cigognes le bec chargeacute de gre-nouilles apporter la pacircture agrave leur couveacutee deacutevorante les pigeons srsquoeacutelancer de leurs colombiers la queue en eacuteventail et tourbillon-ner sur lrsquoabicircme des rues Le soir quand les cloches appelaient le monde agrave lrsquoAngeacutelus les coudes au bord du toit jrsquoeacutecoutais leur chant meacutelancolique je regardais les fenecirctres srsquoilluminer une agrave une les bons bourgeois fumer leur pipe sur les trottoirs et les jeunes filles en petite jupe rouge la cruche sous le bras rire et causer autour de la fontaine Saint-Seacutebalt Insensiblement tout srsquoeffaccedilait les chauves-souris se mettaient en route et jrsquoallais me coucher dans une douce quieacutetude

Le vieux brocanteur Toubac connaissait le chemin de ma logette aussi bien que moi et ne craignait pas drsquoen grimper lrsquoeacutechelle Toutes les semaines sa tecircte de bouc surmonteacutee drsquoune tignasse roussacirctre soulevait la trappe et les doigts cramponneacutes au bord de la soupente il me criait drsquoun ton nasillard

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laquo Eh bien eh bien maicirctre Christian avons-nous du neuf raquo

Agrave quoi je reacutepondais

laquo Entrez donc que diable entrezhellip je viens de finir un petit paysage dont vous me donnerez des nouvelles raquo

Alors sa grande eacutechine maigre srsquoallongeait srsquoallongeait jusque sous le toithellip et le brave homme riait en silence

Il faut rendre justice agrave Toubac il ne marchandait pas avec moi Il mrsquoachetait toutes mes toiles agrave quinze florins lrsquoune dans lrsquoautre et les revendait quarante Crsquoeacutetait un honnecircte juif

Ce genre drsquoexistence commenccedilait agrave me plaire et jrsquoy trouvais chaque jour de nouveaux charmes quand la bonne ville de Nu-remberg fut troubleacutee par un eacuteveacutenement eacutetrange et mysteacuterieux Non loin de ma lucarne un peu agrave gauche srsquoeacutelevait lrsquoauberge du Bœuf-Gras une vieille auberge fort achalandeacutee dans le pays Devant sa porte stationnaient toujours trois ou quatre voitures chargeacutees de sacs ou de futailles car avant de se rendre au mar-cheacute les campagnards y prenaient drsquohabitude leur chopine de vin

Le pignon de lrsquoauberge se distinguait par sa forme particu-liegravere il eacutetait fort eacutetroit pointu tailleacute des deux cocircteacutes en dents de scie des sculptures grotesques des guivres entrelaceacutees or-naient les corniches et le pourtour de ses fenecirctres Mais ce qursquoil y avait de plus remarquable crsquoest que la maison qui lui faisait face reproduisait exactement les mecircmes sculptures les mecircmes ornements il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la tige de lrsquoenseigne qui ne fucirct copieacutee avec ses volutes et ses spirales de fer

On aurait dit que ces deux antiques masures se refleacutetaient lrsquoune lrsquoautre Seulement derriegravere lrsquoauberge srsquoeacutelevait un grand checircne dont le feuillage sombre deacutetachait avec vigueur les arecirctes du toit tandis que la maison voisine se deacutecoupait sur le ciel Du reste autant lrsquoauberge du Bœuf-Gras eacutetait bruyante animeacutee

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autant lrsquoautre maison eacutetait silencieuse Drsquoun cocircteacute lrsquoon voyait sans cesse entrer et sortir une foule de buveurs chantant treacute-buchant faisant claquer leur fouet De lrsquoautre reacutegnait la soli-tude Tout au plus une ou deux fois par jour sa lourde porte srsquoentrrsquoouvrait-elle pour laisser sortir une petite vieille les reins en demi-cercle le menton en galoche la robe colleacutee sur les hanches un eacutenorme panier sous le bras et le poing crispeacute contre la poitrine

La physionomie de cette vieille mrsquoavait frappeacute plus drsquoune fois ses petits yeux verts son nez mince effileacute les grands ra-mages de son chacircle qui datait de cent ans pour le moins le sou-rire qui ridait ses joues en cocarde et les dentelles de son bon-net qui lui pendaient sur les sourcils tout cela mrsquoavait paru bi-zarre je mrsquoy eacutetais inteacuteresseacute jrsquoaurais voulu savoir ce qursquoeacutetait ce que faisait cette vieille dans une si grande maison deacuteserte

Il me semblait deviner lagrave toute une existence de bonnes œuvres et de meacuteditations pieuses Mais un jour que je mrsquoeacutetais arrecircteacute dans la rue pour la suivre du regard elle se retourna brusquement me lanccedila un coup drsquoœil dont je ne saurais peindre lrsquohorrible expression et me fit trois ou quatre grimaces hi-deuses puis laissant retomber sa tecircte branlante elle attira son grand chacircle dont la pointe traicircnait agrave terre et gagna lestement sa lourde porte derriegravere laquelle je la vis disparaicirctre

laquo Crsquoest une vieille folle me dis-je tout stupeacutefait une vieille folle meacutechante et ruseacutee Ma foi jrsquoavais bien tort de mrsquointeacuteresser agrave elle Je voudrais revoir sa grimace Toubac mrsquoen donnerait vo-lontiers quinze florins raquo

Cependant ces plaisanteries ne me rassuraient pas trop Lrsquohorrible coup drsquoœil de la vieille me poursuivait partout et plus drsquoune fois en train de grimper lrsquoeacutechelle perpendiculaire de mon taudis me sentant accrocheacute quelque part je frissonnais des pieds agrave la tecircte mrsquoimaginant que la vieille venait se pendre aux basques de mon habit pour me faire tomber

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Toubac agrave qui je racontai cette histoire bien loin drsquoen rire prit un air grave

laquo Maicirctre Christian me dit-il si la vieille vous en veut pre-nez garde ses dents sont petites pointues et drsquoune blancheur merveilleuse cela nrsquoest point naturel agrave son acircge Elle a le mau-vais œil Les enfants se sauvent agrave son approche et les gens de Nuremberg lrsquoappellent Fleacutedermausse2 raquo

Jrsquoadmirai lrsquoesprit perspicace du juif et ses paroles me don-negraverent beaucoup agrave reacutefleacutechir mais au bout de quelques se-maines ayant souvent rencontreacute Fleacutedermausse sans facirccheuses conseacutequences mes craintes se dissipegraverent et je ne songeai plus agrave elle

Or il advint qursquoun soir dormant du meilleur somme je fus eacuteveilleacute par une harmonie eacutetrange Crsquoeacutetait une espegravece de vibra-tion si douce si meacutelodieuse que le murmure de la brise dans le feuillage ne peut en donner qursquoune faible ideacutee Longtemps je precirctai lrsquooreille les yeux tout grands ouverts retenant mon ha-leine pour mieux entendre Enfin je regardai vers la fenecirctre et vis deux ailes qui se deacutebattaient contre les vitres Je crus drsquoabord que crsquoeacutetait une chauve-souris prise dans ma chambre mais la lune eacutetant venue agrave paraicirctre les ailes drsquoun magnifique papillon de nuit transparentes comme de la dentelle se dessi-negraverent sur son disque eacutetincelant Leurs vibrations eacutetaient par-fois si rapides qursquoon ne les voyait plus puis elles se reposaient eacutetendues sur le verre et leurs frecircles nervures se distinguaient de nouveau

Cette apparition vaporeuse dans le silence universel ouvrit mon cœur aux plus douces eacutemotions il me sembla qursquoune syl-phide leacutegegravere toucheacutee de ma solitude venait me voirhellip et cette ideacutee mrsquoattendrit jusqursquoaux larmes laquo Sois tranquille douce cap-

2 Chauve-souris

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tive sois tranquille lui dis-je ta confiance ne sera pas trompeacutee je ne te retiendrai pas malgreacute toihellip retourne au ciel agrave la liber-teacute raquo

Et jrsquoouvris ma petite fenecirctre

La nuit eacutetait calme Des milliers drsquoeacutetoiles scintillaient dans lrsquoeacutetendue Un instant je contemplai ce spectacle sublime et les paroles de la priegravere me vinrent naturellement aux legravevres Mais jugez de ma stupeur quand abaissant les yeux je vis un homme pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne du Bœuf-Gras les che-veux eacutepars les bras roides les jambes allongeacutees en pointe et projetant leur ombre gigantesque jusqursquoau fond de la rue

Lrsquoimmobiliteacute de cette figure sous les rayons de la lune avait quelque chose drsquoaffreux Je sentis ma langue se glacer mes dents srsquoentre-choquer Jrsquoallais jeter un cri mais je ne sais par quelle attraction mysteacuterieuse mes yeux plongegraverent plus bas et je distinguai confuseacutement la vieille accroupie agrave sa fenecirctre au milieu des grandes ombres et contemplant le pendu drsquoun air de satisfaction diabolique

Alors jrsquoeus le vertige de la terreur toutes mes forces mrsquoabandonnegraverent et reculant jusqursquoagrave la muraille je mrsquoaffaissai sur moi-mecircme eacutevanoui

Je ne saurais dire combien dura ce sommeil de mort En revenant agrave moi je vis qursquoil faisait grand jour Les brouillards de la nuit peacuteneacutetrant dans ma gueacuterite avaient deacuteposeacute sur mes che-veux leur fraicircche roseacutee des rumeurs confuses montaient de la rue je regardai Le bourgmestre et son secreacutetaire stationnaient agrave la porte de lrsquoauberge ils y restegraverent longtemps Les gens al-laient venaient srsquoarrecirctaient pour voir puis reprenaient leur route Les bonnes femmes du voisinage qui balayaient le devant de leurs maisons regardaient de loin et causaient entre elles Enfin un brancard et sur ce brancard un corps recouvert drsquoun drap de laine sortit de lrsquoauberge porteacute par deux hommes Ils

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descendirent la rue et les enfants qui se rendaient agrave lrsquoeacutecole se mirent agrave courir derriegravere eux

Tout le monde se retira

La fenecirctre en face eacutetait encore ouverte Un bout de corde flottait agrave la tringle je nrsquoavais pas recircveacute jrsquoavais bien vu le grand papillon de nuithellip puis le penduhellip puis la vieille

Ce jour-lagrave Toubac me fit sa visite son grand nez parut agrave ras du plancher

laquo Maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il rien agrave vendre raquo Je ne lrsquoentendis pas jrsquoeacutetais assis sur mon unique chaise les deux mains sur les genoux les yeux fixeacutes devant moi Toubac surpris de mon immobiliteacute reacutepeacuteta plus haut

laquo Maicirctre Christian maicirctre Christian raquo

Puis enjambant la soupente il vint sans faccedilon me frapper sur lrsquoeacutepaule

laquo Eh bien eh bien que se passe-t-il donc

mdash Ah crsquoest vous Toubac

mdash Eh parbleu jrsquoaime agrave le croire Ecirctes-vous malade

mdash Nonhellip je pense

mdash Agrave quoi diable pensez-vous

mdash Au pendu

mdash Ah ah srsquoeacutecria le brocanteur vous lrsquoavez donc vu ce pauvre garccedilon Quelle histoire singuliegravere le troisiegraveme agrave la mecircme place

mdash Comment le troisiegraveme

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mdash Eh oui Jrsquoaurais ducirc vous preacutevenir Apregraves ccedila il est en-core temps il y en aura bien un quatriegraveme qui voudra suivre lrsquoexemple des autreshellip il nrsquoy a que le premier pas qui coucircte raquo

Ce disant Toubac prit place au bord de mon bahut battit le briquet alluma sa pipe et lanccedila quelques bouffeacutees drsquoun air recirc-veur

laquo Ma foi dit-il je ne suis pas craintif mais si lrsquoon mrsquooffrait de passer la nuit dans cette chambre jrsquoaimerais autant aller me pendre ailleurs

laquo Figurez-vous maicirctre Christian qursquoil y a neuf ou dix mois un brave homme de Tubingue marchand de fourrures en gros descend agrave lrsquoauberge du Bœuf-Gras Il demande agrave souper il mange bien il boit bien on le megravene coucher dans la chambre du troisiegraveme ndash la chambre verte comme ils lrsquoappellent ndash et le len-demain on le trouve pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne

laquo Bon passe pour une fois il nrsquoy avait rien agrave dire

laquo On dresse procegraves-verbal et lrsquoon enterre cet eacutetranger au fond du jardin Mais voilagrave qursquoenviron six semaines apregraves arrive un brave militaire de Newstadt Il avait son congeacute deacutefinitif et se reacutejouissait de revoir son village Pendant toute la soireacutee en vi-dant des chopes il ne parla que de sa petite cousine qui lrsquoattendait pour se marier Enfin on le megravene au lit du gros mon-sieur et cette mecircme nuit le watchmann qui passait dans la rue des Minnesaeligngers aperccediloit quelque chose agrave la tringle Il legraveve sa lanterne crsquoeacutetait le militaire avec son congeacute deacutefinitif dans un tuyau de fer-blanc sur la cuisse gauche et les mains colleacutees sur les coutures du pantalon comme agrave la parade

laquo Pour le coup crsquoest extraordinaire Le bourgmestre crie fait le diable On visite la chambre On recreacutepit les murs et lrsquoon envoie lrsquoextrait mortuaire agrave Newstadt

laquo Le greffier avait eacutecrit en marge laquo Mort drsquoapoplexie fou-droyante raquo

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laquo Tout Nuremberg eacutetait indigneacute contre lrsquoaubergiste Il y en avait mecircme qui voulaient le forcer drsquoocircter sa tringle de fer sous preacutetexte qursquoelle inspirait des ideacutees dangereuses aux gens Mais vous pensez que le vieux Nikel Schmidt nrsquoentendit pas de cette oreille

laquo Cette tringle dit-il a eacuteteacute mise lagrave par mon grand-pegravere Elle porte lrsquoenseigne du Bœuf-Gras de pegravere en fils depuis cent cinquante ans Elle ne fait de tort agrave personne pas mecircme aux voitures de foin qui passent dessous puisqursquoelle est agrave plus de trente pieds Ceux qursquoelle gecircne nrsquoont qursquoagrave deacutetourner la tecircte ils ne la verront pas raquo

laquo On finit par se calmer et pendant plusieurs mois il nrsquoy eut rien de nouveau Malheureusement un eacutetudiant de Heidel-berg qui se rendait agrave lrsquoUniversiteacute srsquoarrecircte avant-hier au Bœuf-Gras et demande agrave coucher Crsquoeacutetait le fils drsquoun pasteur

laquo Comment supposer que le fils drsquoun pasteur aurait lrsquoideacutee de se pendre agrave la tringle drsquoune enseigne parce qursquoun gros mon-sieur et un militaire srsquoy eacutetaient pendus Il faut avouer maicirctre Christian que la chose nrsquoeacutetait guegravere probable Ces raisons ne vous auraient pas paru suffisantes ni agrave moi non plus Eh bienhellip

mdash Assez assez mrsquoeacutecriai-je cela est horriblehellip Je devine lagrave-dessous un affreux mystegravere Ce nrsquoest pas la tringle ce nrsquoest pas la chambrehellip

mdash Est-ce que vous soupccedilonneriez lrsquoaubergiste le plus hon-necircte homme du monde appartenant agrave lrsquoune des plus anciennes familles de Nuremberg

mdash Non non Dieu me garde de concevoir drsquoinjustes soup-ccedilons mais il y a des abicircmes qursquoon nrsquoose sonder du regard

mdash Vous avez bien raison dit Toubac eacutetonneacute de mon exalta-tion il vaut mieux parler drsquoautre chose Agrave propos maicirctre Chris-tian et notre paysage de Sainte-Odile raquo

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Cette question me ramena dans le monde positif Je fis voir au brocanteur le tableau que je venais de terminer Lrsquoaffaire fut bientocirct conclue et Toubac fort satisfait descendit lrsquoeacutechelle en mrsquoengageant agrave ne plus songer agrave lrsquoeacutetudiant de Heidelberg

Jrsquoaurais volontiers suivi le conseil du brocanteur mais quand le diable se mecircle de nos affaires il nrsquoest pas facile de srsquoen deacutebarrasser

II

Dans la solitude tous ces eacuteveacutenements se retracegraverent agrave mon esprit avec une luciditeacute effrayante

La vieille me dis-je est cause de tout Elle seule a meacutediteacute ces crimes et les a consommeacutes mais par quel moyen A-t-elle eu recours agrave la ruse ou bien agrave lrsquointervention des puissances in-visibles

Je me promenais dans mon reacuteduit une voix inteacuterieure me criait laquo Ce nrsquoest pas en vain que le ciel trsquoa permis de voir Fleacutedermausse contempler lrsquoagonie de sa victime ce nrsquoest pas en vain que lrsquoacircme du pauvre jeune homme est venue trsquoeacuteveiller sous la forme drsquoun papillon de nuithellip non ce nrsquoest pas en vain Christian le ciel trsquoimpose une mission terrible Si tu ne lrsquoaccomplis pas crains de tomber toi-mecircme dans les filets de la vieille Peut-ecirctre en ce moment preacutepare-t-elle deacutejagrave sa toile dans lrsquoombre raquo

Durant plusieurs jours ces images affreuses me poursuivi-rent sans trecircve jrsquoen perdais le sommeil il mrsquoeacutetait impossible de rien faire le pinceau me tombait de la main et chose atroce agrave dire je me surprenais quelquefois agrave consideacuterer la tringle avec complaisance Enfin nrsquoy tenant plus je descendis un soir

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lrsquoeacutechelle quatre agrave quatre et jrsquoallai me blottir derriegravere la porte de Fleacutedermausse pour surprendre son fatal secret

Degraves lors il ne se passa plus un jour que je ne fusse en route suivant la vieille lrsquoeacutepiant ne la perdant pas de vue mais elle eacutetait si ruseacutee elle avait le flair tellement subtil que sans mecircme tourner la tecircte elle me devinait derriegravere elle et me savait agrave ses trousses Du reste elle feignait de ne pas srsquoen apercevoir elle allait au marcheacute agrave la boucherie comme une simple bonne femme seulement elle hacirctait le pas et murmurait des paroles confuses

Au bout drsquoun mois je vis qursquoil me serait impossible drsquoat-teindre agrave mon but par ce moyen et cette conviction me rendit drsquoune tristesse inexprimable

laquo Que faire me disais-je La vieille devine mes projets elle se tient sur ses gardes tout mrsquoabandonnehellip tout Ocirc vieille sceacuteleacute-rate tu crois deacutejagrave me voir au bout de la ficelle raquo

Agrave force de me poser cette question laquo que faire que faire raquo une ideacutee lumineuse frappa mon esprit Ma chambre dominait la maison de Fleacutedermausse mais il nrsquoy avait pas de lu-carne de ce cocircteacute Je soulevai leacutegegraverement une ardoise et lrsquoon ne saurait se peindre ma joie quand je vis toute lrsquoantique masure agrave deacutecouvert laquo Enfin je te tiens mrsquoeacutecriai-je tu ne peux mrsquoeacutechap-per drsquoici je verrai tout tes alleacutees tes venues les habitudes de la fouine dans sa taniegravere Tu ne soupccedilonneras pas cet œil invi-siblehellip cet œil qui surprend le crime au moment drsquoeacuteclore Oh la justice elle marche lentementhellip mais elle arrive

Rien de sinistre comme ce repaire vu de lagrave ndash une cour profonde agrave larges dalles moussues dans lrsquoun des angles un puits dont lrsquoeau croupissante faisait peur agrave voir un escalier en coquille au fond une galerie agrave rampe de bois sur la balus-trade du vieux linge la taie drsquoune paillasse ndash au premier eacutetage agrave gauche la pierre drsquoun eacutegout indiquant la cuisine agrave droite les

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hautes fenecirctres du bacirctiment donnant sur la rue quelques pots de fleurs desseacutecheacutees tout cela sombre leacutezardeacute humide

Le soleil ne peacuteneacutetrait qursquoune heure ou deux par jour au fond de ce cloaque puis lrsquoombre remontait la lumiegravere se deacute-coupait en losanges sur les murailles deacutecreacutepites sur le balcon vermoulu sur les vitres ternes ndash Des tourbillons drsquoatomes vol-tigeaient dans des rayons drsquoor que nrsquoagitait pas un souffle Oh crsquoeacutetait bien lrsquoasile de Fleacutedermausse elle devait srsquoy plaire

Je terminais agrave peine ces reacuteflexions que la vieille entra Elle revenait du marcheacute Jrsquoentendis sa lourde porte grincer Puis Fleacutedermausse apparut avec son panier Elle paraissait fatigueacutee hors drsquohaleine Les franges de son bonnet lui pendaient sur le nez ndash se cramponnant drsquoune main agrave la rampe elle gravit lrsquoescalier

Il faisait une chaleur suffocante ndash crsquoeacutetait preacuteciseacutement un de ces jours ougrave tous les insectes les grillons les araigneacutees les moustiques remplissent les vieilles masures de leurs bruits de racircpes et de tariegraveres souterraines

Fleacutedermausse traversa lentement la galerie comme un fu-ret qui se sent chez soi ndash Elle resta plus drsquoun quart drsquoheure dans la cuisine puis revint eacutetendre son linge donner un coup de ba-lai sur les marches ougrave traicircnaient quelques brins de paille Enfin elle leva la tecircte et se mit agrave parcourir de ses yeux verts le tour du toithellip cherchanthellip furetant du regard

Par quelle eacutetrange intuition soupccedilonnait-elle quelque chose Je ne sais mais jrsquoabaissai doucement lrsquoardoise et je re-nonccedilai agrave faire le guet ce jour-lagrave

Le lendemain Fleacutedermausse paraissait rassureacutee Un angle de lumiegravere se deacutechiquetait dans la galerie

En passant elle prit une mouche au vol et la preacutesenta deacuteli-catement agrave une araigneacutee eacutetablie dans lrsquoangle du toit

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Lrsquoaraigneacutee eacutetait si grosse que malgreacute la distance je la vis descendre drsquoeacutechelon en eacutechelon puis glisser le long drsquoun fil comme une goutte de venin saisir sa proie entre les mains de la meacutegegravere et remonter rapidement Alors la vieille regarda fort at-tentivement ses yeux se fermegraverent agrave demihellip elle eacuteternua et se dit agrave elle-mecircme drsquoun ton railleur

laquo Dieu vous beacutenisse la belle Dieu vous beacutenisse raquo

Durant six semaines je ne pus rien deacutecouvrir touchant la puissance de Fleacutedermausse tantocirct assise sous lrsquoeacutechoppe elle pelait ses pommes de terre tantocirct elle eacutetendait son linge sur la balustrade Je la vis filer quelquefois mais jamais elle ne chan-tait comme crsquoest la coutume des bonnes vieilles femmes dont la voix chevrotante se marie si bien au bourdonnement du rouet

Le silence reacutegnait autour drsquoelle Elle nrsquoavait pas de chat cette socieacuteteacute favorite des vieilles filleshellip pas un moineau ne ve-nait se poser sur ses chenetshellip les pigeons en passant au-dessus

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de sa cour semblaient eacutetendre lrsquoaile avec plus drsquoeacutelan ndash On au-rait dit que tout avait peur de son regard

Lrsquoaraigneacutee seule se plaisait dans sa compagnie

Je ne conccedilois pas ma patience durant ces longues heures drsquoobservation rien ne me lassait rien ne mrsquoeacutetait indiffeacuterent ndash au moindre bruit je soulevais lrsquoardoise crsquoeacutetait une curiositeacute sans bornes stimuleacutee par une crainte indeacutefinissable

Toubac se plaignait

laquo Maicirctre Christian me disait-il agrave quoi diable passez-vous votre temps Autrefois vous me donniez quelque chose toutes les semaines ndash agrave preacutesent crsquoest agrave peine tous les mois Oh les peintres on a bien raison de dire Paresseux comme un peintre Aussitocirct qursquoils ont quelques kreutzers devant eux ils mettent les mains dans leurs poches et srsquoendorment raquo

Je commenccedilais moi-mecircme agrave perdre courage ndash Jrsquoavais beau regarderhellip eacutepierhellip je ne deacutecouvrais rien drsquoextraordinaire ndash jrsquoen eacutetais agrave me dire que la vieille pouvait bien nrsquoecirctre pas si dange-reuse que je lui faisais peut-ecirctre tort de la soupccedilonner bref je lui cherchais des excuses mais un beau soir que lrsquoœil agrave mon trou je mrsquoabandonnais agrave ces reacuteflexions beacuteneacutevoles la scegravene changea brusquement

Fleacutedermausse passa sur la galerie avec la rapiditeacute de lrsquoeacuteclair elle nrsquoeacutetait plus la mecircme elle eacutetait droite les macirc-choires serreacutees le regard fixe le cou tendu elle faisait de grands pas ses cheveux gris flottaient derriegravere elle laquo Oh oh me dis-je il se passe quelque chose attention raquo Mais les ombres descendirent sur cette grande demeure les bruits de la ville expiregraverenthellip le silence srsquoeacutetablit

Jrsquoallais mrsquoeacutetendre sur ma couche quand jetant les yeux par la lucarne je vis la fenecirctre en face illumineacutee un voyageur occupait la chambre du pendu

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Alors toutes mes craintes se reacuteveillegraverent lrsquoagitation de Fleacutedermausse srsquoexpliquait elle flairait une victime

Je ne pus dormir de la nuit Le froissement de la paille le grignotement drsquoune souris sous le plancher me donnaient froid Je me levai je me perchai agrave la lucarnehellip jrsquoeacutecoutai ndash la lumiegravere drsquoen face eacutetait eacuteteinte Dans lrsquoun de ces moments drsquoanxieacuteteacute poi-gnante soit illusion soit reacutealiteacute je crus voir la vieille meacutegegravere qui regardait aussi et precirctait lrsquooreille

La nuit se passa le jour vint grisonner mes vitres peu agrave peu les bruits les mouvements de la ville montegraverent Harasseacute de fatigue et drsquoeacutemotions je venais de mrsquoendormir mais mon sommeil fut court degraves huit heures jrsquoavais pris mon poste drsquoobservation

Il paraicirct que la nuit de Fleacutedermausse nrsquoavait pas eacuteteacute moins orageuse que la mienne lorsqursquoelle poussa la porte de la gale-rie une pacircleur livide couvrait ses joues et sa nuque maigre Elle nrsquoavait que sa chemise et un jupon de laine quelques megraveches de cheveux drsquoun gris roux tombaient sur ses eacutepaules Elle regarda de mon cocircteacute drsquoun air recircveur mais elle ne vit rien elle pensait agrave autre chose ndash Tout agrave coup elle descendit laissant ses savates au haut de lrsquoescalier elle allait sans doute srsquoassurer que la porte drsquoen bas eacutetait bien fermeacutee Je la vis remonter brusquement en-jambant trois ou quatre marches agrave la foishellip crsquoeacutetait effrayant ndash Elle srsquoeacutelanccedila dans la chambre voisine jrsquoentendis comme le bruit drsquoun gros coffre dont le couvercle retombe Puis Fleacuteder-mausse apparut sur la galerie traicircnant un mannequin derriegravere ellehellip et ce mannequin avait les habits de lrsquoeacutetudiant de Heidel-berg

La vieille avec une dexteacuteriteacute surprenante suspendit cet ob-jet hideux agrave la poutre du hangar puis elle descendit pour le con-templer de la cour Un eacuteclat de rire saccadeacute srsquoeacutechappa de sa poi-trinehellip elle remonta descendit de nouveau comme une ma-niaque et chaque fois poussant de nouveaux cris de nouveaux eacuteclats de rire

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Un bruit se fit entendre agrave la portehellip la vieille bondit deacutecro-cha le mannequin lrsquoemportahellip revinthellip et pencheacutee sur la balus-trade le cou allongeacute les yeux eacutetincelants elle precircta lrsquooreillehellip le bruit srsquoeacuteloignaithellip les muscles de sa face se deacutetendirent elle res-pira longuement une voiture venait de passer

La meacutegegravere avait eu peur

Alors elle rentra de nouveau dans la chambre et jrsquoentendis le coffre qui se refermait

Cette scegravene bizarre confondait toutes mes ideacutees que signi-fiait ce mannequin

Je devins plus attentif que jamais

Fleacutedermausse venait de sortir avec son panier je la suivis des yeux jusqursquoau deacutetour de la rue ndash elle avait repris son air de vieillotte tremblotante elle faisait de petits pas et tournait de temps en temps la tecircte agrave demi pour voir derriegravere elle du coin de lrsquoœil

Pendant cinq grandes heures elle resta dehors ndash moi jrsquoal-lais je venais je meacuteditais le temps mrsquoeacutetait insupportable ndash le soleil chauffait les ardoises et mrsquoembrasait le cerveau

Je vis agrave sa fenecirctre le brave homme qui occupait la chambre des trois pendus Crsquoeacutetait un bon paysan du Nassau agrave grand tri-corne agrave gilet eacutecarlate la figure riante eacutepanouie Il fumait tran-quillement sa pipe drsquoUlm sans se douter de rien Jrsquoavais envie de lui crier laquo Brave homme prenez garde ne vous laissez pas fasciner par la vieillehellip deacutefiez-vous raquo Mais il ne mrsquoaurait pas compris

Vers deux heures Fleacutedermausse rentra Le bruit de sa porte retentit au fond du vestibule Puis seule bien seule elle parut dans la cour et srsquoassit sur la marche infeacuterieure de lrsquoescalier ndash Elle deacuteposa son grand panier devant elle et en tira drsquoabord quelques paquets drsquoherbages quelques leacutegumes puis

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un gilet rouge puis un tricorne replieacute une veste de velours brun des culottes de peluchehellip une paire de gros bas de laine ndash tout le costume du paysan de Nassau

Jrsquoeus comme des eacuteblouissements Des flammes me passegrave-rent devant les yeux

Je me rappelai ces preacutecipices qui vous attirent avec une puissance irreacutesistible ces puits qursquoil avait fallu combler parce qursquoon srsquoy preacutecipitait ces arbres qursquoil avait fallu abattre parce qursquoon srsquoy pendait cette contagion de suicides de meurtres de vols agrave certaines eacutepoques par des moyens deacutetermineacutes cet en-traicircnement bizarre de lrsquoexemple qui fait bacirciller parce qursquoon voit bacirciller souffrir parce qursquoon voit souffrir se tuer parce que drsquoautres se tuenthellip et mes cheveux se dressegraverent drsquoeacutepouvante

Comment cette Fleacutedermausse cette creacuteature sordide avait-elle pu deviner une loi si profonde de la nature Comment avait elle trouveacute moyen de lrsquoexploiter au profit de ses instincts san-guinaires Voilagrave ce que je ne pouvais comprendre voilagrave ce qui deacutepassait toute mon imagination mais sans reacutefleacutechir davantage agrave ce mystegravere je reacutesolus aussitocirct de tourner la loi fatale contre elle et drsquoattirer la vieille dans son propre piegravege Tant drsquoinno-centes victimes criaient vengeance

Je me mis donc en route Je courus chez tous les fripiers de Nuremberg et le soir jrsquoarrivai agrave lrsquoauberge des trois pendus un eacutenorme paquet sous le brashellip

Nickel Schmidt me connaissait drsquoassez longue date Jrsquoavais fait le portrait de sa femme une grosse commegravere fort appeacutetis-sante

laquo Eh maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il en me secouant la main quelle heureuse circonstance vous ramegravene qui est-ce qui me procure le plaisir de vous voir

mdash Mon cher monsieur Schmidt jrsquoeacuteprouve un veacuteheacutement deacute-sir de passer la nuit dans cette chambre raquo

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Nous eacutetions sur le seuil de lrsquoauberge et je lui montrais la chambre verte Le brave homme me regarda drsquoun air deacutefiant

laquo Oh ne craignez rien lui dis-je je nrsquoai pas envie de me pendre

mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure car franchement cela me ferait de la peinehellip un artiste de votre meacuteritehellip Et pour quand voulez-vous cette chambre maicirctre Christian

mdash Pour ce soir

mdash Impossible elle est occupeacutee

mdash Monsieur peut y entrer tout de suite fit une voix derriegravere nous je nrsquoy tiens pas raquo

Nous nous retournacircmes tout surpris Crsquoeacutetait le paysan du Nassau son grand tricorne sur la nuque et son paquet au bout de son bacircton de voyage Il venait drsquoapprendre lrsquoaventure des trois pendus et tremblait de colegravere

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laquo Des chambres comme les vocirctres srsquoeacutecria-t-il en beacutegayant maishellip mais crsquoest un meurtre drsquoy mettre les gens crsquoest un assas-sinat vous meacuteriteriez drsquoaller aux galegraveres

mdash Allons allons calmez-vous dit lrsquoaubergiste cela ne vous a pas empecirccheacute de bien dormir

mdash Par bonheur jrsquoavais fait ma priegravere du soir srsquoeacutecria lrsquoautre sans cela ougrave serais-je ougrave serais-je raquo

Et il srsquoeacuteloigna en levant les mains au ciel

laquo Eh bien dit maicirctre Schmidt stupeacutefait la chambre est libre mais nrsquoallez pas me jouer un mauvais tour

mdash Il serait plus mauvais pour moi mon cher monsieur raquo

Je remis mon paquet agrave la servante et je mrsquoinstallai provi-soirement avec les buveurs

Depuis longtemps je ne mrsquoeacutetais senti plus calme plus heu-reux drsquoecirctre au monde Apregraves tant drsquoinquieacutetudes je touchais au but lrsquohorizon semblait srsquoeacuteclairci et puis je ne sais quelle puis-sance formidable me donnait la main Jrsquoallumai ma pipe et le coude sur la table en face drsquoune chope jrsquoeacutecoutai le chœur de Freyschuumltz exeacutecuteacute par une troupe de Zigeiners du Schwartz-Wald La trompette le cor de chasse le hautbois me plon-geaient tour agrave tour dans une vague recircverie et parfois mrsquoeacuteveillant pour regarder lrsquoheure je me demandais seacuterieusement si tout ce qui mrsquoarrivait nrsquoeacutetait pas un songe Mais quand le wachtmann vint nous prier drsquoeacutevacuer la salle drsquoautres penseacutees plus graves surgirent dans mon acircme et je suivis tout meacuteditatif la petite Charlotte qui me preacuteceacutedait une chandelle agrave la main

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III

Nous montacircmes lrsquoescalier tournant jusqursquoau troisiegraveme Elle me remit la lumiegravere en mrsquoindiquant une porte

laquo Crsquoest lagrave dit-elle en se hacirctant de descendre raquo

Jrsquoouvris la porte La chambre verte eacutetait une chambre drsquoauberge comme toutes les autres le plafond tregraves bas et le lit fort haut Drsquoun coup drsquoœil jrsquoen explorai lrsquointeacuterieur puis je me glissai pregraves de la fenecirctre

Rien nrsquoapparaissait encore chez Fleacutedermausse seulement au bout drsquoune longue piegravece obscure brillait une lumiegravere une veilleuse sans doute

laquo Crsquoest bien me dis-je en refermant le rideau jrsquoai tout le temps neacutecessaire raquo

Jrsquoouvris mon paquet je mis un bonnet de femme agrave longues franges et mrsquoeacutetant armeacute drsquoun fusain je mrsquoinstallai devant la glace afin de me tracer des rides Ce travail me prit une bonne heure Mais apregraves avoir revecirctu la robe et le grand chacircle je me fis peur agrave moi-mecircme Fleacutedermausse eacutetait lagrave qui me regardait du fond de la glace

En ce moment le watchmann criait onze heures Je montai vivement le mannequin que jrsquoavais apporteacute je lrsquoaffublai drsquoun costume pareil agrave celui de la meacutegegravere et jrsquoentrrsquoouvris le rideau

Certes apregraves tout ce que jrsquoavais vu de la vieille sa ruse in-fernale sa prudence son adresse rien nrsquoaurait ducirc me sur-prendre et cependant jrsquoeus peur

Cette lumiegravere que jrsquoavais remarqueacutee au fond de la chambre cette lumiegravere immobile projetait alors sa lumiegravere jaunacirctre sur le mannequin du paysan de Nassau lequel accroupi au bord du

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lit la tecircte pencheacutee sur la poitrine son grand tricorne rabattu sur la figure les bras pendants semblait plongeacute dans le deacutesespoir

Lrsquoombre meacutenageacutee avec un art diabolique ne laissait paraicirctre que lrsquoensemble de la figure le gilet rouge et six bou-tons arrondis se deacutetachaient seuls des teacutenegravebreshellip mais crsquoest le silence de la nuit crsquoest lrsquoimmobiliteacute complegravete du personnage son air morne affaisseacute qui devaient srsquoemparer de lrsquoimagination du spectateur avec une puissance inouiumle Moi-mecircme quoique preacutevenu je me sentis froid dans les os ndash Qursquoaurait-ce donc eacuteteacute drsquoun pauvre campagnard surpris agrave lrsquoimproviste Il eucirct eacuteteacute ter-rasseacutehellip il eucirct perdu son libre arbitrehellip et lrsquoesprit drsquoimitation au-rait fait le reste

Agrave peine eus-je remueacute le rideau que je vis Fleacutedermausse agrave lrsquoaffucirct derriegravere ses vitres

Elle ne pouvait me voir Jrsquoentrrsquoouvris doucement la fe-necirctrehellip la fenecirctre en face srsquoentrrsquoouvrit puis le mannequin parut se lever lentement et srsquoavancer vers moi je mrsquoavanccedilai de mecircme et saisissant mon flambeau drsquoune main de lrsquoautre jrsquoouvris brus-quement la croiseacutee

La vieille et moi nous eacutetions face agrave face car frappeacutee de stupeur elle avait laisseacute tomber son mannequin

Nos deux regards se croisegraverent avec une eacutegale terreur

Elle eacutetendit le doigt jrsquoeacutetendis le doigt ses legravevres srsquoagi-tegraverent jrsquoagitai les miennes elle exhala un profond soupir et srsquoaccouda je mrsquoaccoudaihellip

Dire ce que cette scegravene avait drsquoeffrayant je ne le puis Cela tenait du deacutelire de lrsquoeacutegarement de la folie Il y avait lutte entre deux volonteacutes entre deux intelligences entre deux acircmes dont lrsquoune voulait aneacuteantir lrsquoautre et dans cette lutte la mienne avait lrsquoavantage Les victimes luttaient avec moi

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Apregraves avoir imiteacute pendant quelques secondes tous les mouvements de Fleacutedermausse je tirai une corde de dessous mon jupon et je lrsquoattachai agrave la tringle

La vieille me consideacuterait bouche beacuteante Je passai la corde agrave mon cou Ses prunelles fauves srsquoilluminegraverent sa figure se deacute-composa

laquo Non non fit-elle drsquoune voix sifflante non raquo

Je poursuivis avec lrsquoimpassibiliteacute du bourreau

Alors la rage saisit Fleacutedermausse

laquo Vieille folle hurla-t-elle en se redressant les mains cris-peacutees sur la traverse vieille folle raquo

Je ne lui donnai pas le temps de continuer soufflant tout agrave coup ma lampe je me baissai comme un homme qui veut pren-dre un eacutelan vigoureux et saisissant le mannequin je lui passai la corde au cou puis je le preacutecipitai dans lrsquoespace

Un cri terrible traversa la rue

Apregraves ce cri tout rentra dans le silence

La sueur ruisselait de mon fronthellip jrsquoeacutecouta longtempshellip Au bout drsquoun quart drsquoheure jrsquoentendishellip loinhellip bien loinhellip la voix du watchmann qui criait laquo Habitants de Nuremberghellip minuithellip minuit sonneacutehellip raquo

laquo Maintenant justice est faite murmurai-je les trois vic-times sont vengeacuteeshellip Seigneur pardonnez-moi raquo

Or ceci se passait environ cinq minutes apregraves le dernier cri du watchmann et je venais drsquoapercevoir la meacutegegravere attireacutee par son image srsquoeacutelancer de sa fenecirctre la corde au cou et rester sus-pendue agrave sa tringle Je vis le frisson de la mort onduler sur ses reins et la lune calme silencieuse deacutebordant agrave la cime du toit reposer sur sa tecircte eacutecheveleacutee ses froids et pacircles rayons

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Tel jrsquoavais vu le pauvre jeune hommehellip telle je vis Fleacuteder-mausse

Le lendemain tout Nuremberg apprit que la chauve-souris srsquoeacutetait pendue Ce fut le dernier eacuteveacutenement de ce genre dans la rue des Minnesaeligngers

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LA COMEgraveTE

Lrsquoanneacutee derniegravere avant les fecirctes du carnaval le bruit cou-rut agrave Hunebourg que le monde allait finir Crsquoest le docteur Za-charias Piper de Colmar qui reacutepandit drsquoabord cette nouvelle deacutesagreacuteable elle se lisait dans le Messager boiteux dans le Parfait chreacutetien et dans cinquante autres almanachs

Zacharias Piper avait calculeacute qursquoune comegravete descendrait du ciel le mardi-gras qursquoelle aurait une queue de trente-cinq mil-lions de lieues formeacutee drsquoeau bouillante laquelle passerait sur la terre de sorte que les neiges des plus hautes montagnes en se-raient fondues les arbres desseacutecheacutes et les gens consumeacutes

Il est vrai qursquoun honnecircte savant de Paris nommeacute Popinot eacutecrivait plus tard que la comegravete arriverait sans doute mais que sa queue serait composeacutee de vapeurs tellement leacutegegraveres que per-sonne nrsquoen eacuteprouverait le moindre inconveacutenient que chacun devait srsquooccuper tranquillement de ses affaires qursquoil reacutepondait de tout

Cette assurance calma bien des frayeurs

Malheureusement nous avons agrave Hunebourg une vieille fi-leuse de laine nommeacutee Maria Finck demeurant dans la ruelle des Trois-Pots Crsquoest une petite vieille toute blanche toute rideacutee que les gens vont consulter dans les circonstances deacutelicates de la vie Elle habite une chambre basse dont le plafond est orneacute drsquoœufs peints de bandelettes roses et bleues de noix doreacutees et

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de mille autres objets bizarres Elle se revecirct elle-mecircme drsquoan-tiques falbalas et se nourrit drsquoeacutechaudeacutes ce qui lui donne une grande autoriteacute dans le pays

Maria Finck au lieu drsquoapprouver lrsquoavis de lrsquohonnecircte et bon M Popinot se deacuteclara pour Zacharias Piper disant

laquo Convertissez-vous et priez repentez-vous de vos fautes et faites du bien agrave lrsquoEacuteglise car la fin est proche la fin est proche raquo

On voyait au fond de sa chambre une image de lrsquoenfer ougrave les gens descendaient par un chemin semeacute de roses Aucun ne se doutait de lrsquoendroit ougrave les menait cette route ils marchaient en dansant les uns une bouteille agrave la main les autres un jam-bon les autres un chapelet de saucisses Un meacuteneacutetrier le cha-peau garni de rubans leur jouait de la clarinette pour eacutegayer le voyage plusieurs embrassaient leurs commegraveres et tous ces malheureux srsquoapprochaient avec insouciance de la chemineacutee pleine de flammes ougrave deacutejagrave les premiers drsquoentre eux tombaient les bras eacutetendus et les jambes en lrsquoair

Qursquoon se figure les reacuteflexions de tout ecirctre raisonnable en voyant cette image On nrsquoest pas tellement vertueux que chacun nrsquoait un certain nombre de peacutecheacutes sur la conscience et personne ne peut se flatter de srsquoasseoir tout de suite agrave la droite du Sei-gneur Non il faudrait ecirctre bien preacutesomptueux pour oser srsquoimaginer que les choses iront de la sorte ce serait la marque drsquoun orgueil tregraves condamnable Aussi la plupart se disaient

laquo Nous ne ferons pas le carnaval nous passerons le mardi-gras en actes de contrition raquo

Jamais on nrsquoavait vu rien de pareil Lrsquoadjudant et le capi-taine de place ainsi que les sous-officiers de la 3e compagnie du en garnison agrave Hunebourg eacutetaient dans un veacuteritable deacute-sespoir Tous les preacuteparatifs pour la fecircte la grande salle de la mairie qursquoils avaient deacutecoreacutee de mousse et de tropheacutees drsquoarmes

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lrsquoestrade qursquoils avaient eacuteleveacutee pour lrsquoorchestre la biegravere le kirsch les bischofs qursquoils avaient commandeacutes pour la buvette enfin tous les rafraicircchissements allaient ecirctre en pure perte puisque les demoiselles de la ville ne voulaient plus entendre parler de danse

laquo Je ne suis pas meacutechant disait le sergent Duchecircne mais si je tenais votre Zacharias Piper il en verrait des dures raquo

Avec tout cela les plus deacutesoleacutes eacutetaient encore Daniel Spitz le secreacutetaire de la mairie Jeacuterocircme Bertha le fils du maicirctre de poste le percepteur des contributions Dujardin et moi ndash Huit jours avant nous avions fait le voyage de Strasbourg pour nous procurer des costumes Lrsquooncle Tobie mrsquoavait mecircme donneacute cin-quante francs de sa poche afin que rien ne fucirct eacutepargneacute Je mrsquoeacutetais donc choisi chez mademoiselle Dardenai sous les pe-tites arcades un costume de Pierrot Crsquoest une espegravece de che-mise agrave larges plis et longues manches garnie de boutons en forme drsquooignons gros comme le poing et qui vous ballottent depuis le menton jusque sur les cuisses On se couvre la tecircte drsquoune calotte noire on se blanchit la figure de farine et pourvu qursquoon ait le nez long les joues creuses et les yeux bien fendus crsquoest admirable

Dujardin agrave cause de sa large panse avait pris un costume de Turc brodeacute sur toutes les coutures Spitz un habit de Poli-chinelle formeacute de mille piegraveces rouges vertes et jaunes une bosse devant une autre derriegravere le grand chapeau de gendarme sur la nuque on ne pouvait rien voir de plus beau ndash Jeacuterocircme Bertha devait ecirctre en sauvage avec des plumes de perroquet Nous eacutetions sucircrs drsquoavance que toutes les filles quitteraient leurs sergents pour se pendre agrave nos bras

Et quand on fait de pareilles deacutepenses de voir que tout srsquoen aille au diable par la faute drsquoune vieille folle ou drsquoun Zacharias Piper nrsquoy a-t-il pas de quoi prendre le genre humain en grippe

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Enfin que voulez-vous Les gens ont toujours eacuteteacute les mecircmes les fous auront toujours le dessus

Le mardi-gras arrive Ce jour-lagrave le ciel eacutetait plein de neige On regarde agrave droite agrave gauche en haut en bas pas de comegravete Les demoiselles paraissent toutes confuses les garccedilons cou-raient chez leurs cousines chez leurs tantes chez leurs mar-raines dans toutes les maisons laquo Vous voyez bien que la vieille Finck est folle toutes vos ideacutees de comegravete nrsquoont pas de bon sens Est-ce que les comegravetes arrivent en hiver Est-ce qursquoelles ne choisissent pas toujours le temps des vendanges Allons al-lons il faut se deacutecider que diablehellip Il est encore temps etc raquo

De leur cocircteacute les sous-officiers passaient dans les cuisines et parlaient aux servantes ils les exhortaient et les accablaient de reproches Plusieurs reprenaient courage Les vieux et les vieilles arrivaient bras dessus bras dessous pour voir la grande salle de la mairie les soleils de sabres poignards et les petits drapeaux tricolores entre les fenecirctres excitaient lrsquoadmiration universelle Alors tout change on se rappelle que crsquoest mardi-gras les demoiselles se deacutepecircchent de tirer leurs jupes de lrsquoarmoire et de cirer leurs petits souliers

Agrave dix heures la grande salle de la mairie eacutetait pleine de monde nous avions gagneacute la bataille pas une demoiselle de Hunebourg ne manquait agrave lrsquoappel Les clarinettes les trom-bones la grosse caisse reacutesonnaient les hautes fenecirctres brillaient dans la nuit les valses tournaient comme des enrageacutees les con-tredanses allaient leur train les filles et les garccedilons eacutetaient dans une jubilation inexprimable les vieilles grandrsquomegraveres bien as-sises contre les guirlandes riaient de bon cœur On se bouscu-lait dans la buvette on ne pouvait pas servir assez de rafraicirc-chissements et le pegravere Zimmer qui avait la fourniture par ad-judication peut se vanter drsquoavoir fait ses choux gras en cette nuit

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Tout le long de lrsquoescalier exteacuterieur on voyait descendre en treacutebuchant ceux qui srsquoeacutetaient trop rafraicircchis Dehors la neige tombait toujours

Lrsquooncle Tobie mrsquoavait donneacute la clef de la maison pour ren-trer quand je voudrais Jusqursquoagrave deux heures je ne manquai pas une valse mais alors jrsquoen avais assez les rafraicircchissements me tournaient sur le cœur Je sortis Une fois dans la rue je me sen-tis mieux et me mis agrave deacutelibeacuterer pour savoir si je remonterais ou si jrsquoirais me coucher

Jrsquoaurais bien voulu danser encore mais drsquoun autre cocircteacute jrsquoavais sommeil

Enfin je me deacutecide agrave rentrer et je me mets en route pour la rue Saint-Sylvestre le coude au mur en me faisant toutes sortes de raisonnements agrave moi-mecircme

Depuis dix minutes je mrsquoavanccedilais ainsi dans la nuit et jrsquoallais tourner au coin de la fontaine quand levant le nez par hasard je vois derriegravere les arbres du rempart une lune rouge comme de la braise qui srsquoavanccedilait par les airs Elle eacutetait encore agrave des milliers de lieues mais elle allait si vite que dans un quart drsquoheure elle devait ecirctre sur nous

Cette vue me bouleversa de fond en comble je sentis mes cheveux greacutesiller et je me dis

laquo Crsquoest la comegravete Zacharias Piper avait raison raquo

Et sans savoir ce que je faisais tout agrave coup je me remets agrave courir vers la mairie je regrimpe lrsquoescalier en renversant ceux qui descendaient et criant drsquoune voix terrible laquo La comegravete la comegravete raquo

Crsquoeacutetait le plus beau moment de la danse la grosse caisse tonnait les garccedilons frappaient du pied levaient la jambe en tournant les filles eacutetaient rouges comme des coquelicots mais quand on entendit cette voix srsquoeacutelever dans la salle laquo La co-

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megravete la comegravete raquo il se fit un profond silence et les gens tour-nant la tecircte se virent tout pacircles les joues tireacutees et le nez pointu

Le sergent Duchecircne srsquoeacutelanccedilant vers la porte mrsquoarrecircta et me mit la main sur la bouche en disant

laquo Est-ce que vous ecirctes fou Voulez-vous bien vous taire raquo

Mais moi me renversant en arriegravere je ne cessais de reacutepeacuteter drsquoun ton de deacutesespoir laquo La comegravete raquo Et lrsquoon entendait deacutejagrave les pas rouler sur lrsquoescalier comme un tonnerre les gens se preacutecipi-ter dehors les femmes geacutemir enfin un tumulte eacutepouvantable ndash Quelques vieilles seacuteduites par le mardi-gras levaient les mains au ciel en beacutegayant laquo Jeacutesus Maria Joseph raquo

En quelques secondes la salle fut vide Duchecircne me laissa et pencheacute au bord drsquoune fenecirctre je regardais tout eacutepuiseacute les gens qui remontaient la rue en courant Puis je mrsquoen allai comme fou de deacutesespoir

En passant par la buvette je vis la cantiniegravere Catherine La-goutte avec le caporal Bouquet qui buvaient le fond drsquoun bol de punch

laquo Puisque crsquoest fini disaient-ils que ccedila finisse bien raquo

Au-dessous dans lrsquoescalier un grand nombre eacutetaient assis sur les marches et se confessaient entre eux lrsquoun disait laquo Jrsquoai fait lrsquousure raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai vendu agrave faux poids raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai trompeacute au jeu raquo Tous parlaient agrave la fois et de temps en temps ils srsquointerrompaient pour crier ensemble laquo Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

Je reconnus lagrave le vieux boulanger Fegravevre et la megravere Lauritz Ils se frappaient la poitrine comme des malheureux Mais toutes ces choses ne mrsquointeacuteressaient pas jrsquoavais bien assez de peacutecheacutes pour mon propre compte

Bientocirct jrsquoeus rattrapeacute ceux qui couraient vers la fontaine Crsquoest lagrave qursquoil fallait entendre les geacutemissements tous reconnais-

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saient la comegravete et moi je trouvai qursquoelle avait deacutejagrave grossi du double Elle jetait des eacuteclairs et la profondeur des teacutenegravebres la faisait paraicirctre rouge comme du sang

La foule debout dans lrsquoombre ne cessait de reacutepeacuteter drsquoun ton lamentable

laquo Crsquoest fini crsquoest fini Ocirc mon Dieu crsquoest fini nous sommes perdus raquo

Et les femmes invoquaient saint Joseph saint Christophe saint Nicolas enfin tous les saints du calendrier

Dans ce moment je revis aussi tous mes peacutecheacutes depuis lrsquoacircge de la raison et je me fis horreur agrave moi-mecircme Jrsquoavais froid sous la langue en pensant que nous allions ecirctre brucircleacutes et comme le vieux mendiant Balthazar se tenait pregraves de moi sur sa beacutequille je lrsquoembrassai en lui disant

laquo Balthazar quand vous serez dans le sein drsquoAbraham vous aurez pitieacute de moi nrsquoest-ce pas raquo

Alors lui en sanglotant me reacutepondit

laquo Je suis un grand peacutecheur monsieur Christian depuis trente ans je trompe la commune par amour de la paresse car je ne suis pas aussi boiteux qursquoon pense

mdash Et moi Balthazar lui dis-je je suis le plus grand crimi-nel de Hunebourg raquo

Nous pleurions dans les bras lrsquoun de lrsquoautre

Voilagrave pourtant comment seront les gens au jugement der-nier les rois avec les cireurs de bottes les bourgeois avec les va-nu-pieds Ils nrsquoauront plus honte lrsquoun de lrsquoautre ils srsquoappelleront fregraveres et celui qui sera bien raseacute ne craindra pas drsquoembrasser celui qui laisse pousser sa barbe pleine de crasse ndash parce que le feu purifie tout et que la peur drsquoecirctre brucircleacute vous rend le cœur tendre

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Oh sans lrsquoenfer on ne verrait pas tant de bons chreacutetiens crsquoest ce qursquoil y a de plus beau dans notre sainte religion

Enfin nous eacutetions tous lagrave depuis un quart drsquoheure agrave ge-noux lorsque le sergent Duchecircne arriva tout essouffleacute Il avait drsquoabord couru vers lrsquoarsenal et ne voyant rien lagrave-bas il revenait par la rue des Capucins

laquo Eh bien fit-il qursquoest-ce que vous avez donc agrave crier raquo

Puis apercevant la comegravete

laquo Mille tonnerres srsquoeacutecria-t-il qursquoest-ce que crsquoest que ccedila

mdash Crsquoest la fin du monde sergent dit Balthazar

mdash La fin du monde

mdash Oui la comegravete raquo

Alors il se mit agrave jurer comme un damneacute criant

laquo Encore si lrsquoadjudant de place eacutetait lagravehellip on pourrait con-naicirctre la consigne raquo

Puis tout agrave coup tirant son sabre et se glissant contre le mur il dit

laquo En avant Je mrsquoen moque il faut pousser une reconnais-sance raquo

Tout le monde admirait son courage et moi-mecircme entraicirc-neacute par son audace je me mis derriegravere lui ndash Nous marchions doucement doucement les yeux eacutecarquilleacutes regardant la co-megravete qui grandissait agrave vue drsquoœil en faisant des milliards de lieues chaque seconde

Enfin nous arrivacircmes au coin du vieux couvent des capu-cins La comegravete avait lrsquoair de monter plus nous avancions plus elle montait nous eacutetions forceacutes de lever la tecircte de sorte que fi-nalement Duchecircne avait le cou plieacute regardant tout droit en lrsquoair

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Moi vingt pas plus loin je voyais la comegravete un peu de cocircteacute Je me demandais srsquoil eacutetait prudent drsquoavancer encore lorsque le sergent srsquoarrecircta

laquo Sacrebleu fit-il agrave voix basse crsquoest le reacuteverbegravere

mdash Le reacuteverbegravere dis-je en mrsquoapprochant est-ce possible raquo

Et je regardai tout eacutebahi

En effet crsquoeacutetait le vieux reacuteverbegravere du couvent des capucins On ne lrsquoallume jamais par la raison que les capucins sont partis depuis 1798 et qursquoagrave Hunebourg tout le monde se couche avec les poules mais le veilleur de nuit Burrhus preacutevoyant qursquoil y aurait ce soir-lagrave beaucoup drsquoivrognes avait eu lrsquoideacutee charitable drsquoy mettre une chandelle afin drsquoempecirccher les gens de rouler dans le fosseacute qui longe lrsquoancien cloicirctre puis il eacutetait alleacute dormir agrave cocircteacute de sa femme

Nous distinguions tregraves bien les branches de la lanterne Le lumignon eacutetait gros comme le pouce quand le vent soufflait un peu ce lumignon srsquoallumait et jetait des eacuteclairs voilagrave ce qui le faisait marcher comme une comegravete

Moi voyant cela jrsquoallais crier pour avertir les autres quand le sergent me dit

laquo Voulez-vous bien vous taire si lrsquoon savait que nous avons chargeacute sur une lanterne on se moquerait de nous ndash Attention raquo

Il deacutecrocha la chaicircne toute rouilleacutee le reacuteverbegravere tomba produisant un grand bruit Apregraves quoi nous particircmes en cou-rant

Les autres attendirent encore longtemps mais comme la comegravete eacutetait eacuteteinte ils finirent aussi par reprendre du courage et allegraverent se coucher

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Le lendemain le bruit courut que crsquoeacutetait agrave cause des priegraveres de Maria Finck que la comegravete srsquoeacutetait eacuteteinte aussi depuis ce jour elle est plus sainte que jamais

Voilagrave comment les choses se passent dans la bonne petite ville de Hunebourg

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LE CITOYEN SCHNEIDER

I

laquo Drsquoougrave vient que les souvenirs de notre enfance sont ineffa-ccedilables dit le vieux garde Heinrich en allumant sa pipe drsquoun air meacutelancolique lorsqursquoon se rappelle agrave peine les choses du mois dernier drsquoougrave vient que les choses de notre jeunesse restent de-vant nos yeux et qursquoon croit encore y ecirctre Moi je nrsquooublierai jamais la pauvre hutte de mon pegravere avec son toit de chaume sa petite salle basse lrsquoescalier de bois au fond montant agrave la man-sarde lrsquoalcocircve aux rideaux de serge grise et blanche et les deux petites fenecirctres agrave mailles de plomb donnant sur le deacutefileacute de la Schloucht pregraves de Munster Je ne les oublierai jamais ni les moindres choses de ce temps-lagrave

laquo Tout reste vivant dans mon cœur surtout lrsquohiver de 1783

laquo Durant cet hiver le grand-pegravere Yeacuteri-Hans coiffeacute de son bonnet de laine friseacutee ses mains sillonneacutees de grosses veines bleues reposant sur ses cuisses maigres dormait tous les jours du matin au soir assis dans le vieux fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre son front rideacute srsquoabaissait lentement lentement puis se relevait pour redescendre encore Il respirait et soupirait comme si des recircves peacutenibles des recircves sans fin se fussent en-chaicircneacutes lrsquoun agrave lrsquoautre dans son esprit

laquo Ma megravere filait et me regardait de temps en temps drsquoun air grave elle eacutetait pacircle et les grands rubans de son bonnet trem-blotaient sur sa tecircte comme les ailes drsquoun papillon de nuit

laquo Mon pegravere les joues brunes lrsquoœil eacutetincelant ses larges tempes ombrageacutees du feutre noir taillait dans le checircne des tecirctes

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de cannes et des tabatiegraveres pour les vendre au printemps ses mains couleur de brique maniaient le ciseau avec une adresse merveilleuse les copeaux tombaient autour de lui et se rou-laient en escargots Parfois il sifflait tout bas je ne sais quel air bizarre parfois il se reposait battait le briquet et serrant lrsquoamadou sur sa pipe il srsquoeacutecriait

laquo mdash Catherinehellip Ccedila marche hellip ccedila marche raquo

laquo Puis me voyant assis sur mon escabeau tout attentif car je nrsquoaimais rien tant que de le voir travailler il me souriait et re-prenait lrsquoouvrage

laquo Autour de notre hutte la neige montaithellip montait chaque jour les vieux murs deacutecreacutepits srsquoenfonccedilaient sous terre deacutejagrave nos petites fenecirctres nrsquoy voyaient plus que par les vitres drsquoen haut les autres au-dessous eacutetaient drsquoun blanc mat et sombre

laquo Je me dressais quelquefois sur ma chaise et je regardais les nuages se plier et se deacuteplier lentement sur la valleacutee im-mense tout en face les rochers agrave pic escalader la cime du Ho-neck et plus bas dans la gorge les sapins innombrables char-geacutes de givre

laquo Rien ne remuait pas un oiseau ne secouait une feuille de son aile frileuse quelques verdiers seulement venaient se blot-tir sous le chaume de notre toit pregraves de la chemineacutee drsquoougrave sor-tait en tourbillonnant la fumeacutee grisacirctre

laquo La vue seule de ce morne paysage vous donnait froid on grelottait et pourtant agrave lrsquointeacuterieur le feu flamboyait ses spirales rouges montaient et descendaient comme un diablotin agrave la creacute-maillegravere il faisait chaud La petite porte disjointe qui commu-niquait agrave lrsquoeacutetable laissait entendre le becirclement de notre chegravevre la grande Theacuteregravese celui de son biquet qui teacutetait encore et les sourds mugissements de notre vache Waldine

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laquo Crsquoeacutetait un plaisir de les entendre par un froid pareil Nous nrsquoeacutetions pas seuls au moins dans les neiges nous eacutetions avec les creacuteatures du Seigneur Dieu nous avions encore des amis

laquo Je me rappellerai toujours qursquoun matin Waldine qui srsquoennuyait sans doute dans lrsquoombre apregraves srsquoecirctre deacutetacheacutee je ne sais comment vint nous voir Elle entra chez nous sans gecircne et mon pegravere se mit agrave rire de bon cœur

laquo mdash Heacute bonjour Waldine srsquoeacutecria-t-il Tu entres ici sans ti-rer le chapeau heacute heacute heacute Laisse-la Catherine laisse-lahellip elle ne fera pas de mal donnons-lui le temps de respirer et de voir la lumiegravere raquo

laquo Crsquoest moi-mecircme qui la reconduisis dans lrsquoeacutecurie et qui la rattachai agrave la cregraveche

laquo Ainsi se passait le temps tandis que les oiseaux criaient famine que les becirctes sauvages cherchaient les cavernes du Ho-neck et du Valtin nous blottis comme une bande de perdreaux autour de lrsquoacirctre nous recircvions en paix et chaque soir ma megravere disait

laquo mdash Encore un jour de passeacute Encore un pas vers le prin-temps raquo

laquo Tout cela je me le rappelle avec bonheur mais il arrive des choses eacutetranges dans ce bas monde des choses qui nous re-viennent longtemps apregraves et montrent que la sagesse des hommes et mecircme leur bonteacute nrsquoest que folie Dieu les permet sans doute pour humilier notre orgueil devant sa face raquo

En cet endroit Heinrich vida les cendres de sa pipe et la mit refroidir au bord de la fenecirctre puis il poursuivit grave-ment

laquo Cette anneacutee-lagrave donc au dernier jour de janvier entre deux et trois heures de lrsquoapregraves-midi il srsquoeacuteleva un grand vent

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laquo Quoique la maison fucirct abriteacutee vers le nord agrave chaque coup elle tremblait au bout drsquoune heure elle eacutetait tellement couverte de neige que lrsquoouragan passait au-dessus

laquo Nous avions eacuteteint le feu une lampe seule brillait sur la table

laquo Ma megravere priait je crois que mon pegravere priait aussi

laquo Le grand-pegravere lui srsquoeacutetait eacuteveilleacute tout agrave coup et semblait eacutepouvanteacute de ce vacarme

laquo Toute la neige tombeacutee depuis trois mois remontait vers le ciel en poussiegravere tout hurlait pleurait et sifflait dehors de se-conde en seconde on entendait les grands arbres lacirccher leurs racines avec des craquements eacutepouvantables puis des bruits sourds des clameurs infinies Si le vent eacutetait venu de face il au-rait enfonceacute nos fenecirctres et deacutecouvert le toit heureusement il soufflait de la montagne

laquo Au milieu de ce bruit terrible il nous semblait parfois en-tendre des cris humains et nous deacutejagrave si troubleacutes pour nous-mecircmes nous freacutemissions encore en songeant au peacuteril des autres Agrave chaque fois la megravere disait

laquo mdash Il y a quelqursquoun dehors raquo

laquo Et nous precirctions lrsquooreille le cœur serreacute mais la grande voix de lrsquoouragan dominait tout il soufflait dans le deacutefileacute de la Schloucht comme dans une flucircte immense

laquo Cela dura trois heures puis il se fit un grand silence et nous entendicircmes encore une fois becircler notre chegravevre

laquo mdash Le vent est tombeacute dit mon pegravere et srsquoapprochant de la porte il eacutecouta quelques instants encore le doigt sur le loquet

laquo Nous eacutetions tous derriegravere lui lorsqursquoil ouvrit et nous re-gardacircmes les yeux eacutecarquilleacutes

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laquo Le temps eacutetait sombre agrave cause de la neige qui descen-dait une eacuteclaircie blanchacirctre sur notre droite indiquait la posi-tion du soleil il pouvait ecirctre alors cinq heures

laquo Comme nous regardions agrave travers cette lumiegravere grise nous aperccedilucircmes agrave deux ou trois cents pas au-dessous de nous dans le sentier qui descend entre le Honeck et la crecircte du Valtin une charrette arrecircteacutee et un cheval devant On ne voyait que la tecircte du cheval et le dessus de la charrette avec les pointes de ses deux eacutechelles

laquo mdash Voilagrave donc ce que nous entendions srsquoeacutecria le grand-pegravere Yeacuteri-Hans

laquo mdash Oui dit mon pegravere en rentrant dans la hutte un mal-heur est arriveacute raquo

laquo Il prit la pelle de bois derriegravere la porte et se mit agrave des-cendre la cocircte ayant de la neige jusqursquoaux genoux moi je cou-rais derriegravere lui malgreacute les cris de la megravere le grand-pegravere sui-vait aussi de loin

laquo Plus nous descendions plus la neige devenait profonde Malgreacute cela mon pegravere arrivant au haut du talus qui domine le sentier se laissa glisser jusqursquoau bas en srsquoappuyant sur le manche de la pelle et dans cet endroit je fis halte pour le re-garder

laquo Il saisit le cheval par la bride mais aussitocirct voyant agrave deux ou trois pas de lagrave quelque chose sur la neige il srsquoapprocha souleva peacuteniblement un gros homme vecirctu de noir dont la tecircte retomba sur son eacutepaule et le posa en travers du cheval puis il coupa les traits et parvint agrave force de cris et de secousses agrave tirer lrsquoanimal de son trou

laquo Ce fut une grande affaire pour lrsquoamener sur le talus et pour le traicircner agrave la maison Il y parvint en faisant le tour de toutes les roches et des racines drsquoarbres ougrave srsquoeacutetait accumuleacutee la neige

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laquo Le grand-pegravere et moi nous suivions fort tristes regar-dant le malheureux qui ballottait en travers du cheval Il avait des bas de soie noire une soutane et des souliers agrave boucles drsquoargent crsquoeacutetait un precirctre

laquo Et maintenant qursquoon se figure la deacutesolation de ma megravere en voyant ce saint homme dans un si pitoyable eacutetat Il me semble encore lrsquoentendre crier les mains jointes au-dessus de sa tecircte

laquo mdash Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

laquo Elle voulait envoyer mon pegravere tout de suite agrave Munster chercher un meacutedecin Mais la nuit eacutetant survenue il faisait noir agrave la porte comme dans un four et toute la bonne volonteacute du monde ne pouvait pas vous faire trouver le chemin au milieu des neiges

laquo Dans cette deacutesolation universelle on se deacutepecirccha drsquoal-lumer du feu de chauffer des couvertures et comme jrsquoeacutetais un embarras pour tout le monde on mrsquoenvoya coucher dans la chambre du grand-pegravere

laquo Toute la nuit jrsquoentendis aller et venir au-dessous de moi la lumiegravere brillait agrave travers les fentes du plancher ma megravere se lamentait Enfin vers une heure accableacute de fatigue et lrsquoestomac creux je mrsquoendormis si profondeacutement qursquoil fallut mrsquoeacuteveiller le lendemain agrave huit heures sans quoi je dormirais peut-ecirctre en-core

laquo mdash Heinrich Heinrich criait le grand-pegravere en levant la trappe de sa tecircte chauve Heinrich arrive donc la soupe est precircte raquo

laquo Agrave cette voix je mrsquoeacuteveillai je regardai il faisait grand jour et la bonne odeur de la soupe aux pommes de terre remplissait toute la maison

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laquo Alors je ne pris que le temps de passer mon petit panta-lon de toile grise et de mettre mes sabots pour descendre Tous les eacuteveacutenements de la veille se repreacutesentaient agrave mon esprit outre mon bon appeacutetit jrsquoeacutetais encore curieux de savoir ce qui srsquoeacutetait passeacute Aussi du haut de lrsquoescalier je me penchais deacutejagrave sur la rampe pour regarder dans la chambre

laquo La soupiegravere fumait sur une belle nappe blanche le grand-pegravere assis en face faisait le signe de la croix le pegravere et la megravere debout disaient le Benedicite deacutevotement Et le gros homme assis dans le fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre les jambes enveloppeacutees drsquoune bonne couverture de laine et ses mains poteleacutees croiseacutees sur son ventre qui se relevait en forme de cornemuse ressemblait avec sa face charnue ses cheveux roux et sa tonsure agrave un bon chat qui dort sur la cendre chaude en recircvant agrave toutes les excellentes choses que le Seigneur a mises au monde pour ses enfants le fromage les omelettes les an-douilles etc etc

laquo Crsquoeacutetait attendrissant de le voir

laquo mdash Descends donc Heinrich me dit ma megravere nrsquoaie pas peur monsieur le cureacute ne te fera pas de mal raquo

laquo Le gros homme tourna la tecircte et se mit agrave me sourire en disant

laquo mdash Crsquoest votre petit garccedilon

laquo mdash Oui monsieur le cureacute notre seul enfant

laquo mdash Arrive donc petit raquo fit-il

laquo Ma megravere me prit par la main et me conduisit pregraves de ce bon precirctre qui me regarda de ses gros yeux gris drsquoun air tendre puis me tapa sur la joue et demanda

laquo mdash Est-ce qursquoil sait deacutejagrave ses priegraveres

ndash 50 ndash

laquo mdash Oh oui monsieur le cureacute crsquoest la premiegravere chose que nous lui avons apprise

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure jrsquoaime ccedila raquo

laquo Ma megravere mrsquoavait ocircteacute mon bonnet et moi les mains jointes les yeux agrave terre je reacutecitai lrsquoAve Maria et le Pater Noster drsquoun trait

laquo mdash Crsquoest bien crsquoest bien fit le gros homme en me pinccedilant lrsquooreille heacute heacute heacute tu seras un bon serviteur devant Dieu Va maintenant deacutejeune je suis content de toi raquo

laquo Il parlait doucement et toute la famille pensait

laquo mdash Quel brave homme quel bon cœur quel malheur srsquoil eacutetait resteacute geleacute dans la Schloucht Crsquoest le Seigneur qui lrsquoa sau-veacute sans doute agrave cause de toutes ses bonnes actions et de celles qursquoil fera plus tard encore raquo

laquo Mais une circonstance survint alors qui nous montra ce bonhomme sous une tout autre physionomie

laquo Vous saurez que mon pegravere eacutetait descendu de grand matin vers la charrette prendre les effets de M le cureacute son tricorne et un gros rouleau de papiers auquel il paraissait tenir beaucoup Toutes ces choses eacutetaient poseacutees sur un vieux bahut agrave lrsquoautre coin de lrsquoacirctre la caisse au-dessous le tricorne au-dessus et le rouleau de papiers sur le tricorne

laquo En passant je touchai le rouleau de papiers qui se deacute-roula presque sur le feu

laquo Alors cet homme paisible fit entendre un cri mais un veacute-ritable cri de loup accompagneacute de jurements eacutepouvantables

laquo Il se preacutecipita sur les papiers les arracha de la flamme et les eacuteteignit dans ses mains Puis il me regarda tout pacircle drsquoun œil si feacuteroce que jrsquoen eus la chair de poule

ndash 51 ndash

Nous eacutetions tous consterneacutes la bouche beacuteante Lui regar-dant les papiers un peu roussis sur les bords se mit agrave beacutegayer en freacutemissant comme un dogue dans sa niche

laquo mdash Mon Thucydide hellip petit animal mon Thucydide raquo

laquo Apregraves quoi roulant ses papiers les uns dans les autres et srsquoapercevant de notre stupeur il me menaccedila du doigt en repre-nant son air bonhomme mais nous nrsquoavions plus envie de rire avec lui

laquo mdash Ah mauvais petit gueux dit-il tu viens de me faire peur Figurez-vous que jrsquoarrive tout expregraves de Cologne Oui jrsquoai fait cent lieues pour chercher ces vieux manuscrits au couvent de Saint-Dieacute il mrsquoa fallu trois mois pour y mettre un peu drsquoordre et lrsquoimprudence de ce malheureux enfant allait aneacuteantir une œuvre peut-ecirctre unique dans le monde Jrsquoen sue agrave grosses gouttes raquo

laquo Crsquoest vrai sa large face eacutetait devenue pourpre des gouttes de sueur lui couvraient le front

laquo Apregraves cela vous pensez bien que toute notre famille de-vint grave nous nrsquoeacutetions pas habitueacutes drsquoentendre des precirctres jurer comme ceux qui conduisent des bœufs agrave la pacircture et mille fois pire encore

laquo Ma megravere ne disait plus rien elle eacutetait devenue toute recirc-veuse

laquo Nous mangions en silence et quand nous eucircmes fini le pegravere sortit il deacutecrocha le traicircneau suspendu sous le hangar Nous lrsquoentendicircmes tirer le cheval de lrsquoeacutecurie et lrsquoatteler devant la porte Enfin il rentra et dit

laquo mdash Monsieur le cureacute si vous voulez monter sur le traicirc-neau dans une heure nous serons agrave Munster

laquo mdash Je veux bien raquo fit-il en se levant

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Et regardant dans la chambre drsquoun air grave il dit

laquo mdash Vous ecirctes de braves gens oubliez un instant de colegravere lrsquoesprit est fort mais la chair est faible Permettez-moi de vous teacutemoigner ma reconnaissance

laquo Il voulut remettre un freacutedeacuteric drsquoor agrave ma megravere mais elle refusa et reacutepondit

laquo mdash Crsquoest au nom de Notre Seigneur Jeacutesus-Christ que nous vous avons assisteacute dans le malheur monsieur le cureacute Si nous avions eacuteteacute dans le mecircme besoin vous auriez fait la mecircme chose pour nous

laquo mdash Sans doute sans doute dit-il mais cela nrsquoempecircche pashellip

laquo mdash Non ne nous privez pas du meacuterite de la bonne action

laquo mdash Amen raquo fit-il brusquement

laquo Il prit le rouleau de papiers sur le bahut se coiffa du tri-corne et sortit

laquo Mon pegravere avait deacutejagrave porteacute la malle sur le traicircneau il eacutetait lui-mecircme assis pregraves du timon le cureacute srsquoassit derriegravere et nous les regardacircmes filer jusqursquoagrave la roche creuse puis nous ren-tracircmes Tout le monde eacutetait pensif souvent le grand-pegravere re-gardait ma megravere en silence bien des penseacutees nous passaient par lrsquoesprit mais personne ne disait rien

laquo Le soir vers quatre heures mon pegravere revint portant le traicircneau sur lrsquoeacutepaule Il dit que le precirctre de Cologne eacutetait des-cendu chez M le cureacute de Munster Ce fut tout

laquo Cette anneacutee-lagrave le printemps revint comme agrave lrsquoordinaire

Le soleil au bout de cinq grands mois fit fondre les neiges et seacutecha notre plancher humide

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On sortit la vache la chegravevre et son biquet on vida lrsquoeacutetable on renouvela lrsquoair

laquo En conduisant les becirctes agrave la pacircture en faisant claquer mon fouet je fis reacutesonner les eacutechos de mes cris joyeux

laquo Les bruyegraveres refleurirent et le grand ouragan fut oublieacute

laquo Mais le vieux temps qui marche toujours et nrsquoarrive ja-mais nrsquooublie pas tout sur sa route et souvent quand on y pense le moins les souvenirs repoussent comme les eacuteglantines sur les haies et les orties agrave lrsquoombre chacune selon leur espegravece raquo

II

laquo Plusieurs anneacutees srsquoeacutetaient eacutecouleacutees le grand-pegravere Yeacuteri-Hans eacutetait mort et mon pegravere mrsquoavait envoyeacute dans la basse Al-sace apprendre le meacutetier de tourneur chez mon oncle Conrad agrave Vendenheim

laquo Jrsquoapprochais de quinze ans et je commenccedilai agrave me croire un homme

laquo Crsquoeacutetait au temps ougrave tout le monde portait un bonnet sang de bœuf et la cocarde tricolore ougrave lrsquoon partait par centaines en pantalons de toile grise le fusil sur lrsquoeacutepaule

laquo Je me rappelle qursquoen ce temps-lagrave deux reacutegiments se for-maient agrave Strasbourg et qursquoil fallait des enfants pour battre la charge parce que les hommes voulaient tous avoir le fusil

laquo Cinq garccedilons se preacutesentegraverent agrave Vendenheim jrsquoeacutetais du nombre et lrsquoon tira pour savoir qui partirait

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laquo Crsquoest notre voisin le petit Fritzel qui partit et tout le vil-lage cria qursquoil avait gagneacute ndash Maintenant on a gagneacute quand on reste voilagrave pourtant comme les ideacutees changent

laquo En mecircme temps le citoyen Schneider exterminait les cu-reacutes les moines et les chanoines en Alsace On ne voulait plus re-connaicirctre que la deacuteesse Raison et les Gracircces

laquo Jrsquoen sais plus drsquoune au pays qui faisait la deacuteesse au mois de fructidor et de messidor car jrsquoai bonne meacutemoire Mais il est malhonnecircte aujourdrsquohui de parler de ces choses

laquo Quant agrave notre sainte religion elle nrsquoexistait plus lors-qursquoil fallut la reacutetablir plus tard personne ne se la rappelait ex-cepteacute quelques vieilles femmes qui dirent la maniegravere de srsquoy prendre pour recommencer les offices

laquo Crsquoeacutetait tregraves difficile de remettre les choses en train dans beaucoup de villages on oubliait ici les cierges lagrave les encen-soirs Sans les bonnes femmes on nrsquoaurait jamais su srsquoen tirer

laquo Enfin gracircce agrave Dieu tout est rentreacute dans lrsquoordre et les acircmes sont encore une fois sauveacutees

laquo Voilagrave le principal

mdash Crsquoest au premier consul que nous devons ce grand bien-fait sans lui nous serions tous damneacutes Qursquoil en soit beacuteni dans les siegravecles des siegravecles raquo

Heinrich agrave ce souvenir srsquoessuya une larme au coin de lrsquoœil et poursuivit

laquo Crsquoest agrave cause de cela que les precirctres sont si reconnais-sants envers les descendants de lrsquoempereur et qursquoon le beacutenit dans les eacuteglises lui et toute sa race car la reconnaissance est une vertu dans notre sainte Eacuteglise

laquo Mais pour en revenir agrave ce que je disais un beau matin jrsquoeacutetais en train de tourner des bacirctons de chaise agrave la fenecirctre de

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notre maison qui donnait sur la petite place de la fontaine mon oncle Conrad fumait sa pipe sur la porte et la tante Greacutedel balayait les copeaux dans lrsquoalleacutee

laquo Il pouvait ecirctre environ une heure et demie lorsqursquoil se fit un grand tumulte dehors les gens couraient devant la maison drsquoautres traversaient la petite place drsquoautres en suivant la foule demandaient

laquo mdash Qursquoest-ce qui se passe raquo

laquo Naturellement je sortis pour voir la chose et jrsquoeacutetais en-core dans lrsquoalleacutee que le trot de plusieurs chevaux un cliquetis de sabres le roulement sourd drsquoune grosse charrette se firent entendre au loin puis le son drsquoune trompette eacuteclata dans le vil-lage

laquo Au mecircme instant un peloton de hussards deacutebouchait sur la place ceux de devant le pistolet armeacute en lrsquoair et les autres le sabre au poing Plus loin venait sur un cheval noir un gros homme en habit bleu agrave parements blancs rabattus sur la poi-trine le grand chapeau agrave claque surmonteacute de plumes tricolores en travers de la tecircte lrsquoeacutecharpe autour de la panse et le grand sabre de cavalerie ballottant contre la botte Son cheval hennis-sait et freacutemissait Derriegravere lui srsquoavanccedilait cahotant sur le paveacute une grande voiture atteleacutee de chevaux gris et pleine de poutres rouges

laquo Le gros homme agrave plumes riait de sa face rubiconde pen-dant que les gens tout pacircles srsquoaplatissaient le dos au mur la bouche ouverte et les bras pendants

laquo Du premier coup drsquoœil je reconnus ce bon precirctre que nous avions sauveacute des neiges

laquo Quelques farceurs pour se donner lrsquoair de nrsquoavoir rien agrave craindre criaient

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laquo mdash Voici le citoyen Schneider qui vient eacutecheniller les envi-rons de Vendenheim Gare aux aristocrates raquo

laquo Drsquoautres chantaient en faisant des grimaces

laquo Les aristocrates agrave la lanterne raquo

laquo Ils levaient les bras et les jambes en cadence mais cela ne les empecircchait pas drsquoavoir le ventre serreacute comme tout le monde et de rire jaune

laquo En face de la fontaine le cortegravege srsquoarrecircta Schneider le-vant le nez regarda tout autour de la place les hauts pignons avec leurs toits pointus les figures innombrables qui se pres-saient dans les lucarnes et les petites niches drsquoougrave lrsquoon avait ocircteacute les saintes vierges depuis longtemps

laquo mdash Quel nid de punaises cria-t-il au capitaine de hus-sards un grand noir dont les moustaches coupaient en deux la face pacircle Quel nid de punaises Nous allons avoir de lrsquoouvrage ici pour huit jours raquo

laquo En entendant cela lrsquooncle Conrad me prit par le bras en disant

laquo mdash Rentrons Heinrich rentrons Il nrsquoaurait qursquoagrave nous choisir agrave vue de nez Crsquoest terrible terrible raquo

laquo Il tremblotait sur ses jambes Moi je sentais le frisson srsquoeacutetendre le long de mon dos

laquo En rentrant dans lrsquoatelier je vis la tante Greacutedel qui priait les mains jointes et chantait les litanies Je nrsquoeus que le temps de la pousser dans la cave et de fermer la porte dessus avec sa grande deacutevotion elle pouvait nous faire guillotiner tous

laquo Alors lrsquooncle et moi nous regardacircmes par les petites vitres

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La foule chantait toujours dehors

laquo Ccedila ira les aristocrates agrave la lanterne raquo

comme ces cigales qui chantent lorsque lrsquohiver approche et que la premiegravere geleacutee doit roussir

laquo Bien des gens eacutetaient debout devant la fenecirctre par-dessus leurs eacutepaules et leurs tecirctes on voyait les hussards le ci-toyen Schneider la fontaine et la haute voiture

laquo Deux grands gaillards eacutetaient en train de deacutecharger les poutres ils avaient des mines honnecirctes lrsquoaubergiste Rœmer leur passait une bouteille drsquoeau-de-vie et un petit homme sec pacircle faible comme une allumette le nez long la figure en lame de rasoir vecirctu drsquoune petite blouse rouge serreacutee aux reins sur-veillait lrsquoouvrage Il avait lrsquoair drsquoun veacuteritable Hans-Wurst Mais Dieu nous preacuteserve drsquoun Hans-Wurst pareil crsquoeacutetait le bour-reau

laquo Tandis que ces choses se passaient sous nos yeux le maire Rebstock un honnecircte vigneron grave large des eacutepaules eacutegalement coiffeacute du chapeau agrave claque et ceint de lrsquoeacutecharpe trico-lore srsquoavanccedilait agrave travers la place

laquo Tous les tridi et les sextidi il reacuteunissait le village au club dans lrsquoeacuteglise et faisait reacuteciter aux enfants les Droits de lrsquohomme Il srsquoeacutetait fait faire une veste avec le voile du tabernacle Et ccedila crsquoest le plus grand crime qursquoun magistrat puisse commettre sur la terre Mais ce jour-lagrave ce grand crime fut cause qursquoil sauva la vie agrave la moitieacute de Vendenheim

laquo Comme il srsquoapprochait Schneider se penchant sur le cou de son grand cheval noir srsquoeacutecria

laquo mdash Voici le pressoir ougrave sont les raisins

laquo mdash Quels raisins citoyen Schneider

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laquo mdash Les aristocrates

laquo mdash Il nrsquoy en a pas ici nous sommes tous de bons pa-triotes raquo

laquo La figure de Schneider devint terrible je crus le voir en-core une fois arracher son rouleau de papiers au feu

laquo mdash Tu mens srsquoeacutecria-t-il tu en es un toi-mecircme Qursquoest-ce que cet or et cet argent sur tes habits quand la Reacutepublique nrsquoa pas de quoi nourrir ses enfants

laquo mdash Ccedila citoyen Schneider crsquoest le voile du tabernacle Je lrsquoai mis sur mon dos pour exterminer lrsquohydre de la supersti-tion raquo

laquo Alors Schneider partit drsquoun grand eacuteclat de rire en criant

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure Mais rappelle-toi bien il doit y avoir tout de mecircme des aristocrates par ici

laquo mdash Non ils se sont tous sauveacutes Nos garccedilons vont les cher-cher agrave Coblentz et nos enfants battent la charge

laquo mdash Nous verrons ccedila dit Schneider tu mrsquoas lrsquoair drsquoun vrai patriote Ton ideacutee de tabernacle me plaicirct Nous allons dicircner avec toi Crsquoest bon ha ha ha raquo

laquo Il se tenait le ventre agrave deux mains

laquo Tous les hussards allegraverent dicircner chez le maire avec Schneider On fit une reacutequisition expregraves dans le village et cha-cun donna ce qursquoil avait de meilleur

laquo Ces gens burent jusqursquoagrave minuit en chantant des airs qui vous donnent froid dans les os

laquo Le lendemain Schneider alla voir le club il entendit les enfants reacuteciter en chœur les Droits de lrsquohomme

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Tout se serait bien passeacute Malheureusement un ancien sonneur de cloches qui srsquoappelait Schneacuteegans et qui se croyait aristocrate srsquoeacutetait cacheacute dans le grenier de lrsquoauberge du Lion-drsquoOr les hussards en cherchant quelques bottes de foin le deacute-nichegraverent et lrsquoon voulut savoir pourquoi ce pauvre diable se ca-chait

laquo Schneider apprit qursquoil avait sonneacute les cloches et le fit guillotiner pendant qursquoon eacutetait encore agrave table sous preacutetexte que la Reacutepublique avait besoin de sacrifices en tout genre et qursquoil ne figurait pas assez de sonneurs sur la liste geacuteneacuterale

laquo Ce fut un veacuteritable chagrin pour Rebstock mais il nrsquoosa rien dire de peur drsquoecirctre guillotineacute lui-mecircme

laquo Schneider srsquoen alla le jour mecircme agrave la grande satisfaction de tout le village

laquo Voilagrave comment je reconnus le bon apocirctre et jrsquoai souvent penseacute depuis que si mon pegravere avait su ce qui devait arriver plus tard il lrsquoaurait laisseacute peacuterir dans la Schloucht

laquo Quant au vieux maire de Vendenheim on ne lui pardon-na jamais de srsquoecirctre fait faire une veste avec le voile du taber-nacle et les vieilles commegraveres surtout qursquoil avait empecirccheacutees par ce moyen drsquoecirctre guillotineacutees srsquoacharnegraverent agrave le maudire ce qui lui fit le plus grand tort

laquo Un jour que je causais avec lui dans les vignes et que nous parlions de cette vieille histoire il se mit agrave sourire triste-ment et dit

laquo mdash Si pourtant je leur avais laisseacute couper le cou ces bonnes acircmes seraient dans la hotte de Schneider avec le voile du tabernacle Je nrsquoaurais pas de reproche agrave me faire jrsquoaurais eacuteteacute lacircche comme tout le monde raquo

laquo Alors je pensai

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laquo mdash Ce pauvre vieux Rebstock il nrsquoa pas tout agrave fait tort Sauvez donc les gens pour que les uns vous maudissent et que les autres vous guillotinent Ce nrsquoest pas encourageant Si les hommes ne faisaient pas ces choses par chariteacute chreacutetienne ils seraient vraiment tregraves becirctes Les mauvais gueux seuls nrsquoont ja-mais de reproches agrave srsquoadresser pourvu qursquoils soient contents ils ne srsquoinquiegravetent pas du reste et srsquoendorment raquo

laquo Crsquoest triste agrave dire mais crsquoest bien la veacuteriteacute raquo

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LE REQUIEM DU CORBEAU

I

Mon oncle Zacharias est bien le plus curieux original que jrsquoaie rencontreacute de ma vie Figurez-vous un petit homme gros court replet le teint coloreacute le ventre en outre et le nez en fleur crsquoest le portrait de mon oncle Zacharias Le digne homme eacutetait chauve comme un genou Il portait drsquohabitude de grosses lu-nettes rondes et se coiffait drsquoun petit bonnet de soie noire qui ne lui couvrait guegravere que le sommet de la tecircte et la nuque

Ce cher oncle aimait agrave rire il aimait aussi la dinde farcie le pacircteacute de foie gras et le vieux johannisberg mais ce qursquoil preacutefeacute-rait agrave tout au monde crsquoeacutetait la musique Zacharias Muumlller eacutetait neacute musicien par la gracircce de Dieu comme drsquoautres naissent Franccedilais ou Russes il jouait de tous les instruments avec une faciliteacute merveilleuse On ne pouvait comprendre agrave voir son air de bonhomie naiumlve que tant de gaieteacute de verve et drsquoentrain pussent animer un tel personnage

Ainsi Dieu fit le rossignol gourmand curieux et chanteur ndash mon oncle eacutetait rossignol

On lrsquoinvitait agrave toutes les noces agrave toutes les fecirctes agrave tous les baptecircmes agrave tous les enterrements maicirctre Zacharias lui disait-on il nous faut un Hopser3 un Alleacuteluia un Requiem pour tel jour et lui reacutepondait simplement laquo Vous lrsquoaurez raquo Alors il se

3 Hopser sauteuse

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mettait agrave lrsquoœuvre il sifflait devant son pupitre il fumait des pipes et tout en lanccedilant une pluie de notes sur son papier il battait la mesure du pied gauche

Lrsquooncle Zacharias et moi nous habitions une vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Tubingue il en occupait le rez-de-chausseacutee un veacuteritable magasin de bric-agrave-brac encombreacute de vieux meubles et drsquoinstruments de musique moi je couchais dans la chambre au-dessus et toutes les autres piegraveces restaient inoccupeacutees

Juste en face de notre maison habitait le docteur Hacircsel-noss Le soir lorsqursquoil faisait nuit dans ma petite chambre et que les fenecirctres du docteur srsquoilluminaient il me semblait agrave force de regarder que sa lampe srsquoavanccedilaithellip srsquoavanccedilaithellip et fina-lement me touchait les yeux Et je voyais en mecircme temps la sil-houette de Hacircselnoss srsquoagiter sur le mur drsquoune faccedilon bizarre avec sa tecircte de rat coiffeacutee drsquoun tricorne sa petite queue sautil-lant de droite agrave gauche son grand habit agrave larges basques et sa mince personne planteacutee sur deux jambes grecircles Je distinguais aussi dans les profondeurs de la chambre des vitrines remplies drsquoanimaux eacutetrangers de pierres luisantes et de profil le dos de ses livres brillant par leurs dorures et rangeacutes en bataille sur les rayons drsquoune bibliothegraveque

Le docteur Hacircselnoss eacutetait apregraves mon oncle Zacharias le personnage le plus original de la ville Sa servante Orchel se vantait de ne faire sa lessive que tous les six mois et je la croi-rais volontiers car les chemises du docteur eacutetaient marqueacutees de taches jaunes ce qui prouvait la quantiteacute de linge enfermeacutee dans ses armoires mais la particulariteacute la plus inteacuteressante du caractegravere de Hacircselnoss crsquoest que ni chien ni chat qui franchis-sait le seuil de sa maison ne reparaissait plus jamais Dieu sait ce qursquoil en faisait La rumeur publique lrsquoaccusait mecircme de porter dans lrsquoune de ses poches de derriegravere un morceau de lard pour attirer ces pauvres becirctes mais lorsqursquoil sortait le matin pour al-ler voir ses malades et qursquoil passait trottant menu devant la

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maison de mon oncle je ne pouvais mrsquoempecirccher de consideacuterer avec une vague terreur les grandes basques de son habit flottant agrave droite et agrave gauche

Telles sont les plus vives impressions de mon enfance mais ce qui me charme le plus dans ces lointains souvenirs ce qui par-dessus tout se retrace agrave mon esprit quand je recircve agrave cette chegravere petite ville de Tubingue crsquoest le corbeau Hans volti-geant par les rues pillant lrsquoeacutetalage des bouchers saisissant tous les papiers au vol peacuteneacutetrant dans les maisons et que tout le monde admirait choyait appelait laquo Hans raquo par-cihellip laquo Hans raquo par-lagravehellip

Singulier animal en veacuteriteacute un jour il eacutetait arriveacute en ville lrsquoaile casseacutee le docteur Hacircselnoss la lui avait remise et tout le monde lrsquoavait adopteacute Lrsquoun lui donnait de la viande lrsquoautre du fromage Hans appartenait agrave toute la ville Hans eacutetait sous la protection de la foi publique

Que jrsquoaimais ce Hans malgreacute ses grands coups de bec Il me semble le voir encore sauter agrave deux pattes dans la neige tourner leacutegegraverement la tecircte et vous regarder du coin de son œil noir drsquoun air moqueur Quelque chose tombait-il de votre poche un kreutzer une clef nrsquoimporte quoi Hans srsquoen saisissait et lrsquoemportait dans les combles de lrsquoeacuteglise Crsquoest lagrave qursquoil avait eacutetabli son magasin crsquoest lagrave qursquoil cachait le fruit de ses rapines car Hans eacutetait malheureusement un oiseau voleur

Du reste lrsquooncle Zacharias ne pouvait souffrir ce Hans il traitait les habitants de Tubingue drsquoimbeacuteciles de srsquoattacher agrave un semblable animal et cet homme si calme si doux perdait toute espegravece de mesure quand par hasard ses yeux rencontraient le corbeau planant devant nos fenecirctres

Or par une belle soireacutee drsquooctobre lrsquooncle Zacharias parais-sait encore plus joyeux que drsquohabitude il nrsquoavait pas vu Hans de toute la journeacutee Les fenecirctres eacutetaient ouvertes un gai soleil peacute-neacutetrait dans la chambre au loin lrsquoautomne reacutepandait ses belles

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teintes de rouille qui se deacutetachent avec tant de splendeur sur le vert sombre des sapins Lrsquooncle Zacharias renverseacute dans son large fauteuil fumait tranquillement sa pipe et moi je le regar-dais me demandant ce qui le faisait sourire en lui-mecircme car sa bonne grosse figure rayonnait drsquoune satisfaction indicible

laquo Cher Tobie me dit-il en lanccedilant au plafond une longue spirale de fumeacutee tu ne saurais croire quelle douce quieacutetude jrsquoeacuteprouve en ce moment Depuis bien des anneacutees je ne me suis pas senti mieux disposeacute pour entreprendre une grande œuvre une œuvre dans le genre de la Creacuteation de Haydn Le ciel semble srsquoouvrir devant moi jrsquoentends les anges et les seacuteraphins entonner leur hymne ceacuteleste je pourrais en noter toutes les voixhellip Ocirc la belle composition Tobie la belle composition hellip Si tu pouvais entendre la basse des douze apocirctres crsquoest magni-fiquehellip magnifique Le soprano du petit Raphaeumll perce les nuages on dirait la trompette du jugement dernier les petits anges battent de lrsquoaile en riant et les saintes pleurent drsquoune ma-niegravere vraiment harmonieusehellip Chut hellip Voici le Veni Creator la basse colossale srsquoavancehellip la terre srsquoeacutebranlehellip Dieu va pa-raicirctre raquo

Et maicirctre Zacharias penchait la tecircte il semblait eacutecouter de toute son acircme de grosses larmes roulaient dans ses yeux laquo Bene Raphaeumll bene raquo murmurait-il Mais comme mon oncle se plongeait ainsi dans lrsquoextase que sa figure son regard son attitude que tout en lui exprimait un ravissement ceacuteleste voilagrave Hans qui srsquoabat tout agrave coup sur notre fenecirctre en poussant un couac eacutepouvantable Je vis lrsquooncle Zacharias pacirclir il regarda vers la fenecirctre drsquoun œil effareacute la bouche ouverte la main eacuteten-due dans lrsquoattitude de la stupeur

Le corbeau srsquoeacutetait poseacute sur la traverse de la fenecirctre Non je ne crois pas avoir jamais vu de physionomie plus railleuse son grand bec se retournait leacutegegraverement de travers et son œil brillait comme une perle Il fit entendre un second couac ironique et se mit agrave peigner son aile de deux ou trois coups de bec

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Mon oncle ne soufflait mot il eacutetait comme peacutetrifieacute

Hans reprit son vol et maicirctre Zacharias se tournant vers moi me regarda quelques secondes

laquo Lrsquoas-tu reconnu me dit-il

mdash Qui donc

mdash Le diable hellip

mdash Le diable hellip Vous voulez rire raquo

Mais lrsquooncle Zacharias ne daigna point me reacutepondre et tomba dans une meacuteditation profonde

La nuit eacutetait venue le soleil disparaissait derriegravere les sapins de la forecirct Noire

Depuis ce jour maicirctre Zacharias perdit toute sa bonne hu-meur Il essaya drsquoabord drsquoeacutecrire sa grande symphonie des Seacutera-phins mais nrsquoayant pas reacuteussi il devint fort meacutelancolique il srsquoeacutetendait tout au large dans son fauteuil les yeux au plafond et ne faisait plus que recircver agrave lrsquoharmonie ceacuteleste Quand je lui re-preacutesentais que nous eacutetions agrave bout drsquoargent et qursquoil ne ferait pas mal drsquoeacutecrire une valse un hopser ou toute autre chose pour nous remettre agrave flot

laquo Une valse hellip un hopser hellip srsquoeacutecriait-il qursquoest-ce que ce-la hellip Si tu me parlais de ma grande symphonie agrave la bonne heure mais une valse Tiens Tobie tu perds la tecircte tu ne sais ce que tu dis raquo Puis il reprenait drsquoun ton plus calme

laquo Tobie crois-moi degraves que jrsquoaurai termineacute ma grande œuvre nous pourrons nous croiser les bras et dormir sur les deux oreilles Crsquoest lrsquoalpha et lrsquoomeacutega de lrsquoharmonie Notre reacutepu-tation sera faite Il y a longtemps que jrsquoaurais termineacute ce chef-drsquoœuvre une seule chose mrsquoen empecircche crsquoest le corbeau

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mdash Le corbeau hellip mais cher oncle en quoi ce corbeau peut-il vous empecirccher drsquoeacutecrire je vous le demande nrsquoest-ce pas un oiseau comme tous les autres

mdash Un oiseau comme tous les autres murmurait mon oncle indigneacute Tobie je le vois tu conspires avec mes ennemis hellip ce-pendant que nrsquoai-je pas fait pour toi Ne trsquoai-je pas eacuteleveacute comme mon propre enfant nrsquoai-je pas remplaceacute ton pegravere et ta megravere ne trsquoai-je pas appris agrave jouer de la clarinette Ah Tobie Tobie crsquoest bien mal raquo

Il disait cela drsquoun ton si convaincu que je finissais par le croire et je maudissais dans mon cœur ce Hans qui troublait lrsquoinspiration de mon oncle Sans lui me disais-je notre fortune serait faite hellip Et je me prenais agrave douter si le corbeau nrsquoeacutetait pas le diable en personne ainsi que le pensait mon oncle

Quelquefois lrsquooncle Zacharias essayait drsquoeacutecrire mais par une fataliteacute curieuse et presque incroyable Hans se montrait toujours au plus beau moment ou bien on entendait son cri rauque Alors le pauvre homme jetait sa plume avec deacutesespoir et srsquoil avait eu des cheveux il se les serait arracheacutes agrave pleines poi-gneacutees tant son exaspeacuteration eacutetait grande Les choses en vinrent au point que maicirctre Zacharias emprunta le fusil du boulanger Racirczer une vieille patraque toute rouilleacutee et se mit en faction derriegravere la porte pour guetter le maudit animal Mais alors Hans ruseacute comme le diable nrsquoapparaissait plus et degraves que mon oncle grelottant de froid car on eacutetait en hiver degraves que mon oncle venait se chauffer les mains aussitocirct Hans jetait son cri devant la maison Maicirctre Zacharias courait bien vite dans la ruehellip Hans venait de disparaicirctre hellip

Crsquoeacutetait une veacuteritable comeacutedie toute la ville en parlait Mes camarades drsquoeacutecole se moquaient de mon oncle ce qui me forccedila de livrer plus drsquoune bataille sur la petite place Je le deacutefendais agrave outrance et je revenais chaque soir avec un œil pocheacute ou le nez meurtri Alors il me regardait tout eacutemu et me disait

ndash 67 ndash

laquo Cher enfant prends couragehellip Bientocirct tu nrsquoauras plus be-soin de te donner tant de peine raquo

Et il se mettait agrave me peindre avec enthousiasme lrsquoœuvre grandiose qursquoil meacuteditait Crsquoeacutetait vraiment superbe tout eacutetait en ordre drsquoabord lrsquoouverture des apocirctres puis le chœur des seacutera-phins en mi beacutemol puis le Veni Creator grondant au milieu des eacuteclairs et du tonnerre hellip laquo Mais ajoutait mon oncle il faut que le corbeau meure Crsquoest le corbeau qui est cause de tout le mal vois-tu Tobie sans lui ma grande symphonie serait faite de-puis longtemps et nous pourrions vivre de nos rentes raquo

II

Un soir revenant entre chien et loup de la petite place je rencontrai Hans Il avait neigeacute la lune brillait par-dessus les toits et je ne sais quelle vague inquieacutetude srsquoempara de mon cœur agrave la vue du corbeau En arrivant agrave la porte de notre mai-son je fus tout eacutetonneacute de la trouver ouverte quelques lueurs se jouaient sur les vitres comme le reflet drsquoun feu qui srsquoeacuteteint Jrsquoentre jrsquoappelle pas de reacuteponse Mais qursquoon se figure ma sur-prise lorsqursquoau reflet de la flamme je vis mon oncle le nez bleu les oreilles violettes eacutetendu tout au large dans son fauteuil le vieux fusil de notre voisin entre les jambes et les souliers char-geacutes de neige

Le pauvre homme eacutetait alleacute agrave la chasse du corbeau laquo Oncle Zacharias mrsquoeacutecriai-je dormez-vous raquo Il entrrsquoouvrit les yeux et me fixant drsquoun regard assoupi

laquo Tobie dit-il je lrsquoai coucheacute en joue plus de vingt fois et toujours il disparaissait comme une ombre au moment ougrave jrsquoallais presser la deacutetente raquo

ndash 68 ndash

Ayant dit ces mots il retomba dans une torpeur profonde Jrsquoavais beau le secouer il ne bougeait plus Alors saisi de crainte je courus chercher Hacircselnoss En levant le marteau de la porte mon cœur battait avec une force incroyable et quand le coup retentit au fond du vestibule mes genoux fleacutechirent La rue eacutetait deacuteserte quelques flocons de neige voltigeaient autour de moi je frissonnais Au troisiegraveme coup la fenecirctre du docteur srsquoouvrit et la tecircte de Hacircselnoss en bonnet de coton srsquoinclina au dehors

laquo Qui est lagrave fit-il drsquoune voix grecircle

mdash Monsieur le docteur venez vite chez maicirctre Zacharias il est bien malade

mdash Heacute fit Hacircselnoss le temps de passer un habit et jrsquoar-rive raquo

La fenecirctre se referma Jrsquoattendis encore un grand quart drsquoheure regardant la rue deacuteserte eacutecoutant crier les girouettes sur leurs aiguilles rouilleacutees et dans le lointain un chien de ferme aboyer agrave la lune Enfin des pas se firent entendre et lentement lentement quelqursquoun descendit lrsquoescalier On introduisit une clef dans la serrure et Hacircselnoss enveloppeacute dans une grande houppelande grise une petite lanterne en forme de bougeoir agrave la main parut sur le seuil

laquo Prr fit-il quel froid jrsquoai bien fait de mrsquoenvelopper

mdash Oui reacutepondis-je depuis vingt minutes je grelotte

mdash Je me suis deacutepecirccheacute pour ne pas te faire attendre raquo

Une minute apregraves nous entrions dans la chambre de mon oncle

laquo Heacute bonsoir maicirctre Zacharias dit le docteur Hacircselnoss le plus tranquillement du monde en soufflant sa lanterne comment vous portez-vous Il paraicirct que nous avons un petit rhume de cerveau raquo

ndash 69 ndash

Agrave cette voix lrsquooncle Zacharias parut srsquoeacuteveiller

laquo Monsieur le docteur dit-il je vais vous raconter la chose depuis le commencement

mdash Crsquoest inutile fit Hacircselnoss en srsquoasseyant en face de lui sur un vieux bahut je sais cela mieux que vous je connais le principe et les conseacutequences la cause et les effets vous deacutetestez Hans et Hans vous deacutetestehellip Vous le poursuivez avec un fusil et Hans vient se percher sur votre fenecirctre pour se moquer de vous Heacute heacute heacute crsquoest tout simple le corbeau nrsquoaime pas le chant du rossignol et le rossignol ne peut souffrir le cri du cor-beau raquo

Ainsi parla Hacircselnoss en puisant une prise dans sa petite tabatiegravere puis il se croisa les jambes secoua les plis de son ja-bot et se mit agrave sourire en fixant maicirctre Zacharias de ses petits yeux malins

Mon oncle eacutetait eacutebahi

laquo Eacutecoutez reprit Hacircselnoss cela ne doit pas vous sur-prendre chaque jour on voit des faits semblables Les sympa-thies et les antipathies gouvernent notre pauvre monde Vous entrez dans une taverne dans une brasserie nrsquoimporte ougrave vous remarquez deux joueurs agrave table et sans les connaicirctre vous faites aussitocirct des vœux pour lrsquoun ou pour lrsquoautre Quelles raisons avez-vous de preacutefeacuterer lrsquoun agrave lrsquoautre Aucunehellip Heacute heacute heacute lagrave-dessus les savants bacirctissent des systegravemes agrave perte de vue au lieu de dire tout bonnement voici un chat voici une souris je fais des vœux pour la souris parce que nous sommes de la mecircme famille parce qursquoavant drsquoecirctre Hacircselnoss docteur en meacutedecine jrsquoai eacuteteacute rat eacutecureuil ou mulot et qursquoen conseacutequencehellip raquo

Mais il ne termina point sa phrase car au mecircme instant le chat de mon oncle eacutetant venu par hasard agrave passer pregraves de lui le docteur le saisit agrave la tignasse et le fit disparaicirctre dans sa grande

ndash 70 ndash

poche avec une rapiditeacute foudroyante Lrsquooncle Zacharias et moi nous nous regardacircmes tout stupeacutefaits

laquo Que voulez-vous faire de mon chat raquo dit enfin lrsquooncle

Mais Hacircselnoss au lieu de reacutepondre sourit drsquoun air con-traint et balbutia

laquo Maicirctre Zacharias je veux vous gueacuterir

mdash Rendez-moi drsquoabord mon chat

mdash Si vous me forcez agrave rendre ce chat dit Hacircselnoss je vous abandonne agrave votre triste sort vous nrsquoaurez plus une minute de repos vous ne pourrez plus eacutecrire une note et vous maigrirez de jour en jour

mdash Mais au nom du ciel reprit mon oncle qursquoest-ce qursquoil vous a donc fait ce pauvre animal

mdash Ce qursquoil mrsquoa fait reacutepondit le docteur dont les traits se contractegraverent ce qursquoil mrsquoa fait hellip Sachez que nous sommes en guerre depuis lrsquoorigine des siegravecles Sachez que ce chat reacutesume en lui la quintessence drsquoun chardon qui mrsquoa eacutetouffeacute quand jrsquoeacutetais violette drsquoun houx qui mrsquoa fait ombre quand jrsquoeacutetais buisson drsquoun brochet qui mrsquoa mangeacute quand jrsquoeacutetais carpe et drsquoun eacutepervier qui mrsquoa deacutevoreacute quand jrsquoeacutetais souris raquo

Je crus que Hacircselnoss perdait la tecircte mais lrsquooncle Tobie fermant les yeux reacutepondit apregraves un long silence

laquo Je vous comprends docteur Hacircselnoss je vous com-prendshellip vous pourriez bien nrsquoavoir pas tort hellip Gueacuterissez-moi et je vous donne mon chat raquo

Les yeux du docteur scintillegraverent

laquo Agrave la bonne heure srsquoeacutecria-t-il maintenant je vais vous gueacuterir raquo

ndash 71 ndash

Il tira de sa trousse un canif et prit sur lrsquoacirctre un petit mor-ceau de bois qursquoil fendit avec dexteacuteriteacute Mon oncle et moi nous le regardions faire Apregraves avoir fendu son morceau de bois il se mit agrave le creuser puis il deacutetacha de son portefeuille une petite laniegravere de parchemin fort mince et lrsquoayant ajusteacutee entre les deux lames de bois il lrsquoappliqua contre ses legravevres en souriant

La figure de mon oncle srsquoeacutepanouit

laquo Docteur Hacircselnoss srsquoeacutecria-t-il vous ecirctes un homme rare un homme vraiment supeacuterieur un hommehellip

mdash Je le sais interrompit Hacircselnoss je le saishellip Mais eacutetei-gnez la lumiegravere que pas un charbon ne brille dans lrsquoombre raquo

Et tandis que jrsquoexeacutecutais son ordre il ouvrit la fenecirctre tout au large La nuit eacutetait glaciale Au-dessus des toits apparaissait la lune calme et limpide Lrsquoeacuteclat eacuteblouissant de la neige et lrsquoobscuriteacute de la chambre formaient un contraste eacutetrange Je voyais lrsquoombre de mon oncle et celle de Hacircselnoss se deacutecouper sur le devant de la fenecirctre mille impressions confuses mrsquoagitaient agrave la fois Lrsquooncle Zacharias eacuteternua la main de Hacircselnoss srsquoeacutetendit avec impatience pour lui commander de se taire puis le silence devint solennel

Tout agrave coup un sifflement aigu traversa lrsquoespace laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Apregraves ce cri tout redevint silencieux Jrsquoenten-dais mon cœur galoper Au bout drsquoun instant le mecircme sifflement se fit entendre laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Je reconnus alors que crsquoeacutetait le docteur qui le produisait avec son appeau Cette re-marque me rendit un peu de courage et je fis attention aux moindres circonstances des choses qui se passaient autour de moi

Lrsquooncle Zacharias agrave demi-courbeacute regardait la lune Hacircselnoss se tenait immobile une main agrave la fenecirctre et lrsquoautre au sifflet

ndash 72 ndash

Il se passa bien deux ou trois minutes puis tout agrave coup le vol drsquoun oiseau fendit lrsquoair

laquo Oh raquo murmura mon oncle

laquo Chut raquo fit Hacircselnoss et le laquo pie-wicircte raquo se reacutepeacuteta plu-sieurs fois avec des modulations eacutetranges et preacutecipiteacutees Deux fois lrsquooiseau effleura les fenecirctres de son vol rapide inquiet Lrsquooncle Zacharias fit un geste pour prendre son fusil mais Hacircselnoss lui saisit le poignet en murmurant laquo Ecirctes-vous fou raquo Alors mon oncle se contint et le docteur redoubla ses coups de sifflet avec tant drsquoart imitant le cri de la pie-griegraveche prise au piegravege que Hans tourbillonnant agrave droite et agrave gauche fi-nit par entrer dans notre chambre attireacute sans doute par une cu-riositeacute singuliegravere qui lui troublait la cervelle Jrsquoentendis ses deux pattes tomber lourdement sur le plancher Lrsquooncle Zacharias je-ta un cri et srsquoeacutelanccedila sur lrsquooiseau qui srsquoeacutechappa de ses mains

laquo Maladroit raquo srsquoeacutecria Hacircselnoss en fermant la fenecirctre

Il eacutetait temps Hans planait aux poutres du plafond Apregraves avoir fait cinq ou six tours il se cogna contre une vitre avec tant de force qursquoil glissa tout eacutetourdi le long de la fenecirctre cherchant agrave srsquoaccrocher des ongles aux traverses Hacircselnoss alluma bien vite la chandelle et je vis alors le pauvre Hans entre les mains de mon oncle qui lui serrait le cou avec un enthousiasme freacuteneacute-tique en disant

laquo Ha ha ha je te tiens je te tiens raquo

Hacircselnoss lrsquoaccompagnait de ses eacuteclats de rire

laquo Heacute heacute heacute vous ecirctes content maicirctre Zacharias vous ecirctes content raquo

Jamais je nrsquoai vu de scegravene plus effrayante La figure de mon oncle eacutetait cramoisie Le pauvre corbeau allongeait les pattes battait des ailes comme un grand papillon de nuit et le frisson de la mort eacutebouriffait ses plumes

ndash 73 ndash

Ce spectacle me fit horreur je courus me cacher au fond de la chambre

Le premier moment drsquoindignation passeacute lrsquooncle Zacharias redevint lui-mecircme laquo Tobie srsquoeacutecria-t-il le diable a rendu ses comptes je lui pardonne Tiens-moi ce Hans devant les yeux Ah je me sens revivre Maintenant silence eacutecoutez raquo

Et maicirctre Zacharias le front inspireacute srsquoassit gravement au clavecin Moi jrsquoeacutetais en face de lui et je tenais le corbeau par le bec Derriegravere Hacircselnoss levait la chandelle et lrsquoon ne pouvait voir de tableau plus bizarre que ces trois figures Hans lrsquooncle Zacharias et Hacircselnoss sous les poutres hautes et vermoulues du plafond Je les vois encore eacuteclaireacutees par la lumiegravere tremblo-tante ainsi que nos vieux meubles dont les ombres vacillaient contre la muraille deacutecreacutepite

Aux premiers accords mon oncle parut se transformer ses grands yeux bleus brillegraverent drsquoenthousiasme il ne jouait pas de-vant nous mais dans une catheacutedrale devant une assembleacutee immense pour Dieu lui-mecircme

Quel chant sublime tour agrave tour sombre patheacutetique deacutechi-rant et reacutesigneacute puis tout agrave coup au milieu des sanglots lrsquoespeacuterance deacuteployant ses ailes drsquoor et drsquoazur Oh Dieu est-il possible de concevoir drsquoaussi grandes choses

Crsquoeacutetait un Requiem et durant une heure lrsquoinspiration nrsquoabandonna point une seconde lrsquooncle Zacharias

Hacircselnoss ne riait plus Insensiblement sa figure railleuse avait pris une expression indeacutefinissable Je crus qursquoil srsquoattendrissait mais bientocirct je le vis faire des mouvements ner-veux serrer le poing et je mrsquoaperccedilus que quelque chose se deacute-battait dans les basques de son habit

Quand mon oncle eacutepuiseacute par tant drsquoeacutemotions srsquoappuya le front au bord du clavecin le docteur tira de sa grande poche le chat qursquoil avait eacutetrangleacute

ndash 74 ndash

laquo Heacute heacute heacute fit-il bonsoir maicirctre Zacharias bonsoir Nous avons chacun notre gibier heacute heacute heacute vous avez fait un Requiem pour le corbeau Hans il srsquoagit maintenant de faire un Alleacuteluia pour votre chathellip Bonsoir hellip raquo

Mon oncle eacutetait tellement abattu qursquoil se contenta de sa-luer le docteur drsquoun mouvement de tecircte en me faisant signe de le reconduire

Or cette nuit mecircme mourut le grand-duc Yeacuteri Peacuteter deu-xiegraveme du nom et comme Hacircselnoss traversait la rue jrsquoentendis les cloches de la catheacutedrale se mettre lentement en branle En rentrant dans la chambre je vis lrsquooncle Zacharias debout

laquo Tobie me dit-il drsquoune voix grave va te coucher mon en-fant va te coucher je suis remis il faut que jrsquoeacutecrive tout cela cette nuit de crainte drsquooublier raquo

Je me hacirctai drsquoobeacuteir et je nrsquoai jamais mieux dormi

Le lendemain vers neuf heures je fus reacuteveilleacute par un grand tumulte Toute la ville eacutetait en lrsquoair on ne parlait que de la mort du grand-duc

Maicirctre Zacharias fut appeleacute au chacircteau On lui commanda le Requiem de Yeacuteri-Peacuteter II œuvre qui lui valut enfin la place de maicirctre de chapelle qursquoil ambitionnait depuis si longtemps Ce Requiem nrsquoeacutetait autre que celui de Hans Aussi lrsquooncle Zacha-rias devenu un grand personnage depuis qursquoil avait mille tha-lers agrave deacutepenser par an me disait souvent agrave lrsquooreille

laquo Heacute neveu si lrsquoon savait que crsquoest pour le corbeau que jrsquoai composeacute mon fameux Requiem nous pourrions encore aller jouer de la clarinette aux fecirctes de village Ah ah ah raquo et le gros ventre de mon oncle galopait drsquoaise

Ainsi vont les choses en ce monde

ndash 75 ndash

LE JUIF POLONAIS

PREMIEgraveRE PARTIE

LA VEILLE DE NOEumlL

Une salle drsquoauberge alsacienne Tables bancs fourneau de fonte grande horloge Portes et fenecirctres au fond sur la rue Porte agrave droite com-muniquant agrave lrsquointeacuterieur Porte de la cuisine agrave gauche Agrave cocircteacute de la porte un grand buffet de checircne Le soir une chandelle allumeacutee sur la table Catherine la femme du bourgmestre est assise agrave son rouet Le garde forestier Heinrich entre par le fond il est tout blanc de neige

I CATHERINE HEINRICH

HEINRICH frappant du pied ndash De la neige madame Ma-this toujours de la neige (Il pose son fusil derriegravere lrsquohorloge)

CATHERINE ndash Encore au village Heinrich

HEINRICH ndash Mon Dieu oui la veille de Noeumll il faut bien srsquoamuser un peu

CATHERINE ndash Vous savez que votre sac de farine est precirct au moulin

HEINRICH ndash Crsquoest bon crsquoest bon je ne suis pas presseacute Walter le chargera tout agrave lrsquoheure sur sa voiture

ndash 76 ndash

CATHERINE ndash Lrsquoanabaptiste est encore ici Je croyais lrsquoavoir vu partir depuis longtemps

HEINRICH ndash Non non Il est au Mouton-drsquoOr agrave vider bouteille Je viens de voir sa voiture devant lrsquoeacutepicier Harvig avec le sucre le cafeacute la cannelle tout couverts de neige Heacute heacute heacute hellip Crsquoest un bon vivanthellip Il aime le bon vin il a raison Nous partirons ensemble

CATHERINE ndash Vous nrsquoavez pas peur de verser

HEINRICH ndash Bah bah vous nous precircterez une lanterne Qursquoon mrsquoapporte seulement une chopine de vin blanc vous sa-vez de ce petit vin blanc de Huumlnevir (Il srsquoassied en riant)

CATHERINE appelant ndash Loiumls

LOIumlS de la cuisine ndash Madame

CATHERINE ndash Une chopine de Huumlnevir pour M Heinrich

LOIumlS de mecircme ndash Tout de suite

HEINRICH ndash Ce petit vin-lagrave reacutechauffe par un temps pareil il faut ccedila

CATHERINE ndash Oui mais prenez garde il est fort tout de mecircme

HEINRICH ndash Soyez tranquille tout ira bien Mais dites donc madame Mathis notre bourgmestre on ne le voit pashellip Est-ce qursquoil serait malade

CATHERINE ndash Il est parti pour Ribeauvilleacute il y a cinq jours

ndash 77 ndash

II

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS entrant ndash Voici la bouteille et un verre maicirctre Hein-rich

HEINRICH ndash Bon bon (Il verse) Ah le bourgmestre est agrave Ribeauvilleacute

CATHERINE ndash Oui nous lrsquoattendons pour ce soir mais al-lez donc compter sur les hommes quand ils sont dehors

HEINRICH ndash Il est bien sucircr alleacute chercher du vin

CATHERINE ndash Oui

HEINRICH ndash Heacute vous pouvez bien penser que votre cou-sin Bocircth ne lrsquoaura pas laisseacute repartir tout de suite Voilagrave quelque chose qui me conviendrait drsquoaller de temps en temps faire un tour dans les pays vignobles Jrsquoaimerais mieux ccedila que de courir les bois ndash Agrave votre santeacute madame Mathis

CATHERINE agrave Loiumls ndash Qursquoest-ce que tu eacutecoutes donc lagrave Loiumls Est-ce que tu nrsquoas rien agrave faire (Loiumls sort sans reacutepondre) Mets de lrsquohuile dans la petite lanterne Heinrich lrsquoemportera

III

LES PREacuteCEacuteDENTS moins LOIumlS

CATHERINE ndash Il faut que les servantes eacutecoutent tout ce qui se passe

HEINRICH ndash Je parie que le bourgmestre est alleacute chercher le vin de la noce

ndash 78 ndash

CATHERINE riant ndash Crsquoest bien possible

HEINRICH ndash Ouihellip tout agrave lrsquoheure encore au Mouton-drsquoOr on disait que Mlle Mathis et le mareacutechal des logis de gendarme-rie Christian allaient bientocirct se marier ensemble Ccedila mrsquoeacutetait dif-ficile agrave croire Christian est bien un brave et honnecircte homme et un bel homme aussi personne ne peut soutenir le contraire mais il nrsquoa que sa solde au lieu que Mlle Annette est le plus riche parti du village

CATHERINE ndash Vous croyez donc Heinrich qursquoil faut tou-jours regarder agrave lrsquoargent

HEINRICH ndash Non non au contraire Seulement je pense que le bourgmestrehellip

CATHERINE ndash Eh bien voilagrave ce qui vous trompe Mathis nrsquoa pas seulement demandeacute mdash Combien avez-vous ndash Il a dit tout de suite mdash Pourvu qursquoAnnette soit contente moi je con-sens

HEINRICH ndash Et mademoiselle Annette est contente

CATHERINE ndash Oui elle aime Christian Et comme nous ne voulons que le bonheur de notre enfant nous ne regardons pas agrave la richesse

HEINRICH ndash Si vous ecirctes tous contentshellip moi je suis con-tent aussi Je trouve que M Christian a de la chance et je vou-drais bien ecirctre agrave sa place

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS NICKEL

NICKEL entrant un sac de farine sur la tecircte ndash Votre sac de farine maicirctre Heinrich bien peseacute

ndash 79 ndash

HEINRICH ndash Crsquoest bon Nickel crsquoest bon mets-le dans un coin

CATHERINE allant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumls tu peux dresser la soupe de Nickel

HEINRICH se levant ndash Ah voyons si jrsquoai toutes mes af-faires (Il ouvre sa gibeciegravere) Voilagrave drsquoabord la farinehellip voici le tabac la cannelle le plomb de liegravevrehellip voici les deux livres de savonhellip Il me manque quelque chosehellip Ah le selhellip Jrsquoai oublieacute le sel sur le comptoir du pegravere Harvighellip Crsquoest ma femme qui aurait crieacute hellip (Il sort)

V

CATHERINE NICKEL puis HEINRICH

NICKEL ndash Vous saurez madame que la riviegravere est prise tellement que si lrsquoon arrecircte de moudre la glace viendra bientocirct jusque dans la vanne et que si lrsquoon continue il pourrait nous ar-river comme dans le temps ougrave la grande roue srsquoest casseacutee Le verglas tombe toujourshellip Je ne sais pas ce qursquoil faut faire

CATHERINE ndash Il faut attendre que Mathis soit venu Nous nrsquoavons plus beaucoup agrave moudre cette semaine

NICKEL ndash Non la grande presse de Noeumll est passeacuteehellip une vingtaine de sacs

CATHERINE ndash Eh bien tu peux souper Mathis ne tardera pas (Heinrich paraicirct au fond un paquet agrave ta main)

HEINRICH ndash Voilagrave mon affaire Jrsquoai tout maintenant (Il arrange le paquet dans sa gibeciegravere)

NICKEL ndash Alors je peux arrecircter le moulin madame Ma-this

ndash 80 ndash

CATHERINE ndash Oui tu souperas apregraves (Nickel sort par la porte de la cuisine Annette entre par la droite)

VI

CATHERINE HEINRICH ANNETTE

ANNETTE ndash Bonsoir monsieur Heinrich

HEINRICH se retournant ndash Heacute crsquoest vous mademoiselle Annette bonsoirhellip bonsoir hellip Nous parlions tout agrave lrsquoheure de vous

ANNETTE ndash De moi

HEINRICH ndash Mais oui mais ouihellip (Il pose sa gibeciegravere sur un banc puis drsquoun air drsquoadmiration) Oh oh comme vous voilagrave riante et gentiment habilleacuteehellip Crsquoest drocircle on dirait que vous allez agrave la noce

ANNETTE ndash Vous voulez rire monsieur Heinrich

HEINRICH ndash Non non je ne ris pas je dis ce que je pense vous le savez bien Ces bonnes joues rouges ce joli bonnet et cette petite robe bien faite avec ces petits souliers ne sont pas pour lrsquoagreacutement des yeux drsquoun vieux garde forestier comme moi Crsquoest pour un autre (il cligne de lrsquoœil) pour un autre que je con-nais bien heacute heacute heacute

ANNETTE ndash Oh peut-on dire hellip

HEINRICH ndash Oui oui on peut dire que vous ecirctes une jolie fille bien tourneacutee et riante et avenantehellip et que lrsquoautre grandhellip vous savez bien avec ses moustaches brunes et ses grosses bottes nrsquoest pas agrave plaindrehellip Nonhellip je ne le plains pas du tout (Walter entrsquorouvre la porte du fond et avance la tecircte Annette regarde)

ndash 81 ndash

VII

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER

WALTER riant ndash Heacute elle a tourneacute la tecirctehellip Ccedila nrsquoest pas luihellip ce nrsquoest pas lui (Il entre)

ANNETTE ndash Qui donc pegravere Walter

WALTER riant aux eacuteclats ndash Ha ha ha voyez-vous les filleshellip jusqursquoagrave la derniegravere minute elles ne veulent avoir lrsquoair de rien

ANNETTE drsquoun ton naiumlf ndash Moi je ne comprends pashellip je ne sais pas ce qursquoon veut dire

WALTER levant le doigt ndash Ah crsquoest comme ccedila Annettehellip Eh bien eacutecoute puisque tu te caches puisque tu ne veux rien dire et que tu me prends pour un vieux benecirct qui ne voit rien et qui ne sait rien ce sera moi Daniel Walter qui trsquoattacherai la jarretiegravere

HEINRICH ndash Non ce sera moi

CATHERINE riant ndash Vous ecirctes deux vieux fous

WALTER ndash Nous ne sommes pas si fous que nous en avons lrsquoair Je dis que jrsquoattacherai la jarretiegravere de la marieacutee et qursquoen at-tendant nous allons boire ensemble un bon coup en lrsquohonneur de Christian Nous allons voir maintenant si Annette aura le courage de refuser Je dis que si elle refuse elle nrsquoaime pas Christian

ANNETTE ndash Oh moi jrsquoaime le bon vin et quand on mrsquoen offre jrsquoen boishellip Voilagrave

TOUS riant ndash Ha ha ha maintenant tout est deacutecouvert

ndash 82 ndash

WALTER ndash Apportez la bouteille apportez que nous bu-vions avec Annette Ce sera pour la premiegravere fois mais je pense que ce ne sera pas la derniegravere et que nous trinquerons en-semble tous les baptecircmes

CATHERINE appelant ndash Loiumls hellip Loiumls hellip descends agrave la cavehellip Tu prendras une bouteille dans le petit caveau (Loiumls entre et deacutepose en passant une lanterne allumeacutee sur la table puis elle ressort)

WALTER ndash Qursquoest-ce que cette lanterne veut dire

HEINRICH ndash Crsquoest pour attacher agrave la voiture

ANNETTE riant ndash Vous partirez au clair de lune (Elle souffle la lanterne)

WALTER de mecircme ndash Ouihellip ouihellip au clair de lunehellip (Loiumls apporte une bouteille et des verres puis elle rentre dans la cui-sine Heinrich verse) Agrave la santeacute du mareacutechal des logis et de la gentille Annette (On trinque et lrsquoon boit)

HEINRICH deacuteposant son verre ndash Fameuxhellip fameuxhellip Crsquoest eacutegal de mon temps les choses ne se seraient pas passeacutees comme cela

CATHERINE ndash Quelles choses

HEINRICH ndash Le mariage (Il se legraveve se met en garde et frappant du pied) Il aurait fallu srsquoalignerhellip (Il se rassied) Oui si par malheur un eacutetranger eacutetait venu prendre la plus jolie fille du pays la plus gentille et la plus richehellip Mille tonnerres hellip Heinrich Schmitt aurait crieacute Halte halte nous allons voir ccedila

WALTER ndash Et moi jrsquoaurais empoigneacute ma fourche pour cou-rir dessus

HEINRICH ndash Oui mais les jeunes gens de ce temps nrsquoont plus de cœur ccedila ne pense qursquoagrave fumer et agrave boire Quelle misegravere Ce nrsquoest pas pour crier contre Christian non il faut le respecter

ndash 83 ndash

et lrsquohonorer mais je soutiens qursquoun pareil mariage est la honte des garccedilons du pays

ANNETTE ndash Et si je nrsquoen avais pas voulu drsquoautre moi

HEINRICH riant ndash Il aurait fallu marcher tout de mecircme

ANNETTE ndash Oui mais je me serais battue contre avec celui que jrsquoaurais voulu

HEINRICH ndash Ah si crsquoest comme ccedila je ne dis plus rien Plu-tocirct que de me battre contre Annette jrsquoaurais mieux aimeacute boire agrave la santeacute de Christian (On rit et lrsquoon trinque)

WALTER gravement ndash Eacutecoute Annette je veux te faire un plaisir

ANNETTE ndash Quoi donc pegravere Walter

WALTER ndash Comme jrsquoentrais tout agrave lrsquoheure jrsquoai vu le mareacute-chal des logis qui revenait avec deux gendarmes Il est en train drsquoocircter ses grosses bottes jrsquoen suis sucircr et dans un quart drsquoheurehellip

ANNETTE ndash Eacutecoutez

CATHERINE ndash Crsquoest le vent qui se legraveve Pourvu maintenant que Mathis ne soit pas en route

ANNETTE ndash Nonhellip nonhellip crsquoest lui hellip (Christian paraicirct au fond)

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CHRISTIAN

TOUS riant ndash Crsquoest lui hellip crsquoest lui

ndash 84 ndash

CHRISTIAN secouant son chapeau et frappant des pieds ndash Quel temps Bonsoir madame Mathis bonsoir mademoiselle Annette (Il lui serre la main)

WALTER ndash Elle ne srsquoeacutetait pas trompeacutee

CHRISTIAN eacutetonneacute regardant les autres rire ndash Eh bien qursquoy a-t-il donc de nouveau

HEINRICH ndash Heacute mareacutechal des logis nous rions parce que mademoiselle Annette a crieacute drsquoavance Crsquoest lui

CHRISTIAN ndash Tant mieux ccedila prouve qursquoelle pensait agrave moi

WALTER ndash Je crois bien elle tournait la tecircte chaque fois qursquoon ouvrait la porte

CHRISTIAN ndash Est-ce que crsquoest vrai mademoiselle Annette

ANNETTE ndash Oui crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Agrave la bonne heure voilagrave ce qui srsquoappelle par-ler Je suis bien heureux de lrsquoentendre dire agrave mademoiselle An-nette (Il suspend son chapeau au mur et deacutepose son eacutepeacutee dans un coin) Ccedila me reacutechauffe et jrsquoen ai besoin

CATHERINE ndash Vous arrivez du dehors monsieur Chris-tian

CHRISTIAN ndash Du Hocircwald madame Mathis du Hocircwald Quelle neige Jrsquoen ai bien vu dans lrsquoAuvergne et dans les Pyreacute-neacutees mais je nrsquoavais jamais rien vu de pareil (Il srsquoassied et se chauffe les mains au poecircle en grelottant Annette qui srsquoest deacute-pecirccheacutee de sortir revient de la cuisine avec une cruche de vin qursquoelle pose sur le poecircle)

ANNETTE ndash Il faut laisser chauffer le vin cela vaudra mieux

ndash 85 ndash

WALTER riant agrave Heinrich ndash Comme elle prend soin de lui Ce nrsquoest pas pour nous autres qursquoelle aurait eacuteteacute chercher du sucre et de la cannelle

CHRISTIAN ndash Heacute vous ne passez pas non plus vos jour-neacutees dans la neige vous nrsquoavez pas besoin qursquoon vous reacute-chauffe

WALTER riant ndash Oui la chaleur ne nous manque pas en-core Dieu merci Nous ne grelottons pas comme ce mareacutechal des logis Crsquoest tout de mecircme triste de voir un mareacutechal des lo-gis qui grelotte aupregraves drsquoune jolie fille qui lui donne du sucre et de la cannelle

ANNETTE ndash Taisez-vous pegravere Walter vous devriez ecirctre honteux de penser des choses pareilles

CHRISTIAN souriant ndash Deacutefendez-moi mademoiselle An-nette ne me laissez pas abicircmer par ce pegravere Walter qui se moque bien de la neige et du vent au coin drsquoun bon feu Srsquoil avait passeacute cinq heures dehors comme moi je voudrais voir la mine qursquoil aurait

CATHERINE ndash Vous avez passeacute cinq heures dans le Hocircwald Christian Mon Dieu crsquoest pourtant un service ter-rible cela

CHRISTIAN ndash Que voulez-vous hellip Sur les deux heures on est venu nous preacutevenir que les contrebandiers du Banc de la Roche passeraient la riviegravere agrave la nuit tombante avec du tabac et de la poudre de chasse il a fallu monter agrave cheval

HEINRICH ndash Et les contrebandiers sont venus

CHRISTIAN ndash Non les gueux Ils avaient reccedilu lrsquoeacuteveil ils ont passeacute ailleurs Encore maintenant je ne me sens plus agrave force drsquoavoir lrsquoongleacutee (Annette verse du vin dans un verre et le lui preacutesente)

ANNETTE ndash Tenez monsieur Christian reacutechauffez-vous

ndash 86 ndash

CHRISTIAN ndash Merci mademoiselle Annette (Il boit) Cela me fait du bien

WALTER ndash Il nrsquoest pas difficile le mareacutechal des logis

CATHERINE ndash Annette apporte la carafe il nrsquoy a plus drsquoeau dans mon mouilloir (Annette va chercher la carafe sur le buffet agrave gauche ndash Agrave Christian) Crsquoest eacutegal Christian vous avez encore de la chance eacutecoutez quel vent dehors

CHRISTIAN ndash Oui il se levait au moment ougrave nous avons fait la rencontre du docteur Frantz (Il rit) Figurez-vous que ce vieux fou revenait du Schneacuteeberg avec une grosse pierre qursquoil eacutetait alleacute deacuteterrer dans les ruines le vent soufflait et lrsquoenterrait presque dans la neige avec son traicircneau

CATHERINE agrave Annette qui verse de lrsquoeau dans son mouil-loir ndash Crsquoest bonhellip merci (Annette va remettre la carafe sur le buffet puis elle prend sa corbeille agrave ouvrage et srsquoassied agrave cocircteacute de Catherine)

HEINRICH riant ndash On peut bien dire que tous ces savants sont des fous Combien de fois nrsquoai-je pas vu le vieux docteur se deacutetourner drsquoune et mecircme de deux lieues pour aller regarder des pierres toutes couvertes de mousse et qui ne sont bonnes agrave rien Est-ce qursquoil ne faut pas avoir la cervelle agrave lrsquoenvers

WALTER ndash Oui crsquoest un original il aime toutes les choses du temps passeacute les vieilles coutumes et les vieilles pierres mais ccedila ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre le meilleur meacutedecin du pays

CHRISTIAN bourrant sa pipe ndash Sans doutehellip sans doute

CATHERINE ndash Quel vent Jrsquoespegravere bien que Mathis aura le bon sens de srsquoarrecircter quelque part (Srsquoadressant agrave Walter et agrave Heinrich) Je vous disais bien de partirhellip Vous seriez tranquilles chez vous

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette est cause de tout elle ne devait pas souffler la lanterne

ndash 87 ndash

ANNETTE ndash Oh vous eacutetiez bien contents de rester

WALTER ndash Crsquoest eacutegal madame Mathis a raison nous au-rions mieux fait de partir

CHRISTIAN ndash Vous avez de rudes hivers par ici

WALTER ndash Oh pas tous les ans mareacutechal des logis de-puis quinze ans nous nrsquoen avons pas eu de pareil

HEINRICH ndash Non depuis lrsquohiver du Polonais je ne me rap-pelle pas avoir vu tant de neige Mais cette anneacutee-lagrave le Schneacutee-berg eacutetait deacutejagrave blanc les premiers jours de novembre et le froid dura jusqursquoagrave la fin de mars Agrave la deacutebacirccle toutes les riviegraveres eacutetaient deacutebordeacutees on ne voyait que des souris des taupes et des mulots noyeacutes dans les champs

CHRISTIAN ndash Et crsquoest agrave cause de cela qursquoon lrsquoappelle lrsquohiver du Polonais

WALTER ndash Non crsquoest pour autre chose une chose terrible et que les gens du pays se rappelleront toujours Madame Ma-this srsquoen souvient aussi pour sucircr

CATHERINE ndash Vous pensez bien Walter elle a fait assez de bruit dans le temps cette affaire

HEINRICH ndash Crsquoest lagrave mareacutechal des logis que vous auriez pu gagner la croix

CHRISTIAN ndash Mais qursquoest-ce que crsquoest donc (Coup de vent dehors)

ANNETTE ndash Le vent augmente

CATHERINE ndash Oui mon enfant pourvu que ton pegravere ne soit pas sur la route

WALTER agrave Christian ndash Je puis vous raconter la chose de-puis le commencement jusqursquoagrave la fin car je lrsquoai vue moi-mecircme Tenez il y a juste aujourdrsquohui quinze ans que jrsquoeacutetais agrave cette

ndash 88 ndash

mecircme table avec Mathis qui venait drsquoacheter son moulin depuis cinq ou six mois Diederich Omacht Johann Rœber qursquoon ap-pelait le petit sabotier et plusieurs autres qui dorment mainte-nant derriegravere le grand if sur la cocircte Nous irons tous lagrave tocirct ou tard bienheureux ceux qui nrsquoont rien sur la conscience (En ce moment Christian se baisse prend une braise dans le creux de sa main et allume sa pipe puis il srsquoaccoude au bord de la table) Nous eacutetions donc en train de jouer aux cartes et dans la salle se trouvait encore beaucoup de monde lorsque sur le coup de dix heures la sonnette drsquoun traicircneau srsquoarrecircte devant la porte et presque aussitocirct un Polonais entre un juif polonais un homme de quarante-cinq agrave cinquante ans solide bien bacircti Je crois encore le voir entrer avec son manteau vert garni de four-rures son bonnet de peau de martre sa grosse barbe brune et ses grandes bottes rembourreacutees de peau de liegravevre Crsquoeacutetait un marchand de graines Il dit en entrant laquo Que la paix soit avec vous raquo Tout le monde tournait la tecircte et pensait laquo Drsquoougrave vient celui-lagrave hellip Qursquoest-ce qursquoil veut raquo parce que les juifs polo-nais qui vendent de la semence nrsquoarrivent dans le pays qursquoau mois de feacutevrier Mathis lui de-mande laquo Qursquoy a-t-il pour votre service raquo Mais lui sans reacute-pondre commence par ouvrir son manteau et par deacuteboucler une grosse ceinture qursquoil avait aux reins Il pose sur la table cette ceinture ougrave lrsquoon entendait sonner de lrsquoor et dit laquo La neige est profonde le chemin difficilehellip allez mettre mon cheval agrave lrsquoeacutecurie dans une heure je repartirai raquo Ensuite il prend une bouteille de vin sans parler agrave personne comme un homme

ndash 89 ndash

triste et qui pense agrave ses affaires Agrave onze heures le wachtmann Yeacuteri entre tout le monde srsquoen va le Polonais reste seul (Grand coup de vent au dehors avec un bruit de vitres qui se brisent)

CATHERINE ndash Mon Dieu qursquoest-ce qui vient drsquoarriver

HEINRICH ndash Ce nrsquoest rien madame Mathis crsquoest un car-reau qui se brise on aura sans doute laisseacute une fenecirctre ouverte

CATHERINE se levant ndash Il faut que jrsquoaille voir (Elle sort)

ANNETTE criant ndash Tu ne sortiras pashellip

CATHERINE de la cuisine ndash Sois donc tranquille je reviens tout de suite

IX

Les preacuteceacutedents moins CATHERINE

CHRISTIAN ndash Je ne vois pas encore comment jrsquoaurais pu gagner la croix pegravere Walter

WALTER ndash Oui monsieur Christian mais attendez le len-demain on trouva le cheval du Polonais sous le grand pont de Weacutechem et cent pas plus loin dans le ruisseau le manteau vert et le bonnet plein de sang Quant agrave lrsquohomme on nrsquoa jamais pu savoir ce qursquoil est devenu

HEINRICH ndash Tout ccedila crsquoest la pure veacuteriteacute La gendarmerie de Rothau arriva le lendemain malgreacute la neige et crsquoest mecircme depuis ce temps qursquoon laisse ici la brigade

CHRISTIAN ndash Et lrsquoon nrsquoa pas fait drsquoenquecircte

HEINRICH ndash Une enquecircte je crois bienhellip Crsquoest lrsquoancien mareacutechal des logis Kelz qui srsquoest donneacute de la peine pour cette

ndash 90 ndash

affaire En a-t-il fait des courses reacuteuni des teacutemoins eacutecrit des procegraves-verbaux Sans parler du juge de paix Beacuteneacutedum du pro-cureur Richter et du vieux meacutedecin Hornus qui sont venus voir le manteau le bacircton et le bonnet

CHRISTIAN ndash Mais on devait avoir des soupccedilons sur quelqursquoun

HEINRICH ndash Ccedila va sans dire les soupccedilons ne manquent jamais mais il faut des preuves Dans ce temps-lagrave voyez-vous les deux fregraveres Kasper et Yokel Hierthegraves qui demeurent au bout du village avaient un vieil ours les oreilles et le nez tout deacutechi-reacutes avec un acircne et trois gros chiens qursquoils menaient aux foires pour livrer bataille Ccedila leur rapportait beaucoup drsquoargent ils buvaient de lrsquoeau-de-vie tant qursquoils en voulaient Justement quand le Polonais disparut ils eacutetaient agrave Weacutechem et le bruit courut alors qursquoils lrsquoavaient fait deacutevorer par leurs becirctes et qursquoon ne pouvait plus retrouver que son bonnet et son manteau parce que lrsquoours et les chiens avaient eu assez du reste Naturellement

ndash 91 ndash

on mit la main sur ces gueux ils passegraverent quinze mois dans les cachots mais finalement on ne put rien prouver contre les Hierthegraves et malgreacute tout il fallut les relacirccher Leur acircne leur ours et leurs chiens eacutetaient morts Ils se mirent donc agrave eacutetamer des casseroles et M Mathis leur loua sa baraque du coin des Cheneviegraveres Ils vivent lagrave-dedans et ne payent jamais un liard pour le loyer

WALTER ndash Mathis est trop bon pour ces bandits Depuis longtemps il aurait ducirc les balayer

CHRISTIAN ndash Ce que vous me racontez lagrave mrsquoeacutetonne je nrsquoen avais jamais entendu dire un mot

HEINRICH ndash Il faut une occasionhellip Jrsquoaurais cru que vous saviez cela mieux que nous

CHRISTIAN ndash Non crsquoest la premiegravere nouvelle (Catherine rentre)

X

Les preacuteceacutedents CATHERINE

CATHERINE ndash Jrsquoeacutetais sucircre que Loiumls avait laisseacute la fenecirctre de la cuisine ouverte On a beau lui dire de fermer les fenecirctres cette fille nrsquoeacutecoute rien Maintenant tous les carreaux sont cas-seacutes

WALTER ndash Heacute madame Mathis cette fille est jeune agrave son acircge on a toutes sortes de choses en tecircte

CATHERINE se rasseyant ndash Fritz est dehors Christian il veut vous parler

Christian ndash Fritz le gendarme

ndash 92 ndash

CATHERINE ndash Oui je lui ai dit drsquoentrer mais il nrsquoa pas vou-lu Crsquoest pour une affaire de service

CHRISTIAN ndash Ah bon je sais ce que crsquoest (Il se legraveve prend son chapeau et se dirige vers la porte)

ANNETTE ndash Vous reviendrez Christian

CHRISTIAN sur la porte ndash Ouihellip dans un instant (Il sort)

XI

Les preacuteceacutedents moins CHRISTIAN

WALTER ndash Voilagrave ce qursquoon peut appeler un brave homme un homme doux mais qui ne plaisante pas avec les gueux

HEINRICH ndash Oui M Mathis a de la chance de trouver un pareil gendre depuis que je le connais tout lui reacuteussit Drsquoabord il achegravete cette auberge ougrave Georges Houcircte srsquoeacutetait ruineacute Chacun pensait qursquoil ne pourrait jamais la payer et voilagrave que toutes les bonnes pratiques arrivent il entasse il entassehellip il payehellip il achegravete le grand preacute de la Bruche la cheneviegravere du fond des Houx les douze arpents de la Finckmath la scierie des Trois-Checircneshellip Ensuite son moulin ensuite son magasin de planches Mademoiselle Annette grandithellip il place de lrsquoargent sur bonne hypothegravequehellip on le nomme bourgmestrehellip Il ne lui manquait plus qursquoun gendre un honnecircte homme rangeacute soigneux qui ne jette pas lrsquoargent par les fenecirctres qui plaise agrave sa fille et que cha-cun respectehellip Eh bien Christian Becircme se preacutesente un homme solide sur lequel on ne peut dire que du bien ndash Que voulez-vous M Mathis est venu au monde sous une bonne eacutetoile Pendant que les autres suent sang et eau pour reacuteunir les deux bouts agrave la fin de lrsquoanneacutee lui nrsquoa jamais fini de srsquoenrichir de srsquoarrondir et de prospeacuterer ndash Est-ce vrai madame Mathis

ndash 93 ndash

CATHERINE ndash Nous ne nous plaignons pas Heinrich au contraire

HEINRICH ndash Oui et le plus beau de tout crsquoest que vous le meacuteritez personne ne vous porte envie chacun pense ndash Ce sont de braves gens ils ont gagneacute leurs biens par le travail ndash Et tout le monde est content pour mademoiselle Annette

WALTER ndash Oui crsquoest un beau mariage

CATHERINE eacutecoutant ndash Voilagrave Christian qui revient

ANNETTE ndash Oui jrsquoentends les eacuteperons sur lrsquoescalier (La porte srsquoouvre et Mathis paraicirct enveloppeacute drsquoun grand manteau tout blanc de neige coiffeacute drsquoun bonnet de peau de loutre une grosse cravache agrave la main les eacuteperons aux talons)

XII

Les preacuteceacutedents MATHIS

MATHIS drsquoun accent joyeux ndash Heacute heacute heacute crsquoest moihellip crsquoest moi hellip

CATHERINE se levant ndash Mathis

HEINRICH ndash Le bourgmestre

ANNETTE courant lrsquoembrasser ndash Te voilagrave

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Dieu merci Avons-nous de la neigehellip en avons-nous Jrsquoai laisseacute la voiture agrave Bichem avec Jo-hann il lrsquoamegravenera demain

CATHERINE elle arrive lrsquoembrasser et le deacutebarrasse de son manteau ndash Donne-moi ccedilahellip Tu nous fais joliment plaisir va de rentrer ce soir Quelles inquieacutetudes nous avions

ndash 94 ndash

MATHIS ndash Je pensais bien Catherine crsquoest pour ccedila que je suis revenu (Regardant autour de la salle) Heacute heacute heacute le pegravere Walter et Heinrich Vous allez avoir un beau temps pour retourner chez vous

CATHERINE appelant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumlshellip Loiumlshellip apporte les gros souliers de M Mathis Dis agrave Nickel de mettre le cheval agrave lrsquoeacutecurie

LOIumlS sur la porte ndash Oui madame tout de suite (Elle re-garde un instant en riant puis disparaicirct)

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette veut que nous partions au clair de lune

MATHIS de mecircme ndash Ha ha ha hellip Ouihellip ouihellip il est beau le clair de lune

ANNETTE lui retirant ses moufles ndash Nous pensions que le cousin Bocircth ne trsquoavait pas laisseacute partir

MATHIS ndash Heacute mes affaires eacutetaient deacutejagrave finies hier matin je voulais partir mais Bocircth mrsquoa retenu pour voir la comeacutedie

ANNETTE ndash Hanswurst4 est agrave Ribeauvilleacute

MATHIS ndash Ce nrsquoest pas Hanswurst crsquoest un Parisien qui fait des tours de physiquehellip Il endort les gens

ANNETTE ndash Il endort les gens

MATHIS ndash Oui

CATHERINE ndash Il leur fait bien sucircr boire quelque chose Ma-this

4 Polichinelle allemand

ndash 95 ndash

MATHIS ndash Non il les regarde en faisant des signeshellip et ils srsquoendorment Crsquoest une chose eacutetonnante si je ne lrsquoavais pas vu je ne pourrais pas le croire

HEINRICH ndash Ah le brigadier Stenger mrsquoa parleacute de ccedila lrsquoautre jour il a vu la mecircme chose agrave Saverne Ce Parisien endort les gens et quand ils dorment il leur fait faire tout ce qursquoil veut

MATHIS srsquoasseyant et commenccedilant agrave tirer ses bottes ndash Justement (Agrave sa fille) Annette

ANNETTE ndash Quoi mon pegravere

MATHIS ndash Regarde un peu dans la grande poche de la houppelande

WALTER ndash Les gens deviennent trop malinshellip le monde fi-nira bientocirct (Loiumls entre avec les souliers du bourgmestre)

XIII

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS ndash Voici vos souliers monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Ah bonhellip bonhellip Tiens Loiumls emporte les bottes tu deacuteferas les eacuteperons et tu les pendras dans lrsquoeacutecurie avec le harnais

LOIumlS ndash Oui monsieur le bourgmestre (Elle sort Annette qui vient de tirer une boicircte de la poche du manteau srsquoapproche de son pegravere)

ANNETTE ndash Qursquoest-ce que crsquoest

ndash 96 ndash

MATHIS mettant ses souliers ndash Ouvre donc la boicircte (Elle ouvre la boicircte et en tire une toque alsacienne agrave paillettes drsquoor et drsquoargent)

ANNETTE ndash Oh mon Dieu est-ce possible

MATHIS ndash Eh bienhellip eh bienhellip qursquoest-ce que tu penses de ccedila

ANNETTE ndash Oh crsquoest pour moi

MATHIS ndash Heacute pour qui donc Ce nrsquoest pas pour Loiumls je pense (Tout le monde srsquoapproche pour voir Annette met la toque et se regarde dans la glace)

HEINRICH ndash Ccedila crsquoest tout ce qursquoon peut voir de plus beau mademoiselle Annette

WALTER ndash Et ccedila te va comme fait expregraves

ANNETTE ndash Oh mon Dieu qursquoest-ce que pensera Chris-tian en me voyant

MATHIS ndash Il pensera que tu es la plus jolie fille du pays (Annette vient lrsquoembrasser)

MATHIS ndash Crsquoest mon cadeau de noce Annette le jour de ton mariage tu mettras ce bonnet et tu le conserveras toujours Plus tard dans quinze ou vingt ans drsquoici tu te rappelleras que crsquoest ton pegravere qui te lrsquoa donneacute

ANNETTE attendrie ndash Oui mon pegravere

MATHIS ndash Tout ce que je demande crsquoest que tu sois heu-reuse avec Christian Et maintenant qursquoon mrsquoapporte un mor-ceau et une bouteille de vin (Catherine entre dans la cuisine ndash Agrave Walter et agrave Heinrich) Vous prendrez bien un verre de vin avec moi

HEINRICH ndash Avec plaisir monsieur le bourgmestre

ndash 97 ndash

WALTER riant ndash Oui pour toi nous ferons bien encore ce petit effort (Catherine apporte un jambon de la cuisine elle est suivie par Loiumls qui tient le verre et la bouteille)

CATHERINE riant ndash Et moi Mathis tu ne mrsquoas rien appor-teacute Voyez les hommeshellip Dans le temps quand il voulait mrsquoavoir il arrivait toujours les mains pleines de rubans mais agrave cette heurehellip

MATHIS drsquoun ton joyeux ndash Allons Catherine tais-toi Je voulais te faire des surprises et maintenant il faut que je ra-conte drsquoavance que le chacircle le bonnet et le reste sont dans ma grande caisse sur la voiture

CATHERINE ndash Ah si le reste est sur la voiture crsquoest bon je ne dis plus rien (Elle srsquoassied et file Loiumls met la nappe place lrsquoassiette la bouteille le verre Mathis srsquoassied agrave table et com-mence agrave manger de bon appeacutetit Walter et Heinrich boivent Loiumls sort)

MATHIS ndash Le froid vous ouvre joliment lrsquoappeacutetit ndash Agrave votre santeacute

WALTER ndash Agrave la tienne Mathis

HEINRICH ndash Agrave la vocirctre monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Christian nrsquoest pas venu ce soir

ANNETTE ndash Si mon pegravere On est venu le chercher il va re-venir

MATHIS ndash Ah bon bon

CATHERINE ndash Il est arriveacute tard agrave cause drsquoune faction der-riegravere le Hocircwald pour attendre des contrebandiers

MATHIS mangeant ndash Crsquoest pourtant une diable de chose drsquoaller faire faction par un temps pareil Du cocircteacute de la riviegravere jrsquoai trouveacute cinq pieds de neige

ndash 98 ndash

WALTER ndash Oui nous avons causeacute de ccedila nous disions au mareacutechal des logis que depuis lrsquohiver du Polonais on nrsquoavait rien vu de pareil (Mathis qui levait son verre le repose sans boire)

MATHIS ndash Ah vous avez parleacute de ccedila

HEINRICH ndash Cette anneacutee-lagrave vous devez bien vous en sou-venir monsieur Mathis tout le vallon au-dessous du grand pont eacutetait combleacute de neige Le cheval du Polonais sous le pont pou-vait agrave peine sortir la tecircte et Kelz vint chercher main-forte agrave la maison forestiegravere

MATHIS drsquoun ton drsquoindiffeacuterence ndash Heacute crsquoest bien pos-siblehellip Mais tout ccedila voyez-vous ce sont de vieilles histoires crsquoest comme les contes de ma grandrsquomegraverehellip on nrsquoy pense plus

WALTER ndash Crsquoest pourtant bien eacutetonnant qursquoon nrsquoait jamais pu deacutecouvrir ceux qui ont fait le coup

MATHIS ndash Crsquoeacutetaient des malinshellip On ne saura jamais rien (Il boit En ce moment le tintement drsquoune sonnette se fait en-tendre dans la rue puis le trot drsquoun cheval srsquoarrecircte devant lrsquoauberge Tout le monde se retourne La porte du fond srsquoouvre un juif polonais paraicirct sur le seuil Il est vecirctu drsquoun manteau vert bordeacute de fourrure et coiffeacute drsquoun bonnet de peau de martre De grosses bottes fourreacutees lui montent jusqursquoaux genoux Il re-garde dans la salle drsquoun œil sombre Profond silence)

XIV

LES PREacuteCEacuteDENTS LE POLONAIS puis CHRISTIAN

LE POLONAIS entrant ndash Que la paix soit avec vous

ndash 99 ndash

CATHERINE se levant ndash Qursquoy a-t-il pour votre service monsieur

LE POLONAIS ndash La neige est profondehellip le chemin diffi-cilehellip Qursquoon mette mon cheval agrave lrsquoeacutecuriehellip Je repartirai dans une heurehellip (Il ouvre son manteau deacuteboucle sa ceinture et la jette sur la table Mathis se legraveve les deux mains appuyeacutees aux bras de son fauteuil le Polonais le regarde il chancelle eacutetend les bras et tombe en poussant un cri terrible Tumulte)

CATHERINE se preacutecipitant ndash Mathis hellip Mathis hellip

ANNETTE de mecircme ndash Mon pegravere (Walter et Heinrich re-legravevent Mathis Christian paraicirct au fond)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Qursquoest-ce qursquoil y a

HEINRICH ocirctant la cravate de Mathis avec preacutecipitation ndash Le meacutedecinhellip courez chercher le meacutedecin

ndash 100 ndash

DEUXIEgraveME PARTIE

LA SONNETTE

La chambre agrave coucher de Mathis Porte agrave gauche ouvrant sur la salle drsquoauberge Escalier agrave droite Fenecirctres au fond sur la rue Secreacutetaire en vieux checircne agrave ferrures luisantes entre les fenecirctres Lit agrave baldaquin grande armoire tables chaises Poecircle de faiumlence au milieu de la chambre Mathis est assis dans un fauteuil agrave cocircteacute du poecircle Catherine en costume des dimanches et le docteur Frantz en habit carreacute gilet rouge culotte courte bottes montantes et grand feutre noir agrave lrsquoalsacienne sont debout pregraves de lui

I

MATHIS CATHERINE le docteur FRANTZ

LE DOCTEUR ndash Vous allez mieux monsieur le bourg-mestre

MATHIS ndash Je vais tregraves bien

LE DOCTEUR ndash Vous ne sentez plus vos maux de tecircte

MATHIS ndash Non

LE DOCTEUR ndash Ni vos bourdonnements drsquooreilles

MATHIS ndash Quand je vous dis que tout va bienhellip que je suis comme tous les jourshellip crsquoest assez clair je pense

CATHERINE ndash Depuis longtemps il avait de mauvais recircveshellip il parlaithellip il se levait pour boire de lrsquoeau fraicircche

ndash 101 ndash

MATHIS ndash Tout le monde peut avoir soif la nuit

LE DOCTEUR ndash Sans doutehellip mais il faut vous meacutenager Vous buvez trop de vin blanc monsieur le bourgmestre le vin blanc donne la goutte et vous cause souvent des attaques dans la nuque deux nobles maladies mais fort dangereuses Nos an-ciens landgraves margraves et rhingraves seigneurs du Sund-gau du Brisgau de la haute et de la basse Alsace mouraient presque tous de la goutte remonteacutee ou drsquoune attaque fou-droyante Maintenant ces nobles maladies tombent sur les bourgmestres les notaires les gros bourgeois Crsquoest honorablehellip tregraves honorablehellip mais funeste Votre accident drsquoavant-hier soir vient de lagravehellip Vous aviez trop bu de rikewir chez votre cousin Bocircth et puis le grand froid vous a saisi parce que tout le sang eacutetait agrave la tecircte

MATHIS ndash Jrsquoavais froid aux pieds crsquoest vrai mais il ne faut pas aller chercher si loin le juif polonais est cause de tout

LE DOCTEUR ndash Comment

MATHIS ndash Oui dans le temps jrsquoai vu le manteau du pauvre diable que le mareacutechal des logis le vieux Kelz rapportait avec le bonnet cette vue mrsquoavait bouleverseacute parce que la veille le juif eacutetait entreacute chez nous Depuis je nrsquoy pensais plus quand avant-hier soir le marchand de graines entre et dit les mecircmes paroles que lrsquoautrehellip Ccedila mrsquoa produit lrsquoeffet drsquoun revenant Je sais bien qursquoil nrsquoy a pas de revenants et que les morts sont bien morts mais que voulez-vous on ne pense pas toujours agrave tout (Se tournant vers Catherine) Tu as fait preacutevenir le notaire

CATHERINE ndash Ouihellip sois donc tranquille

MATHIS ndash Je suis bien tranquille mais il faut que ce ma-riage se fasse le plus tocirct possible Quand on voit qursquoun homme bien portant sain de corps et drsquoesprit peut avoir des attaques pareilles on doit tout reacutegler drsquoavance et ne rien remettre au len-demain Ce qui mrsquoest arriveacute avant-hier peut encore mrsquoarriver ce

ndash 102 ndash

soir je peux rester sur le coup et je nrsquoaurais pas vu mes enfants heureuxhellip Voilagrave ndash Et maintenant laissez-moi tranquille avec toutes vos explications Que ce soit du vin blanc du froid ou du Polonais que le coup de sang mrsquoait attrapeacute cela revient au mecircme Jrsquoai lrsquoesprit aussi clair que le premier venu le reste ne signifie rien

LE DOCTEUR ndash Mais peut-ecirctre serait-il bon monsieur le bourgmestre de remettre la signature de ce contrat agrave plus tard vous concevezhellip lrsquoagitation des affaires drsquointeacuterecircthellip

MATHIS levant les mains drsquoun air drsquoimpatience ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip que chacun srsquooccupe donc de ses affaires Avec tous vos si vos parce que on ne sait plus ougrave tourner la tecircte Que les meacutedecins fassent de la meacutedecine et qursquoils laissent les autres faire ce qursquoils veulent Vous mrsquoavez saigneacutehellip bon Je suis gueacuterihellip tant mieux Qursquoon appelle le notaire qursquoon preacute-vienne les teacutemoins et que tout finisse

LE DOCTEUR bas agrave Catherine ndash Ses nerfs sont encore aga-ceacutes le meilleur est de faire ce qursquoil veut (Walter et Heinrich entrent par la gauche en habits des dimanches)

II

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH

WALTER ndash Eh bienhellip eh bienhellip on nous dit que tu vas mieux

MATHIS se retournant ndash Heacute crsquoest voushellip Agrave la bonne heure je suis content de vous voir (Il leur serre la main)

WALTER souriant ndash Te voilagrave donc tout agrave fait remis mon pauvre Mathis

ndash 103 ndash

MATHIS riant ndash Heacute oui tout est passeacute Quelle drocircle de chose pourtant Crsquoest Heinrich avec sa vieille histoire de juif qui mrsquoa valu ccedila Ha ha ha

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qui pouvait preacutevoir une chose pa-reille

MATHIS ndash Crsquoest clair Et cet autre qui entre aussitocirct Quel hasard quel hasard Est-ce qursquoon nrsquoaurait pas dit qursquoil arrivait expregraves

WALTER ndash Ma foi monsieur le docteur vous le croirez si vous voulez mais agrave moi-mecircme en voyant entrer ce Polonais les cheveux mrsquoen dressaient sur la tecircte

CATHERINE ndash Pour des hommes de bon sens peut-on avoir des ideacutees pareilles

MATHIS ndash Enfin puisque jrsquoen suis reacutechappeacute gracircce agrave Dieu vous saurez Walter et Heinrich que nous allons finir le mariage drsquoAnnette avec Christian Crsquoest peut-ecirctre un avertissement qursquoil faut se presser

HEINRICH ndash Ah monsieur le bourgmestre il nrsquoy a pas de danger

WALTER ndash Ce nrsquoeacutetait rienhellip crsquoest passeacute Mathis

MATHIS ndash Nonhellip nonhellip moi je suis comme cela je profite des bonnes leccedilons Walter Heinrich je vous choisis pour teacute-moins On signera le contrat ici sur les onze heures apregraves la messe tout le monde est preacutevenu

WALTER ndash Si tu le veux absolument

MATHIS ndash Oui absolument (Agrave Catherine) Catherine

CATHERINE ndash Quoi

MATHIS ndash Est-ce que le Polonais est encore lagrave

ndash 104 ndash

CATHERINE ndash Non il est parti hier Tout cela lui a fait beaucoup de peine

MATHIS ndash Tant pis qursquoil soit partihellip Jrsquoaurais voulu le voir lui serrer la main lrsquoinviter agrave la noce Je ne lui en veux pas agrave cet hommehellip ce nrsquoest pas sa faute si tous les juifs polonais se res-semblenthellip srsquoils ont tous le mecircme bonnet la mecircme barbe et le mecircme manteauhellip Il nrsquoest cause de rien

HEINRICH ndash Non on ne peut rien lui reprocher

WALTER ndash Enfin crsquoest une affaire entendue agrave onze heures nous serons ici

MATHIS ndash Oui (Au meacutedecin) Et je profite aussi de lrsquooccasion pour vous inviter monsieur Frantz Si vous venez agrave la noce ccedila nous fera honneur

LE DOCTEUR ndash Jrsquoaccepte monsieur le bourgmestre jrsquoaccepte avec plaisir

HEINRICH ndash Voici le second coup qui sonne Allons au re-voir monsieur Mathis

MATHIS ndash Agrave bientocirct (Il leur serre la main Walter Hein-rich et le docteur sortent)

III

MATHIS CATHERINE

CATHERINE criant dans lrsquoescalier ndash Annettehellip Annette

ANNETTE de sa chambre ndash Je descends

CATHERINE ndash Arrive donc le second coup est sonneacute

ANNETTE de mecircme ndash Tout de suite

ndash 105 ndash

CATHERINE agrave Mathis ndash Elle ne finira jamais

MATHIS ndash Laisse donc cette enfant en repos tu sais bien qursquoelle srsquohabille

CATHERINE ndash Je ne mets pas deux heures agrave mrsquohabiller

MATHIS ndash Toihellip toihellip est-ce que crsquoest la mecircme chose Quand vous arriveriez un peu tard le banc sera toujours lagrave per-sonne ne viendra le prendre

CATHERINE ndash Elle attend Christian

MATHIS ndash Eh bien est-ce que ce nrsquoest pas naturel Il de-vait venir ce matinhellip quelque chose le retarde (Annette toute souriante descend avec sa belle toque alsacienne et son avant-cœur doreacute)

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS ANNETTE

CATHERINE ndash Tu as pourtant fini

ANNETTE ndash Oui crsquoest fini

MATHIS la regardant drsquoun air attendri ndash Oh comme te voilagrave belle Annette

ANNETTE ndash Jrsquoai mis le bonnet

MATHIS ndash Tu as bien fait (Annette se regarde dans le mi-roir)

CATHERINE ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip jamais nous nrsquoarriverons pour le commencement Allons donc Annette al-lons (Elle va prendre son livre de messe sur la table)

ndash 106 ndash

ANNETTE regardant agrave la fenecirctre ndash Christian nrsquoest pas en-core venu

MATHIS ndash Non il a bien sucircr des affaires

CATHERINE ndash Arrive donchellip il te verra plus tard (Elle sort Annette la suit)

MATHIS appelant ndash Annettehellip Annettehellip tu ne me dis rien agrave moi

ANNETTE revenant lrsquoembrasser ndash Tu sais bien que je trsquoaime

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Va maintenant mon enfant ta megravere nrsquoa pas de cesse

CATHERINE dehors criant ndash Le troisiegraveme coup qui sonne (Annette sort)

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Le troisiegraveme coup le troi-siegraveme coup hellip Ne dirait-on pas que le cureacute les attend pour commencer (On entend la porte exteacuterieure se refermer Les cloches du village sonnent des gens endimancheacutes passent de-vant les fenecirctres puis tout se tait)

V

MATHIS seul

MATHIS ndash Les voilagrave dehorshellip (Il eacutecoute puis se legraveve et jette un coup drsquoœil par la fenecirctre) Oui tout le monde est agrave lrsquoeacuteglise (Il se promegravene prend une prise dans sa tabatiegravere et lrsquoaspire bruyamment) Ccedila va bienhellip Tout srsquoest bien passeacutehellip Quelle leccedilon Mathis quelle leccedilon hellip un rien et le juif revenait sur lrsquoeau tout srsquoen allait au diablehellip Autant dire qursquoon te menait pendre (Il reacutefleacutechit puis avec indignation) Je ne sais pas ougrave lrsquoon a quel-

ndash 107 ndash

quefois la tecircte Ne faut-il pas ecirctre fou Un marchand de graines qui entre en vous souhaitant le bonsoirhellip comme si les juifs polonais qui vendent de la graine ne se ressemblaient pas tous (Il hausse les eacutepaules de pitieacute puis se calme tout agrave coup) Quand je crierais jusqursquoagrave la fin des siegravecles ccedila ne changerait rien agrave la chosehellip Heureusement les gens sont si becircteshellip ils ne com-prennent rien (Il cligne de lrsquoœil et reprend sa place dans le fauteuil) Ouihellip ouihellip les gens sont becirctes (Il arrange le feu) Crsquoest pourtant ce Parisien qui est cause de touthellip ccedila mrsquoavait tra-casseacutehellip Le gueux voulait aussi mrsquoendormirhellip mais jrsquoai penseacute tout de suite Halte halte Prends garde Mathishellip cette ma-niegravere drsquoendormir le monde est une invention du diablehellip tu pourrais raconter des histoireshellip (Souriant) Il faut ecirctre finhellip il ne faut pas mettre le cou dans la bricolehellip (Il rit drsquoun air gogue-nard) Tu mourras vieux Mathis et le plus honnecircte homme du pays tu verras tes enfants et tes petits-enfants dans la joie et lrsquoon mettra sur ta tombe une belle pierre avec des inscriptions en lettres drsquoor du haut en bas (Silence) Allons allons tout srsquoest bien passeacute hellip Seulement puisque tu recircves et que Catherine ba-varde comme une pie devant le meacutedecin tu coucheras lagrave-haut la clef dans ta poche les murs trsquoeacutecouteront srsquoils veulent (Il se legraveve) Et maintenant nous allons compter les eacutecus du gendrehellip pour que le gendre nous aimehellip (Il rit) pour qursquoil soutienne le beau-pegravere si le beau-pegravere disait des becirctises apregraves avoir bu un coup de trophellip Heacute heacute heacute crsquoest un finaud Christian ce nrsquoest pas un Kelz agrave moitieacute sourd et aveugle qui dressait des procegraves-verbaux drsquoune aune et rien dedans non il serait bien capable de mettre le nez sur une bonne piste La premiegravere fois que je lrsquoai vu je me suis dit mdash Toi tu seras mon gendrehellip et si le Polonais fait mine de ressusciter tu le repousseras dans lrsquoautre monde (Il devient grave et srsquoapproche du secreacutetaire qursquoil ouvre Puis il srsquoassied tire du fond un gros sac plein drsquoor qursquoil vide sur le de-vant et se met agrave compter lentement en rangeant les piles avec soin Cette occupation lui donne quelque chose de solennel De temps en temps il srsquoarrecircte examine une piegravece et continue apregraves lrsquoavoir peseacutee sur le bout du doigt ndash Bas) Nous disons

ndash 108 ndash

trente millehellip (comptant les piles) oui trente mille livreshellip un beau denier pour Annettehellip Heacute heacute heacute crsquoest gentil drsquoentendre grelotter ccedilahellip le gendarme sera content (Il poursuit puis exa-mine une piegravece avec plus drsquoattention que les autres) Du vieil orhellip (Il se tourne vers la lumiegravere) Ah celle-lagrave vient encore de la ceinturehellip Elle nous a fait joliment de bien la ceinturehellip (Recirc-vant) Ouihellip ouihellip sans cela lrsquoauberge aurait mal tourneacutehellip Il eacutetait tempshellip Huit jours plus tard lrsquohuissier Ott serait venu sur son char-agrave-bancshellip Mais nous eacutetions en regravegle nous avions les eacutecushellip soi-disant de heacuteritage de lrsquooncle Martinehellip (Il remet la piegravece dans une pile qursquoil repasse) La ceinture nous a tireacute une vilaine eacutepine du piedhellip Si Catherine avait suhellip Pauvre Catherine hellip (Regardant les piles) Trente mille livreshellip (Bruit de sonnette il eacutecoute) Crsquoest la sonnette du moulinhellip (Appelant) Nickelhellip Nickel (La porte srsquoouvre Nickel paraicirct sur le seuil un alma-nach agrave la main)

VI

MATHIS NICKEL

NICKEL ndash Vous mrsquoavez appeleacute monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Il y a quelqursquoun au moulin

NICKEL ndash Non monsieur tout notre monde est agrave la messehellip La roue est arrecircteacutee

MATHIS ndash Jrsquoai entendu la sonnettehellip Tu eacutetais dans la grande salle

NICKEL ndash Oui monsieur je nrsquoai rien entendu

MATHIS ndash Crsquoest eacutetonnanthellip je croyaishellip (Il se met le petit doigt dans lrsquooreille ndash Agrave part) Mes bourdonnements me re-prennenthellip (Agrave Nickel) Qursquoest-ce que tu faisais donc lagrave

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NICKEL ndash Je lisais le Messager boiteux

MATHIS ndash Des histoires de revenants bien sucircr

NICKEL ndash Non monsieur le bourgmestre une drocircle drsquohistoire Des gens drsquoun petit village de la Baviegravere des voleurs qursquoon a deacutecouverts au bout de vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau qui se trouvait chez un forgeron dans un tas de ferraille Tous ont eacuteteacute pris ensemble comme une nicheacutee de loups la megravere les deux fils et le grand-pegraverehellip On les a pen-dus lrsquoun agrave cocircteacute de lrsquoautrehellip Regardezhellip (Il preacutesente lrsquoalmanach)

MATHIS brusquement ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bon hellip Tu ferais mieux de lire ta messehellip (Nickel sort)

VII

MATHIS seul puis CHRISTIAN

MATHIS haussant les eacutepaules ndash Des gens qursquoon pend apregraves vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau Imbeacutecileshellip il fallait faire comme moihellip ne pas laisser de preuves (Il poursuit ses comptes) Je disais trente mille livres oui crsquoest bien ccedilahellip une deuxhellip troishellip (Ses paroles finissent par srsquoeacuteteindre Il prend les piles drsquoor et les laisse tomber dans le sac qursquoil ficelle avec soin) Ont-ils de la chance hellip Ce nrsquoest pas agrave moi qursquoon a fait des cadeaux pareilshellip Il a fallu tout gagner liard par liard Enfinhellip enfinhellip les uns naissent avec un bon numeacutero les autres sont forceacutes de se faire une position (Il se legraveve) Voilagrave tout en regravegle (On toque agrave la vitre il regarde ndash Bas) Chris-tianhellip (Eacutelevant la voix) Entrez Christian entrez (Il se dirige vers la porte Christian paraicirct)

CHRISTIAN lui serrant la main ndash Eh bien monsieur Ma-this vous allez mieux

ndash 110 ndash

MATHIS ndash Oui ccedila ne va pas mal Tenez Christian je viens de compter la dot drsquoAnnettehellip de beaux louis sonnantshellip du bel or Ccedila fait toujours plaisir agrave voir mecircme quand on doit le don-ner Ccedila vous rappelle des souvenirs de travail de bonne con-duitehellip de bonnes veines on voit pour ainsi dire deacutefiler devant ses yeux toute sa jeunesse et lrsquoon pense que tout ccedila va profiter agrave ses enfants ccedila vous touchehellip ccedila vous attendrit

CHRISTIAN ndash Je vous crois monsieur Mathis lrsquoargent bien gagneacute par le travail est le seul qui profite crsquoest comme la bonne semence qui legraveve toujours et qui produit les moissons

MATHIS ndash Voilagrave justement ce que je pensais Et je me di-sais aussi qursquoon est bien heureux quand la bonne semence tombe dans la bonne terre

CHRISTIAN ndash Vous voulez que nous signions le contrat au-jourdrsquohui

MATHIS ndash Oui plus tocirct ce sera fait mieux ccedila vaudra Je nrsquoai jamais aimeacute remettre les choses Je ne peux pas souffrir les gens qui ne sont jamais deacutecideacutes Une fois qursquoon est drsquoaccord il nrsquoy a plus de raison pour renvoyer les affaires de semaine en semaine ccedila prouve peu de caractegravere et les hommes doivent avoir du caractegravere

CHRISTIAN ndash Heacute monsieur Mathis moi je ne demande pas mieux mais je pensais que peut-ecirctre mademoiselle An-nettehellip

MATHIS ndash Annette vous aimehellip ma femme aussihellip tout le mondehellip (Il ferme le secreacutetaire)

CHRISTIAN ndash Eh bien signons

MATHIS ndash Oui et le contrat signeacute nous ferons la noce

CHRISTIAN ndash Monsieur Mathis vous ne pouvez rien me dire de plus agreacuteable

ndash 111 ndash

MATHIS souriant ndash On nrsquoest jeune qursquoune foishellip il faut profiter de sa jeunesse Maintenant la dot est precircte et jrsquoespegravere que vous en serez content

CHRISTIAN ndash Vous savez moi monsieur Mathis je nrsquoapporte pas grandrsquochosehellip Je nrsquoaihellip

MATHIS ndash Vous apportez votre courage votre bonne con-duite et votre grade quant au reste je mrsquoen charge je veux que vous ayez du bien Seulement Christian il faut que vous me fas-siez une promesse

CHRISTIAN ndash Quelle promesse

MATHIS ndash Les jeunes gens sont ambitieux ils veulent avoir de lrsquoavancement crsquoest tout naturel Je demande que vous restiez au village malgreacute tout tant que nous vivrons Catherine et moi Vous comprenez nous nrsquoavons qursquoune enfant nous lrsquoaimons comme les yeux de notre tecircte et de la voir partir ccedila nous cregraveve-rait le cœur

CHRISTIAN ndash Mon Dieu monsieur Mathis je ne serai ja-mais aussi bien que dans la famille drsquoAnnette ethellip

MATHIS ndash Me promettez-vous de rester quand mecircme on vous proposerait de passer officier ailleurs

CHRISTIAN ndash Oui

MATHIS ndash Vous mrsquoen donnez votre parole drsquohonneur

CHRISTIAN ndash Je vous la donne avec plaisir

MATHIS ndash Cela suffit Je suis content (Agrave part) Il fallait ce-la (Haut) Et maintenant causons drsquoautre chose Vous ecirctes res-teacute tard ce matin vous aviez donc des affaires Annette vous a attendu mais agrave la finhellip

CHRISTIAN ndash Ah crsquoest une chose eacutetonnantehellip une chose qui ne mrsquoest jamais arriveacutee Figurez-vous que jrsquoai lu des procegraves-

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verbaux depuis cinq heures jusqursquoagrave dixhellip Le temps passaithellip plus je lisais plus jrsquoavais envie de lire

MATHIS ndash Quels procegraves-verbaux

CHRISTIAN ndash Touchant lrsquoaffaire du juif polonais qursquoon a tueacute sous le grand pont Heinrich mrsquoavait raconteacute cette affaire avant-hier soir ccedila me trottait en tecircte Crsquoest pourtant bien eacuteton-nant monsieur Mathis qursquoon nrsquoait jamais rien deacutecouvert

MATHIS ndash Sans doutehellip sans doutehellip

CHRISTIAN drsquoun air drsquoadmiration ndash Savez-vous que celui qui a fait le coup devait ecirctre un ruseacute gaillard tout de mecircme Quand on pense que tout eacutetait en lrsquoair la gendarmerie le tribu-nal la police touthellip et qursquoon nrsquoa pas seulement trouveacute la moindre trace Jrsquoai lu ccedilahellip jrsquoen suis encore eacutetonneacute

MATHIS ndash Oui ce nrsquoeacutetait pas une becircte

CHRISTIAN ndash Une becircte hellip crsquoest-agrave-dire que crsquoeacutetait un homme tregraves fin un homme qui aurait pu devenir le plus fin gendarme du deacutepartement

MATHIS ndash Vous croyez

CHRISTIAN ndash Jrsquoen suis sucircr Car il y a tant tant de moyens pour rechercher les gens dans les plus petites affaires et si peu sont capables drsquoen reacutechapper que pour un crime pareil il fallait un esprit extraordinaire

MATHIS ndash Eacutecoutez Christian ce que vous dites montre votre bon sens Jrsquoai toujours penseacute qursquoil fallait mille fois plus de finesse je dis de la mauvaise finesse vous entendez bien de la ruse dangereuse pour eacutechapper aux gendarmes que pour deacute-terrer les gueux parce qursquoon a tout le monde contre soi

CHRISTIAN ndash Crsquoest clair

ndash 113 ndash

MATHIS ndash Ouihellip Et ensuite celui qui a fait un mauvais coup lorsqursquoil a gagneacute veut en faire un second un troisiegraveme comme les joueurs Il trouve tregraves commode drsquoavoir de lrsquoargent sans travailler presque toujours il recommence jusqursquoagrave ce qursquoon le prenne Je crois qursquoil lui faut beaucoup de courage pour rester sur son premier coup

CHRISTIAN ndash Vous avez raison monsieur Mathis et celui dont nous parlons doit srsquoecirctre retenu depuis Mais le plus eacuteton-nant crsquoest qursquoon nrsquoait jamais retrouveacute la moindre trace du Polo-nais savez-vous lrsquoideacutee qui mrsquoest venue

MATHIS ndash Quelle ideacutee

CHRISTIAN ndash Dans ce temps il y avait plusieurs fours agrave placirctre sur la cocircte de Weacutechem Je pense qursquoon aura brucircleacute le corps dans lrsquoun de ces fours et que pour cette cause on nrsquoa pas retrou-veacute drsquoautre piegravece de conviction que le manteau et le bonnet Le vieux Kelz qui suivait lrsquoancienne routine nrsquoa jamais penseacute agrave ce-la

MATHIS ndash Crsquoest bien possiblehellip cette ideacutee ne mrsquoeacutetait pas venue Vous ecirctes le premierhellip

CHRISTIAN ndash Oui monsieur Mathis jrsquoen mettrais ma main au feu Et cette ideacutee megravene agrave bien drsquoautres Si lrsquoon connaissait les gens qui brucirclaient du placirctre dans ce temps-lagravehellip

MATHIS ndash Prenez garde Christian jrsquoen brucirclais moi jrsquoavais un four quand le malheur est arriveacute

CHRISTIAN riant ndash Oh vous monsieur Mathis hellip (Ils rient tous les deux Annette et Catherine paraissent agrave une fe-necirctre du fond)

ANNETTE du dehors ndash Il est lagrave (Christian et Mathis se retournent La porte srsquoouvre Catherine paraicirct puis Annette)

ndash 114 ndash

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CATHERINE ANNETTE

MATHIS ndash Eh bien Catherine est-ce que les autres arri-vent

CATHERINE ndash Ils sont deacutejagrave tous dans la salle le notaire leur lit le contrat

MATHIS ndash Bonhellip bon (Annette et Christian se reacuteunissent et causent agrave voix basse)

CHRISTIAN tenant les mains drsquoAnnette ndash Oh mademoi-selle Annette que vous ecirctes gentille avec cette belle toque

ANNETTE ndash Crsquoest le pegravere qui me lrsquoa apporteacutee de Ribeauvil-leacute

Christian ndash Voilagrave ce qui srsquoappelle un pegravere

MATHIS se regardant dans le miroir ndash On se rase un jour comme celui-ci (Se retournant drsquoun air joyeux) Heacute mareacutechal des logis voici le grand moment

CHRISTIAN sans se retourner ndash Oui monsieur Mathis

MATHIS ndash Eh bien savez-vous ce qursquoon fait quand tout le monde est drsquoaccord quand le pegravere la megravere et la fille sont con-tents

CHRISTIAN ndash Qursquoest-ce qursquoon fait

MATHIS ndash On souhaite le bonjour agrave celle qui sera notre femme on lrsquoembrasse heacute heacute heacute

CHRISTIAN ndash Est-ce vrai mademoiselle Annette

ANNETTE lui donnant la main ndash Oh je ne sais pas moi monsieur Christian (Christian lrsquoembrasse)

ndash 115 ndash

MATHIS ndash Il faut bien faire connaissance (Annette et Christian se regardent tout attendris Silence Catherine assise pregraves du fourneau se couvre la figure de son tablier elle semble pleurer)

MATHIS prenant la main de Catherine ndash Catherine re-garde donc ces braves enfantshellip comme ils sont heureux Quand je pense que nous avons eacuteteacute comme ccedila (Catherine se tait Mathis agrave part drsquoun air recircveur) Crsquoest pourtant vrai jrsquoai eacuteteacute comme ccedila (Haut) Allons allons tout va bien (Prenant le bras de Catherine et lrsquoemmenant) Arrive il faut laisser un peu ces enfants seuls Je suis sucircr qursquoils ont bien des choses agrave se dire ndash Pourquoi pleures-tu Es-tu facirccheacutee

CATHERINE ndash Non

MATHIS ndash Eh bien donc puisque ccedila devait arriver nous ne pouvons rien souhaiter de mieux (Ils sortent)

IX

CHRISTIAN ANNETTE

CHRISTIAN ndash Crsquoest donc vrai Annette que nous allons ecirctre marieacutes ensemblehellip bien vrai

ANNETTE souriant ndash Eh oui le notaire est lagravehellip si vous voulez le voir

CHRISTIAN ndash Non mais jrsquoai de la peine agrave croire agrave mon bonheur Moi Christian Becircme simple mareacutechal des logis eacutepou-ser la plus jolie fille du pays la fille du bourgmestre de M Mathis lrsquohomme le plus honorable et le plus richehellip voyez-vous ccedila me paraicirct comme un recircve Crsquoest pourtant vrai dites Annette

ndash 116 ndash

ANNETTE ndash Mais ouihellip crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Comme les choses arriventhellip Il faut que le bon Dieu me veuille du bien ce nrsquoest pas possible autrement Tant que je vivrai Annette je me rappellerai la premiegravere fois que je vous ai vue Crsquoeacutetait le printemps dernier devant la fon-taine au milieu de toutes les filles du village vous riiez en-semble en lavant le linge Moi jrsquoarrivais agrave cheval de Wasse-lonne avec le vieux Fritz nous eacutetions alleacutes porter une deacutepecircche Je vous vois encore avec votre petite jupe coquelicot vos bras blancs et vos joues rouges vous tourniez la tecircte et vous me re-gardiez venir

ANNETTE ndash Crsquoeacutetait deux jours apregraves Pacircques je mrsquoen sou-viens bien

CHRISTIAN ndash Dieu du ciel jrsquoy suis encore Je dis agrave Fritz sans avoir lrsquoair de rien laquo Qursquoest-ce donc que cette jolie fille pegravere Fritz mdash Ccedila mareacutechal des logis crsquoest mademoiselle Ma-this la fille du bourgmestre la plus riche et la plus belle des en-virons raquo Aussitocirct je pense Bon ce nrsquoest pas pour toi Christian ce nrsquoest pas pour toi malgreacute tes cinq campagnes et tes deux blessures ndash Et depuis ce moment je me disais toujours en moi-mecircme Y a-t-il des gens heureux dans ce monde des gens qui nrsquoont jamais risqueacute leur peau et qui attrapent tout ce qursquoil y a de plus agreacuteable Un garccedilon riche va venir le fils drsquoun notaire drsquoun brasseur nrsquoimporte quoi il dira laquo Ccedila me convient raquo Et bonsoir

ANNETTE ndash Oh je nrsquoaurais pas voulu

CHRISTIAN ndash Mais si vous lrsquoaviez aimeacute ce garccedilon

ANNETTE ndash Je nrsquoaurais pas pu lrsquoaimer puisque jrsquoen aime un autre

CHRISTIAN attendri ndash Annette vous ne saurez jamais combien ccedila me fait plaisir de vous entendre direhellip Nonhellip vous ne le saurez jamais (Annette rougit et baisse les yeux Silence

ndash 117 ndash

Christian lui prend la main) Vous rappelez-vous Annette cet autre jour agrave la fin des moissons quand on rentrait les derniegraveres gerbes et que vous eacutetiez sur la voiture avec le bouquet et trois ou quatre autres filles du village Vous chantiez de vieux airshellip De loin je vous eacutecoutais et je pensais Elle est lagrave Aussitocirct je commence agrave galoper sur la route Alors vous en me voyant tout agrave coup vous ne chantez plus Les autres vous disaient laquo Chante donc Annette chante raquo Mais vous ne vouliez plus chanter Pourquoi donc est-ce que vous ne chantiez plus

ANNETTE ndash Je ne sais pashellip jrsquoeacutetais honteuse

CHRISTIAN ndash Vous nrsquoaviez encore rien pour moi

ANNETTE ndash Oh si

CHRISTIAN ndash Vous mrsquoaimiez deacutejagrave

ANNETTE ndash Oui

ndash 118 ndash

CHRISTIAN ndash Eh bien tenez cette chose-lagrave mrsquoa donneacute du chagrin je pensais elle ne veut pas chanter devant un gen-darme elle est trop fiegravere

ANNETTE ndash Ohhellip Christian

CHRISTIAN ndash Oui ccedila mrsquoa donneacute beaucoup de chagrin Je devenais triste Le pegravere Fritz me disait laquo Vous avez quelque chose mareacutechal des logis bien sucircr vous avez quelque chose raquo Mais je ne voulais rien reconnaicirctre et je lui reacutepondais laquo Lais-sez-moi tranquillehellip Occupez-vous de votre servicehellip Ccedila vaudra mieux raquo Je mrsquoen voulais agrave moi-mecircme si je nrsquoavais pas connu mes devoirs jrsquoaurais fait deux procegraves-verbaux aux deacutelinquants au lieu drsquoun

ANNETTE souriant ndash Ccedila ne vous empecircchait pas de mrsquoaimer tout de mecircme

CHRISTIAN ndash Non crsquoeacutetait plus fort que moi Chaque fois que je passais devant la maison et que vous regardiezhellip

ANNETTE ndash Je regardais toujourshellip Je vous entendais bien venir allez

CHRISTIAN ndash Chaque fois je pensais Quelle jolie fille hellip quelle jolie fille hellip Celui-lagrave pourra se vanter drsquoavoir de la chance qui lrsquoaura en mariage

ANNETTE souriant ndash Et vous veniez tous les soirshellip

CHRISTIAN ndash Apregraves le service Jrsquoarrivais toujours le pre-mier agrave lrsquoauberge soi-disant prendre ma chope et quand vous me lrsquoapportiez vous-mecircme je ne pouvais pas mrsquoempecirccher de rougir Crsquoest drocircle pour un vieux soldat un homme qui a fait la guerrehellip Eh bien crsquoest pourtant comme cela Vous le voyiez peut-ecirctre

ANNETTE ndash Ouihellip jrsquoeacutetais contente (Ils se regardent et rient ensemble)

ndash 119 ndash

CHRISTIAN lui serrant les mains ndash Oh Annettehellip An-nettehellip comme je vous aime

ANNETTE ndash Et moi je vous aime bien aussi Christian

CHRISTIAN ndash Depuis le commencement

ANNETTE ndash Oui depuis le premier jour que je vous ai vu Tenez jrsquoeacutetais justement agrave cette fenecirctre avec Loiumls nous filions sans penser agrave rien Voilagrave que Loiumls dit laquo Le nouveau mareacutechal des logis raquo Moi jrsquoouvre le rideau et en vous voyant agrave cheval je pense tout de suite Celui-lagrave me plairait bien (Elle se cache la figure des deux mains comme honteuse)

CHRISTIAN ndash Et dire que sans le pegravere Fritz je nrsquoaurais ja-mais oseacute vous demander en mariage Vous eacutetiez tellement tel-lement au-dessus drsquoun simple mareacutechal des logis que je nrsquoaurais jamais eu cet orgueil Si je vous racontais comme jrsquoai pris courage vous ne pourriez pas le croire

ANNETTE ndash Ccedila ne fait rienhellip racontez toujours

CHRISTIAN ndash Eh bien un soir en faisant le pansage tout agrave coup Fritz me dit laquo Mareacutechal des logis vous aimez mademoi-selle Mathis ndash En entendant ccedila je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes mdash Vous aimez mademoiselle Mathishellip Pourquoi donc est-ce que vous ne la demandez pas en mariage mdash Moi moi est-ce que vous me prenez pour une becircte Est-ce qursquoune fille pareille voudrait drsquoun mareacutechal des logis Vous ne pensez pas agrave ce que vous dites Fritz mdash Pourquoi pas mademoiselle Mathis vous regarde drsquoun bon œil chaque fois que le bourg-mestre vous rencontre il vous crie de loin mdash Heacute bonjour donc monsieur Christian comment ccedila va-t-il Venez donc me voir plus souvent jrsquoai reccedilu du wolxhein nous boirons un bon coup Jrsquoaime les jeunes gens actifs moi raquo Crsquoest vrai M Mathis me disait ccedila

ANNETTE ndash Oh je savais bien qursquoil vous aimaithellip Crsquoest un si bon pegravere

ndash 120 ndash

CHRISTIAN ndash Oui je trouvais ccedila bien honnecircte de sa part mais drsquoaller croire qursquoil me donnerait sa fille comme une poi-gneacutee de main ccedila mrsquoavait lrsquoair de faire une grande diffeacuterence vous comprenez Aussi tout ce que me racontait Fritz ou rien crsquoeacutetait la mecircme chose et je lui dis laquo La preuve que je ne suis pas aussi becircte que vous croyez pegravere Fritz crsquoest que je vais de-mander mon changement mdash Ne faites pas ccedilahellip ne faites pas ccedila Je suis sucircr que tout ira bien seulement vous nrsquoavez pas de courage pour un homme fier et qui a fait ses preuves crsquoest eacutetonnant Mais puisque vous nrsquoosez pas moi jrsquoose mdash Vous mdash Oui raquo Et je ne sais comment le voilagrave qui part sans que jrsquoaie reacute-pondu Dieu du ciel il nrsquoeacutetait pas plus tocirct dehors que jrsquoaurais voulu le rappeler Tout tournait dans ma tecircte jrsquoavais honte de moi-mecircme Je montehellip Je me cache derriegravere le volethellip Le temps duraithellip duraithellip Fritz restait toujours Je me figurais qursquoon lui faisait des excuses comme on en fait vous savez Que la fille est trop jeunehellip qursquoelle a le temps drsquoattendre etc etc et fina-lement qursquoon le mettait dehors

ndash 121 ndash

ANNETTE ndash Pauvre Christian

CHRISTIAN ndash Agrave la fin des fins le voilagrave qui rentre Je lrsquoentends qui me crie dans lrsquoalleacutee laquo Mareacutechal des logis ougrave diable ecirctes-vous mdash Eh bien me voilagrave On vous a donneacute le panier mdash Le panier allons donchellip tout le monde vous veut tout le monde le pegravere la megraverehellip mdash Et mademoiselle Annette mdash Mademoiselle Annette je crois bien raquo Alors moi voyez-vous en entendant ccedila je suis tellement heureuxhellip le pegravere Fritz nrsquoest pas beau nrsquoest-ce pas hellip eh bien je le prends (il passe ses bras autour du cou drsquoAnnette) et je lrsquoembrassehellip je lrsquoembrasse (Il embrasse Annette qui rit) Enfin je nrsquoai jamais eu de bon-heur pareil

ANNETTE ndash Crsquoest comme moi quand on mrsquoa dit laquo M Christian te demande en mariage est-ce que tu le veux raquo Tout de suite jrsquoai crieacute mdash Je nrsquoen veux pas drsquoautrehellip jrsquoaime mieux mourir que drsquoen avoir un autre ndash Je pleurais sans savoir pour-quoi et mon pegravere avait beau me dire laquo Allons allons ne pleure pashellip tu lrsquoauras puisque tu le veux raquo Ccedila ne mrsquoempecircchait pas de pleurer tout de mecircme (Ils rient La porte srsquoouvre Ma-this paraicirct sur le seuil il est en habit de gala culotte de pe-luche bottes montantes gilet rouge habit carreacute agrave boutons de meacutetal et large feutre agrave lrsquoalsacienne)

X

LES PREacuteCEacuteDENTS MATHIS

MATHIS drsquoun ton grave ndash Eh bien mes enfants tout est precirct (Agrave Christian) Vous connaissez lrsquoacte Christian si vous voulez le relire

CHRISTIAN ndash Non monsieur Mathis crsquoest inutile

ndash 122 ndash

MATHIS ndash Il ne srsquoagit donc plus que de signer (Allant agrave la porte) Walter Heinrich entrezhellip que tout le monde entrehellip Les grandes choses de la vie doivent se passer sous les yeux de tout le monde Crsquoeacutetait notre ancienne coutume en Alsace une cou-tume honnecircte Voilagrave ce qui faisait la sainteteacute des actes bien mieux que les eacutecrits (Pendant que Mathis parle Walter Hein-rich la megravere Catherine Loiumls Nickel et des eacutetrangers entrent Les uns vont serrer la main agrave Christian les autres feacutelicitent Annette On se range agrave mesure autour de la chambre Le vieux notaire entre le dernier saluant agrave droite et agrave gauche son por-tefeuille sous le bras Loiumls roule le fauteuil devant la table Si-lence geacuteneacuteral Le notaire srsquoassied et toute lrsquoassembleacutee hommes et femmes se presse autour de lui)

XI

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH CATHERINE LE

NOTAIRE LOIumlS NICKEL paysans et paysannes

LE NOTAIRE ndash Messieurs les teacutemoins vous avez entendu la lecture du contrat de mariage de M Christian Becircme mareacutechal des logis de gendarmerie et de Mlle Annette Mathis fille de Hans Mathis et de son eacutepouse leacutegitime Catherine Mathis neacutee Weber Quelqursquoun a-t-il des observations agrave faire (Silence) Si vous le deacutesirez nous allons le relire

PLUSIEURS ndash Non non crsquoest inutile

LE NOTAIRE se levant ndash Nous allons donc passer agrave la si-gnature

MATHIS agrave haute voix drsquoun accent solennel ndash Un instanthellip laissez-moi dire quelques mots (Se tournant vers Christian) Christian eacutecoutez-moi Je vous considegravere aujourdrsquohui comme un fils et je vous confie le bonheur drsquoAnnette Vous savez que ce

ndash 123 ndash

qursquoon a de plus cher au monde ce sont nos enfants ou si vous ne le savez pas encore vous le saurez plus tard Vous saurez que crsquoest en eux qursquoest toute notre joie toute notre espeacuterance et toute notre vie que pour eux rien ne nous est peacutenible ni le tra-vail ni la fatigue ni les privations qursquoon leur sacrifie tout et que nos plus grandes misegraveres ne sont rien aupregraves du chagrin de les voir malheureux ndash Vous comprendrez donc Christian quelle est ma confiance en vous combien je vous estime pour vous confier le bonheur de notre enfant unique sans crainte et mecircme avec joie

Bien des partis riches se sont preacutesenteacutes Si je nrsquoavais consi-deacutereacute que la fortune jrsquoaurais pu les accepter mais bien avant la fortune je place la probiteacute et le courage que drsquoautres meacuteprisent Ce sont lagrave les vraies richesses celles que nos anciens estimaient drsquoabord et que je place au-dessus de tout Agrave force drsquoamasser et de srsquoenrichir on peut avoir trop drsquoargent on nrsquoa jamais trop drsquohonneur ndash Jrsquoai donc repousseacute ceux qui nrsquoapportaient que de lrsquoargent et je reccedilois dans ma famille celui qui nrsquoa que sa bonne conduite son courage et son bon cœur (Se tournant vers les assistants et eacutelevant la voix) Oui je choisis Christian Becircme entre tous parce que crsquoest un honnecircte homme et que je sais qursquoil rendra ma fille heureuse

CHRISTIAN eacutemu ndash Monsieur Mathis je vous le promets (Il lui serre la main)

MATHIS ndash Eh bien signons

LE NOTAIRE Il se retourne dans son fauteuil Les paroles que tout le monde vient drsquoentendre sont de bonnes paroles des paroles justes pleines de bon sens et qui montrent bien la sa-gesse de M Mathis Jrsquoai fait beaucoup de mariages dans ma vie crsquoeacutetait toujours le preacute qursquoon mariait avec la maison le verger avec le jardin les eacutecus de six livres avec les piegraveces de cent sous Mais de marier la fortune avec lrsquohonneur le bon caractegraverehellip voi-lagrave ce que jrsquoappelle beau ce que jrsquoestime ndash Et croyez-moi jrsquoai lrsquoexpeacuterience des choses de la vie je vous preacutedis que ce mariage

ndash 124 ndash

sera un bon mariage un mariage heureux tel que le meacuteritent drsquohonnecirctes gens Ces mariages-lagrave deviennent de plus en plus rares (Srsquoadressant au bourgmestre) Monsieur Mathis

MATHIS ndash Quoi monsieur Hornus

LE NOTAIRE ndash Il faut que je vous serre la main vous avez bien parleacute

MATHIS ndash Jrsquoai dit ce que je pense

WALTER ndash Oui oui tu penses comme ccedila malheureuse-ment bien peu drsquoautres te ressemblent

HEINRICH ndash Je nrsquoai pas lrsquohabitude de mrsquoattendrir mais crsquoeacutetait tregraves bien (Annette et Catherine srsquoembrassent en pleu-rant Plusieurs autres femmes les entourent quelques-unes sanglotent Mathis ouvre le secreacutetaire il en tire une grande sacoche qursquoil deacutepose sur la table devant le notaire Tout le monde regarde eacutemerveilleacute)

MATHIS gravement ndash Monsieur le notaire voici la dothellip elle eacutetait precircte depuis deux anshellip Ce ne sont pas des pro-messeshellip ce nrsquoest pas du papierhellip crsquoest de lrsquoorhellip trente mille francs en bon or de France

TOUS LES ASSISTANTS bas ndash Trente mille francs hellip

CHRISTIAN ndash Crsquoest trop monsieur Mathis

MATHIS riant de bon cœur ndash Allons donc Christian entre le pegravere et le fils on ne compte pas Quand nous serons partis Catherine et moi vous en trouverez bien drsquoautres ndash Ce qui me fait le plus de plaisir crsquoest que cet argent-lagrave voyez-vous crsquoest de lrsquoargent honnecirctehellip de lrsquoargent dont je connais la source Je sais qursquoil nrsquoy a pas un liard mal acquis lagrave-dedanshellip je saishellip (Bruit de sonnette dans la sacoche)

LE NOTAIRE se retournant ndash Allons monsieur Christian allonshellip votre signaturehellip (Christian va signer Mathis reste

ndash 125 ndash

immobile les yeux fixeacutes sur la sacoche comme frappeacute de stu-peur)

WALTER passant la plume agrave Christian ndash On ne signe pas tous les jours des contrats pareils mareacutechal des logis

CHRISTIAN riant ndash Ah non pegravere Walter non hellip (Il signe et donne la plume agrave Catherine)

MATHIS agrave part regardant agrave droite et agrave gauche ndash Les autres nrsquoentendent rien hellip

LE NOTAIRE ndash Monsieur le bourgmestre agrave votre tour et tout est fini

CATHERINE ndash Tiens Mathis voici la plumehellip moi je ne sais pas signerhellip jrsquoai fait ma croix

MATHIS agrave part ndash Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles hellip

LE NOTAIRE indiquant du doigt la place sur le contrat ndash Ici monsieur le bourgmestrehellip agrave cocircteacute de madame Catherine (Le bruit de la sonnette redouble)

MATHIS agrave part drsquoun ton rude ndash Hardi Mathis hellip (Il srsquoapproche signe drsquoune main ferme puis il empoigne le sac drsquoeacutecus et le vide brusquement sur la table Quelques piegraveces tombent sur le plancher Eacutetonnement geacuteneacuteral)

CATHERINE ndash Ah mon Dieu qursquoest-ce que tu fais hellip (Elle court apregraves les piegraveces qui roulent)

MATHIS agrave part ndash Crsquoeacutetait le sang hellip (Haut) Je veux que le notaire compte la dot devant tout le monde (Avec un sourire eacutetrange) On aurait pu croire qursquoil y avait des gros sous au fond du sachellip

CHRISTIAN vivement ndash Ah monsieur Mathis agrave quoi pen-sez-vous

ndash 126 ndash

MATHIS eacutetendant le bras ndash Eacutecoutez Christian les secrets sont pour les gueux Entre honnecirctes gens tout doit se passer au grand jour Il faut que chacun puisse dire Jrsquoeacutetais lagravehellip jrsquoai vu la dot sur la tablehellip en beaux louis drsquoorhellip (Au notaire) Comptez monsieur Hornus

WALTER riant ndash Tu as quelquefois de drocircles drsquoideacutees Ma-this

LE NOTAIRE gravement ndash Monsieur le bourgmestre a rai-son crsquoest plus reacutegulier (Il commence agrave compter Mathis se penche les mains appuyeacutees au bord de la table et regarde Tout le monde se rapproche Silence)

MATHIS agrave part les yeux fixeacutes sur le tas de louis ndash Crsquoeacutetait le sang hellip

ndash 127 ndash

TROISIEgraveME PARTIE

LE REcircVE DU BOURGMESTRE

Une chambre au premier chez Mathis Alcocircve agrave gauche porte agrave droite deux fenecirctres au fond La nuit

I

MATHIS WALTER HEINRICH CHRISTIAN ANNETTE CATHERINE LOIumlS portant une chandelle allumeacutee et une carafe

ndash Ils entrent brusquement et semblent eacutegayeacutes par le vin

HEINRICH riant ndash Ha ha ha tout finit bienhellip il fallait quelque chose pour bien finir

WALTER ndash En avons-nous bu du wolxheim On se sou-viendra longtemps du contrat drsquoAnnette

CHRISTIAN ndash Alors crsquoest deacutecideacute Monsieur Mathis vous couchez ici

MATHIS ndash Oui crsquoest deacutecideacute (Agrave Loiumls) Loiumls mets la chan-delle et la carafe sur la table de nuit

CATHERINE ndash Quelle ideacutee Mathis

MATHIS ndash Jrsquoai besoin de fraicirccheur je ne veux pas encore attraper un coup de sang

ANNETTE bas agrave Christian ndash Il faut le laisser fairehellip quand il a ses ideacuteeshellip

ndash 128 ndash

CHRISTIAN ndash Eh bien monsieur Mathis puisque vous croyez que vous serez mieux icihellip

MATHIS ndash Oui je sais ce qursquoil me fauthellip La chaleur est cause de mon accidenthellip cela changerahellip (Il srsquoassied et com-mence agrave se deacuteshabiller On entend chanter au-dessous)

HEINRICH ndash Eacutecoutez comme les autres srsquoen donnent Ve-nez pegravere Walter redescendons

WALTER ndash Tu nous quittes au plus beau moment Mathis tu nous abandonnes

MATHIS brusquement ndash Je me fais une raison que diable Depuis onze heures du matin jusqursquoagrave minuit crsquoest bien assez

CATHERINE ndash Oui le meacutedecin lui a dit de prendre garde au vin blanchellip que ccedila lui jouerait un mauvais tour il en a deacutejagrave trop bu depuis ce matin

MATHIS ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bonhellip je vais boire un coup drsquoeau fraicircche avant de me coucher ccedila me calmera (Trois ou quatre buveurs entrent en se poussant)

LE PREMIER ndash Ha ha ha ccedila va bienhellip ccedila va bien

UN AUTRE ndash Bonsoir monsieur le bourgmestre bonsoir

UN AUTRE ndash Dites donc Heinrich vous ne savez pas le garde de nuit est en bas

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qursquoil veut

LE BUVEUR ndash Il veut qursquoon vide la sallehellip crsquoest lrsquoheure

MATHIS ndash Qursquoon lui fasse boire un bon coup et puis bon-soir tous

WALTER ndash Pour un bourgmestre il nrsquoy a pas de regraveglement

ndash 129 ndash

MATHIS ndash Le regraveglement est pour tout le monde

CATHERINE ndash Eh bien Mathis nous allons redescendre

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip vahellip Qursquoon me laisse en repos

WALTER lui donnant la main ndash Bonne nuit Mathis et pas de mauvais recircves

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Je ne recircve jamais ndash Bonne nuit toushellip allezhellip allez

CATHERINE ndash Quand il a quelque chose en tecircte hellip (Elle sort Tous deacutefilent en riant et crient dans lrsquoescalier mdash Bonsoir bonsoir monsieur le bourgmestre ndash Annette et Christian res-tent les derniers)

ndash 130 ndash

II

MATHIS ANNETTE CHRISTIAN

ANNETTE se penchant pour embrasser Mathis ndash Bonsoir mon pegravere dors bien

MATHIS lrsquoembrassant ndash Bonsoir mon enfant (Agrave Chris-tian qui se tient pregraves drsquoAnnette) Je serai mieux ici tout ce vin blanc ces cris ces chansons me montent agrave la tecirctehellip Je dormirai mieux

CHRISTIAN ndash Oui la chambre est fraicircche Bonne nuithellip dormez bien

MATHIS leur serrant la main ndash Pareillement mes en-fants (Annette et Christian sortent)

III

MATHIS seul

MATHIS il eacutecoute puis se legraveve et va fermer la porte au perron ndash Enfin me voilagrave deacutebarrasseacutehellip Tout va bienhellip le gen-darme est prishellip Je vais dormir sur les deux oreilles (Il se ras-sied et continue agrave se deacuteshabiller) Srsquoil arrive un nouveau hasard contre le beau-pegravere du mareacutechal des logis tout sera bientocirct eacutetouffeacute (Il bacircille et precircte lrsquooreille aux chants drsquoen bas) Il faut savoir srsquoarranger dans la viehellip il faut avoir les bonnes cartes en mainhellip Les bonnes cartes crsquoest touthellip La mauvaise chance ne vient jamais contre les bonnes carteshellip On arrange la chance (Il se legraveve du fauteuil et se dirige vers lrsquoalcocircve En ce moment la porte de lrsquoauberge en bas srsquoouvre les chants deacutebordent dans la rue Mathis legraveve le rideau et regarde) Ceux-lagrave maintenant ne demandent plus rien ils ont leur comptehellip Heacute heacute heacute vont-ils

ndash 131 ndash

faire des trous dans la neige avant drsquoarriver chez eux Crsquoest drocircle le vinhellip un verre de vinhellip et tout vous paraicirct en beau (Les chants srsquoeacuteloignent et se dispersent Mathis ouvre les fenecirctres tire les persiennes et redescend vers lrsquoalcocircve) Oui ccedila va bien (Il prend la carafe et boit) Ccedila va tregraves bien (Il remet la carafe sur la table de nuit entre dans lrsquoalcocircve et tire les rideaux Souf-flant la lumiegravere) Tu peux te vanter drsquoavoir bien meneacute tes af-faires Mathis (Il bacircille lentement et se couche) Personne ne trsquoentendra si tu recircveshellip personne hellip Les recircveshellip des folieshellip (Si-lence)

ndash 132 ndash

IV

MATHIS endormi dans lrsquoalcocircve ndash puis LE TRIBUNAL LE

PREacuteSIDENT LE PROCUREUR LES JUGES LES GENDARMES LE PUBLIC

(Le fond de la scegravene change lentement La lumiegravere vague drsquoabord croicirct peu agrave peu les lignes se preacutecisent on est dans un tribunal haute voucircte sombre des bancs en heacute-micycle sur le devant remplis de spectateurs deux fe-necirctres en ogive agrave vitraux de plomb les trois juges en toque et robe noire au fond sur leurs siegraveges le greffier agrave droite le procureur agrave gauche Petite porte lateacuterale com-muniquant au guichet Une table aux pieds des juges sur la table un manteau vert garni de fourrure et un bonnet de peau de martre Le preacutesident agite sa sonnette Mathis en guenilles hacircve paraicirct agrave la porte lateacuterale entoureacute de gendarmes Les souffrances du cachot sont peintes sur sa figure Il va srsquoasseoir sur la sellette trois gendarmes se

ndash 133 ndash

placent derriegravere lui ndash Toute cette scegravene mysteacuterieuse se passe dans une sorte de peacutenombre les paroles et les bruits sont des chuchotements Agrave mesure que lrsquoaction se preacutecise les paroles deviennent plus distinctes Crsquoest le tra-vail de lrsquoimagination du dormeur crsquoest son recircve qui se ma-teacuterialise ndash Sur un geste du preacutesident le greffier lit en psalmodiant lrsquoacte drsquoaccusation et les deacutepositions des teacute-moins On distingue de loin en loin ces mots laquo Nuit du 24 deacutecembrehellip Baruch Koweskihellip lrsquoaubergiste Mathishellip la ruse profondehellip en srsquoentourant de la consideacuteration pu-bliquehellip eacutechapper durant quinze anshellip lrsquoheure de la jus-ticehellip une circonstance indiffeacuterentehellip les fregraveres Hier-thegraveshellip raquo Nouveau silence Agrave la fin de cette lecture la scegravene srsquoeacuteclaire plus vivement)

LE PREacuteSIDENT ndash Accuseacute vous venez drsquoentendre les deacuteposi-tions des teacutemoins qursquoavez-vous agrave reacutepondre

MATHIS ndash Des teacutemoins des gens qui nrsquoont rien vuhellip des gens qui demeurent agrave deux trois lieues de lrsquoendroit ougrave srsquoest commis le crimehellip dans la nuithellip en hiverhellip Vous appelez cela des teacutemoins

LE PREacuteSIDENT ndash Reacutepondez avec calme ces gestes ces emportements ne peuvent vous ecirctre utiles ndash Vous ecirctes un homme ruseacute

MATHIS ndash Non monsieur le preacutesident je suis un homme simple

LE PREacuteSIDENT ndash Vous avez su choisir le momenthellip vous avez su deacutetourner les soupccedilonshellip vous avez eacutecarteacute toute preuve mateacuteriellehellip Vous ecirctes un ecirctre redoutable

MATHIS ndash Parce qursquoon ne trouve rien contre moi je suis re-doutable Tous les honnecirctes gens sont donc redoutables puisqursquoon ne trouve rien contre eux

ndash 134 ndash

LE PREacuteSIDENT ndash La voix publique vous accuse

MATHIS ndash Eacutecoutez messieurs les juges quand un homme prospegraverehellip quand il srsquoeacutelegraveve au-dessus des autres quand il srsquoacquiert de la consideacuteration et du bien des milliers de gens lrsquoenvient Vous savez cela crsquoest une chose qui se rencontre tous les jours Eh bien malheureusement pour moi des milliers drsquoenvieux depuis quinze ans ont vu prospeacuterer mes affaires et voilagrave pourquoi tous mrsquoaccusent ils voudraient me voir tomber ils voudraient me voir peacuterir Mais est-ce que des hommes justes pleins de bon sens doivent eacutecouter ces envieux Est-ce qursquoils ne devraient pas les forcer agrave se taire Est-ce qursquoils ne devraient pas les condamner

LE PREacuteSIDENT ndash Vous parlez bien accuseacute depuis long-temps vous avez eacutetudieacute ces discours en vous-mecircme Mais nous avons lrsquoœil clair nous voyons ce qui se passe en vous ndash Drsquoougrave vient que vous entendez des bruits de sonnette

MATHIS ndash Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette (Bruit de sonnette au dehors)

LE PREacuteSIDENT ndash Vous mentez Dans ce moment mecircme vous entendez ce bruithellip Dites-nous pourquoi

MATHIS ndash Ce nrsquoest rienhellip crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous nrsquoavouez pas la cause de ce bruit nous allons appeler le songeur pour nous lrsquoexpliquer

MATHIS ndash Il est vrai que jrsquoentends ce bruit

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez qursquoil entend ce bruit

MATHIS vivement ndash Ouihellip mais je lrsquoentends en recircve

LE PREacuteSIDENT ndash Eacutecrivez qursquoil lrsquoentend en recircve

MATHIS ndash Il est permis agrave tout honnecircte homme de recircver

ndash 135 ndash

UN SPECTATEUR bas agrave son voisin ndash Crsquoest vrai les recircves nous viennent malgreacute nous

UN AUTRE de mecircme ndash Tout le monde recircve

MATHIS se tournant vers le public ndash Eacutecoutez ne craignez rien pour moihellip Tout ceci nrsquoest qursquoun recircvehellip Si ce nrsquoeacutetait pas un recircve est-ce que ces juges porteraient des perruques comme du temps des anciens seigneurs il y a plus de cent ans A-t-on ja-mais vu des ecirctres assez fous pour srsquooccuper drsquoun bruit de son-nette qursquoon entend en recircve Il faudrait donc aussi condamner un chien qui gronde en recircvant Et voilagrave des juges hellip voilagrave des hommes qui pour de vaines penseacutees veulent faire pendre leur semblable hellip (Il part drsquoun grand eacuteclat de rire)

LE PREacuteSIDENT drsquoun accent seacutevegravere ndash Silence accuseacute si-lence vous approchez du jugement eacuteternel et vous osez rirehellip vous osez affronter les regards de Dieu hellip (Se tournant vers les juges) Messieurs les juges ce bruit de sonnette vient drsquoun sou-venirhellip Les souvenirs font la vie de lrsquohomme on entend la voix de ceux qursquoon a aimeacutes longtemps apregraves leur mort Lrsquoaccuseacute en-tend ce bruit parce qursquoil a dans son acircme un souvenir qursquoil nous cache ndash Le cheval du Polonais avait une sonnette hellip

MATHIS ndash Crsquoest fauxhellip je nrsquoai pas de souvenirs

LE PREacuteSIDENT ndash Taisez-vous

MATHIS avec colegravere ndash Un homme ne peut ecirctre condamneacute sur des suppositions Il faut des preuves Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez que lrsquoaccuseacute se contre-dit il avouaithellip maintenant il se reacutetracte

MATHIS srsquoemportant ndash Nonhellip je nrsquoentends rien hellip (Le bruit de sonnette se fait entendre) Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilleshellip (Le bruit redouble) Je demande Christian mon gendre (Eacutelevant la voix et regardant de tous les cocircteacutes)

ndash 136 ndash

Pourquoi Christian nrsquoest-il pas ici (Silence Les juges se regar-dent Chuchotements dans lrsquoauditoire Le bruit de sonnette srsquoeacuteloigne)

LE PREacuteSIDENT drsquoun ton grave ndash Accuseacute vous persistez dans vos deacuteneacutegations

MATHIS avec force ndash Ouihellip jrsquoai trop de sanghellip voilagrave tout Il nrsquoy a rien contre moi Crsquoest la plus grande injustice de tenir un honnecircte homme dans les prisons Je souffre pour la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Vous persistez hellip ndash Eh bien nous Rudi-ger baron de Mersbach grand preacutevocirct de Sa Majesteacute impeacuteriale en basse Alsace assisteacute de nos conseils et juges sieurs Louis de Falkenstein et de Feininger docteurs egraves droit ndash Consideacuterant que cette affaire traicircne depuis quinze ans qursquoil est impossible de lrsquoeacuteclaircir par les moyens ordinaires ndash Vu la prudence la ruse et lrsquoaudace de lrsquoaccuseacute ndash Vu la mort des teacutemoins qui pourraient nous eacuteclairer dans cette œuvre laborieuse agrave laquelle srsquoattache lrsquohonneur de notre tribunal ndash Attendu que le crime ne peut rester impuni que lrsquoinnocent ne peut succomber pour le cou-pable ndash Consideacuterant que cette cause doit servir drsquoexemple aux temps agrave venir pour reacutefreacutener lrsquoavarice la cupiditeacute de ceux qui se croient couverts par une longue suite drsquoanneacutees ndash Agrave ces causes ordonnons qursquoon entende le songeur ndash Huissiers faites entrer le songeur

MATHIS drsquoune voix terrible ndash Je mrsquoy oppose je mrsquoy op-posehellip Les songes ne prouvent rien

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix ferme ndash Faites entrer le son-geur

MATHIS frappant sur la table ndash Crsquoest abominablehellip crsquoest contraire agrave la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous ecirctes innocent pourquoi donc re-doutez-vous le songeur Parce qursquoil lit dans les acircmes Croyez-

ndash 137 ndash

moi soyez calme ou vos cris prouveront que vous ecirctes cou-pable

MATHIS ndash Je demande lrsquoavocat Linder de Saverne pour une affaire pareille je ne regarde pas agrave la deacutepense Je suis calme comme un homme qui nrsquoa rien agrave se reprocherhellip Je nrsquoai peur de rienhellip mais les recircves sont des recircveshellip (Criant) Pourquoi Chris-tian nrsquoest-il pas ici Mon honneur est son honneurhellip Qursquoon le fasse venirhellip Crsquoest un honnecircte homme celui-lagrave (Srsquoexaltant) Christian je trsquoai fait riche viens me deacutefendre hellip (Silence La scegravene srsquoobscurcit Mathis dans lrsquoalcocircve soupire et srsquoagite Tout devient sombre Au bout drsquoun instant le tribunal reparaicirct dans lrsquoobscuriteacute et srsquoeacuteclaire drsquoun coup Mathis srsquoest rendormi pro-fondeacutement)

V

LES PREacuteCEacuteDENTS LE SONGEUR

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Asseyez-vous

LE SONGEUR ndash Monsieur le preacutesident et messieurs les juges crsquoest la volonteacute de votre tribunal qui me force agrave venir sans cela lrsquoeacutepouvante me tiendrait loin drsquoici

MATHIS ndash On ne peut croire aux folies des songeurs ils trompent le monde pour gagner de lrsquoargenthellip Ce sont des tours de physiquehellip Jrsquoai vu celui-ci chez mon cousin Bocircth agrave Ribeau-villeacute

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Pouvez-vous endormir cet homme

LE SONGEUR regardant Mathis ndash Je le puis Seulement existe-t-il quelques restes de la victime

ndash 138 ndash

LE PREacuteSIDENT indiquant les objets sur la table ndash Ce man-teau et ce bonnet

LE SONGEUR ndash Qursquoon revecircte lrsquoaccuseacute du manteau

MATHIS poussant un cri eacutepouvantable ndash Je ne veux pas

LE PREacuteSIDENT ndash Je lrsquoordonne

MATHIS se deacutebattant ndash Jamais hellip jamaishellip

LE PREacuteSIDENT ndash Vous ecirctes donc coupable

MATHIS ndash Christian hellip ougrave est Christian Il dira lui si je suis un honnecircte homme

UN SPECTATEUR agrave voix basse ndash Crsquoest terrible

MATHIS aux gendarmes qui lui mettent le manteau ndash Tuez-moi tout de suite

LE PREacuteSIDENT ndash Votre reacutesistance vous trahit malheureux

MATHIS ndash Je nrsquoai pas peurhellip (Il a le manteau et frissonne ndash Bas se parlant agrave lui-mecircme) Mathis si tu dors tu es perdu (Il reste debout les yeux fixeacutes devant lui comme frappeacute drsquohorreur)

UNE FEMME DU PEUPLE se levant ndash Je veux sortirhellip lais-sez-moi sortir

LrsquoHUISSIER ndash Silence (La femme se rassied Grand si-lence)

LE SONGEUR les yeux fixeacutes sur Mathis ndash Il dort

MATHIS drsquoun ton sourd ndash Nonhellip nonhellip je ne veux pashellip jehellip

LE SONGEUR ndash Je le veux

MATHIS drsquoune voix haletante ndash Ocirctez-moi ccedilahellip ocirctezhellip

ndash 139 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Il dort Que faut-il lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Ce qursquoil a fait dans la nuit du 24 deacutecembre il y a quinze ans

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes agrave la nuit du 24 deacutecembre 1818

MATHIS bas ndash Oui

LE SONGEUR ndash Quelle heure est-il

MATHIS ndash Onze heures et demie

LE SONGEUR ndash Parlezhellip je le veux

MATHIS ndash Les gens sortent de lrsquoauberge Catherine et la petite Annette sont alleacutees se coucher Kasper rentrehellip il me dit que le four agrave placirctre est allumeacute Je lui reacuteponds mdash Crsquoest bonhellip va dormir jrsquoirai lagrave-bas ndash Il montehellip Je reste seul avec le Polonais qui se chauffe au fourneau Dehors tout est endormi On nrsquoentend rien que de temps en temps la sonnette du cheval sous le hangar Il y a deux pieds de neige (Silence)

LE SONGEUR ndash Agrave quoi pensez-vous

MATHIS ndash Je pense qursquoil me faut de lrsquoargenthellip que si je nrsquoai pas trois mille francs pour le 31 lrsquoauberge sera exproprieacuteehellip Je pense qursquoil nrsquoy a personne dehorshellip qursquoil fait nuit et que le Po-lonais suivra la grande route tout seul dans la neige

LE SONGEUR ndash Est-ce que vous ecirctes deacutejagrave deacutecideacute agrave lrsquoattaquer

MATHIS apregraves un instant de silence ndash Cet homme est forthellip il a des eacutepaules largeshellip Je pense qursquoil se deacutefendra bien si quelqursquoun lrsquoattaque (Mouvement de Mathis)

LE SONGEUR ndash Qursquoavez-vous

ndash 140 ndash

MATHIS bas ndash Il me regardehellip Il a les yeux gris (Drsquoun ac-cent inteacuterieur comme se parlant agrave lui-mecircme) Il faut que je fasse le coup hellip

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes deacutecideacute

MATHIS ndash Ouihellip je ferai le coup hellip je risquehellip je risquehellip

LE SONGEUR ndash Parlez

MATHIS ndash Il faut pourtant que je voiehellip Je sors Tout est noirhellip il neige toujourshellip on ne verra pas mes traces dans la neige (Il legraveve la main et semble chercher quelque chose)

LE SONGEUR ndash Que faites-vous

MATHIS ndash Je tacircte dans le traicircneauhellip srsquoil y a des pistolets hellip (Les juges se regardent mouvement dans lrsquoauditoire) Il nrsquoa rienhellip je ferai le couphellip oui hellip (Il eacutecoute) On nrsquoentend rien dans le villagehellip Lrsquoenfant drsquoAnna Weacuteber pleurehellip Une chegravevre becircle dans lrsquoeacutetablehellip Le Polonais marche dans la chambre

LE SONGEUR ndash Vous rentrez

MATHIS ndash Oui Il a mis six francs sur la table je lui rends sa monnaiehellip Il me regarde bien (Silence)

LE SONGEUR ndash Il vous dit quelque chose

MATHIS ndash Il me demande combien jusqursquoagrave Mutzig hellip Quatre petites lieueshellip je lui souhaite un bon voyagehellip Il me reacute-pond Dieu vous beacutenisse (Silence) Ho ho (La figure de Ma-this change)

LE SONGEUR ndash Quoi

MATHIS bas ndash La ceinture (Brusquement drsquoune voix segraveche) Il sorthellip il est sorti hellip (Mathis en ce moment fait quelques pas les reins courbeacutes il semble suivre sa victime agrave la piste Le Songeur legraveve le doigt pour recommander lrsquoattention aux juges ndash Mathis eacutetendant la main ) La hache hellip ougrave est la

ndash 141 ndash

hache Ah ici derriegravere la porte ndash Quel froid la neige tombehellip pas une eacutetoilehellip Courage Mathis tu auras la ceinturehellip cou-rage (Silence)

LE SONGEUR ndash Il parthellip Vous le suivez

MATHIS ndash Oui

LE SONGEUR ndash Ougrave ecirctes-vous

MATHIS ndash Derriegravere le villagehellip dans les champshellip Quel froid (Il grelotte)

LE SONGEUR ndash Vous avez pris la traverse

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip (Eacutetendant le bras) Voici le grand ponthellip et lagrave-bas dans le fond le ruisseauhellip Comme les chiens pleurent agrave la ferme de Danielhellip comme ils pleurent hellip Et la forge du vieux Finck comme elle est rouge sur la cocircte hellip (Bas se parlant agrave lui-mecircme) Tuer un hommehellip tuer un homme Tu ne feras pas ccedila Mathishellip tu ne feras pas ccedilahellip Dieu ne veut pas hellip (Se remettant agrave marcher les reins courbeacutes) Tu es fou hellip Eacutecoute tu seras richehellip ta femme et ton enfant nrsquoauront plus besoin de rienhellip Le Polonais est venuhellip tant pishellip tant pishellip Il ne devait pas venir hellip Tu payeras tout tu nrsquoauras plus de detteshellip (Criant drsquoun ton sourd) Il nrsquoy a pas de bon Dieu il faut que tu lrsquoassommes hellip ndash Le ponthellip deacutejagrave le pont hellip (Silence il srsquoarrecircte et precircte lrsquooreille) Personne sur la route personnehellip (Drsquoun air drsquoeacutepouvante) Quel silence (Il srsquoessuie le front de la main) Tu as chaud Mathishellip ton cœur bathellip crsquoest agrave force de courirhellip Une heure sonne agrave Weacutechemhellip et la lune qui vienthellip Le Polonais est peut-ecirctre deacutejagrave passeacutehellip Tant mieuxhellip tant mieux hellip (Eacutecoutant) La sonnettehellip oui hellip (Il srsquoaccroupit brusquement et reste immobile Silence Tous les yeux sont fixeacutes sur lui ndash Bas) Tu seras richehellip tu seras richehellip tu seras riche hellip (Le bruit de la sonnette se fait entendre Une jeune femme se couvre la figure de son tablier drsquoautres deacutetournent la tecircte Tout agrave coup Mathis se dresse en poussant une sorte de rugissement et frappe un

ndash 142 ndash

coup terrible sur la table) Ah ah je te tienshellip juif hellip (Il se preacutecipite en avant et frappe avec une sorte de rage)

UNE FEMME ndash Ah mon Dieu hellip (Elle srsquoaffaisse)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix vibrante ndash Emportez cette femme (On emporte la femme)

MATHIS se redressant ndash Il a son compte (il se penche et regarde puis frappant un dernier coup) Il ne remue plushellip crsquoest fini (Il se relegraveve en exhalant un soupir et promegravene les yeux autour de lui) Le cheval est parti avec le traicircneau (Eacutecou-tant) Quelqursquoun hellip (Il se retourne eacutepouvanteacute et veut fuir) Nonhellip crsquoest le vent dans les arbreshellip (Se baissant) Vitehellip vitehellip la ceinture Je lrsquoaihellip ha (Il fait le geste de se boucler la cein-ture aux reins) Elle est pleine drsquoor toute pleine hellip Deacutepecircche-toihellip Mathishellip deacutepecircche-toi hellip (Il se baisse et semble charger le corps sur son eacutepaule puis il se met agrave tourner autour de la table du tribunal les reins courbeacutes le pas lourd comme un homme ployant sous un fardeau)

LE SONGEUR ndash Ougrave allez-vous

MATHIS srsquoarrecirctant ndash Au four agrave placirctre

LE SONGEUR ndash Vous y ecirctes

MATHIS ndash Oui (Faisant le geste de jeter son fardeau agrave terre) Comme il eacutetait lourd hellip (Il respire avec force puis il se baisse et semble ramasser de nouveau le cadavre ndash Drsquoune voix rauque) Va dans le feu juif va dans le feu hellip (Il semble pous-ser avec une perche de toutes ses forces Tout agrave coup il jette un cri drsquohorreur et srsquoaffaisse la tecircte entre les mains ndash Bas) Quels yeux hellip oh quels yeux hellip (Long silence Relevant la tecircte) Tu es fou Mathis hellip Regardehellip il nrsquoy a deacutejagrave plus rien que les oshellip Les os brucirclent aussihellip Maintenant la ceinturehellip Mets lrsquoor dans tes pocheshellip Crsquoest celahellip Personne ne saura rienhellip On ne trouve-ra pas de preuves

ndash 143 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Que faut-il encore lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Cela suffit (Au greffier) Vous avez eacutecrit

LE GREFFIER ndash Oui monsieur le preacutesident

LE PREacuteSIDENT ndash Eh bien qursquoon lrsquoeacuteveille et qursquoil voie lui-mecircme

LE SONGEUR ndash Eacuteveillez-voushellip je le veux (Mathis srsquoeacuteveille il est comme eacutetourdi)

MATHIS ndash Ougrave donc est-ce que je suis (Il regarde) Ah ouihellip Qursquoest-ce qui se passe

LE GREFFIER ndash Voici votre deacutepositionhellip Lisez

MATHIS apregraves avoir lu quelques lignes ndash Malheureux Jrsquoai tout dit hellip Je suis perdu hellip

LE PREacuteSIDENT aux juges ndash Vous venez drsquoentendrehellip il srsquoest condamneacute lui-mecircme

MATHIS arrachant le manteau ndash Je reacuteclamehellip crsquoest fauxhellip Vous ecirctes tous des gueux hellip Christianhellip mon gendrehellip Je de-mande Christianhellip

LE PREacuteSIDENT ndash Gendarmes imposez silence agrave cet homme (Les gendarmes entourent Mathis)

MATHIS se deacutebattant ndash Crsquoest un crime contre la justicehellip on mrsquoocircte mon seul teacutemoinhellip Je reacuteclame devant Dieu (Drsquoune voix deacutechirante) Christianhellip on veut tuer le pegravere de ta femmehellip Agrave mon secours (Il se deacutebat comme un furieux)

LE PREacuteSIDENT avec tristesse ndash Accuseacute vous me forcez de vous dire ce que jrsquoaurais voulu vous taire En apprenant les charges qui pesaient sur vous Christian Becircme srsquoest donneacute la mort hellip (Mathis reste comme stupeacutefieacute les yeux fixeacutes sur le preacute-

ndash 144 ndash

sident Grand silence Les juges se consultent agrave voix basse Au bout drsquoun instant le preacutesident se legraveve)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix lente ndash Attendu que dans la nuit du 24 deacutecembre 1808 entre minuit et une heure Hans Ma-this a commis sur la personne de Baruch Koweski le crime drsquoassassinat avec les circonstances aggravantes de preacutemeacutedita-tion de nuit et de vol agrave main armeacutee nous le condamnons agrave ecirctre pendu par le cou jusqursquoagrave ce que mort srsquoen suive (Se tournant vers un huissier) Huissier faites entrer le scharfrichter5 (Grande rumeur dans lrsquoauditoire Lrsquohuissier ouvre la porte de droite un petit homme vecirctu de rouge la face pacircle et les yeux brillants paraicirct sur le seuil Profond silence Le preacutesident eacutetend le bras vers Mathis Bruit violent de sonnette Mathis porte ses mains agrave sa tecircte et chancelle Tout disparaicirct ndash On se retrouve dans la chambre du bourgmestre Il fait grand jour le soleil entre par les fentes des persiennes et srsquoallonge en traicircneacutees lu-mineuses sur le plancher Les rideaux de lrsquoalcocircve srsquoagitent La carafe tombe de la table de nuit et se brise Au mecircme instant une musique joyeuse eacuteclate devant lrsquoauberge elle joue le vieil air de Lauterbach des voix nombreuses lrsquoaccompagnent Ce sont les garccedilons drsquohonneur qui donnent lrsquoaubade agrave la fianceacutee On entend les gens courir dans la rue Une fenecirctre srsquoouvre la musique cesse Grands eacuteclats de rire Voix nombreuses mdash La voilagrave la voilagravehellip crsquoest Annette hellip ndash La musique et les chants re-commencent et peacutenegravetrent dans lrsquoauberge Grand tumulte au-dessous Des pas rapides montent lrsquoescalier on frappe agrave la porte de Mathis)

CATHERINE dehors criant ndash Mathis legraveve-toi Il fait grand jour Tous les inviteacutes sont en bas (Silence On frappe plus fort)

5 Bourreau

ndash 145 ndash

CHRISTIAN de mecircme ndash Monsieur Mathis monsieur Ma-this (Silence) Comme il dorthellip (Drsquoautres pas montent lrsquoescalier On frappe agrave coups redoubleacutes)

WALTER de mecircme ndash Heacute Mathis Allons donchellip La noce est commenceacuteehellip hop hop hellip (Long silence) Crsquoest drocircle il ne reacutepond pas

CATHERINE drsquoune voix inquiegravete ndash Mathis Mathis (On entend des chuchotements une discussion puis la voix de Christian srsquoeacutelegraveve et dit drsquoun ton brusque mdash Non crsquoest inutile laissez-moi faire ndash et presque aussitocirct la porte secoueacutee vio-lemment srsquoouvre tout au large Christian paraicirct il est en grand uniforme)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Monsieur Mathis hellip (Il aperccediloit les deacutebris de la carafe sur le plancher court agrave lrsquoalcocircve eacutecarte les rideaux et pousse un cri)

CATHERINE accourant toute inquiegravete ndash Qursquoest-ce que crsquoest Qursquoest-ce qursquoil y a Christian

CHRISTIAN se retournant vivement ndash Ne regardez pas madame Catherine hellip (Il la prend dans ses bras et lrsquoentraicircne vers la porte en criant drsquoune voix enroueacutee) Le docteur Frantz le docteur Frantz

CATHERINE se deacutebattant ndash Laissez-moi Christianhellip je veux voirhellip

CHRISTIAN ndash Non (Criant dans lrsquoescalier agrave ceux qui se trouvent en bas) ndash Empecircchez Annette de monter ndash Oh mon Dieu mon Dieu (Pendant cette scegravene Walter Heinrich et un grand nombre drsquoinviteacutes hommes et femmes sont entreacutes dans la chambre ils se pressent autour de lrsquoalcocircve Heinrich ouvre les fenecirctres et pousse les persiennes)

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WALTER regardant Mathis ndash Il a la figure toute bleue (Stupeur geacuteneacuterale Le docteur Frantz entre tout essouffleacute On srsquoeacutecarte pour lui livrer passage)

LE DOCTEUR vivement ndash Crsquoest une attaque drsquoapoplexie (Tirant sa trousse de sa poche) Tenez le bras maicirctre Walterhellip Pourvu que le sang vienne (Les musiciens entrent leurs ins-truments agrave la main une foule de gens endimancheacutes les suivent chuchotant entre eux et marchant sur la pointe des pieds puis une jeune femme portant un enfant dans ses bras paraicirct sur le seuil et srsquoarrecircte interdite agrave la vue de tout ce monde Lrsquoenfant souffle dans une petite trompette)

WALTER ndash Le sang ne vient pas

LE DOCTEUR ndash Non (Se retournant avec colegravere) Faites donc taire cet enfant

LA JEUNE FEMME ndash Tais-toi Ludwig Donne (Elle veut lui prendre la trompette Lrsquoenfant reacutesiste et se met agrave pleurer)

LE DOCTEUR drsquoune voix triste ndash Crsquoest finihellip monsieur le bourgmestre est morthellip le vin blanc lrsquoa tueacute

WALTER ndash Oh mon pauvre Mathis (Il srsquoaccoude sur le lit la figure dans les mains et pleure On entend dans la salle au-dessous les cris deacutechirants de Catherine et drsquoAnnette)

HEINRICH regardant Mathis ndash Quel malheur un si brave homme

UN AUTRE bas agrave son voisin ndash Crsquoest la plus belle morthellip On ne souffre pas

ndash 147 ndash

LES BOHEacuteMIENS DrsquoALSACE

SOUS LA REacuteVOLUTION

laquo Puisque tu veux savoir pourquoi nous avons quitteacute la France me dit le vieux Boheacutemien Bockes6 rappelle-toi drsquoabord la grande caverne du Harberg Elle est agrave mi-cocircte sous une roche couverte de bruyegraveres ougrave passe le sentier de Dagsbourg On lrsquoappelle maintenant le Trou-de-lrsquoErmite parce qursquoun vieil er-

6 Bacchus

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mite y demeure Mais bien des anneacutees avant quand les sei-gneurs avaient encore des chacircteaux en Alsace et dans les Vosges nos gens vivaient dans ce trou de pegravere en fils Personne ne venait nous troubler au contraire on nous faisait du bien nos femmes et nos filles allaient dire la bonne aventure jusqursquoau fond de la Lorraine nos hommes jouaient de la musique les tout vieux et les toutes vieilles restaient seuls au Harberg cou-cheacutes sur des tas de feuilles avec les petits enfants

laquo Je te dis Christian que nous eacutetions une fourmiliegravere on ne pouvait pas nous compter Souvent il rentrait trois et quatre troupes par jour le pain le vin le lard le fromage ne man-quaient pas tout venait en abondance

laquo Au fond de ce creux nous avions aussi le grand-pegravere Da-niel blanc comme une chouette qui perd son duvet agrave force de vieillesse et tout agrave fait aveugle On ne pouvait le reacuteveiller qursquoen lui mettant un bon morceau sous le nez alors il soupirait et se redressait un peu le dos contre la roche Deux autres vieilles ra-tatineacutees et chauves lui tenaient compagnie

laquo Eh bien tu le croiras si tu veux les seigneurs et les grandes dames drsquoAlsace et de Lorraine nrsquoavaient de confiance que dans lrsquoesprit de ces vieilles Ils arrivaient agrave cheval avec leurs domestiques et leurs chasseurs pour se faire expliquer lrsquoavenir et les amours et plus les vieilles radotaient plus elles beacute-gayaient en recircve plus ces seigneurs et ces dames avaient lrsquoair de les comprendre et paraissaient contents raquo

Bockes se mit agrave rire tout bas en hochant la tecircte et vida son verre

laquo Crsquoest lagrave parmi des centaines drsquoautres que je suis venu au monde reprit-il au moins je le pense Il est bien possible que ce soit sur un sentier drsquoAlsace ou des Vosges mais ce qui me re-vient drsquoabord crsquoest notre caverne nos gens qui rentraient par bandes avec leurs cors leurs trompettes et leurs cymbales

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laquo Une chose qui me fait encore plus de plaisir quand jrsquoy pense ce sont mes premiers voyages sur le dos de ma megravere Elle eacutetait jeune toute brune et bien contente de mrsquoavoir Elle me portait dans un vieux chacircle garni de franges lieacute sur son eacutepaule et je passais la tecircte dans un pli pour regarder les environs ndash Un grand noir qui jouait du trombone nous suivait et me clignait des yeux en riant de bonne humeur Crsquoeacutetait mon pegravere

laquo Nous montions et nous descendions Je regardais deacutefiler les arbres les rochers les vallons les ruisseaux ougrave ma megravere en-trait jusqursquoaux genoux les fermes les moulins et les scieries Nous allions toujours et le soir nous faisions du feu sous une roche au coin drsquoun bois On suspendait la marmite drsquoautres troupes arrivaient chacun apportait quelque chose agrave frire On srsquoallongeait les jambes on allumait sa pipe on riait les garccedilons et les filles dansaient Quelle vie Dans cent ans je verrais la flamme rouge qui monte dans les genecircts lrsquoombre des arbres qui srsquoallonge sur la cocircte brune couverte de feuilles mortes les ronces qui se traicircnent les grosses branches qui srsquoeacutetendent dans lrsquoair ndash les eacutetoiles au-dessus ndash jrsquoentendrais le torrent qui gronde le vent qui passe dans les feuilles le moulin qui marche tou-jours les hautes grives qui se reacutepondent drsquoun bout de la forecirct agrave lrsquoautre

laquo Vous autres vous ne connaissez pas ces choses Vous aimez un bon feu lrsquohiver en racontant vos histoires agrave la veilleacutee avec des pommes de terre et des navets dans votre cave Qursquoest-ce que cela Christian aupregraves de notre marmite qui fume dans les bois quand la lune monte lentement au-dessus des sapi-niegraveres quand le feu srsquoendort et que le sommeil arrive

laquo Moi pendant des heures jrsquoaurais pu regarder la lune

laquo Et le lendemain au petit jour quand le coq de la ferme voisine nous eacuteveillait que la roseacutee tombait doucement et qursquoon se secouaithellip

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laquo Ah gueux de coq nous ne trsquoavons pas attrapeacute mais garehellip ton tour viendra

laquo Si les chreacutetiens connaissaient cette vie ils nrsquoen vou-draient pas drsquoautre

laquo Malheureusement les meilleures choses ne peuvent pas durer Quelques mois plus tard au lieu drsquoecirctre bien agrave lrsquoaise sur le dos de ma megravere je galopais derriegravere elle les pieds nus et jrsquoen regardais un autre plus petit creacutepu comme moi les legravevres grosses et le nez un peu camard qui se dorlotait dans mon bon sac qui buvait qui regardait par la fente de mon sac sans srsquoinquieacuteter de rien Crsquoest agrave lui que le grand noir souriait et crsquoest lui que ma megravere couvrait bien le soir en me disant seulement mdash laquo Approche-toi du feu raquo

laquo Je grelottais et je pensais en regardant lrsquoautre

laquo Que la peste trsquoeacutetouffe sans toi je serais encore dans le sac et jrsquoattraperais les bons morceaux raquo

laquo Je ne le trouvais pas aussi beau que moi Je ne compre-nais pas pourquoi ce gueux avait pris ma place et je ne pouvais pas le sentir

laquo Mais le pire crsquoest qursquoil fallut bientocirct gagner sa vie danser sur les mains et faire des tours de souplesse

laquo Tu sauras Christian que nous avions chez nous des dan-seurs de corde des musiciens et des diseuses de bonne aven-ture ndash Le grand noir essaya drsquoabord de me faire danser sur la corde mais la tecircte me tournait je croyais toujours tomber et je mrsquoaccrochais avec les mains malgreacute moi enfin ce nrsquoeacutetait pas mon ideacutee

laquo Alors un vieux qui srsquoappelait Horni mrsquoadopta pour jouer de la trompette et tout de suite jrsquoattrapai lrsquoembouchure Apregraves la trompette jrsquoappris le cor apregraves le cor le trombone Dans toute notre troupe on nrsquoavait jamais eu de meilleur trombone

ndash 151 ndash

que moi Pendant que les autres risquaient de se casser le cou en dansant sur la corde je soufflais avec un grand courage et jrsquoallais aussi faire les publications je battais de la caisse comme un tambour-maicirctre

laquo Nous revenions toujours au Harberg et jrsquoavais deacutejagrave cinq ou six petits fregraveres et sœurs lorsqursquoarriva le commencement de la guerre entre tout le monde Cela commenccedila du cocircteacute de Sarre-bourg ougrave les gens se mirent agrave tomber sur les juifs on leur cas-sait les vitres on jetait les plumes de leurs lits par les fenecirctres de sorte que vous marchiez dans ces plumes jusqursquoaux genoux Les gens chantaient laquo Ccedila ira raquo Tout eacutetait en lrsquoair et je me rappelle que nous avions eacuteteacute forceacutes de nous sauver de Lixheim ougrave lrsquoon brucirclait les papiers de la mairie devant lrsquoeacuteglise

laquo Le vieux Horni disait que le monde devenait fou Nous courions agrave travers les bois parce que le tocsin sonnait agrave Mittel-bronn agrave Lutzelbourg au Dagsberg tous les paysans hommes femmes enfants srsquoavanccedilaient hors des villages avec leurs fourches leurs haches et leurs pioches en chantant

laquo Ccedila va ccedila ira hellip raquo

laquo Plusieurs tiraient des coups de fusil Comme nous arri-vions agrave la nuit sur le plateau de Hacirczelbourg Horni srsquoarrecircta car il ne pouvait plus courir il eacutetendit la main du cocircteacute de lrsquoAlsace et tout le long des montagnes au-dessus des bois je vis les chacirc-teaux et les couvents brucircler jusqursquoaux frontiegraveres de la Suisse La fumeacutee rouge montait aussi des vallons et dans la plaine les toc-sins bourdonnaient ensuite tantocirct agrave droite tantocirct agrave gauche on voyait quelque chose srsquoallumer

laquo Nous tremblions comme des malheureux

laquo En arrivant vers une heure du matin agrave la caverne du Harberg aucun bruit ne srsquoentendait et nous croyions que tous nos gens venaient drsquoecirctre extermineacutes Par bonheur ce nrsquoeacutetait rien notre monde restait assis dans lrsquoombre sans oser allumer

ndash 152 ndash

de feu et toute cette nuit les troupes arrivaient de Lorraine et drsquoAlsace disant mdash Tel chacircteau brucircle telle eacuteglise est en feu Dans tel endroit on veut pendre le cureacute Dans tel autre on chasse les moines hellip Les seigneurs se sauvent hellip Le reacutegiment drsquoAuvergne qui est agrave Phalzbourg a casseacute tous ses officiers nobles il a nommeacute des caporaux et des sergents agrave leur place etc etc raquo

laquo Cette extermination dura plusieurs anneacutees Les paysans eacutetaient las des couvents et des chacircteaux ils voulaient cultiver la terre pour leur propre compte

laquo Nous autres agrave la fin nous avions repris courage et nous recommencions nos tourneacutees Tout eacutetait changeacute les gens avaient des cocardes agrave leurs bonnets ils se mettaient tous agrave precirccher et srsquoappelaient citoyens entre eux les semaines avaient dix jours et le dimanche srsquoappelait deacutecadi mais cela nous eacutetait bien eacutegal et mecircme nous vivions de mieux en mieux parce que les citoyens laissaient leurs portes ouvertes en criant que crsquoeacutetait le regravegne de la vertu

laquo Pas un seul drsquoentre nous nrsquoavait de deacutefiance lorsqursquoun matin au commencement des foires drsquoautomne au petit jour et comme les bandes allaient se mettre en route la vieille Ouldine vit une quinzaine de gendarmes agrave lrsquoentreacutee de la caverne et der-riegravere eux une ligne de baiumlonnettes Aussitocirct elle rentra les mains en lrsquoair et chacun allait voir Des paysans arrivaient aussi plus loin avec une longue file de charrettes pour nous emme-ner Tu penses Christian quels cris les femmes poussaient mais les hommes ne disaient rien Crsquoeacutetait le temps ougrave lrsquoon cou-pait le cou des gens par douzaines et nous croyions tous qursquoon allait nous conduire agrave Sarrebourg pour avoir le cou coupeacute drsquoautant plus que le juge de paix eacutetait avec la milice

laquo Malgreacute nos cris on nous fit sortir deux agrave deux Le briga-dier disait laquo Ccedila ne finira donc jamais

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laquo Nous eacutetions pregraves de deux cents ndash Les femmes et les pe-tits enfants montaient sur les charrettes Les hommes et les gar-ccedilons marchaient derriegravere entre deux files de soldats

laquo Lorsqursquoon fit sortir le vieux Daniel et la vieille Margareth agrave peine eacutetaient-ils dehors au grand air qursquoils moururent tout de suite On les mit tout de mecircme sur une charrette Horni Klein-michel et moi nous suivions en pleurant Toutes nos femmes eacutetaient comme mortes de frayeur On ne voulait pourtant pas nous faire de mal on voulait seulement nous forcer drsquoavoir des noms de famille pour nous reconnaicirctre agrave la conscription

laquo Tous les gens des villages ougrave nous passions venaient nous voir et nous appelaient aristocrates

laquo Une fois agrave Sarrebourg devant la mairie au milieu des soldats on nous fit monter lrsquoun apregraves lrsquoautre prendre des noms qursquoon eacutecrivait sur un gros livre

laquo Le pegravere Greacutebus eut de lrsquoouvrage avec nous jusqursquoau soir ndash On nous forccedilait aussi de choisir un logement ailleurs qursquoau Harberg

laquo Crsquoest depuis ce temps que je me suis appeleacute Bockes Jrsquoeacutetais alors un grand et beau garccedilon de vingt ans tout droit avec une belle chevelure friseacutee laquo Toi me dit le maire en me re-gardant tu ressembles au dieu du bon vin tu trsquoappelleras Bockes raquo

laquo Il dit au vieux Horni qursquoil srsquoappellerait Sileacutenas agrave cause de son gros ventre et tout le monde riait

laquo On nous relacirccha les uns apregraves les autres

laquo Horni Kleinmichel et moi nous restions ensemble dans une chambre au Bigelberg Nous courions toujours les foires mais depuis que nous avions des noms et qursquoon nous appelait citoyens la joie srsquoen eacutetait alleacutee

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laquo Aussi lorsqursquoun peu plus tard on voulut nous forcer de prendre des meacutetiers et de travailler comme tout le monde Sileacute-nas me dit

laquo Eacutecoute Bockes tout cela mrsquoennuie Quand jrsquoai vu les Franccedilais brucircler les couvents et les chacircteaux jrsquoeacutetais content je pensais mdash Ils veulent se faire boheacutemiens ndash Mais agrave preacutesent je vois bien qursquoils sont fous Jrsquoaimerais mieux ecirctre mort que de cultiver la terre comme un gorgio7 Allons-nous-en raquo

laquo Et le mecircme jour nous particircmes pour la Forecirct-Noire

laquo Voilagrave cinquante ans que nous roulons dans ce pays Kleinmichel et moi Les Allemands nous laissent bien tran-quilles Pourvu qursquoon leur joue des valses et des hopser pen-dant qursquoils boivent des chopes ils sont heureux et ne deman-dent pas autre chose ndash Crsquoest un bon peuple raquo

7 Chreacutetien

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MESSIRE TEMPUS

Le jour de la Saint-Seacutebalt vers sept heures du soir je met-tais pied agrave terre devant lrsquohocirctel de la Couronne agrave Pirmasens Il avait fait une chaleur drsquoenfer tout le jour mon pauvre Schim-mel nrsquoen pouvait plus Jrsquoeacutetais en train de lrsquoattacher agrave lrsquoanneau de la porte quand une assez jolie fille les manches retrousseacutees le tablier sur le bras sortit du vestibule et se mit agrave mrsquoexaminer en souriant

laquo Ougrave donc est le pegravere Bleacutesius lui demandai-je

mdash Le pegravere Bleacutesius fit-elle drsquoun air eacutebahi vous revenez sans doute de lrsquoAmeacuterique hellip Il est mort depuis dix ans

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mdash Mort hellip Comment le brave homme est mort Et made-moiselle Charlotte raquo

La jeune fille ne reacutepondit pas elle haussa les eacutepaules et me tourna le dos

Jrsquoentrai dans la grande salle tout meacuteditatif Rien ne me pa-rut changeacute les bancs les chaises les tables eacutetaient toujours agrave leur place le long des murs Le chat blanc de mademoiselle Charlotte les poings fermeacutes sous le ventre et les paupiegraveres de-mi-closes poursuivait son recircve fantastique Les chopes les can-nettes drsquoeacutetain brillaient sur lrsquoeacutetagegravere comme autrefois et lrsquohorloge dans son eacutetui de noyer continuait de battre la ca-dence Mais agrave peine eacutetais-je assis pregraves du grand fourneau de fonte qursquoun chuchotement bizarre me fit tourner la tecircte La nuit envahissait alors la salle et jrsquoaperccedilus derriegravere la porte trois per-sonnages heacuteteacuteroclites accroupis dans lrsquoombre autour drsquoune cannette baveuse ils jouaient au rams un borgne un boiteux un bossu

laquo Singuliegravere rencontre me dis-je Comment diable ces gaillards-lagrave peuvent-ils reconnaicirctre leurs cartes dans une obscu-riteacute pareille Pourquoi cet air meacutelancolique raquo

En ce moment mademoiselle Charlotte entra tenant une chandelle agrave la main

Pauvre Charlotte elle se croyait toujours jeune elle por-tait toujours son petit bonnet de tulle agrave fines dentelles son fichu de soie bleue ses petits souliers agrave hauts talons et ses bas blancs bien tireacutes Elle sautillait toujours et se balanccedilait sur les hanches avec gracircce comme pour dire laquo Heacute heacute voici mademoiselle Charlotte Oh les jolis petits pieds que voilagrave les mains fines les bras dodus heacute heacute heacute raquo

Pauvre Charlotte que de souvenirs enfantins me revinrent en meacutemoire

ndash 157 ndash

Elle deacuteposa sa lumiegravere au milieu des buveurs et me fit une reacuteveacuterence gracieuse deacuteveloppant sa robe en eacuteventail souriant et pirouettant

laquo Mademoiselle Charlotte ne me reconnaissez-vous donc pas raquo mrsquoeacutecriai-je

Elle ouvrit de grands yeux puis elle me reacutepondit en mi-naudant

laquo Vous ecirctes M Theacuteodore Oh je vous avais bien reconnu Venez venez raquo

Et me prenant par la main elle me conduisit dans sa chambre elle ouvrit un secreacutetaire et feuilletant de vieux pa-piers de vieux rubans des bouquets faneacutes de petites images tout agrave coup elle srsquointerrompit et srsquoeacutecria laquo Mon Dieu crsquoest au-jourdrsquohui la Saint-Seacutebalt Ah monsieur Theacuteodore monsieur Theacuteodore vous tombez bien raquo Elle srsquoassit agrave son vieux clavecin et chanta comme jadis du bout des legravevres

Rose de mai pourquoi tarder encore

Agrave revenir

Cette vieille chanson la voix fecircleacutee de Charlotte sa petite bouche rideacutee qursquoelle nrsquoosait plus ouvrir ses petites mains segraveches qursquoelle tapait agrave droitehellip agrave gauchehellip sans mesurehellip ho-chant la tecircte levant les yeux au plafondhellip les freacutemissements meacute-talliques de lrsquoeacutepinettehellip et puis je ne sais quelle odeur de vieux reacuteseacutedahellip drsquoeau de rose tourneacutee au vinaigrehellip Oh horreur deacute-creacutepitude hellip folie Oh patraque abominable frissonnehellip miaulehellip grincehellip cassehellip deacutetraque-toi Que tout sautehellip que tout srsquoen aille au diable hellip Quoi hellip crsquoest lagrave Charlotte hellip elle elle hellip ndash Abomination

Je pris une petite glace et me regardaihellip jrsquoeacutetais bien pacircle laquo Charlotte hellip Charlotte raquo mrsquoeacutecriai-je

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Aussitocirct revenant agrave elle et baissant les yeux drsquoun air pu-dique

laquo Theacuteodore murmura-t-elle mrsquoaimez-vous toujours raquo

Je sentis la chair de poule srsquoeacutetendre tout le long de mon dos ma langue se coller au fond de mon gosier Drsquoun bond je mrsquoeacutelanccedilai vers la porte mais la vieille fille pendue agrave mon eacutepaule srsquoeacutecriait

laquo Oh cherhellip cher cœur ne mrsquoabandonne pashellip ne me livre pas au bossu hellip Bientocirct il va venirhellip il revient tous les anshellip crsquoest aujourdrsquohui son jourhellip eacutecoute raquo

Alors precirctant lrsquooreille jrsquoentendis mon cœur galoper ndash La rue eacutetait silencieuse je soulevai la persienne Lrsquoodeur fraicircche du chegravevrefeuille emplit la petite chambre Une eacutetoile brillait au loin sur la montagnehellip je la fixai longtempshellip une larme obscurcit ma vue et me retournant je vis Charlotte eacutevanouie

laquo Pauvre vieille jeune fille tu seras donc toujours en-fant raquo

Quelques gouttes drsquoeau fraicircche la ranimegraverent et me regar-dant

laquo Oh pardonnez pardonnez monsieur dit-elle je suis follehellip En vous revoyant tant de souvenirs hellip raquo

Et se couvrant la figure drsquoune main elle me fit signe de mrsquoasseoir

Son air raisonnable mrsquoinquieacutetaithellip Enfinhellip que faire

Apregraves un long silence

laquo Monsieur reprit-elle ce nrsquoest donc pas lrsquoamour qui vous ramegravene dans ce pays

mdash Heacute ma chegravere demoiselle lrsquoamour lrsquoamour Sans doutehellip lrsquoamour Jrsquoaime toujours la musiquehellip jrsquoaime toujours

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les fleurs Mais les vieux airshellip les vieilles sonateshellip le vieux reacute-seacutedahellip Que diable

mdash Heacutelas dit-elle en joignant les mains je suis donc con-damneacutee au bossu

mdash De quel bossu parlez-vous Charlotte Est-ce de celui de la salle Vous nrsquoavez qursquoagrave dire un mot et nous le mettrons agrave la porte raquo

Mais hochant la tecircte tristement la pauvre fille parut se re-cueillir et commenccedila cette histoire singuliegravere

laquo Trois messieurs comme il faut M le garde geacuteneacuteral M le notaire et M le juge de paix de Pirmasens me demandegraverent ja-dis en mariage Mon pegravere me disait

laquo Charlotte tu nrsquoas qursquoagrave choisir Tu le vois ce sont de beaux partis raquo

laquo Mais je voulais attendre Jrsquoaimais mieux les voir tous les trois reacuteunis agrave la maison On chantait on riait on causait Toute la ville eacutetait jalouse de moi Oh que les temps sont changeacutes

laquo Un soir ces messieurs eacutetaient reacuteunis sur le banc de pierre devant la porte Il faisait un temps magnifique comme au-jourdrsquohui Le clair de lune remplissait la rue On buvait du vin muscat sous le chegravevrefeuille Et moi assise devant mon clave-cin entre deux beaux candeacutelabres je chantais laquo Rose de mai raquo Vers dix heures on entendit un cheval descendre la rue il marchait clopin clopant et toute la socieacuteteacute se disait laquo Quel bruit eacutetrange raquo Mais comme on avait beaucoup bu chanteacute danseacute la joie donnait du courage et ces messieurs riaient de la peur des dames On vit bientocirct srsquoavancer dans lrsquoombre un grand gaillard agrave cheval il portait un immense feutre agrave plumes un ha-bit vert son nez eacutetait long sa barbe jaune enfin il eacutetait borgne boiteux et bossu

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laquo Vous pensez monsieur Theacuteodore combien tous ces mes-sieurs srsquoeacutegayegraverent agrave ses deacutepens mes amoureux surtout chacun lui lanccedilait un quolibet mais lui ne reacutepondait rien

laquo Arriveacute devant lrsquohocirctel il srsquoarrecircta et nous vicircmes alors qursquoil vendait des horloges de Nuremberg il en avait beaucoup de pe-tites et de moyennes suspendues agrave des ficelles qui lui passaient sur les eacutepaules mais ce qui me frappa le plus ce fut une grande horloge poseacutee devant lui sur la selle le cadran de faiumlence tourneacute vers nous et surmonteacute drsquoune belle peinture repreacutesentant un coq rouge qui tournait leacutegegraverement la tecircte et levait la patte

laquo Tout agrave coup le ressort de cette horloge partit et lrsquoaiguille tourna comme la foudre avec un cliquetis inteacuterieur terrible Le marchand fixa tour agrave tour ses yeux gris sur le garde geacuteneacuteral que je preacutefeacuterais sur le notaire que jrsquoaurais pris ensuite et sur le juge de paix que jrsquoestimais beaucoup Pendant qursquoil les regardait ces messieurs sentirent un frisson leur parcourir tout le corps En-fin quand il eut fini cette inspection il se prit agrave rire tout bas et poursuivit sa route au milieu du silence geacuteneacuteral

laquo Il me semble encore le voir srsquoeacuteloigner le nez en lrsquoair et frappant son cheval qui nrsquoen allait pas plus vite

laquo Quelques jours apregraves le garde geacuteneacuteral se cassa la jambe puis le notaire perdit un œil et le juge de paix se courba lente-ment lentement Aucun meacutedecin ne connaicirct de remegravede agrave sa ma-ladie il a beau mettre des corsets de fer sa bosse grossit tous les jours raquo

Ici Charlotte se prit agrave verser quelques larmes puis elle con-tinua

laquo Naturellement les amoureux eurent peur de moi tout le monde quitta notre hocirctel plus une acircme de loin en loin un voyageur

mdash Pourtant lui dis-je jrsquoai remarqueacute chez vous ces trois malheureux infirmes ils ne vous ont pas quitteacutee

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mdash Crsquoest vrai dit-elle mais personne nrsquoa voulu drsquoeux et puis je les fais souffrir sans le vouloir Crsquoest plus fort que moi jrsquoeacuteprouve lrsquoenvie de rire avec le borgne de chanter avec le bossu qui nrsquoa plus qursquoun souffle et de danser avec le boiteux Quel malheur quel malheur hellip

mdash Ah ccedila mrsquoeacutecriai-je vous ecirctes donc folle

mdash Chut fit-elle tandis que sa figure se deacutecomposait drsquoune maniegravere horrible chut le voici raquo

Elle avait les yeux eacutecarquilleacutes et mrsquoindiquait la fenecirctre avec terreur

En ce moment la nuit eacutetait noire comme un four Cepen-dant derriegravere les vitres closes je distinguai vaguement la sil-houette drsquoun cheval et jrsquoentendis un hennissement sourd

laquo Calmez-vous Charlotte calmez-vous crsquoest une becircte eacutechappeacutee qui broute le chegravevrefeuille raquo

Mais au mecircme instant la fenecirctre srsquoouvrit comme par lrsquoeffet drsquoun coup de vent une longue tecircte sarcastique surmonteacutee drsquoun immense chapeau pointu se pencha dans la chambre et se prit agrave rire silencieusement tandis qursquoun bruit drsquohorloges deacutetraqueacutees sifflait dans lrsquoair Ses yeux se fixegraverent drsquoabord sur moi ensuite sur Charlotte pacircle comme la mort puis la fenecirctre se referma brusquement

laquo Oh pourquoi suis-je revenu dans cette bicoque mrsquoeacutecriai-je avec deacutesespoir raquo

Et je voulus mrsquoarracher les cheveux mais pour la pre-miegravere fois de ma vie je dus convenir que jrsquoeacutetais chauve

Charlotte folle de terreur piaffait sur son clavecin au ha-sard et chantait drsquoune voix perccedilante laquo Rose de mai hellip Rose de mai hellip raquo Crsquoeacutetait eacutepouvantable

ndash 162 ndash

Je mrsquoenfuis dans la grande salle ndash La chandelle allait srsquoeacuteteindre et reacutepandait une odeur acirccre qui me prit agrave la gorge Le bossu le borgne et le boiteux eacutetaient toujours agrave la mecircme place seulement ils ne jouaient plus accoudeacutes sur la table et le men-ton dans les mains ils pleuraient meacutelancoliquement dans leurs chopes vides

Cinq minutes apregraves je remontais agrave cheval et je partais agrave bride abattue

laquo Rose de mai hellip rose de mai hellip raquo reacutepeacutetait Charlotte

Heacutelas vieille charrette qui crie va loinhellip Que le Seigneur Dieu la conduise hellip

ndash 163 ndash

LE CHANT DE LA TONNE

Lrsquoautre soir entre dix et onze heures jrsquoeacutetais assis au fond de la taverne des Escargots agrave Nuremberg je contemplais dans une douce quieacutetude la foule qui srsquoagitait sous les poutres basses de la salle le long des tables de checircne et je me sentais heureux drsquoecirctre au monde

Oh les bonnes figures aligneacutees grosses grasses ver-meilles rieuses graves moqueuses contentes recircveuses amou-reuses clignant de lrsquoœil levant le coude bacircillant ronflant se treacutemoussant les jambes allongeacutees le chapeau sur lrsquooreille le tricorne sur la nuquehellip Oh la joyeuse perspective

La salle entonnait lrsquohymne des Brigands laquo Je suis le roi de ces montagnes hellip raquo Toutes les voix se confondaient dans une immense harmonie Il nrsquoy avait pas jusqursquoau petit Christian Schmitt que son pegravere tenait entre ses genoux qui ne ficirct sa par-tie de soprano drsquoune maniegravere satisfaisante

Moi je hochais la tecircte je frappais du pied je fredonnais tantocirct avec lrsquoun tantocirct avec lrsquoautre je marquais la mesure et naturellement je mrsquoattribuais tout le succegraves de la chose

En ce moment mes yeux se tournegraverent par hasard du cocircteacute de Seacutebalt Brauer le tavernier assis derriegravere son comptoir Crsquoeacutetait lrsquoheure ougrave Brauer commence agrave faire ses grimaces sa joue gauche se relegraveve son œil droit se ferme il parle agrave voix

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basse et retourne sans cesse son bonnet de coton sur sa ti-gnasse eacutebouriffeacutee Seacutebalt me regardait aussi

laquo Heacute fit-il en levant un doigt drsquoun air mysteacuterieux tu lrsquoen-tends Theacuteodore

mdash Qui cela demandai-je

mdash Parbleu mon braumberg qui chante

mdash Oh ecirctre naiumlf mrsquoeacutecriai-je esprit essentiellement meacuteta-physique et deacutepourvu de tout sens positif Comment peux-tu supposer que le vin chante Encore si tu disais que les ivrognes chantent agrave la bonne heure cela serait intelligible mais le vinhellip heacute heacute heacute vraiment Seacutebalt ce sont lagrave des ideacutees ridicules pour ne pas dire illogiques raquo

Mais Seacutebalt ne mrsquoeacutecoutait plus il allait agrave droite agrave gauche son tablier de cuir retourneacute sur la hanche une de ses bretelles deacutefaite servant les buveurs et renversant sur les gens la moitieacute de ses cruches avec calme et digniteacute

La grosse Orchel reprit alors sa place au comptoir en exha-lant un soupir les six quinquets se mirent agrave danser la ronde au plafond et comme jrsquoexaminais depuis un quart drsquoheure ce cu-rieux pheacutenomegravene sans pouvoir mrsquoen rendre compte tout agrave coup Brauer treacutebucha contre mon eacutepaule en criant laquo Theacuteodore le baril est vide viens-tu le remplir agrave la cave Tu verras des choses eacutetranges raquo

Je savais que Brauer possegravede la plus belle cave de Nurem-berg apregraves celle du grand-duc la cave de lrsquoantique cloicirctre des Beacuteneacutedictins Aussi jugez de mon enthousiasme Seacutebalt tenait deacutejagrave la chandelle allumeacutee Nous sorticircmes bras dessus bras des-sous faisant retentir nos sabots sur le plancher allongeant le bras et hurlant le nez en lrsquoair laquo Je suis le roi de ces mon-tagnes raquo

Tout le monde riait autour de nous et lrsquoon disait

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laquo Ah les gueux hellip ah les gueux hellip sont-ils contents hellip ah hellip ah hellip ah raquo

Mais quand nous fucircmes dans la rue des Escargots le calme nous revint La nuit eacutetait humide les vieilles masures deacutecreacutepites se precirctaient lrsquoeacutepaule au-dessus de nous la lune brumeuse lais-sait tomber de sa quenouille un fil drsquoargent qui serpentait en zigzag dans la rigole sombre et tout au loin un chat battait sa femme qui pleurait et geacutemissait agrave vous fendre lrsquoacircme

laquo Brrr raquo fit Seacutebalt en grelottant jrsquoai froid

En mecircme temps il souleva la lourde trappe appliqueacutee obli-quement contre le mur et descendit

Je le suivais lentement Lrsquoescalier nrsquoen finissait pas Les ombres srsquoallongeaienthellip srsquoallongeaient agrave perte de vue derriegravere nous plusieurs fois je me retournai tout surpris Je remarquais lrsquoeacutenorme carrure de Brauer son cou brun couvert de petits che-veux friseacutes jusqursquoau milieu des eacutepaules drsquoeacutetranges ideacutees me traversaient lrsquoesprit il me semblait voir le fregravere sommelier des Beacuteneacutedictins allant rendre visite agrave la bibliothegraveque du cloicirctre Moi-mecircme je me prenais pour un de ces antiques personnages et je passais la main sur ma poitrine pensant y trouver une barbe veacuteneacuterable Au bas de lrsquoescalier une niche pratiqueacutee dans lrsquoeacutepaisseur du mur me rappela vaguement la statuette de la Vierge ougrave brucirclait jadis le cierge eacuteternel

Tout saisi presque eacutepouvanteacute jrsquoallais communiquer mes doutes agrave Seacutebalt quand une eacutenorme porte en cœur de checircne bardeacutee de clous agrave large tecircte plate se dressa devant nous Le ta-vernier la poussant drsquoune main vigoureuse srsquoeacutecria

laquo Nous y sommes camarade raquo

Et sa voix roulant au milieu des teacutenegravebres alla se perdre in-sensiblement dans les profondeurs lointaines du souterrain Jrsquoen reccedilus une impression singuliegravere

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Nous entracircmes drsquoun air grave et recueilli

Jrsquoai visiteacute dans ma vie bien des caves ceacutelegravebres depuis celle de notre glorieux souverain Yeacuteri-Peter jusqursquoaux caveaux de lrsquohocirctel de ville de Brecircme ougrave se conserve le fameux vin de Ro-senwein dont les bourgeois de la bonne ville libre envoyaient tous les ans au vieux Goethe une bouteille pour le jour de sa fecircte jrsquoen ai vu de plus vastes et de plus riches en grands vins que celle de mon ami Seacutebalt Brauer mais la veacuteriteacute me force agrave dire que je nrsquoen ai jamais rencontreacute drsquoaussi saines et drsquoaussi bien tenues

Sous une voucircte haute de trente pieds et longue de plus de cent megravetres construite en larges pierres de taille les tonneaux rangeacutes sur deux lignes parallegraveles avaient un air respectable qui faisait vraiment plaisir agrave voir et derriegravere chaque foudre une pancarte suspendue au mur indiquait le cru lrsquoanneacutee le jour et le temps de la vendange la cuveacutee premiegravere ou seconde enfin tous les titres de noblesse du suc geacuteneacutereux enfermeacute sous les longues douves cercleacutees de fer

Nous marchions drsquoun pas lent solennel

laquo Voici du braumberg dit le tavernier en eacuteclairant un foudre colossal crsquoest mon vin ordinaire Eacutecoute comme il srsquoen donne lagrave haut

laquo Crsquoest pour moi que lrsquoavare empile Eacutecus drsquoor aux jaunes reflets Crsquoest pour moi que mucircrit la fille Sous le chaume et dans les palais raquo

mdash Ah le bandit comme il retrousse ses moustaches blondes raquo

Ainsi parlait Brauer et nous avancions toujours

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laquo Halte srsquoeacutecria-t-il nous voilagrave devant le steinberg de 1822 Fameuse anneacutee Goucircte-moi ccedila raquo

Il deacuteposa sa chandelle agrave terre prit sur la bonde un verre de Bohecircme au calice eacutevaseacute agrave la jambe grecircle au pied mince et tourna le robinet Un filet drsquoor remplit la coupe Avant de me lrsquooffrir Brauer lrsquoeacuteleva lentement pour en montrer la belle cou-leur drsquoambre blond Puis il le passa sous son nez crochu

laquo Quel bouquet dit-il quel parfum Ah crsquoest la fantaisie pure crsquoest le recircve de Freyschuumltz raquo

Je bushellip Toutes les fibres de mon cerveau srsquoeacutelectrisegraverent jrsquoeus de vagues eacuteblouissements

laquo Eh bien raquo fit Seacutebalt

Pour toute reacuteponse je me mis agrave fredonner

Chasseur diligent etc raquo

Et les eacutechos srsquoeacuteveillaient au loin ils sortaient la tecircte du mi-lieu des ombres et chantaient avec moi Crsquoeacutetait magnifique

laquo Tu ne chantais pas tout agrave lrsquoheure raquo dit Seacutebalt avec un sourire eacutetrange

Cette reacuteflexion me fit reacutefleacutechir et mrsquoarrecirctant tout court je mrsquoeacutecriai

laquo Tu crois donc que le vin chante raquo

Mais lui ne parut pas faire attention agrave mes paroles il eacutetait devenu grave

Nous poursuivicircmes nos peacutereacutegrinations souterraines Les vieux foudres semblaient nous attendre avec respect Nos re-gards srsquoanimaient Brauer buvait aussi

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laquo Ah ah dit-il voici lrsquoopeacutera de la Flucircte enchanteacutee Il faut que tu sois bien de mes amis pour que je trsquoen joue un air de ce-lui-lagravehellip diable hellip du johannisberg de lrsquoan XI

Un filet imperceptible siffla dans la coupe le verre fut rem-pli Jrsquoen humai jusqursquoagrave la derniegravere goutte avec recueillement Brauer me regardait dans le blanc des yeux les mains croiseacutees sur le dos il avait lrsquoair drsquoenvier mon bonheur

Moi lrsquoacircme du vieux vin cette acircme plus vivante que notre acircme cette acircme des Mozart des Gluck des Weber des Theacuteodore Hoffman envahissait mon ecirctre et me faisait dresser les cheveux sur la tecircte

laquo Oh mrsquoeacutecriai-je souffle divin oh musique enchante-resse Non jamais jamais mortel ne srsquoest eacuteleveacute plus haut que moi dans les sphegraveres invisibles raquo

Je lorgnais du coin de lrsquoœil le robinet meacutelodieux mais Brauer ne crut pas devoir mrsquoen jouer une seconde ariette

laquo Bon fit-il quand on srsquoouvre la veine il est agreacuteable de voir que crsquoest pour un digne appreacuteciateur pour un veacuteritable ar-tiste Tu nrsquoes pas comme notre bourgmestre Kalb qui voulait se gargariser la panse drsquoun deuxiegraveme et mecircme drsquoun troisiegraveme verre avant de se prononcer Animal je lrsquoai mis rudement agrave la porte raquo

Nous passacircmes alors en revue le steinberg le hattenheim le hohheim le markobrunner le rudesheim tous vins exquis chaleureux et chose bizarre agrave chaque vin nouveau un nouvel air me passait par la tecircte je le fredonnais involontairement la penseacutee de Seacutebalt devenait de plus en plus lucide pour moi je compris qursquoil voulait me donner une leccedilon expeacuterimentale du plus grand problegraveme des temps modernes

laquo Brauer lui dis-je crois-tu donc seacuterieusement que lrsquohomme ne soit que lrsquoinstrument passif de la bouteille un cor de chasse une flucircte un cornet agrave piston que lrsquoesprit de la tonne

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embouche et dont il tire telle musique qursquoil lui plaicirct Que de-viendraient la liberteacute la loi morale la raison individuelle et so-ciale si ce fait eacutetait vrai Nous ne serions plus que de veacuteritables entonnoirs des sortes de meacutecaniques sans conscience ni digni-teacute Lrsquoempereur Venceslas le plus grand ivrogne qursquoon ait ja-mais vu aurait donc seul compris le sens de la destineacutee hu-maine Il faudrait donc le placer au-dessus de Solon de Ly-curgue et des sept sages de la Gregravece

mdash Non seulement je le crois dit Brauer mais jrsquoen suis sucircr Ces imbeacuteciles qui hurlent lagrave-haut srsquoimaginent chanter drsquoeux-mecircmes Eh bien crsquoest moi qui choisis dans ma cave lrsquoair qursquoil me plaicirct drsquoentendre chaque tonne chaque foudre a son air favori lrsquoun est triste lrsquoautre gai lrsquoautre grave ou meacutelancolique Tu vas en juger Theacuteodore je veux faire pour toi le sacrifice drsquoun tonne-let de hohheim crsquoest un vin tendre le braumberg doit ecirctre eacutepuiseacute car on fait un tapage du diable agrave la taverne Nous allons tourner les acircmes au sentiment raquo

Alors au lieu de remplir son baril de braumberg il le mit sous le robinet du hohheim puis avec une adresse surprenante il le placcedila sur son eacutepaule et nous remontacircmes

La taverne eacutetait en combustion le chant des Brigands deacute-geacuteneacuterait en scandale

laquo Oh srsquoeacutecria la femme de Seacutebalt que tu mrsquoas fait attendre toutes les bouteilles sont vides depuis un quart drsquoheure Eacutecoute ce tapage ils vont tout briser raquo

En effet un roulement de bouteilles eacutebranlait les tables

laquo Du vin du vin raquo

Le tavernier deacuteposa son baril sur le comptoir et remplit les bouteilles sa femme avait agrave peine le temps de servir les hur-lements redoublaient

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Moi je venais de reprendre ma place et je regardais ce tu-multe en fredonnant tour agrave tour des motifs de la Flucircte enchan-teacutee du Freyschuumltz de Don Juan drsquoObeacuteron que sais-je de cin-quante opeacuteras que jrsquoavais oublieacutes depuis longtemps ou que mecircme je nrsquoavais jamais su Jeunesse amour poeacutesie bonheur de la famille espeacuterances sans bornes tout renaissait dans mon cœur je riais je ne me posseacutedais plus

Tout agrave coup un calme profond srsquoeacutetablit lrsquoair des Brigands cessa comme par enchantement et Julia Weber la fille du meacute-neacutetrier se mit agrave chanter lrsquoair si doux si tendre de la Fillette de Freacutedeacuteric Barberousse

laquo mdash Fillette sur la plaine blanche Ougrave vas-tu de si grand matin mdash Je vais ceacuteleacutebrer le dimanche Seigneur au village lointainhellip Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle

Toute la salle eacutecoutait la jeune fille dans un religieux si-lence et quand elle fut au refrain toutes ces grosses faces char-nues se mirent agrave fredonner en sourdine

laquo Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle raquo

Ce fut un veacuteritable coup de theacuteacirctre

laquo Eh bien dit Brauer en se penchant agrave mon oreille qui est-ce qui chante

mdash Crsquoest la tonne de hohheim raquo reacutepondis-je agrave voix basse en eacutecoutant le chant de la jeune fille qui recommenccedilait ce chant monotone doux suave ce chant du bon vieux temps

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Ocirc nobles coteaux de la Gironde de la Bourgogne du Rheingauhellip et vous ardents vignobles de lrsquoEspagne et de lrsquoItalie Madegravere Marsalla Porto Xeacuteregraves Lacryma-Christihellip et toi Tokai geacuteneacutereux hongrois je vous connais maintenant ndash Vous ecirctes lrsquoacircme des temps passeacuteshellip des geacuteneacuterations eacuteteintes hellip ndash Bonne chance je vous souhaite ndash Puissiez-vous fleurir et prospeacuterer eacuteternellement hellip

mdash Et vous bons vins captifs sous les cercles de fer ou drsquoosier vous attendez avec impatience lrsquoheureux instant de pas-ser dans nos veines de faire battre nos cœurs de revivre en nous hellip ndash Eh bien vous nrsquoattendrez pas longtemps je jure de vous deacutelivrer de vous faire chanter et rire autant que lrsquoEcirctre des ecirctres voudra bien me confier cette noble mission sur la terre hellip ndash Mais quand je ne serai plus quand mes os auront reverdi et se dresseront en ceps noueux sur le coteau quand mon sang bouillonnera en gouttelettes vermeilles dans les grappes mucircries et qursquoil srsquoeacutepanchera du pressoir en flots limpideshellip Alors jeunes gens agrave votre tour de me deacutelivrer Laissez-moi revivre en vous faire votre force votre joie votre courage comme les ancecirctres font le mien aujourdrsquohuihellip crsquoest tout ce que je vous demande ndash Et ce faisant nous accomplirons chacun agrave notre tour le preacute-cepte sublime Aimez-vous les uns les autres dans les siegravecles des siegravecles Amen

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LE COQUILLAGE

DE LrsquoONCLE BERNARD

Lrsquooncle Bernard avait un grand coquillage sur sa commode Un coquillage aux legravevres roses nrsquoest pas commun dans les forecircts du Hundsruck agrave cent cinquante lieues de la mer Daniel Rich-ter ancien soldat de marine avait rapporteacute celui-ci de lrsquoOceacutean comme une marque eacuteternelle de ses voyages

Qursquoon se figure avec quelle admiration nous autres enfants du village nous contemplions cet objet merveilleux Chaque fois que lrsquooncle sortait faire ses visites nous entrions dans la biblio-thegraveque et le bonnet de coton sur la nuque les mains dans les fentes de notre petite blouse bleue le nez contre la plaque de marbre nous regardions lrsquoescargot drsquoAmeacuterique comme lrsquoappelait la vieille servante Greacutedel

Ludwig disait qursquoil devait vivre dans les haies Kasper qursquoil devait nager dans les riviegraveres mais aucun ne savait au juste ce qursquoil en eacutetait

Or un jour lrsquooncle Bernard nous trouvant agrave discuter ainsi se mit agrave sourire Il deacuteposa son tricorne sur la table prit le co-quillage entre ses mains et srsquoasseyant dans son fauteuil

laquo Eacutecoutez un peu ce qui se passe lagrave-dedans raquo dit-il

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Aussitocirct chacun appliqua son oreille agrave la coquille et nous entendicircmes un grand bruit une plainte un murmure comme un coup de vent bien loin au fond des bois Et tous nous nous regardions lrsquoun lrsquoautre eacutemerveilleacutes

laquo Que pensez-vous de cela raquo demanda lrsquooncle mais per-sonne ne sut que lui reacutepondre

Alors il nous dit drsquoun ton grave

laquo Enfants cette grande voix qui bourdonne crsquoest le bruit du sang qui coule dans votre tecircte dans vos bras dans votre cœur et dans tous vos membres Il coule ici comme de petites sources vives lagrave comme des torrents ailleurs comme des ri-viegraveres et de grands fleuves Il baigne tout votre corps agrave lrsquointeacuterieur afin que tout puisse y vivre y grandir et y prospeacuterer depuis la pointe de vos cheveux jusqursquoagrave la plante de vos pieds

laquo Maintenant pour vous faire comprendre pourquoi vous entendez ces bruits au fond du coquillage il faut vous expliquer une chose Vous connaissez lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse qui vous renvoie votre cri quand vous criez votre chant quand vous chantez et le son de votre corne lorsque vous ramenez vos chegravevres de lrsquoAltenberg le soir Eh bien ce coquillage est un eacutecho semblable agrave celui de la Roche-Creuse seulement lorsque vous lrsquoapprochez de votre oreille crsquoest le bruit de ce qui se passe en vous qursquoil vous renvoie et ce bruit ressemble agrave toutes les voix du ciel et de la terre car chacun de nous est un petit monde celui qui pourrait voir la centiegraveme partie des merveilles qui srsquoaccomplissent dans sa tecircte durant une seconde pour le faire vivre et penser et dont il nrsquoentend que le murmure au fond de la coquille celui-lagrave tomberait agrave genoux et pleurerait longtemps en remerciant Dieu de ses bonteacutes infinies

laquo Plus tard quand vous serez devenus des hommes vous comprendrez mieux mes paroles et vous reconnaicirctrez que jrsquoavais raison

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laquo Mais en attendant mes chers amis veillez bien sur votre acircme conservez-la sans tache crsquoest elle qui vous fait vivre le Seigneur lrsquoa mise dans votre tecircte pour eacuteclairer votre petit monde comme il a mis son soleil au ciel pour eacuteclairer et reacute-chauffer lrsquounivers

laquo Vous saurez mes enfants qursquoil y a dans ce monde des pays ougrave le soleil ne luit pour ainsi dire jamais Ces pays-lagrave sont bien tristes Les hommes ne peuvent pas y rester on nrsquoy voit point de fleurs point drsquoarbres point de fruits point drsquooiseaux rien que de la glace et de la neige tout y est mort Voilagrave ce qui vous arriverait si vous laissiez obscurcir votre acircme votre petit monde vivrait dans les teacutenegravebres et dans la tristesse vous seriez bien malheureux

laquo Eacutevitez donc avec soin ce qui peut troubler votre acircme la paresse la gourmandise la deacutesobeacuteissance et surtout le men-songe toutes ces vilaines choses sont comme des vapeurs ve-nues drsquoen bas et qui finissent par couvrir la lumiegravere que le Sei-gneur a mise en nous

laquo Si vous tenez votre acircme au-dessus de ces nuages elle brillera toujours comme un beau soleil et vous serez heureux raquo

Ainsi parla lrsquooncle Bernard et chacun eacutecouta de nouveau se promettant agrave lui-mecircme de suivre ses bons conseils et de ne pas laisser les vapeurs drsquoen bas obscurcir son acircme

Combien de fois depuis nrsquoai-je pas tendu lrsquooreille aux bourdonnements du coquillage Chaque soir aux beaux jours de lrsquoautomne en rentrant de la pacircture je le prenais sur mes ge-noux et la joue contre son eacutemail rose jrsquoeacutecoutais avec recueille-ment Je me repreacutesentais les merveilles dont nous avait parleacute lrsquooncle Bernard et je pensais Si lrsquoon pouvait voir ces choses par un petit trou crsquoest ccedila qui doit ecirctre beau

Mais ce qui mrsquoeacutetonnait encore plus que tout le reste crsquoest qursquoagrave force drsquoeacutecouter il me semblait distinguer au milieu du

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bourdonnement du coquillage lrsquoeacutecho de toutes mes penseacutees les unes douces et tendres les autres joyeuses elles chantaient comme les meacutesanges et les fauvettes au retour du printemps et cela me ravissait Je serais resteacute lagrave des heures entiegraveres les yeux eacutecarquilleacutes la bouche entrrsquoouverte respirant agrave peine pour mieux entendre si notre vieille Greacutedel ne mrsquoavait crieacute

laquo Fritzel agrave quoi penses-tu donc Ocircte un peu cet escargot de ton oreille et mets la nappe voici M le docteur qui rentre raquo

Alors je deacuteposais le coquillage sur la commode en soupi-rant je mettais le couvert de lrsquooncle et le mien au bout de la table je prenais la grande carafe et jrsquoallais chercher de lrsquoeau agrave la fontaine

Pourtant un jour la coquille de lrsquooncle Bernard me rendit des sons moins agreacuteables sa musique devint seacutevegravere et me causa la plus grande frayeur Crsquoest qursquoaussi je nrsquoavais pas lieu drsquoecirctre content de moi des nuages sombres obscurcissaient mon acircme crsquoeacutetait ma faute ma tregraves grande faute Mais il faut que je vous raconte cela depuis le commencement Voici comment les choses srsquoeacutetaient passeacutees

Ludwig et moi dans lrsquoapregraves-midi de ce jour nous eacutetions agrave garder nos chegravevres sur le plateau de lrsquoAltenberg nous tressions la corde de notre fouet nous sifflions nous ne pensions agrave rien

Les chegravevres grimpaient agrave la pointe des rochers allongeant le cou la barbe en pointe sur le ciel bleu Notre vieux chien Bockel tout eacutedenteacute sommeillait sa longue tecircte de loup entre les pattes

Nous eacutetions lagrave coucheacutes agrave lrsquoombre drsquoun bouquet de sapi-neaux quand tout agrave coup Ludwig eacutetendit son fouet vers le ravin et me dit

laquo Regarde lagrave-bas au bord de la grande roche sur ce vieux hecirctre je connais un nid de merles raquo

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Alors je regardai et je vis le vieux merle qui voltigeait de branche en branche car il savait deacutejagrave que nous le regardions

Mille fois lrsquooncle Bernard mrsquoavait deacutefendu de deacutenicher des oiseaux et puis le nid eacutetait au-dessus du preacutecipice dans la fourche drsquoune grande branche moisie Longtemps longtemps je regardai cela tout recircveur Ludwig me disait

laquo Il y a des jeunes ce matin en allant cueillir des mucircres dans les ronces je les ai bien entendus demander la becqueacutee demain ils srsquoenvoleront car ils doivent avoir des plumes raquo

Je ne disais toujours rien mais le diable me poussait Agrave la fin je me levai je mrsquoapprochai de lrsquoarbre au milieu des bruyegraveres et jrsquoessayai de lrsquoembrasser il eacutetait trop gros Malheu-reusement pregraves de lagrave poussait un hecirctre plus petit et tout vert Je grimpai dessus et le faisant pencher jrsquoattrapai la premiegravere branche de lrsquoautre

Je montai Les deux merles poussaient des cris plaintifs et tourbillonnaient dans les feuilles Je ne les eacutecoutais pas Je me mis agrave cheval sur la branche moisie pour mrsquoapprocher du nid que je voyais tregraves bien il y avait trois petits et un œuf cela me donnait du courage Les petits allongeaient le cou leur gros bec jaune ouvert jusqursquoau fond du gosier et je croyais deacutejagrave les tenir Mais comme jrsquoavanccedilais les jambes pendantes et les mains en avant tout agrave coup la branche cassa comme du verre et je nrsquoeus que le temps de crier mdash Ah mon Dieu ndash Je tournai deux fois et je tombai sur la grosse branche au-dessous ougrave je me cram-ponnai drsquoune force terrible Tout lrsquoarbre tremblait jusqursquoagrave la ra-cine et lrsquoautre branche descendait en raclant les rochers avec un bruit qui me faisait dresser les cheveux sur la tecircte je la re-gardai malgreacute moi jusqursquoau fond du ravin elle bouillonna dans le torrent et srsquoen alla tournoyant au milieu de lrsquoeacutecume jusqursquoau grand entonnoir ougrave je ne la vis plushellip

Alors je remontai doucement au tronc les genoux bien ser-reacutes demandant pardon agrave Dieu et je me laissai glisser tout pacircle

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dans les bruyegraveres Les deux vieux merles voltigeaient encore au-tour de moi jetant des cris lamentables Ludwig srsquoeacutetait sauveacute mais comme il descendait le sentier de lrsquoAltenberg tournant la tecircte par hasard il me vit sain et sauf et revint en criant tout es-souffleacute

laquo Te voilagrave hellip Tu nrsquoes pas tombeacute de la roche

mdash Oui lui dis-je sans presque pouvoir remuer la langue me voilagravehellip le bon Dieu mrsquoa sauveacute Mais allons-nous-enhellip allons-nous-enhellip jrsquoai peur raquo

Il eacutetait bien sept heures du soir le soleil rouge se couchait entre les sapins jrsquoen avais assez ce jour-lagrave de garder les chegravevres Le chien ramena notre troupeau qui se mit agrave descendre le sen-tier dans la poussiegravere jusqursquoagrave Hirschland Ni Ludwig ni moi nous ne soufflions joyeusement dans notre corne comme les autres soirs pour entendre lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse nous reacute-pondre

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La peur nous avait saisis et mes jambes tremblaient encore

Une fois au village pendant que les chegravevres srsquoen allaient agrave droite agrave gauche becirclant agrave toutes les portes drsquoeacutetables je dis agrave Ludwig

laquo Tu ne raconteras rien

mdash Sois tranquille raquo

Et je rentrai chez lrsquooncle Bernard Il eacutetait alleacute dans la haute montagne voir un vieux bucirccheron malade Greacutedel venait de dresser la table Quand lrsquooncle nrsquoeacutetait pas de retour sur les huit heures du soir nous soupions seuls ensemble Crsquoest ce que nous ficircmes comme drsquohabitude Puis Greacutedel ocircta les couverts et lava la vaisselle dans la cuisine Moi jrsquoentrai dans notre bibliothegraveque et je pris le coquillage non sans inquieacutetude Dieu du ciel comme il bourdonnait Comme jrsquoentendais les torrents et les ri-viegraveres mugir et comme au milieu de tout cela les cris plaintifs des vieux merles le bruit de la branche qui raclait les rochers et le freacutemissement de lrsquoarbre srsquoentendaient Et comme je me re-preacutesentais les pauvres petits oiseaux eacutecraseacutes sur une pierre ndash crsquoeacutetait terriblehellip terrible

Je me sauvai dans ma petite chambre au-dessus de la grange et je me couchai mais le sommeil ne venait pas la peur me tenait toujours

Vers dix heures jrsquoentendis lrsquooncle arriver en trottant dans le silence de la nuit Il fit halte agrave notre porte et conduisit son cheval agrave lrsquoeacutecurie puis il entra Je lrsquoentendis ouvrir lrsquoarmoire de la cuisine et manger un morceau sur le pouce selon son habi-tude quand il rentrait tard

laquo Srsquoil savait ce que jrsquoai fait raquo me disais-je en moi-mecircme

Agrave la fin il se coucha Moi jrsquoavais beau me tourner me re-tourner mon agitation eacutetait trop grande pour dormir je me re-preacutesentais mon acircme noire comme de lrsquoencre jrsquoaurais voulu

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pleurer Vers minuit mon deacutesespoir devint si grand que jrsquoaimai mieux tout avouer Je me levai je descendis en chemise et jrsquoentrai dans la chambre agrave coucher de lrsquooncle Bernard qui dor-mait une veilleuse sur la table

Je mrsquoagenouillai devant son lit Lui srsquoeacuteveillant en sursaut se leva sur le coude et me regarda tout eacutetonneacute

laquo Crsquoest toi Fritzel me dit-il que fais-tu donc lagrave mon en-fant

mdash Oncle Bernard mrsquoeacutecriai-je en sanglotant pardonnez-moi jrsquoai peacutecheacute contre le ciel et contre vous

mdash Qursquoas-tu donc fait dit-il tout attendri

mdash Jrsquoai grimpeacute sur un hecirctre de lrsquoAltenberg pour deacutenicher des merles et la branche srsquoest casseacutee

mdash Casseacutee Oh mon Dieu hellip

mdash Oui et le Seigneur mrsquoa sauveacute en permettant que je mrsquoaccroche agrave une autre branche Maintenant les vieux merles me redemandent leurs petits ils volent autour de moi ils mrsquoempecircchent de dormir raquo

Lrsquooncle se tut longtemps Je pleurais agrave chaudes larmes

laquo Oncle mrsquoeacutecriai-je encore ce soir jrsquoai bien eacutecouteacute dans la coquille tout est casseacute tout est bouleverseacute jamais on ne pourra tout raccommoder raquo

Alors il me prit le bras et dit au bout drsquoun instant drsquoune voix solennelle

laquo Je te pardonne hellip Calme-toihellip Mais que cela te serve de leccedilon Songe au chagrin que jrsquoaurais eu si lrsquoon trsquoavait rapporteacute mort dans cette maison Eh bien le pauvre pegravere et la pauvre megravere des petits merles sont aussi deacutesoleacutes que je lrsquoaurais eacuteteacute moi-

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mecircme Ils redemandent leurs enfants Tu nrsquoas pas songeacute agrave ce-lahellip Puisque tu te repens il faut bien que je te pardonne raquo

En mecircme temps il se leva me fit prendre un verre drsquoeau sucreacutee et me dit

laquo Va-trsquoen dormirhellip les pauvres vieux ne trsquoinquieacuteteront plushellip Dieu te pardonne agrave cause de ton chagrinhellip Tu dormiras maintenant Mais agrave partir de demain tu ne garderas plus les chegravevres un garccedilon de ton acircge doit aller agrave lrsquoeacutecole raquo

Je remontai donc dans ma chambre plus tranquille et je mrsquoendormis heureusement

Le lendemain lrsquooncle Bernard me conduisit lui-mecircme chez notre vieil instituteur Tobie Veyrius Pour dire la veacuteriteacute cela me parut dur les premiers jours de rester enfermeacute dans une chambre du matin au soir sans oser remuer oui cela me parut bien dur je regrettais le grand air mais on nrsquoarrive agrave rien ici-bas sans se donner beaucoup de peine Et puis le travail finit par devenir une douce habitude crsquoest mecircme tout bien consideacutereacute la plus pure et la plus solide de nos jouissances Par le travail seul on devient un homme et lrsquoon se rend utile agrave ses semblables

Aujourdrsquohui lrsquooncle Bernard est bien vieux il passe son temps assis dans le grand fauteuil derriegravere le poecircle en hiver et lrsquoeacuteteacute sur le banc de pierre devant la maison agrave lrsquoombre de la vigne qui couvre la faccedilade Moi je suis meacutedecinhellip Je le rem-place Le matin au petit jour je monte agrave cheval et je ne rentre que le soir harasseacute de fatigue Crsquoest une existence peacutenible sur-tout agrave lrsquoeacutepoque des grandes neiges eh bien cela ne mrsquoempecircche pas drsquoecirctre heureux

Le coquillage est toujours agrave sa place Quelquefois en ren-trant de mes courses dans la montagne je le prends comme au bon temps de ma jeunesse et jrsquoeacutecoute bourdonner lrsquoeacutecho de mes penseacutees elles ne sont pas toujours joyeuses parfois mecircme elles sont tristes ndash lorsqursquoun de mes pauvres malades est en danger

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de mort et que je ne puis rien pour le secourir ndash mais jamais elles ne sont menaccedilantes comme le soir de lrsquoaventure du nid de merles

Celui-lagrave seul est heureux mes chers amis qui peut eacutecouter sans crainte la voix de sa conscience riche ou pauvre il goucircte la feacuteliciteacute la plus complegravete qursquoil soit donneacute agrave lrsquohomme de connaicirctre en ce monde

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LA TRESSE NOIRE

Il y avait bien quinze ans que je ne songeais plus agrave mon ami Taifer quand un beau jour son souvenir me revint agrave la meacute-moire Vous dire comment pourquoi me serait chose impos-sible Les coudes sur mon pupitre les yeux tout grands ouverts je recircvais au bon temps de notre jeunesse Il me semblait parcou-rir la grande alleacutee des Marronniers agrave Charleville et je fredon-nais involontairement le joyeux refrain de Georges

laquo Versez amis versez agrave boire raquo

Puis tout agrave coup revenant agrave moi je mrsquoeacutecriai laquo Agrave quoi diable songes-tu Tu te crois jeune encore Ah ah ah pauvre fou raquo

Or agrave quelques jours de lagrave rentrant vers le soir de la cha-pelle Louis de Gonzague jrsquoaperccedilus en face des eacutecuries du haras un officier de spahis en petite tenue le keacutepi sur lrsquooreille et la bride drsquoun superbe cheval arabe au bras La physionomie de ce cheval me parut singuliegraverement belle il inclinait la tecircte par-dessus lrsquoeacutepaule de son maicirctre et me regardait fixement Ce re-gard avait quelque chose drsquohumain

La porte de lrsquoeacutecurie srsquoouvrit lrsquoofficier remit au palefrenier la bride de son cheval et se tournant de mon cocircteacute nos yeux se rencontregraverent crsquoeacutetait Taifer Son nez crochu ses petites mous-taches blondes rejoignant une barbiche tailleacutee en pointe ne

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pouvaient me laisser aucun doute malgreacute les teintes ardentes du soleil drsquoAfrique empreintes sur sa face

Taifer me reconnut mais pas un muscle de son visage ne tressaillit pas un sourire nrsquoeffleura ses legravevres Il vint agrave moi len-tement me tendit la main et me dit laquo Bonjour Theacuteodore tu vas toujours bien raquo ndash comme srsquoil ne mrsquoeucirct quitteacute que de la veille Ce ton simple mrsquoeacutetonna tellement que je reacutepondis de mecircme laquo Mais oui Georges pas mal

mdash Allons tant mieux fit-il tant mieux Puis il me prit le bras et me demanda Ougrave allons-nous

mdash Je rentrais chez moi

mdash Eh bien je trsquoaccompagne raquo

Nous descendicircmes la rue de Clegraveves tout recircveurs Arriveacutes devant ma porte je grimpai lrsquoeacutetroit escalier Les eacuteperons de Tai-fer reacutesonnaient derriegravere moi cela me paraissait eacutetrange Dans ma chambre il jeta son keacutepi sur le piano il prit une chaise je deacuteposai mon cahier de musique dans un coin et mrsquoeacutetant assis nous restacircmes tout meacuteditatifs en face lrsquoun de lrsquoautre

Au bout de quelques minutes Taifer me demanda drsquoun son de voix tregraves doux

laquo Tu fais donc toujours de la musique Theacuteodore

mdash Toujours je suis organiste de la catheacutedrale

mdash Ah et tu joues toujours du violon

mdash Oui

mdash Te rappelles-tu Theacuteodore la chansonnette de Louise raquo

En ce moment tous les souvenirs de notre jeunesse se re-tracegraverent avec tant de vivaciteacute agrave mon esprit que je me sentis pacirc-lir sans profeacuterer un mot je deacutetachai mon violon de la muraille

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et me mis agrave jouer la chansonnette de Louise mais si bashellip si bashellip que je croyais seul lrsquoentendre

Georges mrsquoeacutecoutait les yeux fixeacutes devant lui agrave la derniegravere note il se leva et me prenant les mains avec force il me regarda longtemps

laquo Encore un bon cœur celui-lagrave dit-il comme se parlant agrave lui-mecircme ndash Elle trsquoa trompeacute nrsquoest-ce pas Elle trsquoa preacutefeacutereacute M Stanislas agrave cause de ses breloques et de son coffre-fort raquo

Je mrsquoassis en pleurant

Taifer fit trois ou quatre tours dans la chambre et srsquoarrecirctant tout agrave coup il se prit agrave consideacuterer ma guitare en si-lence puis il la deacutecrochahellip ses doigts en effleuregraverent les cordes et je fus surpris de la netteteacute bizarre de ces quelques notes ra-pides mais Georges rejeta lrsquoinstrument qui rendit un soupir plaintif sa figure devint sombre il alluma une cigarette et me souhaita le bonsoir

Je lrsquoeacutecoutai descendre lrsquoescalier Le bruit de ses pas reten-tissait dans mon cœur

Quelques jours apregraves ces eacuteveacutenements jrsquoappris que le capi-taine Taifer srsquoeacutetait installeacute dans une chambre donnant sur la place Ducale On le voyait fumer sa pipe sur le balcon mais il ne faisait attention agrave personne Il ne freacutequentait point le cafeacute des officiers Son unique distraction eacutetait de monter agrave cheval et de se promener le long de la Meuse sur le chemin de halage

Chaque fois que le capitaine me rencontrait il me criait de loin

laquo Bonjour Theacuteodore raquo

Jrsquoeacutetais le seul auquel il adressacirct la parole

Vers les derniers jours drsquoautomne monseigneur de Reims fit sa tourneacutee pastorale Je fus tregraves occupeacute durant ce mois il me

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fallut tenir lrsquoorgue en ville et au seacuteminaire je nrsquoavais pas une minute agrave moi Puis quand monseigneur fut parti tout retomba dans le calme habituel On ne parlait plus du capitaine Taifer Le capitaine avait quitteacute son logement de la place Ducale il ne faisait plus de promenades et drsquoailleurs dans le grand monde il nrsquoeacutetait question que des derniegraveres fecirctes et des gracircces infinies de monseigneur moi-mecircme je ne pensais plus agrave mon vieux cama-rade

Un soir que les premiers flocons de neige voltigeaient de-vant ma fenecirctre et que tout grelottant jrsquoallumais mon feu et preacuteparais ma cafetiegravere jrsquoentends des pas dans lrsquoescalier laquo Crsquoest Georges raquo me dis-je La porte srsquoouvre En effet crsquoeacutetait lui tou-jours le mecircme Seulement un petit manteau de toile cireacutee ca-chait les broderies drsquoargent de sa veste bleu de ciel Il me serra la main et me dit

laquo Theacuteodore viens avec moi je souffre aujourdrsquohui je souffre plus que drsquohabitude

mdash Je veux bien lui reacutepondis-je en passant ma redingote je veux bien puisque cela te fait plaisir

Nous descendicircmes la rue silencieuse en longeant les trot-toirs couverts de neige

Agrave lrsquoangle du jardin des Carmes Taifer srsquoarrecircta devant une maisonnette blanche agrave persiennes vertes il en ouvrit la porte nous entracircmes et je lrsquoentendis refermer derriegravere nous Drsquoantiques portraits ornaient le vestibule lrsquoescalier en coquille eacutetait drsquoune eacuteleacutegance rare au haut de lrsquoescalier un burnous rouge pendait au mur Je vis tout cela rapidement car Taifer montait vite Quand il mrsquoouvrit sa chambre je fus eacutebloui mon-seigneur lui-mecircme nrsquoen a pas de plus somptueuse sur les murs agrave fond drsquoor se deacutetachaient de grandes fleurs pourpres des armes orientales et de superbes pipes turques incrusteacutees de nacre Les meubles drsquoacajou avaient une forme accroupie mas-sive vraiment imposante Une table ronde agrave plaque de marbre

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vert jaspeacute de bleu supportait un large plateau de laque violette et sur le plateau un flacon ciseleacute renfermant une essence cou-leur drsquoambre

Je ne sais quel parfum subtil se mecirclait agrave lrsquoodeur reacutesineuse des pommes de pin qui brucirclaient dans lrsquoacirctre

laquo Que ce Taifer est heureux me disais-je il a rapporteacute tout cela de ses campagnes drsquoAfrique Quel riche pays Tout srsquoy trouve en abondance lrsquoor la myrrhe et lrsquoencens et des fruits incomparables et de grandes femmes pacircles aux yeux de gazelle plus flexibles que les palmiers selon le Cantique des Can-tiques raquo

Telles eacutetaient mes reacuteflexions

Taifer bourra une de ses pipes et me lrsquooffrit lui-mecircme ve-nait drsquoallumer la sienne une superbe pipe turque agrave bouquin drsquoambre

Nous voilagrave donc eacutetendus nonchalamment sur des coussins amarante regardant le feu deacuteployer ses tulipes rouges et blanches sur le fond noir de la chemineacutee

Jrsquoeacutecoutais les cris des moineaux blottis sous les gouttiegraveres et la flamme ne mrsquoen paraissait que plus belle

Taifer levait de temps en temps sur moi ses yeux gris puis il les abaissait drsquoun air recircveur

laquo Theacuteodore me dit-il enfin agrave quoi penses-tu

mdash Je pense qursquoil aurait mieux valu pour moi faire un tour drsquoAfrique que de rester agrave Charleville lui reacutepondis-je combien de souffrances et drsquoennuis je me serais eacutepargneacutes que de ri-chesses jrsquoaurais acquises Ah Louise avait bien raison de me preacutefeacuterer M Stanislas je nrsquoaurais pu la rendre heureuse raquo

Taifer sourit avec amertume

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laquo Ainsi dit-il tu envies mon bonheur raquo

Jrsquoeacutetais tout stupeacutefait car Georges en ce moment ne se res-semblait plus agrave lui-mecircme une eacutemotion profonde lrsquoagitait son regard eacutetait voileacute de larmes Il se leva brusquement et fut se po-ser devant une fenecirctre tambourinant sur les vitres et sifflant entre ses dents je ne sais quel air de la Gazza ladra

Puis il pirouetta et vint remplir deux petits verres de sa li-queur ambreacutee

laquo Agrave ta santeacute camarade dit-il

mdash Agrave la tienne Georges raquo

Nous bucircmes

Une saveur aromatique me monta subitement au cerveau Jrsquoeus des eacuteblouissements un bien-ecirctre indeacutefinissable une vi-gueur surprenante me peacuteneacutetra jusqursquoagrave la racine des cheveux

laquo Qursquoest-ce que cela lui demandai-je

mdash Crsquoest un cordial fit-il on pourrait le nommer un rayon du soleil drsquoAfrique car il renferme la quintessence des aromates les plus rares du sol africain

mdash Crsquoest deacutelicieux Verse-mrsquoen encore un verre Georges

mdash Volontiers mais noue drsquoabord cette tresse de cheveux agrave ton bras raquo

Il me preacutesentait une natte de cheveux noirs luisants comme du bronze

Je nrsquoeus aucune objection agrave lui faire seulement cela me pa-rut eacutetrange Mais agrave peine eus-je videacute mon second verre que cette tresse srsquoinsinua je ne sais comment jusqursquoagrave mon eacutepaule Je la sentis glisser sous mon bras et se tapir pregraves de mon cœur

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laquo Taifer mrsquoeacutecriai-je ocircte-moi ces cheveux ils me font mal raquo

Mais lui reacutepondit gravement

laquo Laisse-moi respirer

mdash Ocircte-moi cette tresse ocircte-moi cette tresse repris-je Ah je vais mourir

mdash Laisse-moi respirer dit-il encore

mdash Ah mon vieux camaradehellip Ah Taiferhellip Georges hellip ocircte-moi cette tresse de cheveuxhellip elle mrsquoeacutetrangle

mdash Laisse-moi respirer raquo fit-il avec un calme terrible

Alors je me sentis faiblirhellip Je mrsquoaffaissai sur moi-mecircmehellip Un serpent me mordait au cœur Il se glissait autour de mes reinshellip Je sentais ses anneaux froids couler lentement sur ma nuque et se nouer agrave mon cou

Je mrsquoavanccedilai vers la fenecirctre en geacutemissant et je lrsquoouvris drsquoune main tremblante Un froid glacial me saisit et je tombai sur mes genoux invoquant le Seigneur Subitement la vie me revint Quand je me redressai Taifer pacircle comme la mort me dit

laquo Crsquoest bien je trsquoai ocircteacute la tresse raquo

Et montrant son bras

laquo La voilagrave raquo

Puis avec un eacuteclat de rire nerveux

laquo Ces cheveux noirs valent bien les cheveux blonds de ta Louise nrsquoest-ce pas hellip Chacun porte sa croix mon bravehellip plus ou moins stoiumlquement voilagrave touthellip Mais souviens-toi que lrsquoon srsquoexpose agrave de cruels meacutecomptes en enviant le bonheur des

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autres car la vipegravere est deux fois vipegravere dit le proverbe arabe lorsqursquoelle siffle au milieu des roses raquo

Jrsquoessuyai la sueur qui ruisselait de mon front et je mrsquoempressai de fuir ce lieu de deacutelices hanteacute par le spectre du remords

Ah qursquoil est doux mes chers amis de se reposer sur un modeste escabeau en face drsquoun petit feu couvert de cendre drsquoeacutecouter sa theacuteiegravere babiller avec le grillon au coin de lrsquoacirctre et drsquoavoir au cœur un lointain souvenir drsquoamour qui nous per-mette de verser de temps en temps une larme sur nous-mecircme

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en avril 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Isabelle Franccediloise

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Erckmann-Chatrian Contes populaires nouvelle eacutedition Paris Hetzel sd Drsquoautres eacuteditions notamment pour les illustrations de Theacuteophile Schuler Erckmann-Chatrian Contes et Romans populaires Hetzel sd ont eacuteteacute consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Al-beacute petit village viticole reacuteputeacute pour son Pinot Noir a eacuteteacute prise par Olivier le 19072009 (Wikimeacutedia licence CC paterniteacute 20 geacuteneacuterique)

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

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Page 5: DDEESS CCOONNTTEESS PPOOPPUULLAAIIRREESS · ² Oui, tu peux bien descendre à ton aise, toi, lui dis-je ; tu sais que tu rêves !… au lieu que nous autres, nous voyons tout le village,

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Ludwig disait

laquo Il faut que nous retrouvions lrsquoescalier

Et Breinstein reacutepondait

laquo Crsquoest le Seigneur qui lrsquoa fait tomber agrave cause de la profa-nation du saint lieu raquo

Nous eacutetions tous confondus comme ceux de la tour de Ba-bel et nous pensions laquo Il faudra desseacutecher ici car la tonne est vide nous serons forceacutes de boire la roseacutee du ciel raquo

Agrave la fin Niclausse ennuyeacute drsquoentendre ces propos bouton-na son grand gilet rouge qursquoil avait ouvert jusque sur les cuisses il enfonccedila son tricorne sur la nuque pour empecirccher le vent de lrsquoemporter et se mit agrave cheval sur sa bouteille en disant

laquo Mon Dieu vous ecirctes encore bien embarrasseacutes faites donc comme moi raquo

En mecircme temps il enjamba la balustrade et sauta du clo-cher Nous avions tous la chair de poule et Fritz criait

laquo Il srsquoest casseacute les bras et les jambes en mille morceaux raquo

Mais voilagrave que Niclausse remonte en lrsquoair comme un bou-chon sur lrsquoeau la figure toute rouge et les yeux eacutecarquilleacutes Il pose la main sur la balustrade en dehors et nous dit

laquo Allons donc vous voyez bien que ccedila va tout seul

mdash Oui tu peux bien descendre agrave ton aise toi lui dis-je tu sais que tu recircves hellip au lieu que nous autres nous voyons tout le village avec la maison commune et le nid de cigognes la petite place et la fontaine la grande rue et les gens qui nous regardent Ce nrsquoest pas malin drsquoavoir du courage quand on recircve ni de mon-ter et de descendre comme un oiseau

mdash Allons srsquoeacutecria Niclausse en mrsquoaccrochant par le collet arrive raquo

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Jrsquoeacutetais pregraves de la rampe il me tirait en bas lrsquoeacuteglise me pa-raissait mille fois plus haute elle tremblaithellip Je criais au se-cours Breinstein sonnait comme pour un enterrement les cor-neilles sortaient de tous les trous la cigogne passait au-dessus le cou tendu et le bec plein de leacutezards Je me cramponnais comme un malheureux mais tout agrave coup je sens Ludwig qui me prend par la jambe et qui me legraveve Niclausse se pend agrave mon cou alors je passe par-dessus la balustrade et je descends en criant

laquo Jeacutesus Marie Joseph raquo

Et ccedila me serre tellement le ventre que je mrsquoeacuteveille Je nrsquoavais plus une goutte de sang dans les veines Jrsquoouvre les yeux je regarde le jour venait par un trou du volet il traversait lrsquoombre de lrsquoeacutetable comme une flamme et tout aussitocirct je pense en moi-mecircme laquo Dieu du ciel crsquoeacutetait un recircve raquo Cette penseacutee me fait du bien je relegraveve ma botte de paille pour avoir la tecircte plus haute et je mrsquoessuie la figure toute couverte de sueur

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Il pouvait ecirctre alors trois heures du matin le soleil se le-vait derriegravere les pommiers en fleurs du vieux Christian je ne le voyais pas mais je croyais le voir je regardais et jrsquoeacutecoutais dans le grand silence comme un petit enfant qui srsquoeacuteveille dans son berceau sous la toile bleue et qui recircve tout seul sans remuer Je trouvais tout beau les brins de paille qui pendaient des poutres dans lrsquoombre les toiles drsquoaraigneacutee dans les coins la grosse tecircte de Schimmel toute grise qui se penchait pregraves de moi les yeux agrave demi fermeacutes la grande bique Charlotte avec son long cou maigre sa petite barbe rousse et son petit biquet noir et blanc qui dormait entre ses jambes Il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la pous-siegravere drsquoor qui tremblait dans le rayon de soleil et jusqursquoagrave la grosse eacutecuelle de terre rouge remplie de carottes pour les la-pins qui ne me fissent plaisir agrave voir

Je pensais laquo Comme on est bien icihellip comme il fait chaudhellip comme ce pauvre Schimmel macircche toute la nuit un peu de regain et comme cette pauvre Charlotte me regarde avec ses grands yeux fendus Crsquoest tout de mecircme agreacuteable drsquoavoir une

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eacutetable pareille Voilagrave maintenant que le grillon se met agrave chan-terhellip Heacute voici notre vieille hase qui sort de dessous la cregraveche elle eacutecoute en dressant ses grandes oreilles raquo

Je ne bougeais pas

Au bout drsquoun instant la pauvre vieille fit un saut avec ses longues jambes de sauterelle plieacutees sous son gros derriegravere elle entrait dans le rayon de soleil en galopant tout doucement et chacun de ses poils reluisait Puis il en vint un autre sans bruit un vieux lapin noir et roux agrave favoris jaunes lrsquoair tout agrave fait res-pectable puis un autre petithellip puis un autrehellip puis toute la bande les oreilles sur le dos la queue en trompette Ils se pla-ccedilaient autour de lrsquoeacutecuelle et leurs moustaches remuaient ils grignotaient ils grignotaient les plus petits avaient agrave peine de la place

Dehors on entendait le coq chanter Les poules caque-taient et les alouettes dans les airs et le nid de chardonnerets dans le grand prunier de notre verger et les fauvettes dans la haie vive du jardin tout revivait tout sifflait On entendait les petits chardonnerets dans leur nid demander la becqueacutee et le vieux en haut qui sifflait un air pour leur faire prendre patience

Ah Seigneur combien de choses en ce bas monde qursquoon ne voit pas quand on ne pense agrave rien

Je me disais en moi-mecircme laquo Aloiumlus tu peux te vanter drsquoavoir de la chance drsquoecirctre encore sur la terre crsquoest le bon Dieu qui trsquoa sauveacute car ccedila pouvait aussi bien ne pas ecirctre un recircve raquo

Et songeant agrave cela je mrsquoattendrissais le cœur je pensais laquo Te voilagrave pourtant agrave trente-deux ans et tu nrsquoes encore bon agrave rien tu ne peux pas dire je me rends des services agrave moi-mecircme et aux autres De ceacuteleacutebrer la fecircte de saint Aloiumlus ton patron ce nrsquoest pas tout et mecircme agrave la longue ccedila devient ennuyant Ta pauvre vieille grandrsquomegravere serait pourtant bien contente si tu te mariais si elle voyait ses petits-enfants Seigneur Dieu les jolies

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filles ne manquent pas au village et les braves non plus princi-palement la petite Suzel Recircb voilagrave ce que jrsquoappelle une fille bien faite agreacuteable en toutes choses avec des joues rouges de beaux yeux bleus un joli nez et des dents blanches elle est fraicircche comme une cerise agrave lrsquoarbre Et comme elle eacutetait contente de danser avec toi chez le vieux Zimmer comme elle se pendait agrave ton bras Oui Suzel est tout agrave fait gentille et je suis sucircr qursquoelle trsquoouvrirait le soir quand tu rentrerais apregraves onze heures qursquoelle ne te laisserait pas coucher dans la grange comme la grandrsquomegravere Elle ne serait pas encore sourde elle trsquoentendrait bien raquo

Je regardais le gros lapin agrave favoris qui semblait rire au mi-lieu de sa famille ses yeux brillaient comme des eacutetoiles il ar-rondissait son gros jabot et dressait les oreilles tout joyeux

Et je pensais encore laquo Est-ce que tu veux ressembler agrave ce pauvre vieux Schimmel toi Est-ce que tu veux rester seul dans ce bas monde tandis que le dernier lapin se fait en quelque sorte honneur drsquoavoir des enfants Non cela ne peut pas durer Aloiumlus Cette petite Suzel est tout agrave fait gentille raquo

Alors je me levai de la cregraveche je secouai la paille de mes habits et je me dis laquo Il faut faire une finhellip Et drsquoavoir une petite femme qui vous ouvre la porte le soir ndash quand mecircme elle crie-rait un peu ndash crsquoest encore plus agreacuteable que de passer la nuit dans une cregraveche et de recircver qursquoon tombe drsquoun clocher Tu vas changer de chemise mettre ton bel habit bleu et puis en route Il ne faut pas que les bonnes espegraveces peacuterissent raquo

Voilagrave ce que je pensaihellip et je lrsquoai fait aussi oui je lrsquoai fait ce jour mecircme jrsquoallai voir le vieux Regraveb je lui demandai Suzel en mariage Ah Dieu du ciel comme elle eacutetait contente et lui et moi et la grandrsquomegravere ndash Il ne faut que prendre un peu de cœur et tout marche

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Enfin les noces sont pour apregraves-demain au Lion-drsquoOr on chantera on dansera on boira du vieux kutterleacute1 et srsquoil plaicirct au Seigneur quand les alouettes auront des jeunes lrsquoanneacutee pro-chaine jrsquoaurai aussi un petit oiseau dans mon nid un joli petit Aloiumlus qui legravevera ses petits bras roses comme des ailes sans plumes pendant que Suzel lui donnera la becqueacutee Et moi je serai lagrave comme le vieux chardonneret je lui sifflerai un air pour le reacutejouir

1 Vin du Haut-Rhin

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LrsquoŒIL INVISIBLE

OU LrsquoAUBERGE DES TROIS PENDUS

I

Vers ce temps-lagrave dit Christian pauvre comme un rat drsquoeacuteglise je mrsquoeacutetais reacutefugieacute dans les combles drsquoune vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Nuremberg

Je nichais agrave lrsquoangle du toit Les ardoises me servaient de murailles et la maicirctresse poutre de plafond il fallait marcher sur une paillasse pour arriver agrave la fenecirctre mais cette fenecirctre perceacutee dans le pignon avait une vue magnifique de lagrave je deacute-couvrais la ville la campagne Je voyais les chats se promener gravement dans la gouttiegravere les cigognes le bec chargeacute de gre-nouilles apporter la pacircture agrave leur couveacutee deacutevorante les pigeons srsquoeacutelancer de leurs colombiers la queue en eacuteventail et tourbillon-ner sur lrsquoabicircme des rues Le soir quand les cloches appelaient le monde agrave lrsquoAngeacutelus les coudes au bord du toit jrsquoeacutecoutais leur chant meacutelancolique je regardais les fenecirctres srsquoilluminer une agrave une les bons bourgeois fumer leur pipe sur les trottoirs et les jeunes filles en petite jupe rouge la cruche sous le bras rire et causer autour de la fontaine Saint-Seacutebalt Insensiblement tout srsquoeffaccedilait les chauves-souris se mettaient en route et jrsquoallais me coucher dans une douce quieacutetude

Le vieux brocanteur Toubac connaissait le chemin de ma logette aussi bien que moi et ne craignait pas drsquoen grimper lrsquoeacutechelle Toutes les semaines sa tecircte de bouc surmonteacutee drsquoune tignasse roussacirctre soulevait la trappe et les doigts cramponneacutes au bord de la soupente il me criait drsquoun ton nasillard

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laquo Eh bien eh bien maicirctre Christian avons-nous du neuf raquo

Agrave quoi je reacutepondais

laquo Entrez donc que diable entrezhellip je viens de finir un petit paysage dont vous me donnerez des nouvelles raquo

Alors sa grande eacutechine maigre srsquoallongeait srsquoallongeait jusque sous le toithellip et le brave homme riait en silence

Il faut rendre justice agrave Toubac il ne marchandait pas avec moi Il mrsquoachetait toutes mes toiles agrave quinze florins lrsquoune dans lrsquoautre et les revendait quarante Crsquoeacutetait un honnecircte juif

Ce genre drsquoexistence commenccedilait agrave me plaire et jrsquoy trouvais chaque jour de nouveaux charmes quand la bonne ville de Nu-remberg fut troubleacutee par un eacuteveacutenement eacutetrange et mysteacuterieux Non loin de ma lucarne un peu agrave gauche srsquoeacutelevait lrsquoauberge du Bœuf-Gras une vieille auberge fort achalandeacutee dans le pays Devant sa porte stationnaient toujours trois ou quatre voitures chargeacutees de sacs ou de futailles car avant de se rendre au mar-cheacute les campagnards y prenaient drsquohabitude leur chopine de vin

Le pignon de lrsquoauberge se distinguait par sa forme particu-liegravere il eacutetait fort eacutetroit pointu tailleacute des deux cocircteacutes en dents de scie des sculptures grotesques des guivres entrelaceacutees or-naient les corniches et le pourtour de ses fenecirctres Mais ce qursquoil y avait de plus remarquable crsquoest que la maison qui lui faisait face reproduisait exactement les mecircmes sculptures les mecircmes ornements il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la tige de lrsquoenseigne qui ne fucirct copieacutee avec ses volutes et ses spirales de fer

On aurait dit que ces deux antiques masures se refleacutetaient lrsquoune lrsquoautre Seulement derriegravere lrsquoauberge srsquoeacutelevait un grand checircne dont le feuillage sombre deacutetachait avec vigueur les arecirctes du toit tandis que la maison voisine se deacutecoupait sur le ciel Du reste autant lrsquoauberge du Bœuf-Gras eacutetait bruyante animeacutee

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autant lrsquoautre maison eacutetait silencieuse Drsquoun cocircteacute lrsquoon voyait sans cesse entrer et sortir une foule de buveurs chantant treacute-buchant faisant claquer leur fouet De lrsquoautre reacutegnait la soli-tude Tout au plus une ou deux fois par jour sa lourde porte srsquoentrrsquoouvrait-elle pour laisser sortir une petite vieille les reins en demi-cercle le menton en galoche la robe colleacutee sur les hanches un eacutenorme panier sous le bras et le poing crispeacute contre la poitrine

La physionomie de cette vieille mrsquoavait frappeacute plus drsquoune fois ses petits yeux verts son nez mince effileacute les grands ra-mages de son chacircle qui datait de cent ans pour le moins le sou-rire qui ridait ses joues en cocarde et les dentelles de son bon-net qui lui pendaient sur les sourcils tout cela mrsquoavait paru bi-zarre je mrsquoy eacutetais inteacuteresseacute jrsquoaurais voulu savoir ce qursquoeacutetait ce que faisait cette vieille dans une si grande maison deacuteserte

Il me semblait deviner lagrave toute une existence de bonnes œuvres et de meacuteditations pieuses Mais un jour que je mrsquoeacutetais arrecircteacute dans la rue pour la suivre du regard elle se retourna brusquement me lanccedila un coup drsquoœil dont je ne saurais peindre lrsquohorrible expression et me fit trois ou quatre grimaces hi-deuses puis laissant retomber sa tecircte branlante elle attira son grand chacircle dont la pointe traicircnait agrave terre et gagna lestement sa lourde porte derriegravere laquelle je la vis disparaicirctre

laquo Crsquoest une vieille folle me dis-je tout stupeacutefait une vieille folle meacutechante et ruseacutee Ma foi jrsquoavais bien tort de mrsquointeacuteresser agrave elle Je voudrais revoir sa grimace Toubac mrsquoen donnerait vo-lontiers quinze florins raquo

Cependant ces plaisanteries ne me rassuraient pas trop Lrsquohorrible coup drsquoœil de la vieille me poursuivait partout et plus drsquoune fois en train de grimper lrsquoeacutechelle perpendiculaire de mon taudis me sentant accrocheacute quelque part je frissonnais des pieds agrave la tecircte mrsquoimaginant que la vieille venait se pendre aux basques de mon habit pour me faire tomber

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Toubac agrave qui je racontai cette histoire bien loin drsquoen rire prit un air grave

laquo Maicirctre Christian me dit-il si la vieille vous en veut pre-nez garde ses dents sont petites pointues et drsquoune blancheur merveilleuse cela nrsquoest point naturel agrave son acircge Elle a le mau-vais œil Les enfants se sauvent agrave son approche et les gens de Nuremberg lrsquoappellent Fleacutedermausse2 raquo

Jrsquoadmirai lrsquoesprit perspicace du juif et ses paroles me don-negraverent beaucoup agrave reacutefleacutechir mais au bout de quelques se-maines ayant souvent rencontreacute Fleacutedermausse sans facirccheuses conseacutequences mes craintes se dissipegraverent et je ne songeai plus agrave elle

Or il advint qursquoun soir dormant du meilleur somme je fus eacuteveilleacute par une harmonie eacutetrange Crsquoeacutetait une espegravece de vibra-tion si douce si meacutelodieuse que le murmure de la brise dans le feuillage ne peut en donner qursquoune faible ideacutee Longtemps je precirctai lrsquooreille les yeux tout grands ouverts retenant mon ha-leine pour mieux entendre Enfin je regardai vers la fenecirctre et vis deux ailes qui se deacutebattaient contre les vitres Je crus drsquoabord que crsquoeacutetait une chauve-souris prise dans ma chambre mais la lune eacutetant venue agrave paraicirctre les ailes drsquoun magnifique papillon de nuit transparentes comme de la dentelle se dessi-negraverent sur son disque eacutetincelant Leurs vibrations eacutetaient par-fois si rapides qursquoon ne les voyait plus puis elles se reposaient eacutetendues sur le verre et leurs frecircles nervures se distinguaient de nouveau

Cette apparition vaporeuse dans le silence universel ouvrit mon cœur aux plus douces eacutemotions il me sembla qursquoune syl-phide leacutegegravere toucheacutee de ma solitude venait me voirhellip et cette ideacutee mrsquoattendrit jusqursquoaux larmes laquo Sois tranquille douce cap-

2 Chauve-souris

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tive sois tranquille lui dis-je ta confiance ne sera pas trompeacutee je ne te retiendrai pas malgreacute toihellip retourne au ciel agrave la liber-teacute raquo

Et jrsquoouvris ma petite fenecirctre

La nuit eacutetait calme Des milliers drsquoeacutetoiles scintillaient dans lrsquoeacutetendue Un instant je contemplai ce spectacle sublime et les paroles de la priegravere me vinrent naturellement aux legravevres Mais jugez de ma stupeur quand abaissant les yeux je vis un homme pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne du Bœuf-Gras les che-veux eacutepars les bras roides les jambes allongeacutees en pointe et projetant leur ombre gigantesque jusqursquoau fond de la rue

Lrsquoimmobiliteacute de cette figure sous les rayons de la lune avait quelque chose drsquoaffreux Je sentis ma langue se glacer mes dents srsquoentre-choquer Jrsquoallais jeter un cri mais je ne sais par quelle attraction mysteacuterieuse mes yeux plongegraverent plus bas et je distinguai confuseacutement la vieille accroupie agrave sa fenecirctre au milieu des grandes ombres et contemplant le pendu drsquoun air de satisfaction diabolique

Alors jrsquoeus le vertige de la terreur toutes mes forces mrsquoabandonnegraverent et reculant jusqursquoagrave la muraille je mrsquoaffaissai sur moi-mecircme eacutevanoui

Je ne saurais dire combien dura ce sommeil de mort En revenant agrave moi je vis qursquoil faisait grand jour Les brouillards de la nuit peacuteneacutetrant dans ma gueacuterite avaient deacuteposeacute sur mes che-veux leur fraicircche roseacutee des rumeurs confuses montaient de la rue je regardai Le bourgmestre et son secreacutetaire stationnaient agrave la porte de lrsquoauberge ils y restegraverent longtemps Les gens al-laient venaient srsquoarrecirctaient pour voir puis reprenaient leur route Les bonnes femmes du voisinage qui balayaient le devant de leurs maisons regardaient de loin et causaient entre elles Enfin un brancard et sur ce brancard un corps recouvert drsquoun drap de laine sortit de lrsquoauberge porteacute par deux hommes Ils

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descendirent la rue et les enfants qui se rendaient agrave lrsquoeacutecole se mirent agrave courir derriegravere eux

Tout le monde se retira

La fenecirctre en face eacutetait encore ouverte Un bout de corde flottait agrave la tringle je nrsquoavais pas recircveacute jrsquoavais bien vu le grand papillon de nuithellip puis le penduhellip puis la vieille

Ce jour-lagrave Toubac me fit sa visite son grand nez parut agrave ras du plancher

laquo Maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il rien agrave vendre raquo Je ne lrsquoentendis pas jrsquoeacutetais assis sur mon unique chaise les deux mains sur les genoux les yeux fixeacutes devant moi Toubac surpris de mon immobiliteacute reacutepeacuteta plus haut

laquo Maicirctre Christian maicirctre Christian raquo

Puis enjambant la soupente il vint sans faccedilon me frapper sur lrsquoeacutepaule

laquo Eh bien eh bien que se passe-t-il donc

mdash Ah crsquoest vous Toubac

mdash Eh parbleu jrsquoaime agrave le croire Ecirctes-vous malade

mdash Nonhellip je pense

mdash Agrave quoi diable pensez-vous

mdash Au pendu

mdash Ah ah srsquoeacutecria le brocanteur vous lrsquoavez donc vu ce pauvre garccedilon Quelle histoire singuliegravere le troisiegraveme agrave la mecircme place

mdash Comment le troisiegraveme

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mdash Eh oui Jrsquoaurais ducirc vous preacutevenir Apregraves ccedila il est en-core temps il y en aura bien un quatriegraveme qui voudra suivre lrsquoexemple des autreshellip il nrsquoy a que le premier pas qui coucircte raquo

Ce disant Toubac prit place au bord de mon bahut battit le briquet alluma sa pipe et lanccedila quelques bouffeacutees drsquoun air recirc-veur

laquo Ma foi dit-il je ne suis pas craintif mais si lrsquoon mrsquooffrait de passer la nuit dans cette chambre jrsquoaimerais autant aller me pendre ailleurs

laquo Figurez-vous maicirctre Christian qursquoil y a neuf ou dix mois un brave homme de Tubingue marchand de fourrures en gros descend agrave lrsquoauberge du Bœuf-Gras Il demande agrave souper il mange bien il boit bien on le megravene coucher dans la chambre du troisiegraveme ndash la chambre verte comme ils lrsquoappellent ndash et le len-demain on le trouve pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne

laquo Bon passe pour une fois il nrsquoy avait rien agrave dire

laquo On dresse procegraves-verbal et lrsquoon enterre cet eacutetranger au fond du jardin Mais voilagrave qursquoenviron six semaines apregraves arrive un brave militaire de Newstadt Il avait son congeacute deacutefinitif et se reacutejouissait de revoir son village Pendant toute la soireacutee en vi-dant des chopes il ne parla que de sa petite cousine qui lrsquoattendait pour se marier Enfin on le megravene au lit du gros mon-sieur et cette mecircme nuit le watchmann qui passait dans la rue des Minnesaeligngers aperccediloit quelque chose agrave la tringle Il legraveve sa lanterne crsquoeacutetait le militaire avec son congeacute deacutefinitif dans un tuyau de fer-blanc sur la cuisse gauche et les mains colleacutees sur les coutures du pantalon comme agrave la parade

laquo Pour le coup crsquoest extraordinaire Le bourgmestre crie fait le diable On visite la chambre On recreacutepit les murs et lrsquoon envoie lrsquoextrait mortuaire agrave Newstadt

laquo Le greffier avait eacutecrit en marge laquo Mort drsquoapoplexie fou-droyante raquo

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laquo Tout Nuremberg eacutetait indigneacute contre lrsquoaubergiste Il y en avait mecircme qui voulaient le forcer drsquoocircter sa tringle de fer sous preacutetexte qursquoelle inspirait des ideacutees dangereuses aux gens Mais vous pensez que le vieux Nikel Schmidt nrsquoentendit pas de cette oreille

laquo Cette tringle dit-il a eacuteteacute mise lagrave par mon grand-pegravere Elle porte lrsquoenseigne du Bœuf-Gras de pegravere en fils depuis cent cinquante ans Elle ne fait de tort agrave personne pas mecircme aux voitures de foin qui passent dessous puisqursquoelle est agrave plus de trente pieds Ceux qursquoelle gecircne nrsquoont qursquoagrave deacutetourner la tecircte ils ne la verront pas raquo

laquo On finit par se calmer et pendant plusieurs mois il nrsquoy eut rien de nouveau Malheureusement un eacutetudiant de Heidel-berg qui se rendait agrave lrsquoUniversiteacute srsquoarrecircte avant-hier au Bœuf-Gras et demande agrave coucher Crsquoeacutetait le fils drsquoun pasteur

laquo Comment supposer que le fils drsquoun pasteur aurait lrsquoideacutee de se pendre agrave la tringle drsquoune enseigne parce qursquoun gros mon-sieur et un militaire srsquoy eacutetaient pendus Il faut avouer maicirctre Christian que la chose nrsquoeacutetait guegravere probable Ces raisons ne vous auraient pas paru suffisantes ni agrave moi non plus Eh bienhellip

mdash Assez assez mrsquoeacutecriai-je cela est horriblehellip Je devine lagrave-dessous un affreux mystegravere Ce nrsquoest pas la tringle ce nrsquoest pas la chambrehellip

mdash Est-ce que vous soupccedilonneriez lrsquoaubergiste le plus hon-necircte homme du monde appartenant agrave lrsquoune des plus anciennes familles de Nuremberg

mdash Non non Dieu me garde de concevoir drsquoinjustes soup-ccedilons mais il y a des abicircmes qursquoon nrsquoose sonder du regard

mdash Vous avez bien raison dit Toubac eacutetonneacute de mon exalta-tion il vaut mieux parler drsquoautre chose Agrave propos maicirctre Chris-tian et notre paysage de Sainte-Odile raquo

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Cette question me ramena dans le monde positif Je fis voir au brocanteur le tableau que je venais de terminer Lrsquoaffaire fut bientocirct conclue et Toubac fort satisfait descendit lrsquoeacutechelle en mrsquoengageant agrave ne plus songer agrave lrsquoeacutetudiant de Heidelberg

Jrsquoaurais volontiers suivi le conseil du brocanteur mais quand le diable se mecircle de nos affaires il nrsquoest pas facile de srsquoen deacutebarrasser

II

Dans la solitude tous ces eacuteveacutenements se retracegraverent agrave mon esprit avec une luciditeacute effrayante

La vieille me dis-je est cause de tout Elle seule a meacutediteacute ces crimes et les a consommeacutes mais par quel moyen A-t-elle eu recours agrave la ruse ou bien agrave lrsquointervention des puissances in-visibles

Je me promenais dans mon reacuteduit une voix inteacuterieure me criait laquo Ce nrsquoest pas en vain que le ciel trsquoa permis de voir Fleacutedermausse contempler lrsquoagonie de sa victime ce nrsquoest pas en vain que lrsquoacircme du pauvre jeune homme est venue trsquoeacuteveiller sous la forme drsquoun papillon de nuithellip non ce nrsquoest pas en vain Christian le ciel trsquoimpose une mission terrible Si tu ne lrsquoaccomplis pas crains de tomber toi-mecircme dans les filets de la vieille Peut-ecirctre en ce moment preacutepare-t-elle deacutejagrave sa toile dans lrsquoombre raquo

Durant plusieurs jours ces images affreuses me poursuivi-rent sans trecircve jrsquoen perdais le sommeil il mrsquoeacutetait impossible de rien faire le pinceau me tombait de la main et chose atroce agrave dire je me surprenais quelquefois agrave consideacuterer la tringle avec complaisance Enfin nrsquoy tenant plus je descendis un soir

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lrsquoeacutechelle quatre agrave quatre et jrsquoallai me blottir derriegravere la porte de Fleacutedermausse pour surprendre son fatal secret

Degraves lors il ne se passa plus un jour que je ne fusse en route suivant la vieille lrsquoeacutepiant ne la perdant pas de vue mais elle eacutetait si ruseacutee elle avait le flair tellement subtil que sans mecircme tourner la tecircte elle me devinait derriegravere elle et me savait agrave ses trousses Du reste elle feignait de ne pas srsquoen apercevoir elle allait au marcheacute agrave la boucherie comme une simple bonne femme seulement elle hacirctait le pas et murmurait des paroles confuses

Au bout drsquoun mois je vis qursquoil me serait impossible drsquoat-teindre agrave mon but par ce moyen et cette conviction me rendit drsquoune tristesse inexprimable

laquo Que faire me disais-je La vieille devine mes projets elle se tient sur ses gardes tout mrsquoabandonnehellip tout Ocirc vieille sceacuteleacute-rate tu crois deacutejagrave me voir au bout de la ficelle raquo

Agrave force de me poser cette question laquo que faire que faire raquo une ideacutee lumineuse frappa mon esprit Ma chambre dominait la maison de Fleacutedermausse mais il nrsquoy avait pas de lu-carne de ce cocircteacute Je soulevai leacutegegraverement une ardoise et lrsquoon ne saurait se peindre ma joie quand je vis toute lrsquoantique masure agrave deacutecouvert laquo Enfin je te tiens mrsquoeacutecriai-je tu ne peux mrsquoeacutechap-per drsquoici je verrai tout tes alleacutees tes venues les habitudes de la fouine dans sa taniegravere Tu ne soupccedilonneras pas cet œil invi-siblehellip cet œil qui surprend le crime au moment drsquoeacuteclore Oh la justice elle marche lentementhellip mais elle arrive

Rien de sinistre comme ce repaire vu de lagrave ndash une cour profonde agrave larges dalles moussues dans lrsquoun des angles un puits dont lrsquoeau croupissante faisait peur agrave voir un escalier en coquille au fond une galerie agrave rampe de bois sur la balus-trade du vieux linge la taie drsquoune paillasse ndash au premier eacutetage agrave gauche la pierre drsquoun eacutegout indiquant la cuisine agrave droite les

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hautes fenecirctres du bacirctiment donnant sur la rue quelques pots de fleurs desseacutecheacutees tout cela sombre leacutezardeacute humide

Le soleil ne peacuteneacutetrait qursquoune heure ou deux par jour au fond de ce cloaque puis lrsquoombre remontait la lumiegravere se deacute-coupait en losanges sur les murailles deacutecreacutepites sur le balcon vermoulu sur les vitres ternes ndash Des tourbillons drsquoatomes vol-tigeaient dans des rayons drsquoor que nrsquoagitait pas un souffle Oh crsquoeacutetait bien lrsquoasile de Fleacutedermausse elle devait srsquoy plaire

Je terminais agrave peine ces reacuteflexions que la vieille entra Elle revenait du marcheacute Jrsquoentendis sa lourde porte grincer Puis Fleacutedermausse apparut avec son panier Elle paraissait fatigueacutee hors drsquohaleine Les franges de son bonnet lui pendaient sur le nez ndash se cramponnant drsquoune main agrave la rampe elle gravit lrsquoescalier

Il faisait une chaleur suffocante ndash crsquoeacutetait preacuteciseacutement un de ces jours ougrave tous les insectes les grillons les araigneacutees les moustiques remplissent les vieilles masures de leurs bruits de racircpes et de tariegraveres souterraines

Fleacutedermausse traversa lentement la galerie comme un fu-ret qui se sent chez soi ndash Elle resta plus drsquoun quart drsquoheure dans la cuisine puis revint eacutetendre son linge donner un coup de ba-lai sur les marches ougrave traicircnaient quelques brins de paille Enfin elle leva la tecircte et se mit agrave parcourir de ses yeux verts le tour du toithellip cherchanthellip furetant du regard

Par quelle eacutetrange intuition soupccedilonnait-elle quelque chose Je ne sais mais jrsquoabaissai doucement lrsquoardoise et je re-nonccedilai agrave faire le guet ce jour-lagrave

Le lendemain Fleacutedermausse paraissait rassureacutee Un angle de lumiegravere se deacutechiquetait dans la galerie

En passant elle prit une mouche au vol et la preacutesenta deacuteli-catement agrave une araigneacutee eacutetablie dans lrsquoangle du toit

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Lrsquoaraigneacutee eacutetait si grosse que malgreacute la distance je la vis descendre drsquoeacutechelon en eacutechelon puis glisser le long drsquoun fil comme une goutte de venin saisir sa proie entre les mains de la meacutegegravere et remonter rapidement Alors la vieille regarda fort at-tentivement ses yeux se fermegraverent agrave demihellip elle eacuteternua et se dit agrave elle-mecircme drsquoun ton railleur

laquo Dieu vous beacutenisse la belle Dieu vous beacutenisse raquo

Durant six semaines je ne pus rien deacutecouvrir touchant la puissance de Fleacutedermausse tantocirct assise sous lrsquoeacutechoppe elle pelait ses pommes de terre tantocirct elle eacutetendait son linge sur la balustrade Je la vis filer quelquefois mais jamais elle ne chan-tait comme crsquoest la coutume des bonnes vieilles femmes dont la voix chevrotante se marie si bien au bourdonnement du rouet

Le silence reacutegnait autour drsquoelle Elle nrsquoavait pas de chat cette socieacuteteacute favorite des vieilles filleshellip pas un moineau ne ve-nait se poser sur ses chenetshellip les pigeons en passant au-dessus

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de sa cour semblaient eacutetendre lrsquoaile avec plus drsquoeacutelan ndash On au-rait dit que tout avait peur de son regard

Lrsquoaraigneacutee seule se plaisait dans sa compagnie

Je ne conccedilois pas ma patience durant ces longues heures drsquoobservation rien ne me lassait rien ne mrsquoeacutetait indiffeacuterent ndash au moindre bruit je soulevais lrsquoardoise crsquoeacutetait une curiositeacute sans bornes stimuleacutee par une crainte indeacutefinissable

Toubac se plaignait

laquo Maicirctre Christian me disait-il agrave quoi diable passez-vous votre temps Autrefois vous me donniez quelque chose toutes les semaines ndash agrave preacutesent crsquoest agrave peine tous les mois Oh les peintres on a bien raison de dire Paresseux comme un peintre Aussitocirct qursquoils ont quelques kreutzers devant eux ils mettent les mains dans leurs poches et srsquoendorment raquo

Je commenccedilais moi-mecircme agrave perdre courage ndash Jrsquoavais beau regarderhellip eacutepierhellip je ne deacutecouvrais rien drsquoextraordinaire ndash jrsquoen eacutetais agrave me dire que la vieille pouvait bien nrsquoecirctre pas si dange-reuse que je lui faisais peut-ecirctre tort de la soupccedilonner bref je lui cherchais des excuses mais un beau soir que lrsquoœil agrave mon trou je mrsquoabandonnais agrave ces reacuteflexions beacuteneacutevoles la scegravene changea brusquement

Fleacutedermausse passa sur la galerie avec la rapiditeacute de lrsquoeacuteclair elle nrsquoeacutetait plus la mecircme elle eacutetait droite les macirc-choires serreacutees le regard fixe le cou tendu elle faisait de grands pas ses cheveux gris flottaient derriegravere elle laquo Oh oh me dis-je il se passe quelque chose attention raquo Mais les ombres descendirent sur cette grande demeure les bruits de la ville expiregraverenthellip le silence srsquoeacutetablit

Jrsquoallais mrsquoeacutetendre sur ma couche quand jetant les yeux par la lucarne je vis la fenecirctre en face illumineacutee un voyageur occupait la chambre du pendu

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Alors toutes mes craintes se reacuteveillegraverent lrsquoagitation de Fleacutedermausse srsquoexpliquait elle flairait une victime

Je ne pus dormir de la nuit Le froissement de la paille le grignotement drsquoune souris sous le plancher me donnaient froid Je me levai je me perchai agrave la lucarnehellip jrsquoeacutecoutai ndash la lumiegravere drsquoen face eacutetait eacuteteinte Dans lrsquoun de ces moments drsquoanxieacuteteacute poi-gnante soit illusion soit reacutealiteacute je crus voir la vieille meacutegegravere qui regardait aussi et precirctait lrsquooreille

La nuit se passa le jour vint grisonner mes vitres peu agrave peu les bruits les mouvements de la ville montegraverent Harasseacute de fatigue et drsquoeacutemotions je venais de mrsquoendormir mais mon sommeil fut court degraves huit heures jrsquoavais pris mon poste drsquoobservation

Il paraicirct que la nuit de Fleacutedermausse nrsquoavait pas eacuteteacute moins orageuse que la mienne lorsqursquoelle poussa la porte de la gale-rie une pacircleur livide couvrait ses joues et sa nuque maigre Elle nrsquoavait que sa chemise et un jupon de laine quelques megraveches de cheveux drsquoun gris roux tombaient sur ses eacutepaules Elle regarda de mon cocircteacute drsquoun air recircveur mais elle ne vit rien elle pensait agrave autre chose ndash Tout agrave coup elle descendit laissant ses savates au haut de lrsquoescalier elle allait sans doute srsquoassurer que la porte drsquoen bas eacutetait bien fermeacutee Je la vis remonter brusquement en-jambant trois ou quatre marches agrave la foishellip crsquoeacutetait effrayant ndash Elle srsquoeacutelanccedila dans la chambre voisine jrsquoentendis comme le bruit drsquoun gros coffre dont le couvercle retombe Puis Fleacuteder-mausse apparut sur la galerie traicircnant un mannequin derriegravere ellehellip et ce mannequin avait les habits de lrsquoeacutetudiant de Heidel-berg

La vieille avec une dexteacuteriteacute surprenante suspendit cet ob-jet hideux agrave la poutre du hangar puis elle descendit pour le con-templer de la cour Un eacuteclat de rire saccadeacute srsquoeacutechappa de sa poi-trinehellip elle remonta descendit de nouveau comme une ma-niaque et chaque fois poussant de nouveaux cris de nouveaux eacuteclats de rire

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Un bruit se fit entendre agrave la portehellip la vieille bondit deacutecro-cha le mannequin lrsquoemportahellip revinthellip et pencheacutee sur la balus-trade le cou allongeacute les yeux eacutetincelants elle precircta lrsquooreillehellip le bruit srsquoeacuteloignaithellip les muscles de sa face se deacutetendirent elle res-pira longuement une voiture venait de passer

La meacutegegravere avait eu peur

Alors elle rentra de nouveau dans la chambre et jrsquoentendis le coffre qui se refermait

Cette scegravene bizarre confondait toutes mes ideacutees que signi-fiait ce mannequin

Je devins plus attentif que jamais

Fleacutedermausse venait de sortir avec son panier je la suivis des yeux jusqursquoau deacutetour de la rue ndash elle avait repris son air de vieillotte tremblotante elle faisait de petits pas et tournait de temps en temps la tecircte agrave demi pour voir derriegravere elle du coin de lrsquoœil

Pendant cinq grandes heures elle resta dehors ndash moi jrsquoal-lais je venais je meacuteditais le temps mrsquoeacutetait insupportable ndash le soleil chauffait les ardoises et mrsquoembrasait le cerveau

Je vis agrave sa fenecirctre le brave homme qui occupait la chambre des trois pendus Crsquoeacutetait un bon paysan du Nassau agrave grand tri-corne agrave gilet eacutecarlate la figure riante eacutepanouie Il fumait tran-quillement sa pipe drsquoUlm sans se douter de rien Jrsquoavais envie de lui crier laquo Brave homme prenez garde ne vous laissez pas fasciner par la vieillehellip deacutefiez-vous raquo Mais il ne mrsquoaurait pas compris

Vers deux heures Fleacutedermausse rentra Le bruit de sa porte retentit au fond du vestibule Puis seule bien seule elle parut dans la cour et srsquoassit sur la marche infeacuterieure de lrsquoescalier ndash Elle deacuteposa son grand panier devant elle et en tira drsquoabord quelques paquets drsquoherbages quelques leacutegumes puis

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un gilet rouge puis un tricorne replieacute une veste de velours brun des culottes de peluchehellip une paire de gros bas de laine ndash tout le costume du paysan de Nassau

Jrsquoeus comme des eacuteblouissements Des flammes me passegrave-rent devant les yeux

Je me rappelai ces preacutecipices qui vous attirent avec une puissance irreacutesistible ces puits qursquoil avait fallu combler parce qursquoon srsquoy preacutecipitait ces arbres qursquoil avait fallu abattre parce qursquoon srsquoy pendait cette contagion de suicides de meurtres de vols agrave certaines eacutepoques par des moyens deacutetermineacutes cet en-traicircnement bizarre de lrsquoexemple qui fait bacirciller parce qursquoon voit bacirciller souffrir parce qursquoon voit souffrir se tuer parce que drsquoautres se tuenthellip et mes cheveux se dressegraverent drsquoeacutepouvante

Comment cette Fleacutedermausse cette creacuteature sordide avait-elle pu deviner une loi si profonde de la nature Comment avait elle trouveacute moyen de lrsquoexploiter au profit de ses instincts san-guinaires Voilagrave ce que je ne pouvais comprendre voilagrave ce qui deacutepassait toute mon imagination mais sans reacutefleacutechir davantage agrave ce mystegravere je reacutesolus aussitocirct de tourner la loi fatale contre elle et drsquoattirer la vieille dans son propre piegravege Tant drsquoinno-centes victimes criaient vengeance

Je me mis donc en route Je courus chez tous les fripiers de Nuremberg et le soir jrsquoarrivai agrave lrsquoauberge des trois pendus un eacutenorme paquet sous le brashellip

Nickel Schmidt me connaissait drsquoassez longue date Jrsquoavais fait le portrait de sa femme une grosse commegravere fort appeacutetis-sante

laquo Eh maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il en me secouant la main quelle heureuse circonstance vous ramegravene qui est-ce qui me procure le plaisir de vous voir

mdash Mon cher monsieur Schmidt jrsquoeacuteprouve un veacuteheacutement deacute-sir de passer la nuit dans cette chambre raquo

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Nous eacutetions sur le seuil de lrsquoauberge et je lui montrais la chambre verte Le brave homme me regarda drsquoun air deacutefiant

laquo Oh ne craignez rien lui dis-je je nrsquoai pas envie de me pendre

mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure car franchement cela me ferait de la peinehellip un artiste de votre meacuteritehellip Et pour quand voulez-vous cette chambre maicirctre Christian

mdash Pour ce soir

mdash Impossible elle est occupeacutee

mdash Monsieur peut y entrer tout de suite fit une voix derriegravere nous je nrsquoy tiens pas raquo

Nous nous retournacircmes tout surpris Crsquoeacutetait le paysan du Nassau son grand tricorne sur la nuque et son paquet au bout de son bacircton de voyage Il venait drsquoapprendre lrsquoaventure des trois pendus et tremblait de colegravere

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laquo Des chambres comme les vocirctres srsquoeacutecria-t-il en beacutegayant maishellip mais crsquoest un meurtre drsquoy mettre les gens crsquoest un assas-sinat vous meacuteriteriez drsquoaller aux galegraveres

mdash Allons allons calmez-vous dit lrsquoaubergiste cela ne vous a pas empecirccheacute de bien dormir

mdash Par bonheur jrsquoavais fait ma priegravere du soir srsquoeacutecria lrsquoautre sans cela ougrave serais-je ougrave serais-je raquo

Et il srsquoeacuteloigna en levant les mains au ciel

laquo Eh bien dit maicirctre Schmidt stupeacutefait la chambre est libre mais nrsquoallez pas me jouer un mauvais tour

mdash Il serait plus mauvais pour moi mon cher monsieur raquo

Je remis mon paquet agrave la servante et je mrsquoinstallai provi-soirement avec les buveurs

Depuis longtemps je ne mrsquoeacutetais senti plus calme plus heu-reux drsquoecirctre au monde Apregraves tant drsquoinquieacutetudes je touchais au but lrsquohorizon semblait srsquoeacuteclairci et puis je ne sais quelle puis-sance formidable me donnait la main Jrsquoallumai ma pipe et le coude sur la table en face drsquoune chope jrsquoeacutecoutai le chœur de Freyschuumltz exeacutecuteacute par une troupe de Zigeiners du Schwartz-Wald La trompette le cor de chasse le hautbois me plon-geaient tour agrave tour dans une vague recircverie et parfois mrsquoeacuteveillant pour regarder lrsquoheure je me demandais seacuterieusement si tout ce qui mrsquoarrivait nrsquoeacutetait pas un songe Mais quand le wachtmann vint nous prier drsquoeacutevacuer la salle drsquoautres penseacutees plus graves surgirent dans mon acircme et je suivis tout meacuteditatif la petite Charlotte qui me preacuteceacutedait une chandelle agrave la main

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III

Nous montacircmes lrsquoescalier tournant jusqursquoau troisiegraveme Elle me remit la lumiegravere en mrsquoindiquant une porte

laquo Crsquoest lagrave dit-elle en se hacirctant de descendre raquo

Jrsquoouvris la porte La chambre verte eacutetait une chambre drsquoauberge comme toutes les autres le plafond tregraves bas et le lit fort haut Drsquoun coup drsquoœil jrsquoen explorai lrsquointeacuterieur puis je me glissai pregraves de la fenecirctre

Rien nrsquoapparaissait encore chez Fleacutedermausse seulement au bout drsquoune longue piegravece obscure brillait une lumiegravere une veilleuse sans doute

laquo Crsquoest bien me dis-je en refermant le rideau jrsquoai tout le temps neacutecessaire raquo

Jrsquoouvris mon paquet je mis un bonnet de femme agrave longues franges et mrsquoeacutetant armeacute drsquoun fusain je mrsquoinstallai devant la glace afin de me tracer des rides Ce travail me prit une bonne heure Mais apregraves avoir revecirctu la robe et le grand chacircle je me fis peur agrave moi-mecircme Fleacutedermausse eacutetait lagrave qui me regardait du fond de la glace

En ce moment le watchmann criait onze heures Je montai vivement le mannequin que jrsquoavais apporteacute je lrsquoaffublai drsquoun costume pareil agrave celui de la meacutegegravere et jrsquoentrrsquoouvris le rideau

Certes apregraves tout ce que jrsquoavais vu de la vieille sa ruse in-fernale sa prudence son adresse rien nrsquoaurait ducirc me sur-prendre et cependant jrsquoeus peur

Cette lumiegravere que jrsquoavais remarqueacutee au fond de la chambre cette lumiegravere immobile projetait alors sa lumiegravere jaunacirctre sur le mannequin du paysan de Nassau lequel accroupi au bord du

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lit la tecircte pencheacutee sur la poitrine son grand tricorne rabattu sur la figure les bras pendants semblait plongeacute dans le deacutesespoir

Lrsquoombre meacutenageacutee avec un art diabolique ne laissait paraicirctre que lrsquoensemble de la figure le gilet rouge et six bou-tons arrondis se deacutetachaient seuls des teacutenegravebreshellip mais crsquoest le silence de la nuit crsquoest lrsquoimmobiliteacute complegravete du personnage son air morne affaisseacute qui devaient srsquoemparer de lrsquoimagination du spectateur avec une puissance inouiumle Moi-mecircme quoique preacutevenu je me sentis froid dans les os ndash Qursquoaurait-ce donc eacuteteacute drsquoun pauvre campagnard surpris agrave lrsquoimproviste Il eucirct eacuteteacute ter-rasseacutehellip il eucirct perdu son libre arbitrehellip et lrsquoesprit drsquoimitation au-rait fait le reste

Agrave peine eus-je remueacute le rideau que je vis Fleacutedermausse agrave lrsquoaffucirct derriegravere ses vitres

Elle ne pouvait me voir Jrsquoentrrsquoouvris doucement la fe-necirctrehellip la fenecirctre en face srsquoentrrsquoouvrit puis le mannequin parut se lever lentement et srsquoavancer vers moi je mrsquoavanccedilai de mecircme et saisissant mon flambeau drsquoune main de lrsquoautre jrsquoouvris brus-quement la croiseacutee

La vieille et moi nous eacutetions face agrave face car frappeacutee de stupeur elle avait laisseacute tomber son mannequin

Nos deux regards se croisegraverent avec une eacutegale terreur

Elle eacutetendit le doigt jrsquoeacutetendis le doigt ses legravevres srsquoagi-tegraverent jrsquoagitai les miennes elle exhala un profond soupir et srsquoaccouda je mrsquoaccoudaihellip

Dire ce que cette scegravene avait drsquoeffrayant je ne le puis Cela tenait du deacutelire de lrsquoeacutegarement de la folie Il y avait lutte entre deux volonteacutes entre deux intelligences entre deux acircmes dont lrsquoune voulait aneacuteantir lrsquoautre et dans cette lutte la mienne avait lrsquoavantage Les victimes luttaient avec moi

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Apregraves avoir imiteacute pendant quelques secondes tous les mouvements de Fleacutedermausse je tirai une corde de dessous mon jupon et je lrsquoattachai agrave la tringle

La vieille me consideacuterait bouche beacuteante Je passai la corde agrave mon cou Ses prunelles fauves srsquoilluminegraverent sa figure se deacute-composa

laquo Non non fit-elle drsquoune voix sifflante non raquo

Je poursuivis avec lrsquoimpassibiliteacute du bourreau

Alors la rage saisit Fleacutedermausse

laquo Vieille folle hurla-t-elle en se redressant les mains cris-peacutees sur la traverse vieille folle raquo

Je ne lui donnai pas le temps de continuer soufflant tout agrave coup ma lampe je me baissai comme un homme qui veut pren-dre un eacutelan vigoureux et saisissant le mannequin je lui passai la corde au cou puis je le preacutecipitai dans lrsquoespace

Un cri terrible traversa la rue

Apregraves ce cri tout rentra dans le silence

La sueur ruisselait de mon fronthellip jrsquoeacutecouta longtempshellip Au bout drsquoun quart drsquoheure jrsquoentendishellip loinhellip bien loinhellip la voix du watchmann qui criait laquo Habitants de Nuremberghellip minuithellip minuit sonneacutehellip raquo

laquo Maintenant justice est faite murmurai-je les trois vic-times sont vengeacuteeshellip Seigneur pardonnez-moi raquo

Or ceci se passait environ cinq minutes apregraves le dernier cri du watchmann et je venais drsquoapercevoir la meacutegegravere attireacutee par son image srsquoeacutelancer de sa fenecirctre la corde au cou et rester sus-pendue agrave sa tringle Je vis le frisson de la mort onduler sur ses reins et la lune calme silencieuse deacutebordant agrave la cime du toit reposer sur sa tecircte eacutecheveleacutee ses froids et pacircles rayons

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Tel jrsquoavais vu le pauvre jeune hommehellip telle je vis Fleacuteder-mausse

Le lendemain tout Nuremberg apprit que la chauve-souris srsquoeacutetait pendue Ce fut le dernier eacuteveacutenement de ce genre dans la rue des Minnesaeligngers

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LA COMEgraveTE

Lrsquoanneacutee derniegravere avant les fecirctes du carnaval le bruit cou-rut agrave Hunebourg que le monde allait finir Crsquoest le docteur Za-charias Piper de Colmar qui reacutepandit drsquoabord cette nouvelle deacutesagreacuteable elle se lisait dans le Messager boiteux dans le Parfait chreacutetien et dans cinquante autres almanachs

Zacharias Piper avait calculeacute qursquoune comegravete descendrait du ciel le mardi-gras qursquoelle aurait une queue de trente-cinq mil-lions de lieues formeacutee drsquoeau bouillante laquelle passerait sur la terre de sorte que les neiges des plus hautes montagnes en se-raient fondues les arbres desseacutecheacutes et les gens consumeacutes

Il est vrai qursquoun honnecircte savant de Paris nommeacute Popinot eacutecrivait plus tard que la comegravete arriverait sans doute mais que sa queue serait composeacutee de vapeurs tellement leacutegegraveres que per-sonne nrsquoen eacuteprouverait le moindre inconveacutenient que chacun devait srsquooccuper tranquillement de ses affaires qursquoil reacutepondait de tout

Cette assurance calma bien des frayeurs

Malheureusement nous avons agrave Hunebourg une vieille fi-leuse de laine nommeacutee Maria Finck demeurant dans la ruelle des Trois-Pots Crsquoest une petite vieille toute blanche toute rideacutee que les gens vont consulter dans les circonstances deacutelicates de la vie Elle habite une chambre basse dont le plafond est orneacute drsquoœufs peints de bandelettes roses et bleues de noix doreacutees et

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de mille autres objets bizarres Elle se revecirct elle-mecircme drsquoan-tiques falbalas et se nourrit drsquoeacutechaudeacutes ce qui lui donne une grande autoriteacute dans le pays

Maria Finck au lieu drsquoapprouver lrsquoavis de lrsquohonnecircte et bon M Popinot se deacuteclara pour Zacharias Piper disant

laquo Convertissez-vous et priez repentez-vous de vos fautes et faites du bien agrave lrsquoEacuteglise car la fin est proche la fin est proche raquo

On voyait au fond de sa chambre une image de lrsquoenfer ougrave les gens descendaient par un chemin semeacute de roses Aucun ne se doutait de lrsquoendroit ougrave les menait cette route ils marchaient en dansant les uns une bouteille agrave la main les autres un jam-bon les autres un chapelet de saucisses Un meacuteneacutetrier le cha-peau garni de rubans leur jouait de la clarinette pour eacutegayer le voyage plusieurs embrassaient leurs commegraveres et tous ces malheureux srsquoapprochaient avec insouciance de la chemineacutee pleine de flammes ougrave deacutejagrave les premiers drsquoentre eux tombaient les bras eacutetendus et les jambes en lrsquoair

Qursquoon se figure les reacuteflexions de tout ecirctre raisonnable en voyant cette image On nrsquoest pas tellement vertueux que chacun nrsquoait un certain nombre de peacutecheacutes sur la conscience et personne ne peut se flatter de srsquoasseoir tout de suite agrave la droite du Sei-gneur Non il faudrait ecirctre bien preacutesomptueux pour oser srsquoimaginer que les choses iront de la sorte ce serait la marque drsquoun orgueil tregraves condamnable Aussi la plupart se disaient

laquo Nous ne ferons pas le carnaval nous passerons le mardi-gras en actes de contrition raquo

Jamais on nrsquoavait vu rien de pareil Lrsquoadjudant et le capi-taine de place ainsi que les sous-officiers de la 3e compagnie du en garnison agrave Hunebourg eacutetaient dans un veacuteritable deacute-sespoir Tous les preacuteparatifs pour la fecircte la grande salle de la mairie qursquoils avaient deacutecoreacutee de mousse et de tropheacutees drsquoarmes

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lrsquoestrade qursquoils avaient eacuteleveacutee pour lrsquoorchestre la biegravere le kirsch les bischofs qursquoils avaient commandeacutes pour la buvette enfin tous les rafraicircchissements allaient ecirctre en pure perte puisque les demoiselles de la ville ne voulaient plus entendre parler de danse

laquo Je ne suis pas meacutechant disait le sergent Duchecircne mais si je tenais votre Zacharias Piper il en verrait des dures raquo

Avec tout cela les plus deacutesoleacutes eacutetaient encore Daniel Spitz le secreacutetaire de la mairie Jeacuterocircme Bertha le fils du maicirctre de poste le percepteur des contributions Dujardin et moi ndash Huit jours avant nous avions fait le voyage de Strasbourg pour nous procurer des costumes Lrsquooncle Tobie mrsquoavait mecircme donneacute cin-quante francs de sa poche afin que rien ne fucirct eacutepargneacute Je mrsquoeacutetais donc choisi chez mademoiselle Dardenai sous les pe-tites arcades un costume de Pierrot Crsquoest une espegravece de che-mise agrave larges plis et longues manches garnie de boutons en forme drsquooignons gros comme le poing et qui vous ballottent depuis le menton jusque sur les cuisses On se couvre la tecircte drsquoune calotte noire on se blanchit la figure de farine et pourvu qursquoon ait le nez long les joues creuses et les yeux bien fendus crsquoest admirable

Dujardin agrave cause de sa large panse avait pris un costume de Turc brodeacute sur toutes les coutures Spitz un habit de Poli-chinelle formeacute de mille piegraveces rouges vertes et jaunes une bosse devant une autre derriegravere le grand chapeau de gendarme sur la nuque on ne pouvait rien voir de plus beau ndash Jeacuterocircme Bertha devait ecirctre en sauvage avec des plumes de perroquet Nous eacutetions sucircrs drsquoavance que toutes les filles quitteraient leurs sergents pour se pendre agrave nos bras

Et quand on fait de pareilles deacutepenses de voir que tout srsquoen aille au diable par la faute drsquoune vieille folle ou drsquoun Zacharias Piper nrsquoy a-t-il pas de quoi prendre le genre humain en grippe

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Enfin que voulez-vous Les gens ont toujours eacuteteacute les mecircmes les fous auront toujours le dessus

Le mardi-gras arrive Ce jour-lagrave le ciel eacutetait plein de neige On regarde agrave droite agrave gauche en haut en bas pas de comegravete Les demoiselles paraissent toutes confuses les garccedilons cou-raient chez leurs cousines chez leurs tantes chez leurs mar-raines dans toutes les maisons laquo Vous voyez bien que la vieille Finck est folle toutes vos ideacutees de comegravete nrsquoont pas de bon sens Est-ce que les comegravetes arrivent en hiver Est-ce qursquoelles ne choisissent pas toujours le temps des vendanges Allons al-lons il faut se deacutecider que diablehellip Il est encore temps etc raquo

De leur cocircteacute les sous-officiers passaient dans les cuisines et parlaient aux servantes ils les exhortaient et les accablaient de reproches Plusieurs reprenaient courage Les vieux et les vieilles arrivaient bras dessus bras dessous pour voir la grande salle de la mairie les soleils de sabres poignards et les petits drapeaux tricolores entre les fenecirctres excitaient lrsquoadmiration universelle Alors tout change on se rappelle que crsquoest mardi-gras les demoiselles se deacutepecircchent de tirer leurs jupes de lrsquoarmoire et de cirer leurs petits souliers

Agrave dix heures la grande salle de la mairie eacutetait pleine de monde nous avions gagneacute la bataille pas une demoiselle de Hunebourg ne manquait agrave lrsquoappel Les clarinettes les trom-bones la grosse caisse reacutesonnaient les hautes fenecirctres brillaient dans la nuit les valses tournaient comme des enrageacutees les con-tredanses allaient leur train les filles et les garccedilons eacutetaient dans une jubilation inexprimable les vieilles grandrsquomegraveres bien as-sises contre les guirlandes riaient de bon cœur On se bouscu-lait dans la buvette on ne pouvait pas servir assez de rafraicirc-chissements et le pegravere Zimmer qui avait la fourniture par ad-judication peut se vanter drsquoavoir fait ses choux gras en cette nuit

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Tout le long de lrsquoescalier exteacuterieur on voyait descendre en treacutebuchant ceux qui srsquoeacutetaient trop rafraicircchis Dehors la neige tombait toujours

Lrsquooncle Tobie mrsquoavait donneacute la clef de la maison pour ren-trer quand je voudrais Jusqursquoagrave deux heures je ne manquai pas une valse mais alors jrsquoen avais assez les rafraicircchissements me tournaient sur le cœur Je sortis Une fois dans la rue je me sen-tis mieux et me mis agrave deacutelibeacuterer pour savoir si je remonterais ou si jrsquoirais me coucher

Jrsquoaurais bien voulu danser encore mais drsquoun autre cocircteacute jrsquoavais sommeil

Enfin je me deacutecide agrave rentrer et je me mets en route pour la rue Saint-Sylvestre le coude au mur en me faisant toutes sortes de raisonnements agrave moi-mecircme

Depuis dix minutes je mrsquoavanccedilais ainsi dans la nuit et jrsquoallais tourner au coin de la fontaine quand levant le nez par hasard je vois derriegravere les arbres du rempart une lune rouge comme de la braise qui srsquoavanccedilait par les airs Elle eacutetait encore agrave des milliers de lieues mais elle allait si vite que dans un quart drsquoheure elle devait ecirctre sur nous

Cette vue me bouleversa de fond en comble je sentis mes cheveux greacutesiller et je me dis

laquo Crsquoest la comegravete Zacharias Piper avait raison raquo

Et sans savoir ce que je faisais tout agrave coup je me remets agrave courir vers la mairie je regrimpe lrsquoescalier en renversant ceux qui descendaient et criant drsquoune voix terrible laquo La comegravete la comegravete raquo

Crsquoeacutetait le plus beau moment de la danse la grosse caisse tonnait les garccedilons frappaient du pied levaient la jambe en tournant les filles eacutetaient rouges comme des coquelicots mais quand on entendit cette voix srsquoeacutelever dans la salle laquo La co-

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megravete la comegravete raquo il se fit un profond silence et les gens tour-nant la tecircte se virent tout pacircles les joues tireacutees et le nez pointu

Le sergent Duchecircne srsquoeacutelanccedilant vers la porte mrsquoarrecircta et me mit la main sur la bouche en disant

laquo Est-ce que vous ecirctes fou Voulez-vous bien vous taire raquo

Mais moi me renversant en arriegravere je ne cessais de reacutepeacuteter drsquoun ton de deacutesespoir laquo La comegravete raquo Et lrsquoon entendait deacutejagrave les pas rouler sur lrsquoescalier comme un tonnerre les gens se preacutecipi-ter dehors les femmes geacutemir enfin un tumulte eacutepouvantable ndash Quelques vieilles seacuteduites par le mardi-gras levaient les mains au ciel en beacutegayant laquo Jeacutesus Maria Joseph raquo

En quelques secondes la salle fut vide Duchecircne me laissa et pencheacute au bord drsquoune fenecirctre je regardais tout eacutepuiseacute les gens qui remontaient la rue en courant Puis je mrsquoen allai comme fou de deacutesespoir

En passant par la buvette je vis la cantiniegravere Catherine La-goutte avec le caporal Bouquet qui buvaient le fond drsquoun bol de punch

laquo Puisque crsquoest fini disaient-ils que ccedila finisse bien raquo

Au-dessous dans lrsquoescalier un grand nombre eacutetaient assis sur les marches et se confessaient entre eux lrsquoun disait laquo Jrsquoai fait lrsquousure raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai vendu agrave faux poids raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai trompeacute au jeu raquo Tous parlaient agrave la fois et de temps en temps ils srsquointerrompaient pour crier ensemble laquo Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

Je reconnus lagrave le vieux boulanger Fegravevre et la megravere Lauritz Ils se frappaient la poitrine comme des malheureux Mais toutes ces choses ne mrsquointeacuteressaient pas jrsquoavais bien assez de peacutecheacutes pour mon propre compte

Bientocirct jrsquoeus rattrapeacute ceux qui couraient vers la fontaine Crsquoest lagrave qursquoil fallait entendre les geacutemissements tous reconnais-

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saient la comegravete et moi je trouvai qursquoelle avait deacutejagrave grossi du double Elle jetait des eacuteclairs et la profondeur des teacutenegravebres la faisait paraicirctre rouge comme du sang

La foule debout dans lrsquoombre ne cessait de reacutepeacuteter drsquoun ton lamentable

laquo Crsquoest fini crsquoest fini Ocirc mon Dieu crsquoest fini nous sommes perdus raquo

Et les femmes invoquaient saint Joseph saint Christophe saint Nicolas enfin tous les saints du calendrier

Dans ce moment je revis aussi tous mes peacutecheacutes depuis lrsquoacircge de la raison et je me fis horreur agrave moi-mecircme Jrsquoavais froid sous la langue en pensant que nous allions ecirctre brucircleacutes et comme le vieux mendiant Balthazar se tenait pregraves de moi sur sa beacutequille je lrsquoembrassai en lui disant

laquo Balthazar quand vous serez dans le sein drsquoAbraham vous aurez pitieacute de moi nrsquoest-ce pas raquo

Alors lui en sanglotant me reacutepondit

laquo Je suis un grand peacutecheur monsieur Christian depuis trente ans je trompe la commune par amour de la paresse car je ne suis pas aussi boiteux qursquoon pense

mdash Et moi Balthazar lui dis-je je suis le plus grand crimi-nel de Hunebourg raquo

Nous pleurions dans les bras lrsquoun de lrsquoautre

Voilagrave pourtant comment seront les gens au jugement der-nier les rois avec les cireurs de bottes les bourgeois avec les va-nu-pieds Ils nrsquoauront plus honte lrsquoun de lrsquoautre ils srsquoappelleront fregraveres et celui qui sera bien raseacute ne craindra pas drsquoembrasser celui qui laisse pousser sa barbe pleine de crasse ndash parce que le feu purifie tout et que la peur drsquoecirctre brucircleacute vous rend le cœur tendre

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Oh sans lrsquoenfer on ne verrait pas tant de bons chreacutetiens crsquoest ce qursquoil y a de plus beau dans notre sainte religion

Enfin nous eacutetions tous lagrave depuis un quart drsquoheure agrave ge-noux lorsque le sergent Duchecircne arriva tout essouffleacute Il avait drsquoabord couru vers lrsquoarsenal et ne voyant rien lagrave-bas il revenait par la rue des Capucins

laquo Eh bien fit-il qursquoest-ce que vous avez donc agrave crier raquo

Puis apercevant la comegravete

laquo Mille tonnerres srsquoeacutecria-t-il qursquoest-ce que crsquoest que ccedila

mdash Crsquoest la fin du monde sergent dit Balthazar

mdash La fin du monde

mdash Oui la comegravete raquo

Alors il se mit agrave jurer comme un damneacute criant

laquo Encore si lrsquoadjudant de place eacutetait lagravehellip on pourrait con-naicirctre la consigne raquo

Puis tout agrave coup tirant son sabre et se glissant contre le mur il dit

laquo En avant Je mrsquoen moque il faut pousser une reconnais-sance raquo

Tout le monde admirait son courage et moi-mecircme entraicirc-neacute par son audace je me mis derriegravere lui ndash Nous marchions doucement doucement les yeux eacutecarquilleacutes regardant la co-megravete qui grandissait agrave vue drsquoœil en faisant des milliards de lieues chaque seconde

Enfin nous arrivacircmes au coin du vieux couvent des capu-cins La comegravete avait lrsquoair de monter plus nous avancions plus elle montait nous eacutetions forceacutes de lever la tecircte de sorte que fi-nalement Duchecircne avait le cou plieacute regardant tout droit en lrsquoair

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Moi vingt pas plus loin je voyais la comegravete un peu de cocircteacute Je me demandais srsquoil eacutetait prudent drsquoavancer encore lorsque le sergent srsquoarrecircta

laquo Sacrebleu fit-il agrave voix basse crsquoest le reacuteverbegravere

mdash Le reacuteverbegravere dis-je en mrsquoapprochant est-ce possible raquo

Et je regardai tout eacutebahi

En effet crsquoeacutetait le vieux reacuteverbegravere du couvent des capucins On ne lrsquoallume jamais par la raison que les capucins sont partis depuis 1798 et qursquoagrave Hunebourg tout le monde se couche avec les poules mais le veilleur de nuit Burrhus preacutevoyant qursquoil y aurait ce soir-lagrave beaucoup drsquoivrognes avait eu lrsquoideacutee charitable drsquoy mettre une chandelle afin drsquoempecirccher les gens de rouler dans le fosseacute qui longe lrsquoancien cloicirctre puis il eacutetait alleacute dormir agrave cocircteacute de sa femme

Nous distinguions tregraves bien les branches de la lanterne Le lumignon eacutetait gros comme le pouce quand le vent soufflait un peu ce lumignon srsquoallumait et jetait des eacuteclairs voilagrave ce qui le faisait marcher comme une comegravete

Moi voyant cela jrsquoallais crier pour avertir les autres quand le sergent me dit

laquo Voulez-vous bien vous taire si lrsquoon savait que nous avons chargeacute sur une lanterne on se moquerait de nous ndash Attention raquo

Il deacutecrocha la chaicircne toute rouilleacutee le reacuteverbegravere tomba produisant un grand bruit Apregraves quoi nous particircmes en cou-rant

Les autres attendirent encore longtemps mais comme la comegravete eacutetait eacuteteinte ils finirent aussi par reprendre du courage et allegraverent se coucher

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Le lendemain le bruit courut que crsquoeacutetait agrave cause des priegraveres de Maria Finck que la comegravete srsquoeacutetait eacuteteinte aussi depuis ce jour elle est plus sainte que jamais

Voilagrave comment les choses se passent dans la bonne petite ville de Hunebourg

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LE CITOYEN SCHNEIDER

I

laquo Drsquoougrave vient que les souvenirs de notre enfance sont ineffa-ccedilables dit le vieux garde Heinrich en allumant sa pipe drsquoun air meacutelancolique lorsqursquoon se rappelle agrave peine les choses du mois dernier drsquoougrave vient que les choses de notre jeunesse restent de-vant nos yeux et qursquoon croit encore y ecirctre Moi je nrsquooublierai jamais la pauvre hutte de mon pegravere avec son toit de chaume sa petite salle basse lrsquoescalier de bois au fond montant agrave la man-sarde lrsquoalcocircve aux rideaux de serge grise et blanche et les deux petites fenecirctres agrave mailles de plomb donnant sur le deacutefileacute de la Schloucht pregraves de Munster Je ne les oublierai jamais ni les moindres choses de ce temps-lagrave

laquo Tout reste vivant dans mon cœur surtout lrsquohiver de 1783

laquo Durant cet hiver le grand-pegravere Yeacuteri-Hans coiffeacute de son bonnet de laine friseacutee ses mains sillonneacutees de grosses veines bleues reposant sur ses cuisses maigres dormait tous les jours du matin au soir assis dans le vieux fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre son front rideacute srsquoabaissait lentement lentement puis se relevait pour redescendre encore Il respirait et soupirait comme si des recircves peacutenibles des recircves sans fin se fussent en-chaicircneacutes lrsquoun agrave lrsquoautre dans son esprit

laquo Ma megravere filait et me regardait de temps en temps drsquoun air grave elle eacutetait pacircle et les grands rubans de son bonnet trem-blotaient sur sa tecircte comme les ailes drsquoun papillon de nuit

laquo Mon pegravere les joues brunes lrsquoœil eacutetincelant ses larges tempes ombrageacutees du feutre noir taillait dans le checircne des tecirctes

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de cannes et des tabatiegraveres pour les vendre au printemps ses mains couleur de brique maniaient le ciseau avec une adresse merveilleuse les copeaux tombaient autour de lui et se rou-laient en escargots Parfois il sifflait tout bas je ne sais quel air bizarre parfois il se reposait battait le briquet et serrant lrsquoamadou sur sa pipe il srsquoeacutecriait

laquo mdash Catherinehellip Ccedila marche hellip ccedila marche raquo

laquo Puis me voyant assis sur mon escabeau tout attentif car je nrsquoaimais rien tant que de le voir travailler il me souriait et re-prenait lrsquoouvrage

laquo Autour de notre hutte la neige montaithellip montait chaque jour les vieux murs deacutecreacutepits srsquoenfonccedilaient sous terre deacutejagrave nos petites fenecirctres nrsquoy voyaient plus que par les vitres drsquoen haut les autres au-dessous eacutetaient drsquoun blanc mat et sombre

laquo Je me dressais quelquefois sur ma chaise et je regardais les nuages se plier et se deacuteplier lentement sur la valleacutee im-mense tout en face les rochers agrave pic escalader la cime du Ho-neck et plus bas dans la gorge les sapins innombrables char-geacutes de givre

laquo Rien ne remuait pas un oiseau ne secouait une feuille de son aile frileuse quelques verdiers seulement venaient se blot-tir sous le chaume de notre toit pregraves de la chemineacutee drsquoougrave sor-tait en tourbillonnant la fumeacutee grisacirctre

laquo La vue seule de ce morne paysage vous donnait froid on grelottait et pourtant agrave lrsquointeacuterieur le feu flamboyait ses spirales rouges montaient et descendaient comme un diablotin agrave la creacute-maillegravere il faisait chaud La petite porte disjointe qui commu-niquait agrave lrsquoeacutetable laissait entendre le becirclement de notre chegravevre la grande Theacuteregravese celui de son biquet qui teacutetait encore et les sourds mugissements de notre vache Waldine

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laquo Crsquoeacutetait un plaisir de les entendre par un froid pareil Nous nrsquoeacutetions pas seuls au moins dans les neiges nous eacutetions avec les creacuteatures du Seigneur Dieu nous avions encore des amis

laquo Je me rappellerai toujours qursquoun matin Waldine qui srsquoennuyait sans doute dans lrsquoombre apregraves srsquoecirctre deacutetacheacutee je ne sais comment vint nous voir Elle entra chez nous sans gecircne et mon pegravere se mit agrave rire de bon cœur

laquo mdash Heacute bonjour Waldine srsquoeacutecria-t-il Tu entres ici sans ti-rer le chapeau heacute heacute heacute Laisse-la Catherine laisse-lahellip elle ne fera pas de mal donnons-lui le temps de respirer et de voir la lumiegravere raquo

laquo Crsquoest moi-mecircme qui la reconduisis dans lrsquoeacutecurie et qui la rattachai agrave la cregraveche

laquo Ainsi se passait le temps tandis que les oiseaux criaient famine que les becirctes sauvages cherchaient les cavernes du Ho-neck et du Valtin nous blottis comme une bande de perdreaux autour de lrsquoacirctre nous recircvions en paix et chaque soir ma megravere disait

laquo mdash Encore un jour de passeacute Encore un pas vers le prin-temps raquo

laquo Tout cela je me le rappelle avec bonheur mais il arrive des choses eacutetranges dans ce bas monde des choses qui nous re-viennent longtemps apregraves et montrent que la sagesse des hommes et mecircme leur bonteacute nrsquoest que folie Dieu les permet sans doute pour humilier notre orgueil devant sa face raquo

En cet endroit Heinrich vida les cendres de sa pipe et la mit refroidir au bord de la fenecirctre puis il poursuivit grave-ment

laquo Cette anneacutee-lagrave donc au dernier jour de janvier entre deux et trois heures de lrsquoapregraves-midi il srsquoeacuteleva un grand vent

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laquo Quoique la maison fucirct abriteacutee vers le nord agrave chaque coup elle tremblait au bout drsquoune heure elle eacutetait tellement couverte de neige que lrsquoouragan passait au-dessus

laquo Nous avions eacuteteint le feu une lampe seule brillait sur la table

laquo Ma megravere priait je crois que mon pegravere priait aussi

laquo Le grand-pegravere lui srsquoeacutetait eacuteveilleacute tout agrave coup et semblait eacutepouvanteacute de ce vacarme

laquo Toute la neige tombeacutee depuis trois mois remontait vers le ciel en poussiegravere tout hurlait pleurait et sifflait dehors de se-conde en seconde on entendait les grands arbres lacirccher leurs racines avec des craquements eacutepouvantables puis des bruits sourds des clameurs infinies Si le vent eacutetait venu de face il au-rait enfonceacute nos fenecirctres et deacutecouvert le toit heureusement il soufflait de la montagne

laquo Au milieu de ce bruit terrible il nous semblait parfois en-tendre des cris humains et nous deacutejagrave si troubleacutes pour nous-mecircmes nous freacutemissions encore en songeant au peacuteril des autres Agrave chaque fois la megravere disait

laquo mdash Il y a quelqursquoun dehors raquo

laquo Et nous precirctions lrsquooreille le cœur serreacute mais la grande voix de lrsquoouragan dominait tout il soufflait dans le deacutefileacute de la Schloucht comme dans une flucircte immense

laquo Cela dura trois heures puis il se fit un grand silence et nous entendicircmes encore une fois becircler notre chegravevre

laquo mdash Le vent est tombeacute dit mon pegravere et srsquoapprochant de la porte il eacutecouta quelques instants encore le doigt sur le loquet

laquo Nous eacutetions tous derriegravere lui lorsqursquoil ouvrit et nous re-gardacircmes les yeux eacutecarquilleacutes

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laquo Le temps eacutetait sombre agrave cause de la neige qui descen-dait une eacuteclaircie blanchacirctre sur notre droite indiquait la posi-tion du soleil il pouvait ecirctre alors cinq heures

laquo Comme nous regardions agrave travers cette lumiegravere grise nous aperccedilucircmes agrave deux ou trois cents pas au-dessous de nous dans le sentier qui descend entre le Honeck et la crecircte du Valtin une charrette arrecircteacutee et un cheval devant On ne voyait que la tecircte du cheval et le dessus de la charrette avec les pointes de ses deux eacutechelles

laquo mdash Voilagrave donc ce que nous entendions srsquoeacutecria le grand-pegravere Yeacuteri-Hans

laquo mdash Oui dit mon pegravere en rentrant dans la hutte un mal-heur est arriveacute raquo

laquo Il prit la pelle de bois derriegravere la porte et se mit agrave des-cendre la cocircte ayant de la neige jusqursquoaux genoux moi je cou-rais derriegravere lui malgreacute les cris de la megravere le grand-pegravere sui-vait aussi de loin

laquo Plus nous descendions plus la neige devenait profonde Malgreacute cela mon pegravere arrivant au haut du talus qui domine le sentier se laissa glisser jusqursquoau bas en srsquoappuyant sur le manche de la pelle et dans cet endroit je fis halte pour le re-garder

laquo Il saisit le cheval par la bride mais aussitocirct voyant agrave deux ou trois pas de lagrave quelque chose sur la neige il srsquoapprocha souleva peacuteniblement un gros homme vecirctu de noir dont la tecircte retomba sur son eacutepaule et le posa en travers du cheval puis il coupa les traits et parvint agrave force de cris et de secousses agrave tirer lrsquoanimal de son trou

laquo Ce fut une grande affaire pour lrsquoamener sur le talus et pour le traicircner agrave la maison Il y parvint en faisant le tour de toutes les roches et des racines drsquoarbres ougrave srsquoeacutetait accumuleacutee la neige

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laquo Le grand-pegravere et moi nous suivions fort tristes regar-dant le malheureux qui ballottait en travers du cheval Il avait des bas de soie noire une soutane et des souliers agrave boucles drsquoargent crsquoeacutetait un precirctre

laquo Et maintenant qursquoon se figure la deacutesolation de ma megravere en voyant ce saint homme dans un si pitoyable eacutetat Il me semble encore lrsquoentendre crier les mains jointes au-dessus de sa tecircte

laquo mdash Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

laquo Elle voulait envoyer mon pegravere tout de suite agrave Munster chercher un meacutedecin Mais la nuit eacutetant survenue il faisait noir agrave la porte comme dans un four et toute la bonne volonteacute du monde ne pouvait pas vous faire trouver le chemin au milieu des neiges

laquo Dans cette deacutesolation universelle on se deacutepecirccha drsquoal-lumer du feu de chauffer des couvertures et comme jrsquoeacutetais un embarras pour tout le monde on mrsquoenvoya coucher dans la chambre du grand-pegravere

laquo Toute la nuit jrsquoentendis aller et venir au-dessous de moi la lumiegravere brillait agrave travers les fentes du plancher ma megravere se lamentait Enfin vers une heure accableacute de fatigue et lrsquoestomac creux je mrsquoendormis si profondeacutement qursquoil fallut mrsquoeacuteveiller le lendemain agrave huit heures sans quoi je dormirais peut-ecirctre en-core

laquo mdash Heinrich Heinrich criait le grand-pegravere en levant la trappe de sa tecircte chauve Heinrich arrive donc la soupe est precircte raquo

laquo Agrave cette voix je mrsquoeacuteveillai je regardai il faisait grand jour et la bonne odeur de la soupe aux pommes de terre remplissait toute la maison

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laquo Alors je ne pris que le temps de passer mon petit panta-lon de toile grise et de mettre mes sabots pour descendre Tous les eacuteveacutenements de la veille se repreacutesentaient agrave mon esprit outre mon bon appeacutetit jrsquoeacutetais encore curieux de savoir ce qui srsquoeacutetait passeacute Aussi du haut de lrsquoescalier je me penchais deacutejagrave sur la rampe pour regarder dans la chambre

laquo La soupiegravere fumait sur une belle nappe blanche le grand-pegravere assis en face faisait le signe de la croix le pegravere et la megravere debout disaient le Benedicite deacutevotement Et le gros homme assis dans le fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre les jambes enveloppeacutees drsquoune bonne couverture de laine et ses mains poteleacutees croiseacutees sur son ventre qui se relevait en forme de cornemuse ressemblait avec sa face charnue ses cheveux roux et sa tonsure agrave un bon chat qui dort sur la cendre chaude en recircvant agrave toutes les excellentes choses que le Seigneur a mises au monde pour ses enfants le fromage les omelettes les an-douilles etc etc

laquo Crsquoeacutetait attendrissant de le voir

laquo mdash Descends donc Heinrich me dit ma megravere nrsquoaie pas peur monsieur le cureacute ne te fera pas de mal raquo

laquo Le gros homme tourna la tecircte et se mit agrave me sourire en disant

laquo mdash Crsquoest votre petit garccedilon

laquo mdash Oui monsieur le cureacute notre seul enfant

laquo mdash Arrive donc petit raquo fit-il

laquo Ma megravere me prit par la main et me conduisit pregraves de ce bon precirctre qui me regarda de ses gros yeux gris drsquoun air tendre puis me tapa sur la joue et demanda

laquo mdash Est-ce qursquoil sait deacutejagrave ses priegraveres

ndash 50 ndash

laquo mdash Oh oui monsieur le cureacute crsquoest la premiegravere chose que nous lui avons apprise

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure jrsquoaime ccedila raquo

laquo Ma megravere mrsquoavait ocircteacute mon bonnet et moi les mains jointes les yeux agrave terre je reacutecitai lrsquoAve Maria et le Pater Noster drsquoun trait

laquo mdash Crsquoest bien crsquoest bien fit le gros homme en me pinccedilant lrsquooreille heacute heacute heacute tu seras un bon serviteur devant Dieu Va maintenant deacutejeune je suis content de toi raquo

laquo Il parlait doucement et toute la famille pensait

laquo mdash Quel brave homme quel bon cœur quel malheur srsquoil eacutetait resteacute geleacute dans la Schloucht Crsquoest le Seigneur qui lrsquoa sau-veacute sans doute agrave cause de toutes ses bonnes actions et de celles qursquoil fera plus tard encore raquo

laquo Mais une circonstance survint alors qui nous montra ce bonhomme sous une tout autre physionomie

laquo Vous saurez que mon pegravere eacutetait descendu de grand matin vers la charrette prendre les effets de M le cureacute son tricorne et un gros rouleau de papiers auquel il paraissait tenir beaucoup Toutes ces choses eacutetaient poseacutees sur un vieux bahut agrave lrsquoautre coin de lrsquoacirctre la caisse au-dessous le tricorne au-dessus et le rouleau de papiers sur le tricorne

laquo En passant je touchai le rouleau de papiers qui se deacute-roula presque sur le feu

laquo Alors cet homme paisible fit entendre un cri mais un veacute-ritable cri de loup accompagneacute de jurements eacutepouvantables

laquo Il se preacutecipita sur les papiers les arracha de la flamme et les eacuteteignit dans ses mains Puis il me regarda tout pacircle drsquoun œil si feacuteroce que jrsquoen eus la chair de poule

ndash 51 ndash

Nous eacutetions tous consterneacutes la bouche beacuteante Lui regar-dant les papiers un peu roussis sur les bords se mit agrave beacutegayer en freacutemissant comme un dogue dans sa niche

laquo mdash Mon Thucydide hellip petit animal mon Thucydide raquo

laquo Apregraves quoi roulant ses papiers les uns dans les autres et srsquoapercevant de notre stupeur il me menaccedila du doigt en repre-nant son air bonhomme mais nous nrsquoavions plus envie de rire avec lui

laquo mdash Ah mauvais petit gueux dit-il tu viens de me faire peur Figurez-vous que jrsquoarrive tout expregraves de Cologne Oui jrsquoai fait cent lieues pour chercher ces vieux manuscrits au couvent de Saint-Dieacute il mrsquoa fallu trois mois pour y mettre un peu drsquoordre et lrsquoimprudence de ce malheureux enfant allait aneacuteantir une œuvre peut-ecirctre unique dans le monde Jrsquoen sue agrave grosses gouttes raquo

laquo Crsquoest vrai sa large face eacutetait devenue pourpre des gouttes de sueur lui couvraient le front

laquo Apregraves cela vous pensez bien que toute notre famille de-vint grave nous nrsquoeacutetions pas habitueacutes drsquoentendre des precirctres jurer comme ceux qui conduisent des bœufs agrave la pacircture et mille fois pire encore

laquo Ma megravere ne disait plus rien elle eacutetait devenue toute recirc-veuse

laquo Nous mangions en silence et quand nous eucircmes fini le pegravere sortit il deacutecrocha le traicircneau suspendu sous le hangar Nous lrsquoentendicircmes tirer le cheval de lrsquoeacutecurie et lrsquoatteler devant la porte Enfin il rentra et dit

laquo mdash Monsieur le cureacute si vous voulez monter sur le traicirc-neau dans une heure nous serons agrave Munster

laquo mdash Je veux bien raquo fit-il en se levant

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Et regardant dans la chambre drsquoun air grave il dit

laquo mdash Vous ecirctes de braves gens oubliez un instant de colegravere lrsquoesprit est fort mais la chair est faible Permettez-moi de vous teacutemoigner ma reconnaissance

laquo Il voulut remettre un freacutedeacuteric drsquoor agrave ma megravere mais elle refusa et reacutepondit

laquo mdash Crsquoest au nom de Notre Seigneur Jeacutesus-Christ que nous vous avons assisteacute dans le malheur monsieur le cureacute Si nous avions eacuteteacute dans le mecircme besoin vous auriez fait la mecircme chose pour nous

laquo mdash Sans doute sans doute dit-il mais cela nrsquoempecircche pashellip

laquo mdash Non ne nous privez pas du meacuterite de la bonne action

laquo mdash Amen raquo fit-il brusquement

laquo Il prit le rouleau de papiers sur le bahut se coiffa du tri-corne et sortit

laquo Mon pegravere avait deacutejagrave porteacute la malle sur le traicircneau il eacutetait lui-mecircme assis pregraves du timon le cureacute srsquoassit derriegravere et nous les regardacircmes filer jusqursquoagrave la roche creuse puis nous ren-tracircmes Tout le monde eacutetait pensif souvent le grand-pegravere re-gardait ma megravere en silence bien des penseacutees nous passaient par lrsquoesprit mais personne ne disait rien

laquo Le soir vers quatre heures mon pegravere revint portant le traicircneau sur lrsquoeacutepaule Il dit que le precirctre de Cologne eacutetait des-cendu chez M le cureacute de Munster Ce fut tout

laquo Cette anneacutee-lagrave le printemps revint comme agrave lrsquoordinaire

Le soleil au bout de cinq grands mois fit fondre les neiges et seacutecha notre plancher humide

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On sortit la vache la chegravevre et son biquet on vida lrsquoeacutetable on renouvela lrsquoair

laquo En conduisant les becirctes agrave la pacircture en faisant claquer mon fouet je fis reacutesonner les eacutechos de mes cris joyeux

laquo Les bruyegraveres refleurirent et le grand ouragan fut oublieacute

laquo Mais le vieux temps qui marche toujours et nrsquoarrive ja-mais nrsquooublie pas tout sur sa route et souvent quand on y pense le moins les souvenirs repoussent comme les eacuteglantines sur les haies et les orties agrave lrsquoombre chacune selon leur espegravece raquo

II

laquo Plusieurs anneacutees srsquoeacutetaient eacutecouleacutees le grand-pegravere Yeacuteri-Hans eacutetait mort et mon pegravere mrsquoavait envoyeacute dans la basse Al-sace apprendre le meacutetier de tourneur chez mon oncle Conrad agrave Vendenheim

laquo Jrsquoapprochais de quinze ans et je commenccedilai agrave me croire un homme

laquo Crsquoeacutetait au temps ougrave tout le monde portait un bonnet sang de bœuf et la cocarde tricolore ougrave lrsquoon partait par centaines en pantalons de toile grise le fusil sur lrsquoeacutepaule

laquo Je me rappelle qursquoen ce temps-lagrave deux reacutegiments se for-maient agrave Strasbourg et qursquoil fallait des enfants pour battre la charge parce que les hommes voulaient tous avoir le fusil

laquo Cinq garccedilons se preacutesentegraverent agrave Vendenheim jrsquoeacutetais du nombre et lrsquoon tira pour savoir qui partirait

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laquo Crsquoest notre voisin le petit Fritzel qui partit et tout le vil-lage cria qursquoil avait gagneacute ndash Maintenant on a gagneacute quand on reste voilagrave pourtant comme les ideacutees changent

laquo En mecircme temps le citoyen Schneider exterminait les cu-reacutes les moines et les chanoines en Alsace On ne voulait plus re-connaicirctre que la deacuteesse Raison et les Gracircces

laquo Jrsquoen sais plus drsquoune au pays qui faisait la deacuteesse au mois de fructidor et de messidor car jrsquoai bonne meacutemoire Mais il est malhonnecircte aujourdrsquohui de parler de ces choses

laquo Quant agrave notre sainte religion elle nrsquoexistait plus lors-qursquoil fallut la reacutetablir plus tard personne ne se la rappelait ex-cepteacute quelques vieilles femmes qui dirent la maniegravere de srsquoy prendre pour recommencer les offices

laquo Crsquoeacutetait tregraves difficile de remettre les choses en train dans beaucoup de villages on oubliait ici les cierges lagrave les encen-soirs Sans les bonnes femmes on nrsquoaurait jamais su srsquoen tirer

laquo Enfin gracircce agrave Dieu tout est rentreacute dans lrsquoordre et les acircmes sont encore une fois sauveacutees

laquo Voilagrave le principal

mdash Crsquoest au premier consul que nous devons ce grand bien-fait sans lui nous serions tous damneacutes Qursquoil en soit beacuteni dans les siegravecles des siegravecles raquo

Heinrich agrave ce souvenir srsquoessuya une larme au coin de lrsquoœil et poursuivit

laquo Crsquoest agrave cause de cela que les precirctres sont si reconnais-sants envers les descendants de lrsquoempereur et qursquoon le beacutenit dans les eacuteglises lui et toute sa race car la reconnaissance est une vertu dans notre sainte Eacuteglise

laquo Mais pour en revenir agrave ce que je disais un beau matin jrsquoeacutetais en train de tourner des bacirctons de chaise agrave la fenecirctre de

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notre maison qui donnait sur la petite place de la fontaine mon oncle Conrad fumait sa pipe sur la porte et la tante Greacutedel balayait les copeaux dans lrsquoalleacutee

laquo Il pouvait ecirctre environ une heure et demie lorsqursquoil se fit un grand tumulte dehors les gens couraient devant la maison drsquoautres traversaient la petite place drsquoautres en suivant la foule demandaient

laquo mdash Qursquoest-ce qui se passe raquo

laquo Naturellement je sortis pour voir la chose et jrsquoeacutetais en-core dans lrsquoalleacutee que le trot de plusieurs chevaux un cliquetis de sabres le roulement sourd drsquoune grosse charrette se firent entendre au loin puis le son drsquoune trompette eacuteclata dans le vil-lage

laquo Au mecircme instant un peloton de hussards deacutebouchait sur la place ceux de devant le pistolet armeacute en lrsquoair et les autres le sabre au poing Plus loin venait sur un cheval noir un gros homme en habit bleu agrave parements blancs rabattus sur la poi-trine le grand chapeau agrave claque surmonteacute de plumes tricolores en travers de la tecircte lrsquoeacutecharpe autour de la panse et le grand sabre de cavalerie ballottant contre la botte Son cheval hennis-sait et freacutemissait Derriegravere lui srsquoavanccedilait cahotant sur le paveacute une grande voiture atteleacutee de chevaux gris et pleine de poutres rouges

laquo Le gros homme agrave plumes riait de sa face rubiconde pen-dant que les gens tout pacircles srsquoaplatissaient le dos au mur la bouche ouverte et les bras pendants

laquo Du premier coup drsquoœil je reconnus ce bon precirctre que nous avions sauveacute des neiges

laquo Quelques farceurs pour se donner lrsquoair de nrsquoavoir rien agrave craindre criaient

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laquo mdash Voici le citoyen Schneider qui vient eacutecheniller les envi-rons de Vendenheim Gare aux aristocrates raquo

laquo Drsquoautres chantaient en faisant des grimaces

laquo Les aristocrates agrave la lanterne raquo

laquo Ils levaient les bras et les jambes en cadence mais cela ne les empecircchait pas drsquoavoir le ventre serreacute comme tout le monde et de rire jaune

laquo En face de la fontaine le cortegravege srsquoarrecircta Schneider le-vant le nez regarda tout autour de la place les hauts pignons avec leurs toits pointus les figures innombrables qui se pres-saient dans les lucarnes et les petites niches drsquoougrave lrsquoon avait ocircteacute les saintes vierges depuis longtemps

laquo mdash Quel nid de punaises cria-t-il au capitaine de hus-sards un grand noir dont les moustaches coupaient en deux la face pacircle Quel nid de punaises Nous allons avoir de lrsquoouvrage ici pour huit jours raquo

laquo En entendant cela lrsquooncle Conrad me prit par le bras en disant

laquo mdash Rentrons Heinrich rentrons Il nrsquoaurait qursquoagrave nous choisir agrave vue de nez Crsquoest terrible terrible raquo

laquo Il tremblotait sur ses jambes Moi je sentais le frisson srsquoeacutetendre le long de mon dos

laquo En rentrant dans lrsquoatelier je vis la tante Greacutedel qui priait les mains jointes et chantait les litanies Je nrsquoeus que le temps de la pousser dans la cave et de fermer la porte dessus avec sa grande deacutevotion elle pouvait nous faire guillotiner tous

laquo Alors lrsquooncle et moi nous regardacircmes par les petites vitres

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La foule chantait toujours dehors

laquo Ccedila ira les aristocrates agrave la lanterne raquo

comme ces cigales qui chantent lorsque lrsquohiver approche et que la premiegravere geleacutee doit roussir

laquo Bien des gens eacutetaient debout devant la fenecirctre par-dessus leurs eacutepaules et leurs tecirctes on voyait les hussards le ci-toyen Schneider la fontaine et la haute voiture

laquo Deux grands gaillards eacutetaient en train de deacutecharger les poutres ils avaient des mines honnecirctes lrsquoaubergiste Rœmer leur passait une bouteille drsquoeau-de-vie et un petit homme sec pacircle faible comme une allumette le nez long la figure en lame de rasoir vecirctu drsquoune petite blouse rouge serreacutee aux reins sur-veillait lrsquoouvrage Il avait lrsquoair drsquoun veacuteritable Hans-Wurst Mais Dieu nous preacuteserve drsquoun Hans-Wurst pareil crsquoeacutetait le bour-reau

laquo Tandis que ces choses se passaient sous nos yeux le maire Rebstock un honnecircte vigneron grave large des eacutepaules eacutegalement coiffeacute du chapeau agrave claque et ceint de lrsquoeacutecharpe trico-lore srsquoavanccedilait agrave travers la place

laquo Tous les tridi et les sextidi il reacuteunissait le village au club dans lrsquoeacuteglise et faisait reacuteciter aux enfants les Droits de lrsquohomme Il srsquoeacutetait fait faire une veste avec le voile du tabernacle Et ccedila crsquoest le plus grand crime qursquoun magistrat puisse commettre sur la terre Mais ce jour-lagrave ce grand crime fut cause qursquoil sauva la vie agrave la moitieacute de Vendenheim

laquo Comme il srsquoapprochait Schneider se penchant sur le cou de son grand cheval noir srsquoeacutecria

laquo mdash Voici le pressoir ougrave sont les raisins

laquo mdash Quels raisins citoyen Schneider

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laquo mdash Les aristocrates

laquo mdash Il nrsquoy en a pas ici nous sommes tous de bons pa-triotes raquo

laquo La figure de Schneider devint terrible je crus le voir en-core une fois arracher son rouleau de papiers au feu

laquo mdash Tu mens srsquoeacutecria-t-il tu en es un toi-mecircme Qursquoest-ce que cet or et cet argent sur tes habits quand la Reacutepublique nrsquoa pas de quoi nourrir ses enfants

laquo mdash Ccedila citoyen Schneider crsquoest le voile du tabernacle Je lrsquoai mis sur mon dos pour exterminer lrsquohydre de la supersti-tion raquo

laquo Alors Schneider partit drsquoun grand eacuteclat de rire en criant

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure Mais rappelle-toi bien il doit y avoir tout de mecircme des aristocrates par ici

laquo mdash Non ils se sont tous sauveacutes Nos garccedilons vont les cher-cher agrave Coblentz et nos enfants battent la charge

laquo mdash Nous verrons ccedila dit Schneider tu mrsquoas lrsquoair drsquoun vrai patriote Ton ideacutee de tabernacle me plaicirct Nous allons dicircner avec toi Crsquoest bon ha ha ha raquo

laquo Il se tenait le ventre agrave deux mains

laquo Tous les hussards allegraverent dicircner chez le maire avec Schneider On fit une reacutequisition expregraves dans le village et cha-cun donna ce qursquoil avait de meilleur

laquo Ces gens burent jusqursquoagrave minuit en chantant des airs qui vous donnent froid dans les os

laquo Le lendemain Schneider alla voir le club il entendit les enfants reacuteciter en chœur les Droits de lrsquohomme

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Tout se serait bien passeacute Malheureusement un ancien sonneur de cloches qui srsquoappelait Schneacuteegans et qui se croyait aristocrate srsquoeacutetait cacheacute dans le grenier de lrsquoauberge du Lion-drsquoOr les hussards en cherchant quelques bottes de foin le deacute-nichegraverent et lrsquoon voulut savoir pourquoi ce pauvre diable se ca-chait

laquo Schneider apprit qursquoil avait sonneacute les cloches et le fit guillotiner pendant qursquoon eacutetait encore agrave table sous preacutetexte que la Reacutepublique avait besoin de sacrifices en tout genre et qursquoil ne figurait pas assez de sonneurs sur la liste geacuteneacuterale

laquo Ce fut un veacuteritable chagrin pour Rebstock mais il nrsquoosa rien dire de peur drsquoecirctre guillotineacute lui-mecircme

laquo Schneider srsquoen alla le jour mecircme agrave la grande satisfaction de tout le village

laquo Voilagrave comment je reconnus le bon apocirctre et jrsquoai souvent penseacute depuis que si mon pegravere avait su ce qui devait arriver plus tard il lrsquoaurait laisseacute peacuterir dans la Schloucht

laquo Quant au vieux maire de Vendenheim on ne lui pardon-na jamais de srsquoecirctre fait faire une veste avec le voile du taber-nacle et les vieilles commegraveres surtout qursquoil avait empecirccheacutees par ce moyen drsquoecirctre guillotineacutees srsquoacharnegraverent agrave le maudire ce qui lui fit le plus grand tort

laquo Un jour que je causais avec lui dans les vignes et que nous parlions de cette vieille histoire il se mit agrave sourire triste-ment et dit

laquo mdash Si pourtant je leur avais laisseacute couper le cou ces bonnes acircmes seraient dans la hotte de Schneider avec le voile du tabernacle Je nrsquoaurais pas de reproche agrave me faire jrsquoaurais eacuteteacute lacircche comme tout le monde raquo

laquo Alors je pensai

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laquo mdash Ce pauvre vieux Rebstock il nrsquoa pas tout agrave fait tort Sauvez donc les gens pour que les uns vous maudissent et que les autres vous guillotinent Ce nrsquoest pas encourageant Si les hommes ne faisaient pas ces choses par chariteacute chreacutetienne ils seraient vraiment tregraves becirctes Les mauvais gueux seuls nrsquoont ja-mais de reproches agrave srsquoadresser pourvu qursquoils soient contents ils ne srsquoinquiegravetent pas du reste et srsquoendorment raquo

laquo Crsquoest triste agrave dire mais crsquoest bien la veacuteriteacute raquo

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LE REQUIEM DU CORBEAU

I

Mon oncle Zacharias est bien le plus curieux original que jrsquoaie rencontreacute de ma vie Figurez-vous un petit homme gros court replet le teint coloreacute le ventre en outre et le nez en fleur crsquoest le portrait de mon oncle Zacharias Le digne homme eacutetait chauve comme un genou Il portait drsquohabitude de grosses lu-nettes rondes et se coiffait drsquoun petit bonnet de soie noire qui ne lui couvrait guegravere que le sommet de la tecircte et la nuque

Ce cher oncle aimait agrave rire il aimait aussi la dinde farcie le pacircteacute de foie gras et le vieux johannisberg mais ce qursquoil preacutefeacute-rait agrave tout au monde crsquoeacutetait la musique Zacharias Muumlller eacutetait neacute musicien par la gracircce de Dieu comme drsquoautres naissent Franccedilais ou Russes il jouait de tous les instruments avec une faciliteacute merveilleuse On ne pouvait comprendre agrave voir son air de bonhomie naiumlve que tant de gaieteacute de verve et drsquoentrain pussent animer un tel personnage

Ainsi Dieu fit le rossignol gourmand curieux et chanteur ndash mon oncle eacutetait rossignol

On lrsquoinvitait agrave toutes les noces agrave toutes les fecirctes agrave tous les baptecircmes agrave tous les enterrements maicirctre Zacharias lui disait-on il nous faut un Hopser3 un Alleacuteluia un Requiem pour tel jour et lui reacutepondait simplement laquo Vous lrsquoaurez raquo Alors il se

3 Hopser sauteuse

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mettait agrave lrsquoœuvre il sifflait devant son pupitre il fumait des pipes et tout en lanccedilant une pluie de notes sur son papier il battait la mesure du pied gauche

Lrsquooncle Zacharias et moi nous habitions une vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Tubingue il en occupait le rez-de-chausseacutee un veacuteritable magasin de bric-agrave-brac encombreacute de vieux meubles et drsquoinstruments de musique moi je couchais dans la chambre au-dessus et toutes les autres piegraveces restaient inoccupeacutees

Juste en face de notre maison habitait le docteur Hacircsel-noss Le soir lorsqursquoil faisait nuit dans ma petite chambre et que les fenecirctres du docteur srsquoilluminaient il me semblait agrave force de regarder que sa lampe srsquoavanccedilaithellip srsquoavanccedilaithellip et fina-lement me touchait les yeux Et je voyais en mecircme temps la sil-houette de Hacircselnoss srsquoagiter sur le mur drsquoune faccedilon bizarre avec sa tecircte de rat coiffeacutee drsquoun tricorne sa petite queue sautil-lant de droite agrave gauche son grand habit agrave larges basques et sa mince personne planteacutee sur deux jambes grecircles Je distinguais aussi dans les profondeurs de la chambre des vitrines remplies drsquoanimaux eacutetrangers de pierres luisantes et de profil le dos de ses livres brillant par leurs dorures et rangeacutes en bataille sur les rayons drsquoune bibliothegraveque

Le docteur Hacircselnoss eacutetait apregraves mon oncle Zacharias le personnage le plus original de la ville Sa servante Orchel se vantait de ne faire sa lessive que tous les six mois et je la croi-rais volontiers car les chemises du docteur eacutetaient marqueacutees de taches jaunes ce qui prouvait la quantiteacute de linge enfermeacutee dans ses armoires mais la particulariteacute la plus inteacuteressante du caractegravere de Hacircselnoss crsquoest que ni chien ni chat qui franchis-sait le seuil de sa maison ne reparaissait plus jamais Dieu sait ce qursquoil en faisait La rumeur publique lrsquoaccusait mecircme de porter dans lrsquoune de ses poches de derriegravere un morceau de lard pour attirer ces pauvres becirctes mais lorsqursquoil sortait le matin pour al-ler voir ses malades et qursquoil passait trottant menu devant la

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maison de mon oncle je ne pouvais mrsquoempecirccher de consideacuterer avec une vague terreur les grandes basques de son habit flottant agrave droite et agrave gauche

Telles sont les plus vives impressions de mon enfance mais ce qui me charme le plus dans ces lointains souvenirs ce qui par-dessus tout se retrace agrave mon esprit quand je recircve agrave cette chegravere petite ville de Tubingue crsquoest le corbeau Hans volti-geant par les rues pillant lrsquoeacutetalage des bouchers saisissant tous les papiers au vol peacuteneacutetrant dans les maisons et que tout le monde admirait choyait appelait laquo Hans raquo par-cihellip laquo Hans raquo par-lagravehellip

Singulier animal en veacuteriteacute un jour il eacutetait arriveacute en ville lrsquoaile casseacutee le docteur Hacircselnoss la lui avait remise et tout le monde lrsquoavait adopteacute Lrsquoun lui donnait de la viande lrsquoautre du fromage Hans appartenait agrave toute la ville Hans eacutetait sous la protection de la foi publique

Que jrsquoaimais ce Hans malgreacute ses grands coups de bec Il me semble le voir encore sauter agrave deux pattes dans la neige tourner leacutegegraverement la tecircte et vous regarder du coin de son œil noir drsquoun air moqueur Quelque chose tombait-il de votre poche un kreutzer une clef nrsquoimporte quoi Hans srsquoen saisissait et lrsquoemportait dans les combles de lrsquoeacuteglise Crsquoest lagrave qursquoil avait eacutetabli son magasin crsquoest lagrave qursquoil cachait le fruit de ses rapines car Hans eacutetait malheureusement un oiseau voleur

Du reste lrsquooncle Zacharias ne pouvait souffrir ce Hans il traitait les habitants de Tubingue drsquoimbeacuteciles de srsquoattacher agrave un semblable animal et cet homme si calme si doux perdait toute espegravece de mesure quand par hasard ses yeux rencontraient le corbeau planant devant nos fenecirctres

Or par une belle soireacutee drsquooctobre lrsquooncle Zacharias parais-sait encore plus joyeux que drsquohabitude il nrsquoavait pas vu Hans de toute la journeacutee Les fenecirctres eacutetaient ouvertes un gai soleil peacute-neacutetrait dans la chambre au loin lrsquoautomne reacutepandait ses belles

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teintes de rouille qui se deacutetachent avec tant de splendeur sur le vert sombre des sapins Lrsquooncle Zacharias renverseacute dans son large fauteuil fumait tranquillement sa pipe et moi je le regar-dais me demandant ce qui le faisait sourire en lui-mecircme car sa bonne grosse figure rayonnait drsquoune satisfaction indicible

laquo Cher Tobie me dit-il en lanccedilant au plafond une longue spirale de fumeacutee tu ne saurais croire quelle douce quieacutetude jrsquoeacuteprouve en ce moment Depuis bien des anneacutees je ne me suis pas senti mieux disposeacute pour entreprendre une grande œuvre une œuvre dans le genre de la Creacuteation de Haydn Le ciel semble srsquoouvrir devant moi jrsquoentends les anges et les seacuteraphins entonner leur hymne ceacuteleste je pourrais en noter toutes les voixhellip Ocirc la belle composition Tobie la belle composition hellip Si tu pouvais entendre la basse des douze apocirctres crsquoest magni-fiquehellip magnifique Le soprano du petit Raphaeumll perce les nuages on dirait la trompette du jugement dernier les petits anges battent de lrsquoaile en riant et les saintes pleurent drsquoune ma-niegravere vraiment harmonieusehellip Chut hellip Voici le Veni Creator la basse colossale srsquoavancehellip la terre srsquoeacutebranlehellip Dieu va pa-raicirctre raquo

Et maicirctre Zacharias penchait la tecircte il semblait eacutecouter de toute son acircme de grosses larmes roulaient dans ses yeux laquo Bene Raphaeumll bene raquo murmurait-il Mais comme mon oncle se plongeait ainsi dans lrsquoextase que sa figure son regard son attitude que tout en lui exprimait un ravissement ceacuteleste voilagrave Hans qui srsquoabat tout agrave coup sur notre fenecirctre en poussant un couac eacutepouvantable Je vis lrsquooncle Zacharias pacirclir il regarda vers la fenecirctre drsquoun œil effareacute la bouche ouverte la main eacuteten-due dans lrsquoattitude de la stupeur

Le corbeau srsquoeacutetait poseacute sur la traverse de la fenecirctre Non je ne crois pas avoir jamais vu de physionomie plus railleuse son grand bec se retournait leacutegegraverement de travers et son œil brillait comme une perle Il fit entendre un second couac ironique et se mit agrave peigner son aile de deux ou trois coups de bec

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Mon oncle ne soufflait mot il eacutetait comme peacutetrifieacute

Hans reprit son vol et maicirctre Zacharias se tournant vers moi me regarda quelques secondes

laquo Lrsquoas-tu reconnu me dit-il

mdash Qui donc

mdash Le diable hellip

mdash Le diable hellip Vous voulez rire raquo

Mais lrsquooncle Zacharias ne daigna point me reacutepondre et tomba dans une meacuteditation profonde

La nuit eacutetait venue le soleil disparaissait derriegravere les sapins de la forecirct Noire

Depuis ce jour maicirctre Zacharias perdit toute sa bonne hu-meur Il essaya drsquoabord drsquoeacutecrire sa grande symphonie des Seacutera-phins mais nrsquoayant pas reacuteussi il devint fort meacutelancolique il srsquoeacutetendait tout au large dans son fauteuil les yeux au plafond et ne faisait plus que recircver agrave lrsquoharmonie ceacuteleste Quand je lui re-preacutesentais que nous eacutetions agrave bout drsquoargent et qursquoil ne ferait pas mal drsquoeacutecrire une valse un hopser ou toute autre chose pour nous remettre agrave flot

laquo Une valse hellip un hopser hellip srsquoeacutecriait-il qursquoest-ce que ce-la hellip Si tu me parlais de ma grande symphonie agrave la bonne heure mais une valse Tiens Tobie tu perds la tecircte tu ne sais ce que tu dis raquo Puis il reprenait drsquoun ton plus calme

laquo Tobie crois-moi degraves que jrsquoaurai termineacute ma grande œuvre nous pourrons nous croiser les bras et dormir sur les deux oreilles Crsquoest lrsquoalpha et lrsquoomeacutega de lrsquoharmonie Notre reacutepu-tation sera faite Il y a longtemps que jrsquoaurais termineacute ce chef-drsquoœuvre une seule chose mrsquoen empecircche crsquoest le corbeau

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mdash Le corbeau hellip mais cher oncle en quoi ce corbeau peut-il vous empecirccher drsquoeacutecrire je vous le demande nrsquoest-ce pas un oiseau comme tous les autres

mdash Un oiseau comme tous les autres murmurait mon oncle indigneacute Tobie je le vois tu conspires avec mes ennemis hellip ce-pendant que nrsquoai-je pas fait pour toi Ne trsquoai-je pas eacuteleveacute comme mon propre enfant nrsquoai-je pas remplaceacute ton pegravere et ta megravere ne trsquoai-je pas appris agrave jouer de la clarinette Ah Tobie Tobie crsquoest bien mal raquo

Il disait cela drsquoun ton si convaincu que je finissais par le croire et je maudissais dans mon cœur ce Hans qui troublait lrsquoinspiration de mon oncle Sans lui me disais-je notre fortune serait faite hellip Et je me prenais agrave douter si le corbeau nrsquoeacutetait pas le diable en personne ainsi que le pensait mon oncle

Quelquefois lrsquooncle Zacharias essayait drsquoeacutecrire mais par une fataliteacute curieuse et presque incroyable Hans se montrait toujours au plus beau moment ou bien on entendait son cri rauque Alors le pauvre homme jetait sa plume avec deacutesespoir et srsquoil avait eu des cheveux il se les serait arracheacutes agrave pleines poi-gneacutees tant son exaspeacuteration eacutetait grande Les choses en vinrent au point que maicirctre Zacharias emprunta le fusil du boulanger Racirczer une vieille patraque toute rouilleacutee et se mit en faction derriegravere la porte pour guetter le maudit animal Mais alors Hans ruseacute comme le diable nrsquoapparaissait plus et degraves que mon oncle grelottant de froid car on eacutetait en hiver degraves que mon oncle venait se chauffer les mains aussitocirct Hans jetait son cri devant la maison Maicirctre Zacharias courait bien vite dans la ruehellip Hans venait de disparaicirctre hellip

Crsquoeacutetait une veacuteritable comeacutedie toute la ville en parlait Mes camarades drsquoeacutecole se moquaient de mon oncle ce qui me forccedila de livrer plus drsquoune bataille sur la petite place Je le deacutefendais agrave outrance et je revenais chaque soir avec un œil pocheacute ou le nez meurtri Alors il me regardait tout eacutemu et me disait

ndash 67 ndash

laquo Cher enfant prends couragehellip Bientocirct tu nrsquoauras plus be-soin de te donner tant de peine raquo

Et il se mettait agrave me peindre avec enthousiasme lrsquoœuvre grandiose qursquoil meacuteditait Crsquoeacutetait vraiment superbe tout eacutetait en ordre drsquoabord lrsquoouverture des apocirctres puis le chœur des seacutera-phins en mi beacutemol puis le Veni Creator grondant au milieu des eacuteclairs et du tonnerre hellip laquo Mais ajoutait mon oncle il faut que le corbeau meure Crsquoest le corbeau qui est cause de tout le mal vois-tu Tobie sans lui ma grande symphonie serait faite de-puis longtemps et nous pourrions vivre de nos rentes raquo

II

Un soir revenant entre chien et loup de la petite place je rencontrai Hans Il avait neigeacute la lune brillait par-dessus les toits et je ne sais quelle vague inquieacutetude srsquoempara de mon cœur agrave la vue du corbeau En arrivant agrave la porte de notre mai-son je fus tout eacutetonneacute de la trouver ouverte quelques lueurs se jouaient sur les vitres comme le reflet drsquoun feu qui srsquoeacuteteint Jrsquoentre jrsquoappelle pas de reacuteponse Mais qursquoon se figure ma sur-prise lorsqursquoau reflet de la flamme je vis mon oncle le nez bleu les oreilles violettes eacutetendu tout au large dans son fauteuil le vieux fusil de notre voisin entre les jambes et les souliers char-geacutes de neige

Le pauvre homme eacutetait alleacute agrave la chasse du corbeau laquo Oncle Zacharias mrsquoeacutecriai-je dormez-vous raquo Il entrrsquoouvrit les yeux et me fixant drsquoun regard assoupi

laquo Tobie dit-il je lrsquoai coucheacute en joue plus de vingt fois et toujours il disparaissait comme une ombre au moment ougrave jrsquoallais presser la deacutetente raquo

ndash 68 ndash

Ayant dit ces mots il retomba dans une torpeur profonde Jrsquoavais beau le secouer il ne bougeait plus Alors saisi de crainte je courus chercher Hacircselnoss En levant le marteau de la porte mon cœur battait avec une force incroyable et quand le coup retentit au fond du vestibule mes genoux fleacutechirent La rue eacutetait deacuteserte quelques flocons de neige voltigeaient autour de moi je frissonnais Au troisiegraveme coup la fenecirctre du docteur srsquoouvrit et la tecircte de Hacircselnoss en bonnet de coton srsquoinclina au dehors

laquo Qui est lagrave fit-il drsquoune voix grecircle

mdash Monsieur le docteur venez vite chez maicirctre Zacharias il est bien malade

mdash Heacute fit Hacircselnoss le temps de passer un habit et jrsquoar-rive raquo

La fenecirctre se referma Jrsquoattendis encore un grand quart drsquoheure regardant la rue deacuteserte eacutecoutant crier les girouettes sur leurs aiguilles rouilleacutees et dans le lointain un chien de ferme aboyer agrave la lune Enfin des pas se firent entendre et lentement lentement quelqursquoun descendit lrsquoescalier On introduisit une clef dans la serrure et Hacircselnoss enveloppeacute dans une grande houppelande grise une petite lanterne en forme de bougeoir agrave la main parut sur le seuil

laquo Prr fit-il quel froid jrsquoai bien fait de mrsquoenvelopper

mdash Oui reacutepondis-je depuis vingt minutes je grelotte

mdash Je me suis deacutepecirccheacute pour ne pas te faire attendre raquo

Une minute apregraves nous entrions dans la chambre de mon oncle

laquo Heacute bonsoir maicirctre Zacharias dit le docteur Hacircselnoss le plus tranquillement du monde en soufflant sa lanterne comment vous portez-vous Il paraicirct que nous avons un petit rhume de cerveau raquo

ndash 69 ndash

Agrave cette voix lrsquooncle Zacharias parut srsquoeacuteveiller

laquo Monsieur le docteur dit-il je vais vous raconter la chose depuis le commencement

mdash Crsquoest inutile fit Hacircselnoss en srsquoasseyant en face de lui sur un vieux bahut je sais cela mieux que vous je connais le principe et les conseacutequences la cause et les effets vous deacutetestez Hans et Hans vous deacutetestehellip Vous le poursuivez avec un fusil et Hans vient se percher sur votre fenecirctre pour se moquer de vous Heacute heacute heacute crsquoest tout simple le corbeau nrsquoaime pas le chant du rossignol et le rossignol ne peut souffrir le cri du cor-beau raquo

Ainsi parla Hacircselnoss en puisant une prise dans sa petite tabatiegravere puis il se croisa les jambes secoua les plis de son ja-bot et se mit agrave sourire en fixant maicirctre Zacharias de ses petits yeux malins

Mon oncle eacutetait eacutebahi

laquo Eacutecoutez reprit Hacircselnoss cela ne doit pas vous sur-prendre chaque jour on voit des faits semblables Les sympa-thies et les antipathies gouvernent notre pauvre monde Vous entrez dans une taverne dans une brasserie nrsquoimporte ougrave vous remarquez deux joueurs agrave table et sans les connaicirctre vous faites aussitocirct des vœux pour lrsquoun ou pour lrsquoautre Quelles raisons avez-vous de preacutefeacuterer lrsquoun agrave lrsquoautre Aucunehellip Heacute heacute heacute lagrave-dessus les savants bacirctissent des systegravemes agrave perte de vue au lieu de dire tout bonnement voici un chat voici une souris je fais des vœux pour la souris parce que nous sommes de la mecircme famille parce qursquoavant drsquoecirctre Hacircselnoss docteur en meacutedecine jrsquoai eacuteteacute rat eacutecureuil ou mulot et qursquoen conseacutequencehellip raquo

Mais il ne termina point sa phrase car au mecircme instant le chat de mon oncle eacutetant venu par hasard agrave passer pregraves de lui le docteur le saisit agrave la tignasse et le fit disparaicirctre dans sa grande

ndash 70 ndash

poche avec une rapiditeacute foudroyante Lrsquooncle Zacharias et moi nous nous regardacircmes tout stupeacutefaits

laquo Que voulez-vous faire de mon chat raquo dit enfin lrsquooncle

Mais Hacircselnoss au lieu de reacutepondre sourit drsquoun air con-traint et balbutia

laquo Maicirctre Zacharias je veux vous gueacuterir

mdash Rendez-moi drsquoabord mon chat

mdash Si vous me forcez agrave rendre ce chat dit Hacircselnoss je vous abandonne agrave votre triste sort vous nrsquoaurez plus une minute de repos vous ne pourrez plus eacutecrire une note et vous maigrirez de jour en jour

mdash Mais au nom du ciel reprit mon oncle qursquoest-ce qursquoil vous a donc fait ce pauvre animal

mdash Ce qursquoil mrsquoa fait reacutepondit le docteur dont les traits se contractegraverent ce qursquoil mrsquoa fait hellip Sachez que nous sommes en guerre depuis lrsquoorigine des siegravecles Sachez que ce chat reacutesume en lui la quintessence drsquoun chardon qui mrsquoa eacutetouffeacute quand jrsquoeacutetais violette drsquoun houx qui mrsquoa fait ombre quand jrsquoeacutetais buisson drsquoun brochet qui mrsquoa mangeacute quand jrsquoeacutetais carpe et drsquoun eacutepervier qui mrsquoa deacutevoreacute quand jrsquoeacutetais souris raquo

Je crus que Hacircselnoss perdait la tecircte mais lrsquooncle Tobie fermant les yeux reacutepondit apregraves un long silence

laquo Je vous comprends docteur Hacircselnoss je vous com-prendshellip vous pourriez bien nrsquoavoir pas tort hellip Gueacuterissez-moi et je vous donne mon chat raquo

Les yeux du docteur scintillegraverent

laquo Agrave la bonne heure srsquoeacutecria-t-il maintenant je vais vous gueacuterir raquo

ndash 71 ndash

Il tira de sa trousse un canif et prit sur lrsquoacirctre un petit mor-ceau de bois qursquoil fendit avec dexteacuteriteacute Mon oncle et moi nous le regardions faire Apregraves avoir fendu son morceau de bois il se mit agrave le creuser puis il deacutetacha de son portefeuille une petite laniegravere de parchemin fort mince et lrsquoayant ajusteacutee entre les deux lames de bois il lrsquoappliqua contre ses legravevres en souriant

La figure de mon oncle srsquoeacutepanouit

laquo Docteur Hacircselnoss srsquoeacutecria-t-il vous ecirctes un homme rare un homme vraiment supeacuterieur un hommehellip

mdash Je le sais interrompit Hacircselnoss je le saishellip Mais eacutetei-gnez la lumiegravere que pas un charbon ne brille dans lrsquoombre raquo

Et tandis que jrsquoexeacutecutais son ordre il ouvrit la fenecirctre tout au large La nuit eacutetait glaciale Au-dessus des toits apparaissait la lune calme et limpide Lrsquoeacuteclat eacuteblouissant de la neige et lrsquoobscuriteacute de la chambre formaient un contraste eacutetrange Je voyais lrsquoombre de mon oncle et celle de Hacircselnoss se deacutecouper sur le devant de la fenecirctre mille impressions confuses mrsquoagitaient agrave la fois Lrsquooncle Zacharias eacuteternua la main de Hacircselnoss srsquoeacutetendit avec impatience pour lui commander de se taire puis le silence devint solennel

Tout agrave coup un sifflement aigu traversa lrsquoespace laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Apregraves ce cri tout redevint silencieux Jrsquoenten-dais mon cœur galoper Au bout drsquoun instant le mecircme sifflement se fit entendre laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Je reconnus alors que crsquoeacutetait le docteur qui le produisait avec son appeau Cette re-marque me rendit un peu de courage et je fis attention aux moindres circonstances des choses qui se passaient autour de moi

Lrsquooncle Zacharias agrave demi-courbeacute regardait la lune Hacircselnoss se tenait immobile une main agrave la fenecirctre et lrsquoautre au sifflet

ndash 72 ndash

Il se passa bien deux ou trois minutes puis tout agrave coup le vol drsquoun oiseau fendit lrsquoair

laquo Oh raquo murmura mon oncle

laquo Chut raquo fit Hacircselnoss et le laquo pie-wicircte raquo se reacutepeacuteta plu-sieurs fois avec des modulations eacutetranges et preacutecipiteacutees Deux fois lrsquooiseau effleura les fenecirctres de son vol rapide inquiet Lrsquooncle Zacharias fit un geste pour prendre son fusil mais Hacircselnoss lui saisit le poignet en murmurant laquo Ecirctes-vous fou raquo Alors mon oncle se contint et le docteur redoubla ses coups de sifflet avec tant drsquoart imitant le cri de la pie-griegraveche prise au piegravege que Hans tourbillonnant agrave droite et agrave gauche fi-nit par entrer dans notre chambre attireacute sans doute par une cu-riositeacute singuliegravere qui lui troublait la cervelle Jrsquoentendis ses deux pattes tomber lourdement sur le plancher Lrsquooncle Zacharias je-ta un cri et srsquoeacutelanccedila sur lrsquooiseau qui srsquoeacutechappa de ses mains

laquo Maladroit raquo srsquoeacutecria Hacircselnoss en fermant la fenecirctre

Il eacutetait temps Hans planait aux poutres du plafond Apregraves avoir fait cinq ou six tours il se cogna contre une vitre avec tant de force qursquoil glissa tout eacutetourdi le long de la fenecirctre cherchant agrave srsquoaccrocher des ongles aux traverses Hacircselnoss alluma bien vite la chandelle et je vis alors le pauvre Hans entre les mains de mon oncle qui lui serrait le cou avec un enthousiasme freacuteneacute-tique en disant

laquo Ha ha ha je te tiens je te tiens raquo

Hacircselnoss lrsquoaccompagnait de ses eacuteclats de rire

laquo Heacute heacute heacute vous ecirctes content maicirctre Zacharias vous ecirctes content raquo

Jamais je nrsquoai vu de scegravene plus effrayante La figure de mon oncle eacutetait cramoisie Le pauvre corbeau allongeait les pattes battait des ailes comme un grand papillon de nuit et le frisson de la mort eacutebouriffait ses plumes

ndash 73 ndash

Ce spectacle me fit horreur je courus me cacher au fond de la chambre

Le premier moment drsquoindignation passeacute lrsquooncle Zacharias redevint lui-mecircme laquo Tobie srsquoeacutecria-t-il le diable a rendu ses comptes je lui pardonne Tiens-moi ce Hans devant les yeux Ah je me sens revivre Maintenant silence eacutecoutez raquo

Et maicirctre Zacharias le front inspireacute srsquoassit gravement au clavecin Moi jrsquoeacutetais en face de lui et je tenais le corbeau par le bec Derriegravere Hacircselnoss levait la chandelle et lrsquoon ne pouvait voir de tableau plus bizarre que ces trois figures Hans lrsquooncle Zacharias et Hacircselnoss sous les poutres hautes et vermoulues du plafond Je les vois encore eacuteclaireacutees par la lumiegravere tremblo-tante ainsi que nos vieux meubles dont les ombres vacillaient contre la muraille deacutecreacutepite

Aux premiers accords mon oncle parut se transformer ses grands yeux bleus brillegraverent drsquoenthousiasme il ne jouait pas de-vant nous mais dans une catheacutedrale devant une assembleacutee immense pour Dieu lui-mecircme

Quel chant sublime tour agrave tour sombre patheacutetique deacutechi-rant et reacutesigneacute puis tout agrave coup au milieu des sanglots lrsquoespeacuterance deacuteployant ses ailes drsquoor et drsquoazur Oh Dieu est-il possible de concevoir drsquoaussi grandes choses

Crsquoeacutetait un Requiem et durant une heure lrsquoinspiration nrsquoabandonna point une seconde lrsquooncle Zacharias

Hacircselnoss ne riait plus Insensiblement sa figure railleuse avait pris une expression indeacutefinissable Je crus qursquoil srsquoattendrissait mais bientocirct je le vis faire des mouvements ner-veux serrer le poing et je mrsquoaperccedilus que quelque chose se deacute-battait dans les basques de son habit

Quand mon oncle eacutepuiseacute par tant drsquoeacutemotions srsquoappuya le front au bord du clavecin le docteur tira de sa grande poche le chat qursquoil avait eacutetrangleacute

ndash 74 ndash

laquo Heacute heacute heacute fit-il bonsoir maicirctre Zacharias bonsoir Nous avons chacun notre gibier heacute heacute heacute vous avez fait un Requiem pour le corbeau Hans il srsquoagit maintenant de faire un Alleacuteluia pour votre chathellip Bonsoir hellip raquo

Mon oncle eacutetait tellement abattu qursquoil se contenta de sa-luer le docteur drsquoun mouvement de tecircte en me faisant signe de le reconduire

Or cette nuit mecircme mourut le grand-duc Yeacuteri Peacuteter deu-xiegraveme du nom et comme Hacircselnoss traversait la rue jrsquoentendis les cloches de la catheacutedrale se mettre lentement en branle En rentrant dans la chambre je vis lrsquooncle Zacharias debout

laquo Tobie me dit-il drsquoune voix grave va te coucher mon en-fant va te coucher je suis remis il faut que jrsquoeacutecrive tout cela cette nuit de crainte drsquooublier raquo

Je me hacirctai drsquoobeacuteir et je nrsquoai jamais mieux dormi

Le lendemain vers neuf heures je fus reacuteveilleacute par un grand tumulte Toute la ville eacutetait en lrsquoair on ne parlait que de la mort du grand-duc

Maicirctre Zacharias fut appeleacute au chacircteau On lui commanda le Requiem de Yeacuteri-Peacuteter II œuvre qui lui valut enfin la place de maicirctre de chapelle qursquoil ambitionnait depuis si longtemps Ce Requiem nrsquoeacutetait autre que celui de Hans Aussi lrsquooncle Zacha-rias devenu un grand personnage depuis qursquoil avait mille tha-lers agrave deacutepenser par an me disait souvent agrave lrsquooreille

laquo Heacute neveu si lrsquoon savait que crsquoest pour le corbeau que jrsquoai composeacute mon fameux Requiem nous pourrions encore aller jouer de la clarinette aux fecirctes de village Ah ah ah raquo et le gros ventre de mon oncle galopait drsquoaise

Ainsi vont les choses en ce monde

ndash 75 ndash

LE JUIF POLONAIS

PREMIEgraveRE PARTIE

LA VEILLE DE NOEumlL

Une salle drsquoauberge alsacienne Tables bancs fourneau de fonte grande horloge Portes et fenecirctres au fond sur la rue Porte agrave droite com-muniquant agrave lrsquointeacuterieur Porte de la cuisine agrave gauche Agrave cocircteacute de la porte un grand buffet de checircne Le soir une chandelle allumeacutee sur la table Catherine la femme du bourgmestre est assise agrave son rouet Le garde forestier Heinrich entre par le fond il est tout blanc de neige

I CATHERINE HEINRICH

HEINRICH frappant du pied ndash De la neige madame Ma-this toujours de la neige (Il pose son fusil derriegravere lrsquohorloge)

CATHERINE ndash Encore au village Heinrich

HEINRICH ndash Mon Dieu oui la veille de Noeumll il faut bien srsquoamuser un peu

CATHERINE ndash Vous savez que votre sac de farine est precirct au moulin

HEINRICH ndash Crsquoest bon crsquoest bon je ne suis pas presseacute Walter le chargera tout agrave lrsquoheure sur sa voiture

ndash 76 ndash

CATHERINE ndash Lrsquoanabaptiste est encore ici Je croyais lrsquoavoir vu partir depuis longtemps

HEINRICH ndash Non non Il est au Mouton-drsquoOr agrave vider bouteille Je viens de voir sa voiture devant lrsquoeacutepicier Harvig avec le sucre le cafeacute la cannelle tout couverts de neige Heacute heacute heacute hellip Crsquoest un bon vivanthellip Il aime le bon vin il a raison Nous partirons ensemble

CATHERINE ndash Vous nrsquoavez pas peur de verser

HEINRICH ndash Bah bah vous nous precircterez une lanterne Qursquoon mrsquoapporte seulement une chopine de vin blanc vous sa-vez de ce petit vin blanc de Huumlnevir (Il srsquoassied en riant)

CATHERINE appelant ndash Loiumls

LOIumlS de la cuisine ndash Madame

CATHERINE ndash Une chopine de Huumlnevir pour M Heinrich

LOIumlS de mecircme ndash Tout de suite

HEINRICH ndash Ce petit vin-lagrave reacutechauffe par un temps pareil il faut ccedila

CATHERINE ndash Oui mais prenez garde il est fort tout de mecircme

HEINRICH ndash Soyez tranquille tout ira bien Mais dites donc madame Mathis notre bourgmestre on ne le voit pashellip Est-ce qursquoil serait malade

CATHERINE ndash Il est parti pour Ribeauvilleacute il y a cinq jours

ndash 77 ndash

II

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS entrant ndash Voici la bouteille et un verre maicirctre Hein-rich

HEINRICH ndash Bon bon (Il verse) Ah le bourgmestre est agrave Ribeauvilleacute

CATHERINE ndash Oui nous lrsquoattendons pour ce soir mais al-lez donc compter sur les hommes quand ils sont dehors

HEINRICH ndash Il est bien sucircr alleacute chercher du vin

CATHERINE ndash Oui

HEINRICH ndash Heacute vous pouvez bien penser que votre cou-sin Bocircth ne lrsquoaura pas laisseacute repartir tout de suite Voilagrave quelque chose qui me conviendrait drsquoaller de temps en temps faire un tour dans les pays vignobles Jrsquoaimerais mieux ccedila que de courir les bois ndash Agrave votre santeacute madame Mathis

CATHERINE agrave Loiumls ndash Qursquoest-ce que tu eacutecoutes donc lagrave Loiumls Est-ce que tu nrsquoas rien agrave faire (Loiumls sort sans reacutepondre) Mets de lrsquohuile dans la petite lanterne Heinrich lrsquoemportera

III

LES PREacuteCEacuteDENTS moins LOIumlS

CATHERINE ndash Il faut que les servantes eacutecoutent tout ce qui se passe

HEINRICH ndash Je parie que le bourgmestre est alleacute chercher le vin de la noce

ndash 78 ndash

CATHERINE riant ndash Crsquoest bien possible

HEINRICH ndash Ouihellip tout agrave lrsquoheure encore au Mouton-drsquoOr on disait que Mlle Mathis et le mareacutechal des logis de gendarme-rie Christian allaient bientocirct se marier ensemble Ccedila mrsquoeacutetait dif-ficile agrave croire Christian est bien un brave et honnecircte homme et un bel homme aussi personne ne peut soutenir le contraire mais il nrsquoa que sa solde au lieu que Mlle Annette est le plus riche parti du village

CATHERINE ndash Vous croyez donc Heinrich qursquoil faut tou-jours regarder agrave lrsquoargent

HEINRICH ndash Non non au contraire Seulement je pense que le bourgmestrehellip

CATHERINE ndash Eh bien voilagrave ce qui vous trompe Mathis nrsquoa pas seulement demandeacute mdash Combien avez-vous ndash Il a dit tout de suite mdash Pourvu qursquoAnnette soit contente moi je con-sens

HEINRICH ndash Et mademoiselle Annette est contente

CATHERINE ndash Oui elle aime Christian Et comme nous ne voulons que le bonheur de notre enfant nous ne regardons pas agrave la richesse

HEINRICH ndash Si vous ecirctes tous contentshellip moi je suis con-tent aussi Je trouve que M Christian a de la chance et je vou-drais bien ecirctre agrave sa place

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS NICKEL

NICKEL entrant un sac de farine sur la tecircte ndash Votre sac de farine maicirctre Heinrich bien peseacute

ndash 79 ndash

HEINRICH ndash Crsquoest bon Nickel crsquoest bon mets-le dans un coin

CATHERINE allant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumls tu peux dresser la soupe de Nickel

HEINRICH se levant ndash Ah voyons si jrsquoai toutes mes af-faires (Il ouvre sa gibeciegravere) Voilagrave drsquoabord la farinehellip voici le tabac la cannelle le plomb de liegravevrehellip voici les deux livres de savonhellip Il me manque quelque chosehellip Ah le selhellip Jrsquoai oublieacute le sel sur le comptoir du pegravere Harvighellip Crsquoest ma femme qui aurait crieacute hellip (Il sort)

V

CATHERINE NICKEL puis HEINRICH

NICKEL ndash Vous saurez madame que la riviegravere est prise tellement que si lrsquoon arrecircte de moudre la glace viendra bientocirct jusque dans la vanne et que si lrsquoon continue il pourrait nous ar-river comme dans le temps ougrave la grande roue srsquoest casseacutee Le verglas tombe toujourshellip Je ne sais pas ce qursquoil faut faire

CATHERINE ndash Il faut attendre que Mathis soit venu Nous nrsquoavons plus beaucoup agrave moudre cette semaine

NICKEL ndash Non la grande presse de Noeumll est passeacuteehellip une vingtaine de sacs

CATHERINE ndash Eh bien tu peux souper Mathis ne tardera pas (Heinrich paraicirct au fond un paquet agrave ta main)

HEINRICH ndash Voilagrave mon affaire Jrsquoai tout maintenant (Il arrange le paquet dans sa gibeciegravere)

NICKEL ndash Alors je peux arrecircter le moulin madame Ma-this

ndash 80 ndash

CATHERINE ndash Oui tu souperas apregraves (Nickel sort par la porte de la cuisine Annette entre par la droite)

VI

CATHERINE HEINRICH ANNETTE

ANNETTE ndash Bonsoir monsieur Heinrich

HEINRICH se retournant ndash Heacute crsquoest vous mademoiselle Annette bonsoirhellip bonsoir hellip Nous parlions tout agrave lrsquoheure de vous

ANNETTE ndash De moi

HEINRICH ndash Mais oui mais ouihellip (Il pose sa gibeciegravere sur un banc puis drsquoun air drsquoadmiration) Oh oh comme vous voilagrave riante et gentiment habilleacuteehellip Crsquoest drocircle on dirait que vous allez agrave la noce

ANNETTE ndash Vous voulez rire monsieur Heinrich

HEINRICH ndash Non non je ne ris pas je dis ce que je pense vous le savez bien Ces bonnes joues rouges ce joli bonnet et cette petite robe bien faite avec ces petits souliers ne sont pas pour lrsquoagreacutement des yeux drsquoun vieux garde forestier comme moi Crsquoest pour un autre (il cligne de lrsquoœil) pour un autre que je con-nais bien heacute heacute heacute

ANNETTE ndash Oh peut-on dire hellip

HEINRICH ndash Oui oui on peut dire que vous ecirctes une jolie fille bien tourneacutee et riante et avenantehellip et que lrsquoautre grandhellip vous savez bien avec ses moustaches brunes et ses grosses bottes nrsquoest pas agrave plaindrehellip Nonhellip je ne le plains pas du tout (Walter entrsquorouvre la porte du fond et avance la tecircte Annette regarde)

ndash 81 ndash

VII

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER

WALTER riant ndash Heacute elle a tourneacute la tecirctehellip Ccedila nrsquoest pas luihellip ce nrsquoest pas lui (Il entre)

ANNETTE ndash Qui donc pegravere Walter

WALTER riant aux eacuteclats ndash Ha ha ha voyez-vous les filleshellip jusqursquoagrave la derniegravere minute elles ne veulent avoir lrsquoair de rien

ANNETTE drsquoun ton naiumlf ndash Moi je ne comprends pashellip je ne sais pas ce qursquoon veut dire

WALTER levant le doigt ndash Ah crsquoest comme ccedila Annettehellip Eh bien eacutecoute puisque tu te caches puisque tu ne veux rien dire et que tu me prends pour un vieux benecirct qui ne voit rien et qui ne sait rien ce sera moi Daniel Walter qui trsquoattacherai la jarretiegravere

HEINRICH ndash Non ce sera moi

CATHERINE riant ndash Vous ecirctes deux vieux fous

WALTER ndash Nous ne sommes pas si fous que nous en avons lrsquoair Je dis que jrsquoattacherai la jarretiegravere de la marieacutee et qursquoen at-tendant nous allons boire ensemble un bon coup en lrsquohonneur de Christian Nous allons voir maintenant si Annette aura le courage de refuser Je dis que si elle refuse elle nrsquoaime pas Christian

ANNETTE ndash Oh moi jrsquoaime le bon vin et quand on mrsquoen offre jrsquoen boishellip Voilagrave

TOUS riant ndash Ha ha ha maintenant tout est deacutecouvert

ndash 82 ndash

WALTER ndash Apportez la bouteille apportez que nous bu-vions avec Annette Ce sera pour la premiegravere fois mais je pense que ce ne sera pas la derniegravere et que nous trinquerons en-semble tous les baptecircmes

CATHERINE appelant ndash Loiumls hellip Loiumls hellip descends agrave la cavehellip Tu prendras une bouteille dans le petit caveau (Loiumls entre et deacutepose en passant une lanterne allumeacutee sur la table puis elle ressort)

WALTER ndash Qursquoest-ce que cette lanterne veut dire

HEINRICH ndash Crsquoest pour attacher agrave la voiture

ANNETTE riant ndash Vous partirez au clair de lune (Elle souffle la lanterne)

WALTER de mecircme ndash Ouihellip ouihellip au clair de lunehellip (Loiumls apporte une bouteille et des verres puis elle rentre dans la cui-sine Heinrich verse) Agrave la santeacute du mareacutechal des logis et de la gentille Annette (On trinque et lrsquoon boit)

HEINRICH deacuteposant son verre ndash Fameuxhellip fameuxhellip Crsquoest eacutegal de mon temps les choses ne se seraient pas passeacutees comme cela

CATHERINE ndash Quelles choses

HEINRICH ndash Le mariage (Il se legraveve se met en garde et frappant du pied) Il aurait fallu srsquoalignerhellip (Il se rassied) Oui si par malheur un eacutetranger eacutetait venu prendre la plus jolie fille du pays la plus gentille et la plus richehellip Mille tonnerres hellip Heinrich Schmitt aurait crieacute Halte halte nous allons voir ccedila

WALTER ndash Et moi jrsquoaurais empoigneacute ma fourche pour cou-rir dessus

HEINRICH ndash Oui mais les jeunes gens de ce temps nrsquoont plus de cœur ccedila ne pense qursquoagrave fumer et agrave boire Quelle misegravere Ce nrsquoest pas pour crier contre Christian non il faut le respecter

ndash 83 ndash

et lrsquohonorer mais je soutiens qursquoun pareil mariage est la honte des garccedilons du pays

ANNETTE ndash Et si je nrsquoen avais pas voulu drsquoautre moi

HEINRICH riant ndash Il aurait fallu marcher tout de mecircme

ANNETTE ndash Oui mais je me serais battue contre avec celui que jrsquoaurais voulu

HEINRICH ndash Ah si crsquoest comme ccedila je ne dis plus rien Plu-tocirct que de me battre contre Annette jrsquoaurais mieux aimeacute boire agrave la santeacute de Christian (On rit et lrsquoon trinque)

WALTER gravement ndash Eacutecoute Annette je veux te faire un plaisir

ANNETTE ndash Quoi donc pegravere Walter

WALTER ndash Comme jrsquoentrais tout agrave lrsquoheure jrsquoai vu le mareacute-chal des logis qui revenait avec deux gendarmes Il est en train drsquoocircter ses grosses bottes jrsquoen suis sucircr et dans un quart drsquoheurehellip

ANNETTE ndash Eacutecoutez

CATHERINE ndash Crsquoest le vent qui se legraveve Pourvu maintenant que Mathis ne soit pas en route

ANNETTE ndash Nonhellip nonhellip crsquoest lui hellip (Christian paraicirct au fond)

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CHRISTIAN

TOUS riant ndash Crsquoest lui hellip crsquoest lui

ndash 84 ndash

CHRISTIAN secouant son chapeau et frappant des pieds ndash Quel temps Bonsoir madame Mathis bonsoir mademoiselle Annette (Il lui serre la main)

WALTER ndash Elle ne srsquoeacutetait pas trompeacutee

CHRISTIAN eacutetonneacute regardant les autres rire ndash Eh bien qursquoy a-t-il donc de nouveau

HEINRICH ndash Heacute mareacutechal des logis nous rions parce que mademoiselle Annette a crieacute drsquoavance Crsquoest lui

CHRISTIAN ndash Tant mieux ccedila prouve qursquoelle pensait agrave moi

WALTER ndash Je crois bien elle tournait la tecircte chaque fois qursquoon ouvrait la porte

CHRISTIAN ndash Est-ce que crsquoest vrai mademoiselle Annette

ANNETTE ndash Oui crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Agrave la bonne heure voilagrave ce qui srsquoappelle par-ler Je suis bien heureux de lrsquoentendre dire agrave mademoiselle An-nette (Il suspend son chapeau au mur et deacutepose son eacutepeacutee dans un coin) Ccedila me reacutechauffe et jrsquoen ai besoin

CATHERINE ndash Vous arrivez du dehors monsieur Chris-tian

CHRISTIAN ndash Du Hocircwald madame Mathis du Hocircwald Quelle neige Jrsquoen ai bien vu dans lrsquoAuvergne et dans les Pyreacute-neacutees mais je nrsquoavais jamais rien vu de pareil (Il srsquoassied et se chauffe les mains au poecircle en grelottant Annette qui srsquoest deacute-pecirccheacutee de sortir revient de la cuisine avec une cruche de vin qursquoelle pose sur le poecircle)

ANNETTE ndash Il faut laisser chauffer le vin cela vaudra mieux

ndash 85 ndash

WALTER riant agrave Heinrich ndash Comme elle prend soin de lui Ce nrsquoest pas pour nous autres qursquoelle aurait eacuteteacute chercher du sucre et de la cannelle

CHRISTIAN ndash Heacute vous ne passez pas non plus vos jour-neacutees dans la neige vous nrsquoavez pas besoin qursquoon vous reacute-chauffe

WALTER riant ndash Oui la chaleur ne nous manque pas en-core Dieu merci Nous ne grelottons pas comme ce mareacutechal des logis Crsquoest tout de mecircme triste de voir un mareacutechal des lo-gis qui grelotte aupregraves drsquoune jolie fille qui lui donne du sucre et de la cannelle

ANNETTE ndash Taisez-vous pegravere Walter vous devriez ecirctre honteux de penser des choses pareilles

CHRISTIAN souriant ndash Deacutefendez-moi mademoiselle An-nette ne me laissez pas abicircmer par ce pegravere Walter qui se moque bien de la neige et du vent au coin drsquoun bon feu Srsquoil avait passeacute cinq heures dehors comme moi je voudrais voir la mine qursquoil aurait

CATHERINE ndash Vous avez passeacute cinq heures dans le Hocircwald Christian Mon Dieu crsquoest pourtant un service ter-rible cela

CHRISTIAN ndash Que voulez-vous hellip Sur les deux heures on est venu nous preacutevenir que les contrebandiers du Banc de la Roche passeraient la riviegravere agrave la nuit tombante avec du tabac et de la poudre de chasse il a fallu monter agrave cheval

HEINRICH ndash Et les contrebandiers sont venus

CHRISTIAN ndash Non les gueux Ils avaient reccedilu lrsquoeacuteveil ils ont passeacute ailleurs Encore maintenant je ne me sens plus agrave force drsquoavoir lrsquoongleacutee (Annette verse du vin dans un verre et le lui preacutesente)

ANNETTE ndash Tenez monsieur Christian reacutechauffez-vous

ndash 86 ndash

CHRISTIAN ndash Merci mademoiselle Annette (Il boit) Cela me fait du bien

WALTER ndash Il nrsquoest pas difficile le mareacutechal des logis

CATHERINE ndash Annette apporte la carafe il nrsquoy a plus drsquoeau dans mon mouilloir (Annette va chercher la carafe sur le buffet agrave gauche ndash Agrave Christian) Crsquoest eacutegal Christian vous avez encore de la chance eacutecoutez quel vent dehors

CHRISTIAN ndash Oui il se levait au moment ougrave nous avons fait la rencontre du docteur Frantz (Il rit) Figurez-vous que ce vieux fou revenait du Schneacuteeberg avec une grosse pierre qursquoil eacutetait alleacute deacuteterrer dans les ruines le vent soufflait et lrsquoenterrait presque dans la neige avec son traicircneau

CATHERINE agrave Annette qui verse de lrsquoeau dans son mouil-loir ndash Crsquoest bonhellip merci (Annette va remettre la carafe sur le buffet puis elle prend sa corbeille agrave ouvrage et srsquoassied agrave cocircteacute de Catherine)

HEINRICH riant ndash On peut bien dire que tous ces savants sont des fous Combien de fois nrsquoai-je pas vu le vieux docteur se deacutetourner drsquoune et mecircme de deux lieues pour aller regarder des pierres toutes couvertes de mousse et qui ne sont bonnes agrave rien Est-ce qursquoil ne faut pas avoir la cervelle agrave lrsquoenvers

WALTER ndash Oui crsquoest un original il aime toutes les choses du temps passeacute les vieilles coutumes et les vieilles pierres mais ccedila ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre le meilleur meacutedecin du pays

CHRISTIAN bourrant sa pipe ndash Sans doutehellip sans doute

CATHERINE ndash Quel vent Jrsquoespegravere bien que Mathis aura le bon sens de srsquoarrecircter quelque part (Srsquoadressant agrave Walter et agrave Heinrich) Je vous disais bien de partirhellip Vous seriez tranquilles chez vous

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette est cause de tout elle ne devait pas souffler la lanterne

ndash 87 ndash

ANNETTE ndash Oh vous eacutetiez bien contents de rester

WALTER ndash Crsquoest eacutegal madame Mathis a raison nous au-rions mieux fait de partir

CHRISTIAN ndash Vous avez de rudes hivers par ici

WALTER ndash Oh pas tous les ans mareacutechal des logis de-puis quinze ans nous nrsquoen avons pas eu de pareil

HEINRICH ndash Non depuis lrsquohiver du Polonais je ne me rap-pelle pas avoir vu tant de neige Mais cette anneacutee-lagrave le Schneacutee-berg eacutetait deacutejagrave blanc les premiers jours de novembre et le froid dura jusqursquoagrave la fin de mars Agrave la deacutebacirccle toutes les riviegraveres eacutetaient deacutebordeacutees on ne voyait que des souris des taupes et des mulots noyeacutes dans les champs

CHRISTIAN ndash Et crsquoest agrave cause de cela qursquoon lrsquoappelle lrsquohiver du Polonais

WALTER ndash Non crsquoest pour autre chose une chose terrible et que les gens du pays se rappelleront toujours Madame Ma-this srsquoen souvient aussi pour sucircr

CATHERINE ndash Vous pensez bien Walter elle a fait assez de bruit dans le temps cette affaire

HEINRICH ndash Crsquoest lagrave mareacutechal des logis que vous auriez pu gagner la croix

CHRISTIAN ndash Mais qursquoest-ce que crsquoest donc (Coup de vent dehors)

ANNETTE ndash Le vent augmente

CATHERINE ndash Oui mon enfant pourvu que ton pegravere ne soit pas sur la route

WALTER agrave Christian ndash Je puis vous raconter la chose de-puis le commencement jusqursquoagrave la fin car je lrsquoai vue moi-mecircme Tenez il y a juste aujourdrsquohui quinze ans que jrsquoeacutetais agrave cette

ndash 88 ndash

mecircme table avec Mathis qui venait drsquoacheter son moulin depuis cinq ou six mois Diederich Omacht Johann Rœber qursquoon ap-pelait le petit sabotier et plusieurs autres qui dorment mainte-nant derriegravere le grand if sur la cocircte Nous irons tous lagrave tocirct ou tard bienheureux ceux qui nrsquoont rien sur la conscience (En ce moment Christian se baisse prend une braise dans le creux de sa main et allume sa pipe puis il srsquoaccoude au bord de la table) Nous eacutetions donc en train de jouer aux cartes et dans la salle se trouvait encore beaucoup de monde lorsque sur le coup de dix heures la sonnette drsquoun traicircneau srsquoarrecircte devant la porte et presque aussitocirct un Polonais entre un juif polonais un homme de quarante-cinq agrave cinquante ans solide bien bacircti Je crois encore le voir entrer avec son manteau vert garni de four-rures son bonnet de peau de martre sa grosse barbe brune et ses grandes bottes rembourreacutees de peau de liegravevre Crsquoeacutetait un marchand de graines Il dit en entrant laquo Que la paix soit avec vous raquo Tout le monde tournait la tecircte et pensait laquo Drsquoougrave vient celui-lagrave hellip Qursquoest-ce qursquoil veut raquo parce que les juifs polo-nais qui vendent de la semence nrsquoarrivent dans le pays qursquoau mois de feacutevrier Mathis lui de-mande laquo Qursquoy a-t-il pour votre service raquo Mais lui sans reacute-pondre commence par ouvrir son manteau et par deacuteboucler une grosse ceinture qursquoil avait aux reins Il pose sur la table cette ceinture ougrave lrsquoon entendait sonner de lrsquoor et dit laquo La neige est profonde le chemin difficilehellip allez mettre mon cheval agrave lrsquoeacutecurie dans une heure je repartirai raquo Ensuite il prend une bouteille de vin sans parler agrave personne comme un homme

ndash 89 ndash

triste et qui pense agrave ses affaires Agrave onze heures le wachtmann Yeacuteri entre tout le monde srsquoen va le Polonais reste seul (Grand coup de vent au dehors avec un bruit de vitres qui se brisent)

CATHERINE ndash Mon Dieu qursquoest-ce qui vient drsquoarriver

HEINRICH ndash Ce nrsquoest rien madame Mathis crsquoest un car-reau qui se brise on aura sans doute laisseacute une fenecirctre ouverte

CATHERINE se levant ndash Il faut que jrsquoaille voir (Elle sort)

ANNETTE criant ndash Tu ne sortiras pashellip

CATHERINE de la cuisine ndash Sois donc tranquille je reviens tout de suite

IX

Les preacuteceacutedents moins CATHERINE

CHRISTIAN ndash Je ne vois pas encore comment jrsquoaurais pu gagner la croix pegravere Walter

WALTER ndash Oui monsieur Christian mais attendez le len-demain on trouva le cheval du Polonais sous le grand pont de Weacutechem et cent pas plus loin dans le ruisseau le manteau vert et le bonnet plein de sang Quant agrave lrsquohomme on nrsquoa jamais pu savoir ce qursquoil est devenu

HEINRICH ndash Tout ccedila crsquoest la pure veacuteriteacute La gendarmerie de Rothau arriva le lendemain malgreacute la neige et crsquoest mecircme depuis ce temps qursquoon laisse ici la brigade

CHRISTIAN ndash Et lrsquoon nrsquoa pas fait drsquoenquecircte

HEINRICH ndash Une enquecircte je crois bienhellip Crsquoest lrsquoancien mareacutechal des logis Kelz qui srsquoest donneacute de la peine pour cette

ndash 90 ndash

affaire En a-t-il fait des courses reacuteuni des teacutemoins eacutecrit des procegraves-verbaux Sans parler du juge de paix Beacuteneacutedum du pro-cureur Richter et du vieux meacutedecin Hornus qui sont venus voir le manteau le bacircton et le bonnet

CHRISTIAN ndash Mais on devait avoir des soupccedilons sur quelqursquoun

HEINRICH ndash Ccedila va sans dire les soupccedilons ne manquent jamais mais il faut des preuves Dans ce temps-lagrave voyez-vous les deux fregraveres Kasper et Yokel Hierthegraves qui demeurent au bout du village avaient un vieil ours les oreilles et le nez tout deacutechi-reacutes avec un acircne et trois gros chiens qursquoils menaient aux foires pour livrer bataille Ccedila leur rapportait beaucoup drsquoargent ils buvaient de lrsquoeau-de-vie tant qursquoils en voulaient Justement quand le Polonais disparut ils eacutetaient agrave Weacutechem et le bruit courut alors qursquoils lrsquoavaient fait deacutevorer par leurs becirctes et qursquoon ne pouvait plus retrouver que son bonnet et son manteau parce que lrsquoours et les chiens avaient eu assez du reste Naturellement

ndash 91 ndash

on mit la main sur ces gueux ils passegraverent quinze mois dans les cachots mais finalement on ne put rien prouver contre les Hierthegraves et malgreacute tout il fallut les relacirccher Leur acircne leur ours et leurs chiens eacutetaient morts Ils se mirent donc agrave eacutetamer des casseroles et M Mathis leur loua sa baraque du coin des Cheneviegraveres Ils vivent lagrave-dedans et ne payent jamais un liard pour le loyer

WALTER ndash Mathis est trop bon pour ces bandits Depuis longtemps il aurait ducirc les balayer

CHRISTIAN ndash Ce que vous me racontez lagrave mrsquoeacutetonne je nrsquoen avais jamais entendu dire un mot

HEINRICH ndash Il faut une occasionhellip Jrsquoaurais cru que vous saviez cela mieux que nous

CHRISTIAN ndash Non crsquoest la premiegravere nouvelle (Catherine rentre)

X

Les preacuteceacutedents CATHERINE

CATHERINE ndash Jrsquoeacutetais sucircre que Loiumls avait laisseacute la fenecirctre de la cuisine ouverte On a beau lui dire de fermer les fenecirctres cette fille nrsquoeacutecoute rien Maintenant tous les carreaux sont cas-seacutes

WALTER ndash Heacute madame Mathis cette fille est jeune agrave son acircge on a toutes sortes de choses en tecircte

CATHERINE se rasseyant ndash Fritz est dehors Christian il veut vous parler

Christian ndash Fritz le gendarme

ndash 92 ndash

CATHERINE ndash Oui je lui ai dit drsquoentrer mais il nrsquoa pas vou-lu Crsquoest pour une affaire de service

CHRISTIAN ndash Ah bon je sais ce que crsquoest (Il se legraveve prend son chapeau et se dirige vers la porte)

ANNETTE ndash Vous reviendrez Christian

CHRISTIAN sur la porte ndash Ouihellip dans un instant (Il sort)

XI

Les preacuteceacutedents moins CHRISTIAN

WALTER ndash Voilagrave ce qursquoon peut appeler un brave homme un homme doux mais qui ne plaisante pas avec les gueux

HEINRICH ndash Oui M Mathis a de la chance de trouver un pareil gendre depuis que je le connais tout lui reacuteussit Drsquoabord il achegravete cette auberge ougrave Georges Houcircte srsquoeacutetait ruineacute Chacun pensait qursquoil ne pourrait jamais la payer et voilagrave que toutes les bonnes pratiques arrivent il entasse il entassehellip il payehellip il achegravete le grand preacute de la Bruche la cheneviegravere du fond des Houx les douze arpents de la Finckmath la scierie des Trois-Checircneshellip Ensuite son moulin ensuite son magasin de planches Mademoiselle Annette grandithellip il place de lrsquoargent sur bonne hypothegravequehellip on le nomme bourgmestrehellip Il ne lui manquait plus qursquoun gendre un honnecircte homme rangeacute soigneux qui ne jette pas lrsquoargent par les fenecirctres qui plaise agrave sa fille et que cha-cun respectehellip Eh bien Christian Becircme se preacutesente un homme solide sur lequel on ne peut dire que du bien ndash Que voulez-vous M Mathis est venu au monde sous une bonne eacutetoile Pendant que les autres suent sang et eau pour reacuteunir les deux bouts agrave la fin de lrsquoanneacutee lui nrsquoa jamais fini de srsquoenrichir de srsquoarrondir et de prospeacuterer ndash Est-ce vrai madame Mathis

ndash 93 ndash

CATHERINE ndash Nous ne nous plaignons pas Heinrich au contraire

HEINRICH ndash Oui et le plus beau de tout crsquoest que vous le meacuteritez personne ne vous porte envie chacun pense ndash Ce sont de braves gens ils ont gagneacute leurs biens par le travail ndash Et tout le monde est content pour mademoiselle Annette

WALTER ndash Oui crsquoest un beau mariage

CATHERINE eacutecoutant ndash Voilagrave Christian qui revient

ANNETTE ndash Oui jrsquoentends les eacuteperons sur lrsquoescalier (La porte srsquoouvre et Mathis paraicirct enveloppeacute drsquoun grand manteau tout blanc de neige coiffeacute drsquoun bonnet de peau de loutre une grosse cravache agrave la main les eacuteperons aux talons)

XII

Les preacuteceacutedents MATHIS

MATHIS drsquoun accent joyeux ndash Heacute heacute heacute crsquoest moihellip crsquoest moi hellip

CATHERINE se levant ndash Mathis

HEINRICH ndash Le bourgmestre

ANNETTE courant lrsquoembrasser ndash Te voilagrave

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Dieu merci Avons-nous de la neigehellip en avons-nous Jrsquoai laisseacute la voiture agrave Bichem avec Jo-hann il lrsquoamegravenera demain

CATHERINE elle arrive lrsquoembrasser et le deacutebarrasse de son manteau ndash Donne-moi ccedilahellip Tu nous fais joliment plaisir va de rentrer ce soir Quelles inquieacutetudes nous avions

ndash 94 ndash

MATHIS ndash Je pensais bien Catherine crsquoest pour ccedila que je suis revenu (Regardant autour de la salle) Heacute heacute heacute le pegravere Walter et Heinrich Vous allez avoir un beau temps pour retourner chez vous

CATHERINE appelant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumlshellip Loiumlshellip apporte les gros souliers de M Mathis Dis agrave Nickel de mettre le cheval agrave lrsquoeacutecurie

LOIumlS sur la porte ndash Oui madame tout de suite (Elle re-garde un instant en riant puis disparaicirct)

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette veut que nous partions au clair de lune

MATHIS de mecircme ndash Ha ha ha hellip Ouihellip ouihellip il est beau le clair de lune

ANNETTE lui retirant ses moufles ndash Nous pensions que le cousin Bocircth ne trsquoavait pas laisseacute partir

MATHIS ndash Heacute mes affaires eacutetaient deacutejagrave finies hier matin je voulais partir mais Bocircth mrsquoa retenu pour voir la comeacutedie

ANNETTE ndash Hanswurst4 est agrave Ribeauvilleacute

MATHIS ndash Ce nrsquoest pas Hanswurst crsquoest un Parisien qui fait des tours de physiquehellip Il endort les gens

ANNETTE ndash Il endort les gens

MATHIS ndash Oui

CATHERINE ndash Il leur fait bien sucircr boire quelque chose Ma-this

4 Polichinelle allemand

ndash 95 ndash

MATHIS ndash Non il les regarde en faisant des signeshellip et ils srsquoendorment Crsquoest une chose eacutetonnante si je ne lrsquoavais pas vu je ne pourrais pas le croire

HEINRICH ndash Ah le brigadier Stenger mrsquoa parleacute de ccedila lrsquoautre jour il a vu la mecircme chose agrave Saverne Ce Parisien endort les gens et quand ils dorment il leur fait faire tout ce qursquoil veut

MATHIS srsquoasseyant et commenccedilant agrave tirer ses bottes ndash Justement (Agrave sa fille) Annette

ANNETTE ndash Quoi mon pegravere

MATHIS ndash Regarde un peu dans la grande poche de la houppelande

WALTER ndash Les gens deviennent trop malinshellip le monde fi-nira bientocirct (Loiumls entre avec les souliers du bourgmestre)

XIII

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS ndash Voici vos souliers monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Ah bonhellip bonhellip Tiens Loiumls emporte les bottes tu deacuteferas les eacuteperons et tu les pendras dans lrsquoeacutecurie avec le harnais

LOIumlS ndash Oui monsieur le bourgmestre (Elle sort Annette qui vient de tirer une boicircte de la poche du manteau srsquoapproche de son pegravere)

ANNETTE ndash Qursquoest-ce que crsquoest

ndash 96 ndash

MATHIS mettant ses souliers ndash Ouvre donc la boicircte (Elle ouvre la boicircte et en tire une toque alsacienne agrave paillettes drsquoor et drsquoargent)

ANNETTE ndash Oh mon Dieu est-ce possible

MATHIS ndash Eh bienhellip eh bienhellip qursquoest-ce que tu penses de ccedila

ANNETTE ndash Oh crsquoest pour moi

MATHIS ndash Heacute pour qui donc Ce nrsquoest pas pour Loiumls je pense (Tout le monde srsquoapproche pour voir Annette met la toque et se regarde dans la glace)

HEINRICH ndash Ccedila crsquoest tout ce qursquoon peut voir de plus beau mademoiselle Annette

WALTER ndash Et ccedila te va comme fait expregraves

ANNETTE ndash Oh mon Dieu qursquoest-ce que pensera Chris-tian en me voyant

MATHIS ndash Il pensera que tu es la plus jolie fille du pays (Annette vient lrsquoembrasser)

MATHIS ndash Crsquoest mon cadeau de noce Annette le jour de ton mariage tu mettras ce bonnet et tu le conserveras toujours Plus tard dans quinze ou vingt ans drsquoici tu te rappelleras que crsquoest ton pegravere qui te lrsquoa donneacute

ANNETTE attendrie ndash Oui mon pegravere

MATHIS ndash Tout ce que je demande crsquoest que tu sois heu-reuse avec Christian Et maintenant qursquoon mrsquoapporte un mor-ceau et une bouteille de vin (Catherine entre dans la cuisine ndash Agrave Walter et agrave Heinrich) Vous prendrez bien un verre de vin avec moi

HEINRICH ndash Avec plaisir monsieur le bourgmestre

ndash 97 ndash

WALTER riant ndash Oui pour toi nous ferons bien encore ce petit effort (Catherine apporte un jambon de la cuisine elle est suivie par Loiumls qui tient le verre et la bouteille)

CATHERINE riant ndash Et moi Mathis tu ne mrsquoas rien appor-teacute Voyez les hommeshellip Dans le temps quand il voulait mrsquoavoir il arrivait toujours les mains pleines de rubans mais agrave cette heurehellip

MATHIS drsquoun ton joyeux ndash Allons Catherine tais-toi Je voulais te faire des surprises et maintenant il faut que je ra-conte drsquoavance que le chacircle le bonnet et le reste sont dans ma grande caisse sur la voiture

CATHERINE ndash Ah si le reste est sur la voiture crsquoest bon je ne dis plus rien (Elle srsquoassied et file Loiumls met la nappe place lrsquoassiette la bouteille le verre Mathis srsquoassied agrave table et com-mence agrave manger de bon appeacutetit Walter et Heinrich boivent Loiumls sort)

MATHIS ndash Le froid vous ouvre joliment lrsquoappeacutetit ndash Agrave votre santeacute

WALTER ndash Agrave la tienne Mathis

HEINRICH ndash Agrave la vocirctre monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Christian nrsquoest pas venu ce soir

ANNETTE ndash Si mon pegravere On est venu le chercher il va re-venir

MATHIS ndash Ah bon bon

CATHERINE ndash Il est arriveacute tard agrave cause drsquoune faction der-riegravere le Hocircwald pour attendre des contrebandiers

MATHIS mangeant ndash Crsquoest pourtant une diable de chose drsquoaller faire faction par un temps pareil Du cocircteacute de la riviegravere jrsquoai trouveacute cinq pieds de neige

ndash 98 ndash

WALTER ndash Oui nous avons causeacute de ccedila nous disions au mareacutechal des logis que depuis lrsquohiver du Polonais on nrsquoavait rien vu de pareil (Mathis qui levait son verre le repose sans boire)

MATHIS ndash Ah vous avez parleacute de ccedila

HEINRICH ndash Cette anneacutee-lagrave vous devez bien vous en sou-venir monsieur Mathis tout le vallon au-dessous du grand pont eacutetait combleacute de neige Le cheval du Polonais sous le pont pou-vait agrave peine sortir la tecircte et Kelz vint chercher main-forte agrave la maison forestiegravere

MATHIS drsquoun ton drsquoindiffeacuterence ndash Heacute crsquoest bien pos-siblehellip Mais tout ccedila voyez-vous ce sont de vieilles histoires crsquoest comme les contes de ma grandrsquomegraverehellip on nrsquoy pense plus

WALTER ndash Crsquoest pourtant bien eacutetonnant qursquoon nrsquoait jamais pu deacutecouvrir ceux qui ont fait le coup

MATHIS ndash Crsquoeacutetaient des malinshellip On ne saura jamais rien (Il boit En ce moment le tintement drsquoune sonnette se fait en-tendre dans la rue puis le trot drsquoun cheval srsquoarrecircte devant lrsquoauberge Tout le monde se retourne La porte du fond srsquoouvre un juif polonais paraicirct sur le seuil Il est vecirctu drsquoun manteau vert bordeacute de fourrure et coiffeacute drsquoun bonnet de peau de martre De grosses bottes fourreacutees lui montent jusqursquoaux genoux Il re-garde dans la salle drsquoun œil sombre Profond silence)

XIV

LES PREacuteCEacuteDENTS LE POLONAIS puis CHRISTIAN

LE POLONAIS entrant ndash Que la paix soit avec vous

ndash 99 ndash

CATHERINE se levant ndash Qursquoy a-t-il pour votre service monsieur

LE POLONAIS ndash La neige est profondehellip le chemin diffi-cilehellip Qursquoon mette mon cheval agrave lrsquoeacutecuriehellip Je repartirai dans une heurehellip (Il ouvre son manteau deacuteboucle sa ceinture et la jette sur la table Mathis se legraveve les deux mains appuyeacutees aux bras de son fauteuil le Polonais le regarde il chancelle eacutetend les bras et tombe en poussant un cri terrible Tumulte)

CATHERINE se preacutecipitant ndash Mathis hellip Mathis hellip

ANNETTE de mecircme ndash Mon pegravere (Walter et Heinrich re-legravevent Mathis Christian paraicirct au fond)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Qursquoest-ce qursquoil y a

HEINRICH ocirctant la cravate de Mathis avec preacutecipitation ndash Le meacutedecinhellip courez chercher le meacutedecin

ndash 100 ndash

DEUXIEgraveME PARTIE

LA SONNETTE

La chambre agrave coucher de Mathis Porte agrave gauche ouvrant sur la salle drsquoauberge Escalier agrave droite Fenecirctres au fond sur la rue Secreacutetaire en vieux checircne agrave ferrures luisantes entre les fenecirctres Lit agrave baldaquin grande armoire tables chaises Poecircle de faiumlence au milieu de la chambre Mathis est assis dans un fauteuil agrave cocircteacute du poecircle Catherine en costume des dimanches et le docteur Frantz en habit carreacute gilet rouge culotte courte bottes montantes et grand feutre noir agrave lrsquoalsacienne sont debout pregraves de lui

I

MATHIS CATHERINE le docteur FRANTZ

LE DOCTEUR ndash Vous allez mieux monsieur le bourg-mestre

MATHIS ndash Je vais tregraves bien

LE DOCTEUR ndash Vous ne sentez plus vos maux de tecircte

MATHIS ndash Non

LE DOCTEUR ndash Ni vos bourdonnements drsquooreilles

MATHIS ndash Quand je vous dis que tout va bienhellip que je suis comme tous les jourshellip crsquoest assez clair je pense

CATHERINE ndash Depuis longtemps il avait de mauvais recircveshellip il parlaithellip il se levait pour boire de lrsquoeau fraicircche

ndash 101 ndash

MATHIS ndash Tout le monde peut avoir soif la nuit

LE DOCTEUR ndash Sans doutehellip mais il faut vous meacutenager Vous buvez trop de vin blanc monsieur le bourgmestre le vin blanc donne la goutte et vous cause souvent des attaques dans la nuque deux nobles maladies mais fort dangereuses Nos an-ciens landgraves margraves et rhingraves seigneurs du Sund-gau du Brisgau de la haute et de la basse Alsace mouraient presque tous de la goutte remonteacutee ou drsquoune attaque fou-droyante Maintenant ces nobles maladies tombent sur les bourgmestres les notaires les gros bourgeois Crsquoest honorablehellip tregraves honorablehellip mais funeste Votre accident drsquoavant-hier soir vient de lagravehellip Vous aviez trop bu de rikewir chez votre cousin Bocircth et puis le grand froid vous a saisi parce que tout le sang eacutetait agrave la tecircte

MATHIS ndash Jrsquoavais froid aux pieds crsquoest vrai mais il ne faut pas aller chercher si loin le juif polonais est cause de tout

LE DOCTEUR ndash Comment

MATHIS ndash Oui dans le temps jrsquoai vu le manteau du pauvre diable que le mareacutechal des logis le vieux Kelz rapportait avec le bonnet cette vue mrsquoavait bouleverseacute parce que la veille le juif eacutetait entreacute chez nous Depuis je nrsquoy pensais plus quand avant-hier soir le marchand de graines entre et dit les mecircmes paroles que lrsquoautrehellip Ccedila mrsquoa produit lrsquoeffet drsquoun revenant Je sais bien qursquoil nrsquoy a pas de revenants et que les morts sont bien morts mais que voulez-vous on ne pense pas toujours agrave tout (Se tournant vers Catherine) Tu as fait preacutevenir le notaire

CATHERINE ndash Ouihellip sois donc tranquille

MATHIS ndash Je suis bien tranquille mais il faut que ce ma-riage se fasse le plus tocirct possible Quand on voit qursquoun homme bien portant sain de corps et drsquoesprit peut avoir des attaques pareilles on doit tout reacutegler drsquoavance et ne rien remettre au len-demain Ce qui mrsquoest arriveacute avant-hier peut encore mrsquoarriver ce

ndash 102 ndash

soir je peux rester sur le coup et je nrsquoaurais pas vu mes enfants heureuxhellip Voilagrave ndash Et maintenant laissez-moi tranquille avec toutes vos explications Que ce soit du vin blanc du froid ou du Polonais que le coup de sang mrsquoait attrapeacute cela revient au mecircme Jrsquoai lrsquoesprit aussi clair que le premier venu le reste ne signifie rien

LE DOCTEUR ndash Mais peut-ecirctre serait-il bon monsieur le bourgmestre de remettre la signature de ce contrat agrave plus tard vous concevezhellip lrsquoagitation des affaires drsquointeacuterecircthellip

MATHIS levant les mains drsquoun air drsquoimpatience ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip que chacun srsquooccupe donc de ses affaires Avec tous vos si vos parce que on ne sait plus ougrave tourner la tecircte Que les meacutedecins fassent de la meacutedecine et qursquoils laissent les autres faire ce qursquoils veulent Vous mrsquoavez saigneacutehellip bon Je suis gueacuterihellip tant mieux Qursquoon appelle le notaire qursquoon preacute-vienne les teacutemoins et que tout finisse

LE DOCTEUR bas agrave Catherine ndash Ses nerfs sont encore aga-ceacutes le meilleur est de faire ce qursquoil veut (Walter et Heinrich entrent par la gauche en habits des dimanches)

II

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH

WALTER ndash Eh bienhellip eh bienhellip on nous dit que tu vas mieux

MATHIS se retournant ndash Heacute crsquoest voushellip Agrave la bonne heure je suis content de vous voir (Il leur serre la main)

WALTER souriant ndash Te voilagrave donc tout agrave fait remis mon pauvre Mathis

ndash 103 ndash

MATHIS riant ndash Heacute oui tout est passeacute Quelle drocircle de chose pourtant Crsquoest Heinrich avec sa vieille histoire de juif qui mrsquoa valu ccedila Ha ha ha

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qui pouvait preacutevoir une chose pa-reille

MATHIS ndash Crsquoest clair Et cet autre qui entre aussitocirct Quel hasard quel hasard Est-ce qursquoon nrsquoaurait pas dit qursquoil arrivait expregraves

WALTER ndash Ma foi monsieur le docteur vous le croirez si vous voulez mais agrave moi-mecircme en voyant entrer ce Polonais les cheveux mrsquoen dressaient sur la tecircte

CATHERINE ndash Pour des hommes de bon sens peut-on avoir des ideacutees pareilles

MATHIS ndash Enfin puisque jrsquoen suis reacutechappeacute gracircce agrave Dieu vous saurez Walter et Heinrich que nous allons finir le mariage drsquoAnnette avec Christian Crsquoest peut-ecirctre un avertissement qursquoil faut se presser

HEINRICH ndash Ah monsieur le bourgmestre il nrsquoy a pas de danger

WALTER ndash Ce nrsquoeacutetait rienhellip crsquoest passeacute Mathis

MATHIS ndash Nonhellip nonhellip moi je suis comme cela je profite des bonnes leccedilons Walter Heinrich je vous choisis pour teacute-moins On signera le contrat ici sur les onze heures apregraves la messe tout le monde est preacutevenu

WALTER ndash Si tu le veux absolument

MATHIS ndash Oui absolument (Agrave Catherine) Catherine

CATHERINE ndash Quoi

MATHIS ndash Est-ce que le Polonais est encore lagrave

ndash 104 ndash

CATHERINE ndash Non il est parti hier Tout cela lui a fait beaucoup de peine

MATHIS ndash Tant pis qursquoil soit partihellip Jrsquoaurais voulu le voir lui serrer la main lrsquoinviter agrave la noce Je ne lui en veux pas agrave cet hommehellip ce nrsquoest pas sa faute si tous les juifs polonais se res-semblenthellip srsquoils ont tous le mecircme bonnet la mecircme barbe et le mecircme manteauhellip Il nrsquoest cause de rien

HEINRICH ndash Non on ne peut rien lui reprocher

WALTER ndash Enfin crsquoest une affaire entendue agrave onze heures nous serons ici

MATHIS ndash Oui (Au meacutedecin) Et je profite aussi de lrsquooccasion pour vous inviter monsieur Frantz Si vous venez agrave la noce ccedila nous fera honneur

LE DOCTEUR ndash Jrsquoaccepte monsieur le bourgmestre jrsquoaccepte avec plaisir

HEINRICH ndash Voici le second coup qui sonne Allons au re-voir monsieur Mathis

MATHIS ndash Agrave bientocirct (Il leur serre la main Walter Hein-rich et le docteur sortent)

III

MATHIS CATHERINE

CATHERINE criant dans lrsquoescalier ndash Annettehellip Annette

ANNETTE de sa chambre ndash Je descends

CATHERINE ndash Arrive donc le second coup est sonneacute

ANNETTE de mecircme ndash Tout de suite

ndash 105 ndash

CATHERINE agrave Mathis ndash Elle ne finira jamais

MATHIS ndash Laisse donc cette enfant en repos tu sais bien qursquoelle srsquohabille

CATHERINE ndash Je ne mets pas deux heures agrave mrsquohabiller

MATHIS ndash Toihellip toihellip est-ce que crsquoest la mecircme chose Quand vous arriveriez un peu tard le banc sera toujours lagrave per-sonne ne viendra le prendre

CATHERINE ndash Elle attend Christian

MATHIS ndash Eh bien est-ce que ce nrsquoest pas naturel Il de-vait venir ce matinhellip quelque chose le retarde (Annette toute souriante descend avec sa belle toque alsacienne et son avant-cœur doreacute)

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS ANNETTE

CATHERINE ndash Tu as pourtant fini

ANNETTE ndash Oui crsquoest fini

MATHIS la regardant drsquoun air attendri ndash Oh comme te voilagrave belle Annette

ANNETTE ndash Jrsquoai mis le bonnet

MATHIS ndash Tu as bien fait (Annette se regarde dans le mi-roir)

CATHERINE ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip jamais nous nrsquoarriverons pour le commencement Allons donc Annette al-lons (Elle va prendre son livre de messe sur la table)

ndash 106 ndash

ANNETTE regardant agrave la fenecirctre ndash Christian nrsquoest pas en-core venu

MATHIS ndash Non il a bien sucircr des affaires

CATHERINE ndash Arrive donchellip il te verra plus tard (Elle sort Annette la suit)

MATHIS appelant ndash Annettehellip Annettehellip tu ne me dis rien agrave moi

ANNETTE revenant lrsquoembrasser ndash Tu sais bien que je trsquoaime

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Va maintenant mon enfant ta megravere nrsquoa pas de cesse

CATHERINE dehors criant ndash Le troisiegraveme coup qui sonne (Annette sort)

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Le troisiegraveme coup le troi-siegraveme coup hellip Ne dirait-on pas que le cureacute les attend pour commencer (On entend la porte exteacuterieure se refermer Les cloches du village sonnent des gens endimancheacutes passent de-vant les fenecirctres puis tout se tait)

V

MATHIS seul

MATHIS ndash Les voilagrave dehorshellip (Il eacutecoute puis se legraveve et jette un coup drsquoœil par la fenecirctre) Oui tout le monde est agrave lrsquoeacuteglise (Il se promegravene prend une prise dans sa tabatiegravere et lrsquoaspire bruyamment) Ccedila va bienhellip Tout srsquoest bien passeacutehellip Quelle leccedilon Mathis quelle leccedilon hellip un rien et le juif revenait sur lrsquoeau tout srsquoen allait au diablehellip Autant dire qursquoon te menait pendre (Il reacutefleacutechit puis avec indignation) Je ne sais pas ougrave lrsquoon a quel-

ndash 107 ndash

quefois la tecircte Ne faut-il pas ecirctre fou Un marchand de graines qui entre en vous souhaitant le bonsoirhellip comme si les juifs polonais qui vendent de la graine ne se ressemblaient pas tous (Il hausse les eacutepaules de pitieacute puis se calme tout agrave coup) Quand je crierais jusqursquoagrave la fin des siegravecles ccedila ne changerait rien agrave la chosehellip Heureusement les gens sont si becircteshellip ils ne com-prennent rien (Il cligne de lrsquoœil et reprend sa place dans le fauteuil) Ouihellip ouihellip les gens sont becirctes (Il arrange le feu) Crsquoest pourtant ce Parisien qui est cause de touthellip ccedila mrsquoavait tra-casseacutehellip Le gueux voulait aussi mrsquoendormirhellip mais jrsquoai penseacute tout de suite Halte halte Prends garde Mathishellip cette ma-niegravere drsquoendormir le monde est une invention du diablehellip tu pourrais raconter des histoireshellip (Souriant) Il faut ecirctre finhellip il ne faut pas mettre le cou dans la bricolehellip (Il rit drsquoun air gogue-nard) Tu mourras vieux Mathis et le plus honnecircte homme du pays tu verras tes enfants et tes petits-enfants dans la joie et lrsquoon mettra sur ta tombe une belle pierre avec des inscriptions en lettres drsquoor du haut en bas (Silence) Allons allons tout srsquoest bien passeacute hellip Seulement puisque tu recircves et que Catherine ba-varde comme une pie devant le meacutedecin tu coucheras lagrave-haut la clef dans ta poche les murs trsquoeacutecouteront srsquoils veulent (Il se legraveve) Et maintenant nous allons compter les eacutecus du gendrehellip pour que le gendre nous aimehellip (Il rit) pour qursquoil soutienne le beau-pegravere si le beau-pegravere disait des becirctises apregraves avoir bu un coup de trophellip Heacute heacute heacute crsquoest un finaud Christian ce nrsquoest pas un Kelz agrave moitieacute sourd et aveugle qui dressait des procegraves-verbaux drsquoune aune et rien dedans non il serait bien capable de mettre le nez sur une bonne piste La premiegravere fois que je lrsquoai vu je me suis dit mdash Toi tu seras mon gendrehellip et si le Polonais fait mine de ressusciter tu le repousseras dans lrsquoautre monde (Il devient grave et srsquoapproche du secreacutetaire qursquoil ouvre Puis il srsquoassied tire du fond un gros sac plein drsquoor qursquoil vide sur le de-vant et se met agrave compter lentement en rangeant les piles avec soin Cette occupation lui donne quelque chose de solennel De temps en temps il srsquoarrecircte examine une piegravece et continue apregraves lrsquoavoir peseacutee sur le bout du doigt ndash Bas) Nous disons

ndash 108 ndash

trente millehellip (comptant les piles) oui trente mille livreshellip un beau denier pour Annettehellip Heacute heacute heacute crsquoest gentil drsquoentendre grelotter ccedilahellip le gendarme sera content (Il poursuit puis exa-mine une piegravece avec plus drsquoattention que les autres) Du vieil orhellip (Il se tourne vers la lumiegravere) Ah celle-lagrave vient encore de la ceinturehellip Elle nous a fait joliment de bien la ceinturehellip (Recirc-vant) Ouihellip ouihellip sans cela lrsquoauberge aurait mal tourneacutehellip Il eacutetait tempshellip Huit jours plus tard lrsquohuissier Ott serait venu sur son char-agrave-bancshellip Mais nous eacutetions en regravegle nous avions les eacutecushellip soi-disant de heacuteritage de lrsquooncle Martinehellip (Il remet la piegravece dans une pile qursquoil repasse) La ceinture nous a tireacute une vilaine eacutepine du piedhellip Si Catherine avait suhellip Pauvre Catherine hellip (Regardant les piles) Trente mille livreshellip (Bruit de sonnette il eacutecoute) Crsquoest la sonnette du moulinhellip (Appelant) Nickelhellip Nickel (La porte srsquoouvre Nickel paraicirct sur le seuil un alma-nach agrave la main)

VI

MATHIS NICKEL

NICKEL ndash Vous mrsquoavez appeleacute monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Il y a quelqursquoun au moulin

NICKEL ndash Non monsieur tout notre monde est agrave la messehellip La roue est arrecircteacutee

MATHIS ndash Jrsquoai entendu la sonnettehellip Tu eacutetais dans la grande salle

NICKEL ndash Oui monsieur je nrsquoai rien entendu

MATHIS ndash Crsquoest eacutetonnanthellip je croyaishellip (Il se met le petit doigt dans lrsquooreille ndash Agrave part) Mes bourdonnements me re-prennenthellip (Agrave Nickel) Qursquoest-ce que tu faisais donc lagrave

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NICKEL ndash Je lisais le Messager boiteux

MATHIS ndash Des histoires de revenants bien sucircr

NICKEL ndash Non monsieur le bourgmestre une drocircle drsquohistoire Des gens drsquoun petit village de la Baviegravere des voleurs qursquoon a deacutecouverts au bout de vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau qui se trouvait chez un forgeron dans un tas de ferraille Tous ont eacuteteacute pris ensemble comme une nicheacutee de loups la megravere les deux fils et le grand-pegraverehellip On les a pen-dus lrsquoun agrave cocircteacute de lrsquoautrehellip Regardezhellip (Il preacutesente lrsquoalmanach)

MATHIS brusquement ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bon hellip Tu ferais mieux de lire ta messehellip (Nickel sort)

VII

MATHIS seul puis CHRISTIAN

MATHIS haussant les eacutepaules ndash Des gens qursquoon pend apregraves vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau Imbeacutecileshellip il fallait faire comme moihellip ne pas laisser de preuves (Il poursuit ses comptes) Je disais trente mille livres oui crsquoest bien ccedilahellip une deuxhellip troishellip (Ses paroles finissent par srsquoeacuteteindre Il prend les piles drsquoor et les laisse tomber dans le sac qursquoil ficelle avec soin) Ont-ils de la chance hellip Ce nrsquoest pas agrave moi qursquoon a fait des cadeaux pareilshellip Il a fallu tout gagner liard par liard Enfinhellip enfinhellip les uns naissent avec un bon numeacutero les autres sont forceacutes de se faire une position (Il se legraveve) Voilagrave tout en regravegle (On toque agrave la vitre il regarde ndash Bas) Chris-tianhellip (Eacutelevant la voix) Entrez Christian entrez (Il se dirige vers la porte Christian paraicirct)

CHRISTIAN lui serrant la main ndash Eh bien monsieur Ma-this vous allez mieux

ndash 110 ndash

MATHIS ndash Oui ccedila ne va pas mal Tenez Christian je viens de compter la dot drsquoAnnettehellip de beaux louis sonnantshellip du bel or Ccedila fait toujours plaisir agrave voir mecircme quand on doit le don-ner Ccedila vous rappelle des souvenirs de travail de bonne con-duitehellip de bonnes veines on voit pour ainsi dire deacutefiler devant ses yeux toute sa jeunesse et lrsquoon pense que tout ccedila va profiter agrave ses enfants ccedila vous touchehellip ccedila vous attendrit

CHRISTIAN ndash Je vous crois monsieur Mathis lrsquoargent bien gagneacute par le travail est le seul qui profite crsquoest comme la bonne semence qui legraveve toujours et qui produit les moissons

MATHIS ndash Voilagrave justement ce que je pensais Et je me di-sais aussi qursquoon est bien heureux quand la bonne semence tombe dans la bonne terre

CHRISTIAN ndash Vous voulez que nous signions le contrat au-jourdrsquohui

MATHIS ndash Oui plus tocirct ce sera fait mieux ccedila vaudra Je nrsquoai jamais aimeacute remettre les choses Je ne peux pas souffrir les gens qui ne sont jamais deacutecideacutes Une fois qursquoon est drsquoaccord il nrsquoy a plus de raison pour renvoyer les affaires de semaine en semaine ccedila prouve peu de caractegravere et les hommes doivent avoir du caractegravere

CHRISTIAN ndash Heacute monsieur Mathis moi je ne demande pas mieux mais je pensais que peut-ecirctre mademoiselle An-nettehellip

MATHIS ndash Annette vous aimehellip ma femme aussihellip tout le mondehellip (Il ferme le secreacutetaire)

CHRISTIAN ndash Eh bien signons

MATHIS ndash Oui et le contrat signeacute nous ferons la noce

CHRISTIAN ndash Monsieur Mathis vous ne pouvez rien me dire de plus agreacuteable

ndash 111 ndash

MATHIS souriant ndash On nrsquoest jeune qursquoune foishellip il faut profiter de sa jeunesse Maintenant la dot est precircte et jrsquoespegravere que vous en serez content

CHRISTIAN ndash Vous savez moi monsieur Mathis je nrsquoapporte pas grandrsquochosehellip Je nrsquoaihellip

MATHIS ndash Vous apportez votre courage votre bonne con-duite et votre grade quant au reste je mrsquoen charge je veux que vous ayez du bien Seulement Christian il faut que vous me fas-siez une promesse

CHRISTIAN ndash Quelle promesse

MATHIS ndash Les jeunes gens sont ambitieux ils veulent avoir de lrsquoavancement crsquoest tout naturel Je demande que vous restiez au village malgreacute tout tant que nous vivrons Catherine et moi Vous comprenez nous nrsquoavons qursquoune enfant nous lrsquoaimons comme les yeux de notre tecircte et de la voir partir ccedila nous cregraveve-rait le cœur

CHRISTIAN ndash Mon Dieu monsieur Mathis je ne serai ja-mais aussi bien que dans la famille drsquoAnnette ethellip

MATHIS ndash Me promettez-vous de rester quand mecircme on vous proposerait de passer officier ailleurs

CHRISTIAN ndash Oui

MATHIS ndash Vous mrsquoen donnez votre parole drsquohonneur

CHRISTIAN ndash Je vous la donne avec plaisir

MATHIS ndash Cela suffit Je suis content (Agrave part) Il fallait ce-la (Haut) Et maintenant causons drsquoautre chose Vous ecirctes res-teacute tard ce matin vous aviez donc des affaires Annette vous a attendu mais agrave la finhellip

CHRISTIAN ndash Ah crsquoest une chose eacutetonnantehellip une chose qui ne mrsquoest jamais arriveacutee Figurez-vous que jrsquoai lu des procegraves-

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verbaux depuis cinq heures jusqursquoagrave dixhellip Le temps passaithellip plus je lisais plus jrsquoavais envie de lire

MATHIS ndash Quels procegraves-verbaux

CHRISTIAN ndash Touchant lrsquoaffaire du juif polonais qursquoon a tueacute sous le grand pont Heinrich mrsquoavait raconteacute cette affaire avant-hier soir ccedila me trottait en tecircte Crsquoest pourtant bien eacuteton-nant monsieur Mathis qursquoon nrsquoait jamais rien deacutecouvert

MATHIS ndash Sans doutehellip sans doutehellip

CHRISTIAN drsquoun air drsquoadmiration ndash Savez-vous que celui qui a fait le coup devait ecirctre un ruseacute gaillard tout de mecircme Quand on pense que tout eacutetait en lrsquoair la gendarmerie le tribu-nal la police touthellip et qursquoon nrsquoa pas seulement trouveacute la moindre trace Jrsquoai lu ccedilahellip jrsquoen suis encore eacutetonneacute

MATHIS ndash Oui ce nrsquoeacutetait pas une becircte

CHRISTIAN ndash Une becircte hellip crsquoest-agrave-dire que crsquoeacutetait un homme tregraves fin un homme qui aurait pu devenir le plus fin gendarme du deacutepartement

MATHIS ndash Vous croyez

CHRISTIAN ndash Jrsquoen suis sucircr Car il y a tant tant de moyens pour rechercher les gens dans les plus petites affaires et si peu sont capables drsquoen reacutechapper que pour un crime pareil il fallait un esprit extraordinaire

MATHIS ndash Eacutecoutez Christian ce que vous dites montre votre bon sens Jrsquoai toujours penseacute qursquoil fallait mille fois plus de finesse je dis de la mauvaise finesse vous entendez bien de la ruse dangereuse pour eacutechapper aux gendarmes que pour deacute-terrer les gueux parce qursquoon a tout le monde contre soi

CHRISTIAN ndash Crsquoest clair

ndash 113 ndash

MATHIS ndash Ouihellip Et ensuite celui qui a fait un mauvais coup lorsqursquoil a gagneacute veut en faire un second un troisiegraveme comme les joueurs Il trouve tregraves commode drsquoavoir de lrsquoargent sans travailler presque toujours il recommence jusqursquoagrave ce qursquoon le prenne Je crois qursquoil lui faut beaucoup de courage pour rester sur son premier coup

CHRISTIAN ndash Vous avez raison monsieur Mathis et celui dont nous parlons doit srsquoecirctre retenu depuis Mais le plus eacuteton-nant crsquoest qursquoon nrsquoait jamais retrouveacute la moindre trace du Polo-nais savez-vous lrsquoideacutee qui mrsquoest venue

MATHIS ndash Quelle ideacutee

CHRISTIAN ndash Dans ce temps il y avait plusieurs fours agrave placirctre sur la cocircte de Weacutechem Je pense qursquoon aura brucircleacute le corps dans lrsquoun de ces fours et que pour cette cause on nrsquoa pas retrou-veacute drsquoautre piegravece de conviction que le manteau et le bonnet Le vieux Kelz qui suivait lrsquoancienne routine nrsquoa jamais penseacute agrave ce-la

MATHIS ndash Crsquoest bien possiblehellip cette ideacutee ne mrsquoeacutetait pas venue Vous ecirctes le premierhellip

CHRISTIAN ndash Oui monsieur Mathis jrsquoen mettrais ma main au feu Et cette ideacutee megravene agrave bien drsquoautres Si lrsquoon connaissait les gens qui brucirclaient du placirctre dans ce temps-lagravehellip

MATHIS ndash Prenez garde Christian jrsquoen brucirclais moi jrsquoavais un four quand le malheur est arriveacute

CHRISTIAN riant ndash Oh vous monsieur Mathis hellip (Ils rient tous les deux Annette et Catherine paraissent agrave une fe-necirctre du fond)

ANNETTE du dehors ndash Il est lagrave (Christian et Mathis se retournent La porte srsquoouvre Catherine paraicirct puis Annette)

ndash 114 ndash

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CATHERINE ANNETTE

MATHIS ndash Eh bien Catherine est-ce que les autres arri-vent

CATHERINE ndash Ils sont deacutejagrave tous dans la salle le notaire leur lit le contrat

MATHIS ndash Bonhellip bon (Annette et Christian se reacuteunissent et causent agrave voix basse)

CHRISTIAN tenant les mains drsquoAnnette ndash Oh mademoi-selle Annette que vous ecirctes gentille avec cette belle toque

ANNETTE ndash Crsquoest le pegravere qui me lrsquoa apporteacutee de Ribeauvil-leacute

Christian ndash Voilagrave ce qui srsquoappelle un pegravere

MATHIS se regardant dans le miroir ndash On se rase un jour comme celui-ci (Se retournant drsquoun air joyeux) Heacute mareacutechal des logis voici le grand moment

CHRISTIAN sans se retourner ndash Oui monsieur Mathis

MATHIS ndash Eh bien savez-vous ce qursquoon fait quand tout le monde est drsquoaccord quand le pegravere la megravere et la fille sont con-tents

CHRISTIAN ndash Qursquoest-ce qursquoon fait

MATHIS ndash On souhaite le bonjour agrave celle qui sera notre femme on lrsquoembrasse heacute heacute heacute

CHRISTIAN ndash Est-ce vrai mademoiselle Annette

ANNETTE lui donnant la main ndash Oh je ne sais pas moi monsieur Christian (Christian lrsquoembrasse)

ndash 115 ndash

MATHIS ndash Il faut bien faire connaissance (Annette et Christian se regardent tout attendris Silence Catherine assise pregraves du fourneau se couvre la figure de son tablier elle semble pleurer)

MATHIS prenant la main de Catherine ndash Catherine re-garde donc ces braves enfantshellip comme ils sont heureux Quand je pense que nous avons eacuteteacute comme ccedila (Catherine se tait Mathis agrave part drsquoun air recircveur) Crsquoest pourtant vrai jrsquoai eacuteteacute comme ccedila (Haut) Allons allons tout va bien (Prenant le bras de Catherine et lrsquoemmenant) Arrive il faut laisser un peu ces enfants seuls Je suis sucircr qursquoils ont bien des choses agrave se dire ndash Pourquoi pleures-tu Es-tu facirccheacutee

CATHERINE ndash Non

MATHIS ndash Eh bien donc puisque ccedila devait arriver nous ne pouvons rien souhaiter de mieux (Ils sortent)

IX

CHRISTIAN ANNETTE

CHRISTIAN ndash Crsquoest donc vrai Annette que nous allons ecirctre marieacutes ensemblehellip bien vrai

ANNETTE souriant ndash Eh oui le notaire est lagravehellip si vous voulez le voir

CHRISTIAN ndash Non mais jrsquoai de la peine agrave croire agrave mon bonheur Moi Christian Becircme simple mareacutechal des logis eacutepou-ser la plus jolie fille du pays la fille du bourgmestre de M Mathis lrsquohomme le plus honorable et le plus richehellip voyez-vous ccedila me paraicirct comme un recircve Crsquoest pourtant vrai dites Annette

ndash 116 ndash

ANNETTE ndash Mais ouihellip crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Comme les choses arriventhellip Il faut que le bon Dieu me veuille du bien ce nrsquoest pas possible autrement Tant que je vivrai Annette je me rappellerai la premiegravere fois que je vous ai vue Crsquoeacutetait le printemps dernier devant la fon-taine au milieu de toutes les filles du village vous riiez en-semble en lavant le linge Moi jrsquoarrivais agrave cheval de Wasse-lonne avec le vieux Fritz nous eacutetions alleacutes porter une deacutepecircche Je vous vois encore avec votre petite jupe coquelicot vos bras blancs et vos joues rouges vous tourniez la tecircte et vous me re-gardiez venir

ANNETTE ndash Crsquoeacutetait deux jours apregraves Pacircques je mrsquoen sou-viens bien

CHRISTIAN ndash Dieu du ciel jrsquoy suis encore Je dis agrave Fritz sans avoir lrsquoair de rien laquo Qursquoest-ce donc que cette jolie fille pegravere Fritz mdash Ccedila mareacutechal des logis crsquoest mademoiselle Ma-this la fille du bourgmestre la plus riche et la plus belle des en-virons raquo Aussitocirct je pense Bon ce nrsquoest pas pour toi Christian ce nrsquoest pas pour toi malgreacute tes cinq campagnes et tes deux blessures ndash Et depuis ce moment je me disais toujours en moi-mecircme Y a-t-il des gens heureux dans ce monde des gens qui nrsquoont jamais risqueacute leur peau et qui attrapent tout ce qursquoil y a de plus agreacuteable Un garccedilon riche va venir le fils drsquoun notaire drsquoun brasseur nrsquoimporte quoi il dira laquo Ccedila me convient raquo Et bonsoir

ANNETTE ndash Oh je nrsquoaurais pas voulu

CHRISTIAN ndash Mais si vous lrsquoaviez aimeacute ce garccedilon

ANNETTE ndash Je nrsquoaurais pas pu lrsquoaimer puisque jrsquoen aime un autre

CHRISTIAN attendri ndash Annette vous ne saurez jamais combien ccedila me fait plaisir de vous entendre direhellip Nonhellip vous ne le saurez jamais (Annette rougit et baisse les yeux Silence

ndash 117 ndash

Christian lui prend la main) Vous rappelez-vous Annette cet autre jour agrave la fin des moissons quand on rentrait les derniegraveres gerbes et que vous eacutetiez sur la voiture avec le bouquet et trois ou quatre autres filles du village Vous chantiez de vieux airshellip De loin je vous eacutecoutais et je pensais Elle est lagrave Aussitocirct je commence agrave galoper sur la route Alors vous en me voyant tout agrave coup vous ne chantez plus Les autres vous disaient laquo Chante donc Annette chante raquo Mais vous ne vouliez plus chanter Pourquoi donc est-ce que vous ne chantiez plus

ANNETTE ndash Je ne sais pashellip jrsquoeacutetais honteuse

CHRISTIAN ndash Vous nrsquoaviez encore rien pour moi

ANNETTE ndash Oh si

CHRISTIAN ndash Vous mrsquoaimiez deacutejagrave

ANNETTE ndash Oui

ndash 118 ndash

CHRISTIAN ndash Eh bien tenez cette chose-lagrave mrsquoa donneacute du chagrin je pensais elle ne veut pas chanter devant un gen-darme elle est trop fiegravere

ANNETTE ndash Ohhellip Christian

CHRISTIAN ndash Oui ccedila mrsquoa donneacute beaucoup de chagrin Je devenais triste Le pegravere Fritz me disait laquo Vous avez quelque chose mareacutechal des logis bien sucircr vous avez quelque chose raquo Mais je ne voulais rien reconnaicirctre et je lui reacutepondais laquo Lais-sez-moi tranquillehellip Occupez-vous de votre servicehellip Ccedila vaudra mieux raquo Je mrsquoen voulais agrave moi-mecircme si je nrsquoavais pas connu mes devoirs jrsquoaurais fait deux procegraves-verbaux aux deacutelinquants au lieu drsquoun

ANNETTE souriant ndash Ccedila ne vous empecircchait pas de mrsquoaimer tout de mecircme

CHRISTIAN ndash Non crsquoeacutetait plus fort que moi Chaque fois que je passais devant la maison et que vous regardiezhellip

ANNETTE ndash Je regardais toujourshellip Je vous entendais bien venir allez

CHRISTIAN ndash Chaque fois je pensais Quelle jolie fille hellip quelle jolie fille hellip Celui-lagrave pourra se vanter drsquoavoir de la chance qui lrsquoaura en mariage

ANNETTE souriant ndash Et vous veniez tous les soirshellip

CHRISTIAN ndash Apregraves le service Jrsquoarrivais toujours le pre-mier agrave lrsquoauberge soi-disant prendre ma chope et quand vous me lrsquoapportiez vous-mecircme je ne pouvais pas mrsquoempecirccher de rougir Crsquoest drocircle pour un vieux soldat un homme qui a fait la guerrehellip Eh bien crsquoest pourtant comme cela Vous le voyiez peut-ecirctre

ANNETTE ndash Ouihellip jrsquoeacutetais contente (Ils se regardent et rient ensemble)

ndash 119 ndash

CHRISTIAN lui serrant les mains ndash Oh Annettehellip An-nettehellip comme je vous aime

ANNETTE ndash Et moi je vous aime bien aussi Christian

CHRISTIAN ndash Depuis le commencement

ANNETTE ndash Oui depuis le premier jour que je vous ai vu Tenez jrsquoeacutetais justement agrave cette fenecirctre avec Loiumls nous filions sans penser agrave rien Voilagrave que Loiumls dit laquo Le nouveau mareacutechal des logis raquo Moi jrsquoouvre le rideau et en vous voyant agrave cheval je pense tout de suite Celui-lagrave me plairait bien (Elle se cache la figure des deux mains comme honteuse)

CHRISTIAN ndash Et dire que sans le pegravere Fritz je nrsquoaurais ja-mais oseacute vous demander en mariage Vous eacutetiez tellement tel-lement au-dessus drsquoun simple mareacutechal des logis que je nrsquoaurais jamais eu cet orgueil Si je vous racontais comme jrsquoai pris courage vous ne pourriez pas le croire

ANNETTE ndash Ccedila ne fait rienhellip racontez toujours

CHRISTIAN ndash Eh bien un soir en faisant le pansage tout agrave coup Fritz me dit laquo Mareacutechal des logis vous aimez mademoi-selle Mathis ndash En entendant ccedila je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes mdash Vous aimez mademoiselle Mathishellip Pourquoi donc est-ce que vous ne la demandez pas en mariage mdash Moi moi est-ce que vous me prenez pour une becircte Est-ce qursquoune fille pareille voudrait drsquoun mareacutechal des logis Vous ne pensez pas agrave ce que vous dites Fritz mdash Pourquoi pas mademoiselle Mathis vous regarde drsquoun bon œil chaque fois que le bourg-mestre vous rencontre il vous crie de loin mdash Heacute bonjour donc monsieur Christian comment ccedila va-t-il Venez donc me voir plus souvent jrsquoai reccedilu du wolxhein nous boirons un bon coup Jrsquoaime les jeunes gens actifs moi raquo Crsquoest vrai M Mathis me disait ccedila

ANNETTE ndash Oh je savais bien qursquoil vous aimaithellip Crsquoest un si bon pegravere

ndash 120 ndash

CHRISTIAN ndash Oui je trouvais ccedila bien honnecircte de sa part mais drsquoaller croire qursquoil me donnerait sa fille comme une poi-gneacutee de main ccedila mrsquoavait lrsquoair de faire une grande diffeacuterence vous comprenez Aussi tout ce que me racontait Fritz ou rien crsquoeacutetait la mecircme chose et je lui dis laquo La preuve que je ne suis pas aussi becircte que vous croyez pegravere Fritz crsquoest que je vais de-mander mon changement mdash Ne faites pas ccedilahellip ne faites pas ccedila Je suis sucircr que tout ira bien seulement vous nrsquoavez pas de courage pour un homme fier et qui a fait ses preuves crsquoest eacutetonnant Mais puisque vous nrsquoosez pas moi jrsquoose mdash Vous mdash Oui raquo Et je ne sais comment le voilagrave qui part sans que jrsquoaie reacute-pondu Dieu du ciel il nrsquoeacutetait pas plus tocirct dehors que jrsquoaurais voulu le rappeler Tout tournait dans ma tecircte jrsquoavais honte de moi-mecircme Je montehellip Je me cache derriegravere le volethellip Le temps duraithellip duraithellip Fritz restait toujours Je me figurais qursquoon lui faisait des excuses comme on en fait vous savez Que la fille est trop jeunehellip qursquoelle a le temps drsquoattendre etc etc et fina-lement qursquoon le mettait dehors

ndash 121 ndash

ANNETTE ndash Pauvre Christian

CHRISTIAN ndash Agrave la fin des fins le voilagrave qui rentre Je lrsquoentends qui me crie dans lrsquoalleacutee laquo Mareacutechal des logis ougrave diable ecirctes-vous mdash Eh bien me voilagrave On vous a donneacute le panier mdash Le panier allons donchellip tout le monde vous veut tout le monde le pegravere la megraverehellip mdash Et mademoiselle Annette mdash Mademoiselle Annette je crois bien raquo Alors moi voyez-vous en entendant ccedila je suis tellement heureuxhellip le pegravere Fritz nrsquoest pas beau nrsquoest-ce pas hellip eh bien je le prends (il passe ses bras autour du cou drsquoAnnette) et je lrsquoembrassehellip je lrsquoembrasse (Il embrasse Annette qui rit) Enfin je nrsquoai jamais eu de bon-heur pareil

ANNETTE ndash Crsquoest comme moi quand on mrsquoa dit laquo M Christian te demande en mariage est-ce que tu le veux raquo Tout de suite jrsquoai crieacute mdash Je nrsquoen veux pas drsquoautrehellip jrsquoaime mieux mourir que drsquoen avoir un autre ndash Je pleurais sans savoir pour-quoi et mon pegravere avait beau me dire laquo Allons allons ne pleure pashellip tu lrsquoauras puisque tu le veux raquo Ccedila ne mrsquoempecircchait pas de pleurer tout de mecircme (Ils rient La porte srsquoouvre Ma-this paraicirct sur le seuil il est en habit de gala culotte de pe-luche bottes montantes gilet rouge habit carreacute agrave boutons de meacutetal et large feutre agrave lrsquoalsacienne)

X

LES PREacuteCEacuteDENTS MATHIS

MATHIS drsquoun ton grave ndash Eh bien mes enfants tout est precirct (Agrave Christian) Vous connaissez lrsquoacte Christian si vous voulez le relire

CHRISTIAN ndash Non monsieur Mathis crsquoest inutile

ndash 122 ndash

MATHIS ndash Il ne srsquoagit donc plus que de signer (Allant agrave la porte) Walter Heinrich entrezhellip que tout le monde entrehellip Les grandes choses de la vie doivent se passer sous les yeux de tout le monde Crsquoeacutetait notre ancienne coutume en Alsace une cou-tume honnecircte Voilagrave ce qui faisait la sainteteacute des actes bien mieux que les eacutecrits (Pendant que Mathis parle Walter Hein-rich la megravere Catherine Loiumls Nickel et des eacutetrangers entrent Les uns vont serrer la main agrave Christian les autres feacutelicitent Annette On se range agrave mesure autour de la chambre Le vieux notaire entre le dernier saluant agrave droite et agrave gauche son por-tefeuille sous le bras Loiumls roule le fauteuil devant la table Si-lence geacuteneacuteral Le notaire srsquoassied et toute lrsquoassembleacutee hommes et femmes se presse autour de lui)

XI

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH CATHERINE LE

NOTAIRE LOIumlS NICKEL paysans et paysannes

LE NOTAIRE ndash Messieurs les teacutemoins vous avez entendu la lecture du contrat de mariage de M Christian Becircme mareacutechal des logis de gendarmerie et de Mlle Annette Mathis fille de Hans Mathis et de son eacutepouse leacutegitime Catherine Mathis neacutee Weber Quelqursquoun a-t-il des observations agrave faire (Silence) Si vous le deacutesirez nous allons le relire

PLUSIEURS ndash Non non crsquoest inutile

LE NOTAIRE se levant ndash Nous allons donc passer agrave la si-gnature

MATHIS agrave haute voix drsquoun accent solennel ndash Un instanthellip laissez-moi dire quelques mots (Se tournant vers Christian) Christian eacutecoutez-moi Je vous considegravere aujourdrsquohui comme un fils et je vous confie le bonheur drsquoAnnette Vous savez que ce

ndash 123 ndash

qursquoon a de plus cher au monde ce sont nos enfants ou si vous ne le savez pas encore vous le saurez plus tard Vous saurez que crsquoest en eux qursquoest toute notre joie toute notre espeacuterance et toute notre vie que pour eux rien ne nous est peacutenible ni le tra-vail ni la fatigue ni les privations qursquoon leur sacrifie tout et que nos plus grandes misegraveres ne sont rien aupregraves du chagrin de les voir malheureux ndash Vous comprendrez donc Christian quelle est ma confiance en vous combien je vous estime pour vous confier le bonheur de notre enfant unique sans crainte et mecircme avec joie

Bien des partis riches se sont preacutesenteacutes Si je nrsquoavais consi-deacutereacute que la fortune jrsquoaurais pu les accepter mais bien avant la fortune je place la probiteacute et le courage que drsquoautres meacuteprisent Ce sont lagrave les vraies richesses celles que nos anciens estimaient drsquoabord et que je place au-dessus de tout Agrave force drsquoamasser et de srsquoenrichir on peut avoir trop drsquoargent on nrsquoa jamais trop drsquohonneur ndash Jrsquoai donc repousseacute ceux qui nrsquoapportaient que de lrsquoargent et je reccedilois dans ma famille celui qui nrsquoa que sa bonne conduite son courage et son bon cœur (Se tournant vers les assistants et eacutelevant la voix) Oui je choisis Christian Becircme entre tous parce que crsquoest un honnecircte homme et que je sais qursquoil rendra ma fille heureuse

CHRISTIAN eacutemu ndash Monsieur Mathis je vous le promets (Il lui serre la main)

MATHIS ndash Eh bien signons

LE NOTAIRE Il se retourne dans son fauteuil Les paroles que tout le monde vient drsquoentendre sont de bonnes paroles des paroles justes pleines de bon sens et qui montrent bien la sa-gesse de M Mathis Jrsquoai fait beaucoup de mariages dans ma vie crsquoeacutetait toujours le preacute qursquoon mariait avec la maison le verger avec le jardin les eacutecus de six livres avec les piegraveces de cent sous Mais de marier la fortune avec lrsquohonneur le bon caractegraverehellip voi-lagrave ce que jrsquoappelle beau ce que jrsquoestime ndash Et croyez-moi jrsquoai lrsquoexpeacuterience des choses de la vie je vous preacutedis que ce mariage

ndash 124 ndash

sera un bon mariage un mariage heureux tel que le meacuteritent drsquohonnecirctes gens Ces mariages-lagrave deviennent de plus en plus rares (Srsquoadressant au bourgmestre) Monsieur Mathis

MATHIS ndash Quoi monsieur Hornus

LE NOTAIRE ndash Il faut que je vous serre la main vous avez bien parleacute

MATHIS ndash Jrsquoai dit ce que je pense

WALTER ndash Oui oui tu penses comme ccedila malheureuse-ment bien peu drsquoautres te ressemblent

HEINRICH ndash Je nrsquoai pas lrsquohabitude de mrsquoattendrir mais crsquoeacutetait tregraves bien (Annette et Catherine srsquoembrassent en pleu-rant Plusieurs autres femmes les entourent quelques-unes sanglotent Mathis ouvre le secreacutetaire il en tire une grande sacoche qursquoil deacutepose sur la table devant le notaire Tout le monde regarde eacutemerveilleacute)

MATHIS gravement ndash Monsieur le notaire voici la dothellip elle eacutetait precircte depuis deux anshellip Ce ne sont pas des pro-messeshellip ce nrsquoest pas du papierhellip crsquoest de lrsquoorhellip trente mille francs en bon or de France

TOUS LES ASSISTANTS bas ndash Trente mille francs hellip

CHRISTIAN ndash Crsquoest trop monsieur Mathis

MATHIS riant de bon cœur ndash Allons donc Christian entre le pegravere et le fils on ne compte pas Quand nous serons partis Catherine et moi vous en trouverez bien drsquoautres ndash Ce qui me fait le plus de plaisir crsquoest que cet argent-lagrave voyez-vous crsquoest de lrsquoargent honnecirctehellip de lrsquoargent dont je connais la source Je sais qursquoil nrsquoy a pas un liard mal acquis lagrave-dedanshellip je saishellip (Bruit de sonnette dans la sacoche)

LE NOTAIRE se retournant ndash Allons monsieur Christian allonshellip votre signaturehellip (Christian va signer Mathis reste

ndash 125 ndash

immobile les yeux fixeacutes sur la sacoche comme frappeacute de stu-peur)

WALTER passant la plume agrave Christian ndash On ne signe pas tous les jours des contrats pareils mareacutechal des logis

CHRISTIAN riant ndash Ah non pegravere Walter non hellip (Il signe et donne la plume agrave Catherine)

MATHIS agrave part regardant agrave droite et agrave gauche ndash Les autres nrsquoentendent rien hellip

LE NOTAIRE ndash Monsieur le bourgmestre agrave votre tour et tout est fini

CATHERINE ndash Tiens Mathis voici la plumehellip moi je ne sais pas signerhellip jrsquoai fait ma croix

MATHIS agrave part ndash Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles hellip

LE NOTAIRE indiquant du doigt la place sur le contrat ndash Ici monsieur le bourgmestrehellip agrave cocircteacute de madame Catherine (Le bruit de la sonnette redouble)

MATHIS agrave part drsquoun ton rude ndash Hardi Mathis hellip (Il srsquoapproche signe drsquoune main ferme puis il empoigne le sac drsquoeacutecus et le vide brusquement sur la table Quelques piegraveces tombent sur le plancher Eacutetonnement geacuteneacuteral)

CATHERINE ndash Ah mon Dieu qursquoest-ce que tu fais hellip (Elle court apregraves les piegraveces qui roulent)

MATHIS agrave part ndash Crsquoeacutetait le sang hellip (Haut) Je veux que le notaire compte la dot devant tout le monde (Avec un sourire eacutetrange) On aurait pu croire qursquoil y avait des gros sous au fond du sachellip

CHRISTIAN vivement ndash Ah monsieur Mathis agrave quoi pen-sez-vous

ndash 126 ndash

MATHIS eacutetendant le bras ndash Eacutecoutez Christian les secrets sont pour les gueux Entre honnecirctes gens tout doit se passer au grand jour Il faut que chacun puisse dire Jrsquoeacutetais lagravehellip jrsquoai vu la dot sur la tablehellip en beaux louis drsquoorhellip (Au notaire) Comptez monsieur Hornus

WALTER riant ndash Tu as quelquefois de drocircles drsquoideacutees Ma-this

LE NOTAIRE gravement ndash Monsieur le bourgmestre a rai-son crsquoest plus reacutegulier (Il commence agrave compter Mathis se penche les mains appuyeacutees au bord de la table et regarde Tout le monde se rapproche Silence)

MATHIS agrave part les yeux fixeacutes sur le tas de louis ndash Crsquoeacutetait le sang hellip

ndash 127 ndash

TROISIEgraveME PARTIE

LE REcircVE DU BOURGMESTRE

Une chambre au premier chez Mathis Alcocircve agrave gauche porte agrave droite deux fenecirctres au fond La nuit

I

MATHIS WALTER HEINRICH CHRISTIAN ANNETTE CATHERINE LOIumlS portant une chandelle allumeacutee et une carafe

ndash Ils entrent brusquement et semblent eacutegayeacutes par le vin

HEINRICH riant ndash Ha ha ha tout finit bienhellip il fallait quelque chose pour bien finir

WALTER ndash En avons-nous bu du wolxheim On se sou-viendra longtemps du contrat drsquoAnnette

CHRISTIAN ndash Alors crsquoest deacutecideacute Monsieur Mathis vous couchez ici

MATHIS ndash Oui crsquoest deacutecideacute (Agrave Loiumls) Loiumls mets la chan-delle et la carafe sur la table de nuit

CATHERINE ndash Quelle ideacutee Mathis

MATHIS ndash Jrsquoai besoin de fraicirccheur je ne veux pas encore attraper un coup de sang

ANNETTE bas agrave Christian ndash Il faut le laisser fairehellip quand il a ses ideacuteeshellip

ndash 128 ndash

CHRISTIAN ndash Eh bien monsieur Mathis puisque vous croyez que vous serez mieux icihellip

MATHIS ndash Oui je sais ce qursquoil me fauthellip La chaleur est cause de mon accidenthellip cela changerahellip (Il srsquoassied et com-mence agrave se deacuteshabiller On entend chanter au-dessous)

HEINRICH ndash Eacutecoutez comme les autres srsquoen donnent Ve-nez pegravere Walter redescendons

WALTER ndash Tu nous quittes au plus beau moment Mathis tu nous abandonnes

MATHIS brusquement ndash Je me fais une raison que diable Depuis onze heures du matin jusqursquoagrave minuit crsquoest bien assez

CATHERINE ndash Oui le meacutedecin lui a dit de prendre garde au vin blanchellip que ccedila lui jouerait un mauvais tour il en a deacutejagrave trop bu depuis ce matin

MATHIS ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bonhellip je vais boire un coup drsquoeau fraicircche avant de me coucher ccedila me calmera (Trois ou quatre buveurs entrent en se poussant)

LE PREMIER ndash Ha ha ha ccedila va bienhellip ccedila va bien

UN AUTRE ndash Bonsoir monsieur le bourgmestre bonsoir

UN AUTRE ndash Dites donc Heinrich vous ne savez pas le garde de nuit est en bas

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qursquoil veut

LE BUVEUR ndash Il veut qursquoon vide la sallehellip crsquoest lrsquoheure

MATHIS ndash Qursquoon lui fasse boire un bon coup et puis bon-soir tous

WALTER ndash Pour un bourgmestre il nrsquoy a pas de regraveglement

ndash 129 ndash

MATHIS ndash Le regraveglement est pour tout le monde

CATHERINE ndash Eh bien Mathis nous allons redescendre

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip vahellip Qursquoon me laisse en repos

WALTER lui donnant la main ndash Bonne nuit Mathis et pas de mauvais recircves

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Je ne recircve jamais ndash Bonne nuit toushellip allezhellip allez

CATHERINE ndash Quand il a quelque chose en tecircte hellip (Elle sort Tous deacutefilent en riant et crient dans lrsquoescalier mdash Bonsoir bonsoir monsieur le bourgmestre ndash Annette et Christian res-tent les derniers)

ndash 130 ndash

II

MATHIS ANNETTE CHRISTIAN

ANNETTE se penchant pour embrasser Mathis ndash Bonsoir mon pegravere dors bien

MATHIS lrsquoembrassant ndash Bonsoir mon enfant (Agrave Chris-tian qui se tient pregraves drsquoAnnette) Je serai mieux ici tout ce vin blanc ces cris ces chansons me montent agrave la tecirctehellip Je dormirai mieux

CHRISTIAN ndash Oui la chambre est fraicircche Bonne nuithellip dormez bien

MATHIS leur serrant la main ndash Pareillement mes en-fants (Annette et Christian sortent)

III

MATHIS seul

MATHIS il eacutecoute puis se legraveve et va fermer la porte au perron ndash Enfin me voilagrave deacutebarrasseacutehellip Tout va bienhellip le gen-darme est prishellip Je vais dormir sur les deux oreilles (Il se ras-sied et continue agrave se deacuteshabiller) Srsquoil arrive un nouveau hasard contre le beau-pegravere du mareacutechal des logis tout sera bientocirct eacutetouffeacute (Il bacircille et precircte lrsquooreille aux chants drsquoen bas) Il faut savoir srsquoarranger dans la viehellip il faut avoir les bonnes cartes en mainhellip Les bonnes cartes crsquoest touthellip La mauvaise chance ne vient jamais contre les bonnes carteshellip On arrange la chance (Il se legraveve du fauteuil et se dirige vers lrsquoalcocircve En ce moment la porte de lrsquoauberge en bas srsquoouvre les chants deacutebordent dans la rue Mathis legraveve le rideau et regarde) Ceux-lagrave maintenant ne demandent plus rien ils ont leur comptehellip Heacute heacute heacute vont-ils

ndash 131 ndash

faire des trous dans la neige avant drsquoarriver chez eux Crsquoest drocircle le vinhellip un verre de vinhellip et tout vous paraicirct en beau (Les chants srsquoeacuteloignent et se dispersent Mathis ouvre les fenecirctres tire les persiennes et redescend vers lrsquoalcocircve) Oui ccedila va bien (Il prend la carafe et boit) Ccedila va tregraves bien (Il remet la carafe sur la table de nuit entre dans lrsquoalcocircve et tire les rideaux Souf-flant la lumiegravere) Tu peux te vanter drsquoavoir bien meneacute tes af-faires Mathis (Il bacircille lentement et se couche) Personne ne trsquoentendra si tu recircveshellip personne hellip Les recircveshellip des folieshellip (Si-lence)

ndash 132 ndash

IV

MATHIS endormi dans lrsquoalcocircve ndash puis LE TRIBUNAL LE

PREacuteSIDENT LE PROCUREUR LES JUGES LES GENDARMES LE PUBLIC

(Le fond de la scegravene change lentement La lumiegravere vague drsquoabord croicirct peu agrave peu les lignes se preacutecisent on est dans un tribunal haute voucircte sombre des bancs en heacute-micycle sur le devant remplis de spectateurs deux fe-necirctres en ogive agrave vitraux de plomb les trois juges en toque et robe noire au fond sur leurs siegraveges le greffier agrave droite le procureur agrave gauche Petite porte lateacuterale com-muniquant au guichet Une table aux pieds des juges sur la table un manteau vert garni de fourrure et un bonnet de peau de martre Le preacutesident agite sa sonnette Mathis en guenilles hacircve paraicirct agrave la porte lateacuterale entoureacute de gendarmes Les souffrances du cachot sont peintes sur sa figure Il va srsquoasseoir sur la sellette trois gendarmes se

ndash 133 ndash

placent derriegravere lui ndash Toute cette scegravene mysteacuterieuse se passe dans une sorte de peacutenombre les paroles et les bruits sont des chuchotements Agrave mesure que lrsquoaction se preacutecise les paroles deviennent plus distinctes Crsquoest le tra-vail de lrsquoimagination du dormeur crsquoest son recircve qui se ma-teacuterialise ndash Sur un geste du preacutesident le greffier lit en psalmodiant lrsquoacte drsquoaccusation et les deacutepositions des teacute-moins On distingue de loin en loin ces mots laquo Nuit du 24 deacutecembrehellip Baruch Koweskihellip lrsquoaubergiste Mathishellip la ruse profondehellip en srsquoentourant de la consideacuteration pu-bliquehellip eacutechapper durant quinze anshellip lrsquoheure de la jus-ticehellip une circonstance indiffeacuterentehellip les fregraveres Hier-thegraveshellip raquo Nouveau silence Agrave la fin de cette lecture la scegravene srsquoeacuteclaire plus vivement)

LE PREacuteSIDENT ndash Accuseacute vous venez drsquoentendre les deacuteposi-tions des teacutemoins qursquoavez-vous agrave reacutepondre

MATHIS ndash Des teacutemoins des gens qui nrsquoont rien vuhellip des gens qui demeurent agrave deux trois lieues de lrsquoendroit ougrave srsquoest commis le crimehellip dans la nuithellip en hiverhellip Vous appelez cela des teacutemoins

LE PREacuteSIDENT ndash Reacutepondez avec calme ces gestes ces emportements ne peuvent vous ecirctre utiles ndash Vous ecirctes un homme ruseacute

MATHIS ndash Non monsieur le preacutesident je suis un homme simple

LE PREacuteSIDENT ndash Vous avez su choisir le momenthellip vous avez su deacutetourner les soupccedilonshellip vous avez eacutecarteacute toute preuve mateacuteriellehellip Vous ecirctes un ecirctre redoutable

MATHIS ndash Parce qursquoon ne trouve rien contre moi je suis re-doutable Tous les honnecirctes gens sont donc redoutables puisqursquoon ne trouve rien contre eux

ndash 134 ndash

LE PREacuteSIDENT ndash La voix publique vous accuse

MATHIS ndash Eacutecoutez messieurs les juges quand un homme prospegraverehellip quand il srsquoeacutelegraveve au-dessus des autres quand il srsquoacquiert de la consideacuteration et du bien des milliers de gens lrsquoenvient Vous savez cela crsquoest une chose qui se rencontre tous les jours Eh bien malheureusement pour moi des milliers drsquoenvieux depuis quinze ans ont vu prospeacuterer mes affaires et voilagrave pourquoi tous mrsquoaccusent ils voudraient me voir tomber ils voudraient me voir peacuterir Mais est-ce que des hommes justes pleins de bon sens doivent eacutecouter ces envieux Est-ce qursquoils ne devraient pas les forcer agrave se taire Est-ce qursquoils ne devraient pas les condamner

LE PREacuteSIDENT ndash Vous parlez bien accuseacute depuis long-temps vous avez eacutetudieacute ces discours en vous-mecircme Mais nous avons lrsquoœil clair nous voyons ce qui se passe en vous ndash Drsquoougrave vient que vous entendez des bruits de sonnette

MATHIS ndash Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette (Bruit de sonnette au dehors)

LE PREacuteSIDENT ndash Vous mentez Dans ce moment mecircme vous entendez ce bruithellip Dites-nous pourquoi

MATHIS ndash Ce nrsquoest rienhellip crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous nrsquoavouez pas la cause de ce bruit nous allons appeler le songeur pour nous lrsquoexpliquer

MATHIS ndash Il est vrai que jrsquoentends ce bruit

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez qursquoil entend ce bruit

MATHIS vivement ndash Ouihellip mais je lrsquoentends en recircve

LE PREacuteSIDENT ndash Eacutecrivez qursquoil lrsquoentend en recircve

MATHIS ndash Il est permis agrave tout honnecircte homme de recircver

ndash 135 ndash

UN SPECTATEUR bas agrave son voisin ndash Crsquoest vrai les recircves nous viennent malgreacute nous

UN AUTRE de mecircme ndash Tout le monde recircve

MATHIS se tournant vers le public ndash Eacutecoutez ne craignez rien pour moihellip Tout ceci nrsquoest qursquoun recircvehellip Si ce nrsquoeacutetait pas un recircve est-ce que ces juges porteraient des perruques comme du temps des anciens seigneurs il y a plus de cent ans A-t-on ja-mais vu des ecirctres assez fous pour srsquooccuper drsquoun bruit de son-nette qursquoon entend en recircve Il faudrait donc aussi condamner un chien qui gronde en recircvant Et voilagrave des juges hellip voilagrave des hommes qui pour de vaines penseacutees veulent faire pendre leur semblable hellip (Il part drsquoun grand eacuteclat de rire)

LE PREacuteSIDENT drsquoun accent seacutevegravere ndash Silence accuseacute si-lence vous approchez du jugement eacuteternel et vous osez rirehellip vous osez affronter les regards de Dieu hellip (Se tournant vers les juges) Messieurs les juges ce bruit de sonnette vient drsquoun sou-venirhellip Les souvenirs font la vie de lrsquohomme on entend la voix de ceux qursquoon a aimeacutes longtemps apregraves leur mort Lrsquoaccuseacute en-tend ce bruit parce qursquoil a dans son acircme un souvenir qursquoil nous cache ndash Le cheval du Polonais avait une sonnette hellip

MATHIS ndash Crsquoest fauxhellip je nrsquoai pas de souvenirs

LE PREacuteSIDENT ndash Taisez-vous

MATHIS avec colegravere ndash Un homme ne peut ecirctre condamneacute sur des suppositions Il faut des preuves Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez que lrsquoaccuseacute se contre-dit il avouaithellip maintenant il se reacutetracte

MATHIS srsquoemportant ndash Nonhellip je nrsquoentends rien hellip (Le bruit de sonnette se fait entendre) Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilleshellip (Le bruit redouble) Je demande Christian mon gendre (Eacutelevant la voix et regardant de tous les cocircteacutes)

ndash 136 ndash

Pourquoi Christian nrsquoest-il pas ici (Silence Les juges se regar-dent Chuchotements dans lrsquoauditoire Le bruit de sonnette srsquoeacuteloigne)

LE PREacuteSIDENT drsquoun ton grave ndash Accuseacute vous persistez dans vos deacuteneacutegations

MATHIS avec force ndash Ouihellip jrsquoai trop de sanghellip voilagrave tout Il nrsquoy a rien contre moi Crsquoest la plus grande injustice de tenir un honnecircte homme dans les prisons Je souffre pour la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Vous persistez hellip ndash Eh bien nous Rudi-ger baron de Mersbach grand preacutevocirct de Sa Majesteacute impeacuteriale en basse Alsace assisteacute de nos conseils et juges sieurs Louis de Falkenstein et de Feininger docteurs egraves droit ndash Consideacuterant que cette affaire traicircne depuis quinze ans qursquoil est impossible de lrsquoeacuteclaircir par les moyens ordinaires ndash Vu la prudence la ruse et lrsquoaudace de lrsquoaccuseacute ndash Vu la mort des teacutemoins qui pourraient nous eacuteclairer dans cette œuvre laborieuse agrave laquelle srsquoattache lrsquohonneur de notre tribunal ndash Attendu que le crime ne peut rester impuni que lrsquoinnocent ne peut succomber pour le cou-pable ndash Consideacuterant que cette cause doit servir drsquoexemple aux temps agrave venir pour reacutefreacutener lrsquoavarice la cupiditeacute de ceux qui se croient couverts par une longue suite drsquoanneacutees ndash Agrave ces causes ordonnons qursquoon entende le songeur ndash Huissiers faites entrer le songeur

MATHIS drsquoune voix terrible ndash Je mrsquoy oppose je mrsquoy op-posehellip Les songes ne prouvent rien

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix ferme ndash Faites entrer le son-geur

MATHIS frappant sur la table ndash Crsquoest abominablehellip crsquoest contraire agrave la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous ecirctes innocent pourquoi donc re-doutez-vous le songeur Parce qursquoil lit dans les acircmes Croyez-

ndash 137 ndash

moi soyez calme ou vos cris prouveront que vous ecirctes cou-pable

MATHIS ndash Je demande lrsquoavocat Linder de Saverne pour une affaire pareille je ne regarde pas agrave la deacutepense Je suis calme comme un homme qui nrsquoa rien agrave se reprocherhellip Je nrsquoai peur de rienhellip mais les recircves sont des recircveshellip (Criant) Pourquoi Chris-tian nrsquoest-il pas ici Mon honneur est son honneurhellip Qursquoon le fasse venirhellip Crsquoest un honnecircte homme celui-lagrave (Srsquoexaltant) Christian je trsquoai fait riche viens me deacutefendre hellip (Silence La scegravene srsquoobscurcit Mathis dans lrsquoalcocircve soupire et srsquoagite Tout devient sombre Au bout drsquoun instant le tribunal reparaicirct dans lrsquoobscuriteacute et srsquoeacuteclaire drsquoun coup Mathis srsquoest rendormi pro-fondeacutement)

V

LES PREacuteCEacuteDENTS LE SONGEUR

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Asseyez-vous

LE SONGEUR ndash Monsieur le preacutesident et messieurs les juges crsquoest la volonteacute de votre tribunal qui me force agrave venir sans cela lrsquoeacutepouvante me tiendrait loin drsquoici

MATHIS ndash On ne peut croire aux folies des songeurs ils trompent le monde pour gagner de lrsquoargenthellip Ce sont des tours de physiquehellip Jrsquoai vu celui-ci chez mon cousin Bocircth agrave Ribeau-villeacute

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Pouvez-vous endormir cet homme

LE SONGEUR regardant Mathis ndash Je le puis Seulement existe-t-il quelques restes de la victime

ndash 138 ndash

LE PREacuteSIDENT indiquant les objets sur la table ndash Ce man-teau et ce bonnet

LE SONGEUR ndash Qursquoon revecircte lrsquoaccuseacute du manteau

MATHIS poussant un cri eacutepouvantable ndash Je ne veux pas

LE PREacuteSIDENT ndash Je lrsquoordonne

MATHIS se deacutebattant ndash Jamais hellip jamaishellip

LE PREacuteSIDENT ndash Vous ecirctes donc coupable

MATHIS ndash Christian hellip ougrave est Christian Il dira lui si je suis un honnecircte homme

UN SPECTATEUR agrave voix basse ndash Crsquoest terrible

MATHIS aux gendarmes qui lui mettent le manteau ndash Tuez-moi tout de suite

LE PREacuteSIDENT ndash Votre reacutesistance vous trahit malheureux

MATHIS ndash Je nrsquoai pas peurhellip (Il a le manteau et frissonne ndash Bas se parlant agrave lui-mecircme) Mathis si tu dors tu es perdu (Il reste debout les yeux fixeacutes devant lui comme frappeacute drsquohorreur)

UNE FEMME DU PEUPLE se levant ndash Je veux sortirhellip lais-sez-moi sortir

LrsquoHUISSIER ndash Silence (La femme se rassied Grand si-lence)

LE SONGEUR les yeux fixeacutes sur Mathis ndash Il dort

MATHIS drsquoun ton sourd ndash Nonhellip nonhellip je ne veux pashellip jehellip

LE SONGEUR ndash Je le veux

MATHIS drsquoune voix haletante ndash Ocirctez-moi ccedilahellip ocirctezhellip

ndash 139 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Il dort Que faut-il lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Ce qursquoil a fait dans la nuit du 24 deacutecembre il y a quinze ans

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes agrave la nuit du 24 deacutecembre 1818

MATHIS bas ndash Oui

LE SONGEUR ndash Quelle heure est-il

MATHIS ndash Onze heures et demie

LE SONGEUR ndash Parlezhellip je le veux

MATHIS ndash Les gens sortent de lrsquoauberge Catherine et la petite Annette sont alleacutees se coucher Kasper rentrehellip il me dit que le four agrave placirctre est allumeacute Je lui reacuteponds mdash Crsquoest bonhellip va dormir jrsquoirai lagrave-bas ndash Il montehellip Je reste seul avec le Polonais qui se chauffe au fourneau Dehors tout est endormi On nrsquoentend rien que de temps en temps la sonnette du cheval sous le hangar Il y a deux pieds de neige (Silence)

LE SONGEUR ndash Agrave quoi pensez-vous

MATHIS ndash Je pense qursquoil me faut de lrsquoargenthellip que si je nrsquoai pas trois mille francs pour le 31 lrsquoauberge sera exproprieacuteehellip Je pense qursquoil nrsquoy a personne dehorshellip qursquoil fait nuit et que le Po-lonais suivra la grande route tout seul dans la neige

LE SONGEUR ndash Est-ce que vous ecirctes deacutejagrave deacutecideacute agrave lrsquoattaquer

MATHIS apregraves un instant de silence ndash Cet homme est forthellip il a des eacutepaules largeshellip Je pense qursquoil se deacutefendra bien si quelqursquoun lrsquoattaque (Mouvement de Mathis)

LE SONGEUR ndash Qursquoavez-vous

ndash 140 ndash

MATHIS bas ndash Il me regardehellip Il a les yeux gris (Drsquoun ac-cent inteacuterieur comme se parlant agrave lui-mecircme) Il faut que je fasse le coup hellip

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes deacutecideacute

MATHIS ndash Ouihellip je ferai le coup hellip je risquehellip je risquehellip

LE SONGEUR ndash Parlez

MATHIS ndash Il faut pourtant que je voiehellip Je sors Tout est noirhellip il neige toujourshellip on ne verra pas mes traces dans la neige (Il legraveve la main et semble chercher quelque chose)

LE SONGEUR ndash Que faites-vous

MATHIS ndash Je tacircte dans le traicircneauhellip srsquoil y a des pistolets hellip (Les juges se regardent mouvement dans lrsquoauditoire) Il nrsquoa rienhellip je ferai le couphellip oui hellip (Il eacutecoute) On nrsquoentend rien dans le villagehellip Lrsquoenfant drsquoAnna Weacuteber pleurehellip Une chegravevre becircle dans lrsquoeacutetablehellip Le Polonais marche dans la chambre

LE SONGEUR ndash Vous rentrez

MATHIS ndash Oui Il a mis six francs sur la table je lui rends sa monnaiehellip Il me regarde bien (Silence)

LE SONGEUR ndash Il vous dit quelque chose

MATHIS ndash Il me demande combien jusqursquoagrave Mutzig hellip Quatre petites lieueshellip je lui souhaite un bon voyagehellip Il me reacute-pond Dieu vous beacutenisse (Silence) Ho ho (La figure de Ma-this change)

LE SONGEUR ndash Quoi

MATHIS bas ndash La ceinture (Brusquement drsquoune voix segraveche) Il sorthellip il est sorti hellip (Mathis en ce moment fait quelques pas les reins courbeacutes il semble suivre sa victime agrave la piste Le Songeur legraveve le doigt pour recommander lrsquoattention aux juges ndash Mathis eacutetendant la main ) La hache hellip ougrave est la

ndash 141 ndash

hache Ah ici derriegravere la porte ndash Quel froid la neige tombehellip pas une eacutetoilehellip Courage Mathis tu auras la ceinturehellip cou-rage (Silence)

LE SONGEUR ndash Il parthellip Vous le suivez

MATHIS ndash Oui

LE SONGEUR ndash Ougrave ecirctes-vous

MATHIS ndash Derriegravere le villagehellip dans les champshellip Quel froid (Il grelotte)

LE SONGEUR ndash Vous avez pris la traverse

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip (Eacutetendant le bras) Voici le grand ponthellip et lagrave-bas dans le fond le ruisseauhellip Comme les chiens pleurent agrave la ferme de Danielhellip comme ils pleurent hellip Et la forge du vieux Finck comme elle est rouge sur la cocircte hellip (Bas se parlant agrave lui-mecircme) Tuer un hommehellip tuer un homme Tu ne feras pas ccedila Mathishellip tu ne feras pas ccedilahellip Dieu ne veut pas hellip (Se remettant agrave marcher les reins courbeacutes) Tu es fou hellip Eacutecoute tu seras richehellip ta femme et ton enfant nrsquoauront plus besoin de rienhellip Le Polonais est venuhellip tant pishellip tant pishellip Il ne devait pas venir hellip Tu payeras tout tu nrsquoauras plus de detteshellip (Criant drsquoun ton sourd) Il nrsquoy a pas de bon Dieu il faut que tu lrsquoassommes hellip ndash Le ponthellip deacutejagrave le pont hellip (Silence il srsquoarrecircte et precircte lrsquooreille) Personne sur la route personnehellip (Drsquoun air drsquoeacutepouvante) Quel silence (Il srsquoessuie le front de la main) Tu as chaud Mathishellip ton cœur bathellip crsquoest agrave force de courirhellip Une heure sonne agrave Weacutechemhellip et la lune qui vienthellip Le Polonais est peut-ecirctre deacutejagrave passeacutehellip Tant mieuxhellip tant mieux hellip (Eacutecoutant) La sonnettehellip oui hellip (Il srsquoaccroupit brusquement et reste immobile Silence Tous les yeux sont fixeacutes sur lui ndash Bas) Tu seras richehellip tu seras richehellip tu seras riche hellip (Le bruit de la sonnette se fait entendre Une jeune femme se couvre la figure de son tablier drsquoautres deacutetournent la tecircte Tout agrave coup Mathis se dresse en poussant une sorte de rugissement et frappe un

ndash 142 ndash

coup terrible sur la table) Ah ah je te tienshellip juif hellip (Il se preacutecipite en avant et frappe avec une sorte de rage)

UNE FEMME ndash Ah mon Dieu hellip (Elle srsquoaffaisse)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix vibrante ndash Emportez cette femme (On emporte la femme)

MATHIS se redressant ndash Il a son compte (il se penche et regarde puis frappant un dernier coup) Il ne remue plushellip crsquoest fini (Il se relegraveve en exhalant un soupir et promegravene les yeux autour de lui) Le cheval est parti avec le traicircneau (Eacutecou-tant) Quelqursquoun hellip (Il se retourne eacutepouvanteacute et veut fuir) Nonhellip crsquoest le vent dans les arbreshellip (Se baissant) Vitehellip vitehellip la ceinture Je lrsquoaihellip ha (Il fait le geste de se boucler la cein-ture aux reins) Elle est pleine drsquoor toute pleine hellip Deacutepecircche-toihellip Mathishellip deacutepecircche-toi hellip (Il se baisse et semble charger le corps sur son eacutepaule puis il se met agrave tourner autour de la table du tribunal les reins courbeacutes le pas lourd comme un homme ployant sous un fardeau)

LE SONGEUR ndash Ougrave allez-vous

MATHIS srsquoarrecirctant ndash Au four agrave placirctre

LE SONGEUR ndash Vous y ecirctes

MATHIS ndash Oui (Faisant le geste de jeter son fardeau agrave terre) Comme il eacutetait lourd hellip (Il respire avec force puis il se baisse et semble ramasser de nouveau le cadavre ndash Drsquoune voix rauque) Va dans le feu juif va dans le feu hellip (Il semble pous-ser avec une perche de toutes ses forces Tout agrave coup il jette un cri drsquohorreur et srsquoaffaisse la tecircte entre les mains ndash Bas) Quels yeux hellip oh quels yeux hellip (Long silence Relevant la tecircte) Tu es fou Mathis hellip Regardehellip il nrsquoy a deacutejagrave plus rien que les oshellip Les os brucirclent aussihellip Maintenant la ceinturehellip Mets lrsquoor dans tes pocheshellip Crsquoest celahellip Personne ne saura rienhellip On ne trouve-ra pas de preuves

ndash 143 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Que faut-il encore lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Cela suffit (Au greffier) Vous avez eacutecrit

LE GREFFIER ndash Oui monsieur le preacutesident

LE PREacuteSIDENT ndash Eh bien qursquoon lrsquoeacuteveille et qursquoil voie lui-mecircme

LE SONGEUR ndash Eacuteveillez-voushellip je le veux (Mathis srsquoeacuteveille il est comme eacutetourdi)

MATHIS ndash Ougrave donc est-ce que je suis (Il regarde) Ah ouihellip Qursquoest-ce qui se passe

LE GREFFIER ndash Voici votre deacutepositionhellip Lisez

MATHIS apregraves avoir lu quelques lignes ndash Malheureux Jrsquoai tout dit hellip Je suis perdu hellip

LE PREacuteSIDENT aux juges ndash Vous venez drsquoentendrehellip il srsquoest condamneacute lui-mecircme

MATHIS arrachant le manteau ndash Je reacuteclamehellip crsquoest fauxhellip Vous ecirctes tous des gueux hellip Christianhellip mon gendrehellip Je de-mande Christianhellip

LE PREacuteSIDENT ndash Gendarmes imposez silence agrave cet homme (Les gendarmes entourent Mathis)

MATHIS se deacutebattant ndash Crsquoest un crime contre la justicehellip on mrsquoocircte mon seul teacutemoinhellip Je reacuteclame devant Dieu (Drsquoune voix deacutechirante) Christianhellip on veut tuer le pegravere de ta femmehellip Agrave mon secours (Il se deacutebat comme un furieux)

LE PREacuteSIDENT avec tristesse ndash Accuseacute vous me forcez de vous dire ce que jrsquoaurais voulu vous taire En apprenant les charges qui pesaient sur vous Christian Becircme srsquoest donneacute la mort hellip (Mathis reste comme stupeacutefieacute les yeux fixeacutes sur le preacute-

ndash 144 ndash

sident Grand silence Les juges se consultent agrave voix basse Au bout drsquoun instant le preacutesident se legraveve)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix lente ndash Attendu que dans la nuit du 24 deacutecembre 1808 entre minuit et une heure Hans Ma-this a commis sur la personne de Baruch Koweski le crime drsquoassassinat avec les circonstances aggravantes de preacutemeacutedita-tion de nuit et de vol agrave main armeacutee nous le condamnons agrave ecirctre pendu par le cou jusqursquoagrave ce que mort srsquoen suive (Se tournant vers un huissier) Huissier faites entrer le scharfrichter5 (Grande rumeur dans lrsquoauditoire Lrsquohuissier ouvre la porte de droite un petit homme vecirctu de rouge la face pacircle et les yeux brillants paraicirct sur le seuil Profond silence Le preacutesident eacutetend le bras vers Mathis Bruit violent de sonnette Mathis porte ses mains agrave sa tecircte et chancelle Tout disparaicirct ndash On se retrouve dans la chambre du bourgmestre Il fait grand jour le soleil entre par les fentes des persiennes et srsquoallonge en traicircneacutees lu-mineuses sur le plancher Les rideaux de lrsquoalcocircve srsquoagitent La carafe tombe de la table de nuit et se brise Au mecircme instant une musique joyeuse eacuteclate devant lrsquoauberge elle joue le vieil air de Lauterbach des voix nombreuses lrsquoaccompagnent Ce sont les garccedilons drsquohonneur qui donnent lrsquoaubade agrave la fianceacutee On entend les gens courir dans la rue Une fenecirctre srsquoouvre la musique cesse Grands eacuteclats de rire Voix nombreuses mdash La voilagrave la voilagravehellip crsquoest Annette hellip ndash La musique et les chants re-commencent et peacutenegravetrent dans lrsquoauberge Grand tumulte au-dessous Des pas rapides montent lrsquoescalier on frappe agrave la porte de Mathis)

CATHERINE dehors criant ndash Mathis legraveve-toi Il fait grand jour Tous les inviteacutes sont en bas (Silence On frappe plus fort)

5 Bourreau

ndash 145 ndash

CHRISTIAN de mecircme ndash Monsieur Mathis monsieur Ma-this (Silence) Comme il dorthellip (Drsquoautres pas montent lrsquoescalier On frappe agrave coups redoubleacutes)

WALTER de mecircme ndash Heacute Mathis Allons donchellip La noce est commenceacuteehellip hop hop hellip (Long silence) Crsquoest drocircle il ne reacutepond pas

CATHERINE drsquoune voix inquiegravete ndash Mathis Mathis (On entend des chuchotements une discussion puis la voix de Christian srsquoeacutelegraveve et dit drsquoun ton brusque mdash Non crsquoest inutile laissez-moi faire ndash et presque aussitocirct la porte secoueacutee vio-lemment srsquoouvre tout au large Christian paraicirct il est en grand uniforme)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Monsieur Mathis hellip (Il aperccediloit les deacutebris de la carafe sur le plancher court agrave lrsquoalcocircve eacutecarte les rideaux et pousse un cri)

CATHERINE accourant toute inquiegravete ndash Qursquoest-ce que crsquoest Qursquoest-ce qursquoil y a Christian

CHRISTIAN se retournant vivement ndash Ne regardez pas madame Catherine hellip (Il la prend dans ses bras et lrsquoentraicircne vers la porte en criant drsquoune voix enroueacutee) Le docteur Frantz le docteur Frantz

CATHERINE se deacutebattant ndash Laissez-moi Christianhellip je veux voirhellip

CHRISTIAN ndash Non (Criant dans lrsquoescalier agrave ceux qui se trouvent en bas) ndash Empecircchez Annette de monter ndash Oh mon Dieu mon Dieu (Pendant cette scegravene Walter Heinrich et un grand nombre drsquoinviteacutes hommes et femmes sont entreacutes dans la chambre ils se pressent autour de lrsquoalcocircve Heinrich ouvre les fenecirctres et pousse les persiennes)

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WALTER regardant Mathis ndash Il a la figure toute bleue (Stupeur geacuteneacuterale Le docteur Frantz entre tout essouffleacute On srsquoeacutecarte pour lui livrer passage)

LE DOCTEUR vivement ndash Crsquoest une attaque drsquoapoplexie (Tirant sa trousse de sa poche) Tenez le bras maicirctre Walterhellip Pourvu que le sang vienne (Les musiciens entrent leurs ins-truments agrave la main une foule de gens endimancheacutes les suivent chuchotant entre eux et marchant sur la pointe des pieds puis une jeune femme portant un enfant dans ses bras paraicirct sur le seuil et srsquoarrecircte interdite agrave la vue de tout ce monde Lrsquoenfant souffle dans une petite trompette)

WALTER ndash Le sang ne vient pas

LE DOCTEUR ndash Non (Se retournant avec colegravere) Faites donc taire cet enfant

LA JEUNE FEMME ndash Tais-toi Ludwig Donne (Elle veut lui prendre la trompette Lrsquoenfant reacutesiste et se met agrave pleurer)

LE DOCTEUR drsquoune voix triste ndash Crsquoest finihellip monsieur le bourgmestre est morthellip le vin blanc lrsquoa tueacute

WALTER ndash Oh mon pauvre Mathis (Il srsquoaccoude sur le lit la figure dans les mains et pleure On entend dans la salle au-dessous les cris deacutechirants de Catherine et drsquoAnnette)

HEINRICH regardant Mathis ndash Quel malheur un si brave homme

UN AUTRE bas agrave son voisin ndash Crsquoest la plus belle morthellip On ne souffre pas

ndash 147 ndash

LES BOHEacuteMIENS DrsquoALSACE

SOUS LA REacuteVOLUTION

laquo Puisque tu veux savoir pourquoi nous avons quitteacute la France me dit le vieux Boheacutemien Bockes6 rappelle-toi drsquoabord la grande caverne du Harberg Elle est agrave mi-cocircte sous une roche couverte de bruyegraveres ougrave passe le sentier de Dagsbourg On lrsquoappelle maintenant le Trou-de-lrsquoErmite parce qursquoun vieil er-

6 Bacchus

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mite y demeure Mais bien des anneacutees avant quand les sei-gneurs avaient encore des chacircteaux en Alsace et dans les Vosges nos gens vivaient dans ce trou de pegravere en fils Personne ne venait nous troubler au contraire on nous faisait du bien nos femmes et nos filles allaient dire la bonne aventure jusqursquoau fond de la Lorraine nos hommes jouaient de la musique les tout vieux et les toutes vieilles restaient seuls au Harberg cou-cheacutes sur des tas de feuilles avec les petits enfants

laquo Je te dis Christian que nous eacutetions une fourmiliegravere on ne pouvait pas nous compter Souvent il rentrait trois et quatre troupes par jour le pain le vin le lard le fromage ne man-quaient pas tout venait en abondance

laquo Au fond de ce creux nous avions aussi le grand-pegravere Da-niel blanc comme une chouette qui perd son duvet agrave force de vieillesse et tout agrave fait aveugle On ne pouvait le reacuteveiller qursquoen lui mettant un bon morceau sous le nez alors il soupirait et se redressait un peu le dos contre la roche Deux autres vieilles ra-tatineacutees et chauves lui tenaient compagnie

laquo Eh bien tu le croiras si tu veux les seigneurs et les grandes dames drsquoAlsace et de Lorraine nrsquoavaient de confiance que dans lrsquoesprit de ces vieilles Ils arrivaient agrave cheval avec leurs domestiques et leurs chasseurs pour se faire expliquer lrsquoavenir et les amours et plus les vieilles radotaient plus elles beacute-gayaient en recircve plus ces seigneurs et ces dames avaient lrsquoair de les comprendre et paraissaient contents raquo

Bockes se mit agrave rire tout bas en hochant la tecircte et vida son verre

laquo Crsquoest lagrave parmi des centaines drsquoautres que je suis venu au monde reprit-il au moins je le pense Il est bien possible que ce soit sur un sentier drsquoAlsace ou des Vosges mais ce qui me re-vient drsquoabord crsquoest notre caverne nos gens qui rentraient par bandes avec leurs cors leurs trompettes et leurs cymbales

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laquo Une chose qui me fait encore plus de plaisir quand jrsquoy pense ce sont mes premiers voyages sur le dos de ma megravere Elle eacutetait jeune toute brune et bien contente de mrsquoavoir Elle me portait dans un vieux chacircle garni de franges lieacute sur son eacutepaule et je passais la tecircte dans un pli pour regarder les environs ndash Un grand noir qui jouait du trombone nous suivait et me clignait des yeux en riant de bonne humeur Crsquoeacutetait mon pegravere

laquo Nous montions et nous descendions Je regardais deacutefiler les arbres les rochers les vallons les ruisseaux ougrave ma megravere en-trait jusqursquoaux genoux les fermes les moulins et les scieries Nous allions toujours et le soir nous faisions du feu sous une roche au coin drsquoun bois On suspendait la marmite drsquoautres troupes arrivaient chacun apportait quelque chose agrave frire On srsquoallongeait les jambes on allumait sa pipe on riait les garccedilons et les filles dansaient Quelle vie Dans cent ans je verrais la flamme rouge qui monte dans les genecircts lrsquoombre des arbres qui srsquoallonge sur la cocircte brune couverte de feuilles mortes les ronces qui se traicircnent les grosses branches qui srsquoeacutetendent dans lrsquoair ndash les eacutetoiles au-dessus ndash jrsquoentendrais le torrent qui gronde le vent qui passe dans les feuilles le moulin qui marche tou-jours les hautes grives qui se reacutepondent drsquoun bout de la forecirct agrave lrsquoautre

laquo Vous autres vous ne connaissez pas ces choses Vous aimez un bon feu lrsquohiver en racontant vos histoires agrave la veilleacutee avec des pommes de terre et des navets dans votre cave Qursquoest-ce que cela Christian aupregraves de notre marmite qui fume dans les bois quand la lune monte lentement au-dessus des sapi-niegraveres quand le feu srsquoendort et que le sommeil arrive

laquo Moi pendant des heures jrsquoaurais pu regarder la lune

laquo Et le lendemain au petit jour quand le coq de la ferme voisine nous eacuteveillait que la roseacutee tombait doucement et qursquoon se secouaithellip

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laquo Ah gueux de coq nous ne trsquoavons pas attrapeacute mais garehellip ton tour viendra

laquo Si les chreacutetiens connaissaient cette vie ils nrsquoen vou-draient pas drsquoautre

laquo Malheureusement les meilleures choses ne peuvent pas durer Quelques mois plus tard au lieu drsquoecirctre bien agrave lrsquoaise sur le dos de ma megravere je galopais derriegravere elle les pieds nus et jrsquoen regardais un autre plus petit creacutepu comme moi les legravevres grosses et le nez un peu camard qui se dorlotait dans mon bon sac qui buvait qui regardait par la fente de mon sac sans srsquoinquieacuteter de rien Crsquoest agrave lui que le grand noir souriait et crsquoest lui que ma megravere couvrait bien le soir en me disant seulement mdash laquo Approche-toi du feu raquo

laquo Je grelottais et je pensais en regardant lrsquoautre

laquo Que la peste trsquoeacutetouffe sans toi je serais encore dans le sac et jrsquoattraperais les bons morceaux raquo

laquo Je ne le trouvais pas aussi beau que moi Je ne compre-nais pas pourquoi ce gueux avait pris ma place et je ne pouvais pas le sentir

laquo Mais le pire crsquoest qursquoil fallut bientocirct gagner sa vie danser sur les mains et faire des tours de souplesse

laquo Tu sauras Christian que nous avions chez nous des dan-seurs de corde des musiciens et des diseuses de bonne aven-ture ndash Le grand noir essaya drsquoabord de me faire danser sur la corde mais la tecircte me tournait je croyais toujours tomber et je mrsquoaccrochais avec les mains malgreacute moi enfin ce nrsquoeacutetait pas mon ideacutee

laquo Alors un vieux qui srsquoappelait Horni mrsquoadopta pour jouer de la trompette et tout de suite jrsquoattrapai lrsquoembouchure Apregraves la trompette jrsquoappris le cor apregraves le cor le trombone Dans toute notre troupe on nrsquoavait jamais eu de meilleur trombone

ndash 151 ndash

que moi Pendant que les autres risquaient de se casser le cou en dansant sur la corde je soufflais avec un grand courage et jrsquoallais aussi faire les publications je battais de la caisse comme un tambour-maicirctre

laquo Nous revenions toujours au Harberg et jrsquoavais deacutejagrave cinq ou six petits fregraveres et sœurs lorsqursquoarriva le commencement de la guerre entre tout le monde Cela commenccedila du cocircteacute de Sarre-bourg ougrave les gens se mirent agrave tomber sur les juifs on leur cas-sait les vitres on jetait les plumes de leurs lits par les fenecirctres de sorte que vous marchiez dans ces plumes jusqursquoaux genoux Les gens chantaient laquo Ccedila ira raquo Tout eacutetait en lrsquoair et je me rappelle que nous avions eacuteteacute forceacutes de nous sauver de Lixheim ougrave lrsquoon brucirclait les papiers de la mairie devant lrsquoeacuteglise

laquo Le vieux Horni disait que le monde devenait fou Nous courions agrave travers les bois parce que le tocsin sonnait agrave Mittel-bronn agrave Lutzelbourg au Dagsberg tous les paysans hommes femmes enfants srsquoavanccedilaient hors des villages avec leurs fourches leurs haches et leurs pioches en chantant

laquo Ccedila va ccedila ira hellip raquo

laquo Plusieurs tiraient des coups de fusil Comme nous arri-vions agrave la nuit sur le plateau de Hacirczelbourg Horni srsquoarrecircta car il ne pouvait plus courir il eacutetendit la main du cocircteacute de lrsquoAlsace et tout le long des montagnes au-dessus des bois je vis les chacirc-teaux et les couvents brucircler jusqursquoaux frontiegraveres de la Suisse La fumeacutee rouge montait aussi des vallons et dans la plaine les toc-sins bourdonnaient ensuite tantocirct agrave droite tantocirct agrave gauche on voyait quelque chose srsquoallumer

laquo Nous tremblions comme des malheureux

laquo En arrivant vers une heure du matin agrave la caverne du Harberg aucun bruit ne srsquoentendait et nous croyions que tous nos gens venaient drsquoecirctre extermineacutes Par bonheur ce nrsquoeacutetait rien notre monde restait assis dans lrsquoombre sans oser allumer

ndash 152 ndash

de feu et toute cette nuit les troupes arrivaient de Lorraine et drsquoAlsace disant mdash Tel chacircteau brucircle telle eacuteglise est en feu Dans tel endroit on veut pendre le cureacute Dans tel autre on chasse les moines hellip Les seigneurs se sauvent hellip Le reacutegiment drsquoAuvergne qui est agrave Phalzbourg a casseacute tous ses officiers nobles il a nommeacute des caporaux et des sergents agrave leur place etc etc raquo

laquo Cette extermination dura plusieurs anneacutees Les paysans eacutetaient las des couvents et des chacircteaux ils voulaient cultiver la terre pour leur propre compte

laquo Nous autres agrave la fin nous avions repris courage et nous recommencions nos tourneacutees Tout eacutetait changeacute les gens avaient des cocardes agrave leurs bonnets ils se mettaient tous agrave precirccher et srsquoappelaient citoyens entre eux les semaines avaient dix jours et le dimanche srsquoappelait deacutecadi mais cela nous eacutetait bien eacutegal et mecircme nous vivions de mieux en mieux parce que les citoyens laissaient leurs portes ouvertes en criant que crsquoeacutetait le regravegne de la vertu

laquo Pas un seul drsquoentre nous nrsquoavait de deacutefiance lorsqursquoun matin au commencement des foires drsquoautomne au petit jour et comme les bandes allaient se mettre en route la vieille Ouldine vit une quinzaine de gendarmes agrave lrsquoentreacutee de la caverne et der-riegravere eux une ligne de baiumlonnettes Aussitocirct elle rentra les mains en lrsquoair et chacun allait voir Des paysans arrivaient aussi plus loin avec une longue file de charrettes pour nous emme-ner Tu penses Christian quels cris les femmes poussaient mais les hommes ne disaient rien Crsquoeacutetait le temps ougrave lrsquoon cou-pait le cou des gens par douzaines et nous croyions tous qursquoon allait nous conduire agrave Sarrebourg pour avoir le cou coupeacute drsquoautant plus que le juge de paix eacutetait avec la milice

laquo Malgreacute nos cris on nous fit sortir deux agrave deux Le briga-dier disait laquo Ccedila ne finira donc jamais

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laquo Nous eacutetions pregraves de deux cents ndash Les femmes et les pe-tits enfants montaient sur les charrettes Les hommes et les gar-ccedilons marchaient derriegravere entre deux files de soldats

laquo Lorsqursquoon fit sortir le vieux Daniel et la vieille Margareth agrave peine eacutetaient-ils dehors au grand air qursquoils moururent tout de suite On les mit tout de mecircme sur une charrette Horni Klein-michel et moi nous suivions en pleurant Toutes nos femmes eacutetaient comme mortes de frayeur On ne voulait pourtant pas nous faire de mal on voulait seulement nous forcer drsquoavoir des noms de famille pour nous reconnaicirctre agrave la conscription

laquo Tous les gens des villages ougrave nous passions venaient nous voir et nous appelaient aristocrates

laquo Une fois agrave Sarrebourg devant la mairie au milieu des soldats on nous fit monter lrsquoun apregraves lrsquoautre prendre des noms qursquoon eacutecrivait sur un gros livre

laquo Le pegravere Greacutebus eut de lrsquoouvrage avec nous jusqursquoau soir ndash On nous forccedilait aussi de choisir un logement ailleurs qursquoau Harberg

laquo Crsquoest depuis ce temps que je me suis appeleacute Bockes Jrsquoeacutetais alors un grand et beau garccedilon de vingt ans tout droit avec une belle chevelure friseacutee laquo Toi me dit le maire en me re-gardant tu ressembles au dieu du bon vin tu trsquoappelleras Bockes raquo

laquo Il dit au vieux Horni qursquoil srsquoappellerait Sileacutenas agrave cause de son gros ventre et tout le monde riait

laquo On nous relacirccha les uns apregraves les autres

laquo Horni Kleinmichel et moi nous restions ensemble dans une chambre au Bigelberg Nous courions toujours les foires mais depuis que nous avions des noms et qursquoon nous appelait citoyens la joie srsquoen eacutetait alleacutee

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laquo Aussi lorsqursquoun peu plus tard on voulut nous forcer de prendre des meacutetiers et de travailler comme tout le monde Sileacute-nas me dit

laquo Eacutecoute Bockes tout cela mrsquoennuie Quand jrsquoai vu les Franccedilais brucircler les couvents et les chacircteaux jrsquoeacutetais content je pensais mdash Ils veulent se faire boheacutemiens ndash Mais agrave preacutesent je vois bien qursquoils sont fous Jrsquoaimerais mieux ecirctre mort que de cultiver la terre comme un gorgio7 Allons-nous-en raquo

laquo Et le mecircme jour nous particircmes pour la Forecirct-Noire

laquo Voilagrave cinquante ans que nous roulons dans ce pays Kleinmichel et moi Les Allemands nous laissent bien tran-quilles Pourvu qursquoon leur joue des valses et des hopser pen-dant qursquoils boivent des chopes ils sont heureux et ne deman-dent pas autre chose ndash Crsquoest un bon peuple raquo

7 Chreacutetien

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MESSIRE TEMPUS

Le jour de la Saint-Seacutebalt vers sept heures du soir je met-tais pied agrave terre devant lrsquohocirctel de la Couronne agrave Pirmasens Il avait fait une chaleur drsquoenfer tout le jour mon pauvre Schim-mel nrsquoen pouvait plus Jrsquoeacutetais en train de lrsquoattacher agrave lrsquoanneau de la porte quand une assez jolie fille les manches retrousseacutees le tablier sur le bras sortit du vestibule et se mit agrave mrsquoexaminer en souriant

laquo Ougrave donc est le pegravere Bleacutesius lui demandai-je

mdash Le pegravere Bleacutesius fit-elle drsquoun air eacutebahi vous revenez sans doute de lrsquoAmeacuterique hellip Il est mort depuis dix ans

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mdash Mort hellip Comment le brave homme est mort Et made-moiselle Charlotte raquo

La jeune fille ne reacutepondit pas elle haussa les eacutepaules et me tourna le dos

Jrsquoentrai dans la grande salle tout meacuteditatif Rien ne me pa-rut changeacute les bancs les chaises les tables eacutetaient toujours agrave leur place le long des murs Le chat blanc de mademoiselle Charlotte les poings fermeacutes sous le ventre et les paupiegraveres de-mi-closes poursuivait son recircve fantastique Les chopes les can-nettes drsquoeacutetain brillaient sur lrsquoeacutetagegravere comme autrefois et lrsquohorloge dans son eacutetui de noyer continuait de battre la ca-dence Mais agrave peine eacutetais-je assis pregraves du grand fourneau de fonte qursquoun chuchotement bizarre me fit tourner la tecircte La nuit envahissait alors la salle et jrsquoaperccedilus derriegravere la porte trois per-sonnages heacuteteacuteroclites accroupis dans lrsquoombre autour drsquoune cannette baveuse ils jouaient au rams un borgne un boiteux un bossu

laquo Singuliegravere rencontre me dis-je Comment diable ces gaillards-lagrave peuvent-ils reconnaicirctre leurs cartes dans une obscu-riteacute pareille Pourquoi cet air meacutelancolique raquo

En ce moment mademoiselle Charlotte entra tenant une chandelle agrave la main

Pauvre Charlotte elle se croyait toujours jeune elle por-tait toujours son petit bonnet de tulle agrave fines dentelles son fichu de soie bleue ses petits souliers agrave hauts talons et ses bas blancs bien tireacutes Elle sautillait toujours et se balanccedilait sur les hanches avec gracircce comme pour dire laquo Heacute heacute voici mademoiselle Charlotte Oh les jolis petits pieds que voilagrave les mains fines les bras dodus heacute heacute heacute raquo

Pauvre Charlotte que de souvenirs enfantins me revinrent en meacutemoire

ndash 157 ndash

Elle deacuteposa sa lumiegravere au milieu des buveurs et me fit une reacuteveacuterence gracieuse deacuteveloppant sa robe en eacuteventail souriant et pirouettant

laquo Mademoiselle Charlotte ne me reconnaissez-vous donc pas raquo mrsquoeacutecriai-je

Elle ouvrit de grands yeux puis elle me reacutepondit en mi-naudant

laquo Vous ecirctes M Theacuteodore Oh je vous avais bien reconnu Venez venez raquo

Et me prenant par la main elle me conduisit dans sa chambre elle ouvrit un secreacutetaire et feuilletant de vieux pa-piers de vieux rubans des bouquets faneacutes de petites images tout agrave coup elle srsquointerrompit et srsquoeacutecria laquo Mon Dieu crsquoest au-jourdrsquohui la Saint-Seacutebalt Ah monsieur Theacuteodore monsieur Theacuteodore vous tombez bien raquo Elle srsquoassit agrave son vieux clavecin et chanta comme jadis du bout des legravevres

Rose de mai pourquoi tarder encore

Agrave revenir

Cette vieille chanson la voix fecircleacutee de Charlotte sa petite bouche rideacutee qursquoelle nrsquoosait plus ouvrir ses petites mains segraveches qursquoelle tapait agrave droitehellip agrave gauchehellip sans mesurehellip ho-chant la tecircte levant les yeux au plafondhellip les freacutemissements meacute-talliques de lrsquoeacutepinettehellip et puis je ne sais quelle odeur de vieux reacuteseacutedahellip drsquoeau de rose tourneacutee au vinaigrehellip Oh horreur deacute-creacutepitude hellip folie Oh patraque abominable frissonnehellip miaulehellip grincehellip cassehellip deacutetraque-toi Que tout sautehellip que tout srsquoen aille au diable hellip Quoi hellip crsquoest lagrave Charlotte hellip elle elle hellip ndash Abomination

Je pris une petite glace et me regardaihellip jrsquoeacutetais bien pacircle laquo Charlotte hellip Charlotte raquo mrsquoeacutecriai-je

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Aussitocirct revenant agrave elle et baissant les yeux drsquoun air pu-dique

laquo Theacuteodore murmura-t-elle mrsquoaimez-vous toujours raquo

Je sentis la chair de poule srsquoeacutetendre tout le long de mon dos ma langue se coller au fond de mon gosier Drsquoun bond je mrsquoeacutelanccedilai vers la porte mais la vieille fille pendue agrave mon eacutepaule srsquoeacutecriait

laquo Oh cherhellip cher cœur ne mrsquoabandonne pashellip ne me livre pas au bossu hellip Bientocirct il va venirhellip il revient tous les anshellip crsquoest aujourdrsquohui son jourhellip eacutecoute raquo

Alors precirctant lrsquooreille jrsquoentendis mon cœur galoper ndash La rue eacutetait silencieuse je soulevai la persienne Lrsquoodeur fraicircche du chegravevrefeuille emplit la petite chambre Une eacutetoile brillait au loin sur la montagnehellip je la fixai longtempshellip une larme obscurcit ma vue et me retournant je vis Charlotte eacutevanouie

laquo Pauvre vieille jeune fille tu seras donc toujours en-fant raquo

Quelques gouttes drsquoeau fraicircche la ranimegraverent et me regar-dant

laquo Oh pardonnez pardonnez monsieur dit-elle je suis follehellip En vous revoyant tant de souvenirs hellip raquo

Et se couvrant la figure drsquoune main elle me fit signe de mrsquoasseoir

Son air raisonnable mrsquoinquieacutetaithellip Enfinhellip que faire

Apregraves un long silence

laquo Monsieur reprit-elle ce nrsquoest donc pas lrsquoamour qui vous ramegravene dans ce pays

mdash Heacute ma chegravere demoiselle lrsquoamour lrsquoamour Sans doutehellip lrsquoamour Jrsquoaime toujours la musiquehellip jrsquoaime toujours

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les fleurs Mais les vieux airshellip les vieilles sonateshellip le vieux reacute-seacutedahellip Que diable

mdash Heacutelas dit-elle en joignant les mains je suis donc con-damneacutee au bossu

mdash De quel bossu parlez-vous Charlotte Est-ce de celui de la salle Vous nrsquoavez qursquoagrave dire un mot et nous le mettrons agrave la porte raquo

Mais hochant la tecircte tristement la pauvre fille parut se re-cueillir et commenccedila cette histoire singuliegravere

laquo Trois messieurs comme il faut M le garde geacuteneacuteral M le notaire et M le juge de paix de Pirmasens me demandegraverent ja-dis en mariage Mon pegravere me disait

laquo Charlotte tu nrsquoas qursquoagrave choisir Tu le vois ce sont de beaux partis raquo

laquo Mais je voulais attendre Jrsquoaimais mieux les voir tous les trois reacuteunis agrave la maison On chantait on riait on causait Toute la ville eacutetait jalouse de moi Oh que les temps sont changeacutes

laquo Un soir ces messieurs eacutetaient reacuteunis sur le banc de pierre devant la porte Il faisait un temps magnifique comme au-jourdrsquohui Le clair de lune remplissait la rue On buvait du vin muscat sous le chegravevrefeuille Et moi assise devant mon clave-cin entre deux beaux candeacutelabres je chantais laquo Rose de mai raquo Vers dix heures on entendit un cheval descendre la rue il marchait clopin clopant et toute la socieacuteteacute se disait laquo Quel bruit eacutetrange raquo Mais comme on avait beaucoup bu chanteacute danseacute la joie donnait du courage et ces messieurs riaient de la peur des dames On vit bientocirct srsquoavancer dans lrsquoombre un grand gaillard agrave cheval il portait un immense feutre agrave plumes un ha-bit vert son nez eacutetait long sa barbe jaune enfin il eacutetait borgne boiteux et bossu

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laquo Vous pensez monsieur Theacuteodore combien tous ces mes-sieurs srsquoeacutegayegraverent agrave ses deacutepens mes amoureux surtout chacun lui lanccedilait un quolibet mais lui ne reacutepondait rien

laquo Arriveacute devant lrsquohocirctel il srsquoarrecircta et nous vicircmes alors qursquoil vendait des horloges de Nuremberg il en avait beaucoup de pe-tites et de moyennes suspendues agrave des ficelles qui lui passaient sur les eacutepaules mais ce qui me frappa le plus ce fut une grande horloge poseacutee devant lui sur la selle le cadran de faiumlence tourneacute vers nous et surmonteacute drsquoune belle peinture repreacutesentant un coq rouge qui tournait leacutegegraverement la tecircte et levait la patte

laquo Tout agrave coup le ressort de cette horloge partit et lrsquoaiguille tourna comme la foudre avec un cliquetis inteacuterieur terrible Le marchand fixa tour agrave tour ses yeux gris sur le garde geacuteneacuteral que je preacutefeacuterais sur le notaire que jrsquoaurais pris ensuite et sur le juge de paix que jrsquoestimais beaucoup Pendant qursquoil les regardait ces messieurs sentirent un frisson leur parcourir tout le corps En-fin quand il eut fini cette inspection il se prit agrave rire tout bas et poursuivit sa route au milieu du silence geacuteneacuteral

laquo Il me semble encore le voir srsquoeacuteloigner le nez en lrsquoair et frappant son cheval qui nrsquoen allait pas plus vite

laquo Quelques jours apregraves le garde geacuteneacuteral se cassa la jambe puis le notaire perdit un œil et le juge de paix se courba lente-ment lentement Aucun meacutedecin ne connaicirct de remegravede agrave sa ma-ladie il a beau mettre des corsets de fer sa bosse grossit tous les jours raquo

Ici Charlotte se prit agrave verser quelques larmes puis elle con-tinua

laquo Naturellement les amoureux eurent peur de moi tout le monde quitta notre hocirctel plus une acircme de loin en loin un voyageur

mdash Pourtant lui dis-je jrsquoai remarqueacute chez vous ces trois malheureux infirmes ils ne vous ont pas quitteacutee

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mdash Crsquoest vrai dit-elle mais personne nrsquoa voulu drsquoeux et puis je les fais souffrir sans le vouloir Crsquoest plus fort que moi jrsquoeacuteprouve lrsquoenvie de rire avec le borgne de chanter avec le bossu qui nrsquoa plus qursquoun souffle et de danser avec le boiteux Quel malheur quel malheur hellip

mdash Ah ccedila mrsquoeacutecriai-je vous ecirctes donc folle

mdash Chut fit-elle tandis que sa figure se deacutecomposait drsquoune maniegravere horrible chut le voici raquo

Elle avait les yeux eacutecarquilleacutes et mrsquoindiquait la fenecirctre avec terreur

En ce moment la nuit eacutetait noire comme un four Cepen-dant derriegravere les vitres closes je distinguai vaguement la sil-houette drsquoun cheval et jrsquoentendis un hennissement sourd

laquo Calmez-vous Charlotte calmez-vous crsquoest une becircte eacutechappeacutee qui broute le chegravevrefeuille raquo

Mais au mecircme instant la fenecirctre srsquoouvrit comme par lrsquoeffet drsquoun coup de vent une longue tecircte sarcastique surmonteacutee drsquoun immense chapeau pointu se pencha dans la chambre et se prit agrave rire silencieusement tandis qursquoun bruit drsquohorloges deacutetraqueacutees sifflait dans lrsquoair Ses yeux se fixegraverent drsquoabord sur moi ensuite sur Charlotte pacircle comme la mort puis la fenecirctre se referma brusquement

laquo Oh pourquoi suis-je revenu dans cette bicoque mrsquoeacutecriai-je avec deacutesespoir raquo

Et je voulus mrsquoarracher les cheveux mais pour la pre-miegravere fois de ma vie je dus convenir que jrsquoeacutetais chauve

Charlotte folle de terreur piaffait sur son clavecin au ha-sard et chantait drsquoune voix perccedilante laquo Rose de mai hellip Rose de mai hellip raquo Crsquoeacutetait eacutepouvantable

ndash 162 ndash

Je mrsquoenfuis dans la grande salle ndash La chandelle allait srsquoeacuteteindre et reacutepandait une odeur acirccre qui me prit agrave la gorge Le bossu le borgne et le boiteux eacutetaient toujours agrave la mecircme place seulement ils ne jouaient plus accoudeacutes sur la table et le men-ton dans les mains ils pleuraient meacutelancoliquement dans leurs chopes vides

Cinq minutes apregraves je remontais agrave cheval et je partais agrave bride abattue

laquo Rose de mai hellip rose de mai hellip raquo reacutepeacutetait Charlotte

Heacutelas vieille charrette qui crie va loinhellip Que le Seigneur Dieu la conduise hellip

ndash 163 ndash

LE CHANT DE LA TONNE

Lrsquoautre soir entre dix et onze heures jrsquoeacutetais assis au fond de la taverne des Escargots agrave Nuremberg je contemplais dans une douce quieacutetude la foule qui srsquoagitait sous les poutres basses de la salle le long des tables de checircne et je me sentais heureux drsquoecirctre au monde

Oh les bonnes figures aligneacutees grosses grasses ver-meilles rieuses graves moqueuses contentes recircveuses amou-reuses clignant de lrsquoœil levant le coude bacircillant ronflant se treacutemoussant les jambes allongeacutees le chapeau sur lrsquooreille le tricorne sur la nuquehellip Oh la joyeuse perspective

La salle entonnait lrsquohymne des Brigands laquo Je suis le roi de ces montagnes hellip raquo Toutes les voix se confondaient dans une immense harmonie Il nrsquoy avait pas jusqursquoau petit Christian Schmitt que son pegravere tenait entre ses genoux qui ne ficirct sa par-tie de soprano drsquoune maniegravere satisfaisante

Moi je hochais la tecircte je frappais du pied je fredonnais tantocirct avec lrsquoun tantocirct avec lrsquoautre je marquais la mesure et naturellement je mrsquoattribuais tout le succegraves de la chose

En ce moment mes yeux se tournegraverent par hasard du cocircteacute de Seacutebalt Brauer le tavernier assis derriegravere son comptoir Crsquoeacutetait lrsquoheure ougrave Brauer commence agrave faire ses grimaces sa joue gauche se relegraveve son œil droit se ferme il parle agrave voix

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basse et retourne sans cesse son bonnet de coton sur sa ti-gnasse eacutebouriffeacutee Seacutebalt me regardait aussi

laquo Heacute fit-il en levant un doigt drsquoun air mysteacuterieux tu lrsquoen-tends Theacuteodore

mdash Qui cela demandai-je

mdash Parbleu mon braumberg qui chante

mdash Oh ecirctre naiumlf mrsquoeacutecriai-je esprit essentiellement meacuteta-physique et deacutepourvu de tout sens positif Comment peux-tu supposer que le vin chante Encore si tu disais que les ivrognes chantent agrave la bonne heure cela serait intelligible mais le vinhellip heacute heacute heacute vraiment Seacutebalt ce sont lagrave des ideacutees ridicules pour ne pas dire illogiques raquo

Mais Seacutebalt ne mrsquoeacutecoutait plus il allait agrave droite agrave gauche son tablier de cuir retourneacute sur la hanche une de ses bretelles deacutefaite servant les buveurs et renversant sur les gens la moitieacute de ses cruches avec calme et digniteacute

La grosse Orchel reprit alors sa place au comptoir en exha-lant un soupir les six quinquets se mirent agrave danser la ronde au plafond et comme jrsquoexaminais depuis un quart drsquoheure ce cu-rieux pheacutenomegravene sans pouvoir mrsquoen rendre compte tout agrave coup Brauer treacutebucha contre mon eacutepaule en criant laquo Theacuteodore le baril est vide viens-tu le remplir agrave la cave Tu verras des choses eacutetranges raquo

Je savais que Brauer possegravede la plus belle cave de Nurem-berg apregraves celle du grand-duc la cave de lrsquoantique cloicirctre des Beacuteneacutedictins Aussi jugez de mon enthousiasme Seacutebalt tenait deacutejagrave la chandelle allumeacutee Nous sorticircmes bras dessus bras des-sous faisant retentir nos sabots sur le plancher allongeant le bras et hurlant le nez en lrsquoair laquo Je suis le roi de ces mon-tagnes raquo

Tout le monde riait autour de nous et lrsquoon disait

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laquo Ah les gueux hellip ah les gueux hellip sont-ils contents hellip ah hellip ah hellip ah raquo

Mais quand nous fucircmes dans la rue des Escargots le calme nous revint La nuit eacutetait humide les vieilles masures deacutecreacutepites se precirctaient lrsquoeacutepaule au-dessus de nous la lune brumeuse lais-sait tomber de sa quenouille un fil drsquoargent qui serpentait en zigzag dans la rigole sombre et tout au loin un chat battait sa femme qui pleurait et geacutemissait agrave vous fendre lrsquoacircme

laquo Brrr raquo fit Seacutebalt en grelottant jrsquoai froid

En mecircme temps il souleva la lourde trappe appliqueacutee obli-quement contre le mur et descendit

Je le suivais lentement Lrsquoescalier nrsquoen finissait pas Les ombres srsquoallongeaienthellip srsquoallongeaient agrave perte de vue derriegravere nous plusieurs fois je me retournai tout surpris Je remarquais lrsquoeacutenorme carrure de Brauer son cou brun couvert de petits che-veux friseacutes jusqursquoau milieu des eacutepaules drsquoeacutetranges ideacutees me traversaient lrsquoesprit il me semblait voir le fregravere sommelier des Beacuteneacutedictins allant rendre visite agrave la bibliothegraveque du cloicirctre Moi-mecircme je me prenais pour un de ces antiques personnages et je passais la main sur ma poitrine pensant y trouver une barbe veacuteneacuterable Au bas de lrsquoescalier une niche pratiqueacutee dans lrsquoeacutepaisseur du mur me rappela vaguement la statuette de la Vierge ougrave brucirclait jadis le cierge eacuteternel

Tout saisi presque eacutepouvanteacute jrsquoallais communiquer mes doutes agrave Seacutebalt quand une eacutenorme porte en cœur de checircne bardeacutee de clous agrave large tecircte plate se dressa devant nous Le ta-vernier la poussant drsquoune main vigoureuse srsquoeacutecria

laquo Nous y sommes camarade raquo

Et sa voix roulant au milieu des teacutenegravebres alla se perdre in-sensiblement dans les profondeurs lointaines du souterrain Jrsquoen reccedilus une impression singuliegravere

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Nous entracircmes drsquoun air grave et recueilli

Jrsquoai visiteacute dans ma vie bien des caves ceacutelegravebres depuis celle de notre glorieux souverain Yeacuteri-Peter jusqursquoaux caveaux de lrsquohocirctel de ville de Brecircme ougrave se conserve le fameux vin de Ro-senwein dont les bourgeois de la bonne ville libre envoyaient tous les ans au vieux Goethe une bouteille pour le jour de sa fecircte jrsquoen ai vu de plus vastes et de plus riches en grands vins que celle de mon ami Seacutebalt Brauer mais la veacuteriteacute me force agrave dire que je nrsquoen ai jamais rencontreacute drsquoaussi saines et drsquoaussi bien tenues

Sous une voucircte haute de trente pieds et longue de plus de cent megravetres construite en larges pierres de taille les tonneaux rangeacutes sur deux lignes parallegraveles avaient un air respectable qui faisait vraiment plaisir agrave voir et derriegravere chaque foudre une pancarte suspendue au mur indiquait le cru lrsquoanneacutee le jour et le temps de la vendange la cuveacutee premiegravere ou seconde enfin tous les titres de noblesse du suc geacuteneacutereux enfermeacute sous les longues douves cercleacutees de fer

Nous marchions drsquoun pas lent solennel

laquo Voici du braumberg dit le tavernier en eacuteclairant un foudre colossal crsquoest mon vin ordinaire Eacutecoute comme il srsquoen donne lagrave haut

laquo Crsquoest pour moi que lrsquoavare empile Eacutecus drsquoor aux jaunes reflets Crsquoest pour moi que mucircrit la fille Sous le chaume et dans les palais raquo

mdash Ah le bandit comme il retrousse ses moustaches blondes raquo

Ainsi parlait Brauer et nous avancions toujours

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laquo Halte srsquoeacutecria-t-il nous voilagrave devant le steinberg de 1822 Fameuse anneacutee Goucircte-moi ccedila raquo

Il deacuteposa sa chandelle agrave terre prit sur la bonde un verre de Bohecircme au calice eacutevaseacute agrave la jambe grecircle au pied mince et tourna le robinet Un filet drsquoor remplit la coupe Avant de me lrsquooffrir Brauer lrsquoeacuteleva lentement pour en montrer la belle cou-leur drsquoambre blond Puis il le passa sous son nez crochu

laquo Quel bouquet dit-il quel parfum Ah crsquoest la fantaisie pure crsquoest le recircve de Freyschuumltz raquo

Je bushellip Toutes les fibres de mon cerveau srsquoeacutelectrisegraverent jrsquoeus de vagues eacuteblouissements

laquo Eh bien raquo fit Seacutebalt

Pour toute reacuteponse je me mis agrave fredonner

Chasseur diligent etc raquo

Et les eacutechos srsquoeacuteveillaient au loin ils sortaient la tecircte du mi-lieu des ombres et chantaient avec moi Crsquoeacutetait magnifique

laquo Tu ne chantais pas tout agrave lrsquoheure raquo dit Seacutebalt avec un sourire eacutetrange

Cette reacuteflexion me fit reacutefleacutechir et mrsquoarrecirctant tout court je mrsquoeacutecriai

laquo Tu crois donc que le vin chante raquo

Mais lui ne parut pas faire attention agrave mes paroles il eacutetait devenu grave

Nous poursuivicircmes nos peacutereacutegrinations souterraines Les vieux foudres semblaient nous attendre avec respect Nos re-gards srsquoanimaient Brauer buvait aussi

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laquo Ah ah dit-il voici lrsquoopeacutera de la Flucircte enchanteacutee Il faut que tu sois bien de mes amis pour que je trsquoen joue un air de ce-lui-lagravehellip diable hellip du johannisberg de lrsquoan XI

Un filet imperceptible siffla dans la coupe le verre fut rem-pli Jrsquoen humai jusqursquoagrave la derniegravere goutte avec recueillement Brauer me regardait dans le blanc des yeux les mains croiseacutees sur le dos il avait lrsquoair drsquoenvier mon bonheur

Moi lrsquoacircme du vieux vin cette acircme plus vivante que notre acircme cette acircme des Mozart des Gluck des Weber des Theacuteodore Hoffman envahissait mon ecirctre et me faisait dresser les cheveux sur la tecircte

laquo Oh mrsquoeacutecriai-je souffle divin oh musique enchante-resse Non jamais jamais mortel ne srsquoest eacuteleveacute plus haut que moi dans les sphegraveres invisibles raquo

Je lorgnais du coin de lrsquoœil le robinet meacutelodieux mais Brauer ne crut pas devoir mrsquoen jouer une seconde ariette

laquo Bon fit-il quand on srsquoouvre la veine il est agreacuteable de voir que crsquoest pour un digne appreacuteciateur pour un veacuteritable ar-tiste Tu nrsquoes pas comme notre bourgmestre Kalb qui voulait se gargariser la panse drsquoun deuxiegraveme et mecircme drsquoun troisiegraveme verre avant de se prononcer Animal je lrsquoai mis rudement agrave la porte raquo

Nous passacircmes alors en revue le steinberg le hattenheim le hohheim le markobrunner le rudesheim tous vins exquis chaleureux et chose bizarre agrave chaque vin nouveau un nouvel air me passait par la tecircte je le fredonnais involontairement la penseacutee de Seacutebalt devenait de plus en plus lucide pour moi je compris qursquoil voulait me donner une leccedilon expeacuterimentale du plus grand problegraveme des temps modernes

laquo Brauer lui dis-je crois-tu donc seacuterieusement que lrsquohomme ne soit que lrsquoinstrument passif de la bouteille un cor de chasse une flucircte un cornet agrave piston que lrsquoesprit de la tonne

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embouche et dont il tire telle musique qursquoil lui plaicirct Que de-viendraient la liberteacute la loi morale la raison individuelle et so-ciale si ce fait eacutetait vrai Nous ne serions plus que de veacuteritables entonnoirs des sortes de meacutecaniques sans conscience ni digni-teacute Lrsquoempereur Venceslas le plus grand ivrogne qursquoon ait ja-mais vu aurait donc seul compris le sens de la destineacutee hu-maine Il faudrait donc le placer au-dessus de Solon de Ly-curgue et des sept sages de la Gregravece

mdash Non seulement je le crois dit Brauer mais jrsquoen suis sucircr Ces imbeacuteciles qui hurlent lagrave-haut srsquoimaginent chanter drsquoeux-mecircmes Eh bien crsquoest moi qui choisis dans ma cave lrsquoair qursquoil me plaicirct drsquoentendre chaque tonne chaque foudre a son air favori lrsquoun est triste lrsquoautre gai lrsquoautre grave ou meacutelancolique Tu vas en juger Theacuteodore je veux faire pour toi le sacrifice drsquoun tonne-let de hohheim crsquoest un vin tendre le braumberg doit ecirctre eacutepuiseacute car on fait un tapage du diable agrave la taverne Nous allons tourner les acircmes au sentiment raquo

Alors au lieu de remplir son baril de braumberg il le mit sous le robinet du hohheim puis avec une adresse surprenante il le placcedila sur son eacutepaule et nous remontacircmes

La taverne eacutetait en combustion le chant des Brigands deacute-geacuteneacuterait en scandale

laquo Oh srsquoeacutecria la femme de Seacutebalt que tu mrsquoas fait attendre toutes les bouteilles sont vides depuis un quart drsquoheure Eacutecoute ce tapage ils vont tout briser raquo

En effet un roulement de bouteilles eacutebranlait les tables

laquo Du vin du vin raquo

Le tavernier deacuteposa son baril sur le comptoir et remplit les bouteilles sa femme avait agrave peine le temps de servir les hur-lements redoublaient

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Moi je venais de reprendre ma place et je regardais ce tu-multe en fredonnant tour agrave tour des motifs de la Flucircte enchan-teacutee du Freyschuumltz de Don Juan drsquoObeacuteron que sais-je de cin-quante opeacuteras que jrsquoavais oublieacutes depuis longtemps ou que mecircme je nrsquoavais jamais su Jeunesse amour poeacutesie bonheur de la famille espeacuterances sans bornes tout renaissait dans mon cœur je riais je ne me posseacutedais plus

Tout agrave coup un calme profond srsquoeacutetablit lrsquoair des Brigands cessa comme par enchantement et Julia Weber la fille du meacute-neacutetrier se mit agrave chanter lrsquoair si doux si tendre de la Fillette de Freacutedeacuteric Barberousse

laquo mdash Fillette sur la plaine blanche Ougrave vas-tu de si grand matin mdash Je vais ceacuteleacutebrer le dimanche Seigneur au village lointainhellip Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle

Toute la salle eacutecoutait la jeune fille dans un religieux si-lence et quand elle fut au refrain toutes ces grosses faces char-nues se mirent agrave fredonner en sourdine

laquo Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle raquo

Ce fut un veacuteritable coup de theacuteacirctre

laquo Eh bien dit Brauer en se penchant agrave mon oreille qui est-ce qui chante

mdash Crsquoest la tonne de hohheim raquo reacutepondis-je agrave voix basse en eacutecoutant le chant de la jeune fille qui recommenccedilait ce chant monotone doux suave ce chant du bon vieux temps

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Ocirc nobles coteaux de la Gironde de la Bourgogne du Rheingauhellip et vous ardents vignobles de lrsquoEspagne et de lrsquoItalie Madegravere Marsalla Porto Xeacuteregraves Lacryma-Christihellip et toi Tokai geacuteneacutereux hongrois je vous connais maintenant ndash Vous ecirctes lrsquoacircme des temps passeacuteshellip des geacuteneacuterations eacuteteintes hellip ndash Bonne chance je vous souhaite ndash Puissiez-vous fleurir et prospeacuterer eacuteternellement hellip

mdash Et vous bons vins captifs sous les cercles de fer ou drsquoosier vous attendez avec impatience lrsquoheureux instant de pas-ser dans nos veines de faire battre nos cœurs de revivre en nous hellip ndash Eh bien vous nrsquoattendrez pas longtemps je jure de vous deacutelivrer de vous faire chanter et rire autant que lrsquoEcirctre des ecirctres voudra bien me confier cette noble mission sur la terre hellip ndash Mais quand je ne serai plus quand mes os auront reverdi et se dresseront en ceps noueux sur le coteau quand mon sang bouillonnera en gouttelettes vermeilles dans les grappes mucircries et qursquoil srsquoeacutepanchera du pressoir en flots limpideshellip Alors jeunes gens agrave votre tour de me deacutelivrer Laissez-moi revivre en vous faire votre force votre joie votre courage comme les ancecirctres font le mien aujourdrsquohuihellip crsquoest tout ce que je vous demande ndash Et ce faisant nous accomplirons chacun agrave notre tour le preacute-cepte sublime Aimez-vous les uns les autres dans les siegravecles des siegravecles Amen

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LE COQUILLAGE

DE LrsquoONCLE BERNARD

Lrsquooncle Bernard avait un grand coquillage sur sa commode Un coquillage aux legravevres roses nrsquoest pas commun dans les forecircts du Hundsruck agrave cent cinquante lieues de la mer Daniel Rich-ter ancien soldat de marine avait rapporteacute celui-ci de lrsquoOceacutean comme une marque eacuteternelle de ses voyages

Qursquoon se figure avec quelle admiration nous autres enfants du village nous contemplions cet objet merveilleux Chaque fois que lrsquooncle sortait faire ses visites nous entrions dans la biblio-thegraveque et le bonnet de coton sur la nuque les mains dans les fentes de notre petite blouse bleue le nez contre la plaque de marbre nous regardions lrsquoescargot drsquoAmeacuterique comme lrsquoappelait la vieille servante Greacutedel

Ludwig disait qursquoil devait vivre dans les haies Kasper qursquoil devait nager dans les riviegraveres mais aucun ne savait au juste ce qursquoil en eacutetait

Or un jour lrsquooncle Bernard nous trouvant agrave discuter ainsi se mit agrave sourire Il deacuteposa son tricorne sur la table prit le co-quillage entre ses mains et srsquoasseyant dans son fauteuil

laquo Eacutecoutez un peu ce qui se passe lagrave-dedans raquo dit-il

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Aussitocirct chacun appliqua son oreille agrave la coquille et nous entendicircmes un grand bruit une plainte un murmure comme un coup de vent bien loin au fond des bois Et tous nous nous regardions lrsquoun lrsquoautre eacutemerveilleacutes

laquo Que pensez-vous de cela raquo demanda lrsquooncle mais per-sonne ne sut que lui reacutepondre

Alors il nous dit drsquoun ton grave

laquo Enfants cette grande voix qui bourdonne crsquoest le bruit du sang qui coule dans votre tecircte dans vos bras dans votre cœur et dans tous vos membres Il coule ici comme de petites sources vives lagrave comme des torrents ailleurs comme des ri-viegraveres et de grands fleuves Il baigne tout votre corps agrave lrsquointeacuterieur afin que tout puisse y vivre y grandir et y prospeacuterer depuis la pointe de vos cheveux jusqursquoagrave la plante de vos pieds

laquo Maintenant pour vous faire comprendre pourquoi vous entendez ces bruits au fond du coquillage il faut vous expliquer une chose Vous connaissez lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse qui vous renvoie votre cri quand vous criez votre chant quand vous chantez et le son de votre corne lorsque vous ramenez vos chegravevres de lrsquoAltenberg le soir Eh bien ce coquillage est un eacutecho semblable agrave celui de la Roche-Creuse seulement lorsque vous lrsquoapprochez de votre oreille crsquoest le bruit de ce qui se passe en vous qursquoil vous renvoie et ce bruit ressemble agrave toutes les voix du ciel et de la terre car chacun de nous est un petit monde celui qui pourrait voir la centiegraveme partie des merveilles qui srsquoaccomplissent dans sa tecircte durant une seconde pour le faire vivre et penser et dont il nrsquoentend que le murmure au fond de la coquille celui-lagrave tomberait agrave genoux et pleurerait longtemps en remerciant Dieu de ses bonteacutes infinies

laquo Plus tard quand vous serez devenus des hommes vous comprendrez mieux mes paroles et vous reconnaicirctrez que jrsquoavais raison

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laquo Mais en attendant mes chers amis veillez bien sur votre acircme conservez-la sans tache crsquoest elle qui vous fait vivre le Seigneur lrsquoa mise dans votre tecircte pour eacuteclairer votre petit monde comme il a mis son soleil au ciel pour eacuteclairer et reacute-chauffer lrsquounivers

laquo Vous saurez mes enfants qursquoil y a dans ce monde des pays ougrave le soleil ne luit pour ainsi dire jamais Ces pays-lagrave sont bien tristes Les hommes ne peuvent pas y rester on nrsquoy voit point de fleurs point drsquoarbres point de fruits point drsquooiseaux rien que de la glace et de la neige tout y est mort Voilagrave ce qui vous arriverait si vous laissiez obscurcir votre acircme votre petit monde vivrait dans les teacutenegravebres et dans la tristesse vous seriez bien malheureux

laquo Eacutevitez donc avec soin ce qui peut troubler votre acircme la paresse la gourmandise la deacutesobeacuteissance et surtout le men-songe toutes ces vilaines choses sont comme des vapeurs ve-nues drsquoen bas et qui finissent par couvrir la lumiegravere que le Sei-gneur a mise en nous

laquo Si vous tenez votre acircme au-dessus de ces nuages elle brillera toujours comme un beau soleil et vous serez heureux raquo

Ainsi parla lrsquooncle Bernard et chacun eacutecouta de nouveau se promettant agrave lui-mecircme de suivre ses bons conseils et de ne pas laisser les vapeurs drsquoen bas obscurcir son acircme

Combien de fois depuis nrsquoai-je pas tendu lrsquooreille aux bourdonnements du coquillage Chaque soir aux beaux jours de lrsquoautomne en rentrant de la pacircture je le prenais sur mes ge-noux et la joue contre son eacutemail rose jrsquoeacutecoutais avec recueille-ment Je me repreacutesentais les merveilles dont nous avait parleacute lrsquooncle Bernard et je pensais Si lrsquoon pouvait voir ces choses par un petit trou crsquoest ccedila qui doit ecirctre beau

Mais ce qui mrsquoeacutetonnait encore plus que tout le reste crsquoest qursquoagrave force drsquoeacutecouter il me semblait distinguer au milieu du

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bourdonnement du coquillage lrsquoeacutecho de toutes mes penseacutees les unes douces et tendres les autres joyeuses elles chantaient comme les meacutesanges et les fauvettes au retour du printemps et cela me ravissait Je serais resteacute lagrave des heures entiegraveres les yeux eacutecarquilleacutes la bouche entrrsquoouverte respirant agrave peine pour mieux entendre si notre vieille Greacutedel ne mrsquoavait crieacute

laquo Fritzel agrave quoi penses-tu donc Ocircte un peu cet escargot de ton oreille et mets la nappe voici M le docteur qui rentre raquo

Alors je deacuteposais le coquillage sur la commode en soupi-rant je mettais le couvert de lrsquooncle et le mien au bout de la table je prenais la grande carafe et jrsquoallais chercher de lrsquoeau agrave la fontaine

Pourtant un jour la coquille de lrsquooncle Bernard me rendit des sons moins agreacuteables sa musique devint seacutevegravere et me causa la plus grande frayeur Crsquoest qursquoaussi je nrsquoavais pas lieu drsquoecirctre content de moi des nuages sombres obscurcissaient mon acircme crsquoeacutetait ma faute ma tregraves grande faute Mais il faut que je vous raconte cela depuis le commencement Voici comment les choses srsquoeacutetaient passeacutees

Ludwig et moi dans lrsquoapregraves-midi de ce jour nous eacutetions agrave garder nos chegravevres sur le plateau de lrsquoAltenberg nous tressions la corde de notre fouet nous sifflions nous ne pensions agrave rien

Les chegravevres grimpaient agrave la pointe des rochers allongeant le cou la barbe en pointe sur le ciel bleu Notre vieux chien Bockel tout eacutedenteacute sommeillait sa longue tecircte de loup entre les pattes

Nous eacutetions lagrave coucheacutes agrave lrsquoombre drsquoun bouquet de sapi-neaux quand tout agrave coup Ludwig eacutetendit son fouet vers le ravin et me dit

laquo Regarde lagrave-bas au bord de la grande roche sur ce vieux hecirctre je connais un nid de merles raquo

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Alors je regardai et je vis le vieux merle qui voltigeait de branche en branche car il savait deacutejagrave que nous le regardions

Mille fois lrsquooncle Bernard mrsquoavait deacutefendu de deacutenicher des oiseaux et puis le nid eacutetait au-dessus du preacutecipice dans la fourche drsquoune grande branche moisie Longtemps longtemps je regardai cela tout recircveur Ludwig me disait

laquo Il y a des jeunes ce matin en allant cueillir des mucircres dans les ronces je les ai bien entendus demander la becqueacutee demain ils srsquoenvoleront car ils doivent avoir des plumes raquo

Je ne disais toujours rien mais le diable me poussait Agrave la fin je me levai je mrsquoapprochai de lrsquoarbre au milieu des bruyegraveres et jrsquoessayai de lrsquoembrasser il eacutetait trop gros Malheu-reusement pregraves de lagrave poussait un hecirctre plus petit et tout vert Je grimpai dessus et le faisant pencher jrsquoattrapai la premiegravere branche de lrsquoautre

Je montai Les deux merles poussaient des cris plaintifs et tourbillonnaient dans les feuilles Je ne les eacutecoutais pas Je me mis agrave cheval sur la branche moisie pour mrsquoapprocher du nid que je voyais tregraves bien il y avait trois petits et un œuf cela me donnait du courage Les petits allongeaient le cou leur gros bec jaune ouvert jusqursquoau fond du gosier et je croyais deacutejagrave les tenir Mais comme jrsquoavanccedilais les jambes pendantes et les mains en avant tout agrave coup la branche cassa comme du verre et je nrsquoeus que le temps de crier mdash Ah mon Dieu ndash Je tournai deux fois et je tombai sur la grosse branche au-dessous ougrave je me cram-ponnai drsquoune force terrible Tout lrsquoarbre tremblait jusqursquoagrave la ra-cine et lrsquoautre branche descendait en raclant les rochers avec un bruit qui me faisait dresser les cheveux sur la tecircte je la re-gardai malgreacute moi jusqursquoau fond du ravin elle bouillonna dans le torrent et srsquoen alla tournoyant au milieu de lrsquoeacutecume jusqursquoau grand entonnoir ougrave je ne la vis plushellip

Alors je remontai doucement au tronc les genoux bien ser-reacutes demandant pardon agrave Dieu et je me laissai glisser tout pacircle

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dans les bruyegraveres Les deux vieux merles voltigeaient encore au-tour de moi jetant des cris lamentables Ludwig srsquoeacutetait sauveacute mais comme il descendait le sentier de lrsquoAltenberg tournant la tecircte par hasard il me vit sain et sauf et revint en criant tout es-souffleacute

laquo Te voilagrave hellip Tu nrsquoes pas tombeacute de la roche

mdash Oui lui dis-je sans presque pouvoir remuer la langue me voilagravehellip le bon Dieu mrsquoa sauveacute Mais allons-nous-enhellip allons-nous-enhellip jrsquoai peur raquo

Il eacutetait bien sept heures du soir le soleil rouge se couchait entre les sapins jrsquoen avais assez ce jour-lagrave de garder les chegravevres Le chien ramena notre troupeau qui se mit agrave descendre le sen-tier dans la poussiegravere jusqursquoagrave Hirschland Ni Ludwig ni moi nous ne soufflions joyeusement dans notre corne comme les autres soirs pour entendre lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse nous reacute-pondre

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La peur nous avait saisis et mes jambes tremblaient encore

Une fois au village pendant que les chegravevres srsquoen allaient agrave droite agrave gauche becirclant agrave toutes les portes drsquoeacutetables je dis agrave Ludwig

laquo Tu ne raconteras rien

mdash Sois tranquille raquo

Et je rentrai chez lrsquooncle Bernard Il eacutetait alleacute dans la haute montagne voir un vieux bucirccheron malade Greacutedel venait de dresser la table Quand lrsquooncle nrsquoeacutetait pas de retour sur les huit heures du soir nous soupions seuls ensemble Crsquoest ce que nous ficircmes comme drsquohabitude Puis Greacutedel ocircta les couverts et lava la vaisselle dans la cuisine Moi jrsquoentrai dans notre bibliothegraveque et je pris le coquillage non sans inquieacutetude Dieu du ciel comme il bourdonnait Comme jrsquoentendais les torrents et les ri-viegraveres mugir et comme au milieu de tout cela les cris plaintifs des vieux merles le bruit de la branche qui raclait les rochers et le freacutemissement de lrsquoarbre srsquoentendaient Et comme je me re-preacutesentais les pauvres petits oiseaux eacutecraseacutes sur une pierre ndash crsquoeacutetait terriblehellip terrible

Je me sauvai dans ma petite chambre au-dessus de la grange et je me couchai mais le sommeil ne venait pas la peur me tenait toujours

Vers dix heures jrsquoentendis lrsquooncle arriver en trottant dans le silence de la nuit Il fit halte agrave notre porte et conduisit son cheval agrave lrsquoeacutecurie puis il entra Je lrsquoentendis ouvrir lrsquoarmoire de la cuisine et manger un morceau sur le pouce selon son habi-tude quand il rentrait tard

laquo Srsquoil savait ce que jrsquoai fait raquo me disais-je en moi-mecircme

Agrave la fin il se coucha Moi jrsquoavais beau me tourner me re-tourner mon agitation eacutetait trop grande pour dormir je me re-preacutesentais mon acircme noire comme de lrsquoencre jrsquoaurais voulu

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pleurer Vers minuit mon deacutesespoir devint si grand que jrsquoaimai mieux tout avouer Je me levai je descendis en chemise et jrsquoentrai dans la chambre agrave coucher de lrsquooncle Bernard qui dor-mait une veilleuse sur la table

Je mrsquoagenouillai devant son lit Lui srsquoeacuteveillant en sursaut se leva sur le coude et me regarda tout eacutetonneacute

laquo Crsquoest toi Fritzel me dit-il que fais-tu donc lagrave mon en-fant

mdash Oncle Bernard mrsquoeacutecriai-je en sanglotant pardonnez-moi jrsquoai peacutecheacute contre le ciel et contre vous

mdash Qursquoas-tu donc fait dit-il tout attendri

mdash Jrsquoai grimpeacute sur un hecirctre de lrsquoAltenberg pour deacutenicher des merles et la branche srsquoest casseacutee

mdash Casseacutee Oh mon Dieu hellip

mdash Oui et le Seigneur mrsquoa sauveacute en permettant que je mrsquoaccroche agrave une autre branche Maintenant les vieux merles me redemandent leurs petits ils volent autour de moi ils mrsquoempecircchent de dormir raquo

Lrsquooncle se tut longtemps Je pleurais agrave chaudes larmes

laquo Oncle mrsquoeacutecriai-je encore ce soir jrsquoai bien eacutecouteacute dans la coquille tout est casseacute tout est bouleverseacute jamais on ne pourra tout raccommoder raquo

Alors il me prit le bras et dit au bout drsquoun instant drsquoune voix solennelle

laquo Je te pardonne hellip Calme-toihellip Mais que cela te serve de leccedilon Songe au chagrin que jrsquoaurais eu si lrsquoon trsquoavait rapporteacute mort dans cette maison Eh bien le pauvre pegravere et la pauvre megravere des petits merles sont aussi deacutesoleacutes que je lrsquoaurais eacuteteacute moi-

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mecircme Ils redemandent leurs enfants Tu nrsquoas pas songeacute agrave ce-lahellip Puisque tu te repens il faut bien que je te pardonne raquo

En mecircme temps il se leva me fit prendre un verre drsquoeau sucreacutee et me dit

laquo Va-trsquoen dormirhellip les pauvres vieux ne trsquoinquieacuteteront plushellip Dieu te pardonne agrave cause de ton chagrinhellip Tu dormiras maintenant Mais agrave partir de demain tu ne garderas plus les chegravevres un garccedilon de ton acircge doit aller agrave lrsquoeacutecole raquo

Je remontai donc dans ma chambre plus tranquille et je mrsquoendormis heureusement

Le lendemain lrsquooncle Bernard me conduisit lui-mecircme chez notre vieil instituteur Tobie Veyrius Pour dire la veacuteriteacute cela me parut dur les premiers jours de rester enfermeacute dans une chambre du matin au soir sans oser remuer oui cela me parut bien dur je regrettais le grand air mais on nrsquoarrive agrave rien ici-bas sans se donner beaucoup de peine Et puis le travail finit par devenir une douce habitude crsquoest mecircme tout bien consideacutereacute la plus pure et la plus solide de nos jouissances Par le travail seul on devient un homme et lrsquoon se rend utile agrave ses semblables

Aujourdrsquohui lrsquooncle Bernard est bien vieux il passe son temps assis dans le grand fauteuil derriegravere le poecircle en hiver et lrsquoeacuteteacute sur le banc de pierre devant la maison agrave lrsquoombre de la vigne qui couvre la faccedilade Moi je suis meacutedecinhellip Je le rem-place Le matin au petit jour je monte agrave cheval et je ne rentre que le soir harasseacute de fatigue Crsquoest une existence peacutenible sur-tout agrave lrsquoeacutepoque des grandes neiges eh bien cela ne mrsquoempecircche pas drsquoecirctre heureux

Le coquillage est toujours agrave sa place Quelquefois en ren-trant de mes courses dans la montagne je le prends comme au bon temps de ma jeunesse et jrsquoeacutecoute bourdonner lrsquoeacutecho de mes penseacutees elles ne sont pas toujours joyeuses parfois mecircme elles sont tristes ndash lorsqursquoun de mes pauvres malades est en danger

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de mort et que je ne puis rien pour le secourir ndash mais jamais elles ne sont menaccedilantes comme le soir de lrsquoaventure du nid de merles

Celui-lagrave seul est heureux mes chers amis qui peut eacutecouter sans crainte la voix de sa conscience riche ou pauvre il goucircte la feacuteliciteacute la plus complegravete qursquoil soit donneacute agrave lrsquohomme de connaicirctre en ce monde

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LA TRESSE NOIRE

Il y avait bien quinze ans que je ne songeais plus agrave mon ami Taifer quand un beau jour son souvenir me revint agrave la meacute-moire Vous dire comment pourquoi me serait chose impos-sible Les coudes sur mon pupitre les yeux tout grands ouverts je recircvais au bon temps de notre jeunesse Il me semblait parcou-rir la grande alleacutee des Marronniers agrave Charleville et je fredon-nais involontairement le joyeux refrain de Georges

laquo Versez amis versez agrave boire raquo

Puis tout agrave coup revenant agrave moi je mrsquoeacutecriai laquo Agrave quoi diable songes-tu Tu te crois jeune encore Ah ah ah pauvre fou raquo

Or agrave quelques jours de lagrave rentrant vers le soir de la cha-pelle Louis de Gonzague jrsquoaperccedilus en face des eacutecuries du haras un officier de spahis en petite tenue le keacutepi sur lrsquooreille et la bride drsquoun superbe cheval arabe au bras La physionomie de ce cheval me parut singuliegraverement belle il inclinait la tecircte par-dessus lrsquoeacutepaule de son maicirctre et me regardait fixement Ce re-gard avait quelque chose drsquohumain

La porte de lrsquoeacutecurie srsquoouvrit lrsquoofficier remit au palefrenier la bride de son cheval et se tournant de mon cocircteacute nos yeux se rencontregraverent crsquoeacutetait Taifer Son nez crochu ses petites mous-taches blondes rejoignant une barbiche tailleacutee en pointe ne

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pouvaient me laisser aucun doute malgreacute les teintes ardentes du soleil drsquoAfrique empreintes sur sa face

Taifer me reconnut mais pas un muscle de son visage ne tressaillit pas un sourire nrsquoeffleura ses legravevres Il vint agrave moi len-tement me tendit la main et me dit laquo Bonjour Theacuteodore tu vas toujours bien raquo ndash comme srsquoil ne mrsquoeucirct quitteacute que de la veille Ce ton simple mrsquoeacutetonna tellement que je reacutepondis de mecircme laquo Mais oui Georges pas mal

mdash Allons tant mieux fit-il tant mieux Puis il me prit le bras et me demanda Ougrave allons-nous

mdash Je rentrais chez moi

mdash Eh bien je trsquoaccompagne raquo

Nous descendicircmes la rue de Clegraveves tout recircveurs Arriveacutes devant ma porte je grimpai lrsquoeacutetroit escalier Les eacuteperons de Tai-fer reacutesonnaient derriegravere moi cela me paraissait eacutetrange Dans ma chambre il jeta son keacutepi sur le piano il prit une chaise je deacuteposai mon cahier de musique dans un coin et mrsquoeacutetant assis nous restacircmes tout meacuteditatifs en face lrsquoun de lrsquoautre

Au bout de quelques minutes Taifer me demanda drsquoun son de voix tregraves doux

laquo Tu fais donc toujours de la musique Theacuteodore

mdash Toujours je suis organiste de la catheacutedrale

mdash Ah et tu joues toujours du violon

mdash Oui

mdash Te rappelles-tu Theacuteodore la chansonnette de Louise raquo

En ce moment tous les souvenirs de notre jeunesse se re-tracegraverent avec tant de vivaciteacute agrave mon esprit que je me sentis pacirc-lir sans profeacuterer un mot je deacutetachai mon violon de la muraille

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et me mis agrave jouer la chansonnette de Louise mais si bashellip si bashellip que je croyais seul lrsquoentendre

Georges mrsquoeacutecoutait les yeux fixeacutes devant lui agrave la derniegravere note il se leva et me prenant les mains avec force il me regarda longtemps

laquo Encore un bon cœur celui-lagrave dit-il comme se parlant agrave lui-mecircme ndash Elle trsquoa trompeacute nrsquoest-ce pas Elle trsquoa preacutefeacutereacute M Stanislas agrave cause de ses breloques et de son coffre-fort raquo

Je mrsquoassis en pleurant

Taifer fit trois ou quatre tours dans la chambre et srsquoarrecirctant tout agrave coup il se prit agrave consideacuterer ma guitare en si-lence puis il la deacutecrochahellip ses doigts en effleuregraverent les cordes et je fus surpris de la netteteacute bizarre de ces quelques notes ra-pides mais Georges rejeta lrsquoinstrument qui rendit un soupir plaintif sa figure devint sombre il alluma une cigarette et me souhaita le bonsoir

Je lrsquoeacutecoutai descendre lrsquoescalier Le bruit de ses pas reten-tissait dans mon cœur

Quelques jours apregraves ces eacuteveacutenements jrsquoappris que le capi-taine Taifer srsquoeacutetait installeacute dans une chambre donnant sur la place Ducale On le voyait fumer sa pipe sur le balcon mais il ne faisait attention agrave personne Il ne freacutequentait point le cafeacute des officiers Son unique distraction eacutetait de monter agrave cheval et de se promener le long de la Meuse sur le chemin de halage

Chaque fois que le capitaine me rencontrait il me criait de loin

laquo Bonjour Theacuteodore raquo

Jrsquoeacutetais le seul auquel il adressacirct la parole

Vers les derniers jours drsquoautomne monseigneur de Reims fit sa tourneacutee pastorale Je fus tregraves occupeacute durant ce mois il me

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fallut tenir lrsquoorgue en ville et au seacuteminaire je nrsquoavais pas une minute agrave moi Puis quand monseigneur fut parti tout retomba dans le calme habituel On ne parlait plus du capitaine Taifer Le capitaine avait quitteacute son logement de la place Ducale il ne faisait plus de promenades et drsquoailleurs dans le grand monde il nrsquoeacutetait question que des derniegraveres fecirctes et des gracircces infinies de monseigneur moi-mecircme je ne pensais plus agrave mon vieux cama-rade

Un soir que les premiers flocons de neige voltigeaient de-vant ma fenecirctre et que tout grelottant jrsquoallumais mon feu et preacuteparais ma cafetiegravere jrsquoentends des pas dans lrsquoescalier laquo Crsquoest Georges raquo me dis-je La porte srsquoouvre En effet crsquoeacutetait lui tou-jours le mecircme Seulement un petit manteau de toile cireacutee ca-chait les broderies drsquoargent de sa veste bleu de ciel Il me serra la main et me dit

laquo Theacuteodore viens avec moi je souffre aujourdrsquohui je souffre plus que drsquohabitude

mdash Je veux bien lui reacutepondis-je en passant ma redingote je veux bien puisque cela te fait plaisir

Nous descendicircmes la rue silencieuse en longeant les trot-toirs couverts de neige

Agrave lrsquoangle du jardin des Carmes Taifer srsquoarrecircta devant une maisonnette blanche agrave persiennes vertes il en ouvrit la porte nous entracircmes et je lrsquoentendis refermer derriegravere nous Drsquoantiques portraits ornaient le vestibule lrsquoescalier en coquille eacutetait drsquoune eacuteleacutegance rare au haut de lrsquoescalier un burnous rouge pendait au mur Je vis tout cela rapidement car Taifer montait vite Quand il mrsquoouvrit sa chambre je fus eacutebloui mon-seigneur lui-mecircme nrsquoen a pas de plus somptueuse sur les murs agrave fond drsquoor se deacutetachaient de grandes fleurs pourpres des armes orientales et de superbes pipes turques incrusteacutees de nacre Les meubles drsquoacajou avaient une forme accroupie mas-sive vraiment imposante Une table ronde agrave plaque de marbre

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vert jaspeacute de bleu supportait un large plateau de laque violette et sur le plateau un flacon ciseleacute renfermant une essence cou-leur drsquoambre

Je ne sais quel parfum subtil se mecirclait agrave lrsquoodeur reacutesineuse des pommes de pin qui brucirclaient dans lrsquoacirctre

laquo Que ce Taifer est heureux me disais-je il a rapporteacute tout cela de ses campagnes drsquoAfrique Quel riche pays Tout srsquoy trouve en abondance lrsquoor la myrrhe et lrsquoencens et des fruits incomparables et de grandes femmes pacircles aux yeux de gazelle plus flexibles que les palmiers selon le Cantique des Can-tiques raquo

Telles eacutetaient mes reacuteflexions

Taifer bourra une de ses pipes et me lrsquooffrit lui-mecircme ve-nait drsquoallumer la sienne une superbe pipe turque agrave bouquin drsquoambre

Nous voilagrave donc eacutetendus nonchalamment sur des coussins amarante regardant le feu deacuteployer ses tulipes rouges et blanches sur le fond noir de la chemineacutee

Jrsquoeacutecoutais les cris des moineaux blottis sous les gouttiegraveres et la flamme ne mrsquoen paraissait que plus belle

Taifer levait de temps en temps sur moi ses yeux gris puis il les abaissait drsquoun air recircveur

laquo Theacuteodore me dit-il enfin agrave quoi penses-tu

mdash Je pense qursquoil aurait mieux valu pour moi faire un tour drsquoAfrique que de rester agrave Charleville lui reacutepondis-je combien de souffrances et drsquoennuis je me serais eacutepargneacutes que de ri-chesses jrsquoaurais acquises Ah Louise avait bien raison de me preacutefeacuterer M Stanislas je nrsquoaurais pu la rendre heureuse raquo

Taifer sourit avec amertume

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laquo Ainsi dit-il tu envies mon bonheur raquo

Jrsquoeacutetais tout stupeacutefait car Georges en ce moment ne se res-semblait plus agrave lui-mecircme une eacutemotion profonde lrsquoagitait son regard eacutetait voileacute de larmes Il se leva brusquement et fut se po-ser devant une fenecirctre tambourinant sur les vitres et sifflant entre ses dents je ne sais quel air de la Gazza ladra

Puis il pirouetta et vint remplir deux petits verres de sa li-queur ambreacutee

laquo Agrave ta santeacute camarade dit-il

mdash Agrave la tienne Georges raquo

Nous bucircmes

Une saveur aromatique me monta subitement au cerveau Jrsquoeus des eacuteblouissements un bien-ecirctre indeacutefinissable une vi-gueur surprenante me peacuteneacutetra jusqursquoagrave la racine des cheveux

laquo Qursquoest-ce que cela lui demandai-je

mdash Crsquoest un cordial fit-il on pourrait le nommer un rayon du soleil drsquoAfrique car il renferme la quintessence des aromates les plus rares du sol africain

mdash Crsquoest deacutelicieux Verse-mrsquoen encore un verre Georges

mdash Volontiers mais noue drsquoabord cette tresse de cheveux agrave ton bras raquo

Il me preacutesentait une natte de cheveux noirs luisants comme du bronze

Je nrsquoeus aucune objection agrave lui faire seulement cela me pa-rut eacutetrange Mais agrave peine eus-je videacute mon second verre que cette tresse srsquoinsinua je ne sais comment jusqursquoagrave mon eacutepaule Je la sentis glisser sous mon bras et se tapir pregraves de mon cœur

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laquo Taifer mrsquoeacutecriai-je ocircte-moi ces cheveux ils me font mal raquo

Mais lui reacutepondit gravement

laquo Laisse-moi respirer

mdash Ocircte-moi cette tresse ocircte-moi cette tresse repris-je Ah je vais mourir

mdash Laisse-moi respirer dit-il encore

mdash Ah mon vieux camaradehellip Ah Taiferhellip Georges hellip ocircte-moi cette tresse de cheveuxhellip elle mrsquoeacutetrangle

mdash Laisse-moi respirer raquo fit-il avec un calme terrible

Alors je me sentis faiblirhellip Je mrsquoaffaissai sur moi-mecircmehellip Un serpent me mordait au cœur Il se glissait autour de mes reinshellip Je sentais ses anneaux froids couler lentement sur ma nuque et se nouer agrave mon cou

Je mrsquoavanccedilai vers la fenecirctre en geacutemissant et je lrsquoouvris drsquoune main tremblante Un froid glacial me saisit et je tombai sur mes genoux invoquant le Seigneur Subitement la vie me revint Quand je me redressai Taifer pacircle comme la mort me dit

laquo Crsquoest bien je trsquoai ocircteacute la tresse raquo

Et montrant son bras

laquo La voilagrave raquo

Puis avec un eacuteclat de rire nerveux

laquo Ces cheveux noirs valent bien les cheveux blonds de ta Louise nrsquoest-ce pas hellip Chacun porte sa croix mon bravehellip plus ou moins stoiumlquement voilagrave touthellip Mais souviens-toi que lrsquoon srsquoexpose agrave de cruels meacutecomptes en enviant le bonheur des

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autres car la vipegravere est deux fois vipegravere dit le proverbe arabe lorsqursquoelle siffle au milieu des roses raquo

Jrsquoessuyai la sueur qui ruisselait de mon front et je mrsquoempressai de fuir ce lieu de deacutelices hanteacute par le spectre du remords

Ah qursquoil est doux mes chers amis de se reposer sur un modeste escabeau en face drsquoun petit feu couvert de cendre drsquoeacutecouter sa theacuteiegravere babiller avec le grillon au coin de lrsquoacirctre et drsquoavoir au cœur un lointain souvenir drsquoamour qui nous per-mette de verser de temps en temps une larme sur nous-mecircme

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en avril 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Isabelle Franccediloise

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Erckmann-Chatrian Contes populaires nouvelle eacutedition Paris Hetzel sd Drsquoautres eacuteditions notamment pour les illustrations de Theacuteophile Schuler Erckmann-Chatrian Contes et Romans populaires Hetzel sd ont eacuteteacute consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Al-beacute petit village viticole reacuteputeacute pour son Pinot Noir a eacuteteacute prise par Olivier le 19072009 (Wikimeacutedia licence CC paterniteacute 20 geacuteneacuterique)

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

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Page 6: DDEESS CCOONNTTEESS PPOOPPUULLAAIIRREESS · ² Oui, tu peux bien descendre à ton aise, toi, lui dis-je ; tu sais que tu rêves !… au lieu que nous autres, nous voyons tout le village,

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Jrsquoeacutetais pregraves de la rampe il me tirait en bas lrsquoeacuteglise me pa-raissait mille fois plus haute elle tremblaithellip Je criais au se-cours Breinstein sonnait comme pour un enterrement les cor-neilles sortaient de tous les trous la cigogne passait au-dessus le cou tendu et le bec plein de leacutezards Je me cramponnais comme un malheureux mais tout agrave coup je sens Ludwig qui me prend par la jambe et qui me legraveve Niclausse se pend agrave mon cou alors je passe par-dessus la balustrade et je descends en criant

laquo Jeacutesus Marie Joseph raquo

Et ccedila me serre tellement le ventre que je mrsquoeacuteveille Je nrsquoavais plus une goutte de sang dans les veines Jrsquoouvre les yeux je regarde le jour venait par un trou du volet il traversait lrsquoombre de lrsquoeacutetable comme une flamme et tout aussitocirct je pense en moi-mecircme laquo Dieu du ciel crsquoeacutetait un recircve raquo Cette penseacutee me fait du bien je relegraveve ma botte de paille pour avoir la tecircte plus haute et je mrsquoessuie la figure toute couverte de sueur

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Il pouvait ecirctre alors trois heures du matin le soleil se le-vait derriegravere les pommiers en fleurs du vieux Christian je ne le voyais pas mais je croyais le voir je regardais et jrsquoeacutecoutais dans le grand silence comme un petit enfant qui srsquoeacuteveille dans son berceau sous la toile bleue et qui recircve tout seul sans remuer Je trouvais tout beau les brins de paille qui pendaient des poutres dans lrsquoombre les toiles drsquoaraigneacutee dans les coins la grosse tecircte de Schimmel toute grise qui se penchait pregraves de moi les yeux agrave demi fermeacutes la grande bique Charlotte avec son long cou maigre sa petite barbe rousse et son petit biquet noir et blanc qui dormait entre ses jambes Il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la pous-siegravere drsquoor qui tremblait dans le rayon de soleil et jusqursquoagrave la grosse eacutecuelle de terre rouge remplie de carottes pour les la-pins qui ne me fissent plaisir agrave voir

Je pensais laquo Comme on est bien icihellip comme il fait chaudhellip comme ce pauvre Schimmel macircche toute la nuit un peu de regain et comme cette pauvre Charlotte me regarde avec ses grands yeux fendus Crsquoest tout de mecircme agreacuteable drsquoavoir une

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eacutetable pareille Voilagrave maintenant que le grillon se met agrave chan-terhellip Heacute voici notre vieille hase qui sort de dessous la cregraveche elle eacutecoute en dressant ses grandes oreilles raquo

Je ne bougeais pas

Au bout drsquoun instant la pauvre vieille fit un saut avec ses longues jambes de sauterelle plieacutees sous son gros derriegravere elle entrait dans le rayon de soleil en galopant tout doucement et chacun de ses poils reluisait Puis il en vint un autre sans bruit un vieux lapin noir et roux agrave favoris jaunes lrsquoair tout agrave fait res-pectable puis un autre petithellip puis un autrehellip puis toute la bande les oreilles sur le dos la queue en trompette Ils se pla-ccedilaient autour de lrsquoeacutecuelle et leurs moustaches remuaient ils grignotaient ils grignotaient les plus petits avaient agrave peine de la place

Dehors on entendait le coq chanter Les poules caque-taient et les alouettes dans les airs et le nid de chardonnerets dans le grand prunier de notre verger et les fauvettes dans la haie vive du jardin tout revivait tout sifflait On entendait les petits chardonnerets dans leur nid demander la becqueacutee et le vieux en haut qui sifflait un air pour leur faire prendre patience

Ah Seigneur combien de choses en ce bas monde qursquoon ne voit pas quand on ne pense agrave rien

Je me disais en moi-mecircme laquo Aloiumlus tu peux te vanter drsquoavoir de la chance drsquoecirctre encore sur la terre crsquoest le bon Dieu qui trsquoa sauveacute car ccedila pouvait aussi bien ne pas ecirctre un recircve raquo

Et songeant agrave cela je mrsquoattendrissais le cœur je pensais laquo Te voilagrave pourtant agrave trente-deux ans et tu nrsquoes encore bon agrave rien tu ne peux pas dire je me rends des services agrave moi-mecircme et aux autres De ceacuteleacutebrer la fecircte de saint Aloiumlus ton patron ce nrsquoest pas tout et mecircme agrave la longue ccedila devient ennuyant Ta pauvre vieille grandrsquomegravere serait pourtant bien contente si tu te mariais si elle voyait ses petits-enfants Seigneur Dieu les jolies

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filles ne manquent pas au village et les braves non plus princi-palement la petite Suzel Recircb voilagrave ce que jrsquoappelle une fille bien faite agreacuteable en toutes choses avec des joues rouges de beaux yeux bleus un joli nez et des dents blanches elle est fraicircche comme une cerise agrave lrsquoarbre Et comme elle eacutetait contente de danser avec toi chez le vieux Zimmer comme elle se pendait agrave ton bras Oui Suzel est tout agrave fait gentille et je suis sucircr qursquoelle trsquoouvrirait le soir quand tu rentrerais apregraves onze heures qursquoelle ne te laisserait pas coucher dans la grange comme la grandrsquomegravere Elle ne serait pas encore sourde elle trsquoentendrait bien raquo

Je regardais le gros lapin agrave favoris qui semblait rire au mi-lieu de sa famille ses yeux brillaient comme des eacutetoiles il ar-rondissait son gros jabot et dressait les oreilles tout joyeux

Et je pensais encore laquo Est-ce que tu veux ressembler agrave ce pauvre vieux Schimmel toi Est-ce que tu veux rester seul dans ce bas monde tandis que le dernier lapin se fait en quelque sorte honneur drsquoavoir des enfants Non cela ne peut pas durer Aloiumlus Cette petite Suzel est tout agrave fait gentille raquo

Alors je me levai de la cregraveche je secouai la paille de mes habits et je me dis laquo Il faut faire une finhellip Et drsquoavoir une petite femme qui vous ouvre la porte le soir ndash quand mecircme elle crie-rait un peu ndash crsquoest encore plus agreacuteable que de passer la nuit dans une cregraveche et de recircver qursquoon tombe drsquoun clocher Tu vas changer de chemise mettre ton bel habit bleu et puis en route Il ne faut pas que les bonnes espegraveces peacuterissent raquo

Voilagrave ce que je pensaihellip et je lrsquoai fait aussi oui je lrsquoai fait ce jour mecircme jrsquoallai voir le vieux Regraveb je lui demandai Suzel en mariage Ah Dieu du ciel comme elle eacutetait contente et lui et moi et la grandrsquomegravere ndash Il ne faut que prendre un peu de cœur et tout marche

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Enfin les noces sont pour apregraves-demain au Lion-drsquoOr on chantera on dansera on boira du vieux kutterleacute1 et srsquoil plaicirct au Seigneur quand les alouettes auront des jeunes lrsquoanneacutee pro-chaine jrsquoaurai aussi un petit oiseau dans mon nid un joli petit Aloiumlus qui legravevera ses petits bras roses comme des ailes sans plumes pendant que Suzel lui donnera la becqueacutee Et moi je serai lagrave comme le vieux chardonneret je lui sifflerai un air pour le reacutejouir

1 Vin du Haut-Rhin

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LrsquoŒIL INVISIBLE

OU LrsquoAUBERGE DES TROIS PENDUS

I

Vers ce temps-lagrave dit Christian pauvre comme un rat drsquoeacuteglise je mrsquoeacutetais reacutefugieacute dans les combles drsquoune vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Nuremberg

Je nichais agrave lrsquoangle du toit Les ardoises me servaient de murailles et la maicirctresse poutre de plafond il fallait marcher sur une paillasse pour arriver agrave la fenecirctre mais cette fenecirctre perceacutee dans le pignon avait une vue magnifique de lagrave je deacute-couvrais la ville la campagne Je voyais les chats se promener gravement dans la gouttiegravere les cigognes le bec chargeacute de gre-nouilles apporter la pacircture agrave leur couveacutee deacutevorante les pigeons srsquoeacutelancer de leurs colombiers la queue en eacuteventail et tourbillon-ner sur lrsquoabicircme des rues Le soir quand les cloches appelaient le monde agrave lrsquoAngeacutelus les coudes au bord du toit jrsquoeacutecoutais leur chant meacutelancolique je regardais les fenecirctres srsquoilluminer une agrave une les bons bourgeois fumer leur pipe sur les trottoirs et les jeunes filles en petite jupe rouge la cruche sous le bras rire et causer autour de la fontaine Saint-Seacutebalt Insensiblement tout srsquoeffaccedilait les chauves-souris se mettaient en route et jrsquoallais me coucher dans une douce quieacutetude

Le vieux brocanteur Toubac connaissait le chemin de ma logette aussi bien que moi et ne craignait pas drsquoen grimper lrsquoeacutechelle Toutes les semaines sa tecircte de bouc surmonteacutee drsquoune tignasse roussacirctre soulevait la trappe et les doigts cramponneacutes au bord de la soupente il me criait drsquoun ton nasillard

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laquo Eh bien eh bien maicirctre Christian avons-nous du neuf raquo

Agrave quoi je reacutepondais

laquo Entrez donc que diable entrezhellip je viens de finir un petit paysage dont vous me donnerez des nouvelles raquo

Alors sa grande eacutechine maigre srsquoallongeait srsquoallongeait jusque sous le toithellip et le brave homme riait en silence

Il faut rendre justice agrave Toubac il ne marchandait pas avec moi Il mrsquoachetait toutes mes toiles agrave quinze florins lrsquoune dans lrsquoautre et les revendait quarante Crsquoeacutetait un honnecircte juif

Ce genre drsquoexistence commenccedilait agrave me plaire et jrsquoy trouvais chaque jour de nouveaux charmes quand la bonne ville de Nu-remberg fut troubleacutee par un eacuteveacutenement eacutetrange et mysteacuterieux Non loin de ma lucarne un peu agrave gauche srsquoeacutelevait lrsquoauberge du Bœuf-Gras une vieille auberge fort achalandeacutee dans le pays Devant sa porte stationnaient toujours trois ou quatre voitures chargeacutees de sacs ou de futailles car avant de se rendre au mar-cheacute les campagnards y prenaient drsquohabitude leur chopine de vin

Le pignon de lrsquoauberge se distinguait par sa forme particu-liegravere il eacutetait fort eacutetroit pointu tailleacute des deux cocircteacutes en dents de scie des sculptures grotesques des guivres entrelaceacutees or-naient les corniches et le pourtour de ses fenecirctres Mais ce qursquoil y avait de plus remarquable crsquoest que la maison qui lui faisait face reproduisait exactement les mecircmes sculptures les mecircmes ornements il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la tige de lrsquoenseigne qui ne fucirct copieacutee avec ses volutes et ses spirales de fer

On aurait dit que ces deux antiques masures se refleacutetaient lrsquoune lrsquoautre Seulement derriegravere lrsquoauberge srsquoeacutelevait un grand checircne dont le feuillage sombre deacutetachait avec vigueur les arecirctes du toit tandis que la maison voisine se deacutecoupait sur le ciel Du reste autant lrsquoauberge du Bœuf-Gras eacutetait bruyante animeacutee

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autant lrsquoautre maison eacutetait silencieuse Drsquoun cocircteacute lrsquoon voyait sans cesse entrer et sortir une foule de buveurs chantant treacute-buchant faisant claquer leur fouet De lrsquoautre reacutegnait la soli-tude Tout au plus une ou deux fois par jour sa lourde porte srsquoentrrsquoouvrait-elle pour laisser sortir une petite vieille les reins en demi-cercle le menton en galoche la robe colleacutee sur les hanches un eacutenorme panier sous le bras et le poing crispeacute contre la poitrine

La physionomie de cette vieille mrsquoavait frappeacute plus drsquoune fois ses petits yeux verts son nez mince effileacute les grands ra-mages de son chacircle qui datait de cent ans pour le moins le sou-rire qui ridait ses joues en cocarde et les dentelles de son bon-net qui lui pendaient sur les sourcils tout cela mrsquoavait paru bi-zarre je mrsquoy eacutetais inteacuteresseacute jrsquoaurais voulu savoir ce qursquoeacutetait ce que faisait cette vieille dans une si grande maison deacuteserte

Il me semblait deviner lagrave toute une existence de bonnes œuvres et de meacuteditations pieuses Mais un jour que je mrsquoeacutetais arrecircteacute dans la rue pour la suivre du regard elle se retourna brusquement me lanccedila un coup drsquoœil dont je ne saurais peindre lrsquohorrible expression et me fit trois ou quatre grimaces hi-deuses puis laissant retomber sa tecircte branlante elle attira son grand chacircle dont la pointe traicircnait agrave terre et gagna lestement sa lourde porte derriegravere laquelle je la vis disparaicirctre

laquo Crsquoest une vieille folle me dis-je tout stupeacutefait une vieille folle meacutechante et ruseacutee Ma foi jrsquoavais bien tort de mrsquointeacuteresser agrave elle Je voudrais revoir sa grimace Toubac mrsquoen donnerait vo-lontiers quinze florins raquo

Cependant ces plaisanteries ne me rassuraient pas trop Lrsquohorrible coup drsquoœil de la vieille me poursuivait partout et plus drsquoune fois en train de grimper lrsquoeacutechelle perpendiculaire de mon taudis me sentant accrocheacute quelque part je frissonnais des pieds agrave la tecircte mrsquoimaginant que la vieille venait se pendre aux basques de mon habit pour me faire tomber

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Toubac agrave qui je racontai cette histoire bien loin drsquoen rire prit un air grave

laquo Maicirctre Christian me dit-il si la vieille vous en veut pre-nez garde ses dents sont petites pointues et drsquoune blancheur merveilleuse cela nrsquoest point naturel agrave son acircge Elle a le mau-vais œil Les enfants se sauvent agrave son approche et les gens de Nuremberg lrsquoappellent Fleacutedermausse2 raquo

Jrsquoadmirai lrsquoesprit perspicace du juif et ses paroles me don-negraverent beaucoup agrave reacutefleacutechir mais au bout de quelques se-maines ayant souvent rencontreacute Fleacutedermausse sans facirccheuses conseacutequences mes craintes se dissipegraverent et je ne songeai plus agrave elle

Or il advint qursquoun soir dormant du meilleur somme je fus eacuteveilleacute par une harmonie eacutetrange Crsquoeacutetait une espegravece de vibra-tion si douce si meacutelodieuse que le murmure de la brise dans le feuillage ne peut en donner qursquoune faible ideacutee Longtemps je precirctai lrsquooreille les yeux tout grands ouverts retenant mon ha-leine pour mieux entendre Enfin je regardai vers la fenecirctre et vis deux ailes qui se deacutebattaient contre les vitres Je crus drsquoabord que crsquoeacutetait une chauve-souris prise dans ma chambre mais la lune eacutetant venue agrave paraicirctre les ailes drsquoun magnifique papillon de nuit transparentes comme de la dentelle se dessi-negraverent sur son disque eacutetincelant Leurs vibrations eacutetaient par-fois si rapides qursquoon ne les voyait plus puis elles se reposaient eacutetendues sur le verre et leurs frecircles nervures se distinguaient de nouveau

Cette apparition vaporeuse dans le silence universel ouvrit mon cœur aux plus douces eacutemotions il me sembla qursquoune syl-phide leacutegegravere toucheacutee de ma solitude venait me voirhellip et cette ideacutee mrsquoattendrit jusqursquoaux larmes laquo Sois tranquille douce cap-

2 Chauve-souris

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tive sois tranquille lui dis-je ta confiance ne sera pas trompeacutee je ne te retiendrai pas malgreacute toihellip retourne au ciel agrave la liber-teacute raquo

Et jrsquoouvris ma petite fenecirctre

La nuit eacutetait calme Des milliers drsquoeacutetoiles scintillaient dans lrsquoeacutetendue Un instant je contemplai ce spectacle sublime et les paroles de la priegravere me vinrent naturellement aux legravevres Mais jugez de ma stupeur quand abaissant les yeux je vis un homme pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne du Bœuf-Gras les che-veux eacutepars les bras roides les jambes allongeacutees en pointe et projetant leur ombre gigantesque jusqursquoau fond de la rue

Lrsquoimmobiliteacute de cette figure sous les rayons de la lune avait quelque chose drsquoaffreux Je sentis ma langue se glacer mes dents srsquoentre-choquer Jrsquoallais jeter un cri mais je ne sais par quelle attraction mysteacuterieuse mes yeux plongegraverent plus bas et je distinguai confuseacutement la vieille accroupie agrave sa fenecirctre au milieu des grandes ombres et contemplant le pendu drsquoun air de satisfaction diabolique

Alors jrsquoeus le vertige de la terreur toutes mes forces mrsquoabandonnegraverent et reculant jusqursquoagrave la muraille je mrsquoaffaissai sur moi-mecircme eacutevanoui

Je ne saurais dire combien dura ce sommeil de mort En revenant agrave moi je vis qursquoil faisait grand jour Les brouillards de la nuit peacuteneacutetrant dans ma gueacuterite avaient deacuteposeacute sur mes che-veux leur fraicircche roseacutee des rumeurs confuses montaient de la rue je regardai Le bourgmestre et son secreacutetaire stationnaient agrave la porte de lrsquoauberge ils y restegraverent longtemps Les gens al-laient venaient srsquoarrecirctaient pour voir puis reprenaient leur route Les bonnes femmes du voisinage qui balayaient le devant de leurs maisons regardaient de loin et causaient entre elles Enfin un brancard et sur ce brancard un corps recouvert drsquoun drap de laine sortit de lrsquoauberge porteacute par deux hommes Ils

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descendirent la rue et les enfants qui se rendaient agrave lrsquoeacutecole se mirent agrave courir derriegravere eux

Tout le monde se retira

La fenecirctre en face eacutetait encore ouverte Un bout de corde flottait agrave la tringle je nrsquoavais pas recircveacute jrsquoavais bien vu le grand papillon de nuithellip puis le penduhellip puis la vieille

Ce jour-lagrave Toubac me fit sa visite son grand nez parut agrave ras du plancher

laquo Maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il rien agrave vendre raquo Je ne lrsquoentendis pas jrsquoeacutetais assis sur mon unique chaise les deux mains sur les genoux les yeux fixeacutes devant moi Toubac surpris de mon immobiliteacute reacutepeacuteta plus haut

laquo Maicirctre Christian maicirctre Christian raquo

Puis enjambant la soupente il vint sans faccedilon me frapper sur lrsquoeacutepaule

laquo Eh bien eh bien que se passe-t-il donc

mdash Ah crsquoest vous Toubac

mdash Eh parbleu jrsquoaime agrave le croire Ecirctes-vous malade

mdash Nonhellip je pense

mdash Agrave quoi diable pensez-vous

mdash Au pendu

mdash Ah ah srsquoeacutecria le brocanteur vous lrsquoavez donc vu ce pauvre garccedilon Quelle histoire singuliegravere le troisiegraveme agrave la mecircme place

mdash Comment le troisiegraveme

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mdash Eh oui Jrsquoaurais ducirc vous preacutevenir Apregraves ccedila il est en-core temps il y en aura bien un quatriegraveme qui voudra suivre lrsquoexemple des autreshellip il nrsquoy a que le premier pas qui coucircte raquo

Ce disant Toubac prit place au bord de mon bahut battit le briquet alluma sa pipe et lanccedila quelques bouffeacutees drsquoun air recirc-veur

laquo Ma foi dit-il je ne suis pas craintif mais si lrsquoon mrsquooffrait de passer la nuit dans cette chambre jrsquoaimerais autant aller me pendre ailleurs

laquo Figurez-vous maicirctre Christian qursquoil y a neuf ou dix mois un brave homme de Tubingue marchand de fourrures en gros descend agrave lrsquoauberge du Bœuf-Gras Il demande agrave souper il mange bien il boit bien on le megravene coucher dans la chambre du troisiegraveme ndash la chambre verte comme ils lrsquoappellent ndash et le len-demain on le trouve pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne

laquo Bon passe pour une fois il nrsquoy avait rien agrave dire

laquo On dresse procegraves-verbal et lrsquoon enterre cet eacutetranger au fond du jardin Mais voilagrave qursquoenviron six semaines apregraves arrive un brave militaire de Newstadt Il avait son congeacute deacutefinitif et se reacutejouissait de revoir son village Pendant toute la soireacutee en vi-dant des chopes il ne parla que de sa petite cousine qui lrsquoattendait pour se marier Enfin on le megravene au lit du gros mon-sieur et cette mecircme nuit le watchmann qui passait dans la rue des Minnesaeligngers aperccediloit quelque chose agrave la tringle Il legraveve sa lanterne crsquoeacutetait le militaire avec son congeacute deacutefinitif dans un tuyau de fer-blanc sur la cuisse gauche et les mains colleacutees sur les coutures du pantalon comme agrave la parade

laquo Pour le coup crsquoest extraordinaire Le bourgmestre crie fait le diable On visite la chambre On recreacutepit les murs et lrsquoon envoie lrsquoextrait mortuaire agrave Newstadt

laquo Le greffier avait eacutecrit en marge laquo Mort drsquoapoplexie fou-droyante raquo

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laquo Tout Nuremberg eacutetait indigneacute contre lrsquoaubergiste Il y en avait mecircme qui voulaient le forcer drsquoocircter sa tringle de fer sous preacutetexte qursquoelle inspirait des ideacutees dangereuses aux gens Mais vous pensez que le vieux Nikel Schmidt nrsquoentendit pas de cette oreille

laquo Cette tringle dit-il a eacuteteacute mise lagrave par mon grand-pegravere Elle porte lrsquoenseigne du Bœuf-Gras de pegravere en fils depuis cent cinquante ans Elle ne fait de tort agrave personne pas mecircme aux voitures de foin qui passent dessous puisqursquoelle est agrave plus de trente pieds Ceux qursquoelle gecircne nrsquoont qursquoagrave deacutetourner la tecircte ils ne la verront pas raquo

laquo On finit par se calmer et pendant plusieurs mois il nrsquoy eut rien de nouveau Malheureusement un eacutetudiant de Heidel-berg qui se rendait agrave lrsquoUniversiteacute srsquoarrecircte avant-hier au Bœuf-Gras et demande agrave coucher Crsquoeacutetait le fils drsquoun pasteur

laquo Comment supposer que le fils drsquoun pasteur aurait lrsquoideacutee de se pendre agrave la tringle drsquoune enseigne parce qursquoun gros mon-sieur et un militaire srsquoy eacutetaient pendus Il faut avouer maicirctre Christian que la chose nrsquoeacutetait guegravere probable Ces raisons ne vous auraient pas paru suffisantes ni agrave moi non plus Eh bienhellip

mdash Assez assez mrsquoeacutecriai-je cela est horriblehellip Je devine lagrave-dessous un affreux mystegravere Ce nrsquoest pas la tringle ce nrsquoest pas la chambrehellip

mdash Est-ce que vous soupccedilonneriez lrsquoaubergiste le plus hon-necircte homme du monde appartenant agrave lrsquoune des plus anciennes familles de Nuremberg

mdash Non non Dieu me garde de concevoir drsquoinjustes soup-ccedilons mais il y a des abicircmes qursquoon nrsquoose sonder du regard

mdash Vous avez bien raison dit Toubac eacutetonneacute de mon exalta-tion il vaut mieux parler drsquoautre chose Agrave propos maicirctre Chris-tian et notre paysage de Sainte-Odile raquo

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Cette question me ramena dans le monde positif Je fis voir au brocanteur le tableau que je venais de terminer Lrsquoaffaire fut bientocirct conclue et Toubac fort satisfait descendit lrsquoeacutechelle en mrsquoengageant agrave ne plus songer agrave lrsquoeacutetudiant de Heidelberg

Jrsquoaurais volontiers suivi le conseil du brocanteur mais quand le diable se mecircle de nos affaires il nrsquoest pas facile de srsquoen deacutebarrasser

II

Dans la solitude tous ces eacuteveacutenements se retracegraverent agrave mon esprit avec une luciditeacute effrayante

La vieille me dis-je est cause de tout Elle seule a meacutediteacute ces crimes et les a consommeacutes mais par quel moyen A-t-elle eu recours agrave la ruse ou bien agrave lrsquointervention des puissances in-visibles

Je me promenais dans mon reacuteduit une voix inteacuterieure me criait laquo Ce nrsquoest pas en vain que le ciel trsquoa permis de voir Fleacutedermausse contempler lrsquoagonie de sa victime ce nrsquoest pas en vain que lrsquoacircme du pauvre jeune homme est venue trsquoeacuteveiller sous la forme drsquoun papillon de nuithellip non ce nrsquoest pas en vain Christian le ciel trsquoimpose une mission terrible Si tu ne lrsquoaccomplis pas crains de tomber toi-mecircme dans les filets de la vieille Peut-ecirctre en ce moment preacutepare-t-elle deacutejagrave sa toile dans lrsquoombre raquo

Durant plusieurs jours ces images affreuses me poursuivi-rent sans trecircve jrsquoen perdais le sommeil il mrsquoeacutetait impossible de rien faire le pinceau me tombait de la main et chose atroce agrave dire je me surprenais quelquefois agrave consideacuterer la tringle avec complaisance Enfin nrsquoy tenant plus je descendis un soir

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lrsquoeacutechelle quatre agrave quatre et jrsquoallai me blottir derriegravere la porte de Fleacutedermausse pour surprendre son fatal secret

Degraves lors il ne se passa plus un jour que je ne fusse en route suivant la vieille lrsquoeacutepiant ne la perdant pas de vue mais elle eacutetait si ruseacutee elle avait le flair tellement subtil que sans mecircme tourner la tecircte elle me devinait derriegravere elle et me savait agrave ses trousses Du reste elle feignait de ne pas srsquoen apercevoir elle allait au marcheacute agrave la boucherie comme une simple bonne femme seulement elle hacirctait le pas et murmurait des paroles confuses

Au bout drsquoun mois je vis qursquoil me serait impossible drsquoat-teindre agrave mon but par ce moyen et cette conviction me rendit drsquoune tristesse inexprimable

laquo Que faire me disais-je La vieille devine mes projets elle se tient sur ses gardes tout mrsquoabandonnehellip tout Ocirc vieille sceacuteleacute-rate tu crois deacutejagrave me voir au bout de la ficelle raquo

Agrave force de me poser cette question laquo que faire que faire raquo une ideacutee lumineuse frappa mon esprit Ma chambre dominait la maison de Fleacutedermausse mais il nrsquoy avait pas de lu-carne de ce cocircteacute Je soulevai leacutegegraverement une ardoise et lrsquoon ne saurait se peindre ma joie quand je vis toute lrsquoantique masure agrave deacutecouvert laquo Enfin je te tiens mrsquoeacutecriai-je tu ne peux mrsquoeacutechap-per drsquoici je verrai tout tes alleacutees tes venues les habitudes de la fouine dans sa taniegravere Tu ne soupccedilonneras pas cet œil invi-siblehellip cet œil qui surprend le crime au moment drsquoeacuteclore Oh la justice elle marche lentementhellip mais elle arrive

Rien de sinistre comme ce repaire vu de lagrave ndash une cour profonde agrave larges dalles moussues dans lrsquoun des angles un puits dont lrsquoeau croupissante faisait peur agrave voir un escalier en coquille au fond une galerie agrave rampe de bois sur la balus-trade du vieux linge la taie drsquoune paillasse ndash au premier eacutetage agrave gauche la pierre drsquoun eacutegout indiquant la cuisine agrave droite les

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hautes fenecirctres du bacirctiment donnant sur la rue quelques pots de fleurs desseacutecheacutees tout cela sombre leacutezardeacute humide

Le soleil ne peacuteneacutetrait qursquoune heure ou deux par jour au fond de ce cloaque puis lrsquoombre remontait la lumiegravere se deacute-coupait en losanges sur les murailles deacutecreacutepites sur le balcon vermoulu sur les vitres ternes ndash Des tourbillons drsquoatomes vol-tigeaient dans des rayons drsquoor que nrsquoagitait pas un souffle Oh crsquoeacutetait bien lrsquoasile de Fleacutedermausse elle devait srsquoy plaire

Je terminais agrave peine ces reacuteflexions que la vieille entra Elle revenait du marcheacute Jrsquoentendis sa lourde porte grincer Puis Fleacutedermausse apparut avec son panier Elle paraissait fatigueacutee hors drsquohaleine Les franges de son bonnet lui pendaient sur le nez ndash se cramponnant drsquoune main agrave la rampe elle gravit lrsquoescalier

Il faisait une chaleur suffocante ndash crsquoeacutetait preacuteciseacutement un de ces jours ougrave tous les insectes les grillons les araigneacutees les moustiques remplissent les vieilles masures de leurs bruits de racircpes et de tariegraveres souterraines

Fleacutedermausse traversa lentement la galerie comme un fu-ret qui se sent chez soi ndash Elle resta plus drsquoun quart drsquoheure dans la cuisine puis revint eacutetendre son linge donner un coup de ba-lai sur les marches ougrave traicircnaient quelques brins de paille Enfin elle leva la tecircte et se mit agrave parcourir de ses yeux verts le tour du toithellip cherchanthellip furetant du regard

Par quelle eacutetrange intuition soupccedilonnait-elle quelque chose Je ne sais mais jrsquoabaissai doucement lrsquoardoise et je re-nonccedilai agrave faire le guet ce jour-lagrave

Le lendemain Fleacutedermausse paraissait rassureacutee Un angle de lumiegravere se deacutechiquetait dans la galerie

En passant elle prit une mouche au vol et la preacutesenta deacuteli-catement agrave une araigneacutee eacutetablie dans lrsquoangle du toit

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Lrsquoaraigneacutee eacutetait si grosse que malgreacute la distance je la vis descendre drsquoeacutechelon en eacutechelon puis glisser le long drsquoun fil comme une goutte de venin saisir sa proie entre les mains de la meacutegegravere et remonter rapidement Alors la vieille regarda fort at-tentivement ses yeux se fermegraverent agrave demihellip elle eacuteternua et se dit agrave elle-mecircme drsquoun ton railleur

laquo Dieu vous beacutenisse la belle Dieu vous beacutenisse raquo

Durant six semaines je ne pus rien deacutecouvrir touchant la puissance de Fleacutedermausse tantocirct assise sous lrsquoeacutechoppe elle pelait ses pommes de terre tantocirct elle eacutetendait son linge sur la balustrade Je la vis filer quelquefois mais jamais elle ne chan-tait comme crsquoest la coutume des bonnes vieilles femmes dont la voix chevrotante se marie si bien au bourdonnement du rouet

Le silence reacutegnait autour drsquoelle Elle nrsquoavait pas de chat cette socieacuteteacute favorite des vieilles filleshellip pas un moineau ne ve-nait se poser sur ses chenetshellip les pigeons en passant au-dessus

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de sa cour semblaient eacutetendre lrsquoaile avec plus drsquoeacutelan ndash On au-rait dit que tout avait peur de son regard

Lrsquoaraigneacutee seule se plaisait dans sa compagnie

Je ne conccedilois pas ma patience durant ces longues heures drsquoobservation rien ne me lassait rien ne mrsquoeacutetait indiffeacuterent ndash au moindre bruit je soulevais lrsquoardoise crsquoeacutetait une curiositeacute sans bornes stimuleacutee par une crainte indeacutefinissable

Toubac se plaignait

laquo Maicirctre Christian me disait-il agrave quoi diable passez-vous votre temps Autrefois vous me donniez quelque chose toutes les semaines ndash agrave preacutesent crsquoest agrave peine tous les mois Oh les peintres on a bien raison de dire Paresseux comme un peintre Aussitocirct qursquoils ont quelques kreutzers devant eux ils mettent les mains dans leurs poches et srsquoendorment raquo

Je commenccedilais moi-mecircme agrave perdre courage ndash Jrsquoavais beau regarderhellip eacutepierhellip je ne deacutecouvrais rien drsquoextraordinaire ndash jrsquoen eacutetais agrave me dire que la vieille pouvait bien nrsquoecirctre pas si dange-reuse que je lui faisais peut-ecirctre tort de la soupccedilonner bref je lui cherchais des excuses mais un beau soir que lrsquoœil agrave mon trou je mrsquoabandonnais agrave ces reacuteflexions beacuteneacutevoles la scegravene changea brusquement

Fleacutedermausse passa sur la galerie avec la rapiditeacute de lrsquoeacuteclair elle nrsquoeacutetait plus la mecircme elle eacutetait droite les macirc-choires serreacutees le regard fixe le cou tendu elle faisait de grands pas ses cheveux gris flottaient derriegravere elle laquo Oh oh me dis-je il se passe quelque chose attention raquo Mais les ombres descendirent sur cette grande demeure les bruits de la ville expiregraverenthellip le silence srsquoeacutetablit

Jrsquoallais mrsquoeacutetendre sur ma couche quand jetant les yeux par la lucarne je vis la fenecirctre en face illumineacutee un voyageur occupait la chambre du pendu

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Alors toutes mes craintes se reacuteveillegraverent lrsquoagitation de Fleacutedermausse srsquoexpliquait elle flairait une victime

Je ne pus dormir de la nuit Le froissement de la paille le grignotement drsquoune souris sous le plancher me donnaient froid Je me levai je me perchai agrave la lucarnehellip jrsquoeacutecoutai ndash la lumiegravere drsquoen face eacutetait eacuteteinte Dans lrsquoun de ces moments drsquoanxieacuteteacute poi-gnante soit illusion soit reacutealiteacute je crus voir la vieille meacutegegravere qui regardait aussi et precirctait lrsquooreille

La nuit se passa le jour vint grisonner mes vitres peu agrave peu les bruits les mouvements de la ville montegraverent Harasseacute de fatigue et drsquoeacutemotions je venais de mrsquoendormir mais mon sommeil fut court degraves huit heures jrsquoavais pris mon poste drsquoobservation

Il paraicirct que la nuit de Fleacutedermausse nrsquoavait pas eacuteteacute moins orageuse que la mienne lorsqursquoelle poussa la porte de la gale-rie une pacircleur livide couvrait ses joues et sa nuque maigre Elle nrsquoavait que sa chemise et un jupon de laine quelques megraveches de cheveux drsquoun gris roux tombaient sur ses eacutepaules Elle regarda de mon cocircteacute drsquoun air recircveur mais elle ne vit rien elle pensait agrave autre chose ndash Tout agrave coup elle descendit laissant ses savates au haut de lrsquoescalier elle allait sans doute srsquoassurer que la porte drsquoen bas eacutetait bien fermeacutee Je la vis remonter brusquement en-jambant trois ou quatre marches agrave la foishellip crsquoeacutetait effrayant ndash Elle srsquoeacutelanccedila dans la chambre voisine jrsquoentendis comme le bruit drsquoun gros coffre dont le couvercle retombe Puis Fleacuteder-mausse apparut sur la galerie traicircnant un mannequin derriegravere ellehellip et ce mannequin avait les habits de lrsquoeacutetudiant de Heidel-berg

La vieille avec une dexteacuteriteacute surprenante suspendit cet ob-jet hideux agrave la poutre du hangar puis elle descendit pour le con-templer de la cour Un eacuteclat de rire saccadeacute srsquoeacutechappa de sa poi-trinehellip elle remonta descendit de nouveau comme une ma-niaque et chaque fois poussant de nouveaux cris de nouveaux eacuteclats de rire

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Un bruit se fit entendre agrave la portehellip la vieille bondit deacutecro-cha le mannequin lrsquoemportahellip revinthellip et pencheacutee sur la balus-trade le cou allongeacute les yeux eacutetincelants elle precircta lrsquooreillehellip le bruit srsquoeacuteloignaithellip les muscles de sa face se deacutetendirent elle res-pira longuement une voiture venait de passer

La meacutegegravere avait eu peur

Alors elle rentra de nouveau dans la chambre et jrsquoentendis le coffre qui se refermait

Cette scegravene bizarre confondait toutes mes ideacutees que signi-fiait ce mannequin

Je devins plus attentif que jamais

Fleacutedermausse venait de sortir avec son panier je la suivis des yeux jusqursquoau deacutetour de la rue ndash elle avait repris son air de vieillotte tremblotante elle faisait de petits pas et tournait de temps en temps la tecircte agrave demi pour voir derriegravere elle du coin de lrsquoœil

Pendant cinq grandes heures elle resta dehors ndash moi jrsquoal-lais je venais je meacuteditais le temps mrsquoeacutetait insupportable ndash le soleil chauffait les ardoises et mrsquoembrasait le cerveau

Je vis agrave sa fenecirctre le brave homme qui occupait la chambre des trois pendus Crsquoeacutetait un bon paysan du Nassau agrave grand tri-corne agrave gilet eacutecarlate la figure riante eacutepanouie Il fumait tran-quillement sa pipe drsquoUlm sans se douter de rien Jrsquoavais envie de lui crier laquo Brave homme prenez garde ne vous laissez pas fasciner par la vieillehellip deacutefiez-vous raquo Mais il ne mrsquoaurait pas compris

Vers deux heures Fleacutedermausse rentra Le bruit de sa porte retentit au fond du vestibule Puis seule bien seule elle parut dans la cour et srsquoassit sur la marche infeacuterieure de lrsquoescalier ndash Elle deacuteposa son grand panier devant elle et en tira drsquoabord quelques paquets drsquoherbages quelques leacutegumes puis

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un gilet rouge puis un tricorne replieacute une veste de velours brun des culottes de peluchehellip une paire de gros bas de laine ndash tout le costume du paysan de Nassau

Jrsquoeus comme des eacuteblouissements Des flammes me passegrave-rent devant les yeux

Je me rappelai ces preacutecipices qui vous attirent avec une puissance irreacutesistible ces puits qursquoil avait fallu combler parce qursquoon srsquoy preacutecipitait ces arbres qursquoil avait fallu abattre parce qursquoon srsquoy pendait cette contagion de suicides de meurtres de vols agrave certaines eacutepoques par des moyens deacutetermineacutes cet en-traicircnement bizarre de lrsquoexemple qui fait bacirciller parce qursquoon voit bacirciller souffrir parce qursquoon voit souffrir se tuer parce que drsquoautres se tuenthellip et mes cheveux se dressegraverent drsquoeacutepouvante

Comment cette Fleacutedermausse cette creacuteature sordide avait-elle pu deviner une loi si profonde de la nature Comment avait elle trouveacute moyen de lrsquoexploiter au profit de ses instincts san-guinaires Voilagrave ce que je ne pouvais comprendre voilagrave ce qui deacutepassait toute mon imagination mais sans reacutefleacutechir davantage agrave ce mystegravere je reacutesolus aussitocirct de tourner la loi fatale contre elle et drsquoattirer la vieille dans son propre piegravege Tant drsquoinno-centes victimes criaient vengeance

Je me mis donc en route Je courus chez tous les fripiers de Nuremberg et le soir jrsquoarrivai agrave lrsquoauberge des trois pendus un eacutenorme paquet sous le brashellip

Nickel Schmidt me connaissait drsquoassez longue date Jrsquoavais fait le portrait de sa femme une grosse commegravere fort appeacutetis-sante

laquo Eh maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il en me secouant la main quelle heureuse circonstance vous ramegravene qui est-ce qui me procure le plaisir de vous voir

mdash Mon cher monsieur Schmidt jrsquoeacuteprouve un veacuteheacutement deacute-sir de passer la nuit dans cette chambre raquo

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Nous eacutetions sur le seuil de lrsquoauberge et je lui montrais la chambre verte Le brave homme me regarda drsquoun air deacutefiant

laquo Oh ne craignez rien lui dis-je je nrsquoai pas envie de me pendre

mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure car franchement cela me ferait de la peinehellip un artiste de votre meacuteritehellip Et pour quand voulez-vous cette chambre maicirctre Christian

mdash Pour ce soir

mdash Impossible elle est occupeacutee

mdash Monsieur peut y entrer tout de suite fit une voix derriegravere nous je nrsquoy tiens pas raquo

Nous nous retournacircmes tout surpris Crsquoeacutetait le paysan du Nassau son grand tricorne sur la nuque et son paquet au bout de son bacircton de voyage Il venait drsquoapprendre lrsquoaventure des trois pendus et tremblait de colegravere

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laquo Des chambres comme les vocirctres srsquoeacutecria-t-il en beacutegayant maishellip mais crsquoest un meurtre drsquoy mettre les gens crsquoest un assas-sinat vous meacuteriteriez drsquoaller aux galegraveres

mdash Allons allons calmez-vous dit lrsquoaubergiste cela ne vous a pas empecirccheacute de bien dormir

mdash Par bonheur jrsquoavais fait ma priegravere du soir srsquoeacutecria lrsquoautre sans cela ougrave serais-je ougrave serais-je raquo

Et il srsquoeacuteloigna en levant les mains au ciel

laquo Eh bien dit maicirctre Schmidt stupeacutefait la chambre est libre mais nrsquoallez pas me jouer un mauvais tour

mdash Il serait plus mauvais pour moi mon cher monsieur raquo

Je remis mon paquet agrave la servante et je mrsquoinstallai provi-soirement avec les buveurs

Depuis longtemps je ne mrsquoeacutetais senti plus calme plus heu-reux drsquoecirctre au monde Apregraves tant drsquoinquieacutetudes je touchais au but lrsquohorizon semblait srsquoeacuteclairci et puis je ne sais quelle puis-sance formidable me donnait la main Jrsquoallumai ma pipe et le coude sur la table en face drsquoune chope jrsquoeacutecoutai le chœur de Freyschuumltz exeacutecuteacute par une troupe de Zigeiners du Schwartz-Wald La trompette le cor de chasse le hautbois me plon-geaient tour agrave tour dans une vague recircverie et parfois mrsquoeacuteveillant pour regarder lrsquoheure je me demandais seacuterieusement si tout ce qui mrsquoarrivait nrsquoeacutetait pas un songe Mais quand le wachtmann vint nous prier drsquoeacutevacuer la salle drsquoautres penseacutees plus graves surgirent dans mon acircme et je suivis tout meacuteditatif la petite Charlotte qui me preacuteceacutedait une chandelle agrave la main

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III

Nous montacircmes lrsquoescalier tournant jusqursquoau troisiegraveme Elle me remit la lumiegravere en mrsquoindiquant une porte

laquo Crsquoest lagrave dit-elle en se hacirctant de descendre raquo

Jrsquoouvris la porte La chambre verte eacutetait une chambre drsquoauberge comme toutes les autres le plafond tregraves bas et le lit fort haut Drsquoun coup drsquoœil jrsquoen explorai lrsquointeacuterieur puis je me glissai pregraves de la fenecirctre

Rien nrsquoapparaissait encore chez Fleacutedermausse seulement au bout drsquoune longue piegravece obscure brillait une lumiegravere une veilleuse sans doute

laquo Crsquoest bien me dis-je en refermant le rideau jrsquoai tout le temps neacutecessaire raquo

Jrsquoouvris mon paquet je mis un bonnet de femme agrave longues franges et mrsquoeacutetant armeacute drsquoun fusain je mrsquoinstallai devant la glace afin de me tracer des rides Ce travail me prit une bonne heure Mais apregraves avoir revecirctu la robe et le grand chacircle je me fis peur agrave moi-mecircme Fleacutedermausse eacutetait lagrave qui me regardait du fond de la glace

En ce moment le watchmann criait onze heures Je montai vivement le mannequin que jrsquoavais apporteacute je lrsquoaffublai drsquoun costume pareil agrave celui de la meacutegegravere et jrsquoentrrsquoouvris le rideau

Certes apregraves tout ce que jrsquoavais vu de la vieille sa ruse in-fernale sa prudence son adresse rien nrsquoaurait ducirc me sur-prendre et cependant jrsquoeus peur

Cette lumiegravere que jrsquoavais remarqueacutee au fond de la chambre cette lumiegravere immobile projetait alors sa lumiegravere jaunacirctre sur le mannequin du paysan de Nassau lequel accroupi au bord du

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lit la tecircte pencheacutee sur la poitrine son grand tricorne rabattu sur la figure les bras pendants semblait plongeacute dans le deacutesespoir

Lrsquoombre meacutenageacutee avec un art diabolique ne laissait paraicirctre que lrsquoensemble de la figure le gilet rouge et six bou-tons arrondis se deacutetachaient seuls des teacutenegravebreshellip mais crsquoest le silence de la nuit crsquoest lrsquoimmobiliteacute complegravete du personnage son air morne affaisseacute qui devaient srsquoemparer de lrsquoimagination du spectateur avec une puissance inouiumle Moi-mecircme quoique preacutevenu je me sentis froid dans les os ndash Qursquoaurait-ce donc eacuteteacute drsquoun pauvre campagnard surpris agrave lrsquoimproviste Il eucirct eacuteteacute ter-rasseacutehellip il eucirct perdu son libre arbitrehellip et lrsquoesprit drsquoimitation au-rait fait le reste

Agrave peine eus-je remueacute le rideau que je vis Fleacutedermausse agrave lrsquoaffucirct derriegravere ses vitres

Elle ne pouvait me voir Jrsquoentrrsquoouvris doucement la fe-necirctrehellip la fenecirctre en face srsquoentrrsquoouvrit puis le mannequin parut se lever lentement et srsquoavancer vers moi je mrsquoavanccedilai de mecircme et saisissant mon flambeau drsquoune main de lrsquoautre jrsquoouvris brus-quement la croiseacutee

La vieille et moi nous eacutetions face agrave face car frappeacutee de stupeur elle avait laisseacute tomber son mannequin

Nos deux regards se croisegraverent avec une eacutegale terreur

Elle eacutetendit le doigt jrsquoeacutetendis le doigt ses legravevres srsquoagi-tegraverent jrsquoagitai les miennes elle exhala un profond soupir et srsquoaccouda je mrsquoaccoudaihellip

Dire ce que cette scegravene avait drsquoeffrayant je ne le puis Cela tenait du deacutelire de lrsquoeacutegarement de la folie Il y avait lutte entre deux volonteacutes entre deux intelligences entre deux acircmes dont lrsquoune voulait aneacuteantir lrsquoautre et dans cette lutte la mienne avait lrsquoavantage Les victimes luttaient avec moi

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Apregraves avoir imiteacute pendant quelques secondes tous les mouvements de Fleacutedermausse je tirai une corde de dessous mon jupon et je lrsquoattachai agrave la tringle

La vieille me consideacuterait bouche beacuteante Je passai la corde agrave mon cou Ses prunelles fauves srsquoilluminegraverent sa figure se deacute-composa

laquo Non non fit-elle drsquoune voix sifflante non raquo

Je poursuivis avec lrsquoimpassibiliteacute du bourreau

Alors la rage saisit Fleacutedermausse

laquo Vieille folle hurla-t-elle en se redressant les mains cris-peacutees sur la traverse vieille folle raquo

Je ne lui donnai pas le temps de continuer soufflant tout agrave coup ma lampe je me baissai comme un homme qui veut pren-dre un eacutelan vigoureux et saisissant le mannequin je lui passai la corde au cou puis je le preacutecipitai dans lrsquoespace

Un cri terrible traversa la rue

Apregraves ce cri tout rentra dans le silence

La sueur ruisselait de mon fronthellip jrsquoeacutecouta longtempshellip Au bout drsquoun quart drsquoheure jrsquoentendishellip loinhellip bien loinhellip la voix du watchmann qui criait laquo Habitants de Nuremberghellip minuithellip minuit sonneacutehellip raquo

laquo Maintenant justice est faite murmurai-je les trois vic-times sont vengeacuteeshellip Seigneur pardonnez-moi raquo

Or ceci se passait environ cinq minutes apregraves le dernier cri du watchmann et je venais drsquoapercevoir la meacutegegravere attireacutee par son image srsquoeacutelancer de sa fenecirctre la corde au cou et rester sus-pendue agrave sa tringle Je vis le frisson de la mort onduler sur ses reins et la lune calme silencieuse deacutebordant agrave la cime du toit reposer sur sa tecircte eacutecheveleacutee ses froids et pacircles rayons

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Tel jrsquoavais vu le pauvre jeune hommehellip telle je vis Fleacuteder-mausse

Le lendemain tout Nuremberg apprit que la chauve-souris srsquoeacutetait pendue Ce fut le dernier eacuteveacutenement de ce genre dans la rue des Minnesaeligngers

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LA COMEgraveTE

Lrsquoanneacutee derniegravere avant les fecirctes du carnaval le bruit cou-rut agrave Hunebourg que le monde allait finir Crsquoest le docteur Za-charias Piper de Colmar qui reacutepandit drsquoabord cette nouvelle deacutesagreacuteable elle se lisait dans le Messager boiteux dans le Parfait chreacutetien et dans cinquante autres almanachs

Zacharias Piper avait calculeacute qursquoune comegravete descendrait du ciel le mardi-gras qursquoelle aurait une queue de trente-cinq mil-lions de lieues formeacutee drsquoeau bouillante laquelle passerait sur la terre de sorte que les neiges des plus hautes montagnes en se-raient fondues les arbres desseacutecheacutes et les gens consumeacutes

Il est vrai qursquoun honnecircte savant de Paris nommeacute Popinot eacutecrivait plus tard que la comegravete arriverait sans doute mais que sa queue serait composeacutee de vapeurs tellement leacutegegraveres que per-sonne nrsquoen eacuteprouverait le moindre inconveacutenient que chacun devait srsquooccuper tranquillement de ses affaires qursquoil reacutepondait de tout

Cette assurance calma bien des frayeurs

Malheureusement nous avons agrave Hunebourg une vieille fi-leuse de laine nommeacutee Maria Finck demeurant dans la ruelle des Trois-Pots Crsquoest une petite vieille toute blanche toute rideacutee que les gens vont consulter dans les circonstances deacutelicates de la vie Elle habite une chambre basse dont le plafond est orneacute drsquoœufs peints de bandelettes roses et bleues de noix doreacutees et

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de mille autres objets bizarres Elle se revecirct elle-mecircme drsquoan-tiques falbalas et se nourrit drsquoeacutechaudeacutes ce qui lui donne une grande autoriteacute dans le pays

Maria Finck au lieu drsquoapprouver lrsquoavis de lrsquohonnecircte et bon M Popinot se deacuteclara pour Zacharias Piper disant

laquo Convertissez-vous et priez repentez-vous de vos fautes et faites du bien agrave lrsquoEacuteglise car la fin est proche la fin est proche raquo

On voyait au fond de sa chambre une image de lrsquoenfer ougrave les gens descendaient par un chemin semeacute de roses Aucun ne se doutait de lrsquoendroit ougrave les menait cette route ils marchaient en dansant les uns une bouteille agrave la main les autres un jam-bon les autres un chapelet de saucisses Un meacuteneacutetrier le cha-peau garni de rubans leur jouait de la clarinette pour eacutegayer le voyage plusieurs embrassaient leurs commegraveres et tous ces malheureux srsquoapprochaient avec insouciance de la chemineacutee pleine de flammes ougrave deacutejagrave les premiers drsquoentre eux tombaient les bras eacutetendus et les jambes en lrsquoair

Qursquoon se figure les reacuteflexions de tout ecirctre raisonnable en voyant cette image On nrsquoest pas tellement vertueux que chacun nrsquoait un certain nombre de peacutecheacutes sur la conscience et personne ne peut se flatter de srsquoasseoir tout de suite agrave la droite du Sei-gneur Non il faudrait ecirctre bien preacutesomptueux pour oser srsquoimaginer que les choses iront de la sorte ce serait la marque drsquoun orgueil tregraves condamnable Aussi la plupart se disaient

laquo Nous ne ferons pas le carnaval nous passerons le mardi-gras en actes de contrition raquo

Jamais on nrsquoavait vu rien de pareil Lrsquoadjudant et le capi-taine de place ainsi que les sous-officiers de la 3e compagnie du en garnison agrave Hunebourg eacutetaient dans un veacuteritable deacute-sespoir Tous les preacuteparatifs pour la fecircte la grande salle de la mairie qursquoils avaient deacutecoreacutee de mousse et de tropheacutees drsquoarmes

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lrsquoestrade qursquoils avaient eacuteleveacutee pour lrsquoorchestre la biegravere le kirsch les bischofs qursquoils avaient commandeacutes pour la buvette enfin tous les rafraicircchissements allaient ecirctre en pure perte puisque les demoiselles de la ville ne voulaient plus entendre parler de danse

laquo Je ne suis pas meacutechant disait le sergent Duchecircne mais si je tenais votre Zacharias Piper il en verrait des dures raquo

Avec tout cela les plus deacutesoleacutes eacutetaient encore Daniel Spitz le secreacutetaire de la mairie Jeacuterocircme Bertha le fils du maicirctre de poste le percepteur des contributions Dujardin et moi ndash Huit jours avant nous avions fait le voyage de Strasbourg pour nous procurer des costumes Lrsquooncle Tobie mrsquoavait mecircme donneacute cin-quante francs de sa poche afin que rien ne fucirct eacutepargneacute Je mrsquoeacutetais donc choisi chez mademoiselle Dardenai sous les pe-tites arcades un costume de Pierrot Crsquoest une espegravece de che-mise agrave larges plis et longues manches garnie de boutons en forme drsquooignons gros comme le poing et qui vous ballottent depuis le menton jusque sur les cuisses On se couvre la tecircte drsquoune calotte noire on se blanchit la figure de farine et pourvu qursquoon ait le nez long les joues creuses et les yeux bien fendus crsquoest admirable

Dujardin agrave cause de sa large panse avait pris un costume de Turc brodeacute sur toutes les coutures Spitz un habit de Poli-chinelle formeacute de mille piegraveces rouges vertes et jaunes une bosse devant une autre derriegravere le grand chapeau de gendarme sur la nuque on ne pouvait rien voir de plus beau ndash Jeacuterocircme Bertha devait ecirctre en sauvage avec des plumes de perroquet Nous eacutetions sucircrs drsquoavance que toutes les filles quitteraient leurs sergents pour se pendre agrave nos bras

Et quand on fait de pareilles deacutepenses de voir que tout srsquoen aille au diable par la faute drsquoune vieille folle ou drsquoun Zacharias Piper nrsquoy a-t-il pas de quoi prendre le genre humain en grippe

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Enfin que voulez-vous Les gens ont toujours eacuteteacute les mecircmes les fous auront toujours le dessus

Le mardi-gras arrive Ce jour-lagrave le ciel eacutetait plein de neige On regarde agrave droite agrave gauche en haut en bas pas de comegravete Les demoiselles paraissent toutes confuses les garccedilons cou-raient chez leurs cousines chez leurs tantes chez leurs mar-raines dans toutes les maisons laquo Vous voyez bien que la vieille Finck est folle toutes vos ideacutees de comegravete nrsquoont pas de bon sens Est-ce que les comegravetes arrivent en hiver Est-ce qursquoelles ne choisissent pas toujours le temps des vendanges Allons al-lons il faut se deacutecider que diablehellip Il est encore temps etc raquo

De leur cocircteacute les sous-officiers passaient dans les cuisines et parlaient aux servantes ils les exhortaient et les accablaient de reproches Plusieurs reprenaient courage Les vieux et les vieilles arrivaient bras dessus bras dessous pour voir la grande salle de la mairie les soleils de sabres poignards et les petits drapeaux tricolores entre les fenecirctres excitaient lrsquoadmiration universelle Alors tout change on se rappelle que crsquoest mardi-gras les demoiselles se deacutepecircchent de tirer leurs jupes de lrsquoarmoire et de cirer leurs petits souliers

Agrave dix heures la grande salle de la mairie eacutetait pleine de monde nous avions gagneacute la bataille pas une demoiselle de Hunebourg ne manquait agrave lrsquoappel Les clarinettes les trom-bones la grosse caisse reacutesonnaient les hautes fenecirctres brillaient dans la nuit les valses tournaient comme des enrageacutees les con-tredanses allaient leur train les filles et les garccedilons eacutetaient dans une jubilation inexprimable les vieilles grandrsquomegraveres bien as-sises contre les guirlandes riaient de bon cœur On se bouscu-lait dans la buvette on ne pouvait pas servir assez de rafraicirc-chissements et le pegravere Zimmer qui avait la fourniture par ad-judication peut se vanter drsquoavoir fait ses choux gras en cette nuit

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Tout le long de lrsquoescalier exteacuterieur on voyait descendre en treacutebuchant ceux qui srsquoeacutetaient trop rafraicircchis Dehors la neige tombait toujours

Lrsquooncle Tobie mrsquoavait donneacute la clef de la maison pour ren-trer quand je voudrais Jusqursquoagrave deux heures je ne manquai pas une valse mais alors jrsquoen avais assez les rafraicircchissements me tournaient sur le cœur Je sortis Une fois dans la rue je me sen-tis mieux et me mis agrave deacutelibeacuterer pour savoir si je remonterais ou si jrsquoirais me coucher

Jrsquoaurais bien voulu danser encore mais drsquoun autre cocircteacute jrsquoavais sommeil

Enfin je me deacutecide agrave rentrer et je me mets en route pour la rue Saint-Sylvestre le coude au mur en me faisant toutes sortes de raisonnements agrave moi-mecircme

Depuis dix minutes je mrsquoavanccedilais ainsi dans la nuit et jrsquoallais tourner au coin de la fontaine quand levant le nez par hasard je vois derriegravere les arbres du rempart une lune rouge comme de la braise qui srsquoavanccedilait par les airs Elle eacutetait encore agrave des milliers de lieues mais elle allait si vite que dans un quart drsquoheure elle devait ecirctre sur nous

Cette vue me bouleversa de fond en comble je sentis mes cheveux greacutesiller et je me dis

laquo Crsquoest la comegravete Zacharias Piper avait raison raquo

Et sans savoir ce que je faisais tout agrave coup je me remets agrave courir vers la mairie je regrimpe lrsquoescalier en renversant ceux qui descendaient et criant drsquoune voix terrible laquo La comegravete la comegravete raquo

Crsquoeacutetait le plus beau moment de la danse la grosse caisse tonnait les garccedilons frappaient du pied levaient la jambe en tournant les filles eacutetaient rouges comme des coquelicots mais quand on entendit cette voix srsquoeacutelever dans la salle laquo La co-

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megravete la comegravete raquo il se fit un profond silence et les gens tour-nant la tecircte se virent tout pacircles les joues tireacutees et le nez pointu

Le sergent Duchecircne srsquoeacutelanccedilant vers la porte mrsquoarrecircta et me mit la main sur la bouche en disant

laquo Est-ce que vous ecirctes fou Voulez-vous bien vous taire raquo

Mais moi me renversant en arriegravere je ne cessais de reacutepeacuteter drsquoun ton de deacutesespoir laquo La comegravete raquo Et lrsquoon entendait deacutejagrave les pas rouler sur lrsquoescalier comme un tonnerre les gens se preacutecipi-ter dehors les femmes geacutemir enfin un tumulte eacutepouvantable ndash Quelques vieilles seacuteduites par le mardi-gras levaient les mains au ciel en beacutegayant laquo Jeacutesus Maria Joseph raquo

En quelques secondes la salle fut vide Duchecircne me laissa et pencheacute au bord drsquoune fenecirctre je regardais tout eacutepuiseacute les gens qui remontaient la rue en courant Puis je mrsquoen allai comme fou de deacutesespoir

En passant par la buvette je vis la cantiniegravere Catherine La-goutte avec le caporal Bouquet qui buvaient le fond drsquoun bol de punch

laquo Puisque crsquoest fini disaient-ils que ccedila finisse bien raquo

Au-dessous dans lrsquoescalier un grand nombre eacutetaient assis sur les marches et se confessaient entre eux lrsquoun disait laquo Jrsquoai fait lrsquousure raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai vendu agrave faux poids raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai trompeacute au jeu raquo Tous parlaient agrave la fois et de temps en temps ils srsquointerrompaient pour crier ensemble laquo Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

Je reconnus lagrave le vieux boulanger Fegravevre et la megravere Lauritz Ils se frappaient la poitrine comme des malheureux Mais toutes ces choses ne mrsquointeacuteressaient pas jrsquoavais bien assez de peacutecheacutes pour mon propre compte

Bientocirct jrsquoeus rattrapeacute ceux qui couraient vers la fontaine Crsquoest lagrave qursquoil fallait entendre les geacutemissements tous reconnais-

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saient la comegravete et moi je trouvai qursquoelle avait deacutejagrave grossi du double Elle jetait des eacuteclairs et la profondeur des teacutenegravebres la faisait paraicirctre rouge comme du sang

La foule debout dans lrsquoombre ne cessait de reacutepeacuteter drsquoun ton lamentable

laquo Crsquoest fini crsquoest fini Ocirc mon Dieu crsquoest fini nous sommes perdus raquo

Et les femmes invoquaient saint Joseph saint Christophe saint Nicolas enfin tous les saints du calendrier

Dans ce moment je revis aussi tous mes peacutecheacutes depuis lrsquoacircge de la raison et je me fis horreur agrave moi-mecircme Jrsquoavais froid sous la langue en pensant que nous allions ecirctre brucircleacutes et comme le vieux mendiant Balthazar se tenait pregraves de moi sur sa beacutequille je lrsquoembrassai en lui disant

laquo Balthazar quand vous serez dans le sein drsquoAbraham vous aurez pitieacute de moi nrsquoest-ce pas raquo

Alors lui en sanglotant me reacutepondit

laquo Je suis un grand peacutecheur monsieur Christian depuis trente ans je trompe la commune par amour de la paresse car je ne suis pas aussi boiteux qursquoon pense

mdash Et moi Balthazar lui dis-je je suis le plus grand crimi-nel de Hunebourg raquo

Nous pleurions dans les bras lrsquoun de lrsquoautre

Voilagrave pourtant comment seront les gens au jugement der-nier les rois avec les cireurs de bottes les bourgeois avec les va-nu-pieds Ils nrsquoauront plus honte lrsquoun de lrsquoautre ils srsquoappelleront fregraveres et celui qui sera bien raseacute ne craindra pas drsquoembrasser celui qui laisse pousser sa barbe pleine de crasse ndash parce que le feu purifie tout et que la peur drsquoecirctre brucircleacute vous rend le cœur tendre

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Oh sans lrsquoenfer on ne verrait pas tant de bons chreacutetiens crsquoest ce qursquoil y a de plus beau dans notre sainte religion

Enfin nous eacutetions tous lagrave depuis un quart drsquoheure agrave ge-noux lorsque le sergent Duchecircne arriva tout essouffleacute Il avait drsquoabord couru vers lrsquoarsenal et ne voyant rien lagrave-bas il revenait par la rue des Capucins

laquo Eh bien fit-il qursquoest-ce que vous avez donc agrave crier raquo

Puis apercevant la comegravete

laquo Mille tonnerres srsquoeacutecria-t-il qursquoest-ce que crsquoest que ccedila

mdash Crsquoest la fin du monde sergent dit Balthazar

mdash La fin du monde

mdash Oui la comegravete raquo

Alors il se mit agrave jurer comme un damneacute criant

laquo Encore si lrsquoadjudant de place eacutetait lagravehellip on pourrait con-naicirctre la consigne raquo

Puis tout agrave coup tirant son sabre et se glissant contre le mur il dit

laquo En avant Je mrsquoen moque il faut pousser une reconnais-sance raquo

Tout le monde admirait son courage et moi-mecircme entraicirc-neacute par son audace je me mis derriegravere lui ndash Nous marchions doucement doucement les yeux eacutecarquilleacutes regardant la co-megravete qui grandissait agrave vue drsquoœil en faisant des milliards de lieues chaque seconde

Enfin nous arrivacircmes au coin du vieux couvent des capu-cins La comegravete avait lrsquoair de monter plus nous avancions plus elle montait nous eacutetions forceacutes de lever la tecircte de sorte que fi-nalement Duchecircne avait le cou plieacute regardant tout droit en lrsquoair

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Moi vingt pas plus loin je voyais la comegravete un peu de cocircteacute Je me demandais srsquoil eacutetait prudent drsquoavancer encore lorsque le sergent srsquoarrecircta

laquo Sacrebleu fit-il agrave voix basse crsquoest le reacuteverbegravere

mdash Le reacuteverbegravere dis-je en mrsquoapprochant est-ce possible raquo

Et je regardai tout eacutebahi

En effet crsquoeacutetait le vieux reacuteverbegravere du couvent des capucins On ne lrsquoallume jamais par la raison que les capucins sont partis depuis 1798 et qursquoagrave Hunebourg tout le monde se couche avec les poules mais le veilleur de nuit Burrhus preacutevoyant qursquoil y aurait ce soir-lagrave beaucoup drsquoivrognes avait eu lrsquoideacutee charitable drsquoy mettre une chandelle afin drsquoempecirccher les gens de rouler dans le fosseacute qui longe lrsquoancien cloicirctre puis il eacutetait alleacute dormir agrave cocircteacute de sa femme

Nous distinguions tregraves bien les branches de la lanterne Le lumignon eacutetait gros comme le pouce quand le vent soufflait un peu ce lumignon srsquoallumait et jetait des eacuteclairs voilagrave ce qui le faisait marcher comme une comegravete

Moi voyant cela jrsquoallais crier pour avertir les autres quand le sergent me dit

laquo Voulez-vous bien vous taire si lrsquoon savait que nous avons chargeacute sur une lanterne on se moquerait de nous ndash Attention raquo

Il deacutecrocha la chaicircne toute rouilleacutee le reacuteverbegravere tomba produisant un grand bruit Apregraves quoi nous particircmes en cou-rant

Les autres attendirent encore longtemps mais comme la comegravete eacutetait eacuteteinte ils finirent aussi par reprendre du courage et allegraverent se coucher

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Le lendemain le bruit courut que crsquoeacutetait agrave cause des priegraveres de Maria Finck que la comegravete srsquoeacutetait eacuteteinte aussi depuis ce jour elle est plus sainte que jamais

Voilagrave comment les choses se passent dans la bonne petite ville de Hunebourg

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LE CITOYEN SCHNEIDER

I

laquo Drsquoougrave vient que les souvenirs de notre enfance sont ineffa-ccedilables dit le vieux garde Heinrich en allumant sa pipe drsquoun air meacutelancolique lorsqursquoon se rappelle agrave peine les choses du mois dernier drsquoougrave vient que les choses de notre jeunesse restent de-vant nos yeux et qursquoon croit encore y ecirctre Moi je nrsquooublierai jamais la pauvre hutte de mon pegravere avec son toit de chaume sa petite salle basse lrsquoescalier de bois au fond montant agrave la man-sarde lrsquoalcocircve aux rideaux de serge grise et blanche et les deux petites fenecirctres agrave mailles de plomb donnant sur le deacutefileacute de la Schloucht pregraves de Munster Je ne les oublierai jamais ni les moindres choses de ce temps-lagrave

laquo Tout reste vivant dans mon cœur surtout lrsquohiver de 1783

laquo Durant cet hiver le grand-pegravere Yeacuteri-Hans coiffeacute de son bonnet de laine friseacutee ses mains sillonneacutees de grosses veines bleues reposant sur ses cuisses maigres dormait tous les jours du matin au soir assis dans le vieux fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre son front rideacute srsquoabaissait lentement lentement puis se relevait pour redescendre encore Il respirait et soupirait comme si des recircves peacutenibles des recircves sans fin se fussent en-chaicircneacutes lrsquoun agrave lrsquoautre dans son esprit

laquo Ma megravere filait et me regardait de temps en temps drsquoun air grave elle eacutetait pacircle et les grands rubans de son bonnet trem-blotaient sur sa tecircte comme les ailes drsquoun papillon de nuit

laquo Mon pegravere les joues brunes lrsquoœil eacutetincelant ses larges tempes ombrageacutees du feutre noir taillait dans le checircne des tecirctes

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de cannes et des tabatiegraveres pour les vendre au printemps ses mains couleur de brique maniaient le ciseau avec une adresse merveilleuse les copeaux tombaient autour de lui et se rou-laient en escargots Parfois il sifflait tout bas je ne sais quel air bizarre parfois il se reposait battait le briquet et serrant lrsquoamadou sur sa pipe il srsquoeacutecriait

laquo mdash Catherinehellip Ccedila marche hellip ccedila marche raquo

laquo Puis me voyant assis sur mon escabeau tout attentif car je nrsquoaimais rien tant que de le voir travailler il me souriait et re-prenait lrsquoouvrage

laquo Autour de notre hutte la neige montaithellip montait chaque jour les vieux murs deacutecreacutepits srsquoenfonccedilaient sous terre deacutejagrave nos petites fenecirctres nrsquoy voyaient plus que par les vitres drsquoen haut les autres au-dessous eacutetaient drsquoun blanc mat et sombre

laquo Je me dressais quelquefois sur ma chaise et je regardais les nuages se plier et se deacuteplier lentement sur la valleacutee im-mense tout en face les rochers agrave pic escalader la cime du Ho-neck et plus bas dans la gorge les sapins innombrables char-geacutes de givre

laquo Rien ne remuait pas un oiseau ne secouait une feuille de son aile frileuse quelques verdiers seulement venaient se blot-tir sous le chaume de notre toit pregraves de la chemineacutee drsquoougrave sor-tait en tourbillonnant la fumeacutee grisacirctre

laquo La vue seule de ce morne paysage vous donnait froid on grelottait et pourtant agrave lrsquointeacuterieur le feu flamboyait ses spirales rouges montaient et descendaient comme un diablotin agrave la creacute-maillegravere il faisait chaud La petite porte disjointe qui commu-niquait agrave lrsquoeacutetable laissait entendre le becirclement de notre chegravevre la grande Theacuteregravese celui de son biquet qui teacutetait encore et les sourds mugissements de notre vache Waldine

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laquo Crsquoeacutetait un plaisir de les entendre par un froid pareil Nous nrsquoeacutetions pas seuls au moins dans les neiges nous eacutetions avec les creacuteatures du Seigneur Dieu nous avions encore des amis

laquo Je me rappellerai toujours qursquoun matin Waldine qui srsquoennuyait sans doute dans lrsquoombre apregraves srsquoecirctre deacutetacheacutee je ne sais comment vint nous voir Elle entra chez nous sans gecircne et mon pegravere se mit agrave rire de bon cœur

laquo mdash Heacute bonjour Waldine srsquoeacutecria-t-il Tu entres ici sans ti-rer le chapeau heacute heacute heacute Laisse-la Catherine laisse-lahellip elle ne fera pas de mal donnons-lui le temps de respirer et de voir la lumiegravere raquo

laquo Crsquoest moi-mecircme qui la reconduisis dans lrsquoeacutecurie et qui la rattachai agrave la cregraveche

laquo Ainsi se passait le temps tandis que les oiseaux criaient famine que les becirctes sauvages cherchaient les cavernes du Ho-neck et du Valtin nous blottis comme une bande de perdreaux autour de lrsquoacirctre nous recircvions en paix et chaque soir ma megravere disait

laquo mdash Encore un jour de passeacute Encore un pas vers le prin-temps raquo

laquo Tout cela je me le rappelle avec bonheur mais il arrive des choses eacutetranges dans ce bas monde des choses qui nous re-viennent longtemps apregraves et montrent que la sagesse des hommes et mecircme leur bonteacute nrsquoest que folie Dieu les permet sans doute pour humilier notre orgueil devant sa face raquo

En cet endroit Heinrich vida les cendres de sa pipe et la mit refroidir au bord de la fenecirctre puis il poursuivit grave-ment

laquo Cette anneacutee-lagrave donc au dernier jour de janvier entre deux et trois heures de lrsquoapregraves-midi il srsquoeacuteleva un grand vent

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laquo Quoique la maison fucirct abriteacutee vers le nord agrave chaque coup elle tremblait au bout drsquoune heure elle eacutetait tellement couverte de neige que lrsquoouragan passait au-dessus

laquo Nous avions eacuteteint le feu une lampe seule brillait sur la table

laquo Ma megravere priait je crois que mon pegravere priait aussi

laquo Le grand-pegravere lui srsquoeacutetait eacuteveilleacute tout agrave coup et semblait eacutepouvanteacute de ce vacarme

laquo Toute la neige tombeacutee depuis trois mois remontait vers le ciel en poussiegravere tout hurlait pleurait et sifflait dehors de se-conde en seconde on entendait les grands arbres lacirccher leurs racines avec des craquements eacutepouvantables puis des bruits sourds des clameurs infinies Si le vent eacutetait venu de face il au-rait enfonceacute nos fenecirctres et deacutecouvert le toit heureusement il soufflait de la montagne

laquo Au milieu de ce bruit terrible il nous semblait parfois en-tendre des cris humains et nous deacutejagrave si troubleacutes pour nous-mecircmes nous freacutemissions encore en songeant au peacuteril des autres Agrave chaque fois la megravere disait

laquo mdash Il y a quelqursquoun dehors raquo

laquo Et nous precirctions lrsquooreille le cœur serreacute mais la grande voix de lrsquoouragan dominait tout il soufflait dans le deacutefileacute de la Schloucht comme dans une flucircte immense

laquo Cela dura trois heures puis il se fit un grand silence et nous entendicircmes encore une fois becircler notre chegravevre

laquo mdash Le vent est tombeacute dit mon pegravere et srsquoapprochant de la porte il eacutecouta quelques instants encore le doigt sur le loquet

laquo Nous eacutetions tous derriegravere lui lorsqursquoil ouvrit et nous re-gardacircmes les yeux eacutecarquilleacutes

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laquo Le temps eacutetait sombre agrave cause de la neige qui descen-dait une eacuteclaircie blanchacirctre sur notre droite indiquait la posi-tion du soleil il pouvait ecirctre alors cinq heures

laquo Comme nous regardions agrave travers cette lumiegravere grise nous aperccedilucircmes agrave deux ou trois cents pas au-dessous de nous dans le sentier qui descend entre le Honeck et la crecircte du Valtin une charrette arrecircteacutee et un cheval devant On ne voyait que la tecircte du cheval et le dessus de la charrette avec les pointes de ses deux eacutechelles

laquo mdash Voilagrave donc ce que nous entendions srsquoeacutecria le grand-pegravere Yeacuteri-Hans

laquo mdash Oui dit mon pegravere en rentrant dans la hutte un mal-heur est arriveacute raquo

laquo Il prit la pelle de bois derriegravere la porte et se mit agrave des-cendre la cocircte ayant de la neige jusqursquoaux genoux moi je cou-rais derriegravere lui malgreacute les cris de la megravere le grand-pegravere sui-vait aussi de loin

laquo Plus nous descendions plus la neige devenait profonde Malgreacute cela mon pegravere arrivant au haut du talus qui domine le sentier se laissa glisser jusqursquoau bas en srsquoappuyant sur le manche de la pelle et dans cet endroit je fis halte pour le re-garder

laquo Il saisit le cheval par la bride mais aussitocirct voyant agrave deux ou trois pas de lagrave quelque chose sur la neige il srsquoapprocha souleva peacuteniblement un gros homme vecirctu de noir dont la tecircte retomba sur son eacutepaule et le posa en travers du cheval puis il coupa les traits et parvint agrave force de cris et de secousses agrave tirer lrsquoanimal de son trou

laquo Ce fut une grande affaire pour lrsquoamener sur le talus et pour le traicircner agrave la maison Il y parvint en faisant le tour de toutes les roches et des racines drsquoarbres ougrave srsquoeacutetait accumuleacutee la neige

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laquo Le grand-pegravere et moi nous suivions fort tristes regar-dant le malheureux qui ballottait en travers du cheval Il avait des bas de soie noire une soutane et des souliers agrave boucles drsquoargent crsquoeacutetait un precirctre

laquo Et maintenant qursquoon se figure la deacutesolation de ma megravere en voyant ce saint homme dans un si pitoyable eacutetat Il me semble encore lrsquoentendre crier les mains jointes au-dessus de sa tecircte

laquo mdash Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

laquo Elle voulait envoyer mon pegravere tout de suite agrave Munster chercher un meacutedecin Mais la nuit eacutetant survenue il faisait noir agrave la porte comme dans un four et toute la bonne volonteacute du monde ne pouvait pas vous faire trouver le chemin au milieu des neiges

laquo Dans cette deacutesolation universelle on se deacutepecirccha drsquoal-lumer du feu de chauffer des couvertures et comme jrsquoeacutetais un embarras pour tout le monde on mrsquoenvoya coucher dans la chambre du grand-pegravere

laquo Toute la nuit jrsquoentendis aller et venir au-dessous de moi la lumiegravere brillait agrave travers les fentes du plancher ma megravere se lamentait Enfin vers une heure accableacute de fatigue et lrsquoestomac creux je mrsquoendormis si profondeacutement qursquoil fallut mrsquoeacuteveiller le lendemain agrave huit heures sans quoi je dormirais peut-ecirctre en-core

laquo mdash Heinrich Heinrich criait le grand-pegravere en levant la trappe de sa tecircte chauve Heinrich arrive donc la soupe est precircte raquo

laquo Agrave cette voix je mrsquoeacuteveillai je regardai il faisait grand jour et la bonne odeur de la soupe aux pommes de terre remplissait toute la maison

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laquo Alors je ne pris que le temps de passer mon petit panta-lon de toile grise et de mettre mes sabots pour descendre Tous les eacuteveacutenements de la veille se repreacutesentaient agrave mon esprit outre mon bon appeacutetit jrsquoeacutetais encore curieux de savoir ce qui srsquoeacutetait passeacute Aussi du haut de lrsquoescalier je me penchais deacutejagrave sur la rampe pour regarder dans la chambre

laquo La soupiegravere fumait sur une belle nappe blanche le grand-pegravere assis en face faisait le signe de la croix le pegravere et la megravere debout disaient le Benedicite deacutevotement Et le gros homme assis dans le fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre les jambes enveloppeacutees drsquoune bonne couverture de laine et ses mains poteleacutees croiseacutees sur son ventre qui se relevait en forme de cornemuse ressemblait avec sa face charnue ses cheveux roux et sa tonsure agrave un bon chat qui dort sur la cendre chaude en recircvant agrave toutes les excellentes choses que le Seigneur a mises au monde pour ses enfants le fromage les omelettes les an-douilles etc etc

laquo Crsquoeacutetait attendrissant de le voir

laquo mdash Descends donc Heinrich me dit ma megravere nrsquoaie pas peur monsieur le cureacute ne te fera pas de mal raquo

laquo Le gros homme tourna la tecircte et se mit agrave me sourire en disant

laquo mdash Crsquoest votre petit garccedilon

laquo mdash Oui monsieur le cureacute notre seul enfant

laquo mdash Arrive donc petit raquo fit-il

laquo Ma megravere me prit par la main et me conduisit pregraves de ce bon precirctre qui me regarda de ses gros yeux gris drsquoun air tendre puis me tapa sur la joue et demanda

laquo mdash Est-ce qursquoil sait deacutejagrave ses priegraveres

ndash 50 ndash

laquo mdash Oh oui monsieur le cureacute crsquoest la premiegravere chose que nous lui avons apprise

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure jrsquoaime ccedila raquo

laquo Ma megravere mrsquoavait ocircteacute mon bonnet et moi les mains jointes les yeux agrave terre je reacutecitai lrsquoAve Maria et le Pater Noster drsquoun trait

laquo mdash Crsquoest bien crsquoest bien fit le gros homme en me pinccedilant lrsquooreille heacute heacute heacute tu seras un bon serviteur devant Dieu Va maintenant deacutejeune je suis content de toi raquo

laquo Il parlait doucement et toute la famille pensait

laquo mdash Quel brave homme quel bon cœur quel malheur srsquoil eacutetait resteacute geleacute dans la Schloucht Crsquoest le Seigneur qui lrsquoa sau-veacute sans doute agrave cause de toutes ses bonnes actions et de celles qursquoil fera plus tard encore raquo

laquo Mais une circonstance survint alors qui nous montra ce bonhomme sous une tout autre physionomie

laquo Vous saurez que mon pegravere eacutetait descendu de grand matin vers la charrette prendre les effets de M le cureacute son tricorne et un gros rouleau de papiers auquel il paraissait tenir beaucoup Toutes ces choses eacutetaient poseacutees sur un vieux bahut agrave lrsquoautre coin de lrsquoacirctre la caisse au-dessous le tricorne au-dessus et le rouleau de papiers sur le tricorne

laquo En passant je touchai le rouleau de papiers qui se deacute-roula presque sur le feu

laquo Alors cet homme paisible fit entendre un cri mais un veacute-ritable cri de loup accompagneacute de jurements eacutepouvantables

laquo Il se preacutecipita sur les papiers les arracha de la flamme et les eacuteteignit dans ses mains Puis il me regarda tout pacircle drsquoun œil si feacuteroce que jrsquoen eus la chair de poule

ndash 51 ndash

Nous eacutetions tous consterneacutes la bouche beacuteante Lui regar-dant les papiers un peu roussis sur les bords se mit agrave beacutegayer en freacutemissant comme un dogue dans sa niche

laquo mdash Mon Thucydide hellip petit animal mon Thucydide raquo

laquo Apregraves quoi roulant ses papiers les uns dans les autres et srsquoapercevant de notre stupeur il me menaccedila du doigt en repre-nant son air bonhomme mais nous nrsquoavions plus envie de rire avec lui

laquo mdash Ah mauvais petit gueux dit-il tu viens de me faire peur Figurez-vous que jrsquoarrive tout expregraves de Cologne Oui jrsquoai fait cent lieues pour chercher ces vieux manuscrits au couvent de Saint-Dieacute il mrsquoa fallu trois mois pour y mettre un peu drsquoordre et lrsquoimprudence de ce malheureux enfant allait aneacuteantir une œuvre peut-ecirctre unique dans le monde Jrsquoen sue agrave grosses gouttes raquo

laquo Crsquoest vrai sa large face eacutetait devenue pourpre des gouttes de sueur lui couvraient le front

laquo Apregraves cela vous pensez bien que toute notre famille de-vint grave nous nrsquoeacutetions pas habitueacutes drsquoentendre des precirctres jurer comme ceux qui conduisent des bœufs agrave la pacircture et mille fois pire encore

laquo Ma megravere ne disait plus rien elle eacutetait devenue toute recirc-veuse

laquo Nous mangions en silence et quand nous eucircmes fini le pegravere sortit il deacutecrocha le traicircneau suspendu sous le hangar Nous lrsquoentendicircmes tirer le cheval de lrsquoeacutecurie et lrsquoatteler devant la porte Enfin il rentra et dit

laquo mdash Monsieur le cureacute si vous voulez monter sur le traicirc-neau dans une heure nous serons agrave Munster

laquo mdash Je veux bien raquo fit-il en se levant

ndash 52 ndash

Et regardant dans la chambre drsquoun air grave il dit

laquo mdash Vous ecirctes de braves gens oubliez un instant de colegravere lrsquoesprit est fort mais la chair est faible Permettez-moi de vous teacutemoigner ma reconnaissance

laquo Il voulut remettre un freacutedeacuteric drsquoor agrave ma megravere mais elle refusa et reacutepondit

laquo mdash Crsquoest au nom de Notre Seigneur Jeacutesus-Christ que nous vous avons assisteacute dans le malheur monsieur le cureacute Si nous avions eacuteteacute dans le mecircme besoin vous auriez fait la mecircme chose pour nous

laquo mdash Sans doute sans doute dit-il mais cela nrsquoempecircche pashellip

laquo mdash Non ne nous privez pas du meacuterite de la bonne action

laquo mdash Amen raquo fit-il brusquement

laquo Il prit le rouleau de papiers sur le bahut se coiffa du tri-corne et sortit

laquo Mon pegravere avait deacutejagrave porteacute la malle sur le traicircneau il eacutetait lui-mecircme assis pregraves du timon le cureacute srsquoassit derriegravere et nous les regardacircmes filer jusqursquoagrave la roche creuse puis nous ren-tracircmes Tout le monde eacutetait pensif souvent le grand-pegravere re-gardait ma megravere en silence bien des penseacutees nous passaient par lrsquoesprit mais personne ne disait rien

laquo Le soir vers quatre heures mon pegravere revint portant le traicircneau sur lrsquoeacutepaule Il dit que le precirctre de Cologne eacutetait des-cendu chez M le cureacute de Munster Ce fut tout

laquo Cette anneacutee-lagrave le printemps revint comme agrave lrsquoordinaire

Le soleil au bout de cinq grands mois fit fondre les neiges et seacutecha notre plancher humide

ndash 53 ndash

On sortit la vache la chegravevre et son biquet on vida lrsquoeacutetable on renouvela lrsquoair

laquo En conduisant les becirctes agrave la pacircture en faisant claquer mon fouet je fis reacutesonner les eacutechos de mes cris joyeux

laquo Les bruyegraveres refleurirent et le grand ouragan fut oublieacute

laquo Mais le vieux temps qui marche toujours et nrsquoarrive ja-mais nrsquooublie pas tout sur sa route et souvent quand on y pense le moins les souvenirs repoussent comme les eacuteglantines sur les haies et les orties agrave lrsquoombre chacune selon leur espegravece raquo

II

laquo Plusieurs anneacutees srsquoeacutetaient eacutecouleacutees le grand-pegravere Yeacuteri-Hans eacutetait mort et mon pegravere mrsquoavait envoyeacute dans la basse Al-sace apprendre le meacutetier de tourneur chez mon oncle Conrad agrave Vendenheim

laquo Jrsquoapprochais de quinze ans et je commenccedilai agrave me croire un homme

laquo Crsquoeacutetait au temps ougrave tout le monde portait un bonnet sang de bœuf et la cocarde tricolore ougrave lrsquoon partait par centaines en pantalons de toile grise le fusil sur lrsquoeacutepaule

laquo Je me rappelle qursquoen ce temps-lagrave deux reacutegiments se for-maient agrave Strasbourg et qursquoil fallait des enfants pour battre la charge parce que les hommes voulaient tous avoir le fusil

laquo Cinq garccedilons se preacutesentegraverent agrave Vendenheim jrsquoeacutetais du nombre et lrsquoon tira pour savoir qui partirait

ndash 54 ndash

laquo Crsquoest notre voisin le petit Fritzel qui partit et tout le vil-lage cria qursquoil avait gagneacute ndash Maintenant on a gagneacute quand on reste voilagrave pourtant comme les ideacutees changent

laquo En mecircme temps le citoyen Schneider exterminait les cu-reacutes les moines et les chanoines en Alsace On ne voulait plus re-connaicirctre que la deacuteesse Raison et les Gracircces

laquo Jrsquoen sais plus drsquoune au pays qui faisait la deacuteesse au mois de fructidor et de messidor car jrsquoai bonne meacutemoire Mais il est malhonnecircte aujourdrsquohui de parler de ces choses

laquo Quant agrave notre sainte religion elle nrsquoexistait plus lors-qursquoil fallut la reacutetablir plus tard personne ne se la rappelait ex-cepteacute quelques vieilles femmes qui dirent la maniegravere de srsquoy prendre pour recommencer les offices

laquo Crsquoeacutetait tregraves difficile de remettre les choses en train dans beaucoup de villages on oubliait ici les cierges lagrave les encen-soirs Sans les bonnes femmes on nrsquoaurait jamais su srsquoen tirer

laquo Enfin gracircce agrave Dieu tout est rentreacute dans lrsquoordre et les acircmes sont encore une fois sauveacutees

laquo Voilagrave le principal

mdash Crsquoest au premier consul que nous devons ce grand bien-fait sans lui nous serions tous damneacutes Qursquoil en soit beacuteni dans les siegravecles des siegravecles raquo

Heinrich agrave ce souvenir srsquoessuya une larme au coin de lrsquoœil et poursuivit

laquo Crsquoest agrave cause de cela que les precirctres sont si reconnais-sants envers les descendants de lrsquoempereur et qursquoon le beacutenit dans les eacuteglises lui et toute sa race car la reconnaissance est une vertu dans notre sainte Eacuteglise

laquo Mais pour en revenir agrave ce que je disais un beau matin jrsquoeacutetais en train de tourner des bacirctons de chaise agrave la fenecirctre de

ndash 55 ndash

notre maison qui donnait sur la petite place de la fontaine mon oncle Conrad fumait sa pipe sur la porte et la tante Greacutedel balayait les copeaux dans lrsquoalleacutee

laquo Il pouvait ecirctre environ une heure et demie lorsqursquoil se fit un grand tumulte dehors les gens couraient devant la maison drsquoautres traversaient la petite place drsquoautres en suivant la foule demandaient

laquo mdash Qursquoest-ce qui se passe raquo

laquo Naturellement je sortis pour voir la chose et jrsquoeacutetais en-core dans lrsquoalleacutee que le trot de plusieurs chevaux un cliquetis de sabres le roulement sourd drsquoune grosse charrette se firent entendre au loin puis le son drsquoune trompette eacuteclata dans le vil-lage

laquo Au mecircme instant un peloton de hussards deacutebouchait sur la place ceux de devant le pistolet armeacute en lrsquoair et les autres le sabre au poing Plus loin venait sur un cheval noir un gros homme en habit bleu agrave parements blancs rabattus sur la poi-trine le grand chapeau agrave claque surmonteacute de plumes tricolores en travers de la tecircte lrsquoeacutecharpe autour de la panse et le grand sabre de cavalerie ballottant contre la botte Son cheval hennis-sait et freacutemissait Derriegravere lui srsquoavanccedilait cahotant sur le paveacute une grande voiture atteleacutee de chevaux gris et pleine de poutres rouges

laquo Le gros homme agrave plumes riait de sa face rubiconde pen-dant que les gens tout pacircles srsquoaplatissaient le dos au mur la bouche ouverte et les bras pendants

laquo Du premier coup drsquoœil je reconnus ce bon precirctre que nous avions sauveacute des neiges

laquo Quelques farceurs pour se donner lrsquoair de nrsquoavoir rien agrave craindre criaient

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laquo mdash Voici le citoyen Schneider qui vient eacutecheniller les envi-rons de Vendenheim Gare aux aristocrates raquo

laquo Drsquoautres chantaient en faisant des grimaces

laquo Les aristocrates agrave la lanterne raquo

laquo Ils levaient les bras et les jambes en cadence mais cela ne les empecircchait pas drsquoavoir le ventre serreacute comme tout le monde et de rire jaune

laquo En face de la fontaine le cortegravege srsquoarrecircta Schneider le-vant le nez regarda tout autour de la place les hauts pignons avec leurs toits pointus les figures innombrables qui se pres-saient dans les lucarnes et les petites niches drsquoougrave lrsquoon avait ocircteacute les saintes vierges depuis longtemps

laquo mdash Quel nid de punaises cria-t-il au capitaine de hus-sards un grand noir dont les moustaches coupaient en deux la face pacircle Quel nid de punaises Nous allons avoir de lrsquoouvrage ici pour huit jours raquo

laquo En entendant cela lrsquooncle Conrad me prit par le bras en disant

laquo mdash Rentrons Heinrich rentrons Il nrsquoaurait qursquoagrave nous choisir agrave vue de nez Crsquoest terrible terrible raquo

laquo Il tremblotait sur ses jambes Moi je sentais le frisson srsquoeacutetendre le long de mon dos

laquo En rentrant dans lrsquoatelier je vis la tante Greacutedel qui priait les mains jointes et chantait les litanies Je nrsquoeus que le temps de la pousser dans la cave et de fermer la porte dessus avec sa grande deacutevotion elle pouvait nous faire guillotiner tous

laquo Alors lrsquooncle et moi nous regardacircmes par les petites vitres

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La foule chantait toujours dehors

laquo Ccedila ira les aristocrates agrave la lanterne raquo

comme ces cigales qui chantent lorsque lrsquohiver approche et que la premiegravere geleacutee doit roussir

laquo Bien des gens eacutetaient debout devant la fenecirctre par-dessus leurs eacutepaules et leurs tecirctes on voyait les hussards le ci-toyen Schneider la fontaine et la haute voiture

laquo Deux grands gaillards eacutetaient en train de deacutecharger les poutres ils avaient des mines honnecirctes lrsquoaubergiste Rœmer leur passait une bouteille drsquoeau-de-vie et un petit homme sec pacircle faible comme une allumette le nez long la figure en lame de rasoir vecirctu drsquoune petite blouse rouge serreacutee aux reins sur-veillait lrsquoouvrage Il avait lrsquoair drsquoun veacuteritable Hans-Wurst Mais Dieu nous preacuteserve drsquoun Hans-Wurst pareil crsquoeacutetait le bour-reau

laquo Tandis que ces choses se passaient sous nos yeux le maire Rebstock un honnecircte vigneron grave large des eacutepaules eacutegalement coiffeacute du chapeau agrave claque et ceint de lrsquoeacutecharpe trico-lore srsquoavanccedilait agrave travers la place

laquo Tous les tridi et les sextidi il reacuteunissait le village au club dans lrsquoeacuteglise et faisait reacuteciter aux enfants les Droits de lrsquohomme Il srsquoeacutetait fait faire une veste avec le voile du tabernacle Et ccedila crsquoest le plus grand crime qursquoun magistrat puisse commettre sur la terre Mais ce jour-lagrave ce grand crime fut cause qursquoil sauva la vie agrave la moitieacute de Vendenheim

laquo Comme il srsquoapprochait Schneider se penchant sur le cou de son grand cheval noir srsquoeacutecria

laquo mdash Voici le pressoir ougrave sont les raisins

laquo mdash Quels raisins citoyen Schneider

ndash 58 ndash

laquo mdash Les aristocrates

laquo mdash Il nrsquoy en a pas ici nous sommes tous de bons pa-triotes raquo

laquo La figure de Schneider devint terrible je crus le voir en-core une fois arracher son rouleau de papiers au feu

laquo mdash Tu mens srsquoeacutecria-t-il tu en es un toi-mecircme Qursquoest-ce que cet or et cet argent sur tes habits quand la Reacutepublique nrsquoa pas de quoi nourrir ses enfants

laquo mdash Ccedila citoyen Schneider crsquoest le voile du tabernacle Je lrsquoai mis sur mon dos pour exterminer lrsquohydre de la supersti-tion raquo

laquo Alors Schneider partit drsquoun grand eacuteclat de rire en criant

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure Mais rappelle-toi bien il doit y avoir tout de mecircme des aristocrates par ici

laquo mdash Non ils se sont tous sauveacutes Nos garccedilons vont les cher-cher agrave Coblentz et nos enfants battent la charge

laquo mdash Nous verrons ccedila dit Schneider tu mrsquoas lrsquoair drsquoun vrai patriote Ton ideacutee de tabernacle me plaicirct Nous allons dicircner avec toi Crsquoest bon ha ha ha raquo

laquo Il se tenait le ventre agrave deux mains

laquo Tous les hussards allegraverent dicircner chez le maire avec Schneider On fit une reacutequisition expregraves dans le village et cha-cun donna ce qursquoil avait de meilleur

laquo Ces gens burent jusqursquoagrave minuit en chantant des airs qui vous donnent froid dans les os

laquo Le lendemain Schneider alla voir le club il entendit les enfants reacuteciter en chœur les Droits de lrsquohomme

ndash 59 ndash

Tout se serait bien passeacute Malheureusement un ancien sonneur de cloches qui srsquoappelait Schneacuteegans et qui se croyait aristocrate srsquoeacutetait cacheacute dans le grenier de lrsquoauberge du Lion-drsquoOr les hussards en cherchant quelques bottes de foin le deacute-nichegraverent et lrsquoon voulut savoir pourquoi ce pauvre diable se ca-chait

laquo Schneider apprit qursquoil avait sonneacute les cloches et le fit guillotiner pendant qursquoon eacutetait encore agrave table sous preacutetexte que la Reacutepublique avait besoin de sacrifices en tout genre et qursquoil ne figurait pas assez de sonneurs sur la liste geacuteneacuterale

laquo Ce fut un veacuteritable chagrin pour Rebstock mais il nrsquoosa rien dire de peur drsquoecirctre guillotineacute lui-mecircme

laquo Schneider srsquoen alla le jour mecircme agrave la grande satisfaction de tout le village

laquo Voilagrave comment je reconnus le bon apocirctre et jrsquoai souvent penseacute depuis que si mon pegravere avait su ce qui devait arriver plus tard il lrsquoaurait laisseacute peacuterir dans la Schloucht

laquo Quant au vieux maire de Vendenheim on ne lui pardon-na jamais de srsquoecirctre fait faire une veste avec le voile du taber-nacle et les vieilles commegraveres surtout qursquoil avait empecirccheacutees par ce moyen drsquoecirctre guillotineacutees srsquoacharnegraverent agrave le maudire ce qui lui fit le plus grand tort

laquo Un jour que je causais avec lui dans les vignes et que nous parlions de cette vieille histoire il se mit agrave sourire triste-ment et dit

laquo mdash Si pourtant je leur avais laisseacute couper le cou ces bonnes acircmes seraient dans la hotte de Schneider avec le voile du tabernacle Je nrsquoaurais pas de reproche agrave me faire jrsquoaurais eacuteteacute lacircche comme tout le monde raquo

laquo Alors je pensai

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laquo mdash Ce pauvre vieux Rebstock il nrsquoa pas tout agrave fait tort Sauvez donc les gens pour que les uns vous maudissent et que les autres vous guillotinent Ce nrsquoest pas encourageant Si les hommes ne faisaient pas ces choses par chariteacute chreacutetienne ils seraient vraiment tregraves becirctes Les mauvais gueux seuls nrsquoont ja-mais de reproches agrave srsquoadresser pourvu qursquoils soient contents ils ne srsquoinquiegravetent pas du reste et srsquoendorment raquo

laquo Crsquoest triste agrave dire mais crsquoest bien la veacuteriteacute raquo

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LE REQUIEM DU CORBEAU

I

Mon oncle Zacharias est bien le plus curieux original que jrsquoaie rencontreacute de ma vie Figurez-vous un petit homme gros court replet le teint coloreacute le ventre en outre et le nez en fleur crsquoest le portrait de mon oncle Zacharias Le digne homme eacutetait chauve comme un genou Il portait drsquohabitude de grosses lu-nettes rondes et se coiffait drsquoun petit bonnet de soie noire qui ne lui couvrait guegravere que le sommet de la tecircte et la nuque

Ce cher oncle aimait agrave rire il aimait aussi la dinde farcie le pacircteacute de foie gras et le vieux johannisberg mais ce qursquoil preacutefeacute-rait agrave tout au monde crsquoeacutetait la musique Zacharias Muumlller eacutetait neacute musicien par la gracircce de Dieu comme drsquoautres naissent Franccedilais ou Russes il jouait de tous les instruments avec une faciliteacute merveilleuse On ne pouvait comprendre agrave voir son air de bonhomie naiumlve que tant de gaieteacute de verve et drsquoentrain pussent animer un tel personnage

Ainsi Dieu fit le rossignol gourmand curieux et chanteur ndash mon oncle eacutetait rossignol

On lrsquoinvitait agrave toutes les noces agrave toutes les fecirctes agrave tous les baptecircmes agrave tous les enterrements maicirctre Zacharias lui disait-on il nous faut un Hopser3 un Alleacuteluia un Requiem pour tel jour et lui reacutepondait simplement laquo Vous lrsquoaurez raquo Alors il se

3 Hopser sauteuse

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mettait agrave lrsquoœuvre il sifflait devant son pupitre il fumait des pipes et tout en lanccedilant une pluie de notes sur son papier il battait la mesure du pied gauche

Lrsquooncle Zacharias et moi nous habitions une vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Tubingue il en occupait le rez-de-chausseacutee un veacuteritable magasin de bric-agrave-brac encombreacute de vieux meubles et drsquoinstruments de musique moi je couchais dans la chambre au-dessus et toutes les autres piegraveces restaient inoccupeacutees

Juste en face de notre maison habitait le docteur Hacircsel-noss Le soir lorsqursquoil faisait nuit dans ma petite chambre et que les fenecirctres du docteur srsquoilluminaient il me semblait agrave force de regarder que sa lampe srsquoavanccedilaithellip srsquoavanccedilaithellip et fina-lement me touchait les yeux Et je voyais en mecircme temps la sil-houette de Hacircselnoss srsquoagiter sur le mur drsquoune faccedilon bizarre avec sa tecircte de rat coiffeacutee drsquoun tricorne sa petite queue sautil-lant de droite agrave gauche son grand habit agrave larges basques et sa mince personne planteacutee sur deux jambes grecircles Je distinguais aussi dans les profondeurs de la chambre des vitrines remplies drsquoanimaux eacutetrangers de pierres luisantes et de profil le dos de ses livres brillant par leurs dorures et rangeacutes en bataille sur les rayons drsquoune bibliothegraveque

Le docteur Hacircselnoss eacutetait apregraves mon oncle Zacharias le personnage le plus original de la ville Sa servante Orchel se vantait de ne faire sa lessive que tous les six mois et je la croi-rais volontiers car les chemises du docteur eacutetaient marqueacutees de taches jaunes ce qui prouvait la quantiteacute de linge enfermeacutee dans ses armoires mais la particulariteacute la plus inteacuteressante du caractegravere de Hacircselnoss crsquoest que ni chien ni chat qui franchis-sait le seuil de sa maison ne reparaissait plus jamais Dieu sait ce qursquoil en faisait La rumeur publique lrsquoaccusait mecircme de porter dans lrsquoune de ses poches de derriegravere un morceau de lard pour attirer ces pauvres becirctes mais lorsqursquoil sortait le matin pour al-ler voir ses malades et qursquoil passait trottant menu devant la

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maison de mon oncle je ne pouvais mrsquoempecirccher de consideacuterer avec une vague terreur les grandes basques de son habit flottant agrave droite et agrave gauche

Telles sont les plus vives impressions de mon enfance mais ce qui me charme le plus dans ces lointains souvenirs ce qui par-dessus tout se retrace agrave mon esprit quand je recircve agrave cette chegravere petite ville de Tubingue crsquoest le corbeau Hans volti-geant par les rues pillant lrsquoeacutetalage des bouchers saisissant tous les papiers au vol peacuteneacutetrant dans les maisons et que tout le monde admirait choyait appelait laquo Hans raquo par-cihellip laquo Hans raquo par-lagravehellip

Singulier animal en veacuteriteacute un jour il eacutetait arriveacute en ville lrsquoaile casseacutee le docteur Hacircselnoss la lui avait remise et tout le monde lrsquoavait adopteacute Lrsquoun lui donnait de la viande lrsquoautre du fromage Hans appartenait agrave toute la ville Hans eacutetait sous la protection de la foi publique

Que jrsquoaimais ce Hans malgreacute ses grands coups de bec Il me semble le voir encore sauter agrave deux pattes dans la neige tourner leacutegegraverement la tecircte et vous regarder du coin de son œil noir drsquoun air moqueur Quelque chose tombait-il de votre poche un kreutzer une clef nrsquoimporte quoi Hans srsquoen saisissait et lrsquoemportait dans les combles de lrsquoeacuteglise Crsquoest lagrave qursquoil avait eacutetabli son magasin crsquoest lagrave qursquoil cachait le fruit de ses rapines car Hans eacutetait malheureusement un oiseau voleur

Du reste lrsquooncle Zacharias ne pouvait souffrir ce Hans il traitait les habitants de Tubingue drsquoimbeacuteciles de srsquoattacher agrave un semblable animal et cet homme si calme si doux perdait toute espegravece de mesure quand par hasard ses yeux rencontraient le corbeau planant devant nos fenecirctres

Or par une belle soireacutee drsquooctobre lrsquooncle Zacharias parais-sait encore plus joyeux que drsquohabitude il nrsquoavait pas vu Hans de toute la journeacutee Les fenecirctres eacutetaient ouvertes un gai soleil peacute-neacutetrait dans la chambre au loin lrsquoautomne reacutepandait ses belles

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teintes de rouille qui se deacutetachent avec tant de splendeur sur le vert sombre des sapins Lrsquooncle Zacharias renverseacute dans son large fauteuil fumait tranquillement sa pipe et moi je le regar-dais me demandant ce qui le faisait sourire en lui-mecircme car sa bonne grosse figure rayonnait drsquoune satisfaction indicible

laquo Cher Tobie me dit-il en lanccedilant au plafond une longue spirale de fumeacutee tu ne saurais croire quelle douce quieacutetude jrsquoeacuteprouve en ce moment Depuis bien des anneacutees je ne me suis pas senti mieux disposeacute pour entreprendre une grande œuvre une œuvre dans le genre de la Creacuteation de Haydn Le ciel semble srsquoouvrir devant moi jrsquoentends les anges et les seacuteraphins entonner leur hymne ceacuteleste je pourrais en noter toutes les voixhellip Ocirc la belle composition Tobie la belle composition hellip Si tu pouvais entendre la basse des douze apocirctres crsquoest magni-fiquehellip magnifique Le soprano du petit Raphaeumll perce les nuages on dirait la trompette du jugement dernier les petits anges battent de lrsquoaile en riant et les saintes pleurent drsquoune ma-niegravere vraiment harmonieusehellip Chut hellip Voici le Veni Creator la basse colossale srsquoavancehellip la terre srsquoeacutebranlehellip Dieu va pa-raicirctre raquo

Et maicirctre Zacharias penchait la tecircte il semblait eacutecouter de toute son acircme de grosses larmes roulaient dans ses yeux laquo Bene Raphaeumll bene raquo murmurait-il Mais comme mon oncle se plongeait ainsi dans lrsquoextase que sa figure son regard son attitude que tout en lui exprimait un ravissement ceacuteleste voilagrave Hans qui srsquoabat tout agrave coup sur notre fenecirctre en poussant un couac eacutepouvantable Je vis lrsquooncle Zacharias pacirclir il regarda vers la fenecirctre drsquoun œil effareacute la bouche ouverte la main eacuteten-due dans lrsquoattitude de la stupeur

Le corbeau srsquoeacutetait poseacute sur la traverse de la fenecirctre Non je ne crois pas avoir jamais vu de physionomie plus railleuse son grand bec se retournait leacutegegraverement de travers et son œil brillait comme une perle Il fit entendre un second couac ironique et se mit agrave peigner son aile de deux ou trois coups de bec

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Mon oncle ne soufflait mot il eacutetait comme peacutetrifieacute

Hans reprit son vol et maicirctre Zacharias se tournant vers moi me regarda quelques secondes

laquo Lrsquoas-tu reconnu me dit-il

mdash Qui donc

mdash Le diable hellip

mdash Le diable hellip Vous voulez rire raquo

Mais lrsquooncle Zacharias ne daigna point me reacutepondre et tomba dans une meacuteditation profonde

La nuit eacutetait venue le soleil disparaissait derriegravere les sapins de la forecirct Noire

Depuis ce jour maicirctre Zacharias perdit toute sa bonne hu-meur Il essaya drsquoabord drsquoeacutecrire sa grande symphonie des Seacutera-phins mais nrsquoayant pas reacuteussi il devint fort meacutelancolique il srsquoeacutetendait tout au large dans son fauteuil les yeux au plafond et ne faisait plus que recircver agrave lrsquoharmonie ceacuteleste Quand je lui re-preacutesentais que nous eacutetions agrave bout drsquoargent et qursquoil ne ferait pas mal drsquoeacutecrire une valse un hopser ou toute autre chose pour nous remettre agrave flot

laquo Une valse hellip un hopser hellip srsquoeacutecriait-il qursquoest-ce que ce-la hellip Si tu me parlais de ma grande symphonie agrave la bonne heure mais une valse Tiens Tobie tu perds la tecircte tu ne sais ce que tu dis raquo Puis il reprenait drsquoun ton plus calme

laquo Tobie crois-moi degraves que jrsquoaurai termineacute ma grande œuvre nous pourrons nous croiser les bras et dormir sur les deux oreilles Crsquoest lrsquoalpha et lrsquoomeacutega de lrsquoharmonie Notre reacutepu-tation sera faite Il y a longtemps que jrsquoaurais termineacute ce chef-drsquoœuvre une seule chose mrsquoen empecircche crsquoest le corbeau

ndash 66 ndash

mdash Le corbeau hellip mais cher oncle en quoi ce corbeau peut-il vous empecirccher drsquoeacutecrire je vous le demande nrsquoest-ce pas un oiseau comme tous les autres

mdash Un oiseau comme tous les autres murmurait mon oncle indigneacute Tobie je le vois tu conspires avec mes ennemis hellip ce-pendant que nrsquoai-je pas fait pour toi Ne trsquoai-je pas eacuteleveacute comme mon propre enfant nrsquoai-je pas remplaceacute ton pegravere et ta megravere ne trsquoai-je pas appris agrave jouer de la clarinette Ah Tobie Tobie crsquoest bien mal raquo

Il disait cela drsquoun ton si convaincu que je finissais par le croire et je maudissais dans mon cœur ce Hans qui troublait lrsquoinspiration de mon oncle Sans lui me disais-je notre fortune serait faite hellip Et je me prenais agrave douter si le corbeau nrsquoeacutetait pas le diable en personne ainsi que le pensait mon oncle

Quelquefois lrsquooncle Zacharias essayait drsquoeacutecrire mais par une fataliteacute curieuse et presque incroyable Hans se montrait toujours au plus beau moment ou bien on entendait son cri rauque Alors le pauvre homme jetait sa plume avec deacutesespoir et srsquoil avait eu des cheveux il se les serait arracheacutes agrave pleines poi-gneacutees tant son exaspeacuteration eacutetait grande Les choses en vinrent au point que maicirctre Zacharias emprunta le fusil du boulanger Racirczer une vieille patraque toute rouilleacutee et se mit en faction derriegravere la porte pour guetter le maudit animal Mais alors Hans ruseacute comme le diable nrsquoapparaissait plus et degraves que mon oncle grelottant de froid car on eacutetait en hiver degraves que mon oncle venait se chauffer les mains aussitocirct Hans jetait son cri devant la maison Maicirctre Zacharias courait bien vite dans la ruehellip Hans venait de disparaicirctre hellip

Crsquoeacutetait une veacuteritable comeacutedie toute la ville en parlait Mes camarades drsquoeacutecole se moquaient de mon oncle ce qui me forccedila de livrer plus drsquoune bataille sur la petite place Je le deacutefendais agrave outrance et je revenais chaque soir avec un œil pocheacute ou le nez meurtri Alors il me regardait tout eacutemu et me disait

ndash 67 ndash

laquo Cher enfant prends couragehellip Bientocirct tu nrsquoauras plus be-soin de te donner tant de peine raquo

Et il se mettait agrave me peindre avec enthousiasme lrsquoœuvre grandiose qursquoil meacuteditait Crsquoeacutetait vraiment superbe tout eacutetait en ordre drsquoabord lrsquoouverture des apocirctres puis le chœur des seacutera-phins en mi beacutemol puis le Veni Creator grondant au milieu des eacuteclairs et du tonnerre hellip laquo Mais ajoutait mon oncle il faut que le corbeau meure Crsquoest le corbeau qui est cause de tout le mal vois-tu Tobie sans lui ma grande symphonie serait faite de-puis longtemps et nous pourrions vivre de nos rentes raquo

II

Un soir revenant entre chien et loup de la petite place je rencontrai Hans Il avait neigeacute la lune brillait par-dessus les toits et je ne sais quelle vague inquieacutetude srsquoempara de mon cœur agrave la vue du corbeau En arrivant agrave la porte de notre mai-son je fus tout eacutetonneacute de la trouver ouverte quelques lueurs se jouaient sur les vitres comme le reflet drsquoun feu qui srsquoeacuteteint Jrsquoentre jrsquoappelle pas de reacuteponse Mais qursquoon se figure ma sur-prise lorsqursquoau reflet de la flamme je vis mon oncle le nez bleu les oreilles violettes eacutetendu tout au large dans son fauteuil le vieux fusil de notre voisin entre les jambes et les souliers char-geacutes de neige

Le pauvre homme eacutetait alleacute agrave la chasse du corbeau laquo Oncle Zacharias mrsquoeacutecriai-je dormez-vous raquo Il entrrsquoouvrit les yeux et me fixant drsquoun regard assoupi

laquo Tobie dit-il je lrsquoai coucheacute en joue plus de vingt fois et toujours il disparaissait comme une ombre au moment ougrave jrsquoallais presser la deacutetente raquo

ndash 68 ndash

Ayant dit ces mots il retomba dans une torpeur profonde Jrsquoavais beau le secouer il ne bougeait plus Alors saisi de crainte je courus chercher Hacircselnoss En levant le marteau de la porte mon cœur battait avec une force incroyable et quand le coup retentit au fond du vestibule mes genoux fleacutechirent La rue eacutetait deacuteserte quelques flocons de neige voltigeaient autour de moi je frissonnais Au troisiegraveme coup la fenecirctre du docteur srsquoouvrit et la tecircte de Hacircselnoss en bonnet de coton srsquoinclina au dehors

laquo Qui est lagrave fit-il drsquoune voix grecircle

mdash Monsieur le docteur venez vite chez maicirctre Zacharias il est bien malade

mdash Heacute fit Hacircselnoss le temps de passer un habit et jrsquoar-rive raquo

La fenecirctre se referma Jrsquoattendis encore un grand quart drsquoheure regardant la rue deacuteserte eacutecoutant crier les girouettes sur leurs aiguilles rouilleacutees et dans le lointain un chien de ferme aboyer agrave la lune Enfin des pas se firent entendre et lentement lentement quelqursquoun descendit lrsquoescalier On introduisit une clef dans la serrure et Hacircselnoss enveloppeacute dans une grande houppelande grise une petite lanterne en forme de bougeoir agrave la main parut sur le seuil

laquo Prr fit-il quel froid jrsquoai bien fait de mrsquoenvelopper

mdash Oui reacutepondis-je depuis vingt minutes je grelotte

mdash Je me suis deacutepecirccheacute pour ne pas te faire attendre raquo

Une minute apregraves nous entrions dans la chambre de mon oncle

laquo Heacute bonsoir maicirctre Zacharias dit le docteur Hacircselnoss le plus tranquillement du monde en soufflant sa lanterne comment vous portez-vous Il paraicirct que nous avons un petit rhume de cerveau raquo

ndash 69 ndash

Agrave cette voix lrsquooncle Zacharias parut srsquoeacuteveiller

laquo Monsieur le docteur dit-il je vais vous raconter la chose depuis le commencement

mdash Crsquoest inutile fit Hacircselnoss en srsquoasseyant en face de lui sur un vieux bahut je sais cela mieux que vous je connais le principe et les conseacutequences la cause et les effets vous deacutetestez Hans et Hans vous deacutetestehellip Vous le poursuivez avec un fusil et Hans vient se percher sur votre fenecirctre pour se moquer de vous Heacute heacute heacute crsquoest tout simple le corbeau nrsquoaime pas le chant du rossignol et le rossignol ne peut souffrir le cri du cor-beau raquo

Ainsi parla Hacircselnoss en puisant une prise dans sa petite tabatiegravere puis il se croisa les jambes secoua les plis de son ja-bot et se mit agrave sourire en fixant maicirctre Zacharias de ses petits yeux malins

Mon oncle eacutetait eacutebahi

laquo Eacutecoutez reprit Hacircselnoss cela ne doit pas vous sur-prendre chaque jour on voit des faits semblables Les sympa-thies et les antipathies gouvernent notre pauvre monde Vous entrez dans une taverne dans une brasserie nrsquoimporte ougrave vous remarquez deux joueurs agrave table et sans les connaicirctre vous faites aussitocirct des vœux pour lrsquoun ou pour lrsquoautre Quelles raisons avez-vous de preacutefeacuterer lrsquoun agrave lrsquoautre Aucunehellip Heacute heacute heacute lagrave-dessus les savants bacirctissent des systegravemes agrave perte de vue au lieu de dire tout bonnement voici un chat voici une souris je fais des vœux pour la souris parce que nous sommes de la mecircme famille parce qursquoavant drsquoecirctre Hacircselnoss docteur en meacutedecine jrsquoai eacuteteacute rat eacutecureuil ou mulot et qursquoen conseacutequencehellip raquo

Mais il ne termina point sa phrase car au mecircme instant le chat de mon oncle eacutetant venu par hasard agrave passer pregraves de lui le docteur le saisit agrave la tignasse et le fit disparaicirctre dans sa grande

ndash 70 ndash

poche avec une rapiditeacute foudroyante Lrsquooncle Zacharias et moi nous nous regardacircmes tout stupeacutefaits

laquo Que voulez-vous faire de mon chat raquo dit enfin lrsquooncle

Mais Hacircselnoss au lieu de reacutepondre sourit drsquoun air con-traint et balbutia

laquo Maicirctre Zacharias je veux vous gueacuterir

mdash Rendez-moi drsquoabord mon chat

mdash Si vous me forcez agrave rendre ce chat dit Hacircselnoss je vous abandonne agrave votre triste sort vous nrsquoaurez plus une minute de repos vous ne pourrez plus eacutecrire une note et vous maigrirez de jour en jour

mdash Mais au nom du ciel reprit mon oncle qursquoest-ce qursquoil vous a donc fait ce pauvre animal

mdash Ce qursquoil mrsquoa fait reacutepondit le docteur dont les traits se contractegraverent ce qursquoil mrsquoa fait hellip Sachez que nous sommes en guerre depuis lrsquoorigine des siegravecles Sachez que ce chat reacutesume en lui la quintessence drsquoun chardon qui mrsquoa eacutetouffeacute quand jrsquoeacutetais violette drsquoun houx qui mrsquoa fait ombre quand jrsquoeacutetais buisson drsquoun brochet qui mrsquoa mangeacute quand jrsquoeacutetais carpe et drsquoun eacutepervier qui mrsquoa deacutevoreacute quand jrsquoeacutetais souris raquo

Je crus que Hacircselnoss perdait la tecircte mais lrsquooncle Tobie fermant les yeux reacutepondit apregraves un long silence

laquo Je vous comprends docteur Hacircselnoss je vous com-prendshellip vous pourriez bien nrsquoavoir pas tort hellip Gueacuterissez-moi et je vous donne mon chat raquo

Les yeux du docteur scintillegraverent

laquo Agrave la bonne heure srsquoeacutecria-t-il maintenant je vais vous gueacuterir raquo

ndash 71 ndash

Il tira de sa trousse un canif et prit sur lrsquoacirctre un petit mor-ceau de bois qursquoil fendit avec dexteacuteriteacute Mon oncle et moi nous le regardions faire Apregraves avoir fendu son morceau de bois il se mit agrave le creuser puis il deacutetacha de son portefeuille une petite laniegravere de parchemin fort mince et lrsquoayant ajusteacutee entre les deux lames de bois il lrsquoappliqua contre ses legravevres en souriant

La figure de mon oncle srsquoeacutepanouit

laquo Docteur Hacircselnoss srsquoeacutecria-t-il vous ecirctes un homme rare un homme vraiment supeacuterieur un hommehellip

mdash Je le sais interrompit Hacircselnoss je le saishellip Mais eacutetei-gnez la lumiegravere que pas un charbon ne brille dans lrsquoombre raquo

Et tandis que jrsquoexeacutecutais son ordre il ouvrit la fenecirctre tout au large La nuit eacutetait glaciale Au-dessus des toits apparaissait la lune calme et limpide Lrsquoeacuteclat eacuteblouissant de la neige et lrsquoobscuriteacute de la chambre formaient un contraste eacutetrange Je voyais lrsquoombre de mon oncle et celle de Hacircselnoss se deacutecouper sur le devant de la fenecirctre mille impressions confuses mrsquoagitaient agrave la fois Lrsquooncle Zacharias eacuteternua la main de Hacircselnoss srsquoeacutetendit avec impatience pour lui commander de se taire puis le silence devint solennel

Tout agrave coup un sifflement aigu traversa lrsquoespace laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Apregraves ce cri tout redevint silencieux Jrsquoenten-dais mon cœur galoper Au bout drsquoun instant le mecircme sifflement se fit entendre laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Je reconnus alors que crsquoeacutetait le docteur qui le produisait avec son appeau Cette re-marque me rendit un peu de courage et je fis attention aux moindres circonstances des choses qui se passaient autour de moi

Lrsquooncle Zacharias agrave demi-courbeacute regardait la lune Hacircselnoss se tenait immobile une main agrave la fenecirctre et lrsquoautre au sifflet

ndash 72 ndash

Il se passa bien deux ou trois minutes puis tout agrave coup le vol drsquoun oiseau fendit lrsquoair

laquo Oh raquo murmura mon oncle

laquo Chut raquo fit Hacircselnoss et le laquo pie-wicircte raquo se reacutepeacuteta plu-sieurs fois avec des modulations eacutetranges et preacutecipiteacutees Deux fois lrsquooiseau effleura les fenecirctres de son vol rapide inquiet Lrsquooncle Zacharias fit un geste pour prendre son fusil mais Hacircselnoss lui saisit le poignet en murmurant laquo Ecirctes-vous fou raquo Alors mon oncle se contint et le docteur redoubla ses coups de sifflet avec tant drsquoart imitant le cri de la pie-griegraveche prise au piegravege que Hans tourbillonnant agrave droite et agrave gauche fi-nit par entrer dans notre chambre attireacute sans doute par une cu-riositeacute singuliegravere qui lui troublait la cervelle Jrsquoentendis ses deux pattes tomber lourdement sur le plancher Lrsquooncle Zacharias je-ta un cri et srsquoeacutelanccedila sur lrsquooiseau qui srsquoeacutechappa de ses mains

laquo Maladroit raquo srsquoeacutecria Hacircselnoss en fermant la fenecirctre

Il eacutetait temps Hans planait aux poutres du plafond Apregraves avoir fait cinq ou six tours il se cogna contre une vitre avec tant de force qursquoil glissa tout eacutetourdi le long de la fenecirctre cherchant agrave srsquoaccrocher des ongles aux traverses Hacircselnoss alluma bien vite la chandelle et je vis alors le pauvre Hans entre les mains de mon oncle qui lui serrait le cou avec un enthousiasme freacuteneacute-tique en disant

laquo Ha ha ha je te tiens je te tiens raquo

Hacircselnoss lrsquoaccompagnait de ses eacuteclats de rire

laquo Heacute heacute heacute vous ecirctes content maicirctre Zacharias vous ecirctes content raquo

Jamais je nrsquoai vu de scegravene plus effrayante La figure de mon oncle eacutetait cramoisie Le pauvre corbeau allongeait les pattes battait des ailes comme un grand papillon de nuit et le frisson de la mort eacutebouriffait ses plumes

ndash 73 ndash

Ce spectacle me fit horreur je courus me cacher au fond de la chambre

Le premier moment drsquoindignation passeacute lrsquooncle Zacharias redevint lui-mecircme laquo Tobie srsquoeacutecria-t-il le diable a rendu ses comptes je lui pardonne Tiens-moi ce Hans devant les yeux Ah je me sens revivre Maintenant silence eacutecoutez raquo

Et maicirctre Zacharias le front inspireacute srsquoassit gravement au clavecin Moi jrsquoeacutetais en face de lui et je tenais le corbeau par le bec Derriegravere Hacircselnoss levait la chandelle et lrsquoon ne pouvait voir de tableau plus bizarre que ces trois figures Hans lrsquooncle Zacharias et Hacircselnoss sous les poutres hautes et vermoulues du plafond Je les vois encore eacuteclaireacutees par la lumiegravere tremblo-tante ainsi que nos vieux meubles dont les ombres vacillaient contre la muraille deacutecreacutepite

Aux premiers accords mon oncle parut se transformer ses grands yeux bleus brillegraverent drsquoenthousiasme il ne jouait pas de-vant nous mais dans une catheacutedrale devant une assembleacutee immense pour Dieu lui-mecircme

Quel chant sublime tour agrave tour sombre patheacutetique deacutechi-rant et reacutesigneacute puis tout agrave coup au milieu des sanglots lrsquoespeacuterance deacuteployant ses ailes drsquoor et drsquoazur Oh Dieu est-il possible de concevoir drsquoaussi grandes choses

Crsquoeacutetait un Requiem et durant une heure lrsquoinspiration nrsquoabandonna point une seconde lrsquooncle Zacharias

Hacircselnoss ne riait plus Insensiblement sa figure railleuse avait pris une expression indeacutefinissable Je crus qursquoil srsquoattendrissait mais bientocirct je le vis faire des mouvements ner-veux serrer le poing et je mrsquoaperccedilus que quelque chose se deacute-battait dans les basques de son habit

Quand mon oncle eacutepuiseacute par tant drsquoeacutemotions srsquoappuya le front au bord du clavecin le docteur tira de sa grande poche le chat qursquoil avait eacutetrangleacute

ndash 74 ndash

laquo Heacute heacute heacute fit-il bonsoir maicirctre Zacharias bonsoir Nous avons chacun notre gibier heacute heacute heacute vous avez fait un Requiem pour le corbeau Hans il srsquoagit maintenant de faire un Alleacuteluia pour votre chathellip Bonsoir hellip raquo

Mon oncle eacutetait tellement abattu qursquoil se contenta de sa-luer le docteur drsquoun mouvement de tecircte en me faisant signe de le reconduire

Or cette nuit mecircme mourut le grand-duc Yeacuteri Peacuteter deu-xiegraveme du nom et comme Hacircselnoss traversait la rue jrsquoentendis les cloches de la catheacutedrale se mettre lentement en branle En rentrant dans la chambre je vis lrsquooncle Zacharias debout

laquo Tobie me dit-il drsquoune voix grave va te coucher mon en-fant va te coucher je suis remis il faut que jrsquoeacutecrive tout cela cette nuit de crainte drsquooublier raquo

Je me hacirctai drsquoobeacuteir et je nrsquoai jamais mieux dormi

Le lendemain vers neuf heures je fus reacuteveilleacute par un grand tumulte Toute la ville eacutetait en lrsquoair on ne parlait que de la mort du grand-duc

Maicirctre Zacharias fut appeleacute au chacircteau On lui commanda le Requiem de Yeacuteri-Peacuteter II œuvre qui lui valut enfin la place de maicirctre de chapelle qursquoil ambitionnait depuis si longtemps Ce Requiem nrsquoeacutetait autre que celui de Hans Aussi lrsquooncle Zacha-rias devenu un grand personnage depuis qursquoil avait mille tha-lers agrave deacutepenser par an me disait souvent agrave lrsquooreille

laquo Heacute neveu si lrsquoon savait que crsquoest pour le corbeau que jrsquoai composeacute mon fameux Requiem nous pourrions encore aller jouer de la clarinette aux fecirctes de village Ah ah ah raquo et le gros ventre de mon oncle galopait drsquoaise

Ainsi vont les choses en ce monde

ndash 75 ndash

LE JUIF POLONAIS

PREMIEgraveRE PARTIE

LA VEILLE DE NOEumlL

Une salle drsquoauberge alsacienne Tables bancs fourneau de fonte grande horloge Portes et fenecirctres au fond sur la rue Porte agrave droite com-muniquant agrave lrsquointeacuterieur Porte de la cuisine agrave gauche Agrave cocircteacute de la porte un grand buffet de checircne Le soir une chandelle allumeacutee sur la table Catherine la femme du bourgmestre est assise agrave son rouet Le garde forestier Heinrich entre par le fond il est tout blanc de neige

I CATHERINE HEINRICH

HEINRICH frappant du pied ndash De la neige madame Ma-this toujours de la neige (Il pose son fusil derriegravere lrsquohorloge)

CATHERINE ndash Encore au village Heinrich

HEINRICH ndash Mon Dieu oui la veille de Noeumll il faut bien srsquoamuser un peu

CATHERINE ndash Vous savez que votre sac de farine est precirct au moulin

HEINRICH ndash Crsquoest bon crsquoest bon je ne suis pas presseacute Walter le chargera tout agrave lrsquoheure sur sa voiture

ndash 76 ndash

CATHERINE ndash Lrsquoanabaptiste est encore ici Je croyais lrsquoavoir vu partir depuis longtemps

HEINRICH ndash Non non Il est au Mouton-drsquoOr agrave vider bouteille Je viens de voir sa voiture devant lrsquoeacutepicier Harvig avec le sucre le cafeacute la cannelle tout couverts de neige Heacute heacute heacute hellip Crsquoest un bon vivanthellip Il aime le bon vin il a raison Nous partirons ensemble

CATHERINE ndash Vous nrsquoavez pas peur de verser

HEINRICH ndash Bah bah vous nous precircterez une lanterne Qursquoon mrsquoapporte seulement une chopine de vin blanc vous sa-vez de ce petit vin blanc de Huumlnevir (Il srsquoassied en riant)

CATHERINE appelant ndash Loiumls

LOIumlS de la cuisine ndash Madame

CATHERINE ndash Une chopine de Huumlnevir pour M Heinrich

LOIumlS de mecircme ndash Tout de suite

HEINRICH ndash Ce petit vin-lagrave reacutechauffe par un temps pareil il faut ccedila

CATHERINE ndash Oui mais prenez garde il est fort tout de mecircme

HEINRICH ndash Soyez tranquille tout ira bien Mais dites donc madame Mathis notre bourgmestre on ne le voit pashellip Est-ce qursquoil serait malade

CATHERINE ndash Il est parti pour Ribeauvilleacute il y a cinq jours

ndash 77 ndash

II

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS entrant ndash Voici la bouteille et un verre maicirctre Hein-rich

HEINRICH ndash Bon bon (Il verse) Ah le bourgmestre est agrave Ribeauvilleacute

CATHERINE ndash Oui nous lrsquoattendons pour ce soir mais al-lez donc compter sur les hommes quand ils sont dehors

HEINRICH ndash Il est bien sucircr alleacute chercher du vin

CATHERINE ndash Oui

HEINRICH ndash Heacute vous pouvez bien penser que votre cou-sin Bocircth ne lrsquoaura pas laisseacute repartir tout de suite Voilagrave quelque chose qui me conviendrait drsquoaller de temps en temps faire un tour dans les pays vignobles Jrsquoaimerais mieux ccedila que de courir les bois ndash Agrave votre santeacute madame Mathis

CATHERINE agrave Loiumls ndash Qursquoest-ce que tu eacutecoutes donc lagrave Loiumls Est-ce que tu nrsquoas rien agrave faire (Loiumls sort sans reacutepondre) Mets de lrsquohuile dans la petite lanterne Heinrich lrsquoemportera

III

LES PREacuteCEacuteDENTS moins LOIumlS

CATHERINE ndash Il faut que les servantes eacutecoutent tout ce qui se passe

HEINRICH ndash Je parie que le bourgmestre est alleacute chercher le vin de la noce

ndash 78 ndash

CATHERINE riant ndash Crsquoest bien possible

HEINRICH ndash Ouihellip tout agrave lrsquoheure encore au Mouton-drsquoOr on disait que Mlle Mathis et le mareacutechal des logis de gendarme-rie Christian allaient bientocirct se marier ensemble Ccedila mrsquoeacutetait dif-ficile agrave croire Christian est bien un brave et honnecircte homme et un bel homme aussi personne ne peut soutenir le contraire mais il nrsquoa que sa solde au lieu que Mlle Annette est le plus riche parti du village

CATHERINE ndash Vous croyez donc Heinrich qursquoil faut tou-jours regarder agrave lrsquoargent

HEINRICH ndash Non non au contraire Seulement je pense que le bourgmestrehellip

CATHERINE ndash Eh bien voilagrave ce qui vous trompe Mathis nrsquoa pas seulement demandeacute mdash Combien avez-vous ndash Il a dit tout de suite mdash Pourvu qursquoAnnette soit contente moi je con-sens

HEINRICH ndash Et mademoiselle Annette est contente

CATHERINE ndash Oui elle aime Christian Et comme nous ne voulons que le bonheur de notre enfant nous ne regardons pas agrave la richesse

HEINRICH ndash Si vous ecirctes tous contentshellip moi je suis con-tent aussi Je trouve que M Christian a de la chance et je vou-drais bien ecirctre agrave sa place

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS NICKEL

NICKEL entrant un sac de farine sur la tecircte ndash Votre sac de farine maicirctre Heinrich bien peseacute

ndash 79 ndash

HEINRICH ndash Crsquoest bon Nickel crsquoest bon mets-le dans un coin

CATHERINE allant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumls tu peux dresser la soupe de Nickel

HEINRICH se levant ndash Ah voyons si jrsquoai toutes mes af-faires (Il ouvre sa gibeciegravere) Voilagrave drsquoabord la farinehellip voici le tabac la cannelle le plomb de liegravevrehellip voici les deux livres de savonhellip Il me manque quelque chosehellip Ah le selhellip Jrsquoai oublieacute le sel sur le comptoir du pegravere Harvighellip Crsquoest ma femme qui aurait crieacute hellip (Il sort)

V

CATHERINE NICKEL puis HEINRICH

NICKEL ndash Vous saurez madame que la riviegravere est prise tellement que si lrsquoon arrecircte de moudre la glace viendra bientocirct jusque dans la vanne et que si lrsquoon continue il pourrait nous ar-river comme dans le temps ougrave la grande roue srsquoest casseacutee Le verglas tombe toujourshellip Je ne sais pas ce qursquoil faut faire

CATHERINE ndash Il faut attendre que Mathis soit venu Nous nrsquoavons plus beaucoup agrave moudre cette semaine

NICKEL ndash Non la grande presse de Noeumll est passeacuteehellip une vingtaine de sacs

CATHERINE ndash Eh bien tu peux souper Mathis ne tardera pas (Heinrich paraicirct au fond un paquet agrave ta main)

HEINRICH ndash Voilagrave mon affaire Jrsquoai tout maintenant (Il arrange le paquet dans sa gibeciegravere)

NICKEL ndash Alors je peux arrecircter le moulin madame Ma-this

ndash 80 ndash

CATHERINE ndash Oui tu souperas apregraves (Nickel sort par la porte de la cuisine Annette entre par la droite)

VI

CATHERINE HEINRICH ANNETTE

ANNETTE ndash Bonsoir monsieur Heinrich

HEINRICH se retournant ndash Heacute crsquoest vous mademoiselle Annette bonsoirhellip bonsoir hellip Nous parlions tout agrave lrsquoheure de vous

ANNETTE ndash De moi

HEINRICH ndash Mais oui mais ouihellip (Il pose sa gibeciegravere sur un banc puis drsquoun air drsquoadmiration) Oh oh comme vous voilagrave riante et gentiment habilleacuteehellip Crsquoest drocircle on dirait que vous allez agrave la noce

ANNETTE ndash Vous voulez rire monsieur Heinrich

HEINRICH ndash Non non je ne ris pas je dis ce que je pense vous le savez bien Ces bonnes joues rouges ce joli bonnet et cette petite robe bien faite avec ces petits souliers ne sont pas pour lrsquoagreacutement des yeux drsquoun vieux garde forestier comme moi Crsquoest pour un autre (il cligne de lrsquoœil) pour un autre que je con-nais bien heacute heacute heacute

ANNETTE ndash Oh peut-on dire hellip

HEINRICH ndash Oui oui on peut dire que vous ecirctes une jolie fille bien tourneacutee et riante et avenantehellip et que lrsquoautre grandhellip vous savez bien avec ses moustaches brunes et ses grosses bottes nrsquoest pas agrave plaindrehellip Nonhellip je ne le plains pas du tout (Walter entrsquorouvre la porte du fond et avance la tecircte Annette regarde)

ndash 81 ndash

VII

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER

WALTER riant ndash Heacute elle a tourneacute la tecirctehellip Ccedila nrsquoest pas luihellip ce nrsquoest pas lui (Il entre)

ANNETTE ndash Qui donc pegravere Walter

WALTER riant aux eacuteclats ndash Ha ha ha voyez-vous les filleshellip jusqursquoagrave la derniegravere minute elles ne veulent avoir lrsquoair de rien

ANNETTE drsquoun ton naiumlf ndash Moi je ne comprends pashellip je ne sais pas ce qursquoon veut dire

WALTER levant le doigt ndash Ah crsquoest comme ccedila Annettehellip Eh bien eacutecoute puisque tu te caches puisque tu ne veux rien dire et que tu me prends pour un vieux benecirct qui ne voit rien et qui ne sait rien ce sera moi Daniel Walter qui trsquoattacherai la jarretiegravere

HEINRICH ndash Non ce sera moi

CATHERINE riant ndash Vous ecirctes deux vieux fous

WALTER ndash Nous ne sommes pas si fous que nous en avons lrsquoair Je dis que jrsquoattacherai la jarretiegravere de la marieacutee et qursquoen at-tendant nous allons boire ensemble un bon coup en lrsquohonneur de Christian Nous allons voir maintenant si Annette aura le courage de refuser Je dis que si elle refuse elle nrsquoaime pas Christian

ANNETTE ndash Oh moi jrsquoaime le bon vin et quand on mrsquoen offre jrsquoen boishellip Voilagrave

TOUS riant ndash Ha ha ha maintenant tout est deacutecouvert

ndash 82 ndash

WALTER ndash Apportez la bouteille apportez que nous bu-vions avec Annette Ce sera pour la premiegravere fois mais je pense que ce ne sera pas la derniegravere et que nous trinquerons en-semble tous les baptecircmes

CATHERINE appelant ndash Loiumls hellip Loiumls hellip descends agrave la cavehellip Tu prendras une bouteille dans le petit caveau (Loiumls entre et deacutepose en passant une lanterne allumeacutee sur la table puis elle ressort)

WALTER ndash Qursquoest-ce que cette lanterne veut dire

HEINRICH ndash Crsquoest pour attacher agrave la voiture

ANNETTE riant ndash Vous partirez au clair de lune (Elle souffle la lanterne)

WALTER de mecircme ndash Ouihellip ouihellip au clair de lunehellip (Loiumls apporte une bouteille et des verres puis elle rentre dans la cui-sine Heinrich verse) Agrave la santeacute du mareacutechal des logis et de la gentille Annette (On trinque et lrsquoon boit)

HEINRICH deacuteposant son verre ndash Fameuxhellip fameuxhellip Crsquoest eacutegal de mon temps les choses ne se seraient pas passeacutees comme cela

CATHERINE ndash Quelles choses

HEINRICH ndash Le mariage (Il se legraveve se met en garde et frappant du pied) Il aurait fallu srsquoalignerhellip (Il se rassied) Oui si par malheur un eacutetranger eacutetait venu prendre la plus jolie fille du pays la plus gentille et la plus richehellip Mille tonnerres hellip Heinrich Schmitt aurait crieacute Halte halte nous allons voir ccedila

WALTER ndash Et moi jrsquoaurais empoigneacute ma fourche pour cou-rir dessus

HEINRICH ndash Oui mais les jeunes gens de ce temps nrsquoont plus de cœur ccedila ne pense qursquoagrave fumer et agrave boire Quelle misegravere Ce nrsquoest pas pour crier contre Christian non il faut le respecter

ndash 83 ndash

et lrsquohonorer mais je soutiens qursquoun pareil mariage est la honte des garccedilons du pays

ANNETTE ndash Et si je nrsquoen avais pas voulu drsquoautre moi

HEINRICH riant ndash Il aurait fallu marcher tout de mecircme

ANNETTE ndash Oui mais je me serais battue contre avec celui que jrsquoaurais voulu

HEINRICH ndash Ah si crsquoest comme ccedila je ne dis plus rien Plu-tocirct que de me battre contre Annette jrsquoaurais mieux aimeacute boire agrave la santeacute de Christian (On rit et lrsquoon trinque)

WALTER gravement ndash Eacutecoute Annette je veux te faire un plaisir

ANNETTE ndash Quoi donc pegravere Walter

WALTER ndash Comme jrsquoentrais tout agrave lrsquoheure jrsquoai vu le mareacute-chal des logis qui revenait avec deux gendarmes Il est en train drsquoocircter ses grosses bottes jrsquoen suis sucircr et dans un quart drsquoheurehellip

ANNETTE ndash Eacutecoutez

CATHERINE ndash Crsquoest le vent qui se legraveve Pourvu maintenant que Mathis ne soit pas en route

ANNETTE ndash Nonhellip nonhellip crsquoest lui hellip (Christian paraicirct au fond)

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CHRISTIAN

TOUS riant ndash Crsquoest lui hellip crsquoest lui

ndash 84 ndash

CHRISTIAN secouant son chapeau et frappant des pieds ndash Quel temps Bonsoir madame Mathis bonsoir mademoiselle Annette (Il lui serre la main)

WALTER ndash Elle ne srsquoeacutetait pas trompeacutee

CHRISTIAN eacutetonneacute regardant les autres rire ndash Eh bien qursquoy a-t-il donc de nouveau

HEINRICH ndash Heacute mareacutechal des logis nous rions parce que mademoiselle Annette a crieacute drsquoavance Crsquoest lui

CHRISTIAN ndash Tant mieux ccedila prouve qursquoelle pensait agrave moi

WALTER ndash Je crois bien elle tournait la tecircte chaque fois qursquoon ouvrait la porte

CHRISTIAN ndash Est-ce que crsquoest vrai mademoiselle Annette

ANNETTE ndash Oui crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Agrave la bonne heure voilagrave ce qui srsquoappelle par-ler Je suis bien heureux de lrsquoentendre dire agrave mademoiselle An-nette (Il suspend son chapeau au mur et deacutepose son eacutepeacutee dans un coin) Ccedila me reacutechauffe et jrsquoen ai besoin

CATHERINE ndash Vous arrivez du dehors monsieur Chris-tian

CHRISTIAN ndash Du Hocircwald madame Mathis du Hocircwald Quelle neige Jrsquoen ai bien vu dans lrsquoAuvergne et dans les Pyreacute-neacutees mais je nrsquoavais jamais rien vu de pareil (Il srsquoassied et se chauffe les mains au poecircle en grelottant Annette qui srsquoest deacute-pecirccheacutee de sortir revient de la cuisine avec une cruche de vin qursquoelle pose sur le poecircle)

ANNETTE ndash Il faut laisser chauffer le vin cela vaudra mieux

ndash 85 ndash

WALTER riant agrave Heinrich ndash Comme elle prend soin de lui Ce nrsquoest pas pour nous autres qursquoelle aurait eacuteteacute chercher du sucre et de la cannelle

CHRISTIAN ndash Heacute vous ne passez pas non plus vos jour-neacutees dans la neige vous nrsquoavez pas besoin qursquoon vous reacute-chauffe

WALTER riant ndash Oui la chaleur ne nous manque pas en-core Dieu merci Nous ne grelottons pas comme ce mareacutechal des logis Crsquoest tout de mecircme triste de voir un mareacutechal des lo-gis qui grelotte aupregraves drsquoune jolie fille qui lui donne du sucre et de la cannelle

ANNETTE ndash Taisez-vous pegravere Walter vous devriez ecirctre honteux de penser des choses pareilles

CHRISTIAN souriant ndash Deacutefendez-moi mademoiselle An-nette ne me laissez pas abicircmer par ce pegravere Walter qui se moque bien de la neige et du vent au coin drsquoun bon feu Srsquoil avait passeacute cinq heures dehors comme moi je voudrais voir la mine qursquoil aurait

CATHERINE ndash Vous avez passeacute cinq heures dans le Hocircwald Christian Mon Dieu crsquoest pourtant un service ter-rible cela

CHRISTIAN ndash Que voulez-vous hellip Sur les deux heures on est venu nous preacutevenir que les contrebandiers du Banc de la Roche passeraient la riviegravere agrave la nuit tombante avec du tabac et de la poudre de chasse il a fallu monter agrave cheval

HEINRICH ndash Et les contrebandiers sont venus

CHRISTIAN ndash Non les gueux Ils avaient reccedilu lrsquoeacuteveil ils ont passeacute ailleurs Encore maintenant je ne me sens plus agrave force drsquoavoir lrsquoongleacutee (Annette verse du vin dans un verre et le lui preacutesente)

ANNETTE ndash Tenez monsieur Christian reacutechauffez-vous

ndash 86 ndash

CHRISTIAN ndash Merci mademoiselle Annette (Il boit) Cela me fait du bien

WALTER ndash Il nrsquoest pas difficile le mareacutechal des logis

CATHERINE ndash Annette apporte la carafe il nrsquoy a plus drsquoeau dans mon mouilloir (Annette va chercher la carafe sur le buffet agrave gauche ndash Agrave Christian) Crsquoest eacutegal Christian vous avez encore de la chance eacutecoutez quel vent dehors

CHRISTIAN ndash Oui il se levait au moment ougrave nous avons fait la rencontre du docteur Frantz (Il rit) Figurez-vous que ce vieux fou revenait du Schneacuteeberg avec une grosse pierre qursquoil eacutetait alleacute deacuteterrer dans les ruines le vent soufflait et lrsquoenterrait presque dans la neige avec son traicircneau

CATHERINE agrave Annette qui verse de lrsquoeau dans son mouil-loir ndash Crsquoest bonhellip merci (Annette va remettre la carafe sur le buffet puis elle prend sa corbeille agrave ouvrage et srsquoassied agrave cocircteacute de Catherine)

HEINRICH riant ndash On peut bien dire que tous ces savants sont des fous Combien de fois nrsquoai-je pas vu le vieux docteur se deacutetourner drsquoune et mecircme de deux lieues pour aller regarder des pierres toutes couvertes de mousse et qui ne sont bonnes agrave rien Est-ce qursquoil ne faut pas avoir la cervelle agrave lrsquoenvers

WALTER ndash Oui crsquoest un original il aime toutes les choses du temps passeacute les vieilles coutumes et les vieilles pierres mais ccedila ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre le meilleur meacutedecin du pays

CHRISTIAN bourrant sa pipe ndash Sans doutehellip sans doute

CATHERINE ndash Quel vent Jrsquoespegravere bien que Mathis aura le bon sens de srsquoarrecircter quelque part (Srsquoadressant agrave Walter et agrave Heinrich) Je vous disais bien de partirhellip Vous seriez tranquilles chez vous

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette est cause de tout elle ne devait pas souffler la lanterne

ndash 87 ndash

ANNETTE ndash Oh vous eacutetiez bien contents de rester

WALTER ndash Crsquoest eacutegal madame Mathis a raison nous au-rions mieux fait de partir

CHRISTIAN ndash Vous avez de rudes hivers par ici

WALTER ndash Oh pas tous les ans mareacutechal des logis de-puis quinze ans nous nrsquoen avons pas eu de pareil

HEINRICH ndash Non depuis lrsquohiver du Polonais je ne me rap-pelle pas avoir vu tant de neige Mais cette anneacutee-lagrave le Schneacutee-berg eacutetait deacutejagrave blanc les premiers jours de novembre et le froid dura jusqursquoagrave la fin de mars Agrave la deacutebacirccle toutes les riviegraveres eacutetaient deacutebordeacutees on ne voyait que des souris des taupes et des mulots noyeacutes dans les champs

CHRISTIAN ndash Et crsquoest agrave cause de cela qursquoon lrsquoappelle lrsquohiver du Polonais

WALTER ndash Non crsquoest pour autre chose une chose terrible et que les gens du pays se rappelleront toujours Madame Ma-this srsquoen souvient aussi pour sucircr

CATHERINE ndash Vous pensez bien Walter elle a fait assez de bruit dans le temps cette affaire

HEINRICH ndash Crsquoest lagrave mareacutechal des logis que vous auriez pu gagner la croix

CHRISTIAN ndash Mais qursquoest-ce que crsquoest donc (Coup de vent dehors)

ANNETTE ndash Le vent augmente

CATHERINE ndash Oui mon enfant pourvu que ton pegravere ne soit pas sur la route

WALTER agrave Christian ndash Je puis vous raconter la chose de-puis le commencement jusqursquoagrave la fin car je lrsquoai vue moi-mecircme Tenez il y a juste aujourdrsquohui quinze ans que jrsquoeacutetais agrave cette

ndash 88 ndash

mecircme table avec Mathis qui venait drsquoacheter son moulin depuis cinq ou six mois Diederich Omacht Johann Rœber qursquoon ap-pelait le petit sabotier et plusieurs autres qui dorment mainte-nant derriegravere le grand if sur la cocircte Nous irons tous lagrave tocirct ou tard bienheureux ceux qui nrsquoont rien sur la conscience (En ce moment Christian se baisse prend une braise dans le creux de sa main et allume sa pipe puis il srsquoaccoude au bord de la table) Nous eacutetions donc en train de jouer aux cartes et dans la salle se trouvait encore beaucoup de monde lorsque sur le coup de dix heures la sonnette drsquoun traicircneau srsquoarrecircte devant la porte et presque aussitocirct un Polonais entre un juif polonais un homme de quarante-cinq agrave cinquante ans solide bien bacircti Je crois encore le voir entrer avec son manteau vert garni de four-rures son bonnet de peau de martre sa grosse barbe brune et ses grandes bottes rembourreacutees de peau de liegravevre Crsquoeacutetait un marchand de graines Il dit en entrant laquo Que la paix soit avec vous raquo Tout le monde tournait la tecircte et pensait laquo Drsquoougrave vient celui-lagrave hellip Qursquoest-ce qursquoil veut raquo parce que les juifs polo-nais qui vendent de la semence nrsquoarrivent dans le pays qursquoau mois de feacutevrier Mathis lui de-mande laquo Qursquoy a-t-il pour votre service raquo Mais lui sans reacute-pondre commence par ouvrir son manteau et par deacuteboucler une grosse ceinture qursquoil avait aux reins Il pose sur la table cette ceinture ougrave lrsquoon entendait sonner de lrsquoor et dit laquo La neige est profonde le chemin difficilehellip allez mettre mon cheval agrave lrsquoeacutecurie dans une heure je repartirai raquo Ensuite il prend une bouteille de vin sans parler agrave personne comme un homme

ndash 89 ndash

triste et qui pense agrave ses affaires Agrave onze heures le wachtmann Yeacuteri entre tout le monde srsquoen va le Polonais reste seul (Grand coup de vent au dehors avec un bruit de vitres qui se brisent)

CATHERINE ndash Mon Dieu qursquoest-ce qui vient drsquoarriver

HEINRICH ndash Ce nrsquoest rien madame Mathis crsquoest un car-reau qui se brise on aura sans doute laisseacute une fenecirctre ouverte

CATHERINE se levant ndash Il faut que jrsquoaille voir (Elle sort)

ANNETTE criant ndash Tu ne sortiras pashellip

CATHERINE de la cuisine ndash Sois donc tranquille je reviens tout de suite

IX

Les preacuteceacutedents moins CATHERINE

CHRISTIAN ndash Je ne vois pas encore comment jrsquoaurais pu gagner la croix pegravere Walter

WALTER ndash Oui monsieur Christian mais attendez le len-demain on trouva le cheval du Polonais sous le grand pont de Weacutechem et cent pas plus loin dans le ruisseau le manteau vert et le bonnet plein de sang Quant agrave lrsquohomme on nrsquoa jamais pu savoir ce qursquoil est devenu

HEINRICH ndash Tout ccedila crsquoest la pure veacuteriteacute La gendarmerie de Rothau arriva le lendemain malgreacute la neige et crsquoest mecircme depuis ce temps qursquoon laisse ici la brigade

CHRISTIAN ndash Et lrsquoon nrsquoa pas fait drsquoenquecircte

HEINRICH ndash Une enquecircte je crois bienhellip Crsquoest lrsquoancien mareacutechal des logis Kelz qui srsquoest donneacute de la peine pour cette

ndash 90 ndash

affaire En a-t-il fait des courses reacuteuni des teacutemoins eacutecrit des procegraves-verbaux Sans parler du juge de paix Beacuteneacutedum du pro-cureur Richter et du vieux meacutedecin Hornus qui sont venus voir le manteau le bacircton et le bonnet

CHRISTIAN ndash Mais on devait avoir des soupccedilons sur quelqursquoun

HEINRICH ndash Ccedila va sans dire les soupccedilons ne manquent jamais mais il faut des preuves Dans ce temps-lagrave voyez-vous les deux fregraveres Kasper et Yokel Hierthegraves qui demeurent au bout du village avaient un vieil ours les oreilles et le nez tout deacutechi-reacutes avec un acircne et trois gros chiens qursquoils menaient aux foires pour livrer bataille Ccedila leur rapportait beaucoup drsquoargent ils buvaient de lrsquoeau-de-vie tant qursquoils en voulaient Justement quand le Polonais disparut ils eacutetaient agrave Weacutechem et le bruit courut alors qursquoils lrsquoavaient fait deacutevorer par leurs becirctes et qursquoon ne pouvait plus retrouver que son bonnet et son manteau parce que lrsquoours et les chiens avaient eu assez du reste Naturellement

ndash 91 ndash

on mit la main sur ces gueux ils passegraverent quinze mois dans les cachots mais finalement on ne put rien prouver contre les Hierthegraves et malgreacute tout il fallut les relacirccher Leur acircne leur ours et leurs chiens eacutetaient morts Ils se mirent donc agrave eacutetamer des casseroles et M Mathis leur loua sa baraque du coin des Cheneviegraveres Ils vivent lagrave-dedans et ne payent jamais un liard pour le loyer

WALTER ndash Mathis est trop bon pour ces bandits Depuis longtemps il aurait ducirc les balayer

CHRISTIAN ndash Ce que vous me racontez lagrave mrsquoeacutetonne je nrsquoen avais jamais entendu dire un mot

HEINRICH ndash Il faut une occasionhellip Jrsquoaurais cru que vous saviez cela mieux que nous

CHRISTIAN ndash Non crsquoest la premiegravere nouvelle (Catherine rentre)

X

Les preacuteceacutedents CATHERINE

CATHERINE ndash Jrsquoeacutetais sucircre que Loiumls avait laisseacute la fenecirctre de la cuisine ouverte On a beau lui dire de fermer les fenecirctres cette fille nrsquoeacutecoute rien Maintenant tous les carreaux sont cas-seacutes

WALTER ndash Heacute madame Mathis cette fille est jeune agrave son acircge on a toutes sortes de choses en tecircte

CATHERINE se rasseyant ndash Fritz est dehors Christian il veut vous parler

Christian ndash Fritz le gendarme

ndash 92 ndash

CATHERINE ndash Oui je lui ai dit drsquoentrer mais il nrsquoa pas vou-lu Crsquoest pour une affaire de service

CHRISTIAN ndash Ah bon je sais ce que crsquoest (Il se legraveve prend son chapeau et se dirige vers la porte)

ANNETTE ndash Vous reviendrez Christian

CHRISTIAN sur la porte ndash Ouihellip dans un instant (Il sort)

XI

Les preacuteceacutedents moins CHRISTIAN

WALTER ndash Voilagrave ce qursquoon peut appeler un brave homme un homme doux mais qui ne plaisante pas avec les gueux

HEINRICH ndash Oui M Mathis a de la chance de trouver un pareil gendre depuis que je le connais tout lui reacuteussit Drsquoabord il achegravete cette auberge ougrave Georges Houcircte srsquoeacutetait ruineacute Chacun pensait qursquoil ne pourrait jamais la payer et voilagrave que toutes les bonnes pratiques arrivent il entasse il entassehellip il payehellip il achegravete le grand preacute de la Bruche la cheneviegravere du fond des Houx les douze arpents de la Finckmath la scierie des Trois-Checircneshellip Ensuite son moulin ensuite son magasin de planches Mademoiselle Annette grandithellip il place de lrsquoargent sur bonne hypothegravequehellip on le nomme bourgmestrehellip Il ne lui manquait plus qursquoun gendre un honnecircte homme rangeacute soigneux qui ne jette pas lrsquoargent par les fenecirctres qui plaise agrave sa fille et que cha-cun respectehellip Eh bien Christian Becircme se preacutesente un homme solide sur lequel on ne peut dire que du bien ndash Que voulez-vous M Mathis est venu au monde sous une bonne eacutetoile Pendant que les autres suent sang et eau pour reacuteunir les deux bouts agrave la fin de lrsquoanneacutee lui nrsquoa jamais fini de srsquoenrichir de srsquoarrondir et de prospeacuterer ndash Est-ce vrai madame Mathis

ndash 93 ndash

CATHERINE ndash Nous ne nous plaignons pas Heinrich au contraire

HEINRICH ndash Oui et le plus beau de tout crsquoest que vous le meacuteritez personne ne vous porte envie chacun pense ndash Ce sont de braves gens ils ont gagneacute leurs biens par le travail ndash Et tout le monde est content pour mademoiselle Annette

WALTER ndash Oui crsquoest un beau mariage

CATHERINE eacutecoutant ndash Voilagrave Christian qui revient

ANNETTE ndash Oui jrsquoentends les eacuteperons sur lrsquoescalier (La porte srsquoouvre et Mathis paraicirct enveloppeacute drsquoun grand manteau tout blanc de neige coiffeacute drsquoun bonnet de peau de loutre une grosse cravache agrave la main les eacuteperons aux talons)

XII

Les preacuteceacutedents MATHIS

MATHIS drsquoun accent joyeux ndash Heacute heacute heacute crsquoest moihellip crsquoest moi hellip

CATHERINE se levant ndash Mathis

HEINRICH ndash Le bourgmestre

ANNETTE courant lrsquoembrasser ndash Te voilagrave

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Dieu merci Avons-nous de la neigehellip en avons-nous Jrsquoai laisseacute la voiture agrave Bichem avec Jo-hann il lrsquoamegravenera demain

CATHERINE elle arrive lrsquoembrasser et le deacutebarrasse de son manteau ndash Donne-moi ccedilahellip Tu nous fais joliment plaisir va de rentrer ce soir Quelles inquieacutetudes nous avions

ndash 94 ndash

MATHIS ndash Je pensais bien Catherine crsquoest pour ccedila que je suis revenu (Regardant autour de la salle) Heacute heacute heacute le pegravere Walter et Heinrich Vous allez avoir un beau temps pour retourner chez vous

CATHERINE appelant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumlshellip Loiumlshellip apporte les gros souliers de M Mathis Dis agrave Nickel de mettre le cheval agrave lrsquoeacutecurie

LOIumlS sur la porte ndash Oui madame tout de suite (Elle re-garde un instant en riant puis disparaicirct)

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette veut que nous partions au clair de lune

MATHIS de mecircme ndash Ha ha ha hellip Ouihellip ouihellip il est beau le clair de lune

ANNETTE lui retirant ses moufles ndash Nous pensions que le cousin Bocircth ne trsquoavait pas laisseacute partir

MATHIS ndash Heacute mes affaires eacutetaient deacutejagrave finies hier matin je voulais partir mais Bocircth mrsquoa retenu pour voir la comeacutedie

ANNETTE ndash Hanswurst4 est agrave Ribeauvilleacute

MATHIS ndash Ce nrsquoest pas Hanswurst crsquoest un Parisien qui fait des tours de physiquehellip Il endort les gens

ANNETTE ndash Il endort les gens

MATHIS ndash Oui

CATHERINE ndash Il leur fait bien sucircr boire quelque chose Ma-this

4 Polichinelle allemand

ndash 95 ndash

MATHIS ndash Non il les regarde en faisant des signeshellip et ils srsquoendorment Crsquoest une chose eacutetonnante si je ne lrsquoavais pas vu je ne pourrais pas le croire

HEINRICH ndash Ah le brigadier Stenger mrsquoa parleacute de ccedila lrsquoautre jour il a vu la mecircme chose agrave Saverne Ce Parisien endort les gens et quand ils dorment il leur fait faire tout ce qursquoil veut

MATHIS srsquoasseyant et commenccedilant agrave tirer ses bottes ndash Justement (Agrave sa fille) Annette

ANNETTE ndash Quoi mon pegravere

MATHIS ndash Regarde un peu dans la grande poche de la houppelande

WALTER ndash Les gens deviennent trop malinshellip le monde fi-nira bientocirct (Loiumls entre avec les souliers du bourgmestre)

XIII

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS ndash Voici vos souliers monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Ah bonhellip bonhellip Tiens Loiumls emporte les bottes tu deacuteferas les eacuteperons et tu les pendras dans lrsquoeacutecurie avec le harnais

LOIumlS ndash Oui monsieur le bourgmestre (Elle sort Annette qui vient de tirer une boicircte de la poche du manteau srsquoapproche de son pegravere)

ANNETTE ndash Qursquoest-ce que crsquoest

ndash 96 ndash

MATHIS mettant ses souliers ndash Ouvre donc la boicircte (Elle ouvre la boicircte et en tire une toque alsacienne agrave paillettes drsquoor et drsquoargent)

ANNETTE ndash Oh mon Dieu est-ce possible

MATHIS ndash Eh bienhellip eh bienhellip qursquoest-ce que tu penses de ccedila

ANNETTE ndash Oh crsquoest pour moi

MATHIS ndash Heacute pour qui donc Ce nrsquoest pas pour Loiumls je pense (Tout le monde srsquoapproche pour voir Annette met la toque et se regarde dans la glace)

HEINRICH ndash Ccedila crsquoest tout ce qursquoon peut voir de plus beau mademoiselle Annette

WALTER ndash Et ccedila te va comme fait expregraves

ANNETTE ndash Oh mon Dieu qursquoest-ce que pensera Chris-tian en me voyant

MATHIS ndash Il pensera que tu es la plus jolie fille du pays (Annette vient lrsquoembrasser)

MATHIS ndash Crsquoest mon cadeau de noce Annette le jour de ton mariage tu mettras ce bonnet et tu le conserveras toujours Plus tard dans quinze ou vingt ans drsquoici tu te rappelleras que crsquoest ton pegravere qui te lrsquoa donneacute

ANNETTE attendrie ndash Oui mon pegravere

MATHIS ndash Tout ce que je demande crsquoest que tu sois heu-reuse avec Christian Et maintenant qursquoon mrsquoapporte un mor-ceau et une bouteille de vin (Catherine entre dans la cuisine ndash Agrave Walter et agrave Heinrich) Vous prendrez bien un verre de vin avec moi

HEINRICH ndash Avec plaisir monsieur le bourgmestre

ndash 97 ndash

WALTER riant ndash Oui pour toi nous ferons bien encore ce petit effort (Catherine apporte un jambon de la cuisine elle est suivie par Loiumls qui tient le verre et la bouteille)

CATHERINE riant ndash Et moi Mathis tu ne mrsquoas rien appor-teacute Voyez les hommeshellip Dans le temps quand il voulait mrsquoavoir il arrivait toujours les mains pleines de rubans mais agrave cette heurehellip

MATHIS drsquoun ton joyeux ndash Allons Catherine tais-toi Je voulais te faire des surprises et maintenant il faut que je ra-conte drsquoavance que le chacircle le bonnet et le reste sont dans ma grande caisse sur la voiture

CATHERINE ndash Ah si le reste est sur la voiture crsquoest bon je ne dis plus rien (Elle srsquoassied et file Loiumls met la nappe place lrsquoassiette la bouteille le verre Mathis srsquoassied agrave table et com-mence agrave manger de bon appeacutetit Walter et Heinrich boivent Loiumls sort)

MATHIS ndash Le froid vous ouvre joliment lrsquoappeacutetit ndash Agrave votre santeacute

WALTER ndash Agrave la tienne Mathis

HEINRICH ndash Agrave la vocirctre monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Christian nrsquoest pas venu ce soir

ANNETTE ndash Si mon pegravere On est venu le chercher il va re-venir

MATHIS ndash Ah bon bon

CATHERINE ndash Il est arriveacute tard agrave cause drsquoune faction der-riegravere le Hocircwald pour attendre des contrebandiers

MATHIS mangeant ndash Crsquoest pourtant une diable de chose drsquoaller faire faction par un temps pareil Du cocircteacute de la riviegravere jrsquoai trouveacute cinq pieds de neige

ndash 98 ndash

WALTER ndash Oui nous avons causeacute de ccedila nous disions au mareacutechal des logis que depuis lrsquohiver du Polonais on nrsquoavait rien vu de pareil (Mathis qui levait son verre le repose sans boire)

MATHIS ndash Ah vous avez parleacute de ccedila

HEINRICH ndash Cette anneacutee-lagrave vous devez bien vous en sou-venir monsieur Mathis tout le vallon au-dessous du grand pont eacutetait combleacute de neige Le cheval du Polonais sous le pont pou-vait agrave peine sortir la tecircte et Kelz vint chercher main-forte agrave la maison forestiegravere

MATHIS drsquoun ton drsquoindiffeacuterence ndash Heacute crsquoest bien pos-siblehellip Mais tout ccedila voyez-vous ce sont de vieilles histoires crsquoest comme les contes de ma grandrsquomegraverehellip on nrsquoy pense plus

WALTER ndash Crsquoest pourtant bien eacutetonnant qursquoon nrsquoait jamais pu deacutecouvrir ceux qui ont fait le coup

MATHIS ndash Crsquoeacutetaient des malinshellip On ne saura jamais rien (Il boit En ce moment le tintement drsquoune sonnette se fait en-tendre dans la rue puis le trot drsquoun cheval srsquoarrecircte devant lrsquoauberge Tout le monde se retourne La porte du fond srsquoouvre un juif polonais paraicirct sur le seuil Il est vecirctu drsquoun manteau vert bordeacute de fourrure et coiffeacute drsquoun bonnet de peau de martre De grosses bottes fourreacutees lui montent jusqursquoaux genoux Il re-garde dans la salle drsquoun œil sombre Profond silence)

XIV

LES PREacuteCEacuteDENTS LE POLONAIS puis CHRISTIAN

LE POLONAIS entrant ndash Que la paix soit avec vous

ndash 99 ndash

CATHERINE se levant ndash Qursquoy a-t-il pour votre service monsieur

LE POLONAIS ndash La neige est profondehellip le chemin diffi-cilehellip Qursquoon mette mon cheval agrave lrsquoeacutecuriehellip Je repartirai dans une heurehellip (Il ouvre son manteau deacuteboucle sa ceinture et la jette sur la table Mathis se legraveve les deux mains appuyeacutees aux bras de son fauteuil le Polonais le regarde il chancelle eacutetend les bras et tombe en poussant un cri terrible Tumulte)

CATHERINE se preacutecipitant ndash Mathis hellip Mathis hellip

ANNETTE de mecircme ndash Mon pegravere (Walter et Heinrich re-legravevent Mathis Christian paraicirct au fond)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Qursquoest-ce qursquoil y a

HEINRICH ocirctant la cravate de Mathis avec preacutecipitation ndash Le meacutedecinhellip courez chercher le meacutedecin

ndash 100 ndash

DEUXIEgraveME PARTIE

LA SONNETTE

La chambre agrave coucher de Mathis Porte agrave gauche ouvrant sur la salle drsquoauberge Escalier agrave droite Fenecirctres au fond sur la rue Secreacutetaire en vieux checircne agrave ferrures luisantes entre les fenecirctres Lit agrave baldaquin grande armoire tables chaises Poecircle de faiumlence au milieu de la chambre Mathis est assis dans un fauteuil agrave cocircteacute du poecircle Catherine en costume des dimanches et le docteur Frantz en habit carreacute gilet rouge culotte courte bottes montantes et grand feutre noir agrave lrsquoalsacienne sont debout pregraves de lui

I

MATHIS CATHERINE le docteur FRANTZ

LE DOCTEUR ndash Vous allez mieux monsieur le bourg-mestre

MATHIS ndash Je vais tregraves bien

LE DOCTEUR ndash Vous ne sentez plus vos maux de tecircte

MATHIS ndash Non

LE DOCTEUR ndash Ni vos bourdonnements drsquooreilles

MATHIS ndash Quand je vous dis que tout va bienhellip que je suis comme tous les jourshellip crsquoest assez clair je pense

CATHERINE ndash Depuis longtemps il avait de mauvais recircveshellip il parlaithellip il se levait pour boire de lrsquoeau fraicircche

ndash 101 ndash

MATHIS ndash Tout le monde peut avoir soif la nuit

LE DOCTEUR ndash Sans doutehellip mais il faut vous meacutenager Vous buvez trop de vin blanc monsieur le bourgmestre le vin blanc donne la goutte et vous cause souvent des attaques dans la nuque deux nobles maladies mais fort dangereuses Nos an-ciens landgraves margraves et rhingraves seigneurs du Sund-gau du Brisgau de la haute et de la basse Alsace mouraient presque tous de la goutte remonteacutee ou drsquoune attaque fou-droyante Maintenant ces nobles maladies tombent sur les bourgmestres les notaires les gros bourgeois Crsquoest honorablehellip tregraves honorablehellip mais funeste Votre accident drsquoavant-hier soir vient de lagravehellip Vous aviez trop bu de rikewir chez votre cousin Bocircth et puis le grand froid vous a saisi parce que tout le sang eacutetait agrave la tecircte

MATHIS ndash Jrsquoavais froid aux pieds crsquoest vrai mais il ne faut pas aller chercher si loin le juif polonais est cause de tout

LE DOCTEUR ndash Comment

MATHIS ndash Oui dans le temps jrsquoai vu le manteau du pauvre diable que le mareacutechal des logis le vieux Kelz rapportait avec le bonnet cette vue mrsquoavait bouleverseacute parce que la veille le juif eacutetait entreacute chez nous Depuis je nrsquoy pensais plus quand avant-hier soir le marchand de graines entre et dit les mecircmes paroles que lrsquoautrehellip Ccedila mrsquoa produit lrsquoeffet drsquoun revenant Je sais bien qursquoil nrsquoy a pas de revenants et que les morts sont bien morts mais que voulez-vous on ne pense pas toujours agrave tout (Se tournant vers Catherine) Tu as fait preacutevenir le notaire

CATHERINE ndash Ouihellip sois donc tranquille

MATHIS ndash Je suis bien tranquille mais il faut que ce ma-riage se fasse le plus tocirct possible Quand on voit qursquoun homme bien portant sain de corps et drsquoesprit peut avoir des attaques pareilles on doit tout reacutegler drsquoavance et ne rien remettre au len-demain Ce qui mrsquoest arriveacute avant-hier peut encore mrsquoarriver ce

ndash 102 ndash

soir je peux rester sur le coup et je nrsquoaurais pas vu mes enfants heureuxhellip Voilagrave ndash Et maintenant laissez-moi tranquille avec toutes vos explications Que ce soit du vin blanc du froid ou du Polonais que le coup de sang mrsquoait attrapeacute cela revient au mecircme Jrsquoai lrsquoesprit aussi clair que le premier venu le reste ne signifie rien

LE DOCTEUR ndash Mais peut-ecirctre serait-il bon monsieur le bourgmestre de remettre la signature de ce contrat agrave plus tard vous concevezhellip lrsquoagitation des affaires drsquointeacuterecircthellip

MATHIS levant les mains drsquoun air drsquoimpatience ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip que chacun srsquooccupe donc de ses affaires Avec tous vos si vos parce que on ne sait plus ougrave tourner la tecircte Que les meacutedecins fassent de la meacutedecine et qursquoils laissent les autres faire ce qursquoils veulent Vous mrsquoavez saigneacutehellip bon Je suis gueacuterihellip tant mieux Qursquoon appelle le notaire qursquoon preacute-vienne les teacutemoins et que tout finisse

LE DOCTEUR bas agrave Catherine ndash Ses nerfs sont encore aga-ceacutes le meilleur est de faire ce qursquoil veut (Walter et Heinrich entrent par la gauche en habits des dimanches)

II

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH

WALTER ndash Eh bienhellip eh bienhellip on nous dit que tu vas mieux

MATHIS se retournant ndash Heacute crsquoest voushellip Agrave la bonne heure je suis content de vous voir (Il leur serre la main)

WALTER souriant ndash Te voilagrave donc tout agrave fait remis mon pauvre Mathis

ndash 103 ndash

MATHIS riant ndash Heacute oui tout est passeacute Quelle drocircle de chose pourtant Crsquoest Heinrich avec sa vieille histoire de juif qui mrsquoa valu ccedila Ha ha ha

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qui pouvait preacutevoir une chose pa-reille

MATHIS ndash Crsquoest clair Et cet autre qui entre aussitocirct Quel hasard quel hasard Est-ce qursquoon nrsquoaurait pas dit qursquoil arrivait expregraves

WALTER ndash Ma foi monsieur le docteur vous le croirez si vous voulez mais agrave moi-mecircme en voyant entrer ce Polonais les cheveux mrsquoen dressaient sur la tecircte

CATHERINE ndash Pour des hommes de bon sens peut-on avoir des ideacutees pareilles

MATHIS ndash Enfin puisque jrsquoen suis reacutechappeacute gracircce agrave Dieu vous saurez Walter et Heinrich que nous allons finir le mariage drsquoAnnette avec Christian Crsquoest peut-ecirctre un avertissement qursquoil faut se presser

HEINRICH ndash Ah monsieur le bourgmestre il nrsquoy a pas de danger

WALTER ndash Ce nrsquoeacutetait rienhellip crsquoest passeacute Mathis

MATHIS ndash Nonhellip nonhellip moi je suis comme cela je profite des bonnes leccedilons Walter Heinrich je vous choisis pour teacute-moins On signera le contrat ici sur les onze heures apregraves la messe tout le monde est preacutevenu

WALTER ndash Si tu le veux absolument

MATHIS ndash Oui absolument (Agrave Catherine) Catherine

CATHERINE ndash Quoi

MATHIS ndash Est-ce que le Polonais est encore lagrave

ndash 104 ndash

CATHERINE ndash Non il est parti hier Tout cela lui a fait beaucoup de peine

MATHIS ndash Tant pis qursquoil soit partihellip Jrsquoaurais voulu le voir lui serrer la main lrsquoinviter agrave la noce Je ne lui en veux pas agrave cet hommehellip ce nrsquoest pas sa faute si tous les juifs polonais se res-semblenthellip srsquoils ont tous le mecircme bonnet la mecircme barbe et le mecircme manteauhellip Il nrsquoest cause de rien

HEINRICH ndash Non on ne peut rien lui reprocher

WALTER ndash Enfin crsquoest une affaire entendue agrave onze heures nous serons ici

MATHIS ndash Oui (Au meacutedecin) Et je profite aussi de lrsquooccasion pour vous inviter monsieur Frantz Si vous venez agrave la noce ccedila nous fera honneur

LE DOCTEUR ndash Jrsquoaccepte monsieur le bourgmestre jrsquoaccepte avec plaisir

HEINRICH ndash Voici le second coup qui sonne Allons au re-voir monsieur Mathis

MATHIS ndash Agrave bientocirct (Il leur serre la main Walter Hein-rich et le docteur sortent)

III

MATHIS CATHERINE

CATHERINE criant dans lrsquoescalier ndash Annettehellip Annette

ANNETTE de sa chambre ndash Je descends

CATHERINE ndash Arrive donc le second coup est sonneacute

ANNETTE de mecircme ndash Tout de suite

ndash 105 ndash

CATHERINE agrave Mathis ndash Elle ne finira jamais

MATHIS ndash Laisse donc cette enfant en repos tu sais bien qursquoelle srsquohabille

CATHERINE ndash Je ne mets pas deux heures agrave mrsquohabiller

MATHIS ndash Toihellip toihellip est-ce que crsquoest la mecircme chose Quand vous arriveriez un peu tard le banc sera toujours lagrave per-sonne ne viendra le prendre

CATHERINE ndash Elle attend Christian

MATHIS ndash Eh bien est-ce que ce nrsquoest pas naturel Il de-vait venir ce matinhellip quelque chose le retarde (Annette toute souriante descend avec sa belle toque alsacienne et son avant-cœur doreacute)

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS ANNETTE

CATHERINE ndash Tu as pourtant fini

ANNETTE ndash Oui crsquoest fini

MATHIS la regardant drsquoun air attendri ndash Oh comme te voilagrave belle Annette

ANNETTE ndash Jrsquoai mis le bonnet

MATHIS ndash Tu as bien fait (Annette se regarde dans le mi-roir)

CATHERINE ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip jamais nous nrsquoarriverons pour le commencement Allons donc Annette al-lons (Elle va prendre son livre de messe sur la table)

ndash 106 ndash

ANNETTE regardant agrave la fenecirctre ndash Christian nrsquoest pas en-core venu

MATHIS ndash Non il a bien sucircr des affaires

CATHERINE ndash Arrive donchellip il te verra plus tard (Elle sort Annette la suit)

MATHIS appelant ndash Annettehellip Annettehellip tu ne me dis rien agrave moi

ANNETTE revenant lrsquoembrasser ndash Tu sais bien que je trsquoaime

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Va maintenant mon enfant ta megravere nrsquoa pas de cesse

CATHERINE dehors criant ndash Le troisiegraveme coup qui sonne (Annette sort)

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Le troisiegraveme coup le troi-siegraveme coup hellip Ne dirait-on pas que le cureacute les attend pour commencer (On entend la porte exteacuterieure se refermer Les cloches du village sonnent des gens endimancheacutes passent de-vant les fenecirctres puis tout se tait)

V

MATHIS seul

MATHIS ndash Les voilagrave dehorshellip (Il eacutecoute puis se legraveve et jette un coup drsquoœil par la fenecirctre) Oui tout le monde est agrave lrsquoeacuteglise (Il se promegravene prend une prise dans sa tabatiegravere et lrsquoaspire bruyamment) Ccedila va bienhellip Tout srsquoest bien passeacutehellip Quelle leccedilon Mathis quelle leccedilon hellip un rien et le juif revenait sur lrsquoeau tout srsquoen allait au diablehellip Autant dire qursquoon te menait pendre (Il reacutefleacutechit puis avec indignation) Je ne sais pas ougrave lrsquoon a quel-

ndash 107 ndash

quefois la tecircte Ne faut-il pas ecirctre fou Un marchand de graines qui entre en vous souhaitant le bonsoirhellip comme si les juifs polonais qui vendent de la graine ne se ressemblaient pas tous (Il hausse les eacutepaules de pitieacute puis se calme tout agrave coup) Quand je crierais jusqursquoagrave la fin des siegravecles ccedila ne changerait rien agrave la chosehellip Heureusement les gens sont si becircteshellip ils ne com-prennent rien (Il cligne de lrsquoœil et reprend sa place dans le fauteuil) Ouihellip ouihellip les gens sont becirctes (Il arrange le feu) Crsquoest pourtant ce Parisien qui est cause de touthellip ccedila mrsquoavait tra-casseacutehellip Le gueux voulait aussi mrsquoendormirhellip mais jrsquoai penseacute tout de suite Halte halte Prends garde Mathishellip cette ma-niegravere drsquoendormir le monde est une invention du diablehellip tu pourrais raconter des histoireshellip (Souriant) Il faut ecirctre finhellip il ne faut pas mettre le cou dans la bricolehellip (Il rit drsquoun air gogue-nard) Tu mourras vieux Mathis et le plus honnecircte homme du pays tu verras tes enfants et tes petits-enfants dans la joie et lrsquoon mettra sur ta tombe une belle pierre avec des inscriptions en lettres drsquoor du haut en bas (Silence) Allons allons tout srsquoest bien passeacute hellip Seulement puisque tu recircves et que Catherine ba-varde comme une pie devant le meacutedecin tu coucheras lagrave-haut la clef dans ta poche les murs trsquoeacutecouteront srsquoils veulent (Il se legraveve) Et maintenant nous allons compter les eacutecus du gendrehellip pour que le gendre nous aimehellip (Il rit) pour qursquoil soutienne le beau-pegravere si le beau-pegravere disait des becirctises apregraves avoir bu un coup de trophellip Heacute heacute heacute crsquoest un finaud Christian ce nrsquoest pas un Kelz agrave moitieacute sourd et aveugle qui dressait des procegraves-verbaux drsquoune aune et rien dedans non il serait bien capable de mettre le nez sur une bonne piste La premiegravere fois que je lrsquoai vu je me suis dit mdash Toi tu seras mon gendrehellip et si le Polonais fait mine de ressusciter tu le repousseras dans lrsquoautre monde (Il devient grave et srsquoapproche du secreacutetaire qursquoil ouvre Puis il srsquoassied tire du fond un gros sac plein drsquoor qursquoil vide sur le de-vant et se met agrave compter lentement en rangeant les piles avec soin Cette occupation lui donne quelque chose de solennel De temps en temps il srsquoarrecircte examine une piegravece et continue apregraves lrsquoavoir peseacutee sur le bout du doigt ndash Bas) Nous disons

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trente millehellip (comptant les piles) oui trente mille livreshellip un beau denier pour Annettehellip Heacute heacute heacute crsquoest gentil drsquoentendre grelotter ccedilahellip le gendarme sera content (Il poursuit puis exa-mine une piegravece avec plus drsquoattention que les autres) Du vieil orhellip (Il se tourne vers la lumiegravere) Ah celle-lagrave vient encore de la ceinturehellip Elle nous a fait joliment de bien la ceinturehellip (Recirc-vant) Ouihellip ouihellip sans cela lrsquoauberge aurait mal tourneacutehellip Il eacutetait tempshellip Huit jours plus tard lrsquohuissier Ott serait venu sur son char-agrave-bancshellip Mais nous eacutetions en regravegle nous avions les eacutecushellip soi-disant de heacuteritage de lrsquooncle Martinehellip (Il remet la piegravece dans une pile qursquoil repasse) La ceinture nous a tireacute une vilaine eacutepine du piedhellip Si Catherine avait suhellip Pauvre Catherine hellip (Regardant les piles) Trente mille livreshellip (Bruit de sonnette il eacutecoute) Crsquoest la sonnette du moulinhellip (Appelant) Nickelhellip Nickel (La porte srsquoouvre Nickel paraicirct sur le seuil un alma-nach agrave la main)

VI

MATHIS NICKEL

NICKEL ndash Vous mrsquoavez appeleacute monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Il y a quelqursquoun au moulin

NICKEL ndash Non monsieur tout notre monde est agrave la messehellip La roue est arrecircteacutee

MATHIS ndash Jrsquoai entendu la sonnettehellip Tu eacutetais dans la grande salle

NICKEL ndash Oui monsieur je nrsquoai rien entendu

MATHIS ndash Crsquoest eacutetonnanthellip je croyaishellip (Il se met le petit doigt dans lrsquooreille ndash Agrave part) Mes bourdonnements me re-prennenthellip (Agrave Nickel) Qursquoest-ce que tu faisais donc lagrave

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NICKEL ndash Je lisais le Messager boiteux

MATHIS ndash Des histoires de revenants bien sucircr

NICKEL ndash Non monsieur le bourgmestre une drocircle drsquohistoire Des gens drsquoun petit village de la Baviegravere des voleurs qursquoon a deacutecouverts au bout de vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau qui se trouvait chez un forgeron dans un tas de ferraille Tous ont eacuteteacute pris ensemble comme une nicheacutee de loups la megravere les deux fils et le grand-pegraverehellip On les a pen-dus lrsquoun agrave cocircteacute de lrsquoautrehellip Regardezhellip (Il preacutesente lrsquoalmanach)

MATHIS brusquement ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bon hellip Tu ferais mieux de lire ta messehellip (Nickel sort)

VII

MATHIS seul puis CHRISTIAN

MATHIS haussant les eacutepaules ndash Des gens qursquoon pend apregraves vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau Imbeacutecileshellip il fallait faire comme moihellip ne pas laisser de preuves (Il poursuit ses comptes) Je disais trente mille livres oui crsquoest bien ccedilahellip une deuxhellip troishellip (Ses paroles finissent par srsquoeacuteteindre Il prend les piles drsquoor et les laisse tomber dans le sac qursquoil ficelle avec soin) Ont-ils de la chance hellip Ce nrsquoest pas agrave moi qursquoon a fait des cadeaux pareilshellip Il a fallu tout gagner liard par liard Enfinhellip enfinhellip les uns naissent avec un bon numeacutero les autres sont forceacutes de se faire une position (Il se legraveve) Voilagrave tout en regravegle (On toque agrave la vitre il regarde ndash Bas) Chris-tianhellip (Eacutelevant la voix) Entrez Christian entrez (Il se dirige vers la porte Christian paraicirct)

CHRISTIAN lui serrant la main ndash Eh bien monsieur Ma-this vous allez mieux

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MATHIS ndash Oui ccedila ne va pas mal Tenez Christian je viens de compter la dot drsquoAnnettehellip de beaux louis sonnantshellip du bel or Ccedila fait toujours plaisir agrave voir mecircme quand on doit le don-ner Ccedila vous rappelle des souvenirs de travail de bonne con-duitehellip de bonnes veines on voit pour ainsi dire deacutefiler devant ses yeux toute sa jeunesse et lrsquoon pense que tout ccedila va profiter agrave ses enfants ccedila vous touchehellip ccedila vous attendrit

CHRISTIAN ndash Je vous crois monsieur Mathis lrsquoargent bien gagneacute par le travail est le seul qui profite crsquoest comme la bonne semence qui legraveve toujours et qui produit les moissons

MATHIS ndash Voilagrave justement ce que je pensais Et je me di-sais aussi qursquoon est bien heureux quand la bonne semence tombe dans la bonne terre

CHRISTIAN ndash Vous voulez que nous signions le contrat au-jourdrsquohui

MATHIS ndash Oui plus tocirct ce sera fait mieux ccedila vaudra Je nrsquoai jamais aimeacute remettre les choses Je ne peux pas souffrir les gens qui ne sont jamais deacutecideacutes Une fois qursquoon est drsquoaccord il nrsquoy a plus de raison pour renvoyer les affaires de semaine en semaine ccedila prouve peu de caractegravere et les hommes doivent avoir du caractegravere

CHRISTIAN ndash Heacute monsieur Mathis moi je ne demande pas mieux mais je pensais que peut-ecirctre mademoiselle An-nettehellip

MATHIS ndash Annette vous aimehellip ma femme aussihellip tout le mondehellip (Il ferme le secreacutetaire)

CHRISTIAN ndash Eh bien signons

MATHIS ndash Oui et le contrat signeacute nous ferons la noce

CHRISTIAN ndash Monsieur Mathis vous ne pouvez rien me dire de plus agreacuteable

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MATHIS souriant ndash On nrsquoest jeune qursquoune foishellip il faut profiter de sa jeunesse Maintenant la dot est precircte et jrsquoespegravere que vous en serez content

CHRISTIAN ndash Vous savez moi monsieur Mathis je nrsquoapporte pas grandrsquochosehellip Je nrsquoaihellip

MATHIS ndash Vous apportez votre courage votre bonne con-duite et votre grade quant au reste je mrsquoen charge je veux que vous ayez du bien Seulement Christian il faut que vous me fas-siez une promesse

CHRISTIAN ndash Quelle promesse

MATHIS ndash Les jeunes gens sont ambitieux ils veulent avoir de lrsquoavancement crsquoest tout naturel Je demande que vous restiez au village malgreacute tout tant que nous vivrons Catherine et moi Vous comprenez nous nrsquoavons qursquoune enfant nous lrsquoaimons comme les yeux de notre tecircte et de la voir partir ccedila nous cregraveve-rait le cœur

CHRISTIAN ndash Mon Dieu monsieur Mathis je ne serai ja-mais aussi bien que dans la famille drsquoAnnette ethellip

MATHIS ndash Me promettez-vous de rester quand mecircme on vous proposerait de passer officier ailleurs

CHRISTIAN ndash Oui

MATHIS ndash Vous mrsquoen donnez votre parole drsquohonneur

CHRISTIAN ndash Je vous la donne avec plaisir

MATHIS ndash Cela suffit Je suis content (Agrave part) Il fallait ce-la (Haut) Et maintenant causons drsquoautre chose Vous ecirctes res-teacute tard ce matin vous aviez donc des affaires Annette vous a attendu mais agrave la finhellip

CHRISTIAN ndash Ah crsquoest une chose eacutetonnantehellip une chose qui ne mrsquoest jamais arriveacutee Figurez-vous que jrsquoai lu des procegraves-

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verbaux depuis cinq heures jusqursquoagrave dixhellip Le temps passaithellip plus je lisais plus jrsquoavais envie de lire

MATHIS ndash Quels procegraves-verbaux

CHRISTIAN ndash Touchant lrsquoaffaire du juif polonais qursquoon a tueacute sous le grand pont Heinrich mrsquoavait raconteacute cette affaire avant-hier soir ccedila me trottait en tecircte Crsquoest pourtant bien eacuteton-nant monsieur Mathis qursquoon nrsquoait jamais rien deacutecouvert

MATHIS ndash Sans doutehellip sans doutehellip

CHRISTIAN drsquoun air drsquoadmiration ndash Savez-vous que celui qui a fait le coup devait ecirctre un ruseacute gaillard tout de mecircme Quand on pense que tout eacutetait en lrsquoair la gendarmerie le tribu-nal la police touthellip et qursquoon nrsquoa pas seulement trouveacute la moindre trace Jrsquoai lu ccedilahellip jrsquoen suis encore eacutetonneacute

MATHIS ndash Oui ce nrsquoeacutetait pas une becircte

CHRISTIAN ndash Une becircte hellip crsquoest-agrave-dire que crsquoeacutetait un homme tregraves fin un homme qui aurait pu devenir le plus fin gendarme du deacutepartement

MATHIS ndash Vous croyez

CHRISTIAN ndash Jrsquoen suis sucircr Car il y a tant tant de moyens pour rechercher les gens dans les plus petites affaires et si peu sont capables drsquoen reacutechapper que pour un crime pareil il fallait un esprit extraordinaire

MATHIS ndash Eacutecoutez Christian ce que vous dites montre votre bon sens Jrsquoai toujours penseacute qursquoil fallait mille fois plus de finesse je dis de la mauvaise finesse vous entendez bien de la ruse dangereuse pour eacutechapper aux gendarmes que pour deacute-terrer les gueux parce qursquoon a tout le monde contre soi

CHRISTIAN ndash Crsquoest clair

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MATHIS ndash Ouihellip Et ensuite celui qui a fait un mauvais coup lorsqursquoil a gagneacute veut en faire un second un troisiegraveme comme les joueurs Il trouve tregraves commode drsquoavoir de lrsquoargent sans travailler presque toujours il recommence jusqursquoagrave ce qursquoon le prenne Je crois qursquoil lui faut beaucoup de courage pour rester sur son premier coup

CHRISTIAN ndash Vous avez raison monsieur Mathis et celui dont nous parlons doit srsquoecirctre retenu depuis Mais le plus eacuteton-nant crsquoest qursquoon nrsquoait jamais retrouveacute la moindre trace du Polo-nais savez-vous lrsquoideacutee qui mrsquoest venue

MATHIS ndash Quelle ideacutee

CHRISTIAN ndash Dans ce temps il y avait plusieurs fours agrave placirctre sur la cocircte de Weacutechem Je pense qursquoon aura brucircleacute le corps dans lrsquoun de ces fours et que pour cette cause on nrsquoa pas retrou-veacute drsquoautre piegravece de conviction que le manteau et le bonnet Le vieux Kelz qui suivait lrsquoancienne routine nrsquoa jamais penseacute agrave ce-la

MATHIS ndash Crsquoest bien possiblehellip cette ideacutee ne mrsquoeacutetait pas venue Vous ecirctes le premierhellip

CHRISTIAN ndash Oui monsieur Mathis jrsquoen mettrais ma main au feu Et cette ideacutee megravene agrave bien drsquoautres Si lrsquoon connaissait les gens qui brucirclaient du placirctre dans ce temps-lagravehellip

MATHIS ndash Prenez garde Christian jrsquoen brucirclais moi jrsquoavais un four quand le malheur est arriveacute

CHRISTIAN riant ndash Oh vous monsieur Mathis hellip (Ils rient tous les deux Annette et Catherine paraissent agrave une fe-necirctre du fond)

ANNETTE du dehors ndash Il est lagrave (Christian et Mathis se retournent La porte srsquoouvre Catherine paraicirct puis Annette)

ndash 114 ndash

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CATHERINE ANNETTE

MATHIS ndash Eh bien Catherine est-ce que les autres arri-vent

CATHERINE ndash Ils sont deacutejagrave tous dans la salle le notaire leur lit le contrat

MATHIS ndash Bonhellip bon (Annette et Christian se reacuteunissent et causent agrave voix basse)

CHRISTIAN tenant les mains drsquoAnnette ndash Oh mademoi-selle Annette que vous ecirctes gentille avec cette belle toque

ANNETTE ndash Crsquoest le pegravere qui me lrsquoa apporteacutee de Ribeauvil-leacute

Christian ndash Voilagrave ce qui srsquoappelle un pegravere

MATHIS se regardant dans le miroir ndash On se rase un jour comme celui-ci (Se retournant drsquoun air joyeux) Heacute mareacutechal des logis voici le grand moment

CHRISTIAN sans se retourner ndash Oui monsieur Mathis

MATHIS ndash Eh bien savez-vous ce qursquoon fait quand tout le monde est drsquoaccord quand le pegravere la megravere et la fille sont con-tents

CHRISTIAN ndash Qursquoest-ce qursquoon fait

MATHIS ndash On souhaite le bonjour agrave celle qui sera notre femme on lrsquoembrasse heacute heacute heacute

CHRISTIAN ndash Est-ce vrai mademoiselle Annette

ANNETTE lui donnant la main ndash Oh je ne sais pas moi monsieur Christian (Christian lrsquoembrasse)

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MATHIS ndash Il faut bien faire connaissance (Annette et Christian se regardent tout attendris Silence Catherine assise pregraves du fourneau se couvre la figure de son tablier elle semble pleurer)

MATHIS prenant la main de Catherine ndash Catherine re-garde donc ces braves enfantshellip comme ils sont heureux Quand je pense que nous avons eacuteteacute comme ccedila (Catherine se tait Mathis agrave part drsquoun air recircveur) Crsquoest pourtant vrai jrsquoai eacuteteacute comme ccedila (Haut) Allons allons tout va bien (Prenant le bras de Catherine et lrsquoemmenant) Arrive il faut laisser un peu ces enfants seuls Je suis sucircr qursquoils ont bien des choses agrave se dire ndash Pourquoi pleures-tu Es-tu facirccheacutee

CATHERINE ndash Non

MATHIS ndash Eh bien donc puisque ccedila devait arriver nous ne pouvons rien souhaiter de mieux (Ils sortent)

IX

CHRISTIAN ANNETTE

CHRISTIAN ndash Crsquoest donc vrai Annette que nous allons ecirctre marieacutes ensemblehellip bien vrai

ANNETTE souriant ndash Eh oui le notaire est lagravehellip si vous voulez le voir

CHRISTIAN ndash Non mais jrsquoai de la peine agrave croire agrave mon bonheur Moi Christian Becircme simple mareacutechal des logis eacutepou-ser la plus jolie fille du pays la fille du bourgmestre de M Mathis lrsquohomme le plus honorable et le plus richehellip voyez-vous ccedila me paraicirct comme un recircve Crsquoest pourtant vrai dites Annette

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ANNETTE ndash Mais ouihellip crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Comme les choses arriventhellip Il faut que le bon Dieu me veuille du bien ce nrsquoest pas possible autrement Tant que je vivrai Annette je me rappellerai la premiegravere fois que je vous ai vue Crsquoeacutetait le printemps dernier devant la fon-taine au milieu de toutes les filles du village vous riiez en-semble en lavant le linge Moi jrsquoarrivais agrave cheval de Wasse-lonne avec le vieux Fritz nous eacutetions alleacutes porter une deacutepecircche Je vous vois encore avec votre petite jupe coquelicot vos bras blancs et vos joues rouges vous tourniez la tecircte et vous me re-gardiez venir

ANNETTE ndash Crsquoeacutetait deux jours apregraves Pacircques je mrsquoen sou-viens bien

CHRISTIAN ndash Dieu du ciel jrsquoy suis encore Je dis agrave Fritz sans avoir lrsquoair de rien laquo Qursquoest-ce donc que cette jolie fille pegravere Fritz mdash Ccedila mareacutechal des logis crsquoest mademoiselle Ma-this la fille du bourgmestre la plus riche et la plus belle des en-virons raquo Aussitocirct je pense Bon ce nrsquoest pas pour toi Christian ce nrsquoest pas pour toi malgreacute tes cinq campagnes et tes deux blessures ndash Et depuis ce moment je me disais toujours en moi-mecircme Y a-t-il des gens heureux dans ce monde des gens qui nrsquoont jamais risqueacute leur peau et qui attrapent tout ce qursquoil y a de plus agreacuteable Un garccedilon riche va venir le fils drsquoun notaire drsquoun brasseur nrsquoimporte quoi il dira laquo Ccedila me convient raquo Et bonsoir

ANNETTE ndash Oh je nrsquoaurais pas voulu

CHRISTIAN ndash Mais si vous lrsquoaviez aimeacute ce garccedilon

ANNETTE ndash Je nrsquoaurais pas pu lrsquoaimer puisque jrsquoen aime un autre

CHRISTIAN attendri ndash Annette vous ne saurez jamais combien ccedila me fait plaisir de vous entendre direhellip Nonhellip vous ne le saurez jamais (Annette rougit et baisse les yeux Silence

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Christian lui prend la main) Vous rappelez-vous Annette cet autre jour agrave la fin des moissons quand on rentrait les derniegraveres gerbes et que vous eacutetiez sur la voiture avec le bouquet et trois ou quatre autres filles du village Vous chantiez de vieux airshellip De loin je vous eacutecoutais et je pensais Elle est lagrave Aussitocirct je commence agrave galoper sur la route Alors vous en me voyant tout agrave coup vous ne chantez plus Les autres vous disaient laquo Chante donc Annette chante raquo Mais vous ne vouliez plus chanter Pourquoi donc est-ce que vous ne chantiez plus

ANNETTE ndash Je ne sais pashellip jrsquoeacutetais honteuse

CHRISTIAN ndash Vous nrsquoaviez encore rien pour moi

ANNETTE ndash Oh si

CHRISTIAN ndash Vous mrsquoaimiez deacutejagrave

ANNETTE ndash Oui

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CHRISTIAN ndash Eh bien tenez cette chose-lagrave mrsquoa donneacute du chagrin je pensais elle ne veut pas chanter devant un gen-darme elle est trop fiegravere

ANNETTE ndash Ohhellip Christian

CHRISTIAN ndash Oui ccedila mrsquoa donneacute beaucoup de chagrin Je devenais triste Le pegravere Fritz me disait laquo Vous avez quelque chose mareacutechal des logis bien sucircr vous avez quelque chose raquo Mais je ne voulais rien reconnaicirctre et je lui reacutepondais laquo Lais-sez-moi tranquillehellip Occupez-vous de votre servicehellip Ccedila vaudra mieux raquo Je mrsquoen voulais agrave moi-mecircme si je nrsquoavais pas connu mes devoirs jrsquoaurais fait deux procegraves-verbaux aux deacutelinquants au lieu drsquoun

ANNETTE souriant ndash Ccedila ne vous empecircchait pas de mrsquoaimer tout de mecircme

CHRISTIAN ndash Non crsquoeacutetait plus fort que moi Chaque fois que je passais devant la maison et que vous regardiezhellip

ANNETTE ndash Je regardais toujourshellip Je vous entendais bien venir allez

CHRISTIAN ndash Chaque fois je pensais Quelle jolie fille hellip quelle jolie fille hellip Celui-lagrave pourra se vanter drsquoavoir de la chance qui lrsquoaura en mariage

ANNETTE souriant ndash Et vous veniez tous les soirshellip

CHRISTIAN ndash Apregraves le service Jrsquoarrivais toujours le pre-mier agrave lrsquoauberge soi-disant prendre ma chope et quand vous me lrsquoapportiez vous-mecircme je ne pouvais pas mrsquoempecirccher de rougir Crsquoest drocircle pour un vieux soldat un homme qui a fait la guerrehellip Eh bien crsquoest pourtant comme cela Vous le voyiez peut-ecirctre

ANNETTE ndash Ouihellip jrsquoeacutetais contente (Ils se regardent et rient ensemble)

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CHRISTIAN lui serrant les mains ndash Oh Annettehellip An-nettehellip comme je vous aime

ANNETTE ndash Et moi je vous aime bien aussi Christian

CHRISTIAN ndash Depuis le commencement

ANNETTE ndash Oui depuis le premier jour que je vous ai vu Tenez jrsquoeacutetais justement agrave cette fenecirctre avec Loiumls nous filions sans penser agrave rien Voilagrave que Loiumls dit laquo Le nouveau mareacutechal des logis raquo Moi jrsquoouvre le rideau et en vous voyant agrave cheval je pense tout de suite Celui-lagrave me plairait bien (Elle se cache la figure des deux mains comme honteuse)

CHRISTIAN ndash Et dire que sans le pegravere Fritz je nrsquoaurais ja-mais oseacute vous demander en mariage Vous eacutetiez tellement tel-lement au-dessus drsquoun simple mareacutechal des logis que je nrsquoaurais jamais eu cet orgueil Si je vous racontais comme jrsquoai pris courage vous ne pourriez pas le croire

ANNETTE ndash Ccedila ne fait rienhellip racontez toujours

CHRISTIAN ndash Eh bien un soir en faisant le pansage tout agrave coup Fritz me dit laquo Mareacutechal des logis vous aimez mademoi-selle Mathis ndash En entendant ccedila je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes mdash Vous aimez mademoiselle Mathishellip Pourquoi donc est-ce que vous ne la demandez pas en mariage mdash Moi moi est-ce que vous me prenez pour une becircte Est-ce qursquoune fille pareille voudrait drsquoun mareacutechal des logis Vous ne pensez pas agrave ce que vous dites Fritz mdash Pourquoi pas mademoiselle Mathis vous regarde drsquoun bon œil chaque fois que le bourg-mestre vous rencontre il vous crie de loin mdash Heacute bonjour donc monsieur Christian comment ccedila va-t-il Venez donc me voir plus souvent jrsquoai reccedilu du wolxhein nous boirons un bon coup Jrsquoaime les jeunes gens actifs moi raquo Crsquoest vrai M Mathis me disait ccedila

ANNETTE ndash Oh je savais bien qursquoil vous aimaithellip Crsquoest un si bon pegravere

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CHRISTIAN ndash Oui je trouvais ccedila bien honnecircte de sa part mais drsquoaller croire qursquoil me donnerait sa fille comme une poi-gneacutee de main ccedila mrsquoavait lrsquoair de faire une grande diffeacuterence vous comprenez Aussi tout ce que me racontait Fritz ou rien crsquoeacutetait la mecircme chose et je lui dis laquo La preuve que je ne suis pas aussi becircte que vous croyez pegravere Fritz crsquoest que je vais de-mander mon changement mdash Ne faites pas ccedilahellip ne faites pas ccedila Je suis sucircr que tout ira bien seulement vous nrsquoavez pas de courage pour un homme fier et qui a fait ses preuves crsquoest eacutetonnant Mais puisque vous nrsquoosez pas moi jrsquoose mdash Vous mdash Oui raquo Et je ne sais comment le voilagrave qui part sans que jrsquoaie reacute-pondu Dieu du ciel il nrsquoeacutetait pas plus tocirct dehors que jrsquoaurais voulu le rappeler Tout tournait dans ma tecircte jrsquoavais honte de moi-mecircme Je montehellip Je me cache derriegravere le volethellip Le temps duraithellip duraithellip Fritz restait toujours Je me figurais qursquoon lui faisait des excuses comme on en fait vous savez Que la fille est trop jeunehellip qursquoelle a le temps drsquoattendre etc etc et fina-lement qursquoon le mettait dehors

ndash 121 ndash

ANNETTE ndash Pauvre Christian

CHRISTIAN ndash Agrave la fin des fins le voilagrave qui rentre Je lrsquoentends qui me crie dans lrsquoalleacutee laquo Mareacutechal des logis ougrave diable ecirctes-vous mdash Eh bien me voilagrave On vous a donneacute le panier mdash Le panier allons donchellip tout le monde vous veut tout le monde le pegravere la megraverehellip mdash Et mademoiselle Annette mdash Mademoiselle Annette je crois bien raquo Alors moi voyez-vous en entendant ccedila je suis tellement heureuxhellip le pegravere Fritz nrsquoest pas beau nrsquoest-ce pas hellip eh bien je le prends (il passe ses bras autour du cou drsquoAnnette) et je lrsquoembrassehellip je lrsquoembrasse (Il embrasse Annette qui rit) Enfin je nrsquoai jamais eu de bon-heur pareil

ANNETTE ndash Crsquoest comme moi quand on mrsquoa dit laquo M Christian te demande en mariage est-ce que tu le veux raquo Tout de suite jrsquoai crieacute mdash Je nrsquoen veux pas drsquoautrehellip jrsquoaime mieux mourir que drsquoen avoir un autre ndash Je pleurais sans savoir pour-quoi et mon pegravere avait beau me dire laquo Allons allons ne pleure pashellip tu lrsquoauras puisque tu le veux raquo Ccedila ne mrsquoempecircchait pas de pleurer tout de mecircme (Ils rient La porte srsquoouvre Ma-this paraicirct sur le seuil il est en habit de gala culotte de pe-luche bottes montantes gilet rouge habit carreacute agrave boutons de meacutetal et large feutre agrave lrsquoalsacienne)

X

LES PREacuteCEacuteDENTS MATHIS

MATHIS drsquoun ton grave ndash Eh bien mes enfants tout est precirct (Agrave Christian) Vous connaissez lrsquoacte Christian si vous voulez le relire

CHRISTIAN ndash Non monsieur Mathis crsquoest inutile

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MATHIS ndash Il ne srsquoagit donc plus que de signer (Allant agrave la porte) Walter Heinrich entrezhellip que tout le monde entrehellip Les grandes choses de la vie doivent se passer sous les yeux de tout le monde Crsquoeacutetait notre ancienne coutume en Alsace une cou-tume honnecircte Voilagrave ce qui faisait la sainteteacute des actes bien mieux que les eacutecrits (Pendant que Mathis parle Walter Hein-rich la megravere Catherine Loiumls Nickel et des eacutetrangers entrent Les uns vont serrer la main agrave Christian les autres feacutelicitent Annette On se range agrave mesure autour de la chambre Le vieux notaire entre le dernier saluant agrave droite et agrave gauche son por-tefeuille sous le bras Loiumls roule le fauteuil devant la table Si-lence geacuteneacuteral Le notaire srsquoassied et toute lrsquoassembleacutee hommes et femmes se presse autour de lui)

XI

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH CATHERINE LE

NOTAIRE LOIumlS NICKEL paysans et paysannes

LE NOTAIRE ndash Messieurs les teacutemoins vous avez entendu la lecture du contrat de mariage de M Christian Becircme mareacutechal des logis de gendarmerie et de Mlle Annette Mathis fille de Hans Mathis et de son eacutepouse leacutegitime Catherine Mathis neacutee Weber Quelqursquoun a-t-il des observations agrave faire (Silence) Si vous le deacutesirez nous allons le relire

PLUSIEURS ndash Non non crsquoest inutile

LE NOTAIRE se levant ndash Nous allons donc passer agrave la si-gnature

MATHIS agrave haute voix drsquoun accent solennel ndash Un instanthellip laissez-moi dire quelques mots (Se tournant vers Christian) Christian eacutecoutez-moi Je vous considegravere aujourdrsquohui comme un fils et je vous confie le bonheur drsquoAnnette Vous savez que ce

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qursquoon a de plus cher au monde ce sont nos enfants ou si vous ne le savez pas encore vous le saurez plus tard Vous saurez que crsquoest en eux qursquoest toute notre joie toute notre espeacuterance et toute notre vie que pour eux rien ne nous est peacutenible ni le tra-vail ni la fatigue ni les privations qursquoon leur sacrifie tout et que nos plus grandes misegraveres ne sont rien aupregraves du chagrin de les voir malheureux ndash Vous comprendrez donc Christian quelle est ma confiance en vous combien je vous estime pour vous confier le bonheur de notre enfant unique sans crainte et mecircme avec joie

Bien des partis riches se sont preacutesenteacutes Si je nrsquoavais consi-deacutereacute que la fortune jrsquoaurais pu les accepter mais bien avant la fortune je place la probiteacute et le courage que drsquoautres meacuteprisent Ce sont lagrave les vraies richesses celles que nos anciens estimaient drsquoabord et que je place au-dessus de tout Agrave force drsquoamasser et de srsquoenrichir on peut avoir trop drsquoargent on nrsquoa jamais trop drsquohonneur ndash Jrsquoai donc repousseacute ceux qui nrsquoapportaient que de lrsquoargent et je reccedilois dans ma famille celui qui nrsquoa que sa bonne conduite son courage et son bon cœur (Se tournant vers les assistants et eacutelevant la voix) Oui je choisis Christian Becircme entre tous parce que crsquoest un honnecircte homme et que je sais qursquoil rendra ma fille heureuse

CHRISTIAN eacutemu ndash Monsieur Mathis je vous le promets (Il lui serre la main)

MATHIS ndash Eh bien signons

LE NOTAIRE Il se retourne dans son fauteuil Les paroles que tout le monde vient drsquoentendre sont de bonnes paroles des paroles justes pleines de bon sens et qui montrent bien la sa-gesse de M Mathis Jrsquoai fait beaucoup de mariages dans ma vie crsquoeacutetait toujours le preacute qursquoon mariait avec la maison le verger avec le jardin les eacutecus de six livres avec les piegraveces de cent sous Mais de marier la fortune avec lrsquohonneur le bon caractegraverehellip voi-lagrave ce que jrsquoappelle beau ce que jrsquoestime ndash Et croyez-moi jrsquoai lrsquoexpeacuterience des choses de la vie je vous preacutedis que ce mariage

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sera un bon mariage un mariage heureux tel que le meacuteritent drsquohonnecirctes gens Ces mariages-lagrave deviennent de plus en plus rares (Srsquoadressant au bourgmestre) Monsieur Mathis

MATHIS ndash Quoi monsieur Hornus

LE NOTAIRE ndash Il faut que je vous serre la main vous avez bien parleacute

MATHIS ndash Jrsquoai dit ce que je pense

WALTER ndash Oui oui tu penses comme ccedila malheureuse-ment bien peu drsquoautres te ressemblent

HEINRICH ndash Je nrsquoai pas lrsquohabitude de mrsquoattendrir mais crsquoeacutetait tregraves bien (Annette et Catherine srsquoembrassent en pleu-rant Plusieurs autres femmes les entourent quelques-unes sanglotent Mathis ouvre le secreacutetaire il en tire une grande sacoche qursquoil deacutepose sur la table devant le notaire Tout le monde regarde eacutemerveilleacute)

MATHIS gravement ndash Monsieur le notaire voici la dothellip elle eacutetait precircte depuis deux anshellip Ce ne sont pas des pro-messeshellip ce nrsquoest pas du papierhellip crsquoest de lrsquoorhellip trente mille francs en bon or de France

TOUS LES ASSISTANTS bas ndash Trente mille francs hellip

CHRISTIAN ndash Crsquoest trop monsieur Mathis

MATHIS riant de bon cœur ndash Allons donc Christian entre le pegravere et le fils on ne compte pas Quand nous serons partis Catherine et moi vous en trouverez bien drsquoautres ndash Ce qui me fait le plus de plaisir crsquoest que cet argent-lagrave voyez-vous crsquoest de lrsquoargent honnecirctehellip de lrsquoargent dont je connais la source Je sais qursquoil nrsquoy a pas un liard mal acquis lagrave-dedanshellip je saishellip (Bruit de sonnette dans la sacoche)

LE NOTAIRE se retournant ndash Allons monsieur Christian allonshellip votre signaturehellip (Christian va signer Mathis reste

ndash 125 ndash

immobile les yeux fixeacutes sur la sacoche comme frappeacute de stu-peur)

WALTER passant la plume agrave Christian ndash On ne signe pas tous les jours des contrats pareils mareacutechal des logis

CHRISTIAN riant ndash Ah non pegravere Walter non hellip (Il signe et donne la plume agrave Catherine)

MATHIS agrave part regardant agrave droite et agrave gauche ndash Les autres nrsquoentendent rien hellip

LE NOTAIRE ndash Monsieur le bourgmestre agrave votre tour et tout est fini

CATHERINE ndash Tiens Mathis voici la plumehellip moi je ne sais pas signerhellip jrsquoai fait ma croix

MATHIS agrave part ndash Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles hellip

LE NOTAIRE indiquant du doigt la place sur le contrat ndash Ici monsieur le bourgmestrehellip agrave cocircteacute de madame Catherine (Le bruit de la sonnette redouble)

MATHIS agrave part drsquoun ton rude ndash Hardi Mathis hellip (Il srsquoapproche signe drsquoune main ferme puis il empoigne le sac drsquoeacutecus et le vide brusquement sur la table Quelques piegraveces tombent sur le plancher Eacutetonnement geacuteneacuteral)

CATHERINE ndash Ah mon Dieu qursquoest-ce que tu fais hellip (Elle court apregraves les piegraveces qui roulent)

MATHIS agrave part ndash Crsquoeacutetait le sang hellip (Haut) Je veux que le notaire compte la dot devant tout le monde (Avec un sourire eacutetrange) On aurait pu croire qursquoil y avait des gros sous au fond du sachellip

CHRISTIAN vivement ndash Ah monsieur Mathis agrave quoi pen-sez-vous

ndash 126 ndash

MATHIS eacutetendant le bras ndash Eacutecoutez Christian les secrets sont pour les gueux Entre honnecirctes gens tout doit se passer au grand jour Il faut que chacun puisse dire Jrsquoeacutetais lagravehellip jrsquoai vu la dot sur la tablehellip en beaux louis drsquoorhellip (Au notaire) Comptez monsieur Hornus

WALTER riant ndash Tu as quelquefois de drocircles drsquoideacutees Ma-this

LE NOTAIRE gravement ndash Monsieur le bourgmestre a rai-son crsquoest plus reacutegulier (Il commence agrave compter Mathis se penche les mains appuyeacutees au bord de la table et regarde Tout le monde se rapproche Silence)

MATHIS agrave part les yeux fixeacutes sur le tas de louis ndash Crsquoeacutetait le sang hellip

ndash 127 ndash

TROISIEgraveME PARTIE

LE REcircVE DU BOURGMESTRE

Une chambre au premier chez Mathis Alcocircve agrave gauche porte agrave droite deux fenecirctres au fond La nuit

I

MATHIS WALTER HEINRICH CHRISTIAN ANNETTE CATHERINE LOIumlS portant une chandelle allumeacutee et une carafe

ndash Ils entrent brusquement et semblent eacutegayeacutes par le vin

HEINRICH riant ndash Ha ha ha tout finit bienhellip il fallait quelque chose pour bien finir

WALTER ndash En avons-nous bu du wolxheim On se sou-viendra longtemps du contrat drsquoAnnette

CHRISTIAN ndash Alors crsquoest deacutecideacute Monsieur Mathis vous couchez ici

MATHIS ndash Oui crsquoest deacutecideacute (Agrave Loiumls) Loiumls mets la chan-delle et la carafe sur la table de nuit

CATHERINE ndash Quelle ideacutee Mathis

MATHIS ndash Jrsquoai besoin de fraicirccheur je ne veux pas encore attraper un coup de sang

ANNETTE bas agrave Christian ndash Il faut le laisser fairehellip quand il a ses ideacuteeshellip

ndash 128 ndash

CHRISTIAN ndash Eh bien monsieur Mathis puisque vous croyez que vous serez mieux icihellip

MATHIS ndash Oui je sais ce qursquoil me fauthellip La chaleur est cause de mon accidenthellip cela changerahellip (Il srsquoassied et com-mence agrave se deacuteshabiller On entend chanter au-dessous)

HEINRICH ndash Eacutecoutez comme les autres srsquoen donnent Ve-nez pegravere Walter redescendons

WALTER ndash Tu nous quittes au plus beau moment Mathis tu nous abandonnes

MATHIS brusquement ndash Je me fais une raison que diable Depuis onze heures du matin jusqursquoagrave minuit crsquoest bien assez

CATHERINE ndash Oui le meacutedecin lui a dit de prendre garde au vin blanchellip que ccedila lui jouerait un mauvais tour il en a deacutejagrave trop bu depuis ce matin

MATHIS ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bonhellip je vais boire un coup drsquoeau fraicircche avant de me coucher ccedila me calmera (Trois ou quatre buveurs entrent en se poussant)

LE PREMIER ndash Ha ha ha ccedila va bienhellip ccedila va bien

UN AUTRE ndash Bonsoir monsieur le bourgmestre bonsoir

UN AUTRE ndash Dites donc Heinrich vous ne savez pas le garde de nuit est en bas

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qursquoil veut

LE BUVEUR ndash Il veut qursquoon vide la sallehellip crsquoest lrsquoheure

MATHIS ndash Qursquoon lui fasse boire un bon coup et puis bon-soir tous

WALTER ndash Pour un bourgmestre il nrsquoy a pas de regraveglement

ndash 129 ndash

MATHIS ndash Le regraveglement est pour tout le monde

CATHERINE ndash Eh bien Mathis nous allons redescendre

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip vahellip Qursquoon me laisse en repos

WALTER lui donnant la main ndash Bonne nuit Mathis et pas de mauvais recircves

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Je ne recircve jamais ndash Bonne nuit toushellip allezhellip allez

CATHERINE ndash Quand il a quelque chose en tecircte hellip (Elle sort Tous deacutefilent en riant et crient dans lrsquoescalier mdash Bonsoir bonsoir monsieur le bourgmestre ndash Annette et Christian res-tent les derniers)

ndash 130 ndash

II

MATHIS ANNETTE CHRISTIAN

ANNETTE se penchant pour embrasser Mathis ndash Bonsoir mon pegravere dors bien

MATHIS lrsquoembrassant ndash Bonsoir mon enfant (Agrave Chris-tian qui se tient pregraves drsquoAnnette) Je serai mieux ici tout ce vin blanc ces cris ces chansons me montent agrave la tecirctehellip Je dormirai mieux

CHRISTIAN ndash Oui la chambre est fraicircche Bonne nuithellip dormez bien

MATHIS leur serrant la main ndash Pareillement mes en-fants (Annette et Christian sortent)

III

MATHIS seul

MATHIS il eacutecoute puis se legraveve et va fermer la porte au perron ndash Enfin me voilagrave deacutebarrasseacutehellip Tout va bienhellip le gen-darme est prishellip Je vais dormir sur les deux oreilles (Il se ras-sied et continue agrave se deacuteshabiller) Srsquoil arrive un nouveau hasard contre le beau-pegravere du mareacutechal des logis tout sera bientocirct eacutetouffeacute (Il bacircille et precircte lrsquooreille aux chants drsquoen bas) Il faut savoir srsquoarranger dans la viehellip il faut avoir les bonnes cartes en mainhellip Les bonnes cartes crsquoest touthellip La mauvaise chance ne vient jamais contre les bonnes carteshellip On arrange la chance (Il se legraveve du fauteuil et se dirige vers lrsquoalcocircve En ce moment la porte de lrsquoauberge en bas srsquoouvre les chants deacutebordent dans la rue Mathis legraveve le rideau et regarde) Ceux-lagrave maintenant ne demandent plus rien ils ont leur comptehellip Heacute heacute heacute vont-ils

ndash 131 ndash

faire des trous dans la neige avant drsquoarriver chez eux Crsquoest drocircle le vinhellip un verre de vinhellip et tout vous paraicirct en beau (Les chants srsquoeacuteloignent et se dispersent Mathis ouvre les fenecirctres tire les persiennes et redescend vers lrsquoalcocircve) Oui ccedila va bien (Il prend la carafe et boit) Ccedila va tregraves bien (Il remet la carafe sur la table de nuit entre dans lrsquoalcocircve et tire les rideaux Souf-flant la lumiegravere) Tu peux te vanter drsquoavoir bien meneacute tes af-faires Mathis (Il bacircille lentement et se couche) Personne ne trsquoentendra si tu recircveshellip personne hellip Les recircveshellip des folieshellip (Si-lence)

ndash 132 ndash

IV

MATHIS endormi dans lrsquoalcocircve ndash puis LE TRIBUNAL LE

PREacuteSIDENT LE PROCUREUR LES JUGES LES GENDARMES LE PUBLIC

(Le fond de la scegravene change lentement La lumiegravere vague drsquoabord croicirct peu agrave peu les lignes se preacutecisent on est dans un tribunal haute voucircte sombre des bancs en heacute-micycle sur le devant remplis de spectateurs deux fe-necirctres en ogive agrave vitraux de plomb les trois juges en toque et robe noire au fond sur leurs siegraveges le greffier agrave droite le procureur agrave gauche Petite porte lateacuterale com-muniquant au guichet Une table aux pieds des juges sur la table un manteau vert garni de fourrure et un bonnet de peau de martre Le preacutesident agite sa sonnette Mathis en guenilles hacircve paraicirct agrave la porte lateacuterale entoureacute de gendarmes Les souffrances du cachot sont peintes sur sa figure Il va srsquoasseoir sur la sellette trois gendarmes se

ndash 133 ndash

placent derriegravere lui ndash Toute cette scegravene mysteacuterieuse se passe dans une sorte de peacutenombre les paroles et les bruits sont des chuchotements Agrave mesure que lrsquoaction se preacutecise les paroles deviennent plus distinctes Crsquoest le tra-vail de lrsquoimagination du dormeur crsquoest son recircve qui se ma-teacuterialise ndash Sur un geste du preacutesident le greffier lit en psalmodiant lrsquoacte drsquoaccusation et les deacutepositions des teacute-moins On distingue de loin en loin ces mots laquo Nuit du 24 deacutecembrehellip Baruch Koweskihellip lrsquoaubergiste Mathishellip la ruse profondehellip en srsquoentourant de la consideacuteration pu-bliquehellip eacutechapper durant quinze anshellip lrsquoheure de la jus-ticehellip une circonstance indiffeacuterentehellip les fregraveres Hier-thegraveshellip raquo Nouveau silence Agrave la fin de cette lecture la scegravene srsquoeacuteclaire plus vivement)

LE PREacuteSIDENT ndash Accuseacute vous venez drsquoentendre les deacuteposi-tions des teacutemoins qursquoavez-vous agrave reacutepondre

MATHIS ndash Des teacutemoins des gens qui nrsquoont rien vuhellip des gens qui demeurent agrave deux trois lieues de lrsquoendroit ougrave srsquoest commis le crimehellip dans la nuithellip en hiverhellip Vous appelez cela des teacutemoins

LE PREacuteSIDENT ndash Reacutepondez avec calme ces gestes ces emportements ne peuvent vous ecirctre utiles ndash Vous ecirctes un homme ruseacute

MATHIS ndash Non monsieur le preacutesident je suis un homme simple

LE PREacuteSIDENT ndash Vous avez su choisir le momenthellip vous avez su deacutetourner les soupccedilonshellip vous avez eacutecarteacute toute preuve mateacuteriellehellip Vous ecirctes un ecirctre redoutable

MATHIS ndash Parce qursquoon ne trouve rien contre moi je suis re-doutable Tous les honnecirctes gens sont donc redoutables puisqursquoon ne trouve rien contre eux

ndash 134 ndash

LE PREacuteSIDENT ndash La voix publique vous accuse

MATHIS ndash Eacutecoutez messieurs les juges quand un homme prospegraverehellip quand il srsquoeacutelegraveve au-dessus des autres quand il srsquoacquiert de la consideacuteration et du bien des milliers de gens lrsquoenvient Vous savez cela crsquoest une chose qui se rencontre tous les jours Eh bien malheureusement pour moi des milliers drsquoenvieux depuis quinze ans ont vu prospeacuterer mes affaires et voilagrave pourquoi tous mrsquoaccusent ils voudraient me voir tomber ils voudraient me voir peacuterir Mais est-ce que des hommes justes pleins de bon sens doivent eacutecouter ces envieux Est-ce qursquoils ne devraient pas les forcer agrave se taire Est-ce qursquoils ne devraient pas les condamner

LE PREacuteSIDENT ndash Vous parlez bien accuseacute depuis long-temps vous avez eacutetudieacute ces discours en vous-mecircme Mais nous avons lrsquoœil clair nous voyons ce qui se passe en vous ndash Drsquoougrave vient que vous entendez des bruits de sonnette

MATHIS ndash Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette (Bruit de sonnette au dehors)

LE PREacuteSIDENT ndash Vous mentez Dans ce moment mecircme vous entendez ce bruithellip Dites-nous pourquoi

MATHIS ndash Ce nrsquoest rienhellip crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous nrsquoavouez pas la cause de ce bruit nous allons appeler le songeur pour nous lrsquoexpliquer

MATHIS ndash Il est vrai que jrsquoentends ce bruit

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez qursquoil entend ce bruit

MATHIS vivement ndash Ouihellip mais je lrsquoentends en recircve

LE PREacuteSIDENT ndash Eacutecrivez qursquoil lrsquoentend en recircve

MATHIS ndash Il est permis agrave tout honnecircte homme de recircver

ndash 135 ndash

UN SPECTATEUR bas agrave son voisin ndash Crsquoest vrai les recircves nous viennent malgreacute nous

UN AUTRE de mecircme ndash Tout le monde recircve

MATHIS se tournant vers le public ndash Eacutecoutez ne craignez rien pour moihellip Tout ceci nrsquoest qursquoun recircvehellip Si ce nrsquoeacutetait pas un recircve est-ce que ces juges porteraient des perruques comme du temps des anciens seigneurs il y a plus de cent ans A-t-on ja-mais vu des ecirctres assez fous pour srsquooccuper drsquoun bruit de son-nette qursquoon entend en recircve Il faudrait donc aussi condamner un chien qui gronde en recircvant Et voilagrave des juges hellip voilagrave des hommes qui pour de vaines penseacutees veulent faire pendre leur semblable hellip (Il part drsquoun grand eacuteclat de rire)

LE PREacuteSIDENT drsquoun accent seacutevegravere ndash Silence accuseacute si-lence vous approchez du jugement eacuteternel et vous osez rirehellip vous osez affronter les regards de Dieu hellip (Se tournant vers les juges) Messieurs les juges ce bruit de sonnette vient drsquoun sou-venirhellip Les souvenirs font la vie de lrsquohomme on entend la voix de ceux qursquoon a aimeacutes longtemps apregraves leur mort Lrsquoaccuseacute en-tend ce bruit parce qursquoil a dans son acircme un souvenir qursquoil nous cache ndash Le cheval du Polonais avait une sonnette hellip

MATHIS ndash Crsquoest fauxhellip je nrsquoai pas de souvenirs

LE PREacuteSIDENT ndash Taisez-vous

MATHIS avec colegravere ndash Un homme ne peut ecirctre condamneacute sur des suppositions Il faut des preuves Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez que lrsquoaccuseacute se contre-dit il avouaithellip maintenant il se reacutetracte

MATHIS srsquoemportant ndash Nonhellip je nrsquoentends rien hellip (Le bruit de sonnette se fait entendre) Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilleshellip (Le bruit redouble) Je demande Christian mon gendre (Eacutelevant la voix et regardant de tous les cocircteacutes)

ndash 136 ndash

Pourquoi Christian nrsquoest-il pas ici (Silence Les juges se regar-dent Chuchotements dans lrsquoauditoire Le bruit de sonnette srsquoeacuteloigne)

LE PREacuteSIDENT drsquoun ton grave ndash Accuseacute vous persistez dans vos deacuteneacutegations

MATHIS avec force ndash Ouihellip jrsquoai trop de sanghellip voilagrave tout Il nrsquoy a rien contre moi Crsquoest la plus grande injustice de tenir un honnecircte homme dans les prisons Je souffre pour la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Vous persistez hellip ndash Eh bien nous Rudi-ger baron de Mersbach grand preacutevocirct de Sa Majesteacute impeacuteriale en basse Alsace assisteacute de nos conseils et juges sieurs Louis de Falkenstein et de Feininger docteurs egraves droit ndash Consideacuterant que cette affaire traicircne depuis quinze ans qursquoil est impossible de lrsquoeacuteclaircir par les moyens ordinaires ndash Vu la prudence la ruse et lrsquoaudace de lrsquoaccuseacute ndash Vu la mort des teacutemoins qui pourraient nous eacuteclairer dans cette œuvre laborieuse agrave laquelle srsquoattache lrsquohonneur de notre tribunal ndash Attendu que le crime ne peut rester impuni que lrsquoinnocent ne peut succomber pour le cou-pable ndash Consideacuterant que cette cause doit servir drsquoexemple aux temps agrave venir pour reacutefreacutener lrsquoavarice la cupiditeacute de ceux qui se croient couverts par une longue suite drsquoanneacutees ndash Agrave ces causes ordonnons qursquoon entende le songeur ndash Huissiers faites entrer le songeur

MATHIS drsquoune voix terrible ndash Je mrsquoy oppose je mrsquoy op-posehellip Les songes ne prouvent rien

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix ferme ndash Faites entrer le son-geur

MATHIS frappant sur la table ndash Crsquoest abominablehellip crsquoest contraire agrave la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous ecirctes innocent pourquoi donc re-doutez-vous le songeur Parce qursquoil lit dans les acircmes Croyez-

ndash 137 ndash

moi soyez calme ou vos cris prouveront que vous ecirctes cou-pable

MATHIS ndash Je demande lrsquoavocat Linder de Saverne pour une affaire pareille je ne regarde pas agrave la deacutepense Je suis calme comme un homme qui nrsquoa rien agrave se reprocherhellip Je nrsquoai peur de rienhellip mais les recircves sont des recircveshellip (Criant) Pourquoi Chris-tian nrsquoest-il pas ici Mon honneur est son honneurhellip Qursquoon le fasse venirhellip Crsquoest un honnecircte homme celui-lagrave (Srsquoexaltant) Christian je trsquoai fait riche viens me deacutefendre hellip (Silence La scegravene srsquoobscurcit Mathis dans lrsquoalcocircve soupire et srsquoagite Tout devient sombre Au bout drsquoun instant le tribunal reparaicirct dans lrsquoobscuriteacute et srsquoeacuteclaire drsquoun coup Mathis srsquoest rendormi pro-fondeacutement)

V

LES PREacuteCEacuteDENTS LE SONGEUR

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Asseyez-vous

LE SONGEUR ndash Monsieur le preacutesident et messieurs les juges crsquoest la volonteacute de votre tribunal qui me force agrave venir sans cela lrsquoeacutepouvante me tiendrait loin drsquoici

MATHIS ndash On ne peut croire aux folies des songeurs ils trompent le monde pour gagner de lrsquoargenthellip Ce sont des tours de physiquehellip Jrsquoai vu celui-ci chez mon cousin Bocircth agrave Ribeau-villeacute

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Pouvez-vous endormir cet homme

LE SONGEUR regardant Mathis ndash Je le puis Seulement existe-t-il quelques restes de la victime

ndash 138 ndash

LE PREacuteSIDENT indiquant les objets sur la table ndash Ce man-teau et ce bonnet

LE SONGEUR ndash Qursquoon revecircte lrsquoaccuseacute du manteau

MATHIS poussant un cri eacutepouvantable ndash Je ne veux pas

LE PREacuteSIDENT ndash Je lrsquoordonne

MATHIS se deacutebattant ndash Jamais hellip jamaishellip

LE PREacuteSIDENT ndash Vous ecirctes donc coupable

MATHIS ndash Christian hellip ougrave est Christian Il dira lui si je suis un honnecircte homme

UN SPECTATEUR agrave voix basse ndash Crsquoest terrible

MATHIS aux gendarmes qui lui mettent le manteau ndash Tuez-moi tout de suite

LE PREacuteSIDENT ndash Votre reacutesistance vous trahit malheureux

MATHIS ndash Je nrsquoai pas peurhellip (Il a le manteau et frissonne ndash Bas se parlant agrave lui-mecircme) Mathis si tu dors tu es perdu (Il reste debout les yeux fixeacutes devant lui comme frappeacute drsquohorreur)

UNE FEMME DU PEUPLE se levant ndash Je veux sortirhellip lais-sez-moi sortir

LrsquoHUISSIER ndash Silence (La femme se rassied Grand si-lence)

LE SONGEUR les yeux fixeacutes sur Mathis ndash Il dort

MATHIS drsquoun ton sourd ndash Nonhellip nonhellip je ne veux pashellip jehellip

LE SONGEUR ndash Je le veux

MATHIS drsquoune voix haletante ndash Ocirctez-moi ccedilahellip ocirctezhellip

ndash 139 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Il dort Que faut-il lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Ce qursquoil a fait dans la nuit du 24 deacutecembre il y a quinze ans

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes agrave la nuit du 24 deacutecembre 1818

MATHIS bas ndash Oui

LE SONGEUR ndash Quelle heure est-il

MATHIS ndash Onze heures et demie

LE SONGEUR ndash Parlezhellip je le veux

MATHIS ndash Les gens sortent de lrsquoauberge Catherine et la petite Annette sont alleacutees se coucher Kasper rentrehellip il me dit que le four agrave placirctre est allumeacute Je lui reacuteponds mdash Crsquoest bonhellip va dormir jrsquoirai lagrave-bas ndash Il montehellip Je reste seul avec le Polonais qui se chauffe au fourneau Dehors tout est endormi On nrsquoentend rien que de temps en temps la sonnette du cheval sous le hangar Il y a deux pieds de neige (Silence)

LE SONGEUR ndash Agrave quoi pensez-vous

MATHIS ndash Je pense qursquoil me faut de lrsquoargenthellip que si je nrsquoai pas trois mille francs pour le 31 lrsquoauberge sera exproprieacuteehellip Je pense qursquoil nrsquoy a personne dehorshellip qursquoil fait nuit et que le Po-lonais suivra la grande route tout seul dans la neige

LE SONGEUR ndash Est-ce que vous ecirctes deacutejagrave deacutecideacute agrave lrsquoattaquer

MATHIS apregraves un instant de silence ndash Cet homme est forthellip il a des eacutepaules largeshellip Je pense qursquoil se deacutefendra bien si quelqursquoun lrsquoattaque (Mouvement de Mathis)

LE SONGEUR ndash Qursquoavez-vous

ndash 140 ndash

MATHIS bas ndash Il me regardehellip Il a les yeux gris (Drsquoun ac-cent inteacuterieur comme se parlant agrave lui-mecircme) Il faut que je fasse le coup hellip

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes deacutecideacute

MATHIS ndash Ouihellip je ferai le coup hellip je risquehellip je risquehellip

LE SONGEUR ndash Parlez

MATHIS ndash Il faut pourtant que je voiehellip Je sors Tout est noirhellip il neige toujourshellip on ne verra pas mes traces dans la neige (Il legraveve la main et semble chercher quelque chose)

LE SONGEUR ndash Que faites-vous

MATHIS ndash Je tacircte dans le traicircneauhellip srsquoil y a des pistolets hellip (Les juges se regardent mouvement dans lrsquoauditoire) Il nrsquoa rienhellip je ferai le couphellip oui hellip (Il eacutecoute) On nrsquoentend rien dans le villagehellip Lrsquoenfant drsquoAnna Weacuteber pleurehellip Une chegravevre becircle dans lrsquoeacutetablehellip Le Polonais marche dans la chambre

LE SONGEUR ndash Vous rentrez

MATHIS ndash Oui Il a mis six francs sur la table je lui rends sa monnaiehellip Il me regarde bien (Silence)

LE SONGEUR ndash Il vous dit quelque chose

MATHIS ndash Il me demande combien jusqursquoagrave Mutzig hellip Quatre petites lieueshellip je lui souhaite un bon voyagehellip Il me reacute-pond Dieu vous beacutenisse (Silence) Ho ho (La figure de Ma-this change)

LE SONGEUR ndash Quoi

MATHIS bas ndash La ceinture (Brusquement drsquoune voix segraveche) Il sorthellip il est sorti hellip (Mathis en ce moment fait quelques pas les reins courbeacutes il semble suivre sa victime agrave la piste Le Songeur legraveve le doigt pour recommander lrsquoattention aux juges ndash Mathis eacutetendant la main ) La hache hellip ougrave est la

ndash 141 ndash

hache Ah ici derriegravere la porte ndash Quel froid la neige tombehellip pas une eacutetoilehellip Courage Mathis tu auras la ceinturehellip cou-rage (Silence)

LE SONGEUR ndash Il parthellip Vous le suivez

MATHIS ndash Oui

LE SONGEUR ndash Ougrave ecirctes-vous

MATHIS ndash Derriegravere le villagehellip dans les champshellip Quel froid (Il grelotte)

LE SONGEUR ndash Vous avez pris la traverse

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip (Eacutetendant le bras) Voici le grand ponthellip et lagrave-bas dans le fond le ruisseauhellip Comme les chiens pleurent agrave la ferme de Danielhellip comme ils pleurent hellip Et la forge du vieux Finck comme elle est rouge sur la cocircte hellip (Bas se parlant agrave lui-mecircme) Tuer un hommehellip tuer un homme Tu ne feras pas ccedila Mathishellip tu ne feras pas ccedilahellip Dieu ne veut pas hellip (Se remettant agrave marcher les reins courbeacutes) Tu es fou hellip Eacutecoute tu seras richehellip ta femme et ton enfant nrsquoauront plus besoin de rienhellip Le Polonais est venuhellip tant pishellip tant pishellip Il ne devait pas venir hellip Tu payeras tout tu nrsquoauras plus de detteshellip (Criant drsquoun ton sourd) Il nrsquoy a pas de bon Dieu il faut que tu lrsquoassommes hellip ndash Le ponthellip deacutejagrave le pont hellip (Silence il srsquoarrecircte et precircte lrsquooreille) Personne sur la route personnehellip (Drsquoun air drsquoeacutepouvante) Quel silence (Il srsquoessuie le front de la main) Tu as chaud Mathishellip ton cœur bathellip crsquoest agrave force de courirhellip Une heure sonne agrave Weacutechemhellip et la lune qui vienthellip Le Polonais est peut-ecirctre deacutejagrave passeacutehellip Tant mieuxhellip tant mieux hellip (Eacutecoutant) La sonnettehellip oui hellip (Il srsquoaccroupit brusquement et reste immobile Silence Tous les yeux sont fixeacutes sur lui ndash Bas) Tu seras richehellip tu seras richehellip tu seras riche hellip (Le bruit de la sonnette se fait entendre Une jeune femme se couvre la figure de son tablier drsquoautres deacutetournent la tecircte Tout agrave coup Mathis se dresse en poussant une sorte de rugissement et frappe un

ndash 142 ndash

coup terrible sur la table) Ah ah je te tienshellip juif hellip (Il se preacutecipite en avant et frappe avec une sorte de rage)

UNE FEMME ndash Ah mon Dieu hellip (Elle srsquoaffaisse)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix vibrante ndash Emportez cette femme (On emporte la femme)

MATHIS se redressant ndash Il a son compte (il se penche et regarde puis frappant un dernier coup) Il ne remue plushellip crsquoest fini (Il se relegraveve en exhalant un soupir et promegravene les yeux autour de lui) Le cheval est parti avec le traicircneau (Eacutecou-tant) Quelqursquoun hellip (Il se retourne eacutepouvanteacute et veut fuir) Nonhellip crsquoest le vent dans les arbreshellip (Se baissant) Vitehellip vitehellip la ceinture Je lrsquoaihellip ha (Il fait le geste de se boucler la cein-ture aux reins) Elle est pleine drsquoor toute pleine hellip Deacutepecircche-toihellip Mathishellip deacutepecircche-toi hellip (Il se baisse et semble charger le corps sur son eacutepaule puis il se met agrave tourner autour de la table du tribunal les reins courbeacutes le pas lourd comme un homme ployant sous un fardeau)

LE SONGEUR ndash Ougrave allez-vous

MATHIS srsquoarrecirctant ndash Au four agrave placirctre

LE SONGEUR ndash Vous y ecirctes

MATHIS ndash Oui (Faisant le geste de jeter son fardeau agrave terre) Comme il eacutetait lourd hellip (Il respire avec force puis il se baisse et semble ramasser de nouveau le cadavre ndash Drsquoune voix rauque) Va dans le feu juif va dans le feu hellip (Il semble pous-ser avec une perche de toutes ses forces Tout agrave coup il jette un cri drsquohorreur et srsquoaffaisse la tecircte entre les mains ndash Bas) Quels yeux hellip oh quels yeux hellip (Long silence Relevant la tecircte) Tu es fou Mathis hellip Regardehellip il nrsquoy a deacutejagrave plus rien que les oshellip Les os brucirclent aussihellip Maintenant la ceinturehellip Mets lrsquoor dans tes pocheshellip Crsquoest celahellip Personne ne saura rienhellip On ne trouve-ra pas de preuves

ndash 143 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Que faut-il encore lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Cela suffit (Au greffier) Vous avez eacutecrit

LE GREFFIER ndash Oui monsieur le preacutesident

LE PREacuteSIDENT ndash Eh bien qursquoon lrsquoeacuteveille et qursquoil voie lui-mecircme

LE SONGEUR ndash Eacuteveillez-voushellip je le veux (Mathis srsquoeacuteveille il est comme eacutetourdi)

MATHIS ndash Ougrave donc est-ce que je suis (Il regarde) Ah ouihellip Qursquoest-ce qui se passe

LE GREFFIER ndash Voici votre deacutepositionhellip Lisez

MATHIS apregraves avoir lu quelques lignes ndash Malheureux Jrsquoai tout dit hellip Je suis perdu hellip

LE PREacuteSIDENT aux juges ndash Vous venez drsquoentendrehellip il srsquoest condamneacute lui-mecircme

MATHIS arrachant le manteau ndash Je reacuteclamehellip crsquoest fauxhellip Vous ecirctes tous des gueux hellip Christianhellip mon gendrehellip Je de-mande Christianhellip

LE PREacuteSIDENT ndash Gendarmes imposez silence agrave cet homme (Les gendarmes entourent Mathis)

MATHIS se deacutebattant ndash Crsquoest un crime contre la justicehellip on mrsquoocircte mon seul teacutemoinhellip Je reacuteclame devant Dieu (Drsquoune voix deacutechirante) Christianhellip on veut tuer le pegravere de ta femmehellip Agrave mon secours (Il se deacutebat comme un furieux)

LE PREacuteSIDENT avec tristesse ndash Accuseacute vous me forcez de vous dire ce que jrsquoaurais voulu vous taire En apprenant les charges qui pesaient sur vous Christian Becircme srsquoest donneacute la mort hellip (Mathis reste comme stupeacutefieacute les yeux fixeacutes sur le preacute-

ndash 144 ndash

sident Grand silence Les juges se consultent agrave voix basse Au bout drsquoun instant le preacutesident se legraveve)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix lente ndash Attendu que dans la nuit du 24 deacutecembre 1808 entre minuit et une heure Hans Ma-this a commis sur la personne de Baruch Koweski le crime drsquoassassinat avec les circonstances aggravantes de preacutemeacutedita-tion de nuit et de vol agrave main armeacutee nous le condamnons agrave ecirctre pendu par le cou jusqursquoagrave ce que mort srsquoen suive (Se tournant vers un huissier) Huissier faites entrer le scharfrichter5 (Grande rumeur dans lrsquoauditoire Lrsquohuissier ouvre la porte de droite un petit homme vecirctu de rouge la face pacircle et les yeux brillants paraicirct sur le seuil Profond silence Le preacutesident eacutetend le bras vers Mathis Bruit violent de sonnette Mathis porte ses mains agrave sa tecircte et chancelle Tout disparaicirct ndash On se retrouve dans la chambre du bourgmestre Il fait grand jour le soleil entre par les fentes des persiennes et srsquoallonge en traicircneacutees lu-mineuses sur le plancher Les rideaux de lrsquoalcocircve srsquoagitent La carafe tombe de la table de nuit et se brise Au mecircme instant une musique joyeuse eacuteclate devant lrsquoauberge elle joue le vieil air de Lauterbach des voix nombreuses lrsquoaccompagnent Ce sont les garccedilons drsquohonneur qui donnent lrsquoaubade agrave la fianceacutee On entend les gens courir dans la rue Une fenecirctre srsquoouvre la musique cesse Grands eacuteclats de rire Voix nombreuses mdash La voilagrave la voilagravehellip crsquoest Annette hellip ndash La musique et les chants re-commencent et peacutenegravetrent dans lrsquoauberge Grand tumulte au-dessous Des pas rapides montent lrsquoescalier on frappe agrave la porte de Mathis)

CATHERINE dehors criant ndash Mathis legraveve-toi Il fait grand jour Tous les inviteacutes sont en bas (Silence On frappe plus fort)

5 Bourreau

ndash 145 ndash

CHRISTIAN de mecircme ndash Monsieur Mathis monsieur Ma-this (Silence) Comme il dorthellip (Drsquoautres pas montent lrsquoescalier On frappe agrave coups redoubleacutes)

WALTER de mecircme ndash Heacute Mathis Allons donchellip La noce est commenceacuteehellip hop hop hellip (Long silence) Crsquoest drocircle il ne reacutepond pas

CATHERINE drsquoune voix inquiegravete ndash Mathis Mathis (On entend des chuchotements une discussion puis la voix de Christian srsquoeacutelegraveve et dit drsquoun ton brusque mdash Non crsquoest inutile laissez-moi faire ndash et presque aussitocirct la porte secoueacutee vio-lemment srsquoouvre tout au large Christian paraicirct il est en grand uniforme)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Monsieur Mathis hellip (Il aperccediloit les deacutebris de la carafe sur le plancher court agrave lrsquoalcocircve eacutecarte les rideaux et pousse un cri)

CATHERINE accourant toute inquiegravete ndash Qursquoest-ce que crsquoest Qursquoest-ce qursquoil y a Christian

CHRISTIAN se retournant vivement ndash Ne regardez pas madame Catherine hellip (Il la prend dans ses bras et lrsquoentraicircne vers la porte en criant drsquoune voix enroueacutee) Le docteur Frantz le docteur Frantz

CATHERINE se deacutebattant ndash Laissez-moi Christianhellip je veux voirhellip

CHRISTIAN ndash Non (Criant dans lrsquoescalier agrave ceux qui se trouvent en bas) ndash Empecircchez Annette de monter ndash Oh mon Dieu mon Dieu (Pendant cette scegravene Walter Heinrich et un grand nombre drsquoinviteacutes hommes et femmes sont entreacutes dans la chambre ils se pressent autour de lrsquoalcocircve Heinrich ouvre les fenecirctres et pousse les persiennes)

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WALTER regardant Mathis ndash Il a la figure toute bleue (Stupeur geacuteneacuterale Le docteur Frantz entre tout essouffleacute On srsquoeacutecarte pour lui livrer passage)

LE DOCTEUR vivement ndash Crsquoest une attaque drsquoapoplexie (Tirant sa trousse de sa poche) Tenez le bras maicirctre Walterhellip Pourvu que le sang vienne (Les musiciens entrent leurs ins-truments agrave la main une foule de gens endimancheacutes les suivent chuchotant entre eux et marchant sur la pointe des pieds puis une jeune femme portant un enfant dans ses bras paraicirct sur le seuil et srsquoarrecircte interdite agrave la vue de tout ce monde Lrsquoenfant souffle dans une petite trompette)

WALTER ndash Le sang ne vient pas

LE DOCTEUR ndash Non (Se retournant avec colegravere) Faites donc taire cet enfant

LA JEUNE FEMME ndash Tais-toi Ludwig Donne (Elle veut lui prendre la trompette Lrsquoenfant reacutesiste et se met agrave pleurer)

LE DOCTEUR drsquoune voix triste ndash Crsquoest finihellip monsieur le bourgmestre est morthellip le vin blanc lrsquoa tueacute

WALTER ndash Oh mon pauvre Mathis (Il srsquoaccoude sur le lit la figure dans les mains et pleure On entend dans la salle au-dessous les cris deacutechirants de Catherine et drsquoAnnette)

HEINRICH regardant Mathis ndash Quel malheur un si brave homme

UN AUTRE bas agrave son voisin ndash Crsquoest la plus belle morthellip On ne souffre pas

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LES BOHEacuteMIENS DrsquoALSACE

SOUS LA REacuteVOLUTION

laquo Puisque tu veux savoir pourquoi nous avons quitteacute la France me dit le vieux Boheacutemien Bockes6 rappelle-toi drsquoabord la grande caverne du Harberg Elle est agrave mi-cocircte sous une roche couverte de bruyegraveres ougrave passe le sentier de Dagsbourg On lrsquoappelle maintenant le Trou-de-lrsquoErmite parce qursquoun vieil er-

6 Bacchus

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mite y demeure Mais bien des anneacutees avant quand les sei-gneurs avaient encore des chacircteaux en Alsace et dans les Vosges nos gens vivaient dans ce trou de pegravere en fils Personne ne venait nous troubler au contraire on nous faisait du bien nos femmes et nos filles allaient dire la bonne aventure jusqursquoau fond de la Lorraine nos hommes jouaient de la musique les tout vieux et les toutes vieilles restaient seuls au Harberg cou-cheacutes sur des tas de feuilles avec les petits enfants

laquo Je te dis Christian que nous eacutetions une fourmiliegravere on ne pouvait pas nous compter Souvent il rentrait trois et quatre troupes par jour le pain le vin le lard le fromage ne man-quaient pas tout venait en abondance

laquo Au fond de ce creux nous avions aussi le grand-pegravere Da-niel blanc comme une chouette qui perd son duvet agrave force de vieillesse et tout agrave fait aveugle On ne pouvait le reacuteveiller qursquoen lui mettant un bon morceau sous le nez alors il soupirait et se redressait un peu le dos contre la roche Deux autres vieilles ra-tatineacutees et chauves lui tenaient compagnie

laquo Eh bien tu le croiras si tu veux les seigneurs et les grandes dames drsquoAlsace et de Lorraine nrsquoavaient de confiance que dans lrsquoesprit de ces vieilles Ils arrivaient agrave cheval avec leurs domestiques et leurs chasseurs pour se faire expliquer lrsquoavenir et les amours et plus les vieilles radotaient plus elles beacute-gayaient en recircve plus ces seigneurs et ces dames avaient lrsquoair de les comprendre et paraissaient contents raquo

Bockes se mit agrave rire tout bas en hochant la tecircte et vida son verre

laquo Crsquoest lagrave parmi des centaines drsquoautres que je suis venu au monde reprit-il au moins je le pense Il est bien possible que ce soit sur un sentier drsquoAlsace ou des Vosges mais ce qui me re-vient drsquoabord crsquoest notre caverne nos gens qui rentraient par bandes avec leurs cors leurs trompettes et leurs cymbales

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laquo Une chose qui me fait encore plus de plaisir quand jrsquoy pense ce sont mes premiers voyages sur le dos de ma megravere Elle eacutetait jeune toute brune et bien contente de mrsquoavoir Elle me portait dans un vieux chacircle garni de franges lieacute sur son eacutepaule et je passais la tecircte dans un pli pour regarder les environs ndash Un grand noir qui jouait du trombone nous suivait et me clignait des yeux en riant de bonne humeur Crsquoeacutetait mon pegravere

laquo Nous montions et nous descendions Je regardais deacutefiler les arbres les rochers les vallons les ruisseaux ougrave ma megravere en-trait jusqursquoaux genoux les fermes les moulins et les scieries Nous allions toujours et le soir nous faisions du feu sous une roche au coin drsquoun bois On suspendait la marmite drsquoautres troupes arrivaient chacun apportait quelque chose agrave frire On srsquoallongeait les jambes on allumait sa pipe on riait les garccedilons et les filles dansaient Quelle vie Dans cent ans je verrais la flamme rouge qui monte dans les genecircts lrsquoombre des arbres qui srsquoallonge sur la cocircte brune couverte de feuilles mortes les ronces qui se traicircnent les grosses branches qui srsquoeacutetendent dans lrsquoair ndash les eacutetoiles au-dessus ndash jrsquoentendrais le torrent qui gronde le vent qui passe dans les feuilles le moulin qui marche tou-jours les hautes grives qui se reacutepondent drsquoun bout de la forecirct agrave lrsquoautre

laquo Vous autres vous ne connaissez pas ces choses Vous aimez un bon feu lrsquohiver en racontant vos histoires agrave la veilleacutee avec des pommes de terre et des navets dans votre cave Qursquoest-ce que cela Christian aupregraves de notre marmite qui fume dans les bois quand la lune monte lentement au-dessus des sapi-niegraveres quand le feu srsquoendort et que le sommeil arrive

laquo Moi pendant des heures jrsquoaurais pu regarder la lune

laquo Et le lendemain au petit jour quand le coq de la ferme voisine nous eacuteveillait que la roseacutee tombait doucement et qursquoon se secouaithellip

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laquo Ah gueux de coq nous ne trsquoavons pas attrapeacute mais garehellip ton tour viendra

laquo Si les chreacutetiens connaissaient cette vie ils nrsquoen vou-draient pas drsquoautre

laquo Malheureusement les meilleures choses ne peuvent pas durer Quelques mois plus tard au lieu drsquoecirctre bien agrave lrsquoaise sur le dos de ma megravere je galopais derriegravere elle les pieds nus et jrsquoen regardais un autre plus petit creacutepu comme moi les legravevres grosses et le nez un peu camard qui se dorlotait dans mon bon sac qui buvait qui regardait par la fente de mon sac sans srsquoinquieacuteter de rien Crsquoest agrave lui que le grand noir souriait et crsquoest lui que ma megravere couvrait bien le soir en me disant seulement mdash laquo Approche-toi du feu raquo

laquo Je grelottais et je pensais en regardant lrsquoautre

laquo Que la peste trsquoeacutetouffe sans toi je serais encore dans le sac et jrsquoattraperais les bons morceaux raquo

laquo Je ne le trouvais pas aussi beau que moi Je ne compre-nais pas pourquoi ce gueux avait pris ma place et je ne pouvais pas le sentir

laquo Mais le pire crsquoest qursquoil fallut bientocirct gagner sa vie danser sur les mains et faire des tours de souplesse

laquo Tu sauras Christian que nous avions chez nous des dan-seurs de corde des musiciens et des diseuses de bonne aven-ture ndash Le grand noir essaya drsquoabord de me faire danser sur la corde mais la tecircte me tournait je croyais toujours tomber et je mrsquoaccrochais avec les mains malgreacute moi enfin ce nrsquoeacutetait pas mon ideacutee

laquo Alors un vieux qui srsquoappelait Horni mrsquoadopta pour jouer de la trompette et tout de suite jrsquoattrapai lrsquoembouchure Apregraves la trompette jrsquoappris le cor apregraves le cor le trombone Dans toute notre troupe on nrsquoavait jamais eu de meilleur trombone

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que moi Pendant que les autres risquaient de se casser le cou en dansant sur la corde je soufflais avec un grand courage et jrsquoallais aussi faire les publications je battais de la caisse comme un tambour-maicirctre

laquo Nous revenions toujours au Harberg et jrsquoavais deacutejagrave cinq ou six petits fregraveres et sœurs lorsqursquoarriva le commencement de la guerre entre tout le monde Cela commenccedila du cocircteacute de Sarre-bourg ougrave les gens se mirent agrave tomber sur les juifs on leur cas-sait les vitres on jetait les plumes de leurs lits par les fenecirctres de sorte que vous marchiez dans ces plumes jusqursquoaux genoux Les gens chantaient laquo Ccedila ira raquo Tout eacutetait en lrsquoair et je me rappelle que nous avions eacuteteacute forceacutes de nous sauver de Lixheim ougrave lrsquoon brucirclait les papiers de la mairie devant lrsquoeacuteglise

laquo Le vieux Horni disait que le monde devenait fou Nous courions agrave travers les bois parce que le tocsin sonnait agrave Mittel-bronn agrave Lutzelbourg au Dagsberg tous les paysans hommes femmes enfants srsquoavanccedilaient hors des villages avec leurs fourches leurs haches et leurs pioches en chantant

laquo Ccedila va ccedila ira hellip raquo

laquo Plusieurs tiraient des coups de fusil Comme nous arri-vions agrave la nuit sur le plateau de Hacirczelbourg Horni srsquoarrecircta car il ne pouvait plus courir il eacutetendit la main du cocircteacute de lrsquoAlsace et tout le long des montagnes au-dessus des bois je vis les chacirc-teaux et les couvents brucircler jusqursquoaux frontiegraveres de la Suisse La fumeacutee rouge montait aussi des vallons et dans la plaine les toc-sins bourdonnaient ensuite tantocirct agrave droite tantocirct agrave gauche on voyait quelque chose srsquoallumer

laquo Nous tremblions comme des malheureux

laquo En arrivant vers une heure du matin agrave la caverne du Harberg aucun bruit ne srsquoentendait et nous croyions que tous nos gens venaient drsquoecirctre extermineacutes Par bonheur ce nrsquoeacutetait rien notre monde restait assis dans lrsquoombre sans oser allumer

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de feu et toute cette nuit les troupes arrivaient de Lorraine et drsquoAlsace disant mdash Tel chacircteau brucircle telle eacuteglise est en feu Dans tel endroit on veut pendre le cureacute Dans tel autre on chasse les moines hellip Les seigneurs se sauvent hellip Le reacutegiment drsquoAuvergne qui est agrave Phalzbourg a casseacute tous ses officiers nobles il a nommeacute des caporaux et des sergents agrave leur place etc etc raquo

laquo Cette extermination dura plusieurs anneacutees Les paysans eacutetaient las des couvents et des chacircteaux ils voulaient cultiver la terre pour leur propre compte

laquo Nous autres agrave la fin nous avions repris courage et nous recommencions nos tourneacutees Tout eacutetait changeacute les gens avaient des cocardes agrave leurs bonnets ils se mettaient tous agrave precirccher et srsquoappelaient citoyens entre eux les semaines avaient dix jours et le dimanche srsquoappelait deacutecadi mais cela nous eacutetait bien eacutegal et mecircme nous vivions de mieux en mieux parce que les citoyens laissaient leurs portes ouvertes en criant que crsquoeacutetait le regravegne de la vertu

laquo Pas un seul drsquoentre nous nrsquoavait de deacutefiance lorsqursquoun matin au commencement des foires drsquoautomne au petit jour et comme les bandes allaient se mettre en route la vieille Ouldine vit une quinzaine de gendarmes agrave lrsquoentreacutee de la caverne et der-riegravere eux une ligne de baiumlonnettes Aussitocirct elle rentra les mains en lrsquoair et chacun allait voir Des paysans arrivaient aussi plus loin avec une longue file de charrettes pour nous emme-ner Tu penses Christian quels cris les femmes poussaient mais les hommes ne disaient rien Crsquoeacutetait le temps ougrave lrsquoon cou-pait le cou des gens par douzaines et nous croyions tous qursquoon allait nous conduire agrave Sarrebourg pour avoir le cou coupeacute drsquoautant plus que le juge de paix eacutetait avec la milice

laquo Malgreacute nos cris on nous fit sortir deux agrave deux Le briga-dier disait laquo Ccedila ne finira donc jamais

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laquo Nous eacutetions pregraves de deux cents ndash Les femmes et les pe-tits enfants montaient sur les charrettes Les hommes et les gar-ccedilons marchaient derriegravere entre deux files de soldats

laquo Lorsqursquoon fit sortir le vieux Daniel et la vieille Margareth agrave peine eacutetaient-ils dehors au grand air qursquoils moururent tout de suite On les mit tout de mecircme sur une charrette Horni Klein-michel et moi nous suivions en pleurant Toutes nos femmes eacutetaient comme mortes de frayeur On ne voulait pourtant pas nous faire de mal on voulait seulement nous forcer drsquoavoir des noms de famille pour nous reconnaicirctre agrave la conscription

laquo Tous les gens des villages ougrave nous passions venaient nous voir et nous appelaient aristocrates

laquo Une fois agrave Sarrebourg devant la mairie au milieu des soldats on nous fit monter lrsquoun apregraves lrsquoautre prendre des noms qursquoon eacutecrivait sur un gros livre

laquo Le pegravere Greacutebus eut de lrsquoouvrage avec nous jusqursquoau soir ndash On nous forccedilait aussi de choisir un logement ailleurs qursquoau Harberg

laquo Crsquoest depuis ce temps que je me suis appeleacute Bockes Jrsquoeacutetais alors un grand et beau garccedilon de vingt ans tout droit avec une belle chevelure friseacutee laquo Toi me dit le maire en me re-gardant tu ressembles au dieu du bon vin tu trsquoappelleras Bockes raquo

laquo Il dit au vieux Horni qursquoil srsquoappellerait Sileacutenas agrave cause de son gros ventre et tout le monde riait

laquo On nous relacirccha les uns apregraves les autres

laquo Horni Kleinmichel et moi nous restions ensemble dans une chambre au Bigelberg Nous courions toujours les foires mais depuis que nous avions des noms et qursquoon nous appelait citoyens la joie srsquoen eacutetait alleacutee

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laquo Aussi lorsqursquoun peu plus tard on voulut nous forcer de prendre des meacutetiers et de travailler comme tout le monde Sileacute-nas me dit

laquo Eacutecoute Bockes tout cela mrsquoennuie Quand jrsquoai vu les Franccedilais brucircler les couvents et les chacircteaux jrsquoeacutetais content je pensais mdash Ils veulent se faire boheacutemiens ndash Mais agrave preacutesent je vois bien qursquoils sont fous Jrsquoaimerais mieux ecirctre mort que de cultiver la terre comme un gorgio7 Allons-nous-en raquo

laquo Et le mecircme jour nous particircmes pour la Forecirct-Noire

laquo Voilagrave cinquante ans que nous roulons dans ce pays Kleinmichel et moi Les Allemands nous laissent bien tran-quilles Pourvu qursquoon leur joue des valses et des hopser pen-dant qursquoils boivent des chopes ils sont heureux et ne deman-dent pas autre chose ndash Crsquoest un bon peuple raquo

7 Chreacutetien

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MESSIRE TEMPUS

Le jour de la Saint-Seacutebalt vers sept heures du soir je met-tais pied agrave terre devant lrsquohocirctel de la Couronne agrave Pirmasens Il avait fait une chaleur drsquoenfer tout le jour mon pauvre Schim-mel nrsquoen pouvait plus Jrsquoeacutetais en train de lrsquoattacher agrave lrsquoanneau de la porte quand une assez jolie fille les manches retrousseacutees le tablier sur le bras sortit du vestibule et se mit agrave mrsquoexaminer en souriant

laquo Ougrave donc est le pegravere Bleacutesius lui demandai-je

mdash Le pegravere Bleacutesius fit-elle drsquoun air eacutebahi vous revenez sans doute de lrsquoAmeacuterique hellip Il est mort depuis dix ans

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mdash Mort hellip Comment le brave homme est mort Et made-moiselle Charlotte raquo

La jeune fille ne reacutepondit pas elle haussa les eacutepaules et me tourna le dos

Jrsquoentrai dans la grande salle tout meacuteditatif Rien ne me pa-rut changeacute les bancs les chaises les tables eacutetaient toujours agrave leur place le long des murs Le chat blanc de mademoiselle Charlotte les poings fermeacutes sous le ventre et les paupiegraveres de-mi-closes poursuivait son recircve fantastique Les chopes les can-nettes drsquoeacutetain brillaient sur lrsquoeacutetagegravere comme autrefois et lrsquohorloge dans son eacutetui de noyer continuait de battre la ca-dence Mais agrave peine eacutetais-je assis pregraves du grand fourneau de fonte qursquoun chuchotement bizarre me fit tourner la tecircte La nuit envahissait alors la salle et jrsquoaperccedilus derriegravere la porte trois per-sonnages heacuteteacuteroclites accroupis dans lrsquoombre autour drsquoune cannette baveuse ils jouaient au rams un borgne un boiteux un bossu

laquo Singuliegravere rencontre me dis-je Comment diable ces gaillards-lagrave peuvent-ils reconnaicirctre leurs cartes dans une obscu-riteacute pareille Pourquoi cet air meacutelancolique raquo

En ce moment mademoiselle Charlotte entra tenant une chandelle agrave la main

Pauvre Charlotte elle se croyait toujours jeune elle por-tait toujours son petit bonnet de tulle agrave fines dentelles son fichu de soie bleue ses petits souliers agrave hauts talons et ses bas blancs bien tireacutes Elle sautillait toujours et se balanccedilait sur les hanches avec gracircce comme pour dire laquo Heacute heacute voici mademoiselle Charlotte Oh les jolis petits pieds que voilagrave les mains fines les bras dodus heacute heacute heacute raquo

Pauvre Charlotte que de souvenirs enfantins me revinrent en meacutemoire

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Elle deacuteposa sa lumiegravere au milieu des buveurs et me fit une reacuteveacuterence gracieuse deacuteveloppant sa robe en eacuteventail souriant et pirouettant

laquo Mademoiselle Charlotte ne me reconnaissez-vous donc pas raquo mrsquoeacutecriai-je

Elle ouvrit de grands yeux puis elle me reacutepondit en mi-naudant

laquo Vous ecirctes M Theacuteodore Oh je vous avais bien reconnu Venez venez raquo

Et me prenant par la main elle me conduisit dans sa chambre elle ouvrit un secreacutetaire et feuilletant de vieux pa-piers de vieux rubans des bouquets faneacutes de petites images tout agrave coup elle srsquointerrompit et srsquoeacutecria laquo Mon Dieu crsquoest au-jourdrsquohui la Saint-Seacutebalt Ah monsieur Theacuteodore monsieur Theacuteodore vous tombez bien raquo Elle srsquoassit agrave son vieux clavecin et chanta comme jadis du bout des legravevres

Rose de mai pourquoi tarder encore

Agrave revenir

Cette vieille chanson la voix fecircleacutee de Charlotte sa petite bouche rideacutee qursquoelle nrsquoosait plus ouvrir ses petites mains segraveches qursquoelle tapait agrave droitehellip agrave gauchehellip sans mesurehellip ho-chant la tecircte levant les yeux au plafondhellip les freacutemissements meacute-talliques de lrsquoeacutepinettehellip et puis je ne sais quelle odeur de vieux reacuteseacutedahellip drsquoeau de rose tourneacutee au vinaigrehellip Oh horreur deacute-creacutepitude hellip folie Oh patraque abominable frissonnehellip miaulehellip grincehellip cassehellip deacutetraque-toi Que tout sautehellip que tout srsquoen aille au diable hellip Quoi hellip crsquoest lagrave Charlotte hellip elle elle hellip ndash Abomination

Je pris une petite glace et me regardaihellip jrsquoeacutetais bien pacircle laquo Charlotte hellip Charlotte raquo mrsquoeacutecriai-je

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Aussitocirct revenant agrave elle et baissant les yeux drsquoun air pu-dique

laquo Theacuteodore murmura-t-elle mrsquoaimez-vous toujours raquo

Je sentis la chair de poule srsquoeacutetendre tout le long de mon dos ma langue se coller au fond de mon gosier Drsquoun bond je mrsquoeacutelanccedilai vers la porte mais la vieille fille pendue agrave mon eacutepaule srsquoeacutecriait

laquo Oh cherhellip cher cœur ne mrsquoabandonne pashellip ne me livre pas au bossu hellip Bientocirct il va venirhellip il revient tous les anshellip crsquoest aujourdrsquohui son jourhellip eacutecoute raquo

Alors precirctant lrsquooreille jrsquoentendis mon cœur galoper ndash La rue eacutetait silencieuse je soulevai la persienne Lrsquoodeur fraicircche du chegravevrefeuille emplit la petite chambre Une eacutetoile brillait au loin sur la montagnehellip je la fixai longtempshellip une larme obscurcit ma vue et me retournant je vis Charlotte eacutevanouie

laquo Pauvre vieille jeune fille tu seras donc toujours en-fant raquo

Quelques gouttes drsquoeau fraicircche la ranimegraverent et me regar-dant

laquo Oh pardonnez pardonnez monsieur dit-elle je suis follehellip En vous revoyant tant de souvenirs hellip raquo

Et se couvrant la figure drsquoune main elle me fit signe de mrsquoasseoir

Son air raisonnable mrsquoinquieacutetaithellip Enfinhellip que faire

Apregraves un long silence

laquo Monsieur reprit-elle ce nrsquoest donc pas lrsquoamour qui vous ramegravene dans ce pays

mdash Heacute ma chegravere demoiselle lrsquoamour lrsquoamour Sans doutehellip lrsquoamour Jrsquoaime toujours la musiquehellip jrsquoaime toujours

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les fleurs Mais les vieux airshellip les vieilles sonateshellip le vieux reacute-seacutedahellip Que diable

mdash Heacutelas dit-elle en joignant les mains je suis donc con-damneacutee au bossu

mdash De quel bossu parlez-vous Charlotte Est-ce de celui de la salle Vous nrsquoavez qursquoagrave dire un mot et nous le mettrons agrave la porte raquo

Mais hochant la tecircte tristement la pauvre fille parut se re-cueillir et commenccedila cette histoire singuliegravere

laquo Trois messieurs comme il faut M le garde geacuteneacuteral M le notaire et M le juge de paix de Pirmasens me demandegraverent ja-dis en mariage Mon pegravere me disait

laquo Charlotte tu nrsquoas qursquoagrave choisir Tu le vois ce sont de beaux partis raquo

laquo Mais je voulais attendre Jrsquoaimais mieux les voir tous les trois reacuteunis agrave la maison On chantait on riait on causait Toute la ville eacutetait jalouse de moi Oh que les temps sont changeacutes

laquo Un soir ces messieurs eacutetaient reacuteunis sur le banc de pierre devant la porte Il faisait un temps magnifique comme au-jourdrsquohui Le clair de lune remplissait la rue On buvait du vin muscat sous le chegravevrefeuille Et moi assise devant mon clave-cin entre deux beaux candeacutelabres je chantais laquo Rose de mai raquo Vers dix heures on entendit un cheval descendre la rue il marchait clopin clopant et toute la socieacuteteacute se disait laquo Quel bruit eacutetrange raquo Mais comme on avait beaucoup bu chanteacute danseacute la joie donnait du courage et ces messieurs riaient de la peur des dames On vit bientocirct srsquoavancer dans lrsquoombre un grand gaillard agrave cheval il portait un immense feutre agrave plumes un ha-bit vert son nez eacutetait long sa barbe jaune enfin il eacutetait borgne boiteux et bossu

ndash 160 ndash

laquo Vous pensez monsieur Theacuteodore combien tous ces mes-sieurs srsquoeacutegayegraverent agrave ses deacutepens mes amoureux surtout chacun lui lanccedilait un quolibet mais lui ne reacutepondait rien

laquo Arriveacute devant lrsquohocirctel il srsquoarrecircta et nous vicircmes alors qursquoil vendait des horloges de Nuremberg il en avait beaucoup de pe-tites et de moyennes suspendues agrave des ficelles qui lui passaient sur les eacutepaules mais ce qui me frappa le plus ce fut une grande horloge poseacutee devant lui sur la selle le cadran de faiumlence tourneacute vers nous et surmonteacute drsquoune belle peinture repreacutesentant un coq rouge qui tournait leacutegegraverement la tecircte et levait la patte

laquo Tout agrave coup le ressort de cette horloge partit et lrsquoaiguille tourna comme la foudre avec un cliquetis inteacuterieur terrible Le marchand fixa tour agrave tour ses yeux gris sur le garde geacuteneacuteral que je preacutefeacuterais sur le notaire que jrsquoaurais pris ensuite et sur le juge de paix que jrsquoestimais beaucoup Pendant qursquoil les regardait ces messieurs sentirent un frisson leur parcourir tout le corps En-fin quand il eut fini cette inspection il se prit agrave rire tout bas et poursuivit sa route au milieu du silence geacuteneacuteral

laquo Il me semble encore le voir srsquoeacuteloigner le nez en lrsquoair et frappant son cheval qui nrsquoen allait pas plus vite

laquo Quelques jours apregraves le garde geacuteneacuteral se cassa la jambe puis le notaire perdit un œil et le juge de paix se courba lente-ment lentement Aucun meacutedecin ne connaicirct de remegravede agrave sa ma-ladie il a beau mettre des corsets de fer sa bosse grossit tous les jours raquo

Ici Charlotte se prit agrave verser quelques larmes puis elle con-tinua

laquo Naturellement les amoureux eurent peur de moi tout le monde quitta notre hocirctel plus une acircme de loin en loin un voyageur

mdash Pourtant lui dis-je jrsquoai remarqueacute chez vous ces trois malheureux infirmes ils ne vous ont pas quitteacutee

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mdash Crsquoest vrai dit-elle mais personne nrsquoa voulu drsquoeux et puis je les fais souffrir sans le vouloir Crsquoest plus fort que moi jrsquoeacuteprouve lrsquoenvie de rire avec le borgne de chanter avec le bossu qui nrsquoa plus qursquoun souffle et de danser avec le boiteux Quel malheur quel malheur hellip

mdash Ah ccedila mrsquoeacutecriai-je vous ecirctes donc folle

mdash Chut fit-elle tandis que sa figure se deacutecomposait drsquoune maniegravere horrible chut le voici raquo

Elle avait les yeux eacutecarquilleacutes et mrsquoindiquait la fenecirctre avec terreur

En ce moment la nuit eacutetait noire comme un four Cepen-dant derriegravere les vitres closes je distinguai vaguement la sil-houette drsquoun cheval et jrsquoentendis un hennissement sourd

laquo Calmez-vous Charlotte calmez-vous crsquoest une becircte eacutechappeacutee qui broute le chegravevrefeuille raquo

Mais au mecircme instant la fenecirctre srsquoouvrit comme par lrsquoeffet drsquoun coup de vent une longue tecircte sarcastique surmonteacutee drsquoun immense chapeau pointu se pencha dans la chambre et se prit agrave rire silencieusement tandis qursquoun bruit drsquohorloges deacutetraqueacutees sifflait dans lrsquoair Ses yeux se fixegraverent drsquoabord sur moi ensuite sur Charlotte pacircle comme la mort puis la fenecirctre se referma brusquement

laquo Oh pourquoi suis-je revenu dans cette bicoque mrsquoeacutecriai-je avec deacutesespoir raquo

Et je voulus mrsquoarracher les cheveux mais pour la pre-miegravere fois de ma vie je dus convenir que jrsquoeacutetais chauve

Charlotte folle de terreur piaffait sur son clavecin au ha-sard et chantait drsquoune voix perccedilante laquo Rose de mai hellip Rose de mai hellip raquo Crsquoeacutetait eacutepouvantable

ndash 162 ndash

Je mrsquoenfuis dans la grande salle ndash La chandelle allait srsquoeacuteteindre et reacutepandait une odeur acirccre qui me prit agrave la gorge Le bossu le borgne et le boiteux eacutetaient toujours agrave la mecircme place seulement ils ne jouaient plus accoudeacutes sur la table et le men-ton dans les mains ils pleuraient meacutelancoliquement dans leurs chopes vides

Cinq minutes apregraves je remontais agrave cheval et je partais agrave bride abattue

laquo Rose de mai hellip rose de mai hellip raquo reacutepeacutetait Charlotte

Heacutelas vieille charrette qui crie va loinhellip Que le Seigneur Dieu la conduise hellip

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LE CHANT DE LA TONNE

Lrsquoautre soir entre dix et onze heures jrsquoeacutetais assis au fond de la taverne des Escargots agrave Nuremberg je contemplais dans une douce quieacutetude la foule qui srsquoagitait sous les poutres basses de la salle le long des tables de checircne et je me sentais heureux drsquoecirctre au monde

Oh les bonnes figures aligneacutees grosses grasses ver-meilles rieuses graves moqueuses contentes recircveuses amou-reuses clignant de lrsquoœil levant le coude bacircillant ronflant se treacutemoussant les jambes allongeacutees le chapeau sur lrsquooreille le tricorne sur la nuquehellip Oh la joyeuse perspective

La salle entonnait lrsquohymne des Brigands laquo Je suis le roi de ces montagnes hellip raquo Toutes les voix se confondaient dans une immense harmonie Il nrsquoy avait pas jusqursquoau petit Christian Schmitt que son pegravere tenait entre ses genoux qui ne ficirct sa par-tie de soprano drsquoune maniegravere satisfaisante

Moi je hochais la tecircte je frappais du pied je fredonnais tantocirct avec lrsquoun tantocirct avec lrsquoautre je marquais la mesure et naturellement je mrsquoattribuais tout le succegraves de la chose

En ce moment mes yeux se tournegraverent par hasard du cocircteacute de Seacutebalt Brauer le tavernier assis derriegravere son comptoir Crsquoeacutetait lrsquoheure ougrave Brauer commence agrave faire ses grimaces sa joue gauche se relegraveve son œil droit se ferme il parle agrave voix

ndash 164 ndash

basse et retourne sans cesse son bonnet de coton sur sa ti-gnasse eacutebouriffeacutee Seacutebalt me regardait aussi

laquo Heacute fit-il en levant un doigt drsquoun air mysteacuterieux tu lrsquoen-tends Theacuteodore

mdash Qui cela demandai-je

mdash Parbleu mon braumberg qui chante

mdash Oh ecirctre naiumlf mrsquoeacutecriai-je esprit essentiellement meacuteta-physique et deacutepourvu de tout sens positif Comment peux-tu supposer que le vin chante Encore si tu disais que les ivrognes chantent agrave la bonne heure cela serait intelligible mais le vinhellip heacute heacute heacute vraiment Seacutebalt ce sont lagrave des ideacutees ridicules pour ne pas dire illogiques raquo

Mais Seacutebalt ne mrsquoeacutecoutait plus il allait agrave droite agrave gauche son tablier de cuir retourneacute sur la hanche une de ses bretelles deacutefaite servant les buveurs et renversant sur les gens la moitieacute de ses cruches avec calme et digniteacute

La grosse Orchel reprit alors sa place au comptoir en exha-lant un soupir les six quinquets se mirent agrave danser la ronde au plafond et comme jrsquoexaminais depuis un quart drsquoheure ce cu-rieux pheacutenomegravene sans pouvoir mrsquoen rendre compte tout agrave coup Brauer treacutebucha contre mon eacutepaule en criant laquo Theacuteodore le baril est vide viens-tu le remplir agrave la cave Tu verras des choses eacutetranges raquo

Je savais que Brauer possegravede la plus belle cave de Nurem-berg apregraves celle du grand-duc la cave de lrsquoantique cloicirctre des Beacuteneacutedictins Aussi jugez de mon enthousiasme Seacutebalt tenait deacutejagrave la chandelle allumeacutee Nous sorticircmes bras dessus bras des-sous faisant retentir nos sabots sur le plancher allongeant le bras et hurlant le nez en lrsquoair laquo Je suis le roi de ces mon-tagnes raquo

Tout le monde riait autour de nous et lrsquoon disait

ndash 165 ndash

laquo Ah les gueux hellip ah les gueux hellip sont-ils contents hellip ah hellip ah hellip ah raquo

Mais quand nous fucircmes dans la rue des Escargots le calme nous revint La nuit eacutetait humide les vieilles masures deacutecreacutepites se precirctaient lrsquoeacutepaule au-dessus de nous la lune brumeuse lais-sait tomber de sa quenouille un fil drsquoargent qui serpentait en zigzag dans la rigole sombre et tout au loin un chat battait sa femme qui pleurait et geacutemissait agrave vous fendre lrsquoacircme

laquo Brrr raquo fit Seacutebalt en grelottant jrsquoai froid

En mecircme temps il souleva la lourde trappe appliqueacutee obli-quement contre le mur et descendit

Je le suivais lentement Lrsquoescalier nrsquoen finissait pas Les ombres srsquoallongeaienthellip srsquoallongeaient agrave perte de vue derriegravere nous plusieurs fois je me retournai tout surpris Je remarquais lrsquoeacutenorme carrure de Brauer son cou brun couvert de petits che-veux friseacutes jusqursquoau milieu des eacutepaules drsquoeacutetranges ideacutees me traversaient lrsquoesprit il me semblait voir le fregravere sommelier des Beacuteneacutedictins allant rendre visite agrave la bibliothegraveque du cloicirctre Moi-mecircme je me prenais pour un de ces antiques personnages et je passais la main sur ma poitrine pensant y trouver une barbe veacuteneacuterable Au bas de lrsquoescalier une niche pratiqueacutee dans lrsquoeacutepaisseur du mur me rappela vaguement la statuette de la Vierge ougrave brucirclait jadis le cierge eacuteternel

Tout saisi presque eacutepouvanteacute jrsquoallais communiquer mes doutes agrave Seacutebalt quand une eacutenorme porte en cœur de checircne bardeacutee de clous agrave large tecircte plate se dressa devant nous Le ta-vernier la poussant drsquoune main vigoureuse srsquoeacutecria

laquo Nous y sommes camarade raquo

Et sa voix roulant au milieu des teacutenegravebres alla se perdre in-sensiblement dans les profondeurs lointaines du souterrain Jrsquoen reccedilus une impression singuliegravere

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Nous entracircmes drsquoun air grave et recueilli

Jrsquoai visiteacute dans ma vie bien des caves ceacutelegravebres depuis celle de notre glorieux souverain Yeacuteri-Peter jusqursquoaux caveaux de lrsquohocirctel de ville de Brecircme ougrave se conserve le fameux vin de Ro-senwein dont les bourgeois de la bonne ville libre envoyaient tous les ans au vieux Goethe une bouteille pour le jour de sa fecircte jrsquoen ai vu de plus vastes et de plus riches en grands vins que celle de mon ami Seacutebalt Brauer mais la veacuteriteacute me force agrave dire que je nrsquoen ai jamais rencontreacute drsquoaussi saines et drsquoaussi bien tenues

Sous une voucircte haute de trente pieds et longue de plus de cent megravetres construite en larges pierres de taille les tonneaux rangeacutes sur deux lignes parallegraveles avaient un air respectable qui faisait vraiment plaisir agrave voir et derriegravere chaque foudre une pancarte suspendue au mur indiquait le cru lrsquoanneacutee le jour et le temps de la vendange la cuveacutee premiegravere ou seconde enfin tous les titres de noblesse du suc geacuteneacutereux enfermeacute sous les longues douves cercleacutees de fer

Nous marchions drsquoun pas lent solennel

laquo Voici du braumberg dit le tavernier en eacuteclairant un foudre colossal crsquoest mon vin ordinaire Eacutecoute comme il srsquoen donne lagrave haut

laquo Crsquoest pour moi que lrsquoavare empile Eacutecus drsquoor aux jaunes reflets Crsquoest pour moi que mucircrit la fille Sous le chaume et dans les palais raquo

mdash Ah le bandit comme il retrousse ses moustaches blondes raquo

Ainsi parlait Brauer et nous avancions toujours

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laquo Halte srsquoeacutecria-t-il nous voilagrave devant le steinberg de 1822 Fameuse anneacutee Goucircte-moi ccedila raquo

Il deacuteposa sa chandelle agrave terre prit sur la bonde un verre de Bohecircme au calice eacutevaseacute agrave la jambe grecircle au pied mince et tourna le robinet Un filet drsquoor remplit la coupe Avant de me lrsquooffrir Brauer lrsquoeacuteleva lentement pour en montrer la belle cou-leur drsquoambre blond Puis il le passa sous son nez crochu

laquo Quel bouquet dit-il quel parfum Ah crsquoest la fantaisie pure crsquoest le recircve de Freyschuumltz raquo

Je bushellip Toutes les fibres de mon cerveau srsquoeacutelectrisegraverent jrsquoeus de vagues eacuteblouissements

laquo Eh bien raquo fit Seacutebalt

Pour toute reacuteponse je me mis agrave fredonner

Chasseur diligent etc raquo

Et les eacutechos srsquoeacuteveillaient au loin ils sortaient la tecircte du mi-lieu des ombres et chantaient avec moi Crsquoeacutetait magnifique

laquo Tu ne chantais pas tout agrave lrsquoheure raquo dit Seacutebalt avec un sourire eacutetrange

Cette reacuteflexion me fit reacutefleacutechir et mrsquoarrecirctant tout court je mrsquoeacutecriai

laquo Tu crois donc que le vin chante raquo

Mais lui ne parut pas faire attention agrave mes paroles il eacutetait devenu grave

Nous poursuivicircmes nos peacutereacutegrinations souterraines Les vieux foudres semblaient nous attendre avec respect Nos re-gards srsquoanimaient Brauer buvait aussi

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laquo Ah ah dit-il voici lrsquoopeacutera de la Flucircte enchanteacutee Il faut que tu sois bien de mes amis pour que je trsquoen joue un air de ce-lui-lagravehellip diable hellip du johannisberg de lrsquoan XI

Un filet imperceptible siffla dans la coupe le verre fut rem-pli Jrsquoen humai jusqursquoagrave la derniegravere goutte avec recueillement Brauer me regardait dans le blanc des yeux les mains croiseacutees sur le dos il avait lrsquoair drsquoenvier mon bonheur

Moi lrsquoacircme du vieux vin cette acircme plus vivante que notre acircme cette acircme des Mozart des Gluck des Weber des Theacuteodore Hoffman envahissait mon ecirctre et me faisait dresser les cheveux sur la tecircte

laquo Oh mrsquoeacutecriai-je souffle divin oh musique enchante-resse Non jamais jamais mortel ne srsquoest eacuteleveacute plus haut que moi dans les sphegraveres invisibles raquo

Je lorgnais du coin de lrsquoœil le robinet meacutelodieux mais Brauer ne crut pas devoir mrsquoen jouer une seconde ariette

laquo Bon fit-il quand on srsquoouvre la veine il est agreacuteable de voir que crsquoest pour un digne appreacuteciateur pour un veacuteritable ar-tiste Tu nrsquoes pas comme notre bourgmestre Kalb qui voulait se gargariser la panse drsquoun deuxiegraveme et mecircme drsquoun troisiegraveme verre avant de se prononcer Animal je lrsquoai mis rudement agrave la porte raquo

Nous passacircmes alors en revue le steinberg le hattenheim le hohheim le markobrunner le rudesheim tous vins exquis chaleureux et chose bizarre agrave chaque vin nouveau un nouvel air me passait par la tecircte je le fredonnais involontairement la penseacutee de Seacutebalt devenait de plus en plus lucide pour moi je compris qursquoil voulait me donner une leccedilon expeacuterimentale du plus grand problegraveme des temps modernes

laquo Brauer lui dis-je crois-tu donc seacuterieusement que lrsquohomme ne soit que lrsquoinstrument passif de la bouteille un cor de chasse une flucircte un cornet agrave piston que lrsquoesprit de la tonne

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embouche et dont il tire telle musique qursquoil lui plaicirct Que de-viendraient la liberteacute la loi morale la raison individuelle et so-ciale si ce fait eacutetait vrai Nous ne serions plus que de veacuteritables entonnoirs des sortes de meacutecaniques sans conscience ni digni-teacute Lrsquoempereur Venceslas le plus grand ivrogne qursquoon ait ja-mais vu aurait donc seul compris le sens de la destineacutee hu-maine Il faudrait donc le placer au-dessus de Solon de Ly-curgue et des sept sages de la Gregravece

mdash Non seulement je le crois dit Brauer mais jrsquoen suis sucircr Ces imbeacuteciles qui hurlent lagrave-haut srsquoimaginent chanter drsquoeux-mecircmes Eh bien crsquoest moi qui choisis dans ma cave lrsquoair qursquoil me plaicirct drsquoentendre chaque tonne chaque foudre a son air favori lrsquoun est triste lrsquoautre gai lrsquoautre grave ou meacutelancolique Tu vas en juger Theacuteodore je veux faire pour toi le sacrifice drsquoun tonne-let de hohheim crsquoest un vin tendre le braumberg doit ecirctre eacutepuiseacute car on fait un tapage du diable agrave la taverne Nous allons tourner les acircmes au sentiment raquo

Alors au lieu de remplir son baril de braumberg il le mit sous le robinet du hohheim puis avec une adresse surprenante il le placcedila sur son eacutepaule et nous remontacircmes

La taverne eacutetait en combustion le chant des Brigands deacute-geacuteneacuterait en scandale

laquo Oh srsquoeacutecria la femme de Seacutebalt que tu mrsquoas fait attendre toutes les bouteilles sont vides depuis un quart drsquoheure Eacutecoute ce tapage ils vont tout briser raquo

En effet un roulement de bouteilles eacutebranlait les tables

laquo Du vin du vin raquo

Le tavernier deacuteposa son baril sur le comptoir et remplit les bouteilles sa femme avait agrave peine le temps de servir les hur-lements redoublaient

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Moi je venais de reprendre ma place et je regardais ce tu-multe en fredonnant tour agrave tour des motifs de la Flucircte enchan-teacutee du Freyschuumltz de Don Juan drsquoObeacuteron que sais-je de cin-quante opeacuteras que jrsquoavais oublieacutes depuis longtemps ou que mecircme je nrsquoavais jamais su Jeunesse amour poeacutesie bonheur de la famille espeacuterances sans bornes tout renaissait dans mon cœur je riais je ne me posseacutedais plus

Tout agrave coup un calme profond srsquoeacutetablit lrsquoair des Brigands cessa comme par enchantement et Julia Weber la fille du meacute-neacutetrier se mit agrave chanter lrsquoair si doux si tendre de la Fillette de Freacutedeacuteric Barberousse

laquo mdash Fillette sur la plaine blanche Ougrave vas-tu de si grand matin mdash Je vais ceacuteleacutebrer le dimanche Seigneur au village lointainhellip Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle

Toute la salle eacutecoutait la jeune fille dans un religieux si-lence et quand elle fut au refrain toutes ces grosses faces char-nues se mirent agrave fredonner en sourdine

laquo Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle raquo

Ce fut un veacuteritable coup de theacuteacirctre

laquo Eh bien dit Brauer en se penchant agrave mon oreille qui est-ce qui chante

mdash Crsquoest la tonne de hohheim raquo reacutepondis-je agrave voix basse en eacutecoutant le chant de la jeune fille qui recommenccedilait ce chant monotone doux suave ce chant du bon vieux temps

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Ocirc nobles coteaux de la Gironde de la Bourgogne du Rheingauhellip et vous ardents vignobles de lrsquoEspagne et de lrsquoItalie Madegravere Marsalla Porto Xeacuteregraves Lacryma-Christihellip et toi Tokai geacuteneacutereux hongrois je vous connais maintenant ndash Vous ecirctes lrsquoacircme des temps passeacuteshellip des geacuteneacuterations eacuteteintes hellip ndash Bonne chance je vous souhaite ndash Puissiez-vous fleurir et prospeacuterer eacuteternellement hellip

mdash Et vous bons vins captifs sous les cercles de fer ou drsquoosier vous attendez avec impatience lrsquoheureux instant de pas-ser dans nos veines de faire battre nos cœurs de revivre en nous hellip ndash Eh bien vous nrsquoattendrez pas longtemps je jure de vous deacutelivrer de vous faire chanter et rire autant que lrsquoEcirctre des ecirctres voudra bien me confier cette noble mission sur la terre hellip ndash Mais quand je ne serai plus quand mes os auront reverdi et se dresseront en ceps noueux sur le coteau quand mon sang bouillonnera en gouttelettes vermeilles dans les grappes mucircries et qursquoil srsquoeacutepanchera du pressoir en flots limpideshellip Alors jeunes gens agrave votre tour de me deacutelivrer Laissez-moi revivre en vous faire votre force votre joie votre courage comme les ancecirctres font le mien aujourdrsquohuihellip crsquoest tout ce que je vous demande ndash Et ce faisant nous accomplirons chacun agrave notre tour le preacute-cepte sublime Aimez-vous les uns les autres dans les siegravecles des siegravecles Amen

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LE COQUILLAGE

DE LrsquoONCLE BERNARD

Lrsquooncle Bernard avait un grand coquillage sur sa commode Un coquillage aux legravevres roses nrsquoest pas commun dans les forecircts du Hundsruck agrave cent cinquante lieues de la mer Daniel Rich-ter ancien soldat de marine avait rapporteacute celui-ci de lrsquoOceacutean comme une marque eacuteternelle de ses voyages

Qursquoon se figure avec quelle admiration nous autres enfants du village nous contemplions cet objet merveilleux Chaque fois que lrsquooncle sortait faire ses visites nous entrions dans la biblio-thegraveque et le bonnet de coton sur la nuque les mains dans les fentes de notre petite blouse bleue le nez contre la plaque de marbre nous regardions lrsquoescargot drsquoAmeacuterique comme lrsquoappelait la vieille servante Greacutedel

Ludwig disait qursquoil devait vivre dans les haies Kasper qursquoil devait nager dans les riviegraveres mais aucun ne savait au juste ce qursquoil en eacutetait

Or un jour lrsquooncle Bernard nous trouvant agrave discuter ainsi se mit agrave sourire Il deacuteposa son tricorne sur la table prit le co-quillage entre ses mains et srsquoasseyant dans son fauteuil

laquo Eacutecoutez un peu ce qui se passe lagrave-dedans raquo dit-il

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Aussitocirct chacun appliqua son oreille agrave la coquille et nous entendicircmes un grand bruit une plainte un murmure comme un coup de vent bien loin au fond des bois Et tous nous nous regardions lrsquoun lrsquoautre eacutemerveilleacutes

laquo Que pensez-vous de cela raquo demanda lrsquooncle mais per-sonne ne sut que lui reacutepondre

Alors il nous dit drsquoun ton grave

laquo Enfants cette grande voix qui bourdonne crsquoest le bruit du sang qui coule dans votre tecircte dans vos bras dans votre cœur et dans tous vos membres Il coule ici comme de petites sources vives lagrave comme des torrents ailleurs comme des ri-viegraveres et de grands fleuves Il baigne tout votre corps agrave lrsquointeacuterieur afin que tout puisse y vivre y grandir et y prospeacuterer depuis la pointe de vos cheveux jusqursquoagrave la plante de vos pieds

laquo Maintenant pour vous faire comprendre pourquoi vous entendez ces bruits au fond du coquillage il faut vous expliquer une chose Vous connaissez lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse qui vous renvoie votre cri quand vous criez votre chant quand vous chantez et le son de votre corne lorsque vous ramenez vos chegravevres de lrsquoAltenberg le soir Eh bien ce coquillage est un eacutecho semblable agrave celui de la Roche-Creuse seulement lorsque vous lrsquoapprochez de votre oreille crsquoest le bruit de ce qui se passe en vous qursquoil vous renvoie et ce bruit ressemble agrave toutes les voix du ciel et de la terre car chacun de nous est un petit monde celui qui pourrait voir la centiegraveme partie des merveilles qui srsquoaccomplissent dans sa tecircte durant une seconde pour le faire vivre et penser et dont il nrsquoentend que le murmure au fond de la coquille celui-lagrave tomberait agrave genoux et pleurerait longtemps en remerciant Dieu de ses bonteacutes infinies

laquo Plus tard quand vous serez devenus des hommes vous comprendrez mieux mes paroles et vous reconnaicirctrez que jrsquoavais raison

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laquo Mais en attendant mes chers amis veillez bien sur votre acircme conservez-la sans tache crsquoest elle qui vous fait vivre le Seigneur lrsquoa mise dans votre tecircte pour eacuteclairer votre petit monde comme il a mis son soleil au ciel pour eacuteclairer et reacute-chauffer lrsquounivers

laquo Vous saurez mes enfants qursquoil y a dans ce monde des pays ougrave le soleil ne luit pour ainsi dire jamais Ces pays-lagrave sont bien tristes Les hommes ne peuvent pas y rester on nrsquoy voit point de fleurs point drsquoarbres point de fruits point drsquooiseaux rien que de la glace et de la neige tout y est mort Voilagrave ce qui vous arriverait si vous laissiez obscurcir votre acircme votre petit monde vivrait dans les teacutenegravebres et dans la tristesse vous seriez bien malheureux

laquo Eacutevitez donc avec soin ce qui peut troubler votre acircme la paresse la gourmandise la deacutesobeacuteissance et surtout le men-songe toutes ces vilaines choses sont comme des vapeurs ve-nues drsquoen bas et qui finissent par couvrir la lumiegravere que le Sei-gneur a mise en nous

laquo Si vous tenez votre acircme au-dessus de ces nuages elle brillera toujours comme un beau soleil et vous serez heureux raquo

Ainsi parla lrsquooncle Bernard et chacun eacutecouta de nouveau se promettant agrave lui-mecircme de suivre ses bons conseils et de ne pas laisser les vapeurs drsquoen bas obscurcir son acircme

Combien de fois depuis nrsquoai-je pas tendu lrsquooreille aux bourdonnements du coquillage Chaque soir aux beaux jours de lrsquoautomne en rentrant de la pacircture je le prenais sur mes ge-noux et la joue contre son eacutemail rose jrsquoeacutecoutais avec recueille-ment Je me repreacutesentais les merveilles dont nous avait parleacute lrsquooncle Bernard et je pensais Si lrsquoon pouvait voir ces choses par un petit trou crsquoest ccedila qui doit ecirctre beau

Mais ce qui mrsquoeacutetonnait encore plus que tout le reste crsquoest qursquoagrave force drsquoeacutecouter il me semblait distinguer au milieu du

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bourdonnement du coquillage lrsquoeacutecho de toutes mes penseacutees les unes douces et tendres les autres joyeuses elles chantaient comme les meacutesanges et les fauvettes au retour du printemps et cela me ravissait Je serais resteacute lagrave des heures entiegraveres les yeux eacutecarquilleacutes la bouche entrrsquoouverte respirant agrave peine pour mieux entendre si notre vieille Greacutedel ne mrsquoavait crieacute

laquo Fritzel agrave quoi penses-tu donc Ocircte un peu cet escargot de ton oreille et mets la nappe voici M le docteur qui rentre raquo

Alors je deacuteposais le coquillage sur la commode en soupi-rant je mettais le couvert de lrsquooncle et le mien au bout de la table je prenais la grande carafe et jrsquoallais chercher de lrsquoeau agrave la fontaine

Pourtant un jour la coquille de lrsquooncle Bernard me rendit des sons moins agreacuteables sa musique devint seacutevegravere et me causa la plus grande frayeur Crsquoest qursquoaussi je nrsquoavais pas lieu drsquoecirctre content de moi des nuages sombres obscurcissaient mon acircme crsquoeacutetait ma faute ma tregraves grande faute Mais il faut que je vous raconte cela depuis le commencement Voici comment les choses srsquoeacutetaient passeacutees

Ludwig et moi dans lrsquoapregraves-midi de ce jour nous eacutetions agrave garder nos chegravevres sur le plateau de lrsquoAltenberg nous tressions la corde de notre fouet nous sifflions nous ne pensions agrave rien

Les chegravevres grimpaient agrave la pointe des rochers allongeant le cou la barbe en pointe sur le ciel bleu Notre vieux chien Bockel tout eacutedenteacute sommeillait sa longue tecircte de loup entre les pattes

Nous eacutetions lagrave coucheacutes agrave lrsquoombre drsquoun bouquet de sapi-neaux quand tout agrave coup Ludwig eacutetendit son fouet vers le ravin et me dit

laquo Regarde lagrave-bas au bord de la grande roche sur ce vieux hecirctre je connais un nid de merles raquo

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Alors je regardai et je vis le vieux merle qui voltigeait de branche en branche car il savait deacutejagrave que nous le regardions

Mille fois lrsquooncle Bernard mrsquoavait deacutefendu de deacutenicher des oiseaux et puis le nid eacutetait au-dessus du preacutecipice dans la fourche drsquoune grande branche moisie Longtemps longtemps je regardai cela tout recircveur Ludwig me disait

laquo Il y a des jeunes ce matin en allant cueillir des mucircres dans les ronces je les ai bien entendus demander la becqueacutee demain ils srsquoenvoleront car ils doivent avoir des plumes raquo

Je ne disais toujours rien mais le diable me poussait Agrave la fin je me levai je mrsquoapprochai de lrsquoarbre au milieu des bruyegraveres et jrsquoessayai de lrsquoembrasser il eacutetait trop gros Malheu-reusement pregraves de lagrave poussait un hecirctre plus petit et tout vert Je grimpai dessus et le faisant pencher jrsquoattrapai la premiegravere branche de lrsquoautre

Je montai Les deux merles poussaient des cris plaintifs et tourbillonnaient dans les feuilles Je ne les eacutecoutais pas Je me mis agrave cheval sur la branche moisie pour mrsquoapprocher du nid que je voyais tregraves bien il y avait trois petits et un œuf cela me donnait du courage Les petits allongeaient le cou leur gros bec jaune ouvert jusqursquoau fond du gosier et je croyais deacutejagrave les tenir Mais comme jrsquoavanccedilais les jambes pendantes et les mains en avant tout agrave coup la branche cassa comme du verre et je nrsquoeus que le temps de crier mdash Ah mon Dieu ndash Je tournai deux fois et je tombai sur la grosse branche au-dessous ougrave je me cram-ponnai drsquoune force terrible Tout lrsquoarbre tremblait jusqursquoagrave la ra-cine et lrsquoautre branche descendait en raclant les rochers avec un bruit qui me faisait dresser les cheveux sur la tecircte je la re-gardai malgreacute moi jusqursquoau fond du ravin elle bouillonna dans le torrent et srsquoen alla tournoyant au milieu de lrsquoeacutecume jusqursquoau grand entonnoir ougrave je ne la vis plushellip

Alors je remontai doucement au tronc les genoux bien ser-reacutes demandant pardon agrave Dieu et je me laissai glisser tout pacircle

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dans les bruyegraveres Les deux vieux merles voltigeaient encore au-tour de moi jetant des cris lamentables Ludwig srsquoeacutetait sauveacute mais comme il descendait le sentier de lrsquoAltenberg tournant la tecircte par hasard il me vit sain et sauf et revint en criant tout es-souffleacute

laquo Te voilagrave hellip Tu nrsquoes pas tombeacute de la roche

mdash Oui lui dis-je sans presque pouvoir remuer la langue me voilagravehellip le bon Dieu mrsquoa sauveacute Mais allons-nous-enhellip allons-nous-enhellip jrsquoai peur raquo

Il eacutetait bien sept heures du soir le soleil rouge se couchait entre les sapins jrsquoen avais assez ce jour-lagrave de garder les chegravevres Le chien ramena notre troupeau qui se mit agrave descendre le sen-tier dans la poussiegravere jusqursquoagrave Hirschland Ni Ludwig ni moi nous ne soufflions joyeusement dans notre corne comme les autres soirs pour entendre lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse nous reacute-pondre

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La peur nous avait saisis et mes jambes tremblaient encore

Une fois au village pendant que les chegravevres srsquoen allaient agrave droite agrave gauche becirclant agrave toutes les portes drsquoeacutetables je dis agrave Ludwig

laquo Tu ne raconteras rien

mdash Sois tranquille raquo

Et je rentrai chez lrsquooncle Bernard Il eacutetait alleacute dans la haute montagne voir un vieux bucirccheron malade Greacutedel venait de dresser la table Quand lrsquooncle nrsquoeacutetait pas de retour sur les huit heures du soir nous soupions seuls ensemble Crsquoest ce que nous ficircmes comme drsquohabitude Puis Greacutedel ocircta les couverts et lava la vaisselle dans la cuisine Moi jrsquoentrai dans notre bibliothegraveque et je pris le coquillage non sans inquieacutetude Dieu du ciel comme il bourdonnait Comme jrsquoentendais les torrents et les ri-viegraveres mugir et comme au milieu de tout cela les cris plaintifs des vieux merles le bruit de la branche qui raclait les rochers et le freacutemissement de lrsquoarbre srsquoentendaient Et comme je me re-preacutesentais les pauvres petits oiseaux eacutecraseacutes sur une pierre ndash crsquoeacutetait terriblehellip terrible

Je me sauvai dans ma petite chambre au-dessus de la grange et je me couchai mais le sommeil ne venait pas la peur me tenait toujours

Vers dix heures jrsquoentendis lrsquooncle arriver en trottant dans le silence de la nuit Il fit halte agrave notre porte et conduisit son cheval agrave lrsquoeacutecurie puis il entra Je lrsquoentendis ouvrir lrsquoarmoire de la cuisine et manger un morceau sur le pouce selon son habi-tude quand il rentrait tard

laquo Srsquoil savait ce que jrsquoai fait raquo me disais-je en moi-mecircme

Agrave la fin il se coucha Moi jrsquoavais beau me tourner me re-tourner mon agitation eacutetait trop grande pour dormir je me re-preacutesentais mon acircme noire comme de lrsquoencre jrsquoaurais voulu

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pleurer Vers minuit mon deacutesespoir devint si grand que jrsquoaimai mieux tout avouer Je me levai je descendis en chemise et jrsquoentrai dans la chambre agrave coucher de lrsquooncle Bernard qui dor-mait une veilleuse sur la table

Je mrsquoagenouillai devant son lit Lui srsquoeacuteveillant en sursaut se leva sur le coude et me regarda tout eacutetonneacute

laquo Crsquoest toi Fritzel me dit-il que fais-tu donc lagrave mon en-fant

mdash Oncle Bernard mrsquoeacutecriai-je en sanglotant pardonnez-moi jrsquoai peacutecheacute contre le ciel et contre vous

mdash Qursquoas-tu donc fait dit-il tout attendri

mdash Jrsquoai grimpeacute sur un hecirctre de lrsquoAltenberg pour deacutenicher des merles et la branche srsquoest casseacutee

mdash Casseacutee Oh mon Dieu hellip

mdash Oui et le Seigneur mrsquoa sauveacute en permettant que je mrsquoaccroche agrave une autre branche Maintenant les vieux merles me redemandent leurs petits ils volent autour de moi ils mrsquoempecircchent de dormir raquo

Lrsquooncle se tut longtemps Je pleurais agrave chaudes larmes

laquo Oncle mrsquoeacutecriai-je encore ce soir jrsquoai bien eacutecouteacute dans la coquille tout est casseacute tout est bouleverseacute jamais on ne pourra tout raccommoder raquo

Alors il me prit le bras et dit au bout drsquoun instant drsquoune voix solennelle

laquo Je te pardonne hellip Calme-toihellip Mais que cela te serve de leccedilon Songe au chagrin que jrsquoaurais eu si lrsquoon trsquoavait rapporteacute mort dans cette maison Eh bien le pauvre pegravere et la pauvre megravere des petits merles sont aussi deacutesoleacutes que je lrsquoaurais eacuteteacute moi-

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mecircme Ils redemandent leurs enfants Tu nrsquoas pas songeacute agrave ce-lahellip Puisque tu te repens il faut bien que je te pardonne raquo

En mecircme temps il se leva me fit prendre un verre drsquoeau sucreacutee et me dit

laquo Va-trsquoen dormirhellip les pauvres vieux ne trsquoinquieacuteteront plushellip Dieu te pardonne agrave cause de ton chagrinhellip Tu dormiras maintenant Mais agrave partir de demain tu ne garderas plus les chegravevres un garccedilon de ton acircge doit aller agrave lrsquoeacutecole raquo

Je remontai donc dans ma chambre plus tranquille et je mrsquoendormis heureusement

Le lendemain lrsquooncle Bernard me conduisit lui-mecircme chez notre vieil instituteur Tobie Veyrius Pour dire la veacuteriteacute cela me parut dur les premiers jours de rester enfermeacute dans une chambre du matin au soir sans oser remuer oui cela me parut bien dur je regrettais le grand air mais on nrsquoarrive agrave rien ici-bas sans se donner beaucoup de peine Et puis le travail finit par devenir une douce habitude crsquoest mecircme tout bien consideacutereacute la plus pure et la plus solide de nos jouissances Par le travail seul on devient un homme et lrsquoon se rend utile agrave ses semblables

Aujourdrsquohui lrsquooncle Bernard est bien vieux il passe son temps assis dans le grand fauteuil derriegravere le poecircle en hiver et lrsquoeacuteteacute sur le banc de pierre devant la maison agrave lrsquoombre de la vigne qui couvre la faccedilade Moi je suis meacutedecinhellip Je le rem-place Le matin au petit jour je monte agrave cheval et je ne rentre que le soir harasseacute de fatigue Crsquoest une existence peacutenible sur-tout agrave lrsquoeacutepoque des grandes neiges eh bien cela ne mrsquoempecircche pas drsquoecirctre heureux

Le coquillage est toujours agrave sa place Quelquefois en ren-trant de mes courses dans la montagne je le prends comme au bon temps de ma jeunesse et jrsquoeacutecoute bourdonner lrsquoeacutecho de mes penseacutees elles ne sont pas toujours joyeuses parfois mecircme elles sont tristes ndash lorsqursquoun de mes pauvres malades est en danger

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de mort et que je ne puis rien pour le secourir ndash mais jamais elles ne sont menaccedilantes comme le soir de lrsquoaventure du nid de merles

Celui-lagrave seul est heureux mes chers amis qui peut eacutecouter sans crainte la voix de sa conscience riche ou pauvre il goucircte la feacuteliciteacute la plus complegravete qursquoil soit donneacute agrave lrsquohomme de connaicirctre en ce monde

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LA TRESSE NOIRE

Il y avait bien quinze ans que je ne songeais plus agrave mon ami Taifer quand un beau jour son souvenir me revint agrave la meacute-moire Vous dire comment pourquoi me serait chose impos-sible Les coudes sur mon pupitre les yeux tout grands ouverts je recircvais au bon temps de notre jeunesse Il me semblait parcou-rir la grande alleacutee des Marronniers agrave Charleville et je fredon-nais involontairement le joyeux refrain de Georges

laquo Versez amis versez agrave boire raquo

Puis tout agrave coup revenant agrave moi je mrsquoeacutecriai laquo Agrave quoi diable songes-tu Tu te crois jeune encore Ah ah ah pauvre fou raquo

Or agrave quelques jours de lagrave rentrant vers le soir de la cha-pelle Louis de Gonzague jrsquoaperccedilus en face des eacutecuries du haras un officier de spahis en petite tenue le keacutepi sur lrsquooreille et la bride drsquoun superbe cheval arabe au bras La physionomie de ce cheval me parut singuliegraverement belle il inclinait la tecircte par-dessus lrsquoeacutepaule de son maicirctre et me regardait fixement Ce re-gard avait quelque chose drsquohumain

La porte de lrsquoeacutecurie srsquoouvrit lrsquoofficier remit au palefrenier la bride de son cheval et se tournant de mon cocircteacute nos yeux se rencontregraverent crsquoeacutetait Taifer Son nez crochu ses petites mous-taches blondes rejoignant une barbiche tailleacutee en pointe ne

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pouvaient me laisser aucun doute malgreacute les teintes ardentes du soleil drsquoAfrique empreintes sur sa face

Taifer me reconnut mais pas un muscle de son visage ne tressaillit pas un sourire nrsquoeffleura ses legravevres Il vint agrave moi len-tement me tendit la main et me dit laquo Bonjour Theacuteodore tu vas toujours bien raquo ndash comme srsquoil ne mrsquoeucirct quitteacute que de la veille Ce ton simple mrsquoeacutetonna tellement que je reacutepondis de mecircme laquo Mais oui Georges pas mal

mdash Allons tant mieux fit-il tant mieux Puis il me prit le bras et me demanda Ougrave allons-nous

mdash Je rentrais chez moi

mdash Eh bien je trsquoaccompagne raquo

Nous descendicircmes la rue de Clegraveves tout recircveurs Arriveacutes devant ma porte je grimpai lrsquoeacutetroit escalier Les eacuteperons de Tai-fer reacutesonnaient derriegravere moi cela me paraissait eacutetrange Dans ma chambre il jeta son keacutepi sur le piano il prit une chaise je deacuteposai mon cahier de musique dans un coin et mrsquoeacutetant assis nous restacircmes tout meacuteditatifs en face lrsquoun de lrsquoautre

Au bout de quelques minutes Taifer me demanda drsquoun son de voix tregraves doux

laquo Tu fais donc toujours de la musique Theacuteodore

mdash Toujours je suis organiste de la catheacutedrale

mdash Ah et tu joues toujours du violon

mdash Oui

mdash Te rappelles-tu Theacuteodore la chansonnette de Louise raquo

En ce moment tous les souvenirs de notre jeunesse se re-tracegraverent avec tant de vivaciteacute agrave mon esprit que je me sentis pacirc-lir sans profeacuterer un mot je deacutetachai mon violon de la muraille

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et me mis agrave jouer la chansonnette de Louise mais si bashellip si bashellip que je croyais seul lrsquoentendre

Georges mrsquoeacutecoutait les yeux fixeacutes devant lui agrave la derniegravere note il se leva et me prenant les mains avec force il me regarda longtemps

laquo Encore un bon cœur celui-lagrave dit-il comme se parlant agrave lui-mecircme ndash Elle trsquoa trompeacute nrsquoest-ce pas Elle trsquoa preacutefeacutereacute M Stanislas agrave cause de ses breloques et de son coffre-fort raquo

Je mrsquoassis en pleurant

Taifer fit trois ou quatre tours dans la chambre et srsquoarrecirctant tout agrave coup il se prit agrave consideacuterer ma guitare en si-lence puis il la deacutecrochahellip ses doigts en effleuregraverent les cordes et je fus surpris de la netteteacute bizarre de ces quelques notes ra-pides mais Georges rejeta lrsquoinstrument qui rendit un soupir plaintif sa figure devint sombre il alluma une cigarette et me souhaita le bonsoir

Je lrsquoeacutecoutai descendre lrsquoescalier Le bruit de ses pas reten-tissait dans mon cœur

Quelques jours apregraves ces eacuteveacutenements jrsquoappris que le capi-taine Taifer srsquoeacutetait installeacute dans une chambre donnant sur la place Ducale On le voyait fumer sa pipe sur le balcon mais il ne faisait attention agrave personne Il ne freacutequentait point le cafeacute des officiers Son unique distraction eacutetait de monter agrave cheval et de se promener le long de la Meuse sur le chemin de halage

Chaque fois que le capitaine me rencontrait il me criait de loin

laquo Bonjour Theacuteodore raquo

Jrsquoeacutetais le seul auquel il adressacirct la parole

Vers les derniers jours drsquoautomne monseigneur de Reims fit sa tourneacutee pastorale Je fus tregraves occupeacute durant ce mois il me

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fallut tenir lrsquoorgue en ville et au seacuteminaire je nrsquoavais pas une minute agrave moi Puis quand monseigneur fut parti tout retomba dans le calme habituel On ne parlait plus du capitaine Taifer Le capitaine avait quitteacute son logement de la place Ducale il ne faisait plus de promenades et drsquoailleurs dans le grand monde il nrsquoeacutetait question que des derniegraveres fecirctes et des gracircces infinies de monseigneur moi-mecircme je ne pensais plus agrave mon vieux cama-rade

Un soir que les premiers flocons de neige voltigeaient de-vant ma fenecirctre et que tout grelottant jrsquoallumais mon feu et preacuteparais ma cafetiegravere jrsquoentends des pas dans lrsquoescalier laquo Crsquoest Georges raquo me dis-je La porte srsquoouvre En effet crsquoeacutetait lui tou-jours le mecircme Seulement un petit manteau de toile cireacutee ca-chait les broderies drsquoargent de sa veste bleu de ciel Il me serra la main et me dit

laquo Theacuteodore viens avec moi je souffre aujourdrsquohui je souffre plus que drsquohabitude

mdash Je veux bien lui reacutepondis-je en passant ma redingote je veux bien puisque cela te fait plaisir

Nous descendicircmes la rue silencieuse en longeant les trot-toirs couverts de neige

Agrave lrsquoangle du jardin des Carmes Taifer srsquoarrecircta devant une maisonnette blanche agrave persiennes vertes il en ouvrit la porte nous entracircmes et je lrsquoentendis refermer derriegravere nous Drsquoantiques portraits ornaient le vestibule lrsquoescalier en coquille eacutetait drsquoune eacuteleacutegance rare au haut de lrsquoescalier un burnous rouge pendait au mur Je vis tout cela rapidement car Taifer montait vite Quand il mrsquoouvrit sa chambre je fus eacutebloui mon-seigneur lui-mecircme nrsquoen a pas de plus somptueuse sur les murs agrave fond drsquoor se deacutetachaient de grandes fleurs pourpres des armes orientales et de superbes pipes turques incrusteacutees de nacre Les meubles drsquoacajou avaient une forme accroupie mas-sive vraiment imposante Une table ronde agrave plaque de marbre

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vert jaspeacute de bleu supportait un large plateau de laque violette et sur le plateau un flacon ciseleacute renfermant une essence cou-leur drsquoambre

Je ne sais quel parfum subtil se mecirclait agrave lrsquoodeur reacutesineuse des pommes de pin qui brucirclaient dans lrsquoacirctre

laquo Que ce Taifer est heureux me disais-je il a rapporteacute tout cela de ses campagnes drsquoAfrique Quel riche pays Tout srsquoy trouve en abondance lrsquoor la myrrhe et lrsquoencens et des fruits incomparables et de grandes femmes pacircles aux yeux de gazelle plus flexibles que les palmiers selon le Cantique des Can-tiques raquo

Telles eacutetaient mes reacuteflexions

Taifer bourra une de ses pipes et me lrsquooffrit lui-mecircme ve-nait drsquoallumer la sienne une superbe pipe turque agrave bouquin drsquoambre

Nous voilagrave donc eacutetendus nonchalamment sur des coussins amarante regardant le feu deacuteployer ses tulipes rouges et blanches sur le fond noir de la chemineacutee

Jrsquoeacutecoutais les cris des moineaux blottis sous les gouttiegraveres et la flamme ne mrsquoen paraissait que plus belle

Taifer levait de temps en temps sur moi ses yeux gris puis il les abaissait drsquoun air recircveur

laquo Theacuteodore me dit-il enfin agrave quoi penses-tu

mdash Je pense qursquoil aurait mieux valu pour moi faire un tour drsquoAfrique que de rester agrave Charleville lui reacutepondis-je combien de souffrances et drsquoennuis je me serais eacutepargneacutes que de ri-chesses jrsquoaurais acquises Ah Louise avait bien raison de me preacutefeacuterer M Stanislas je nrsquoaurais pu la rendre heureuse raquo

Taifer sourit avec amertume

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laquo Ainsi dit-il tu envies mon bonheur raquo

Jrsquoeacutetais tout stupeacutefait car Georges en ce moment ne se res-semblait plus agrave lui-mecircme une eacutemotion profonde lrsquoagitait son regard eacutetait voileacute de larmes Il se leva brusquement et fut se po-ser devant une fenecirctre tambourinant sur les vitres et sifflant entre ses dents je ne sais quel air de la Gazza ladra

Puis il pirouetta et vint remplir deux petits verres de sa li-queur ambreacutee

laquo Agrave ta santeacute camarade dit-il

mdash Agrave la tienne Georges raquo

Nous bucircmes

Une saveur aromatique me monta subitement au cerveau Jrsquoeus des eacuteblouissements un bien-ecirctre indeacutefinissable une vi-gueur surprenante me peacuteneacutetra jusqursquoagrave la racine des cheveux

laquo Qursquoest-ce que cela lui demandai-je

mdash Crsquoest un cordial fit-il on pourrait le nommer un rayon du soleil drsquoAfrique car il renferme la quintessence des aromates les plus rares du sol africain

mdash Crsquoest deacutelicieux Verse-mrsquoen encore un verre Georges

mdash Volontiers mais noue drsquoabord cette tresse de cheveux agrave ton bras raquo

Il me preacutesentait une natte de cheveux noirs luisants comme du bronze

Je nrsquoeus aucune objection agrave lui faire seulement cela me pa-rut eacutetrange Mais agrave peine eus-je videacute mon second verre que cette tresse srsquoinsinua je ne sais comment jusqursquoagrave mon eacutepaule Je la sentis glisser sous mon bras et se tapir pregraves de mon cœur

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laquo Taifer mrsquoeacutecriai-je ocircte-moi ces cheveux ils me font mal raquo

Mais lui reacutepondit gravement

laquo Laisse-moi respirer

mdash Ocircte-moi cette tresse ocircte-moi cette tresse repris-je Ah je vais mourir

mdash Laisse-moi respirer dit-il encore

mdash Ah mon vieux camaradehellip Ah Taiferhellip Georges hellip ocircte-moi cette tresse de cheveuxhellip elle mrsquoeacutetrangle

mdash Laisse-moi respirer raquo fit-il avec un calme terrible

Alors je me sentis faiblirhellip Je mrsquoaffaissai sur moi-mecircmehellip Un serpent me mordait au cœur Il se glissait autour de mes reinshellip Je sentais ses anneaux froids couler lentement sur ma nuque et se nouer agrave mon cou

Je mrsquoavanccedilai vers la fenecirctre en geacutemissant et je lrsquoouvris drsquoune main tremblante Un froid glacial me saisit et je tombai sur mes genoux invoquant le Seigneur Subitement la vie me revint Quand je me redressai Taifer pacircle comme la mort me dit

laquo Crsquoest bien je trsquoai ocircteacute la tresse raquo

Et montrant son bras

laquo La voilagrave raquo

Puis avec un eacuteclat de rire nerveux

laquo Ces cheveux noirs valent bien les cheveux blonds de ta Louise nrsquoest-ce pas hellip Chacun porte sa croix mon bravehellip plus ou moins stoiumlquement voilagrave touthellip Mais souviens-toi que lrsquoon srsquoexpose agrave de cruels meacutecomptes en enviant le bonheur des

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autres car la vipegravere est deux fois vipegravere dit le proverbe arabe lorsqursquoelle siffle au milieu des roses raquo

Jrsquoessuyai la sueur qui ruisselait de mon front et je mrsquoempressai de fuir ce lieu de deacutelices hanteacute par le spectre du remords

Ah qursquoil est doux mes chers amis de se reposer sur un modeste escabeau en face drsquoun petit feu couvert de cendre drsquoeacutecouter sa theacuteiegravere babiller avec le grillon au coin de lrsquoacirctre et drsquoavoir au cœur un lointain souvenir drsquoamour qui nous per-mette de verser de temps en temps une larme sur nous-mecircme

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en avril 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Isabelle Franccediloise

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Erckmann-Chatrian Contes populaires nouvelle eacutedition Paris Hetzel sd Drsquoautres eacuteditions notamment pour les illustrations de Theacuteophile Schuler Erckmann-Chatrian Contes et Romans populaires Hetzel sd ont eacuteteacute consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Al-beacute petit village viticole reacuteputeacute pour son Pinot Noir a eacuteteacute prise par Olivier le 19072009 (Wikimeacutedia licence CC paterniteacute 20 geacuteneacuterique)

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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Page 7: DDEESS CCOONNTTEESS PPOOPPUULLAAIIRREESS · ² Oui, tu peux bien descendre à ton aise, toi, lui dis-je ; tu sais que tu rêves !… au lieu que nous autres, nous voyons tout le village,

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Il pouvait ecirctre alors trois heures du matin le soleil se le-vait derriegravere les pommiers en fleurs du vieux Christian je ne le voyais pas mais je croyais le voir je regardais et jrsquoeacutecoutais dans le grand silence comme un petit enfant qui srsquoeacuteveille dans son berceau sous la toile bleue et qui recircve tout seul sans remuer Je trouvais tout beau les brins de paille qui pendaient des poutres dans lrsquoombre les toiles drsquoaraigneacutee dans les coins la grosse tecircte de Schimmel toute grise qui se penchait pregraves de moi les yeux agrave demi fermeacutes la grande bique Charlotte avec son long cou maigre sa petite barbe rousse et son petit biquet noir et blanc qui dormait entre ses jambes Il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la pous-siegravere drsquoor qui tremblait dans le rayon de soleil et jusqursquoagrave la grosse eacutecuelle de terre rouge remplie de carottes pour les la-pins qui ne me fissent plaisir agrave voir

Je pensais laquo Comme on est bien icihellip comme il fait chaudhellip comme ce pauvre Schimmel macircche toute la nuit un peu de regain et comme cette pauvre Charlotte me regarde avec ses grands yeux fendus Crsquoest tout de mecircme agreacuteable drsquoavoir une

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eacutetable pareille Voilagrave maintenant que le grillon se met agrave chan-terhellip Heacute voici notre vieille hase qui sort de dessous la cregraveche elle eacutecoute en dressant ses grandes oreilles raquo

Je ne bougeais pas

Au bout drsquoun instant la pauvre vieille fit un saut avec ses longues jambes de sauterelle plieacutees sous son gros derriegravere elle entrait dans le rayon de soleil en galopant tout doucement et chacun de ses poils reluisait Puis il en vint un autre sans bruit un vieux lapin noir et roux agrave favoris jaunes lrsquoair tout agrave fait res-pectable puis un autre petithellip puis un autrehellip puis toute la bande les oreilles sur le dos la queue en trompette Ils se pla-ccedilaient autour de lrsquoeacutecuelle et leurs moustaches remuaient ils grignotaient ils grignotaient les plus petits avaient agrave peine de la place

Dehors on entendait le coq chanter Les poules caque-taient et les alouettes dans les airs et le nid de chardonnerets dans le grand prunier de notre verger et les fauvettes dans la haie vive du jardin tout revivait tout sifflait On entendait les petits chardonnerets dans leur nid demander la becqueacutee et le vieux en haut qui sifflait un air pour leur faire prendre patience

Ah Seigneur combien de choses en ce bas monde qursquoon ne voit pas quand on ne pense agrave rien

Je me disais en moi-mecircme laquo Aloiumlus tu peux te vanter drsquoavoir de la chance drsquoecirctre encore sur la terre crsquoest le bon Dieu qui trsquoa sauveacute car ccedila pouvait aussi bien ne pas ecirctre un recircve raquo

Et songeant agrave cela je mrsquoattendrissais le cœur je pensais laquo Te voilagrave pourtant agrave trente-deux ans et tu nrsquoes encore bon agrave rien tu ne peux pas dire je me rends des services agrave moi-mecircme et aux autres De ceacuteleacutebrer la fecircte de saint Aloiumlus ton patron ce nrsquoest pas tout et mecircme agrave la longue ccedila devient ennuyant Ta pauvre vieille grandrsquomegravere serait pourtant bien contente si tu te mariais si elle voyait ses petits-enfants Seigneur Dieu les jolies

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filles ne manquent pas au village et les braves non plus princi-palement la petite Suzel Recircb voilagrave ce que jrsquoappelle une fille bien faite agreacuteable en toutes choses avec des joues rouges de beaux yeux bleus un joli nez et des dents blanches elle est fraicircche comme une cerise agrave lrsquoarbre Et comme elle eacutetait contente de danser avec toi chez le vieux Zimmer comme elle se pendait agrave ton bras Oui Suzel est tout agrave fait gentille et je suis sucircr qursquoelle trsquoouvrirait le soir quand tu rentrerais apregraves onze heures qursquoelle ne te laisserait pas coucher dans la grange comme la grandrsquomegravere Elle ne serait pas encore sourde elle trsquoentendrait bien raquo

Je regardais le gros lapin agrave favoris qui semblait rire au mi-lieu de sa famille ses yeux brillaient comme des eacutetoiles il ar-rondissait son gros jabot et dressait les oreilles tout joyeux

Et je pensais encore laquo Est-ce que tu veux ressembler agrave ce pauvre vieux Schimmel toi Est-ce que tu veux rester seul dans ce bas monde tandis que le dernier lapin se fait en quelque sorte honneur drsquoavoir des enfants Non cela ne peut pas durer Aloiumlus Cette petite Suzel est tout agrave fait gentille raquo

Alors je me levai de la cregraveche je secouai la paille de mes habits et je me dis laquo Il faut faire une finhellip Et drsquoavoir une petite femme qui vous ouvre la porte le soir ndash quand mecircme elle crie-rait un peu ndash crsquoest encore plus agreacuteable que de passer la nuit dans une cregraveche et de recircver qursquoon tombe drsquoun clocher Tu vas changer de chemise mettre ton bel habit bleu et puis en route Il ne faut pas que les bonnes espegraveces peacuterissent raquo

Voilagrave ce que je pensaihellip et je lrsquoai fait aussi oui je lrsquoai fait ce jour mecircme jrsquoallai voir le vieux Regraveb je lui demandai Suzel en mariage Ah Dieu du ciel comme elle eacutetait contente et lui et moi et la grandrsquomegravere ndash Il ne faut que prendre un peu de cœur et tout marche

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Enfin les noces sont pour apregraves-demain au Lion-drsquoOr on chantera on dansera on boira du vieux kutterleacute1 et srsquoil plaicirct au Seigneur quand les alouettes auront des jeunes lrsquoanneacutee pro-chaine jrsquoaurai aussi un petit oiseau dans mon nid un joli petit Aloiumlus qui legravevera ses petits bras roses comme des ailes sans plumes pendant que Suzel lui donnera la becqueacutee Et moi je serai lagrave comme le vieux chardonneret je lui sifflerai un air pour le reacutejouir

1 Vin du Haut-Rhin

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LrsquoŒIL INVISIBLE

OU LrsquoAUBERGE DES TROIS PENDUS

I

Vers ce temps-lagrave dit Christian pauvre comme un rat drsquoeacuteglise je mrsquoeacutetais reacutefugieacute dans les combles drsquoune vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Nuremberg

Je nichais agrave lrsquoangle du toit Les ardoises me servaient de murailles et la maicirctresse poutre de plafond il fallait marcher sur une paillasse pour arriver agrave la fenecirctre mais cette fenecirctre perceacutee dans le pignon avait une vue magnifique de lagrave je deacute-couvrais la ville la campagne Je voyais les chats se promener gravement dans la gouttiegravere les cigognes le bec chargeacute de gre-nouilles apporter la pacircture agrave leur couveacutee deacutevorante les pigeons srsquoeacutelancer de leurs colombiers la queue en eacuteventail et tourbillon-ner sur lrsquoabicircme des rues Le soir quand les cloches appelaient le monde agrave lrsquoAngeacutelus les coudes au bord du toit jrsquoeacutecoutais leur chant meacutelancolique je regardais les fenecirctres srsquoilluminer une agrave une les bons bourgeois fumer leur pipe sur les trottoirs et les jeunes filles en petite jupe rouge la cruche sous le bras rire et causer autour de la fontaine Saint-Seacutebalt Insensiblement tout srsquoeffaccedilait les chauves-souris se mettaient en route et jrsquoallais me coucher dans une douce quieacutetude

Le vieux brocanteur Toubac connaissait le chemin de ma logette aussi bien que moi et ne craignait pas drsquoen grimper lrsquoeacutechelle Toutes les semaines sa tecircte de bouc surmonteacutee drsquoune tignasse roussacirctre soulevait la trappe et les doigts cramponneacutes au bord de la soupente il me criait drsquoun ton nasillard

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laquo Eh bien eh bien maicirctre Christian avons-nous du neuf raquo

Agrave quoi je reacutepondais

laquo Entrez donc que diable entrezhellip je viens de finir un petit paysage dont vous me donnerez des nouvelles raquo

Alors sa grande eacutechine maigre srsquoallongeait srsquoallongeait jusque sous le toithellip et le brave homme riait en silence

Il faut rendre justice agrave Toubac il ne marchandait pas avec moi Il mrsquoachetait toutes mes toiles agrave quinze florins lrsquoune dans lrsquoautre et les revendait quarante Crsquoeacutetait un honnecircte juif

Ce genre drsquoexistence commenccedilait agrave me plaire et jrsquoy trouvais chaque jour de nouveaux charmes quand la bonne ville de Nu-remberg fut troubleacutee par un eacuteveacutenement eacutetrange et mysteacuterieux Non loin de ma lucarne un peu agrave gauche srsquoeacutelevait lrsquoauberge du Bœuf-Gras une vieille auberge fort achalandeacutee dans le pays Devant sa porte stationnaient toujours trois ou quatre voitures chargeacutees de sacs ou de futailles car avant de se rendre au mar-cheacute les campagnards y prenaient drsquohabitude leur chopine de vin

Le pignon de lrsquoauberge se distinguait par sa forme particu-liegravere il eacutetait fort eacutetroit pointu tailleacute des deux cocircteacutes en dents de scie des sculptures grotesques des guivres entrelaceacutees or-naient les corniches et le pourtour de ses fenecirctres Mais ce qursquoil y avait de plus remarquable crsquoest que la maison qui lui faisait face reproduisait exactement les mecircmes sculptures les mecircmes ornements il nrsquoy avait pas jusqursquoagrave la tige de lrsquoenseigne qui ne fucirct copieacutee avec ses volutes et ses spirales de fer

On aurait dit que ces deux antiques masures se refleacutetaient lrsquoune lrsquoautre Seulement derriegravere lrsquoauberge srsquoeacutelevait un grand checircne dont le feuillage sombre deacutetachait avec vigueur les arecirctes du toit tandis que la maison voisine se deacutecoupait sur le ciel Du reste autant lrsquoauberge du Bœuf-Gras eacutetait bruyante animeacutee

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autant lrsquoautre maison eacutetait silencieuse Drsquoun cocircteacute lrsquoon voyait sans cesse entrer et sortir une foule de buveurs chantant treacute-buchant faisant claquer leur fouet De lrsquoautre reacutegnait la soli-tude Tout au plus une ou deux fois par jour sa lourde porte srsquoentrrsquoouvrait-elle pour laisser sortir une petite vieille les reins en demi-cercle le menton en galoche la robe colleacutee sur les hanches un eacutenorme panier sous le bras et le poing crispeacute contre la poitrine

La physionomie de cette vieille mrsquoavait frappeacute plus drsquoune fois ses petits yeux verts son nez mince effileacute les grands ra-mages de son chacircle qui datait de cent ans pour le moins le sou-rire qui ridait ses joues en cocarde et les dentelles de son bon-net qui lui pendaient sur les sourcils tout cela mrsquoavait paru bi-zarre je mrsquoy eacutetais inteacuteresseacute jrsquoaurais voulu savoir ce qursquoeacutetait ce que faisait cette vieille dans une si grande maison deacuteserte

Il me semblait deviner lagrave toute une existence de bonnes œuvres et de meacuteditations pieuses Mais un jour que je mrsquoeacutetais arrecircteacute dans la rue pour la suivre du regard elle se retourna brusquement me lanccedila un coup drsquoœil dont je ne saurais peindre lrsquohorrible expression et me fit trois ou quatre grimaces hi-deuses puis laissant retomber sa tecircte branlante elle attira son grand chacircle dont la pointe traicircnait agrave terre et gagna lestement sa lourde porte derriegravere laquelle je la vis disparaicirctre

laquo Crsquoest une vieille folle me dis-je tout stupeacutefait une vieille folle meacutechante et ruseacutee Ma foi jrsquoavais bien tort de mrsquointeacuteresser agrave elle Je voudrais revoir sa grimace Toubac mrsquoen donnerait vo-lontiers quinze florins raquo

Cependant ces plaisanteries ne me rassuraient pas trop Lrsquohorrible coup drsquoœil de la vieille me poursuivait partout et plus drsquoune fois en train de grimper lrsquoeacutechelle perpendiculaire de mon taudis me sentant accrocheacute quelque part je frissonnais des pieds agrave la tecircte mrsquoimaginant que la vieille venait se pendre aux basques de mon habit pour me faire tomber

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Toubac agrave qui je racontai cette histoire bien loin drsquoen rire prit un air grave

laquo Maicirctre Christian me dit-il si la vieille vous en veut pre-nez garde ses dents sont petites pointues et drsquoune blancheur merveilleuse cela nrsquoest point naturel agrave son acircge Elle a le mau-vais œil Les enfants se sauvent agrave son approche et les gens de Nuremberg lrsquoappellent Fleacutedermausse2 raquo

Jrsquoadmirai lrsquoesprit perspicace du juif et ses paroles me don-negraverent beaucoup agrave reacutefleacutechir mais au bout de quelques se-maines ayant souvent rencontreacute Fleacutedermausse sans facirccheuses conseacutequences mes craintes se dissipegraverent et je ne songeai plus agrave elle

Or il advint qursquoun soir dormant du meilleur somme je fus eacuteveilleacute par une harmonie eacutetrange Crsquoeacutetait une espegravece de vibra-tion si douce si meacutelodieuse que le murmure de la brise dans le feuillage ne peut en donner qursquoune faible ideacutee Longtemps je precirctai lrsquooreille les yeux tout grands ouverts retenant mon ha-leine pour mieux entendre Enfin je regardai vers la fenecirctre et vis deux ailes qui se deacutebattaient contre les vitres Je crus drsquoabord que crsquoeacutetait une chauve-souris prise dans ma chambre mais la lune eacutetant venue agrave paraicirctre les ailes drsquoun magnifique papillon de nuit transparentes comme de la dentelle se dessi-negraverent sur son disque eacutetincelant Leurs vibrations eacutetaient par-fois si rapides qursquoon ne les voyait plus puis elles se reposaient eacutetendues sur le verre et leurs frecircles nervures se distinguaient de nouveau

Cette apparition vaporeuse dans le silence universel ouvrit mon cœur aux plus douces eacutemotions il me sembla qursquoune syl-phide leacutegegravere toucheacutee de ma solitude venait me voirhellip et cette ideacutee mrsquoattendrit jusqursquoaux larmes laquo Sois tranquille douce cap-

2 Chauve-souris

ndash 15 ndash

tive sois tranquille lui dis-je ta confiance ne sera pas trompeacutee je ne te retiendrai pas malgreacute toihellip retourne au ciel agrave la liber-teacute raquo

Et jrsquoouvris ma petite fenecirctre

La nuit eacutetait calme Des milliers drsquoeacutetoiles scintillaient dans lrsquoeacutetendue Un instant je contemplai ce spectacle sublime et les paroles de la priegravere me vinrent naturellement aux legravevres Mais jugez de ma stupeur quand abaissant les yeux je vis un homme pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne du Bœuf-Gras les che-veux eacutepars les bras roides les jambes allongeacutees en pointe et projetant leur ombre gigantesque jusqursquoau fond de la rue

Lrsquoimmobiliteacute de cette figure sous les rayons de la lune avait quelque chose drsquoaffreux Je sentis ma langue se glacer mes dents srsquoentre-choquer Jrsquoallais jeter un cri mais je ne sais par quelle attraction mysteacuterieuse mes yeux plongegraverent plus bas et je distinguai confuseacutement la vieille accroupie agrave sa fenecirctre au milieu des grandes ombres et contemplant le pendu drsquoun air de satisfaction diabolique

Alors jrsquoeus le vertige de la terreur toutes mes forces mrsquoabandonnegraverent et reculant jusqursquoagrave la muraille je mrsquoaffaissai sur moi-mecircme eacutevanoui

Je ne saurais dire combien dura ce sommeil de mort En revenant agrave moi je vis qursquoil faisait grand jour Les brouillards de la nuit peacuteneacutetrant dans ma gueacuterite avaient deacuteposeacute sur mes che-veux leur fraicircche roseacutee des rumeurs confuses montaient de la rue je regardai Le bourgmestre et son secreacutetaire stationnaient agrave la porte de lrsquoauberge ils y restegraverent longtemps Les gens al-laient venaient srsquoarrecirctaient pour voir puis reprenaient leur route Les bonnes femmes du voisinage qui balayaient le devant de leurs maisons regardaient de loin et causaient entre elles Enfin un brancard et sur ce brancard un corps recouvert drsquoun drap de laine sortit de lrsquoauberge porteacute par deux hommes Ils

ndash 16 ndash

descendirent la rue et les enfants qui se rendaient agrave lrsquoeacutecole se mirent agrave courir derriegravere eux

Tout le monde se retira

La fenecirctre en face eacutetait encore ouverte Un bout de corde flottait agrave la tringle je nrsquoavais pas recircveacute jrsquoavais bien vu le grand papillon de nuithellip puis le penduhellip puis la vieille

Ce jour-lagrave Toubac me fit sa visite son grand nez parut agrave ras du plancher

laquo Maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il rien agrave vendre raquo Je ne lrsquoentendis pas jrsquoeacutetais assis sur mon unique chaise les deux mains sur les genoux les yeux fixeacutes devant moi Toubac surpris de mon immobiliteacute reacutepeacuteta plus haut

laquo Maicirctre Christian maicirctre Christian raquo

Puis enjambant la soupente il vint sans faccedilon me frapper sur lrsquoeacutepaule

laquo Eh bien eh bien que se passe-t-il donc

mdash Ah crsquoest vous Toubac

mdash Eh parbleu jrsquoaime agrave le croire Ecirctes-vous malade

mdash Nonhellip je pense

mdash Agrave quoi diable pensez-vous

mdash Au pendu

mdash Ah ah srsquoeacutecria le brocanteur vous lrsquoavez donc vu ce pauvre garccedilon Quelle histoire singuliegravere le troisiegraveme agrave la mecircme place

mdash Comment le troisiegraveme

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mdash Eh oui Jrsquoaurais ducirc vous preacutevenir Apregraves ccedila il est en-core temps il y en aura bien un quatriegraveme qui voudra suivre lrsquoexemple des autreshellip il nrsquoy a que le premier pas qui coucircte raquo

Ce disant Toubac prit place au bord de mon bahut battit le briquet alluma sa pipe et lanccedila quelques bouffeacutees drsquoun air recirc-veur

laquo Ma foi dit-il je ne suis pas craintif mais si lrsquoon mrsquooffrait de passer la nuit dans cette chambre jrsquoaimerais autant aller me pendre ailleurs

laquo Figurez-vous maicirctre Christian qursquoil y a neuf ou dix mois un brave homme de Tubingue marchand de fourrures en gros descend agrave lrsquoauberge du Bœuf-Gras Il demande agrave souper il mange bien il boit bien on le megravene coucher dans la chambre du troisiegraveme ndash la chambre verte comme ils lrsquoappellent ndash et le len-demain on le trouve pendu agrave la tringle de lrsquoenseigne

laquo Bon passe pour une fois il nrsquoy avait rien agrave dire

laquo On dresse procegraves-verbal et lrsquoon enterre cet eacutetranger au fond du jardin Mais voilagrave qursquoenviron six semaines apregraves arrive un brave militaire de Newstadt Il avait son congeacute deacutefinitif et se reacutejouissait de revoir son village Pendant toute la soireacutee en vi-dant des chopes il ne parla que de sa petite cousine qui lrsquoattendait pour se marier Enfin on le megravene au lit du gros mon-sieur et cette mecircme nuit le watchmann qui passait dans la rue des Minnesaeligngers aperccediloit quelque chose agrave la tringle Il legraveve sa lanterne crsquoeacutetait le militaire avec son congeacute deacutefinitif dans un tuyau de fer-blanc sur la cuisse gauche et les mains colleacutees sur les coutures du pantalon comme agrave la parade

laquo Pour le coup crsquoest extraordinaire Le bourgmestre crie fait le diable On visite la chambre On recreacutepit les murs et lrsquoon envoie lrsquoextrait mortuaire agrave Newstadt

laquo Le greffier avait eacutecrit en marge laquo Mort drsquoapoplexie fou-droyante raquo

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laquo Tout Nuremberg eacutetait indigneacute contre lrsquoaubergiste Il y en avait mecircme qui voulaient le forcer drsquoocircter sa tringle de fer sous preacutetexte qursquoelle inspirait des ideacutees dangereuses aux gens Mais vous pensez que le vieux Nikel Schmidt nrsquoentendit pas de cette oreille

laquo Cette tringle dit-il a eacuteteacute mise lagrave par mon grand-pegravere Elle porte lrsquoenseigne du Bœuf-Gras de pegravere en fils depuis cent cinquante ans Elle ne fait de tort agrave personne pas mecircme aux voitures de foin qui passent dessous puisqursquoelle est agrave plus de trente pieds Ceux qursquoelle gecircne nrsquoont qursquoagrave deacutetourner la tecircte ils ne la verront pas raquo

laquo On finit par se calmer et pendant plusieurs mois il nrsquoy eut rien de nouveau Malheureusement un eacutetudiant de Heidel-berg qui se rendait agrave lrsquoUniversiteacute srsquoarrecircte avant-hier au Bœuf-Gras et demande agrave coucher Crsquoeacutetait le fils drsquoun pasteur

laquo Comment supposer que le fils drsquoun pasteur aurait lrsquoideacutee de se pendre agrave la tringle drsquoune enseigne parce qursquoun gros mon-sieur et un militaire srsquoy eacutetaient pendus Il faut avouer maicirctre Christian que la chose nrsquoeacutetait guegravere probable Ces raisons ne vous auraient pas paru suffisantes ni agrave moi non plus Eh bienhellip

mdash Assez assez mrsquoeacutecriai-je cela est horriblehellip Je devine lagrave-dessous un affreux mystegravere Ce nrsquoest pas la tringle ce nrsquoest pas la chambrehellip

mdash Est-ce que vous soupccedilonneriez lrsquoaubergiste le plus hon-necircte homme du monde appartenant agrave lrsquoune des plus anciennes familles de Nuremberg

mdash Non non Dieu me garde de concevoir drsquoinjustes soup-ccedilons mais il y a des abicircmes qursquoon nrsquoose sonder du regard

mdash Vous avez bien raison dit Toubac eacutetonneacute de mon exalta-tion il vaut mieux parler drsquoautre chose Agrave propos maicirctre Chris-tian et notre paysage de Sainte-Odile raquo

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Cette question me ramena dans le monde positif Je fis voir au brocanteur le tableau que je venais de terminer Lrsquoaffaire fut bientocirct conclue et Toubac fort satisfait descendit lrsquoeacutechelle en mrsquoengageant agrave ne plus songer agrave lrsquoeacutetudiant de Heidelberg

Jrsquoaurais volontiers suivi le conseil du brocanteur mais quand le diable se mecircle de nos affaires il nrsquoest pas facile de srsquoen deacutebarrasser

II

Dans la solitude tous ces eacuteveacutenements se retracegraverent agrave mon esprit avec une luciditeacute effrayante

La vieille me dis-je est cause de tout Elle seule a meacutediteacute ces crimes et les a consommeacutes mais par quel moyen A-t-elle eu recours agrave la ruse ou bien agrave lrsquointervention des puissances in-visibles

Je me promenais dans mon reacuteduit une voix inteacuterieure me criait laquo Ce nrsquoest pas en vain que le ciel trsquoa permis de voir Fleacutedermausse contempler lrsquoagonie de sa victime ce nrsquoest pas en vain que lrsquoacircme du pauvre jeune homme est venue trsquoeacuteveiller sous la forme drsquoun papillon de nuithellip non ce nrsquoest pas en vain Christian le ciel trsquoimpose une mission terrible Si tu ne lrsquoaccomplis pas crains de tomber toi-mecircme dans les filets de la vieille Peut-ecirctre en ce moment preacutepare-t-elle deacutejagrave sa toile dans lrsquoombre raquo

Durant plusieurs jours ces images affreuses me poursuivi-rent sans trecircve jrsquoen perdais le sommeil il mrsquoeacutetait impossible de rien faire le pinceau me tombait de la main et chose atroce agrave dire je me surprenais quelquefois agrave consideacuterer la tringle avec complaisance Enfin nrsquoy tenant plus je descendis un soir

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lrsquoeacutechelle quatre agrave quatre et jrsquoallai me blottir derriegravere la porte de Fleacutedermausse pour surprendre son fatal secret

Degraves lors il ne se passa plus un jour que je ne fusse en route suivant la vieille lrsquoeacutepiant ne la perdant pas de vue mais elle eacutetait si ruseacutee elle avait le flair tellement subtil que sans mecircme tourner la tecircte elle me devinait derriegravere elle et me savait agrave ses trousses Du reste elle feignait de ne pas srsquoen apercevoir elle allait au marcheacute agrave la boucherie comme une simple bonne femme seulement elle hacirctait le pas et murmurait des paroles confuses

Au bout drsquoun mois je vis qursquoil me serait impossible drsquoat-teindre agrave mon but par ce moyen et cette conviction me rendit drsquoune tristesse inexprimable

laquo Que faire me disais-je La vieille devine mes projets elle se tient sur ses gardes tout mrsquoabandonnehellip tout Ocirc vieille sceacuteleacute-rate tu crois deacutejagrave me voir au bout de la ficelle raquo

Agrave force de me poser cette question laquo que faire que faire raquo une ideacutee lumineuse frappa mon esprit Ma chambre dominait la maison de Fleacutedermausse mais il nrsquoy avait pas de lu-carne de ce cocircteacute Je soulevai leacutegegraverement une ardoise et lrsquoon ne saurait se peindre ma joie quand je vis toute lrsquoantique masure agrave deacutecouvert laquo Enfin je te tiens mrsquoeacutecriai-je tu ne peux mrsquoeacutechap-per drsquoici je verrai tout tes alleacutees tes venues les habitudes de la fouine dans sa taniegravere Tu ne soupccedilonneras pas cet œil invi-siblehellip cet œil qui surprend le crime au moment drsquoeacuteclore Oh la justice elle marche lentementhellip mais elle arrive

Rien de sinistre comme ce repaire vu de lagrave ndash une cour profonde agrave larges dalles moussues dans lrsquoun des angles un puits dont lrsquoeau croupissante faisait peur agrave voir un escalier en coquille au fond une galerie agrave rampe de bois sur la balus-trade du vieux linge la taie drsquoune paillasse ndash au premier eacutetage agrave gauche la pierre drsquoun eacutegout indiquant la cuisine agrave droite les

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hautes fenecirctres du bacirctiment donnant sur la rue quelques pots de fleurs desseacutecheacutees tout cela sombre leacutezardeacute humide

Le soleil ne peacuteneacutetrait qursquoune heure ou deux par jour au fond de ce cloaque puis lrsquoombre remontait la lumiegravere se deacute-coupait en losanges sur les murailles deacutecreacutepites sur le balcon vermoulu sur les vitres ternes ndash Des tourbillons drsquoatomes vol-tigeaient dans des rayons drsquoor que nrsquoagitait pas un souffle Oh crsquoeacutetait bien lrsquoasile de Fleacutedermausse elle devait srsquoy plaire

Je terminais agrave peine ces reacuteflexions que la vieille entra Elle revenait du marcheacute Jrsquoentendis sa lourde porte grincer Puis Fleacutedermausse apparut avec son panier Elle paraissait fatigueacutee hors drsquohaleine Les franges de son bonnet lui pendaient sur le nez ndash se cramponnant drsquoune main agrave la rampe elle gravit lrsquoescalier

Il faisait une chaleur suffocante ndash crsquoeacutetait preacuteciseacutement un de ces jours ougrave tous les insectes les grillons les araigneacutees les moustiques remplissent les vieilles masures de leurs bruits de racircpes et de tariegraveres souterraines

Fleacutedermausse traversa lentement la galerie comme un fu-ret qui se sent chez soi ndash Elle resta plus drsquoun quart drsquoheure dans la cuisine puis revint eacutetendre son linge donner un coup de ba-lai sur les marches ougrave traicircnaient quelques brins de paille Enfin elle leva la tecircte et se mit agrave parcourir de ses yeux verts le tour du toithellip cherchanthellip furetant du regard

Par quelle eacutetrange intuition soupccedilonnait-elle quelque chose Je ne sais mais jrsquoabaissai doucement lrsquoardoise et je re-nonccedilai agrave faire le guet ce jour-lagrave

Le lendemain Fleacutedermausse paraissait rassureacutee Un angle de lumiegravere se deacutechiquetait dans la galerie

En passant elle prit une mouche au vol et la preacutesenta deacuteli-catement agrave une araigneacutee eacutetablie dans lrsquoangle du toit

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Lrsquoaraigneacutee eacutetait si grosse que malgreacute la distance je la vis descendre drsquoeacutechelon en eacutechelon puis glisser le long drsquoun fil comme une goutte de venin saisir sa proie entre les mains de la meacutegegravere et remonter rapidement Alors la vieille regarda fort at-tentivement ses yeux se fermegraverent agrave demihellip elle eacuteternua et se dit agrave elle-mecircme drsquoun ton railleur

laquo Dieu vous beacutenisse la belle Dieu vous beacutenisse raquo

Durant six semaines je ne pus rien deacutecouvrir touchant la puissance de Fleacutedermausse tantocirct assise sous lrsquoeacutechoppe elle pelait ses pommes de terre tantocirct elle eacutetendait son linge sur la balustrade Je la vis filer quelquefois mais jamais elle ne chan-tait comme crsquoest la coutume des bonnes vieilles femmes dont la voix chevrotante se marie si bien au bourdonnement du rouet

Le silence reacutegnait autour drsquoelle Elle nrsquoavait pas de chat cette socieacuteteacute favorite des vieilles filleshellip pas un moineau ne ve-nait se poser sur ses chenetshellip les pigeons en passant au-dessus

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de sa cour semblaient eacutetendre lrsquoaile avec plus drsquoeacutelan ndash On au-rait dit que tout avait peur de son regard

Lrsquoaraigneacutee seule se plaisait dans sa compagnie

Je ne conccedilois pas ma patience durant ces longues heures drsquoobservation rien ne me lassait rien ne mrsquoeacutetait indiffeacuterent ndash au moindre bruit je soulevais lrsquoardoise crsquoeacutetait une curiositeacute sans bornes stimuleacutee par une crainte indeacutefinissable

Toubac se plaignait

laquo Maicirctre Christian me disait-il agrave quoi diable passez-vous votre temps Autrefois vous me donniez quelque chose toutes les semaines ndash agrave preacutesent crsquoest agrave peine tous les mois Oh les peintres on a bien raison de dire Paresseux comme un peintre Aussitocirct qursquoils ont quelques kreutzers devant eux ils mettent les mains dans leurs poches et srsquoendorment raquo

Je commenccedilais moi-mecircme agrave perdre courage ndash Jrsquoavais beau regarderhellip eacutepierhellip je ne deacutecouvrais rien drsquoextraordinaire ndash jrsquoen eacutetais agrave me dire que la vieille pouvait bien nrsquoecirctre pas si dange-reuse que je lui faisais peut-ecirctre tort de la soupccedilonner bref je lui cherchais des excuses mais un beau soir que lrsquoœil agrave mon trou je mrsquoabandonnais agrave ces reacuteflexions beacuteneacutevoles la scegravene changea brusquement

Fleacutedermausse passa sur la galerie avec la rapiditeacute de lrsquoeacuteclair elle nrsquoeacutetait plus la mecircme elle eacutetait droite les macirc-choires serreacutees le regard fixe le cou tendu elle faisait de grands pas ses cheveux gris flottaient derriegravere elle laquo Oh oh me dis-je il se passe quelque chose attention raquo Mais les ombres descendirent sur cette grande demeure les bruits de la ville expiregraverenthellip le silence srsquoeacutetablit

Jrsquoallais mrsquoeacutetendre sur ma couche quand jetant les yeux par la lucarne je vis la fenecirctre en face illumineacutee un voyageur occupait la chambre du pendu

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Alors toutes mes craintes se reacuteveillegraverent lrsquoagitation de Fleacutedermausse srsquoexpliquait elle flairait une victime

Je ne pus dormir de la nuit Le froissement de la paille le grignotement drsquoune souris sous le plancher me donnaient froid Je me levai je me perchai agrave la lucarnehellip jrsquoeacutecoutai ndash la lumiegravere drsquoen face eacutetait eacuteteinte Dans lrsquoun de ces moments drsquoanxieacuteteacute poi-gnante soit illusion soit reacutealiteacute je crus voir la vieille meacutegegravere qui regardait aussi et precirctait lrsquooreille

La nuit se passa le jour vint grisonner mes vitres peu agrave peu les bruits les mouvements de la ville montegraverent Harasseacute de fatigue et drsquoeacutemotions je venais de mrsquoendormir mais mon sommeil fut court degraves huit heures jrsquoavais pris mon poste drsquoobservation

Il paraicirct que la nuit de Fleacutedermausse nrsquoavait pas eacuteteacute moins orageuse que la mienne lorsqursquoelle poussa la porte de la gale-rie une pacircleur livide couvrait ses joues et sa nuque maigre Elle nrsquoavait que sa chemise et un jupon de laine quelques megraveches de cheveux drsquoun gris roux tombaient sur ses eacutepaules Elle regarda de mon cocircteacute drsquoun air recircveur mais elle ne vit rien elle pensait agrave autre chose ndash Tout agrave coup elle descendit laissant ses savates au haut de lrsquoescalier elle allait sans doute srsquoassurer que la porte drsquoen bas eacutetait bien fermeacutee Je la vis remonter brusquement en-jambant trois ou quatre marches agrave la foishellip crsquoeacutetait effrayant ndash Elle srsquoeacutelanccedila dans la chambre voisine jrsquoentendis comme le bruit drsquoun gros coffre dont le couvercle retombe Puis Fleacuteder-mausse apparut sur la galerie traicircnant un mannequin derriegravere ellehellip et ce mannequin avait les habits de lrsquoeacutetudiant de Heidel-berg

La vieille avec une dexteacuteriteacute surprenante suspendit cet ob-jet hideux agrave la poutre du hangar puis elle descendit pour le con-templer de la cour Un eacuteclat de rire saccadeacute srsquoeacutechappa de sa poi-trinehellip elle remonta descendit de nouveau comme une ma-niaque et chaque fois poussant de nouveaux cris de nouveaux eacuteclats de rire

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Un bruit se fit entendre agrave la portehellip la vieille bondit deacutecro-cha le mannequin lrsquoemportahellip revinthellip et pencheacutee sur la balus-trade le cou allongeacute les yeux eacutetincelants elle precircta lrsquooreillehellip le bruit srsquoeacuteloignaithellip les muscles de sa face se deacutetendirent elle res-pira longuement une voiture venait de passer

La meacutegegravere avait eu peur

Alors elle rentra de nouveau dans la chambre et jrsquoentendis le coffre qui se refermait

Cette scegravene bizarre confondait toutes mes ideacutees que signi-fiait ce mannequin

Je devins plus attentif que jamais

Fleacutedermausse venait de sortir avec son panier je la suivis des yeux jusqursquoau deacutetour de la rue ndash elle avait repris son air de vieillotte tremblotante elle faisait de petits pas et tournait de temps en temps la tecircte agrave demi pour voir derriegravere elle du coin de lrsquoœil

Pendant cinq grandes heures elle resta dehors ndash moi jrsquoal-lais je venais je meacuteditais le temps mrsquoeacutetait insupportable ndash le soleil chauffait les ardoises et mrsquoembrasait le cerveau

Je vis agrave sa fenecirctre le brave homme qui occupait la chambre des trois pendus Crsquoeacutetait un bon paysan du Nassau agrave grand tri-corne agrave gilet eacutecarlate la figure riante eacutepanouie Il fumait tran-quillement sa pipe drsquoUlm sans se douter de rien Jrsquoavais envie de lui crier laquo Brave homme prenez garde ne vous laissez pas fasciner par la vieillehellip deacutefiez-vous raquo Mais il ne mrsquoaurait pas compris

Vers deux heures Fleacutedermausse rentra Le bruit de sa porte retentit au fond du vestibule Puis seule bien seule elle parut dans la cour et srsquoassit sur la marche infeacuterieure de lrsquoescalier ndash Elle deacuteposa son grand panier devant elle et en tira drsquoabord quelques paquets drsquoherbages quelques leacutegumes puis

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un gilet rouge puis un tricorne replieacute une veste de velours brun des culottes de peluchehellip une paire de gros bas de laine ndash tout le costume du paysan de Nassau

Jrsquoeus comme des eacuteblouissements Des flammes me passegrave-rent devant les yeux

Je me rappelai ces preacutecipices qui vous attirent avec une puissance irreacutesistible ces puits qursquoil avait fallu combler parce qursquoon srsquoy preacutecipitait ces arbres qursquoil avait fallu abattre parce qursquoon srsquoy pendait cette contagion de suicides de meurtres de vols agrave certaines eacutepoques par des moyens deacutetermineacutes cet en-traicircnement bizarre de lrsquoexemple qui fait bacirciller parce qursquoon voit bacirciller souffrir parce qursquoon voit souffrir se tuer parce que drsquoautres se tuenthellip et mes cheveux se dressegraverent drsquoeacutepouvante

Comment cette Fleacutedermausse cette creacuteature sordide avait-elle pu deviner une loi si profonde de la nature Comment avait elle trouveacute moyen de lrsquoexploiter au profit de ses instincts san-guinaires Voilagrave ce que je ne pouvais comprendre voilagrave ce qui deacutepassait toute mon imagination mais sans reacutefleacutechir davantage agrave ce mystegravere je reacutesolus aussitocirct de tourner la loi fatale contre elle et drsquoattirer la vieille dans son propre piegravege Tant drsquoinno-centes victimes criaient vengeance

Je me mis donc en route Je courus chez tous les fripiers de Nuremberg et le soir jrsquoarrivai agrave lrsquoauberge des trois pendus un eacutenorme paquet sous le brashellip

Nickel Schmidt me connaissait drsquoassez longue date Jrsquoavais fait le portrait de sa femme une grosse commegravere fort appeacutetis-sante

laquo Eh maicirctre Christian srsquoeacutecria-t-il en me secouant la main quelle heureuse circonstance vous ramegravene qui est-ce qui me procure le plaisir de vous voir

mdash Mon cher monsieur Schmidt jrsquoeacuteprouve un veacuteheacutement deacute-sir de passer la nuit dans cette chambre raquo

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Nous eacutetions sur le seuil de lrsquoauberge et je lui montrais la chambre verte Le brave homme me regarda drsquoun air deacutefiant

laquo Oh ne craignez rien lui dis-je je nrsquoai pas envie de me pendre

mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure car franchement cela me ferait de la peinehellip un artiste de votre meacuteritehellip Et pour quand voulez-vous cette chambre maicirctre Christian

mdash Pour ce soir

mdash Impossible elle est occupeacutee

mdash Monsieur peut y entrer tout de suite fit une voix derriegravere nous je nrsquoy tiens pas raquo

Nous nous retournacircmes tout surpris Crsquoeacutetait le paysan du Nassau son grand tricorne sur la nuque et son paquet au bout de son bacircton de voyage Il venait drsquoapprendre lrsquoaventure des trois pendus et tremblait de colegravere

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laquo Des chambres comme les vocirctres srsquoeacutecria-t-il en beacutegayant maishellip mais crsquoest un meurtre drsquoy mettre les gens crsquoest un assas-sinat vous meacuteriteriez drsquoaller aux galegraveres

mdash Allons allons calmez-vous dit lrsquoaubergiste cela ne vous a pas empecirccheacute de bien dormir

mdash Par bonheur jrsquoavais fait ma priegravere du soir srsquoeacutecria lrsquoautre sans cela ougrave serais-je ougrave serais-je raquo

Et il srsquoeacuteloigna en levant les mains au ciel

laquo Eh bien dit maicirctre Schmidt stupeacutefait la chambre est libre mais nrsquoallez pas me jouer un mauvais tour

mdash Il serait plus mauvais pour moi mon cher monsieur raquo

Je remis mon paquet agrave la servante et je mrsquoinstallai provi-soirement avec les buveurs

Depuis longtemps je ne mrsquoeacutetais senti plus calme plus heu-reux drsquoecirctre au monde Apregraves tant drsquoinquieacutetudes je touchais au but lrsquohorizon semblait srsquoeacuteclairci et puis je ne sais quelle puis-sance formidable me donnait la main Jrsquoallumai ma pipe et le coude sur la table en face drsquoune chope jrsquoeacutecoutai le chœur de Freyschuumltz exeacutecuteacute par une troupe de Zigeiners du Schwartz-Wald La trompette le cor de chasse le hautbois me plon-geaient tour agrave tour dans une vague recircverie et parfois mrsquoeacuteveillant pour regarder lrsquoheure je me demandais seacuterieusement si tout ce qui mrsquoarrivait nrsquoeacutetait pas un songe Mais quand le wachtmann vint nous prier drsquoeacutevacuer la salle drsquoautres penseacutees plus graves surgirent dans mon acircme et je suivis tout meacuteditatif la petite Charlotte qui me preacuteceacutedait une chandelle agrave la main

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III

Nous montacircmes lrsquoescalier tournant jusqursquoau troisiegraveme Elle me remit la lumiegravere en mrsquoindiquant une porte

laquo Crsquoest lagrave dit-elle en se hacirctant de descendre raquo

Jrsquoouvris la porte La chambre verte eacutetait une chambre drsquoauberge comme toutes les autres le plafond tregraves bas et le lit fort haut Drsquoun coup drsquoœil jrsquoen explorai lrsquointeacuterieur puis je me glissai pregraves de la fenecirctre

Rien nrsquoapparaissait encore chez Fleacutedermausse seulement au bout drsquoune longue piegravece obscure brillait une lumiegravere une veilleuse sans doute

laquo Crsquoest bien me dis-je en refermant le rideau jrsquoai tout le temps neacutecessaire raquo

Jrsquoouvris mon paquet je mis un bonnet de femme agrave longues franges et mrsquoeacutetant armeacute drsquoun fusain je mrsquoinstallai devant la glace afin de me tracer des rides Ce travail me prit une bonne heure Mais apregraves avoir revecirctu la robe et le grand chacircle je me fis peur agrave moi-mecircme Fleacutedermausse eacutetait lagrave qui me regardait du fond de la glace

En ce moment le watchmann criait onze heures Je montai vivement le mannequin que jrsquoavais apporteacute je lrsquoaffublai drsquoun costume pareil agrave celui de la meacutegegravere et jrsquoentrrsquoouvris le rideau

Certes apregraves tout ce que jrsquoavais vu de la vieille sa ruse in-fernale sa prudence son adresse rien nrsquoaurait ducirc me sur-prendre et cependant jrsquoeus peur

Cette lumiegravere que jrsquoavais remarqueacutee au fond de la chambre cette lumiegravere immobile projetait alors sa lumiegravere jaunacirctre sur le mannequin du paysan de Nassau lequel accroupi au bord du

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lit la tecircte pencheacutee sur la poitrine son grand tricorne rabattu sur la figure les bras pendants semblait plongeacute dans le deacutesespoir

Lrsquoombre meacutenageacutee avec un art diabolique ne laissait paraicirctre que lrsquoensemble de la figure le gilet rouge et six bou-tons arrondis se deacutetachaient seuls des teacutenegravebreshellip mais crsquoest le silence de la nuit crsquoest lrsquoimmobiliteacute complegravete du personnage son air morne affaisseacute qui devaient srsquoemparer de lrsquoimagination du spectateur avec une puissance inouiumle Moi-mecircme quoique preacutevenu je me sentis froid dans les os ndash Qursquoaurait-ce donc eacuteteacute drsquoun pauvre campagnard surpris agrave lrsquoimproviste Il eucirct eacuteteacute ter-rasseacutehellip il eucirct perdu son libre arbitrehellip et lrsquoesprit drsquoimitation au-rait fait le reste

Agrave peine eus-je remueacute le rideau que je vis Fleacutedermausse agrave lrsquoaffucirct derriegravere ses vitres

Elle ne pouvait me voir Jrsquoentrrsquoouvris doucement la fe-necirctrehellip la fenecirctre en face srsquoentrrsquoouvrit puis le mannequin parut se lever lentement et srsquoavancer vers moi je mrsquoavanccedilai de mecircme et saisissant mon flambeau drsquoune main de lrsquoautre jrsquoouvris brus-quement la croiseacutee

La vieille et moi nous eacutetions face agrave face car frappeacutee de stupeur elle avait laisseacute tomber son mannequin

Nos deux regards se croisegraverent avec une eacutegale terreur

Elle eacutetendit le doigt jrsquoeacutetendis le doigt ses legravevres srsquoagi-tegraverent jrsquoagitai les miennes elle exhala un profond soupir et srsquoaccouda je mrsquoaccoudaihellip

Dire ce que cette scegravene avait drsquoeffrayant je ne le puis Cela tenait du deacutelire de lrsquoeacutegarement de la folie Il y avait lutte entre deux volonteacutes entre deux intelligences entre deux acircmes dont lrsquoune voulait aneacuteantir lrsquoautre et dans cette lutte la mienne avait lrsquoavantage Les victimes luttaient avec moi

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Apregraves avoir imiteacute pendant quelques secondes tous les mouvements de Fleacutedermausse je tirai une corde de dessous mon jupon et je lrsquoattachai agrave la tringle

La vieille me consideacuterait bouche beacuteante Je passai la corde agrave mon cou Ses prunelles fauves srsquoilluminegraverent sa figure se deacute-composa

laquo Non non fit-elle drsquoune voix sifflante non raquo

Je poursuivis avec lrsquoimpassibiliteacute du bourreau

Alors la rage saisit Fleacutedermausse

laquo Vieille folle hurla-t-elle en se redressant les mains cris-peacutees sur la traverse vieille folle raquo

Je ne lui donnai pas le temps de continuer soufflant tout agrave coup ma lampe je me baissai comme un homme qui veut pren-dre un eacutelan vigoureux et saisissant le mannequin je lui passai la corde au cou puis je le preacutecipitai dans lrsquoespace

Un cri terrible traversa la rue

Apregraves ce cri tout rentra dans le silence

La sueur ruisselait de mon fronthellip jrsquoeacutecouta longtempshellip Au bout drsquoun quart drsquoheure jrsquoentendishellip loinhellip bien loinhellip la voix du watchmann qui criait laquo Habitants de Nuremberghellip minuithellip minuit sonneacutehellip raquo

laquo Maintenant justice est faite murmurai-je les trois vic-times sont vengeacuteeshellip Seigneur pardonnez-moi raquo

Or ceci se passait environ cinq minutes apregraves le dernier cri du watchmann et je venais drsquoapercevoir la meacutegegravere attireacutee par son image srsquoeacutelancer de sa fenecirctre la corde au cou et rester sus-pendue agrave sa tringle Je vis le frisson de la mort onduler sur ses reins et la lune calme silencieuse deacutebordant agrave la cime du toit reposer sur sa tecircte eacutecheveleacutee ses froids et pacircles rayons

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Tel jrsquoavais vu le pauvre jeune hommehellip telle je vis Fleacuteder-mausse

Le lendemain tout Nuremberg apprit que la chauve-souris srsquoeacutetait pendue Ce fut le dernier eacuteveacutenement de ce genre dans la rue des Minnesaeligngers

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LA COMEgraveTE

Lrsquoanneacutee derniegravere avant les fecirctes du carnaval le bruit cou-rut agrave Hunebourg que le monde allait finir Crsquoest le docteur Za-charias Piper de Colmar qui reacutepandit drsquoabord cette nouvelle deacutesagreacuteable elle se lisait dans le Messager boiteux dans le Parfait chreacutetien et dans cinquante autres almanachs

Zacharias Piper avait calculeacute qursquoune comegravete descendrait du ciel le mardi-gras qursquoelle aurait une queue de trente-cinq mil-lions de lieues formeacutee drsquoeau bouillante laquelle passerait sur la terre de sorte que les neiges des plus hautes montagnes en se-raient fondues les arbres desseacutecheacutes et les gens consumeacutes

Il est vrai qursquoun honnecircte savant de Paris nommeacute Popinot eacutecrivait plus tard que la comegravete arriverait sans doute mais que sa queue serait composeacutee de vapeurs tellement leacutegegraveres que per-sonne nrsquoen eacuteprouverait le moindre inconveacutenient que chacun devait srsquooccuper tranquillement de ses affaires qursquoil reacutepondait de tout

Cette assurance calma bien des frayeurs

Malheureusement nous avons agrave Hunebourg une vieille fi-leuse de laine nommeacutee Maria Finck demeurant dans la ruelle des Trois-Pots Crsquoest une petite vieille toute blanche toute rideacutee que les gens vont consulter dans les circonstances deacutelicates de la vie Elle habite une chambre basse dont le plafond est orneacute drsquoœufs peints de bandelettes roses et bleues de noix doreacutees et

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de mille autres objets bizarres Elle se revecirct elle-mecircme drsquoan-tiques falbalas et se nourrit drsquoeacutechaudeacutes ce qui lui donne une grande autoriteacute dans le pays

Maria Finck au lieu drsquoapprouver lrsquoavis de lrsquohonnecircte et bon M Popinot se deacuteclara pour Zacharias Piper disant

laquo Convertissez-vous et priez repentez-vous de vos fautes et faites du bien agrave lrsquoEacuteglise car la fin est proche la fin est proche raquo

On voyait au fond de sa chambre une image de lrsquoenfer ougrave les gens descendaient par un chemin semeacute de roses Aucun ne se doutait de lrsquoendroit ougrave les menait cette route ils marchaient en dansant les uns une bouteille agrave la main les autres un jam-bon les autres un chapelet de saucisses Un meacuteneacutetrier le cha-peau garni de rubans leur jouait de la clarinette pour eacutegayer le voyage plusieurs embrassaient leurs commegraveres et tous ces malheureux srsquoapprochaient avec insouciance de la chemineacutee pleine de flammes ougrave deacutejagrave les premiers drsquoentre eux tombaient les bras eacutetendus et les jambes en lrsquoair

Qursquoon se figure les reacuteflexions de tout ecirctre raisonnable en voyant cette image On nrsquoest pas tellement vertueux que chacun nrsquoait un certain nombre de peacutecheacutes sur la conscience et personne ne peut se flatter de srsquoasseoir tout de suite agrave la droite du Sei-gneur Non il faudrait ecirctre bien preacutesomptueux pour oser srsquoimaginer que les choses iront de la sorte ce serait la marque drsquoun orgueil tregraves condamnable Aussi la plupart se disaient

laquo Nous ne ferons pas le carnaval nous passerons le mardi-gras en actes de contrition raquo

Jamais on nrsquoavait vu rien de pareil Lrsquoadjudant et le capi-taine de place ainsi que les sous-officiers de la 3e compagnie du en garnison agrave Hunebourg eacutetaient dans un veacuteritable deacute-sespoir Tous les preacuteparatifs pour la fecircte la grande salle de la mairie qursquoils avaient deacutecoreacutee de mousse et de tropheacutees drsquoarmes

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lrsquoestrade qursquoils avaient eacuteleveacutee pour lrsquoorchestre la biegravere le kirsch les bischofs qursquoils avaient commandeacutes pour la buvette enfin tous les rafraicircchissements allaient ecirctre en pure perte puisque les demoiselles de la ville ne voulaient plus entendre parler de danse

laquo Je ne suis pas meacutechant disait le sergent Duchecircne mais si je tenais votre Zacharias Piper il en verrait des dures raquo

Avec tout cela les plus deacutesoleacutes eacutetaient encore Daniel Spitz le secreacutetaire de la mairie Jeacuterocircme Bertha le fils du maicirctre de poste le percepteur des contributions Dujardin et moi ndash Huit jours avant nous avions fait le voyage de Strasbourg pour nous procurer des costumes Lrsquooncle Tobie mrsquoavait mecircme donneacute cin-quante francs de sa poche afin que rien ne fucirct eacutepargneacute Je mrsquoeacutetais donc choisi chez mademoiselle Dardenai sous les pe-tites arcades un costume de Pierrot Crsquoest une espegravece de che-mise agrave larges plis et longues manches garnie de boutons en forme drsquooignons gros comme le poing et qui vous ballottent depuis le menton jusque sur les cuisses On se couvre la tecircte drsquoune calotte noire on se blanchit la figure de farine et pourvu qursquoon ait le nez long les joues creuses et les yeux bien fendus crsquoest admirable

Dujardin agrave cause de sa large panse avait pris un costume de Turc brodeacute sur toutes les coutures Spitz un habit de Poli-chinelle formeacute de mille piegraveces rouges vertes et jaunes une bosse devant une autre derriegravere le grand chapeau de gendarme sur la nuque on ne pouvait rien voir de plus beau ndash Jeacuterocircme Bertha devait ecirctre en sauvage avec des plumes de perroquet Nous eacutetions sucircrs drsquoavance que toutes les filles quitteraient leurs sergents pour se pendre agrave nos bras

Et quand on fait de pareilles deacutepenses de voir que tout srsquoen aille au diable par la faute drsquoune vieille folle ou drsquoun Zacharias Piper nrsquoy a-t-il pas de quoi prendre le genre humain en grippe

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Enfin que voulez-vous Les gens ont toujours eacuteteacute les mecircmes les fous auront toujours le dessus

Le mardi-gras arrive Ce jour-lagrave le ciel eacutetait plein de neige On regarde agrave droite agrave gauche en haut en bas pas de comegravete Les demoiselles paraissent toutes confuses les garccedilons cou-raient chez leurs cousines chez leurs tantes chez leurs mar-raines dans toutes les maisons laquo Vous voyez bien que la vieille Finck est folle toutes vos ideacutees de comegravete nrsquoont pas de bon sens Est-ce que les comegravetes arrivent en hiver Est-ce qursquoelles ne choisissent pas toujours le temps des vendanges Allons al-lons il faut se deacutecider que diablehellip Il est encore temps etc raquo

De leur cocircteacute les sous-officiers passaient dans les cuisines et parlaient aux servantes ils les exhortaient et les accablaient de reproches Plusieurs reprenaient courage Les vieux et les vieilles arrivaient bras dessus bras dessous pour voir la grande salle de la mairie les soleils de sabres poignards et les petits drapeaux tricolores entre les fenecirctres excitaient lrsquoadmiration universelle Alors tout change on se rappelle que crsquoest mardi-gras les demoiselles se deacutepecircchent de tirer leurs jupes de lrsquoarmoire et de cirer leurs petits souliers

Agrave dix heures la grande salle de la mairie eacutetait pleine de monde nous avions gagneacute la bataille pas une demoiselle de Hunebourg ne manquait agrave lrsquoappel Les clarinettes les trom-bones la grosse caisse reacutesonnaient les hautes fenecirctres brillaient dans la nuit les valses tournaient comme des enrageacutees les con-tredanses allaient leur train les filles et les garccedilons eacutetaient dans une jubilation inexprimable les vieilles grandrsquomegraveres bien as-sises contre les guirlandes riaient de bon cœur On se bouscu-lait dans la buvette on ne pouvait pas servir assez de rafraicirc-chissements et le pegravere Zimmer qui avait la fourniture par ad-judication peut se vanter drsquoavoir fait ses choux gras en cette nuit

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Tout le long de lrsquoescalier exteacuterieur on voyait descendre en treacutebuchant ceux qui srsquoeacutetaient trop rafraicircchis Dehors la neige tombait toujours

Lrsquooncle Tobie mrsquoavait donneacute la clef de la maison pour ren-trer quand je voudrais Jusqursquoagrave deux heures je ne manquai pas une valse mais alors jrsquoen avais assez les rafraicircchissements me tournaient sur le cœur Je sortis Une fois dans la rue je me sen-tis mieux et me mis agrave deacutelibeacuterer pour savoir si je remonterais ou si jrsquoirais me coucher

Jrsquoaurais bien voulu danser encore mais drsquoun autre cocircteacute jrsquoavais sommeil

Enfin je me deacutecide agrave rentrer et je me mets en route pour la rue Saint-Sylvestre le coude au mur en me faisant toutes sortes de raisonnements agrave moi-mecircme

Depuis dix minutes je mrsquoavanccedilais ainsi dans la nuit et jrsquoallais tourner au coin de la fontaine quand levant le nez par hasard je vois derriegravere les arbres du rempart une lune rouge comme de la braise qui srsquoavanccedilait par les airs Elle eacutetait encore agrave des milliers de lieues mais elle allait si vite que dans un quart drsquoheure elle devait ecirctre sur nous

Cette vue me bouleversa de fond en comble je sentis mes cheveux greacutesiller et je me dis

laquo Crsquoest la comegravete Zacharias Piper avait raison raquo

Et sans savoir ce que je faisais tout agrave coup je me remets agrave courir vers la mairie je regrimpe lrsquoescalier en renversant ceux qui descendaient et criant drsquoune voix terrible laquo La comegravete la comegravete raquo

Crsquoeacutetait le plus beau moment de la danse la grosse caisse tonnait les garccedilons frappaient du pied levaient la jambe en tournant les filles eacutetaient rouges comme des coquelicots mais quand on entendit cette voix srsquoeacutelever dans la salle laquo La co-

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megravete la comegravete raquo il se fit un profond silence et les gens tour-nant la tecircte se virent tout pacircles les joues tireacutees et le nez pointu

Le sergent Duchecircne srsquoeacutelanccedilant vers la porte mrsquoarrecircta et me mit la main sur la bouche en disant

laquo Est-ce que vous ecirctes fou Voulez-vous bien vous taire raquo

Mais moi me renversant en arriegravere je ne cessais de reacutepeacuteter drsquoun ton de deacutesespoir laquo La comegravete raquo Et lrsquoon entendait deacutejagrave les pas rouler sur lrsquoescalier comme un tonnerre les gens se preacutecipi-ter dehors les femmes geacutemir enfin un tumulte eacutepouvantable ndash Quelques vieilles seacuteduites par le mardi-gras levaient les mains au ciel en beacutegayant laquo Jeacutesus Maria Joseph raquo

En quelques secondes la salle fut vide Duchecircne me laissa et pencheacute au bord drsquoune fenecirctre je regardais tout eacutepuiseacute les gens qui remontaient la rue en courant Puis je mrsquoen allai comme fou de deacutesespoir

En passant par la buvette je vis la cantiniegravere Catherine La-goutte avec le caporal Bouquet qui buvaient le fond drsquoun bol de punch

laquo Puisque crsquoest fini disaient-ils que ccedila finisse bien raquo

Au-dessous dans lrsquoescalier un grand nombre eacutetaient assis sur les marches et se confessaient entre eux lrsquoun disait laquo Jrsquoai fait lrsquousure raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai vendu agrave faux poids raquo lrsquoautre laquo Jrsquoai trompeacute au jeu raquo Tous parlaient agrave la fois et de temps en temps ils srsquointerrompaient pour crier ensemble laquo Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

Je reconnus lagrave le vieux boulanger Fegravevre et la megravere Lauritz Ils se frappaient la poitrine comme des malheureux Mais toutes ces choses ne mrsquointeacuteressaient pas jrsquoavais bien assez de peacutecheacutes pour mon propre compte

Bientocirct jrsquoeus rattrapeacute ceux qui couraient vers la fontaine Crsquoest lagrave qursquoil fallait entendre les geacutemissements tous reconnais-

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saient la comegravete et moi je trouvai qursquoelle avait deacutejagrave grossi du double Elle jetait des eacuteclairs et la profondeur des teacutenegravebres la faisait paraicirctre rouge comme du sang

La foule debout dans lrsquoombre ne cessait de reacutepeacuteter drsquoun ton lamentable

laquo Crsquoest fini crsquoest fini Ocirc mon Dieu crsquoest fini nous sommes perdus raquo

Et les femmes invoquaient saint Joseph saint Christophe saint Nicolas enfin tous les saints du calendrier

Dans ce moment je revis aussi tous mes peacutecheacutes depuis lrsquoacircge de la raison et je me fis horreur agrave moi-mecircme Jrsquoavais froid sous la langue en pensant que nous allions ecirctre brucircleacutes et comme le vieux mendiant Balthazar se tenait pregraves de moi sur sa beacutequille je lrsquoembrassai en lui disant

laquo Balthazar quand vous serez dans le sein drsquoAbraham vous aurez pitieacute de moi nrsquoest-ce pas raquo

Alors lui en sanglotant me reacutepondit

laquo Je suis un grand peacutecheur monsieur Christian depuis trente ans je trompe la commune par amour de la paresse car je ne suis pas aussi boiteux qursquoon pense

mdash Et moi Balthazar lui dis-je je suis le plus grand crimi-nel de Hunebourg raquo

Nous pleurions dans les bras lrsquoun de lrsquoautre

Voilagrave pourtant comment seront les gens au jugement der-nier les rois avec les cireurs de bottes les bourgeois avec les va-nu-pieds Ils nrsquoauront plus honte lrsquoun de lrsquoautre ils srsquoappelleront fregraveres et celui qui sera bien raseacute ne craindra pas drsquoembrasser celui qui laisse pousser sa barbe pleine de crasse ndash parce que le feu purifie tout et que la peur drsquoecirctre brucircleacute vous rend le cœur tendre

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Oh sans lrsquoenfer on ne verrait pas tant de bons chreacutetiens crsquoest ce qursquoil y a de plus beau dans notre sainte religion

Enfin nous eacutetions tous lagrave depuis un quart drsquoheure agrave ge-noux lorsque le sergent Duchecircne arriva tout essouffleacute Il avait drsquoabord couru vers lrsquoarsenal et ne voyant rien lagrave-bas il revenait par la rue des Capucins

laquo Eh bien fit-il qursquoest-ce que vous avez donc agrave crier raquo

Puis apercevant la comegravete

laquo Mille tonnerres srsquoeacutecria-t-il qursquoest-ce que crsquoest que ccedila

mdash Crsquoest la fin du monde sergent dit Balthazar

mdash La fin du monde

mdash Oui la comegravete raquo

Alors il se mit agrave jurer comme un damneacute criant

laquo Encore si lrsquoadjudant de place eacutetait lagravehellip on pourrait con-naicirctre la consigne raquo

Puis tout agrave coup tirant son sabre et se glissant contre le mur il dit

laquo En avant Je mrsquoen moque il faut pousser une reconnais-sance raquo

Tout le monde admirait son courage et moi-mecircme entraicirc-neacute par son audace je me mis derriegravere lui ndash Nous marchions doucement doucement les yeux eacutecarquilleacutes regardant la co-megravete qui grandissait agrave vue drsquoœil en faisant des milliards de lieues chaque seconde

Enfin nous arrivacircmes au coin du vieux couvent des capu-cins La comegravete avait lrsquoair de monter plus nous avancions plus elle montait nous eacutetions forceacutes de lever la tecircte de sorte que fi-nalement Duchecircne avait le cou plieacute regardant tout droit en lrsquoair

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Moi vingt pas plus loin je voyais la comegravete un peu de cocircteacute Je me demandais srsquoil eacutetait prudent drsquoavancer encore lorsque le sergent srsquoarrecircta

laquo Sacrebleu fit-il agrave voix basse crsquoest le reacuteverbegravere

mdash Le reacuteverbegravere dis-je en mrsquoapprochant est-ce possible raquo

Et je regardai tout eacutebahi

En effet crsquoeacutetait le vieux reacuteverbegravere du couvent des capucins On ne lrsquoallume jamais par la raison que les capucins sont partis depuis 1798 et qursquoagrave Hunebourg tout le monde se couche avec les poules mais le veilleur de nuit Burrhus preacutevoyant qursquoil y aurait ce soir-lagrave beaucoup drsquoivrognes avait eu lrsquoideacutee charitable drsquoy mettre une chandelle afin drsquoempecirccher les gens de rouler dans le fosseacute qui longe lrsquoancien cloicirctre puis il eacutetait alleacute dormir agrave cocircteacute de sa femme

Nous distinguions tregraves bien les branches de la lanterne Le lumignon eacutetait gros comme le pouce quand le vent soufflait un peu ce lumignon srsquoallumait et jetait des eacuteclairs voilagrave ce qui le faisait marcher comme une comegravete

Moi voyant cela jrsquoallais crier pour avertir les autres quand le sergent me dit

laquo Voulez-vous bien vous taire si lrsquoon savait que nous avons chargeacute sur une lanterne on se moquerait de nous ndash Attention raquo

Il deacutecrocha la chaicircne toute rouilleacutee le reacuteverbegravere tomba produisant un grand bruit Apregraves quoi nous particircmes en cou-rant

Les autres attendirent encore longtemps mais comme la comegravete eacutetait eacuteteinte ils finirent aussi par reprendre du courage et allegraverent se coucher

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Le lendemain le bruit courut que crsquoeacutetait agrave cause des priegraveres de Maria Finck que la comegravete srsquoeacutetait eacuteteinte aussi depuis ce jour elle est plus sainte que jamais

Voilagrave comment les choses se passent dans la bonne petite ville de Hunebourg

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LE CITOYEN SCHNEIDER

I

laquo Drsquoougrave vient que les souvenirs de notre enfance sont ineffa-ccedilables dit le vieux garde Heinrich en allumant sa pipe drsquoun air meacutelancolique lorsqursquoon se rappelle agrave peine les choses du mois dernier drsquoougrave vient que les choses de notre jeunesse restent de-vant nos yeux et qursquoon croit encore y ecirctre Moi je nrsquooublierai jamais la pauvre hutte de mon pegravere avec son toit de chaume sa petite salle basse lrsquoescalier de bois au fond montant agrave la man-sarde lrsquoalcocircve aux rideaux de serge grise et blanche et les deux petites fenecirctres agrave mailles de plomb donnant sur le deacutefileacute de la Schloucht pregraves de Munster Je ne les oublierai jamais ni les moindres choses de ce temps-lagrave

laquo Tout reste vivant dans mon cœur surtout lrsquohiver de 1783

laquo Durant cet hiver le grand-pegravere Yeacuteri-Hans coiffeacute de son bonnet de laine friseacutee ses mains sillonneacutees de grosses veines bleues reposant sur ses cuisses maigres dormait tous les jours du matin au soir assis dans le vieux fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre son front rideacute srsquoabaissait lentement lentement puis se relevait pour redescendre encore Il respirait et soupirait comme si des recircves peacutenibles des recircves sans fin se fussent en-chaicircneacutes lrsquoun agrave lrsquoautre dans son esprit

laquo Ma megravere filait et me regardait de temps en temps drsquoun air grave elle eacutetait pacircle et les grands rubans de son bonnet trem-blotaient sur sa tecircte comme les ailes drsquoun papillon de nuit

laquo Mon pegravere les joues brunes lrsquoœil eacutetincelant ses larges tempes ombrageacutees du feutre noir taillait dans le checircne des tecirctes

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de cannes et des tabatiegraveres pour les vendre au printemps ses mains couleur de brique maniaient le ciseau avec une adresse merveilleuse les copeaux tombaient autour de lui et se rou-laient en escargots Parfois il sifflait tout bas je ne sais quel air bizarre parfois il se reposait battait le briquet et serrant lrsquoamadou sur sa pipe il srsquoeacutecriait

laquo mdash Catherinehellip Ccedila marche hellip ccedila marche raquo

laquo Puis me voyant assis sur mon escabeau tout attentif car je nrsquoaimais rien tant que de le voir travailler il me souriait et re-prenait lrsquoouvrage

laquo Autour de notre hutte la neige montaithellip montait chaque jour les vieux murs deacutecreacutepits srsquoenfonccedilaient sous terre deacutejagrave nos petites fenecirctres nrsquoy voyaient plus que par les vitres drsquoen haut les autres au-dessous eacutetaient drsquoun blanc mat et sombre

laquo Je me dressais quelquefois sur ma chaise et je regardais les nuages se plier et se deacuteplier lentement sur la valleacutee im-mense tout en face les rochers agrave pic escalader la cime du Ho-neck et plus bas dans la gorge les sapins innombrables char-geacutes de givre

laquo Rien ne remuait pas un oiseau ne secouait une feuille de son aile frileuse quelques verdiers seulement venaient se blot-tir sous le chaume de notre toit pregraves de la chemineacutee drsquoougrave sor-tait en tourbillonnant la fumeacutee grisacirctre

laquo La vue seule de ce morne paysage vous donnait froid on grelottait et pourtant agrave lrsquointeacuterieur le feu flamboyait ses spirales rouges montaient et descendaient comme un diablotin agrave la creacute-maillegravere il faisait chaud La petite porte disjointe qui commu-niquait agrave lrsquoeacutetable laissait entendre le becirclement de notre chegravevre la grande Theacuteregravese celui de son biquet qui teacutetait encore et les sourds mugissements de notre vache Waldine

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laquo Crsquoeacutetait un plaisir de les entendre par un froid pareil Nous nrsquoeacutetions pas seuls au moins dans les neiges nous eacutetions avec les creacuteatures du Seigneur Dieu nous avions encore des amis

laquo Je me rappellerai toujours qursquoun matin Waldine qui srsquoennuyait sans doute dans lrsquoombre apregraves srsquoecirctre deacutetacheacutee je ne sais comment vint nous voir Elle entra chez nous sans gecircne et mon pegravere se mit agrave rire de bon cœur

laquo mdash Heacute bonjour Waldine srsquoeacutecria-t-il Tu entres ici sans ti-rer le chapeau heacute heacute heacute Laisse-la Catherine laisse-lahellip elle ne fera pas de mal donnons-lui le temps de respirer et de voir la lumiegravere raquo

laquo Crsquoest moi-mecircme qui la reconduisis dans lrsquoeacutecurie et qui la rattachai agrave la cregraveche

laquo Ainsi se passait le temps tandis que les oiseaux criaient famine que les becirctes sauvages cherchaient les cavernes du Ho-neck et du Valtin nous blottis comme une bande de perdreaux autour de lrsquoacirctre nous recircvions en paix et chaque soir ma megravere disait

laquo mdash Encore un jour de passeacute Encore un pas vers le prin-temps raquo

laquo Tout cela je me le rappelle avec bonheur mais il arrive des choses eacutetranges dans ce bas monde des choses qui nous re-viennent longtemps apregraves et montrent que la sagesse des hommes et mecircme leur bonteacute nrsquoest que folie Dieu les permet sans doute pour humilier notre orgueil devant sa face raquo

En cet endroit Heinrich vida les cendres de sa pipe et la mit refroidir au bord de la fenecirctre puis il poursuivit grave-ment

laquo Cette anneacutee-lagrave donc au dernier jour de janvier entre deux et trois heures de lrsquoapregraves-midi il srsquoeacuteleva un grand vent

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laquo Quoique la maison fucirct abriteacutee vers le nord agrave chaque coup elle tremblait au bout drsquoune heure elle eacutetait tellement couverte de neige que lrsquoouragan passait au-dessus

laquo Nous avions eacuteteint le feu une lampe seule brillait sur la table

laquo Ma megravere priait je crois que mon pegravere priait aussi

laquo Le grand-pegravere lui srsquoeacutetait eacuteveilleacute tout agrave coup et semblait eacutepouvanteacute de ce vacarme

laquo Toute la neige tombeacutee depuis trois mois remontait vers le ciel en poussiegravere tout hurlait pleurait et sifflait dehors de se-conde en seconde on entendait les grands arbres lacirccher leurs racines avec des craquements eacutepouvantables puis des bruits sourds des clameurs infinies Si le vent eacutetait venu de face il au-rait enfonceacute nos fenecirctres et deacutecouvert le toit heureusement il soufflait de la montagne

laquo Au milieu de ce bruit terrible il nous semblait parfois en-tendre des cris humains et nous deacutejagrave si troubleacutes pour nous-mecircmes nous freacutemissions encore en songeant au peacuteril des autres Agrave chaque fois la megravere disait

laquo mdash Il y a quelqursquoun dehors raquo

laquo Et nous precirctions lrsquooreille le cœur serreacute mais la grande voix de lrsquoouragan dominait tout il soufflait dans le deacutefileacute de la Schloucht comme dans une flucircte immense

laquo Cela dura trois heures puis il se fit un grand silence et nous entendicircmes encore une fois becircler notre chegravevre

laquo mdash Le vent est tombeacute dit mon pegravere et srsquoapprochant de la porte il eacutecouta quelques instants encore le doigt sur le loquet

laquo Nous eacutetions tous derriegravere lui lorsqursquoil ouvrit et nous re-gardacircmes les yeux eacutecarquilleacutes

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laquo Le temps eacutetait sombre agrave cause de la neige qui descen-dait une eacuteclaircie blanchacirctre sur notre droite indiquait la posi-tion du soleil il pouvait ecirctre alors cinq heures

laquo Comme nous regardions agrave travers cette lumiegravere grise nous aperccedilucircmes agrave deux ou trois cents pas au-dessous de nous dans le sentier qui descend entre le Honeck et la crecircte du Valtin une charrette arrecircteacutee et un cheval devant On ne voyait que la tecircte du cheval et le dessus de la charrette avec les pointes de ses deux eacutechelles

laquo mdash Voilagrave donc ce que nous entendions srsquoeacutecria le grand-pegravere Yeacuteri-Hans

laquo mdash Oui dit mon pegravere en rentrant dans la hutte un mal-heur est arriveacute raquo

laquo Il prit la pelle de bois derriegravere la porte et se mit agrave des-cendre la cocircte ayant de la neige jusqursquoaux genoux moi je cou-rais derriegravere lui malgreacute les cris de la megravere le grand-pegravere sui-vait aussi de loin

laquo Plus nous descendions plus la neige devenait profonde Malgreacute cela mon pegravere arrivant au haut du talus qui domine le sentier se laissa glisser jusqursquoau bas en srsquoappuyant sur le manche de la pelle et dans cet endroit je fis halte pour le re-garder

laquo Il saisit le cheval par la bride mais aussitocirct voyant agrave deux ou trois pas de lagrave quelque chose sur la neige il srsquoapprocha souleva peacuteniblement un gros homme vecirctu de noir dont la tecircte retomba sur son eacutepaule et le posa en travers du cheval puis il coupa les traits et parvint agrave force de cris et de secousses agrave tirer lrsquoanimal de son trou

laquo Ce fut une grande affaire pour lrsquoamener sur le talus et pour le traicircner agrave la maison Il y parvint en faisant le tour de toutes les roches et des racines drsquoarbres ougrave srsquoeacutetait accumuleacutee la neige

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laquo Le grand-pegravere et moi nous suivions fort tristes regar-dant le malheureux qui ballottait en travers du cheval Il avait des bas de soie noire une soutane et des souliers agrave boucles drsquoargent crsquoeacutetait un precirctre

laquo Et maintenant qursquoon se figure la deacutesolation de ma megravere en voyant ce saint homme dans un si pitoyable eacutetat Il me semble encore lrsquoentendre crier les mains jointes au-dessus de sa tecircte

laquo mdash Seigneur ayez pitieacute de nous raquo

laquo Elle voulait envoyer mon pegravere tout de suite agrave Munster chercher un meacutedecin Mais la nuit eacutetant survenue il faisait noir agrave la porte comme dans un four et toute la bonne volonteacute du monde ne pouvait pas vous faire trouver le chemin au milieu des neiges

laquo Dans cette deacutesolation universelle on se deacutepecirccha drsquoal-lumer du feu de chauffer des couvertures et comme jrsquoeacutetais un embarras pour tout le monde on mrsquoenvoya coucher dans la chambre du grand-pegravere

laquo Toute la nuit jrsquoentendis aller et venir au-dessous de moi la lumiegravere brillait agrave travers les fentes du plancher ma megravere se lamentait Enfin vers une heure accableacute de fatigue et lrsquoestomac creux je mrsquoendormis si profondeacutement qursquoil fallut mrsquoeacuteveiller le lendemain agrave huit heures sans quoi je dormirais peut-ecirctre en-core

laquo mdash Heinrich Heinrich criait le grand-pegravere en levant la trappe de sa tecircte chauve Heinrich arrive donc la soupe est precircte raquo

laquo Agrave cette voix je mrsquoeacuteveillai je regardai il faisait grand jour et la bonne odeur de la soupe aux pommes de terre remplissait toute la maison

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laquo Alors je ne pris que le temps de passer mon petit panta-lon de toile grise et de mettre mes sabots pour descendre Tous les eacuteveacutenements de la veille se repreacutesentaient agrave mon esprit outre mon bon appeacutetit jrsquoeacutetais encore curieux de savoir ce qui srsquoeacutetait passeacute Aussi du haut de lrsquoescalier je me penchais deacutejagrave sur la rampe pour regarder dans la chambre

laquo La soupiegravere fumait sur une belle nappe blanche le grand-pegravere assis en face faisait le signe de la croix le pegravere et la megravere debout disaient le Benedicite deacutevotement Et le gros homme assis dans le fauteuil de cuir au coin de lrsquoacirctre les jambes enveloppeacutees drsquoune bonne couverture de laine et ses mains poteleacutees croiseacutees sur son ventre qui se relevait en forme de cornemuse ressemblait avec sa face charnue ses cheveux roux et sa tonsure agrave un bon chat qui dort sur la cendre chaude en recircvant agrave toutes les excellentes choses que le Seigneur a mises au monde pour ses enfants le fromage les omelettes les an-douilles etc etc

laquo Crsquoeacutetait attendrissant de le voir

laquo mdash Descends donc Heinrich me dit ma megravere nrsquoaie pas peur monsieur le cureacute ne te fera pas de mal raquo

laquo Le gros homme tourna la tecircte et se mit agrave me sourire en disant

laquo mdash Crsquoest votre petit garccedilon

laquo mdash Oui monsieur le cureacute notre seul enfant

laquo mdash Arrive donc petit raquo fit-il

laquo Ma megravere me prit par la main et me conduisit pregraves de ce bon precirctre qui me regarda de ses gros yeux gris drsquoun air tendre puis me tapa sur la joue et demanda

laquo mdash Est-ce qursquoil sait deacutejagrave ses priegraveres

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laquo mdash Oh oui monsieur le cureacute crsquoest la premiegravere chose que nous lui avons apprise

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure jrsquoaime ccedila raquo

laquo Ma megravere mrsquoavait ocircteacute mon bonnet et moi les mains jointes les yeux agrave terre je reacutecitai lrsquoAve Maria et le Pater Noster drsquoun trait

laquo mdash Crsquoest bien crsquoest bien fit le gros homme en me pinccedilant lrsquooreille heacute heacute heacute tu seras un bon serviteur devant Dieu Va maintenant deacutejeune je suis content de toi raquo

laquo Il parlait doucement et toute la famille pensait

laquo mdash Quel brave homme quel bon cœur quel malheur srsquoil eacutetait resteacute geleacute dans la Schloucht Crsquoest le Seigneur qui lrsquoa sau-veacute sans doute agrave cause de toutes ses bonnes actions et de celles qursquoil fera plus tard encore raquo

laquo Mais une circonstance survint alors qui nous montra ce bonhomme sous une tout autre physionomie

laquo Vous saurez que mon pegravere eacutetait descendu de grand matin vers la charrette prendre les effets de M le cureacute son tricorne et un gros rouleau de papiers auquel il paraissait tenir beaucoup Toutes ces choses eacutetaient poseacutees sur un vieux bahut agrave lrsquoautre coin de lrsquoacirctre la caisse au-dessous le tricorne au-dessus et le rouleau de papiers sur le tricorne

laquo En passant je touchai le rouleau de papiers qui se deacute-roula presque sur le feu

laquo Alors cet homme paisible fit entendre un cri mais un veacute-ritable cri de loup accompagneacute de jurements eacutepouvantables

laquo Il se preacutecipita sur les papiers les arracha de la flamme et les eacuteteignit dans ses mains Puis il me regarda tout pacircle drsquoun œil si feacuteroce que jrsquoen eus la chair de poule

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Nous eacutetions tous consterneacutes la bouche beacuteante Lui regar-dant les papiers un peu roussis sur les bords se mit agrave beacutegayer en freacutemissant comme un dogue dans sa niche

laquo mdash Mon Thucydide hellip petit animal mon Thucydide raquo

laquo Apregraves quoi roulant ses papiers les uns dans les autres et srsquoapercevant de notre stupeur il me menaccedila du doigt en repre-nant son air bonhomme mais nous nrsquoavions plus envie de rire avec lui

laquo mdash Ah mauvais petit gueux dit-il tu viens de me faire peur Figurez-vous que jrsquoarrive tout expregraves de Cologne Oui jrsquoai fait cent lieues pour chercher ces vieux manuscrits au couvent de Saint-Dieacute il mrsquoa fallu trois mois pour y mettre un peu drsquoordre et lrsquoimprudence de ce malheureux enfant allait aneacuteantir une œuvre peut-ecirctre unique dans le monde Jrsquoen sue agrave grosses gouttes raquo

laquo Crsquoest vrai sa large face eacutetait devenue pourpre des gouttes de sueur lui couvraient le front

laquo Apregraves cela vous pensez bien que toute notre famille de-vint grave nous nrsquoeacutetions pas habitueacutes drsquoentendre des precirctres jurer comme ceux qui conduisent des bœufs agrave la pacircture et mille fois pire encore

laquo Ma megravere ne disait plus rien elle eacutetait devenue toute recirc-veuse

laquo Nous mangions en silence et quand nous eucircmes fini le pegravere sortit il deacutecrocha le traicircneau suspendu sous le hangar Nous lrsquoentendicircmes tirer le cheval de lrsquoeacutecurie et lrsquoatteler devant la porte Enfin il rentra et dit

laquo mdash Monsieur le cureacute si vous voulez monter sur le traicirc-neau dans une heure nous serons agrave Munster

laquo mdash Je veux bien raquo fit-il en se levant

ndash 52 ndash

Et regardant dans la chambre drsquoun air grave il dit

laquo mdash Vous ecirctes de braves gens oubliez un instant de colegravere lrsquoesprit est fort mais la chair est faible Permettez-moi de vous teacutemoigner ma reconnaissance

laquo Il voulut remettre un freacutedeacuteric drsquoor agrave ma megravere mais elle refusa et reacutepondit

laquo mdash Crsquoest au nom de Notre Seigneur Jeacutesus-Christ que nous vous avons assisteacute dans le malheur monsieur le cureacute Si nous avions eacuteteacute dans le mecircme besoin vous auriez fait la mecircme chose pour nous

laquo mdash Sans doute sans doute dit-il mais cela nrsquoempecircche pashellip

laquo mdash Non ne nous privez pas du meacuterite de la bonne action

laquo mdash Amen raquo fit-il brusquement

laquo Il prit le rouleau de papiers sur le bahut se coiffa du tri-corne et sortit

laquo Mon pegravere avait deacutejagrave porteacute la malle sur le traicircneau il eacutetait lui-mecircme assis pregraves du timon le cureacute srsquoassit derriegravere et nous les regardacircmes filer jusqursquoagrave la roche creuse puis nous ren-tracircmes Tout le monde eacutetait pensif souvent le grand-pegravere re-gardait ma megravere en silence bien des penseacutees nous passaient par lrsquoesprit mais personne ne disait rien

laquo Le soir vers quatre heures mon pegravere revint portant le traicircneau sur lrsquoeacutepaule Il dit que le precirctre de Cologne eacutetait des-cendu chez M le cureacute de Munster Ce fut tout

laquo Cette anneacutee-lagrave le printemps revint comme agrave lrsquoordinaire

Le soleil au bout de cinq grands mois fit fondre les neiges et seacutecha notre plancher humide

ndash 53 ndash

On sortit la vache la chegravevre et son biquet on vida lrsquoeacutetable on renouvela lrsquoair

laquo En conduisant les becirctes agrave la pacircture en faisant claquer mon fouet je fis reacutesonner les eacutechos de mes cris joyeux

laquo Les bruyegraveres refleurirent et le grand ouragan fut oublieacute

laquo Mais le vieux temps qui marche toujours et nrsquoarrive ja-mais nrsquooublie pas tout sur sa route et souvent quand on y pense le moins les souvenirs repoussent comme les eacuteglantines sur les haies et les orties agrave lrsquoombre chacune selon leur espegravece raquo

II

laquo Plusieurs anneacutees srsquoeacutetaient eacutecouleacutees le grand-pegravere Yeacuteri-Hans eacutetait mort et mon pegravere mrsquoavait envoyeacute dans la basse Al-sace apprendre le meacutetier de tourneur chez mon oncle Conrad agrave Vendenheim

laquo Jrsquoapprochais de quinze ans et je commenccedilai agrave me croire un homme

laquo Crsquoeacutetait au temps ougrave tout le monde portait un bonnet sang de bœuf et la cocarde tricolore ougrave lrsquoon partait par centaines en pantalons de toile grise le fusil sur lrsquoeacutepaule

laquo Je me rappelle qursquoen ce temps-lagrave deux reacutegiments se for-maient agrave Strasbourg et qursquoil fallait des enfants pour battre la charge parce que les hommes voulaient tous avoir le fusil

laquo Cinq garccedilons se preacutesentegraverent agrave Vendenheim jrsquoeacutetais du nombre et lrsquoon tira pour savoir qui partirait

ndash 54 ndash

laquo Crsquoest notre voisin le petit Fritzel qui partit et tout le vil-lage cria qursquoil avait gagneacute ndash Maintenant on a gagneacute quand on reste voilagrave pourtant comme les ideacutees changent

laquo En mecircme temps le citoyen Schneider exterminait les cu-reacutes les moines et les chanoines en Alsace On ne voulait plus re-connaicirctre que la deacuteesse Raison et les Gracircces

laquo Jrsquoen sais plus drsquoune au pays qui faisait la deacuteesse au mois de fructidor et de messidor car jrsquoai bonne meacutemoire Mais il est malhonnecircte aujourdrsquohui de parler de ces choses

laquo Quant agrave notre sainte religion elle nrsquoexistait plus lors-qursquoil fallut la reacutetablir plus tard personne ne se la rappelait ex-cepteacute quelques vieilles femmes qui dirent la maniegravere de srsquoy prendre pour recommencer les offices

laquo Crsquoeacutetait tregraves difficile de remettre les choses en train dans beaucoup de villages on oubliait ici les cierges lagrave les encen-soirs Sans les bonnes femmes on nrsquoaurait jamais su srsquoen tirer

laquo Enfin gracircce agrave Dieu tout est rentreacute dans lrsquoordre et les acircmes sont encore une fois sauveacutees

laquo Voilagrave le principal

mdash Crsquoest au premier consul que nous devons ce grand bien-fait sans lui nous serions tous damneacutes Qursquoil en soit beacuteni dans les siegravecles des siegravecles raquo

Heinrich agrave ce souvenir srsquoessuya une larme au coin de lrsquoœil et poursuivit

laquo Crsquoest agrave cause de cela que les precirctres sont si reconnais-sants envers les descendants de lrsquoempereur et qursquoon le beacutenit dans les eacuteglises lui et toute sa race car la reconnaissance est une vertu dans notre sainte Eacuteglise

laquo Mais pour en revenir agrave ce que je disais un beau matin jrsquoeacutetais en train de tourner des bacirctons de chaise agrave la fenecirctre de

ndash 55 ndash

notre maison qui donnait sur la petite place de la fontaine mon oncle Conrad fumait sa pipe sur la porte et la tante Greacutedel balayait les copeaux dans lrsquoalleacutee

laquo Il pouvait ecirctre environ une heure et demie lorsqursquoil se fit un grand tumulte dehors les gens couraient devant la maison drsquoautres traversaient la petite place drsquoautres en suivant la foule demandaient

laquo mdash Qursquoest-ce qui se passe raquo

laquo Naturellement je sortis pour voir la chose et jrsquoeacutetais en-core dans lrsquoalleacutee que le trot de plusieurs chevaux un cliquetis de sabres le roulement sourd drsquoune grosse charrette se firent entendre au loin puis le son drsquoune trompette eacuteclata dans le vil-lage

laquo Au mecircme instant un peloton de hussards deacutebouchait sur la place ceux de devant le pistolet armeacute en lrsquoair et les autres le sabre au poing Plus loin venait sur un cheval noir un gros homme en habit bleu agrave parements blancs rabattus sur la poi-trine le grand chapeau agrave claque surmonteacute de plumes tricolores en travers de la tecircte lrsquoeacutecharpe autour de la panse et le grand sabre de cavalerie ballottant contre la botte Son cheval hennis-sait et freacutemissait Derriegravere lui srsquoavanccedilait cahotant sur le paveacute une grande voiture atteleacutee de chevaux gris et pleine de poutres rouges

laquo Le gros homme agrave plumes riait de sa face rubiconde pen-dant que les gens tout pacircles srsquoaplatissaient le dos au mur la bouche ouverte et les bras pendants

laquo Du premier coup drsquoœil je reconnus ce bon precirctre que nous avions sauveacute des neiges

laquo Quelques farceurs pour se donner lrsquoair de nrsquoavoir rien agrave craindre criaient

ndash 56 ndash

laquo mdash Voici le citoyen Schneider qui vient eacutecheniller les envi-rons de Vendenheim Gare aux aristocrates raquo

laquo Drsquoautres chantaient en faisant des grimaces

laquo Les aristocrates agrave la lanterne raquo

laquo Ils levaient les bras et les jambes en cadence mais cela ne les empecircchait pas drsquoavoir le ventre serreacute comme tout le monde et de rire jaune

laquo En face de la fontaine le cortegravege srsquoarrecircta Schneider le-vant le nez regarda tout autour de la place les hauts pignons avec leurs toits pointus les figures innombrables qui se pres-saient dans les lucarnes et les petites niches drsquoougrave lrsquoon avait ocircteacute les saintes vierges depuis longtemps

laquo mdash Quel nid de punaises cria-t-il au capitaine de hus-sards un grand noir dont les moustaches coupaient en deux la face pacircle Quel nid de punaises Nous allons avoir de lrsquoouvrage ici pour huit jours raquo

laquo En entendant cela lrsquooncle Conrad me prit par le bras en disant

laquo mdash Rentrons Heinrich rentrons Il nrsquoaurait qursquoagrave nous choisir agrave vue de nez Crsquoest terrible terrible raquo

laquo Il tremblotait sur ses jambes Moi je sentais le frisson srsquoeacutetendre le long de mon dos

laquo En rentrant dans lrsquoatelier je vis la tante Greacutedel qui priait les mains jointes et chantait les litanies Je nrsquoeus que le temps de la pousser dans la cave et de fermer la porte dessus avec sa grande deacutevotion elle pouvait nous faire guillotiner tous

laquo Alors lrsquooncle et moi nous regardacircmes par les petites vitres

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La foule chantait toujours dehors

laquo Ccedila ira les aristocrates agrave la lanterne raquo

comme ces cigales qui chantent lorsque lrsquohiver approche et que la premiegravere geleacutee doit roussir

laquo Bien des gens eacutetaient debout devant la fenecirctre par-dessus leurs eacutepaules et leurs tecirctes on voyait les hussards le ci-toyen Schneider la fontaine et la haute voiture

laquo Deux grands gaillards eacutetaient en train de deacutecharger les poutres ils avaient des mines honnecirctes lrsquoaubergiste Rœmer leur passait une bouteille drsquoeau-de-vie et un petit homme sec pacircle faible comme une allumette le nez long la figure en lame de rasoir vecirctu drsquoune petite blouse rouge serreacutee aux reins sur-veillait lrsquoouvrage Il avait lrsquoair drsquoun veacuteritable Hans-Wurst Mais Dieu nous preacuteserve drsquoun Hans-Wurst pareil crsquoeacutetait le bour-reau

laquo Tandis que ces choses se passaient sous nos yeux le maire Rebstock un honnecircte vigneron grave large des eacutepaules eacutegalement coiffeacute du chapeau agrave claque et ceint de lrsquoeacutecharpe trico-lore srsquoavanccedilait agrave travers la place

laquo Tous les tridi et les sextidi il reacuteunissait le village au club dans lrsquoeacuteglise et faisait reacuteciter aux enfants les Droits de lrsquohomme Il srsquoeacutetait fait faire une veste avec le voile du tabernacle Et ccedila crsquoest le plus grand crime qursquoun magistrat puisse commettre sur la terre Mais ce jour-lagrave ce grand crime fut cause qursquoil sauva la vie agrave la moitieacute de Vendenheim

laquo Comme il srsquoapprochait Schneider se penchant sur le cou de son grand cheval noir srsquoeacutecria

laquo mdash Voici le pressoir ougrave sont les raisins

laquo mdash Quels raisins citoyen Schneider

ndash 58 ndash

laquo mdash Les aristocrates

laquo mdash Il nrsquoy en a pas ici nous sommes tous de bons pa-triotes raquo

laquo La figure de Schneider devint terrible je crus le voir en-core une fois arracher son rouleau de papiers au feu

laquo mdash Tu mens srsquoeacutecria-t-il tu en es un toi-mecircme Qursquoest-ce que cet or et cet argent sur tes habits quand la Reacutepublique nrsquoa pas de quoi nourrir ses enfants

laquo mdash Ccedila citoyen Schneider crsquoest le voile du tabernacle Je lrsquoai mis sur mon dos pour exterminer lrsquohydre de la supersti-tion raquo

laquo Alors Schneider partit drsquoun grand eacuteclat de rire en criant

laquo mdash Agrave la bonne heure agrave la bonne heure Mais rappelle-toi bien il doit y avoir tout de mecircme des aristocrates par ici

laquo mdash Non ils se sont tous sauveacutes Nos garccedilons vont les cher-cher agrave Coblentz et nos enfants battent la charge

laquo mdash Nous verrons ccedila dit Schneider tu mrsquoas lrsquoair drsquoun vrai patriote Ton ideacutee de tabernacle me plaicirct Nous allons dicircner avec toi Crsquoest bon ha ha ha raquo

laquo Il se tenait le ventre agrave deux mains

laquo Tous les hussards allegraverent dicircner chez le maire avec Schneider On fit une reacutequisition expregraves dans le village et cha-cun donna ce qursquoil avait de meilleur

laquo Ces gens burent jusqursquoagrave minuit en chantant des airs qui vous donnent froid dans les os

laquo Le lendemain Schneider alla voir le club il entendit les enfants reacuteciter en chœur les Droits de lrsquohomme

ndash 59 ndash

Tout se serait bien passeacute Malheureusement un ancien sonneur de cloches qui srsquoappelait Schneacuteegans et qui se croyait aristocrate srsquoeacutetait cacheacute dans le grenier de lrsquoauberge du Lion-drsquoOr les hussards en cherchant quelques bottes de foin le deacute-nichegraverent et lrsquoon voulut savoir pourquoi ce pauvre diable se ca-chait

laquo Schneider apprit qursquoil avait sonneacute les cloches et le fit guillotiner pendant qursquoon eacutetait encore agrave table sous preacutetexte que la Reacutepublique avait besoin de sacrifices en tout genre et qursquoil ne figurait pas assez de sonneurs sur la liste geacuteneacuterale

laquo Ce fut un veacuteritable chagrin pour Rebstock mais il nrsquoosa rien dire de peur drsquoecirctre guillotineacute lui-mecircme

laquo Schneider srsquoen alla le jour mecircme agrave la grande satisfaction de tout le village

laquo Voilagrave comment je reconnus le bon apocirctre et jrsquoai souvent penseacute depuis que si mon pegravere avait su ce qui devait arriver plus tard il lrsquoaurait laisseacute peacuterir dans la Schloucht

laquo Quant au vieux maire de Vendenheim on ne lui pardon-na jamais de srsquoecirctre fait faire une veste avec le voile du taber-nacle et les vieilles commegraveres surtout qursquoil avait empecirccheacutees par ce moyen drsquoecirctre guillotineacutees srsquoacharnegraverent agrave le maudire ce qui lui fit le plus grand tort

laquo Un jour que je causais avec lui dans les vignes et que nous parlions de cette vieille histoire il se mit agrave sourire triste-ment et dit

laquo mdash Si pourtant je leur avais laisseacute couper le cou ces bonnes acircmes seraient dans la hotte de Schneider avec le voile du tabernacle Je nrsquoaurais pas de reproche agrave me faire jrsquoaurais eacuteteacute lacircche comme tout le monde raquo

laquo Alors je pensai

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laquo mdash Ce pauvre vieux Rebstock il nrsquoa pas tout agrave fait tort Sauvez donc les gens pour que les uns vous maudissent et que les autres vous guillotinent Ce nrsquoest pas encourageant Si les hommes ne faisaient pas ces choses par chariteacute chreacutetienne ils seraient vraiment tregraves becirctes Les mauvais gueux seuls nrsquoont ja-mais de reproches agrave srsquoadresser pourvu qursquoils soient contents ils ne srsquoinquiegravetent pas du reste et srsquoendorment raquo

laquo Crsquoest triste agrave dire mais crsquoest bien la veacuteriteacute raquo

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LE REQUIEM DU CORBEAU

I

Mon oncle Zacharias est bien le plus curieux original que jrsquoaie rencontreacute de ma vie Figurez-vous un petit homme gros court replet le teint coloreacute le ventre en outre et le nez en fleur crsquoest le portrait de mon oncle Zacharias Le digne homme eacutetait chauve comme un genou Il portait drsquohabitude de grosses lu-nettes rondes et se coiffait drsquoun petit bonnet de soie noire qui ne lui couvrait guegravere que le sommet de la tecircte et la nuque

Ce cher oncle aimait agrave rire il aimait aussi la dinde farcie le pacircteacute de foie gras et le vieux johannisberg mais ce qursquoil preacutefeacute-rait agrave tout au monde crsquoeacutetait la musique Zacharias Muumlller eacutetait neacute musicien par la gracircce de Dieu comme drsquoautres naissent Franccedilais ou Russes il jouait de tous les instruments avec une faciliteacute merveilleuse On ne pouvait comprendre agrave voir son air de bonhomie naiumlve que tant de gaieteacute de verve et drsquoentrain pussent animer un tel personnage

Ainsi Dieu fit le rossignol gourmand curieux et chanteur ndash mon oncle eacutetait rossignol

On lrsquoinvitait agrave toutes les noces agrave toutes les fecirctes agrave tous les baptecircmes agrave tous les enterrements maicirctre Zacharias lui disait-on il nous faut un Hopser3 un Alleacuteluia un Requiem pour tel jour et lui reacutepondait simplement laquo Vous lrsquoaurez raquo Alors il se

3 Hopser sauteuse

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mettait agrave lrsquoœuvre il sifflait devant son pupitre il fumait des pipes et tout en lanccedilant une pluie de notes sur son papier il battait la mesure du pied gauche

Lrsquooncle Zacharias et moi nous habitions une vieille maison de la rue des Minnesaeligngers agrave Tubingue il en occupait le rez-de-chausseacutee un veacuteritable magasin de bric-agrave-brac encombreacute de vieux meubles et drsquoinstruments de musique moi je couchais dans la chambre au-dessus et toutes les autres piegraveces restaient inoccupeacutees

Juste en face de notre maison habitait le docteur Hacircsel-noss Le soir lorsqursquoil faisait nuit dans ma petite chambre et que les fenecirctres du docteur srsquoilluminaient il me semblait agrave force de regarder que sa lampe srsquoavanccedilaithellip srsquoavanccedilaithellip et fina-lement me touchait les yeux Et je voyais en mecircme temps la sil-houette de Hacircselnoss srsquoagiter sur le mur drsquoune faccedilon bizarre avec sa tecircte de rat coiffeacutee drsquoun tricorne sa petite queue sautil-lant de droite agrave gauche son grand habit agrave larges basques et sa mince personne planteacutee sur deux jambes grecircles Je distinguais aussi dans les profondeurs de la chambre des vitrines remplies drsquoanimaux eacutetrangers de pierres luisantes et de profil le dos de ses livres brillant par leurs dorures et rangeacutes en bataille sur les rayons drsquoune bibliothegraveque

Le docteur Hacircselnoss eacutetait apregraves mon oncle Zacharias le personnage le plus original de la ville Sa servante Orchel se vantait de ne faire sa lessive que tous les six mois et je la croi-rais volontiers car les chemises du docteur eacutetaient marqueacutees de taches jaunes ce qui prouvait la quantiteacute de linge enfermeacutee dans ses armoires mais la particulariteacute la plus inteacuteressante du caractegravere de Hacircselnoss crsquoest que ni chien ni chat qui franchis-sait le seuil de sa maison ne reparaissait plus jamais Dieu sait ce qursquoil en faisait La rumeur publique lrsquoaccusait mecircme de porter dans lrsquoune de ses poches de derriegravere un morceau de lard pour attirer ces pauvres becirctes mais lorsqursquoil sortait le matin pour al-ler voir ses malades et qursquoil passait trottant menu devant la

ndash 63 ndash

maison de mon oncle je ne pouvais mrsquoempecirccher de consideacuterer avec une vague terreur les grandes basques de son habit flottant agrave droite et agrave gauche

Telles sont les plus vives impressions de mon enfance mais ce qui me charme le plus dans ces lointains souvenirs ce qui par-dessus tout se retrace agrave mon esprit quand je recircve agrave cette chegravere petite ville de Tubingue crsquoest le corbeau Hans volti-geant par les rues pillant lrsquoeacutetalage des bouchers saisissant tous les papiers au vol peacuteneacutetrant dans les maisons et que tout le monde admirait choyait appelait laquo Hans raquo par-cihellip laquo Hans raquo par-lagravehellip

Singulier animal en veacuteriteacute un jour il eacutetait arriveacute en ville lrsquoaile casseacutee le docteur Hacircselnoss la lui avait remise et tout le monde lrsquoavait adopteacute Lrsquoun lui donnait de la viande lrsquoautre du fromage Hans appartenait agrave toute la ville Hans eacutetait sous la protection de la foi publique

Que jrsquoaimais ce Hans malgreacute ses grands coups de bec Il me semble le voir encore sauter agrave deux pattes dans la neige tourner leacutegegraverement la tecircte et vous regarder du coin de son œil noir drsquoun air moqueur Quelque chose tombait-il de votre poche un kreutzer une clef nrsquoimporte quoi Hans srsquoen saisissait et lrsquoemportait dans les combles de lrsquoeacuteglise Crsquoest lagrave qursquoil avait eacutetabli son magasin crsquoest lagrave qursquoil cachait le fruit de ses rapines car Hans eacutetait malheureusement un oiseau voleur

Du reste lrsquooncle Zacharias ne pouvait souffrir ce Hans il traitait les habitants de Tubingue drsquoimbeacuteciles de srsquoattacher agrave un semblable animal et cet homme si calme si doux perdait toute espegravece de mesure quand par hasard ses yeux rencontraient le corbeau planant devant nos fenecirctres

Or par une belle soireacutee drsquooctobre lrsquooncle Zacharias parais-sait encore plus joyeux que drsquohabitude il nrsquoavait pas vu Hans de toute la journeacutee Les fenecirctres eacutetaient ouvertes un gai soleil peacute-neacutetrait dans la chambre au loin lrsquoautomne reacutepandait ses belles

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teintes de rouille qui se deacutetachent avec tant de splendeur sur le vert sombre des sapins Lrsquooncle Zacharias renverseacute dans son large fauteuil fumait tranquillement sa pipe et moi je le regar-dais me demandant ce qui le faisait sourire en lui-mecircme car sa bonne grosse figure rayonnait drsquoune satisfaction indicible

laquo Cher Tobie me dit-il en lanccedilant au plafond une longue spirale de fumeacutee tu ne saurais croire quelle douce quieacutetude jrsquoeacuteprouve en ce moment Depuis bien des anneacutees je ne me suis pas senti mieux disposeacute pour entreprendre une grande œuvre une œuvre dans le genre de la Creacuteation de Haydn Le ciel semble srsquoouvrir devant moi jrsquoentends les anges et les seacuteraphins entonner leur hymne ceacuteleste je pourrais en noter toutes les voixhellip Ocirc la belle composition Tobie la belle composition hellip Si tu pouvais entendre la basse des douze apocirctres crsquoest magni-fiquehellip magnifique Le soprano du petit Raphaeumll perce les nuages on dirait la trompette du jugement dernier les petits anges battent de lrsquoaile en riant et les saintes pleurent drsquoune ma-niegravere vraiment harmonieusehellip Chut hellip Voici le Veni Creator la basse colossale srsquoavancehellip la terre srsquoeacutebranlehellip Dieu va pa-raicirctre raquo

Et maicirctre Zacharias penchait la tecircte il semblait eacutecouter de toute son acircme de grosses larmes roulaient dans ses yeux laquo Bene Raphaeumll bene raquo murmurait-il Mais comme mon oncle se plongeait ainsi dans lrsquoextase que sa figure son regard son attitude que tout en lui exprimait un ravissement ceacuteleste voilagrave Hans qui srsquoabat tout agrave coup sur notre fenecirctre en poussant un couac eacutepouvantable Je vis lrsquooncle Zacharias pacirclir il regarda vers la fenecirctre drsquoun œil effareacute la bouche ouverte la main eacuteten-due dans lrsquoattitude de la stupeur

Le corbeau srsquoeacutetait poseacute sur la traverse de la fenecirctre Non je ne crois pas avoir jamais vu de physionomie plus railleuse son grand bec se retournait leacutegegraverement de travers et son œil brillait comme une perle Il fit entendre un second couac ironique et se mit agrave peigner son aile de deux ou trois coups de bec

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Mon oncle ne soufflait mot il eacutetait comme peacutetrifieacute

Hans reprit son vol et maicirctre Zacharias se tournant vers moi me regarda quelques secondes

laquo Lrsquoas-tu reconnu me dit-il

mdash Qui donc

mdash Le diable hellip

mdash Le diable hellip Vous voulez rire raquo

Mais lrsquooncle Zacharias ne daigna point me reacutepondre et tomba dans une meacuteditation profonde

La nuit eacutetait venue le soleil disparaissait derriegravere les sapins de la forecirct Noire

Depuis ce jour maicirctre Zacharias perdit toute sa bonne hu-meur Il essaya drsquoabord drsquoeacutecrire sa grande symphonie des Seacutera-phins mais nrsquoayant pas reacuteussi il devint fort meacutelancolique il srsquoeacutetendait tout au large dans son fauteuil les yeux au plafond et ne faisait plus que recircver agrave lrsquoharmonie ceacuteleste Quand je lui re-preacutesentais que nous eacutetions agrave bout drsquoargent et qursquoil ne ferait pas mal drsquoeacutecrire une valse un hopser ou toute autre chose pour nous remettre agrave flot

laquo Une valse hellip un hopser hellip srsquoeacutecriait-il qursquoest-ce que ce-la hellip Si tu me parlais de ma grande symphonie agrave la bonne heure mais une valse Tiens Tobie tu perds la tecircte tu ne sais ce que tu dis raquo Puis il reprenait drsquoun ton plus calme

laquo Tobie crois-moi degraves que jrsquoaurai termineacute ma grande œuvre nous pourrons nous croiser les bras et dormir sur les deux oreilles Crsquoest lrsquoalpha et lrsquoomeacutega de lrsquoharmonie Notre reacutepu-tation sera faite Il y a longtemps que jrsquoaurais termineacute ce chef-drsquoœuvre une seule chose mrsquoen empecircche crsquoest le corbeau

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mdash Le corbeau hellip mais cher oncle en quoi ce corbeau peut-il vous empecirccher drsquoeacutecrire je vous le demande nrsquoest-ce pas un oiseau comme tous les autres

mdash Un oiseau comme tous les autres murmurait mon oncle indigneacute Tobie je le vois tu conspires avec mes ennemis hellip ce-pendant que nrsquoai-je pas fait pour toi Ne trsquoai-je pas eacuteleveacute comme mon propre enfant nrsquoai-je pas remplaceacute ton pegravere et ta megravere ne trsquoai-je pas appris agrave jouer de la clarinette Ah Tobie Tobie crsquoest bien mal raquo

Il disait cela drsquoun ton si convaincu que je finissais par le croire et je maudissais dans mon cœur ce Hans qui troublait lrsquoinspiration de mon oncle Sans lui me disais-je notre fortune serait faite hellip Et je me prenais agrave douter si le corbeau nrsquoeacutetait pas le diable en personne ainsi que le pensait mon oncle

Quelquefois lrsquooncle Zacharias essayait drsquoeacutecrire mais par une fataliteacute curieuse et presque incroyable Hans se montrait toujours au plus beau moment ou bien on entendait son cri rauque Alors le pauvre homme jetait sa plume avec deacutesespoir et srsquoil avait eu des cheveux il se les serait arracheacutes agrave pleines poi-gneacutees tant son exaspeacuteration eacutetait grande Les choses en vinrent au point que maicirctre Zacharias emprunta le fusil du boulanger Racirczer une vieille patraque toute rouilleacutee et se mit en faction derriegravere la porte pour guetter le maudit animal Mais alors Hans ruseacute comme le diable nrsquoapparaissait plus et degraves que mon oncle grelottant de froid car on eacutetait en hiver degraves que mon oncle venait se chauffer les mains aussitocirct Hans jetait son cri devant la maison Maicirctre Zacharias courait bien vite dans la ruehellip Hans venait de disparaicirctre hellip

Crsquoeacutetait une veacuteritable comeacutedie toute la ville en parlait Mes camarades drsquoeacutecole se moquaient de mon oncle ce qui me forccedila de livrer plus drsquoune bataille sur la petite place Je le deacutefendais agrave outrance et je revenais chaque soir avec un œil pocheacute ou le nez meurtri Alors il me regardait tout eacutemu et me disait

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laquo Cher enfant prends couragehellip Bientocirct tu nrsquoauras plus be-soin de te donner tant de peine raquo

Et il se mettait agrave me peindre avec enthousiasme lrsquoœuvre grandiose qursquoil meacuteditait Crsquoeacutetait vraiment superbe tout eacutetait en ordre drsquoabord lrsquoouverture des apocirctres puis le chœur des seacutera-phins en mi beacutemol puis le Veni Creator grondant au milieu des eacuteclairs et du tonnerre hellip laquo Mais ajoutait mon oncle il faut que le corbeau meure Crsquoest le corbeau qui est cause de tout le mal vois-tu Tobie sans lui ma grande symphonie serait faite de-puis longtemps et nous pourrions vivre de nos rentes raquo

II

Un soir revenant entre chien et loup de la petite place je rencontrai Hans Il avait neigeacute la lune brillait par-dessus les toits et je ne sais quelle vague inquieacutetude srsquoempara de mon cœur agrave la vue du corbeau En arrivant agrave la porte de notre mai-son je fus tout eacutetonneacute de la trouver ouverte quelques lueurs se jouaient sur les vitres comme le reflet drsquoun feu qui srsquoeacuteteint Jrsquoentre jrsquoappelle pas de reacuteponse Mais qursquoon se figure ma sur-prise lorsqursquoau reflet de la flamme je vis mon oncle le nez bleu les oreilles violettes eacutetendu tout au large dans son fauteuil le vieux fusil de notre voisin entre les jambes et les souliers char-geacutes de neige

Le pauvre homme eacutetait alleacute agrave la chasse du corbeau laquo Oncle Zacharias mrsquoeacutecriai-je dormez-vous raquo Il entrrsquoouvrit les yeux et me fixant drsquoun regard assoupi

laquo Tobie dit-il je lrsquoai coucheacute en joue plus de vingt fois et toujours il disparaissait comme une ombre au moment ougrave jrsquoallais presser la deacutetente raquo

ndash 68 ndash

Ayant dit ces mots il retomba dans une torpeur profonde Jrsquoavais beau le secouer il ne bougeait plus Alors saisi de crainte je courus chercher Hacircselnoss En levant le marteau de la porte mon cœur battait avec une force incroyable et quand le coup retentit au fond du vestibule mes genoux fleacutechirent La rue eacutetait deacuteserte quelques flocons de neige voltigeaient autour de moi je frissonnais Au troisiegraveme coup la fenecirctre du docteur srsquoouvrit et la tecircte de Hacircselnoss en bonnet de coton srsquoinclina au dehors

laquo Qui est lagrave fit-il drsquoune voix grecircle

mdash Monsieur le docteur venez vite chez maicirctre Zacharias il est bien malade

mdash Heacute fit Hacircselnoss le temps de passer un habit et jrsquoar-rive raquo

La fenecirctre se referma Jrsquoattendis encore un grand quart drsquoheure regardant la rue deacuteserte eacutecoutant crier les girouettes sur leurs aiguilles rouilleacutees et dans le lointain un chien de ferme aboyer agrave la lune Enfin des pas se firent entendre et lentement lentement quelqursquoun descendit lrsquoescalier On introduisit une clef dans la serrure et Hacircselnoss enveloppeacute dans une grande houppelande grise une petite lanterne en forme de bougeoir agrave la main parut sur le seuil

laquo Prr fit-il quel froid jrsquoai bien fait de mrsquoenvelopper

mdash Oui reacutepondis-je depuis vingt minutes je grelotte

mdash Je me suis deacutepecirccheacute pour ne pas te faire attendre raquo

Une minute apregraves nous entrions dans la chambre de mon oncle

laquo Heacute bonsoir maicirctre Zacharias dit le docteur Hacircselnoss le plus tranquillement du monde en soufflant sa lanterne comment vous portez-vous Il paraicirct que nous avons un petit rhume de cerveau raquo

ndash 69 ndash

Agrave cette voix lrsquooncle Zacharias parut srsquoeacuteveiller

laquo Monsieur le docteur dit-il je vais vous raconter la chose depuis le commencement

mdash Crsquoest inutile fit Hacircselnoss en srsquoasseyant en face de lui sur un vieux bahut je sais cela mieux que vous je connais le principe et les conseacutequences la cause et les effets vous deacutetestez Hans et Hans vous deacutetestehellip Vous le poursuivez avec un fusil et Hans vient se percher sur votre fenecirctre pour se moquer de vous Heacute heacute heacute crsquoest tout simple le corbeau nrsquoaime pas le chant du rossignol et le rossignol ne peut souffrir le cri du cor-beau raquo

Ainsi parla Hacircselnoss en puisant une prise dans sa petite tabatiegravere puis il se croisa les jambes secoua les plis de son ja-bot et se mit agrave sourire en fixant maicirctre Zacharias de ses petits yeux malins

Mon oncle eacutetait eacutebahi

laquo Eacutecoutez reprit Hacircselnoss cela ne doit pas vous sur-prendre chaque jour on voit des faits semblables Les sympa-thies et les antipathies gouvernent notre pauvre monde Vous entrez dans une taverne dans une brasserie nrsquoimporte ougrave vous remarquez deux joueurs agrave table et sans les connaicirctre vous faites aussitocirct des vœux pour lrsquoun ou pour lrsquoautre Quelles raisons avez-vous de preacutefeacuterer lrsquoun agrave lrsquoautre Aucunehellip Heacute heacute heacute lagrave-dessus les savants bacirctissent des systegravemes agrave perte de vue au lieu de dire tout bonnement voici un chat voici une souris je fais des vœux pour la souris parce que nous sommes de la mecircme famille parce qursquoavant drsquoecirctre Hacircselnoss docteur en meacutedecine jrsquoai eacuteteacute rat eacutecureuil ou mulot et qursquoen conseacutequencehellip raquo

Mais il ne termina point sa phrase car au mecircme instant le chat de mon oncle eacutetant venu par hasard agrave passer pregraves de lui le docteur le saisit agrave la tignasse et le fit disparaicirctre dans sa grande

ndash 70 ndash

poche avec une rapiditeacute foudroyante Lrsquooncle Zacharias et moi nous nous regardacircmes tout stupeacutefaits

laquo Que voulez-vous faire de mon chat raquo dit enfin lrsquooncle

Mais Hacircselnoss au lieu de reacutepondre sourit drsquoun air con-traint et balbutia

laquo Maicirctre Zacharias je veux vous gueacuterir

mdash Rendez-moi drsquoabord mon chat

mdash Si vous me forcez agrave rendre ce chat dit Hacircselnoss je vous abandonne agrave votre triste sort vous nrsquoaurez plus une minute de repos vous ne pourrez plus eacutecrire une note et vous maigrirez de jour en jour

mdash Mais au nom du ciel reprit mon oncle qursquoest-ce qursquoil vous a donc fait ce pauvre animal

mdash Ce qursquoil mrsquoa fait reacutepondit le docteur dont les traits se contractegraverent ce qursquoil mrsquoa fait hellip Sachez que nous sommes en guerre depuis lrsquoorigine des siegravecles Sachez que ce chat reacutesume en lui la quintessence drsquoun chardon qui mrsquoa eacutetouffeacute quand jrsquoeacutetais violette drsquoun houx qui mrsquoa fait ombre quand jrsquoeacutetais buisson drsquoun brochet qui mrsquoa mangeacute quand jrsquoeacutetais carpe et drsquoun eacutepervier qui mrsquoa deacutevoreacute quand jrsquoeacutetais souris raquo

Je crus que Hacircselnoss perdait la tecircte mais lrsquooncle Tobie fermant les yeux reacutepondit apregraves un long silence

laquo Je vous comprends docteur Hacircselnoss je vous com-prendshellip vous pourriez bien nrsquoavoir pas tort hellip Gueacuterissez-moi et je vous donne mon chat raquo

Les yeux du docteur scintillegraverent

laquo Agrave la bonne heure srsquoeacutecria-t-il maintenant je vais vous gueacuterir raquo

ndash 71 ndash

Il tira de sa trousse un canif et prit sur lrsquoacirctre un petit mor-ceau de bois qursquoil fendit avec dexteacuteriteacute Mon oncle et moi nous le regardions faire Apregraves avoir fendu son morceau de bois il se mit agrave le creuser puis il deacutetacha de son portefeuille une petite laniegravere de parchemin fort mince et lrsquoayant ajusteacutee entre les deux lames de bois il lrsquoappliqua contre ses legravevres en souriant

La figure de mon oncle srsquoeacutepanouit

laquo Docteur Hacircselnoss srsquoeacutecria-t-il vous ecirctes un homme rare un homme vraiment supeacuterieur un hommehellip

mdash Je le sais interrompit Hacircselnoss je le saishellip Mais eacutetei-gnez la lumiegravere que pas un charbon ne brille dans lrsquoombre raquo

Et tandis que jrsquoexeacutecutais son ordre il ouvrit la fenecirctre tout au large La nuit eacutetait glaciale Au-dessus des toits apparaissait la lune calme et limpide Lrsquoeacuteclat eacuteblouissant de la neige et lrsquoobscuriteacute de la chambre formaient un contraste eacutetrange Je voyais lrsquoombre de mon oncle et celle de Hacircselnoss se deacutecouper sur le devant de la fenecirctre mille impressions confuses mrsquoagitaient agrave la fois Lrsquooncle Zacharias eacuteternua la main de Hacircselnoss srsquoeacutetendit avec impatience pour lui commander de se taire puis le silence devint solennel

Tout agrave coup un sifflement aigu traversa lrsquoespace laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Apregraves ce cri tout redevint silencieux Jrsquoenten-dais mon cœur galoper Au bout drsquoun instant le mecircme sifflement se fit entendre laquo Pie-wicircte pie-wicircte raquo Je reconnus alors que crsquoeacutetait le docteur qui le produisait avec son appeau Cette re-marque me rendit un peu de courage et je fis attention aux moindres circonstances des choses qui se passaient autour de moi

Lrsquooncle Zacharias agrave demi-courbeacute regardait la lune Hacircselnoss se tenait immobile une main agrave la fenecirctre et lrsquoautre au sifflet

ndash 72 ndash

Il se passa bien deux ou trois minutes puis tout agrave coup le vol drsquoun oiseau fendit lrsquoair

laquo Oh raquo murmura mon oncle

laquo Chut raquo fit Hacircselnoss et le laquo pie-wicircte raquo se reacutepeacuteta plu-sieurs fois avec des modulations eacutetranges et preacutecipiteacutees Deux fois lrsquooiseau effleura les fenecirctres de son vol rapide inquiet Lrsquooncle Zacharias fit un geste pour prendre son fusil mais Hacircselnoss lui saisit le poignet en murmurant laquo Ecirctes-vous fou raquo Alors mon oncle se contint et le docteur redoubla ses coups de sifflet avec tant drsquoart imitant le cri de la pie-griegraveche prise au piegravege que Hans tourbillonnant agrave droite et agrave gauche fi-nit par entrer dans notre chambre attireacute sans doute par une cu-riositeacute singuliegravere qui lui troublait la cervelle Jrsquoentendis ses deux pattes tomber lourdement sur le plancher Lrsquooncle Zacharias je-ta un cri et srsquoeacutelanccedila sur lrsquooiseau qui srsquoeacutechappa de ses mains

laquo Maladroit raquo srsquoeacutecria Hacircselnoss en fermant la fenecirctre

Il eacutetait temps Hans planait aux poutres du plafond Apregraves avoir fait cinq ou six tours il se cogna contre une vitre avec tant de force qursquoil glissa tout eacutetourdi le long de la fenecirctre cherchant agrave srsquoaccrocher des ongles aux traverses Hacircselnoss alluma bien vite la chandelle et je vis alors le pauvre Hans entre les mains de mon oncle qui lui serrait le cou avec un enthousiasme freacuteneacute-tique en disant

laquo Ha ha ha je te tiens je te tiens raquo

Hacircselnoss lrsquoaccompagnait de ses eacuteclats de rire

laquo Heacute heacute heacute vous ecirctes content maicirctre Zacharias vous ecirctes content raquo

Jamais je nrsquoai vu de scegravene plus effrayante La figure de mon oncle eacutetait cramoisie Le pauvre corbeau allongeait les pattes battait des ailes comme un grand papillon de nuit et le frisson de la mort eacutebouriffait ses plumes

ndash 73 ndash

Ce spectacle me fit horreur je courus me cacher au fond de la chambre

Le premier moment drsquoindignation passeacute lrsquooncle Zacharias redevint lui-mecircme laquo Tobie srsquoeacutecria-t-il le diable a rendu ses comptes je lui pardonne Tiens-moi ce Hans devant les yeux Ah je me sens revivre Maintenant silence eacutecoutez raquo

Et maicirctre Zacharias le front inspireacute srsquoassit gravement au clavecin Moi jrsquoeacutetais en face de lui et je tenais le corbeau par le bec Derriegravere Hacircselnoss levait la chandelle et lrsquoon ne pouvait voir de tableau plus bizarre que ces trois figures Hans lrsquooncle Zacharias et Hacircselnoss sous les poutres hautes et vermoulues du plafond Je les vois encore eacuteclaireacutees par la lumiegravere tremblo-tante ainsi que nos vieux meubles dont les ombres vacillaient contre la muraille deacutecreacutepite

Aux premiers accords mon oncle parut se transformer ses grands yeux bleus brillegraverent drsquoenthousiasme il ne jouait pas de-vant nous mais dans une catheacutedrale devant une assembleacutee immense pour Dieu lui-mecircme

Quel chant sublime tour agrave tour sombre patheacutetique deacutechi-rant et reacutesigneacute puis tout agrave coup au milieu des sanglots lrsquoespeacuterance deacuteployant ses ailes drsquoor et drsquoazur Oh Dieu est-il possible de concevoir drsquoaussi grandes choses

Crsquoeacutetait un Requiem et durant une heure lrsquoinspiration nrsquoabandonna point une seconde lrsquooncle Zacharias

Hacircselnoss ne riait plus Insensiblement sa figure railleuse avait pris une expression indeacutefinissable Je crus qursquoil srsquoattendrissait mais bientocirct je le vis faire des mouvements ner-veux serrer le poing et je mrsquoaperccedilus que quelque chose se deacute-battait dans les basques de son habit

Quand mon oncle eacutepuiseacute par tant drsquoeacutemotions srsquoappuya le front au bord du clavecin le docteur tira de sa grande poche le chat qursquoil avait eacutetrangleacute

ndash 74 ndash

laquo Heacute heacute heacute fit-il bonsoir maicirctre Zacharias bonsoir Nous avons chacun notre gibier heacute heacute heacute vous avez fait un Requiem pour le corbeau Hans il srsquoagit maintenant de faire un Alleacuteluia pour votre chathellip Bonsoir hellip raquo

Mon oncle eacutetait tellement abattu qursquoil se contenta de sa-luer le docteur drsquoun mouvement de tecircte en me faisant signe de le reconduire

Or cette nuit mecircme mourut le grand-duc Yeacuteri Peacuteter deu-xiegraveme du nom et comme Hacircselnoss traversait la rue jrsquoentendis les cloches de la catheacutedrale se mettre lentement en branle En rentrant dans la chambre je vis lrsquooncle Zacharias debout

laquo Tobie me dit-il drsquoune voix grave va te coucher mon en-fant va te coucher je suis remis il faut que jrsquoeacutecrive tout cela cette nuit de crainte drsquooublier raquo

Je me hacirctai drsquoobeacuteir et je nrsquoai jamais mieux dormi

Le lendemain vers neuf heures je fus reacuteveilleacute par un grand tumulte Toute la ville eacutetait en lrsquoair on ne parlait que de la mort du grand-duc

Maicirctre Zacharias fut appeleacute au chacircteau On lui commanda le Requiem de Yeacuteri-Peacuteter II œuvre qui lui valut enfin la place de maicirctre de chapelle qursquoil ambitionnait depuis si longtemps Ce Requiem nrsquoeacutetait autre que celui de Hans Aussi lrsquooncle Zacha-rias devenu un grand personnage depuis qursquoil avait mille tha-lers agrave deacutepenser par an me disait souvent agrave lrsquooreille

laquo Heacute neveu si lrsquoon savait que crsquoest pour le corbeau que jrsquoai composeacute mon fameux Requiem nous pourrions encore aller jouer de la clarinette aux fecirctes de village Ah ah ah raquo et le gros ventre de mon oncle galopait drsquoaise

Ainsi vont les choses en ce monde

ndash 75 ndash

LE JUIF POLONAIS

PREMIEgraveRE PARTIE

LA VEILLE DE NOEumlL

Une salle drsquoauberge alsacienne Tables bancs fourneau de fonte grande horloge Portes et fenecirctres au fond sur la rue Porte agrave droite com-muniquant agrave lrsquointeacuterieur Porte de la cuisine agrave gauche Agrave cocircteacute de la porte un grand buffet de checircne Le soir une chandelle allumeacutee sur la table Catherine la femme du bourgmestre est assise agrave son rouet Le garde forestier Heinrich entre par le fond il est tout blanc de neige

I CATHERINE HEINRICH

HEINRICH frappant du pied ndash De la neige madame Ma-this toujours de la neige (Il pose son fusil derriegravere lrsquohorloge)

CATHERINE ndash Encore au village Heinrich

HEINRICH ndash Mon Dieu oui la veille de Noeumll il faut bien srsquoamuser un peu

CATHERINE ndash Vous savez que votre sac de farine est precirct au moulin

HEINRICH ndash Crsquoest bon crsquoest bon je ne suis pas presseacute Walter le chargera tout agrave lrsquoheure sur sa voiture

ndash 76 ndash

CATHERINE ndash Lrsquoanabaptiste est encore ici Je croyais lrsquoavoir vu partir depuis longtemps

HEINRICH ndash Non non Il est au Mouton-drsquoOr agrave vider bouteille Je viens de voir sa voiture devant lrsquoeacutepicier Harvig avec le sucre le cafeacute la cannelle tout couverts de neige Heacute heacute heacute hellip Crsquoest un bon vivanthellip Il aime le bon vin il a raison Nous partirons ensemble

CATHERINE ndash Vous nrsquoavez pas peur de verser

HEINRICH ndash Bah bah vous nous precircterez une lanterne Qursquoon mrsquoapporte seulement une chopine de vin blanc vous sa-vez de ce petit vin blanc de Huumlnevir (Il srsquoassied en riant)

CATHERINE appelant ndash Loiumls

LOIumlS de la cuisine ndash Madame

CATHERINE ndash Une chopine de Huumlnevir pour M Heinrich

LOIumlS de mecircme ndash Tout de suite

HEINRICH ndash Ce petit vin-lagrave reacutechauffe par un temps pareil il faut ccedila

CATHERINE ndash Oui mais prenez garde il est fort tout de mecircme

HEINRICH ndash Soyez tranquille tout ira bien Mais dites donc madame Mathis notre bourgmestre on ne le voit pashellip Est-ce qursquoil serait malade

CATHERINE ndash Il est parti pour Ribeauvilleacute il y a cinq jours

ndash 77 ndash

II

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS entrant ndash Voici la bouteille et un verre maicirctre Hein-rich

HEINRICH ndash Bon bon (Il verse) Ah le bourgmestre est agrave Ribeauvilleacute

CATHERINE ndash Oui nous lrsquoattendons pour ce soir mais al-lez donc compter sur les hommes quand ils sont dehors

HEINRICH ndash Il est bien sucircr alleacute chercher du vin

CATHERINE ndash Oui

HEINRICH ndash Heacute vous pouvez bien penser que votre cou-sin Bocircth ne lrsquoaura pas laisseacute repartir tout de suite Voilagrave quelque chose qui me conviendrait drsquoaller de temps en temps faire un tour dans les pays vignobles Jrsquoaimerais mieux ccedila que de courir les bois ndash Agrave votre santeacute madame Mathis

CATHERINE agrave Loiumls ndash Qursquoest-ce que tu eacutecoutes donc lagrave Loiumls Est-ce que tu nrsquoas rien agrave faire (Loiumls sort sans reacutepondre) Mets de lrsquohuile dans la petite lanterne Heinrich lrsquoemportera

III

LES PREacuteCEacuteDENTS moins LOIumlS

CATHERINE ndash Il faut que les servantes eacutecoutent tout ce qui se passe

HEINRICH ndash Je parie que le bourgmestre est alleacute chercher le vin de la noce

ndash 78 ndash

CATHERINE riant ndash Crsquoest bien possible

HEINRICH ndash Ouihellip tout agrave lrsquoheure encore au Mouton-drsquoOr on disait que Mlle Mathis et le mareacutechal des logis de gendarme-rie Christian allaient bientocirct se marier ensemble Ccedila mrsquoeacutetait dif-ficile agrave croire Christian est bien un brave et honnecircte homme et un bel homme aussi personne ne peut soutenir le contraire mais il nrsquoa que sa solde au lieu que Mlle Annette est le plus riche parti du village

CATHERINE ndash Vous croyez donc Heinrich qursquoil faut tou-jours regarder agrave lrsquoargent

HEINRICH ndash Non non au contraire Seulement je pense que le bourgmestrehellip

CATHERINE ndash Eh bien voilagrave ce qui vous trompe Mathis nrsquoa pas seulement demandeacute mdash Combien avez-vous ndash Il a dit tout de suite mdash Pourvu qursquoAnnette soit contente moi je con-sens

HEINRICH ndash Et mademoiselle Annette est contente

CATHERINE ndash Oui elle aime Christian Et comme nous ne voulons que le bonheur de notre enfant nous ne regardons pas agrave la richesse

HEINRICH ndash Si vous ecirctes tous contentshellip moi je suis con-tent aussi Je trouve que M Christian a de la chance et je vou-drais bien ecirctre agrave sa place

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS NICKEL

NICKEL entrant un sac de farine sur la tecircte ndash Votre sac de farine maicirctre Heinrich bien peseacute

ndash 79 ndash

HEINRICH ndash Crsquoest bon Nickel crsquoest bon mets-le dans un coin

CATHERINE allant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumls tu peux dresser la soupe de Nickel

HEINRICH se levant ndash Ah voyons si jrsquoai toutes mes af-faires (Il ouvre sa gibeciegravere) Voilagrave drsquoabord la farinehellip voici le tabac la cannelle le plomb de liegravevrehellip voici les deux livres de savonhellip Il me manque quelque chosehellip Ah le selhellip Jrsquoai oublieacute le sel sur le comptoir du pegravere Harvighellip Crsquoest ma femme qui aurait crieacute hellip (Il sort)

V

CATHERINE NICKEL puis HEINRICH

NICKEL ndash Vous saurez madame que la riviegravere est prise tellement que si lrsquoon arrecircte de moudre la glace viendra bientocirct jusque dans la vanne et que si lrsquoon continue il pourrait nous ar-river comme dans le temps ougrave la grande roue srsquoest casseacutee Le verglas tombe toujourshellip Je ne sais pas ce qursquoil faut faire

CATHERINE ndash Il faut attendre que Mathis soit venu Nous nrsquoavons plus beaucoup agrave moudre cette semaine

NICKEL ndash Non la grande presse de Noeumll est passeacuteehellip une vingtaine de sacs

CATHERINE ndash Eh bien tu peux souper Mathis ne tardera pas (Heinrich paraicirct au fond un paquet agrave ta main)

HEINRICH ndash Voilagrave mon affaire Jrsquoai tout maintenant (Il arrange le paquet dans sa gibeciegravere)

NICKEL ndash Alors je peux arrecircter le moulin madame Ma-this

ndash 80 ndash

CATHERINE ndash Oui tu souperas apregraves (Nickel sort par la porte de la cuisine Annette entre par la droite)

VI

CATHERINE HEINRICH ANNETTE

ANNETTE ndash Bonsoir monsieur Heinrich

HEINRICH se retournant ndash Heacute crsquoest vous mademoiselle Annette bonsoirhellip bonsoir hellip Nous parlions tout agrave lrsquoheure de vous

ANNETTE ndash De moi

HEINRICH ndash Mais oui mais ouihellip (Il pose sa gibeciegravere sur un banc puis drsquoun air drsquoadmiration) Oh oh comme vous voilagrave riante et gentiment habilleacuteehellip Crsquoest drocircle on dirait que vous allez agrave la noce

ANNETTE ndash Vous voulez rire monsieur Heinrich

HEINRICH ndash Non non je ne ris pas je dis ce que je pense vous le savez bien Ces bonnes joues rouges ce joli bonnet et cette petite robe bien faite avec ces petits souliers ne sont pas pour lrsquoagreacutement des yeux drsquoun vieux garde forestier comme moi Crsquoest pour un autre (il cligne de lrsquoœil) pour un autre que je con-nais bien heacute heacute heacute

ANNETTE ndash Oh peut-on dire hellip

HEINRICH ndash Oui oui on peut dire que vous ecirctes une jolie fille bien tourneacutee et riante et avenantehellip et que lrsquoautre grandhellip vous savez bien avec ses moustaches brunes et ses grosses bottes nrsquoest pas agrave plaindrehellip Nonhellip je ne le plains pas du tout (Walter entrsquorouvre la porte du fond et avance la tecircte Annette regarde)

ndash 81 ndash

VII

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER

WALTER riant ndash Heacute elle a tourneacute la tecirctehellip Ccedila nrsquoest pas luihellip ce nrsquoest pas lui (Il entre)

ANNETTE ndash Qui donc pegravere Walter

WALTER riant aux eacuteclats ndash Ha ha ha voyez-vous les filleshellip jusqursquoagrave la derniegravere minute elles ne veulent avoir lrsquoair de rien

ANNETTE drsquoun ton naiumlf ndash Moi je ne comprends pashellip je ne sais pas ce qursquoon veut dire

WALTER levant le doigt ndash Ah crsquoest comme ccedila Annettehellip Eh bien eacutecoute puisque tu te caches puisque tu ne veux rien dire et que tu me prends pour un vieux benecirct qui ne voit rien et qui ne sait rien ce sera moi Daniel Walter qui trsquoattacherai la jarretiegravere

HEINRICH ndash Non ce sera moi

CATHERINE riant ndash Vous ecirctes deux vieux fous

WALTER ndash Nous ne sommes pas si fous que nous en avons lrsquoair Je dis que jrsquoattacherai la jarretiegravere de la marieacutee et qursquoen at-tendant nous allons boire ensemble un bon coup en lrsquohonneur de Christian Nous allons voir maintenant si Annette aura le courage de refuser Je dis que si elle refuse elle nrsquoaime pas Christian

ANNETTE ndash Oh moi jrsquoaime le bon vin et quand on mrsquoen offre jrsquoen boishellip Voilagrave

TOUS riant ndash Ha ha ha maintenant tout est deacutecouvert

ndash 82 ndash

WALTER ndash Apportez la bouteille apportez que nous bu-vions avec Annette Ce sera pour la premiegravere fois mais je pense que ce ne sera pas la derniegravere et que nous trinquerons en-semble tous les baptecircmes

CATHERINE appelant ndash Loiumls hellip Loiumls hellip descends agrave la cavehellip Tu prendras une bouteille dans le petit caveau (Loiumls entre et deacutepose en passant une lanterne allumeacutee sur la table puis elle ressort)

WALTER ndash Qursquoest-ce que cette lanterne veut dire

HEINRICH ndash Crsquoest pour attacher agrave la voiture

ANNETTE riant ndash Vous partirez au clair de lune (Elle souffle la lanterne)

WALTER de mecircme ndash Ouihellip ouihellip au clair de lunehellip (Loiumls apporte une bouteille et des verres puis elle rentre dans la cui-sine Heinrich verse) Agrave la santeacute du mareacutechal des logis et de la gentille Annette (On trinque et lrsquoon boit)

HEINRICH deacuteposant son verre ndash Fameuxhellip fameuxhellip Crsquoest eacutegal de mon temps les choses ne se seraient pas passeacutees comme cela

CATHERINE ndash Quelles choses

HEINRICH ndash Le mariage (Il se legraveve se met en garde et frappant du pied) Il aurait fallu srsquoalignerhellip (Il se rassied) Oui si par malheur un eacutetranger eacutetait venu prendre la plus jolie fille du pays la plus gentille et la plus richehellip Mille tonnerres hellip Heinrich Schmitt aurait crieacute Halte halte nous allons voir ccedila

WALTER ndash Et moi jrsquoaurais empoigneacute ma fourche pour cou-rir dessus

HEINRICH ndash Oui mais les jeunes gens de ce temps nrsquoont plus de cœur ccedila ne pense qursquoagrave fumer et agrave boire Quelle misegravere Ce nrsquoest pas pour crier contre Christian non il faut le respecter

ndash 83 ndash

et lrsquohonorer mais je soutiens qursquoun pareil mariage est la honte des garccedilons du pays

ANNETTE ndash Et si je nrsquoen avais pas voulu drsquoautre moi

HEINRICH riant ndash Il aurait fallu marcher tout de mecircme

ANNETTE ndash Oui mais je me serais battue contre avec celui que jrsquoaurais voulu

HEINRICH ndash Ah si crsquoest comme ccedila je ne dis plus rien Plu-tocirct que de me battre contre Annette jrsquoaurais mieux aimeacute boire agrave la santeacute de Christian (On rit et lrsquoon trinque)

WALTER gravement ndash Eacutecoute Annette je veux te faire un plaisir

ANNETTE ndash Quoi donc pegravere Walter

WALTER ndash Comme jrsquoentrais tout agrave lrsquoheure jrsquoai vu le mareacute-chal des logis qui revenait avec deux gendarmes Il est en train drsquoocircter ses grosses bottes jrsquoen suis sucircr et dans un quart drsquoheurehellip

ANNETTE ndash Eacutecoutez

CATHERINE ndash Crsquoest le vent qui se legraveve Pourvu maintenant que Mathis ne soit pas en route

ANNETTE ndash Nonhellip nonhellip crsquoest lui hellip (Christian paraicirct au fond)

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CHRISTIAN

TOUS riant ndash Crsquoest lui hellip crsquoest lui

ndash 84 ndash

CHRISTIAN secouant son chapeau et frappant des pieds ndash Quel temps Bonsoir madame Mathis bonsoir mademoiselle Annette (Il lui serre la main)

WALTER ndash Elle ne srsquoeacutetait pas trompeacutee

CHRISTIAN eacutetonneacute regardant les autres rire ndash Eh bien qursquoy a-t-il donc de nouveau

HEINRICH ndash Heacute mareacutechal des logis nous rions parce que mademoiselle Annette a crieacute drsquoavance Crsquoest lui

CHRISTIAN ndash Tant mieux ccedila prouve qursquoelle pensait agrave moi

WALTER ndash Je crois bien elle tournait la tecircte chaque fois qursquoon ouvrait la porte

CHRISTIAN ndash Est-ce que crsquoest vrai mademoiselle Annette

ANNETTE ndash Oui crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Agrave la bonne heure voilagrave ce qui srsquoappelle par-ler Je suis bien heureux de lrsquoentendre dire agrave mademoiselle An-nette (Il suspend son chapeau au mur et deacutepose son eacutepeacutee dans un coin) Ccedila me reacutechauffe et jrsquoen ai besoin

CATHERINE ndash Vous arrivez du dehors monsieur Chris-tian

CHRISTIAN ndash Du Hocircwald madame Mathis du Hocircwald Quelle neige Jrsquoen ai bien vu dans lrsquoAuvergne et dans les Pyreacute-neacutees mais je nrsquoavais jamais rien vu de pareil (Il srsquoassied et se chauffe les mains au poecircle en grelottant Annette qui srsquoest deacute-pecirccheacutee de sortir revient de la cuisine avec une cruche de vin qursquoelle pose sur le poecircle)

ANNETTE ndash Il faut laisser chauffer le vin cela vaudra mieux

ndash 85 ndash

WALTER riant agrave Heinrich ndash Comme elle prend soin de lui Ce nrsquoest pas pour nous autres qursquoelle aurait eacuteteacute chercher du sucre et de la cannelle

CHRISTIAN ndash Heacute vous ne passez pas non plus vos jour-neacutees dans la neige vous nrsquoavez pas besoin qursquoon vous reacute-chauffe

WALTER riant ndash Oui la chaleur ne nous manque pas en-core Dieu merci Nous ne grelottons pas comme ce mareacutechal des logis Crsquoest tout de mecircme triste de voir un mareacutechal des lo-gis qui grelotte aupregraves drsquoune jolie fille qui lui donne du sucre et de la cannelle

ANNETTE ndash Taisez-vous pegravere Walter vous devriez ecirctre honteux de penser des choses pareilles

CHRISTIAN souriant ndash Deacutefendez-moi mademoiselle An-nette ne me laissez pas abicircmer par ce pegravere Walter qui se moque bien de la neige et du vent au coin drsquoun bon feu Srsquoil avait passeacute cinq heures dehors comme moi je voudrais voir la mine qursquoil aurait

CATHERINE ndash Vous avez passeacute cinq heures dans le Hocircwald Christian Mon Dieu crsquoest pourtant un service ter-rible cela

CHRISTIAN ndash Que voulez-vous hellip Sur les deux heures on est venu nous preacutevenir que les contrebandiers du Banc de la Roche passeraient la riviegravere agrave la nuit tombante avec du tabac et de la poudre de chasse il a fallu monter agrave cheval

HEINRICH ndash Et les contrebandiers sont venus

CHRISTIAN ndash Non les gueux Ils avaient reccedilu lrsquoeacuteveil ils ont passeacute ailleurs Encore maintenant je ne me sens plus agrave force drsquoavoir lrsquoongleacutee (Annette verse du vin dans un verre et le lui preacutesente)

ANNETTE ndash Tenez monsieur Christian reacutechauffez-vous

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CHRISTIAN ndash Merci mademoiselle Annette (Il boit) Cela me fait du bien

WALTER ndash Il nrsquoest pas difficile le mareacutechal des logis

CATHERINE ndash Annette apporte la carafe il nrsquoy a plus drsquoeau dans mon mouilloir (Annette va chercher la carafe sur le buffet agrave gauche ndash Agrave Christian) Crsquoest eacutegal Christian vous avez encore de la chance eacutecoutez quel vent dehors

CHRISTIAN ndash Oui il se levait au moment ougrave nous avons fait la rencontre du docteur Frantz (Il rit) Figurez-vous que ce vieux fou revenait du Schneacuteeberg avec une grosse pierre qursquoil eacutetait alleacute deacuteterrer dans les ruines le vent soufflait et lrsquoenterrait presque dans la neige avec son traicircneau

CATHERINE agrave Annette qui verse de lrsquoeau dans son mouil-loir ndash Crsquoest bonhellip merci (Annette va remettre la carafe sur le buffet puis elle prend sa corbeille agrave ouvrage et srsquoassied agrave cocircteacute de Catherine)

HEINRICH riant ndash On peut bien dire que tous ces savants sont des fous Combien de fois nrsquoai-je pas vu le vieux docteur se deacutetourner drsquoune et mecircme de deux lieues pour aller regarder des pierres toutes couvertes de mousse et qui ne sont bonnes agrave rien Est-ce qursquoil ne faut pas avoir la cervelle agrave lrsquoenvers

WALTER ndash Oui crsquoest un original il aime toutes les choses du temps passeacute les vieilles coutumes et les vieilles pierres mais ccedila ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre le meilleur meacutedecin du pays

CHRISTIAN bourrant sa pipe ndash Sans doutehellip sans doute

CATHERINE ndash Quel vent Jrsquoespegravere bien que Mathis aura le bon sens de srsquoarrecircter quelque part (Srsquoadressant agrave Walter et agrave Heinrich) Je vous disais bien de partirhellip Vous seriez tranquilles chez vous

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette est cause de tout elle ne devait pas souffler la lanterne

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ANNETTE ndash Oh vous eacutetiez bien contents de rester

WALTER ndash Crsquoest eacutegal madame Mathis a raison nous au-rions mieux fait de partir

CHRISTIAN ndash Vous avez de rudes hivers par ici

WALTER ndash Oh pas tous les ans mareacutechal des logis de-puis quinze ans nous nrsquoen avons pas eu de pareil

HEINRICH ndash Non depuis lrsquohiver du Polonais je ne me rap-pelle pas avoir vu tant de neige Mais cette anneacutee-lagrave le Schneacutee-berg eacutetait deacutejagrave blanc les premiers jours de novembre et le froid dura jusqursquoagrave la fin de mars Agrave la deacutebacirccle toutes les riviegraveres eacutetaient deacutebordeacutees on ne voyait que des souris des taupes et des mulots noyeacutes dans les champs

CHRISTIAN ndash Et crsquoest agrave cause de cela qursquoon lrsquoappelle lrsquohiver du Polonais

WALTER ndash Non crsquoest pour autre chose une chose terrible et que les gens du pays se rappelleront toujours Madame Ma-this srsquoen souvient aussi pour sucircr

CATHERINE ndash Vous pensez bien Walter elle a fait assez de bruit dans le temps cette affaire

HEINRICH ndash Crsquoest lagrave mareacutechal des logis que vous auriez pu gagner la croix

CHRISTIAN ndash Mais qursquoest-ce que crsquoest donc (Coup de vent dehors)

ANNETTE ndash Le vent augmente

CATHERINE ndash Oui mon enfant pourvu que ton pegravere ne soit pas sur la route

WALTER agrave Christian ndash Je puis vous raconter la chose de-puis le commencement jusqursquoagrave la fin car je lrsquoai vue moi-mecircme Tenez il y a juste aujourdrsquohui quinze ans que jrsquoeacutetais agrave cette

ndash 88 ndash

mecircme table avec Mathis qui venait drsquoacheter son moulin depuis cinq ou six mois Diederich Omacht Johann Rœber qursquoon ap-pelait le petit sabotier et plusieurs autres qui dorment mainte-nant derriegravere le grand if sur la cocircte Nous irons tous lagrave tocirct ou tard bienheureux ceux qui nrsquoont rien sur la conscience (En ce moment Christian se baisse prend une braise dans le creux de sa main et allume sa pipe puis il srsquoaccoude au bord de la table) Nous eacutetions donc en train de jouer aux cartes et dans la salle se trouvait encore beaucoup de monde lorsque sur le coup de dix heures la sonnette drsquoun traicircneau srsquoarrecircte devant la porte et presque aussitocirct un Polonais entre un juif polonais un homme de quarante-cinq agrave cinquante ans solide bien bacircti Je crois encore le voir entrer avec son manteau vert garni de four-rures son bonnet de peau de martre sa grosse barbe brune et ses grandes bottes rembourreacutees de peau de liegravevre Crsquoeacutetait un marchand de graines Il dit en entrant laquo Que la paix soit avec vous raquo Tout le monde tournait la tecircte et pensait laquo Drsquoougrave vient celui-lagrave hellip Qursquoest-ce qursquoil veut raquo parce que les juifs polo-nais qui vendent de la semence nrsquoarrivent dans le pays qursquoau mois de feacutevrier Mathis lui de-mande laquo Qursquoy a-t-il pour votre service raquo Mais lui sans reacute-pondre commence par ouvrir son manteau et par deacuteboucler une grosse ceinture qursquoil avait aux reins Il pose sur la table cette ceinture ougrave lrsquoon entendait sonner de lrsquoor et dit laquo La neige est profonde le chemin difficilehellip allez mettre mon cheval agrave lrsquoeacutecurie dans une heure je repartirai raquo Ensuite il prend une bouteille de vin sans parler agrave personne comme un homme

ndash 89 ndash

triste et qui pense agrave ses affaires Agrave onze heures le wachtmann Yeacuteri entre tout le monde srsquoen va le Polonais reste seul (Grand coup de vent au dehors avec un bruit de vitres qui se brisent)

CATHERINE ndash Mon Dieu qursquoest-ce qui vient drsquoarriver

HEINRICH ndash Ce nrsquoest rien madame Mathis crsquoest un car-reau qui se brise on aura sans doute laisseacute une fenecirctre ouverte

CATHERINE se levant ndash Il faut que jrsquoaille voir (Elle sort)

ANNETTE criant ndash Tu ne sortiras pashellip

CATHERINE de la cuisine ndash Sois donc tranquille je reviens tout de suite

IX

Les preacuteceacutedents moins CATHERINE

CHRISTIAN ndash Je ne vois pas encore comment jrsquoaurais pu gagner la croix pegravere Walter

WALTER ndash Oui monsieur Christian mais attendez le len-demain on trouva le cheval du Polonais sous le grand pont de Weacutechem et cent pas plus loin dans le ruisseau le manteau vert et le bonnet plein de sang Quant agrave lrsquohomme on nrsquoa jamais pu savoir ce qursquoil est devenu

HEINRICH ndash Tout ccedila crsquoest la pure veacuteriteacute La gendarmerie de Rothau arriva le lendemain malgreacute la neige et crsquoest mecircme depuis ce temps qursquoon laisse ici la brigade

CHRISTIAN ndash Et lrsquoon nrsquoa pas fait drsquoenquecircte

HEINRICH ndash Une enquecircte je crois bienhellip Crsquoest lrsquoancien mareacutechal des logis Kelz qui srsquoest donneacute de la peine pour cette

ndash 90 ndash

affaire En a-t-il fait des courses reacuteuni des teacutemoins eacutecrit des procegraves-verbaux Sans parler du juge de paix Beacuteneacutedum du pro-cureur Richter et du vieux meacutedecin Hornus qui sont venus voir le manteau le bacircton et le bonnet

CHRISTIAN ndash Mais on devait avoir des soupccedilons sur quelqursquoun

HEINRICH ndash Ccedila va sans dire les soupccedilons ne manquent jamais mais il faut des preuves Dans ce temps-lagrave voyez-vous les deux fregraveres Kasper et Yokel Hierthegraves qui demeurent au bout du village avaient un vieil ours les oreilles et le nez tout deacutechi-reacutes avec un acircne et trois gros chiens qursquoils menaient aux foires pour livrer bataille Ccedila leur rapportait beaucoup drsquoargent ils buvaient de lrsquoeau-de-vie tant qursquoils en voulaient Justement quand le Polonais disparut ils eacutetaient agrave Weacutechem et le bruit courut alors qursquoils lrsquoavaient fait deacutevorer par leurs becirctes et qursquoon ne pouvait plus retrouver que son bonnet et son manteau parce que lrsquoours et les chiens avaient eu assez du reste Naturellement

ndash 91 ndash

on mit la main sur ces gueux ils passegraverent quinze mois dans les cachots mais finalement on ne put rien prouver contre les Hierthegraves et malgreacute tout il fallut les relacirccher Leur acircne leur ours et leurs chiens eacutetaient morts Ils se mirent donc agrave eacutetamer des casseroles et M Mathis leur loua sa baraque du coin des Cheneviegraveres Ils vivent lagrave-dedans et ne payent jamais un liard pour le loyer

WALTER ndash Mathis est trop bon pour ces bandits Depuis longtemps il aurait ducirc les balayer

CHRISTIAN ndash Ce que vous me racontez lagrave mrsquoeacutetonne je nrsquoen avais jamais entendu dire un mot

HEINRICH ndash Il faut une occasionhellip Jrsquoaurais cru que vous saviez cela mieux que nous

CHRISTIAN ndash Non crsquoest la premiegravere nouvelle (Catherine rentre)

X

Les preacuteceacutedents CATHERINE

CATHERINE ndash Jrsquoeacutetais sucircre que Loiumls avait laisseacute la fenecirctre de la cuisine ouverte On a beau lui dire de fermer les fenecirctres cette fille nrsquoeacutecoute rien Maintenant tous les carreaux sont cas-seacutes

WALTER ndash Heacute madame Mathis cette fille est jeune agrave son acircge on a toutes sortes de choses en tecircte

CATHERINE se rasseyant ndash Fritz est dehors Christian il veut vous parler

Christian ndash Fritz le gendarme

ndash 92 ndash

CATHERINE ndash Oui je lui ai dit drsquoentrer mais il nrsquoa pas vou-lu Crsquoest pour une affaire de service

CHRISTIAN ndash Ah bon je sais ce que crsquoest (Il se legraveve prend son chapeau et se dirige vers la porte)

ANNETTE ndash Vous reviendrez Christian

CHRISTIAN sur la porte ndash Ouihellip dans un instant (Il sort)

XI

Les preacuteceacutedents moins CHRISTIAN

WALTER ndash Voilagrave ce qursquoon peut appeler un brave homme un homme doux mais qui ne plaisante pas avec les gueux

HEINRICH ndash Oui M Mathis a de la chance de trouver un pareil gendre depuis que je le connais tout lui reacuteussit Drsquoabord il achegravete cette auberge ougrave Georges Houcircte srsquoeacutetait ruineacute Chacun pensait qursquoil ne pourrait jamais la payer et voilagrave que toutes les bonnes pratiques arrivent il entasse il entassehellip il payehellip il achegravete le grand preacute de la Bruche la cheneviegravere du fond des Houx les douze arpents de la Finckmath la scierie des Trois-Checircneshellip Ensuite son moulin ensuite son magasin de planches Mademoiselle Annette grandithellip il place de lrsquoargent sur bonne hypothegravequehellip on le nomme bourgmestrehellip Il ne lui manquait plus qursquoun gendre un honnecircte homme rangeacute soigneux qui ne jette pas lrsquoargent par les fenecirctres qui plaise agrave sa fille et que cha-cun respectehellip Eh bien Christian Becircme se preacutesente un homme solide sur lequel on ne peut dire que du bien ndash Que voulez-vous M Mathis est venu au monde sous une bonne eacutetoile Pendant que les autres suent sang et eau pour reacuteunir les deux bouts agrave la fin de lrsquoanneacutee lui nrsquoa jamais fini de srsquoenrichir de srsquoarrondir et de prospeacuterer ndash Est-ce vrai madame Mathis

ndash 93 ndash

CATHERINE ndash Nous ne nous plaignons pas Heinrich au contraire

HEINRICH ndash Oui et le plus beau de tout crsquoest que vous le meacuteritez personne ne vous porte envie chacun pense ndash Ce sont de braves gens ils ont gagneacute leurs biens par le travail ndash Et tout le monde est content pour mademoiselle Annette

WALTER ndash Oui crsquoest un beau mariage

CATHERINE eacutecoutant ndash Voilagrave Christian qui revient

ANNETTE ndash Oui jrsquoentends les eacuteperons sur lrsquoescalier (La porte srsquoouvre et Mathis paraicirct enveloppeacute drsquoun grand manteau tout blanc de neige coiffeacute drsquoun bonnet de peau de loutre une grosse cravache agrave la main les eacuteperons aux talons)

XII

Les preacuteceacutedents MATHIS

MATHIS drsquoun accent joyeux ndash Heacute heacute heacute crsquoest moihellip crsquoest moi hellip

CATHERINE se levant ndash Mathis

HEINRICH ndash Le bourgmestre

ANNETTE courant lrsquoembrasser ndash Te voilagrave

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Dieu merci Avons-nous de la neigehellip en avons-nous Jrsquoai laisseacute la voiture agrave Bichem avec Jo-hann il lrsquoamegravenera demain

CATHERINE elle arrive lrsquoembrasser et le deacutebarrasse de son manteau ndash Donne-moi ccedilahellip Tu nous fais joliment plaisir va de rentrer ce soir Quelles inquieacutetudes nous avions

ndash 94 ndash

MATHIS ndash Je pensais bien Catherine crsquoest pour ccedila que je suis revenu (Regardant autour de la salle) Heacute heacute heacute le pegravere Walter et Heinrich Vous allez avoir un beau temps pour retourner chez vous

CATHERINE appelant agrave la porte de la cuisine ndash Loiumlshellip Loiumlshellip apporte les gros souliers de M Mathis Dis agrave Nickel de mettre le cheval agrave lrsquoeacutecurie

LOIumlS sur la porte ndash Oui madame tout de suite (Elle re-garde un instant en riant puis disparaicirct)

HEINRICH riant ndash Mademoiselle Annette veut que nous partions au clair de lune

MATHIS de mecircme ndash Ha ha ha hellip Ouihellip ouihellip il est beau le clair de lune

ANNETTE lui retirant ses moufles ndash Nous pensions que le cousin Bocircth ne trsquoavait pas laisseacute partir

MATHIS ndash Heacute mes affaires eacutetaient deacutejagrave finies hier matin je voulais partir mais Bocircth mrsquoa retenu pour voir la comeacutedie

ANNETTE ndash Hanswurst4 est agrave Ribeauvilleacute

MATHIS ndash Ce nrsquoest pas Hanswurst crsquoest un Parisien qui fait des tours de physiquehellip Il endort les gens

ANNETTE ndash Il endort les gens

MATHIS ndash Oui

CATHERINE ndash Il leur fait bien sucircr boire quelque chose Ma-this

4 Polichinelle allemand

ndash 95 ndash

MATHIS ndash Non il les regarde en faisant des signeshellip et ils srsquoendorment Crsquoest une chose eacutetonnante si je ne lrsquoavais pas vu je ne pourrais pas le croire

HEINRICH ndash Ah le brigadier Stenger mrsquoa parleacute de ccedila lrsquoautre jour il a vu la mecircme chose agrave Saverne Ce Parisien endort les gens et quand ils dorment il leur fait faire tout ce qursquoil veut

MATHIS srsquoasseyant et commenccedilant agrave tirer ses bottes ndash Justement (Agrave sa fille) Annette

ANNETTE ndash Quoi mon pegravere

MATHIS ndash Regarde un peu dans la grande poche de la houppelande

WALTER ndash Les gens deviennent trop malinshellip le monde fi-nira bientocirct (Loiumls entre avec les souliers du bourgmestre)

XIII

LES PREacuteCEacuteDENTS LOIumlS

LOIumlS ndash Voici vos souliers monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Ah bonhellip bonhellip Tiens Loiumls emporte les bottes tu deacuteferas les eacuteperons et tu les pendras dans lrsquoeacutecurie avec le harnais

LOIumlS ndash Oui monsieur le bourgmestre (Elle sort Annette qui vient de tirer une boicircte de la poche du manteau srsquoapproche de son pegravere)

ANNETTE ndash Qursquoest-ce que crsquoest

ndash 96 ndash

MATHIS mettant ses souliers ndash Ouvre donc la boicircte (Elle ouvre la boicircte et en tire une toque alsacienne agrave paillettes drsquoor et drsquoargent)

ANNETTE ndash Oh mon Dieu est-ce possible

MATHIS ndash Eh bienhellip eh bienhellip qursquoest-ce que tu penses de ccedila

ANNETTE ndash Oh crsquoest pour moi

MATHIS ndash Heacute pour qui donc Ce nrsquoest pas pour Loiumls je pense (Tout le monde srsquoapproche pour voir Annette met la toque et se regarde dans la glace)

HEINRICH ndash Ccedila crsquoest tout ce qursquoon peut voir de plus beau mademoiselle Annette

WALTER ndash Et ccedila te va comme fait expregraves

ANNETTE ndash Oh mon Dieu qursquoest-ce que pensera Chris-tian en me voyant

MATHIS ndash Il pensera que tu es la plus jolie fille du pays (Annette vient lrsquoembrasser)

MATHIS ndash Crsquoest mon cadeau de noce Annette le jour de ton mariage tu mettras ce bonnet et tu le conserveras toujours Plus tard dans quinze ou vingt ans drsquoici tu te rappelleras que crsquoest ton pegravere qui te lrsquoa donneacute

ANNETTE attendrie ndash Oui mon pegravere

MATHIS ndash Tout ce que je demande crsquoest que tu sois heu-reuse avec Christian Et maintenant qursquoon mrsquoapporte un mor-ceau et une bouteille de vin (Catherine entre dans la cuisine ndash Agrave Walter et agrave Heinrich) Vous prendrez bien un verre de vin avec moi

HEINRICH ndash Avec plaisir monsieur le bourgmestre

ndash 97 ndash

WALTER riant ndash Oui pour toi nous ferons bien encore ce petit effort (Catherine apporte un jambon de la cuisine elle est suivie par Loiumls qui tient le verre et la bouteille)

CATHERINE riant ndash Et moi Mathis tu ne mrsquoas rien appor-teacute Voyez les hommeshellip Dans le temps quand il voulait mrsquoavoir il arrivait toujours les mains pleines de rubans mais agrave cette heurehellip

MATHIS drsquoun ton joyeux ndash Allons Catherine tais-toi Je voulais te faire des surprises et maintenant il faut que je ra-conte drsquoavance que le chacircle le bonnet et le reste sont dans ma grande caisse sur la voiture

CATHERINE ndash Ah si le reste est sur la voiture crsquoest bon je ne dis plus rien (Elle srsquoassied et file Loiumls met la nappe place lrsquoassiette la bouteille le verre Mathis srsquoassied agrave table et com-mence agrave manger de bon appeacutetit Walter et Heinrich boivent Loiumls sort)

MATHIS ndash Le froid vous ouvre joliment lrsquoappeacutetit ndash Agrave votre santeacute

WALTER ndash Agrave la tienne Mathis

HEINRICH ndash Agrave la vocirctre monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Christian nrsquoest pas venu ce soir

ANNETTE ndash Si mon pegravere On est venu le chercher il va re-venir

MATHIS ndash Ah bon bon

CATHERINE ndash Il est arriveacute tard agrave cause drsquoune faction der-riegravere le Hocircwald pour attendre des contrebandiers

MATHIS mangeant ndash Crsquoest pourtant une diable de chose drsquoaller faire faction par un temps pareil Du cocircteacute de la riviegravere jrsquoai trouveacute cinq pieds de neige

ndash 98 ndash

WALTER ndash Oui nous avons causeacute de ccedila nous disions au mareacutechal des logis que depuis lrsquohiver du Polonais on nrsquoavait rien vu de pareil (Mathis qui levait son verre le repose sans boire)

MATHIS ndash Ah vous avez parleacute de ccedila

HEINRICH ndash Cette anneacutee-lagrave vous devez bien vous en sou-venir monsieur Mathis tout le vallon au-dessous du grand pont eacutetait combleacute de neige Le cheval du Polonais sous le pont pou-vait agrave peine sortir la tecircte et Kelz vint chercher main-forte agrave la maison forestiegravere

MATHIS drsquoun ton drsquoindiffeacuterence ndash Heacute crsquoest bien pos-siblehellip Mais tout ccedila voyez-vous ce sont de vieilles histoires crsquoest comme les contes de ma grandrsquomegraverehellip on nrsquoy pense plus

WALTER ndash Crsquoest pourtant bien eacutetonnant qursquoon nrsquoait jamais pu deacutecouvrir ceux qui ont fait le coup

MATHIS ndash Crsquoeacutetaient des malinshellip On ne saura jamais rien (Il boit En ce moment le tintement drsquoune sonnette se fait en-tendre dans la rue puis le trot drsquoun cheval srsquoarrecircte devant lrsquoauberge Tout le monde se retourne La porte du fond srsquoouvre un juif polonais paraicirct sur le seuil Il est vecirctu drsquoun manteau vert bordeacute de fourrure et coiffeacute drsquoun bonnet de peau de martre De grosses bottes fourreacutees lui montent jusqursquoaux genoux Il re-garde dans la salle drsquoun œil sombre Profond silence)

XIV

LES PREacuteCEacuteDENTS LE POLONAIS puis CHRISTIAN

LE POLONAIS entrant ndash Que la paix soit avec vous

ndash 99 ndash

CATHERINE se levant ndash Qursquoy a-t-il pour votre service monsieur

LE POLONAIS ndash La neige est profondehellip le chemin diffi-cilehellip Qursquoon mette mon cheval agrave lrsquoeacutecuriehellip Je repartirai dans une heurehellip (Il ouvre son manteau deacuteboucle sa ceinture et la jette sur la table Mathis se legraveve les deux mains appuyeacutees aux bras de son fauteuil le Polonais le regarde il chancelle eacutetend les bras et tombe en poussant un cri terrible Tumulte)

CATHERINE se preacutecipitant ndash Mathis hellip Mathis hellip

ANNETTE de mecircme ndash Mon pegravere (Walter et Heinrich re-legravevent Mathis Christian paraicirct au fond)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Qursquoest-ce qursquoil y a

HEINRICH ocirctant la cravate de Mathis avec preacutecipitation ndash Le meacutedecinhellip courez chercher le meacutedecin

ndash 100 ndash

DEUXIEgraveME PARTIE

LA SONNETTE

La chambre agrave coucher de Mathis Porte agrave gauche ouvrant sur la salle drsquoauberge Escalier agrave droite Fenecirctres au fond sur la rue Secreacutetaire en vieux checircne agrave ferrures luisantes entre les fenecirctres Lit agrave baldaquin grande armoire tables chaises Poecircle de faiumlence au milieu de la chambre Mathis est assis dans un fauteuil agrave cocircteacute du poecircle Catherine en costume des dimanches et le docteur Frantz en habit carreacute gilet rouge culotte courte bottes montantes et grand feutre noir agrave lrsquoalsacienne sont debout pregraves de lui

I

MATHIS CATHERINE le docteur FRANTZ

LE DOCTEUR ndash Vous allez mieux monsieur le bourg-mestre

MATHIS ndash Je vais tregraves bien

LE DOCTEUR ndash Vous ne sentez plus vos maux de tecircte

MATHIS ndash Non

LE DOCTEUR ndash Ni vos bourdonnements drsquooreilles

MATHIS ndash Quand je vous dis que tout va bienhellip que je suis comme tous les jourshellip crsquoest assez clair je pense

CATHERINE ndash Depuis longtemps il avait de mauvais recircveshellip il parlaithellip il se levait pour boire de lrsquoeau fraicircche

ndash 101 ndash

MATHIS ndash Tout le monde peut avoir soif la nuit

LE DOCTEUR ndash Sans doutehellip mais il faut vous meacutenager Vous buvez trop de vin blanc monsieur le bourgmestre le vin blanc donne la goutte et vous cause souvent des attaques dans la nuque deux nobles maladies mais fort dangereuses Nos an-ciens landgraves margraves et rhingraves seigneurs du Sund-gau du Brisgau de la haute et de la basse Alsace mouraient presque tous de la goutte remonteacutee ou drsquoune attaque fou-droyante Maintenant ces nobles maladies tombent sur les bourgmestres les notaires les gros bourgeois Crsquoest honorablehellip tregraves honorablehellip mais funeste Votre accident drsquoavant-hier soir vient de lagravehellip Vous aviez trop bu de rikewir chez votre cousin Bocircth et puis le grand froid vous a saisi parce que tout le sang eacutetait agrave la tecircte

MATHIS ndash Jrsquoavais froid aux pieds crsquoest vrai mais il ne faut pas aller chercher si loin le juif polonais est cause de tout

LE DOCTEUR ndash Comment

MATHIS ndash Oui dans le temps jrsquoai vu le manteau du pauvre diable que le mareacutechal des logis le vieux Kelz rapportait avec le bonnet cette vue mrsquoavait bouleverseacute parce que la veille le juif eacutetait entreacute chez nous Depuis je nrsquoy pensais plus quand avant-hier soir le marchand de graines entre et dit les mecircmes paroles que lrsquoautrehellip Ccedila mrsquoa produit lrsquoeffet drsquoun revenant Je sais bien qursquoil nrsquoy a pas de revenants et que les morts sont bien morts mais que voulez-vous on ne pense pas toujours agrave tout (Se tournant vers Catherine) Tu as fait preacutevenir le notaire

CATHERINE ndash Ouihellip sois donc tranquille

MATHIS ndash Je suis bien tranquille mais il faut que ce ma-riage se fasse le plus tocirct possible Quand on voit qursquoun homme bien portant sain de corps et drsquoesprit peut avoir des attaques pareilles on doit tout reacutegler drsquoavance et ne rien remettre au len-demain Ce qui mrsquoest arriveacute avant-hier peut encore mrsquoarriver ce

ndash 102 ndash

soir je peux rester sur le coup et je nrsquoaurais pas vu mes enfants heureuxhellip Voilagrave ndash Et maintenant laissez-moi tranquille avec toutes vos explications Que ce soit du vin blanc du froid ou du Polonais que le coup de sang mrsquoait attrapeacute cela revient au mecircme Jrsquoai lrsquoesprit aussi clair que le premier venu le reste ne signifie rien

LE DOCTEUR ndash Mais peut-ecirctre serait-il bon monsieur le bourgmestre de remettre la signature de ce contrat agrave plus tard vous concevezhellip lrsquoagitation des affaires drsquointeacuterecircthellip

MATHIS levant les mains drsquoun air drsquoimpatience ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip que chacun srsquooccupe donc de ses affaires Avec tous vos si vos parce que on ne sait plus ougrave tourner la tecircte Que les meacutedecins fassent de la meacutedecine et qursquoils laissent les autres faire ce qursquoils veulent Vous mrsquoavez saigneacutehellip bon Je suis gueacuterihellip tant mieux Qursquoon appelle le notaire qursquoon preacute-vienne les teacutemoins et que tout finisse

LE DOCTEUR bas agrave Catherine ndash Ses nerfs sont encore aga-ceacutes le meilleur est de faire ce qursquoil veut (Walter et Heinrich entrent par la gauche en habits des dimanches)

II

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH

WALTER ndash Eh bienhellip eh bienhellip on nous dit que tu vas mieux

MATHIS se retournant ndash Heacute crsquoest voushellip Agrave la bonne heure je suis content de vous voir (Il leur serre la main)

WALTER souriant ndash Te voilagrave donc tout agrave fait remis mon pauvre Mathis

ndash 103 ndash

MATHIS riant ndash Heacute oui tout est passeacute Quelle drocircle de chose pourtant Crsquoest Heinrich avec sa vieille histoire de juif qui mrsquoa valu ccedila Ha ha ha

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qui pouvait preacutevoir une chose pa-reille

MATHIS ndash Crsquoest clair Et cet autre qui entre aussitocirct Quel hasard quel hasard Est-ce qursquoon nrsquoaurait pas dit qursquoil arrivait expregraves

WALTER ndash Ma foi monsieur le docteur vous le croirez si vous voulez mais agrave moi-mecircme en voyant entrer ce Polonais les cheveux mrsquoen dressaient sur la tecircte

CATHERINE ndash Pour des hommes de bon sens peut-on avoir des ideacutees pareilles

MATHIS ndash Enfin puisque jrsquoen suis reacutechappeacute gracircce agrave Dieu vous saurez Walter et Heinrich que nous allons finir le mariage drsquoAnnette avec Christian Crsquoest peut-ecirctre un avertissement qursquoil faut se presser

HEINRICH ndash Ah monsieur le bourgmestre il nrsquoy a pas de danger

WALTER ndash Ce nrsquoeacutetait rienhellip crsquoest passeacute Mathis

MATHIS ndash Nonhellip nonhellip moi je suis comme cela je profite des bonnes leccedilons Walter Heinrich je vous choisis pour teacute-moins On signera le contrat ici sur les onze heures apregraves la messe tout le monde est preacutevenu

WALTER ndash Si tu le veux absolument

MATHIS ndash Oui absolument (Agrave Catherine) Catherine

CATHERINE ndash Quoi

MATHIS ndash Est-ce que le Polonais est encore lagrave

ndash 104 ndash

CATHERINE ndash Non il est parti hier Tout cela lui a fait beaucoup de peine

MATHIS ndash Tant pis qursquoil soit partihellip Jrsquoaurais voulu le voir lui serrer la main lrsquoinviter agrave la noce Je ne lui en veux pas agrave cet hommehellip ce nrsquoest pas sa faute si tous les juifs polonais se res-semblenthellip srsquoils ont tous le mecircme bonnet la mecircme barbe et le mecircme manteauhellip Il nrsquoest cause de rien

HEINRICH ndash Non on ne peut rien lui reprocher

WALTER ndash Enfin crsquoest une affaire entendue agrave onze heures nous serons ici

MATHIS ndash Oui (Au meacutedecin) Et je profite aussi de lrsquooccasion pour vous inviter monsieur Frantz Si vous venez agrave la noce ccedila nous fera honneur

LE DOCTEUR ndash Jrsquoaccepte monsieur le bourgmestre jrsquoaccepte avec plaisir

HEINRICH ndash Voici le second coup qui sonne Allons au re-voir monsieur Mathis

MATHIS ndash Agrave bientocirct (Il leur serre la main Walter Hein-rich et le docteur sortent)

III

MATHIS CATHERINE

CATHERINE criant dans lrsquoescalier ndash Annettehellip Annette

ANNETTE de sa chambre ndash Je descends

CATHERINE ndash Arrive donc le second coup est sonneacute

ANNETTE de mecircme ndash Tout de suite

ndash 105 ndash

CATHERINE agrave Mathis ndash Elle ne finira jamais

MATHIS ndash Laisse donc cette enfant en repos tu sais bien qursquoelle srsquohabille

CATHERINE ndash Je ne mets pas deux heures agrave mrsquohabiller

MATHIS ndash Toihellip toihellip est-ce que crsquoest la mecircme chose Quand vous arriveriez un peu tard le banc sera toujours lagrave per-sonne ne viendra le prendre

CATHERINE ndash Elle attend Christian

MATHIS ndash Eh bien est-ce que ce nrsquoest pas naturel Il de-vait venir ce matinhellip quelque chose le retarde (Annette toute souriante descend avec sa belle toque alsacienne et son avant-cœur doreacute)

IV

LES PREacuteCEacuteDENTS ANNETTE

CATHERINE ndash Tu as pourtant fini

ANNETTE ndash Oui crsquoest fini

MATHIS la regardant drsquoun air attendri ndash Oh comme te voilagrave belle Annette

ANNETTE ndash Jrsquoai mis le bonnet

MATHIS ndash Tu as bien fait (Annette se regarde dans le mi-roir)

CATHERINE ndash Mon Dieuhellip mon Dieuhellip jamais nous nrsquoarriverons pour le commencement Allons donc Annette al-lons (Elle va prendre son livre de messe sur la table)

ndash 106 ndash

ANNETTE regardant agrave la fenecirctre ndash Christian nrsquoest pas en-core venu

MATHIS ndash Non il a bien sucircr des affaires

CATHERINE ndash Arrive donchellip il te verra plus tard (Elle sort Annette la suit)

MATHIS appelant ndash Annettehellip Annettehellip tu ne me dis rien agrave moi

ANNETTE revenant lrsquoembrasser ndash Tu sais bien que je trsquoaime

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip Va maintenant mon enfant ta megravere nrsquoa pas de cesse

CATHERINE dehors criant ndash Le troisiegraveme coup qui sonne (Annette sort)

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Le troisiegraveme coup le troi-siegraveme coup hellip Ne dirait-on pas que le cureacute les attend pour commencer (On entend la porte exteacuterieure se refermer Les cloches du village sonnent des gens endimancheacutes passent de-vant les fenecirctres puis tout se tait)

V

MATHIS seul

MATHIS ndash Les voilagrave dehorshellip (Il eacutecoute puis se legraveve et jette un coup drsquoœil par la fenecirctre) Oui tout le monde est agrave lrsquoeacuteglise (Il se promegravene prend une prise dans sa tabatiegravere et lrsquoaspire bruyamment) Ccedila va bienhellip Tout srsquoest bien passeacutehellip Quelle leccedilon Mathis quelle leccedilon hellip un rien et le juif revenait sur lrsquoeau tout srsquoen allait au diablehellip Autant dire qursquoon te menait pendre (Il reacutefleacutechit puis avec indignation) Je ne sais pas ougrave lrsquoon a quel-

ndash 107 ndash

quefois la tecircte Ne faut-il pas ecirctre fou Un marchand de graines qui entre en vous souhaitant le bonsoirhellip comme si les juifs polonais qui vendent de la graine ne se ressemblaient pas tous (Il hausse les eacutepaules de pitieacute puis se calme tout agrave coup) Quand je crierais jusqursquoagrave la fin des siegravecles ccedila ne changerait rien agrave la chosehellip Heureusement les gens sont si becircteshellip ils ne com-prennent rien (Il cligne de lrsquoœil et reprend sa place dans le fauteuil) Ouihellip ouihellip les gens sont becirctes (Il arrange le feu) Crsquoest pourtant ce Parisien qui est cause de touthellip ccedila mrsquoavait tra-casseacutehellip Le gueux voulait aussi mrsquoendormirhellip mais jrsquoai penseacute tout de suite Halte halte Prends garde Mathishellip cette ma-niegravere drsquoendormir le monde est une invention du diablehellip tu pourrais raconter des histoireshellip (Souriant) Il faut ecirctre finhellip il ne faut pas mettre le cou dans la bricolehellip (Il rit drsquoun air gogue-nard) Tu mourras vieux Mathis et le plus honnecircte homme du pays tu verras tes enfants et tes petits-enfants dans la joie et lrsquoon mettra sur ta tombe une belle pierre avec des inscriptions en lettres drsquoor du haut en bas (Silence) Allons allons tout srsquoest bien passeacute hellip Seulement puisque tu recircves et que Catherine ba-varde comme une pie devant le meacutedecin tu coucheras lagrave-haut la clef dans ta poche les murs trsquoeacutecouteront srsquoils veulent (Il se legraveve) Et maintenant nous allons compter les eacutecus du gendrehellip pour que le gendre nous aimehellip (Il rit) pour qursquoil soutienne le beau-pegravere si le beau-pegravere disait des becirctises apregraves avoir bu un coup de trophellip Heacute heacute heacute crsquoest un finaud Christian ce nrsquoest pas un Kelz agrave moitieacute sourd et aveugle qui dressait des procegraves-verbaux drsquoune aune et rien dedans non il serait bien capable de mettre le nez sur une bonne piste La premiegravere fois que je lrsquoai vu je me suis dit mdash Toi tu seras mon gendrehellip et si le Polonais fait mine de ressusciter tu le repousseras dans lrsquoautre monde (Il devient grave et srsquoapproche du secreacutetaire qursquoil ouvre Puis il srsquoassied tire du fond un gros sac plein drsquoor qursquoil vide sur le de-vant et se met agrave compter lentement en rangeant les piles avec soin Cette occupation lui donne quelque chose de solennel De temps en temps il srsquoarrecircte examine une piegravece et continue apregraves lrsquoavoir peseacutee sur le bout du doigt ndash Bas) Nous disons

ndash 108 ndash

trente millehellip (comptant les piles) oui trente mille livreshellip un beau denier pour Annettehellip Heacute heacute heacute crsquoest gentil drsquoentendre grelotter ccedilahellip le gendarme sera content (Il poursuit puis exa-mine une piegravece avec plus drsquoattention que les autres) Du vieil orhellip (Il se tourne vers la lumiegravere) Ah celle-lagrave vient encore de la ceinturehellip Elle nous a fait joliment de bien la ceinturehellip (Recirc-vant) Ouihellip ouihellip sans cela lrsquoauberge aurait mal tourneacutehellip Il eacutetait tempshellip Huit jours plus tard lrsquohuissier Ott serait venu sur son char-agrave-bancshellip Mais nous eacutetions en regravegle nous avions les eacutecushellip soi-disant de heacuteritage de lrsquooncle Martinehellip (Il remet la piegravece dans une pile qursquoil repasse) La ceinture nous a tireacute une vilaine eacutepine du piedhellip Si Catherine avait suhellip Pauvre Catherine hellip (Regardant les piles) Trente mille livreshellip (Bruit de sonnette il eacutecoute) Crsquoest la sonnette du moulinhellip (Appelant) Nickelhellip Nickel (La porte srsquoouvre Nickel paraicirct sur le seuil un alma-nach agrave la main)

VI

MATHIS NICKEL

NICKEL ndash Vous mrsquoavez appeleacute monsieur le bourgmestre

MATHIS ndash Il y a quelqursquoun au moulin

NICKEL ndash Non monsieur tout notre monde est agrave la messehellip La roue est arrecircteacutee

MATHIS ndash Jrsquoai entendu la sonnettehellip Tu eacutetais dans la grande salle

NICKEL ndash Oui monsieur je nrsquoai rien entendu

MATHIS ndash Crsquoest eacutetonnanthellip je croyaishellip (Il se met le petit doigt dans lrsquooreille ndash Agrave part) Mes bourdonnements me re-prennenthellip (Agrave Nickel) Qursquoest-ce que tu faisais donc lagrave

ndash 109 ndash

NICKEL ndash Je lisais le Messager boiteux

MATHIS ndash Des histoires de revenants bien sucircr

NICKEL ndash Non monsieur le bourgmestre une drocircle drsquohistoire Des gens drsquoun petit village de la Baviegravere des voleurs qursquoon a deacutecouverts au bout de vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau qui se trouvait chez un forgeron dans un tas de ferraille Tous ont eacuteteacute pris ensemble comme une nicheacutee de loups la megravere les deux fils et le grand-pegraverehellip On les a pen-dus lrsquoun agrave cocircteacute de lrsquoautrehellip Regardezhellip (Il preacutesente lrsquoalmanach)

MATHIS brusquement ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bon hellip Tu ferais mieux de lire ta messehellip (Nickel sort)

VII

MATHIS seul puis CHRISTIAN

MATHIS haussant les eacutepaules ndash Des gens qursquoon pend apregraves vingt-trois ans agrave cause drsquoune vieille lame de couteau Imbeacutecileshellip il fallait faire comme moihellip ne pas laisser de preuves (Il poursuit ses comptes) Je disais trente mille livres oui crsquoest bien ccedilahellip une deuxhellip troishellip (Ses paroles finissent par srsquoeacuteteindre Il prend les piles drsquoor et les laisse tomber dans le sac qursquoil ficelle avec soin) Ont-ils de la chance hellip Ce nrsquoest pas agrave moi qursquoon a fait des cadeaux pareilshellip Il a fallu tout gagner liard par liard Enfinhellip enfinhellip les uns naissent avec un bon numeacutero les autres sont forceacutes de se faire une position (Il se legraveve) Voilagrave tout en regravegle (On toque agrave la vitre il regarde ndash Bas) Chris-tianhellip (Eacutelevant la voix) Entrez Christian entrez (Il se dirige vers la porte Christian paraicirct)

CHRISTIAN lui serrant la main ndash Eh bien monsieur Ma-this vous allez mieux

ndash 110 ndash

MATHIS ndash Oui ccedila ne va pas mal Tenez Christian je viens de compter la dot drsquoAnnettehellip de beaux louis sonnantshellip du bel or Ccedila fait toujours plaisir agrave voir mecircme quand on doit le don-ner Ccedila vous rappelle des souvenirs de travail de bonne con-duitehellip de bonnes veines on voit pour ainsi dire deacutefiler devant ses yeux toute sa jeunesse et lrsquoon pense que tout ccedila va profiter agrave ses enfants ccedila vous touchehellip ccedila vous attendrit

CHRISTIAN ndash Je vous crois monsieur Mathis lrsquoargent bien gagneacute par le travail est le seul qui profite crsquoest comme la bonne semence qui legraveve toujours et qui produit les moissons

MATHIS ndash Voilagrave justement ce que je pensais Et je me di-sais aussi qursquoon est bien heureux quand la bonne semence tombe dans la bonne terre

CHRISTIAN ndash Vous voulez que nous signions le contrat au-jourdrsquohui

MATHIS ndash Oui plus tocirct ce sera fait mieux ccedila vaudra Je nrsquoai jamais aimeacute remettre les choses Je ne peux pas souffrir les gens qui ne sont jamais deacutecideacutes Une fois qursquoon est drsquoaccord il nrsquoy a plus de raison pour renvoyer les affaires de semaine en semaine ccedila prouve peu de caractegravere et les hommes doivent avoir du caractegravere

CHRISTIAN ndash Heacute monsieur Mathis moi je ne demande pas mieux mais je pensais que peut-ecirctre mademoiselle An-nettehellip

MATHIS ndash Annette vous aimehellip ma femme aussihellip tout le mondehellip (Il ferme le secreacutetaire)

CHRISTIAN ndash Eh bien signons

MATHIS ndash Oui et le contrat signeacute nous ferons la noce

CHRISTIAN ndash Monsieur Mathis vous ne pouvez rien me dire de plus agreacuteable

ndash 111 ndash

MATHIS souriant ndash On nrsquoest jeune qursquoune foishellip il faut profiter de sa jeunesse Maintenant la dot est precircte et jrsquoespegravere que vous en serez content

CHRISTIAN ndash Vous savez moi monsieur Mathis je nrsquoapporte pas grandrsquochosehellip Je nrsquoaihellip

MATHIS ndash Vous apportez votre courage votre bonne con-duite et votre grade quant au reste je mrsquoen charge je veux que vous ayez du bien Seulement Christian il faut que vous me fas-siez une promesse

CHRISTIAN ndash Quelle promesse

MATHIS ndash Les jeunes gens sont ambitieux ils veulent avoir de lrsquoavancement crsquoest tout naturel Je demande que vous restiez au village malgreacute tout tant que nous vivrons Catherine et moi Vous comprenez nous nrsquoavons qursquoune enfant nous lrsquoaimons comme les yeux de notre tecircte et de la voir partir ccedila nous cregraveve-rait le cœur

CHRISTIAN ndash Mon Dieu monsieur Mathis je ne serai ja-mais aussi bien que dans la famille drsquoAnnette ethellip

MATHIS ndash Me promettez-vous de rester quand mecircme on vous proposerait de passer officier ailleurs

CHRISTIAN ndash Oui

MATHIS ndash Vous mrsquoen donnez votre parole drsquohonneur

CHRISTIAN ndash Je vous la donne avec plaisir

MATHIS ndash Cela suffit Je suis content (Agrave part) Il fallait ce-la (Haut) Et maintenant causons drsquoautre chose Vous ecirctes res-teacute tard ce matin vous aviez donc des affaires Annette vous a attendu mais agrave la finhellip

CHRISTIAN ndash Ah crsquoest une chose eacutetonnantehellip une chose qui ne mrsquoest jamais arriveacutee Figurez-vous que jrsquoai lu des procegraves-

ndash 112 ndash

verbaux depuis cinq heures jusqursquoagrave dixhellip Le temps passaithellip plus je lisais plus jrsquoavais envie de lire

MATHIS ndash Quels procegraves-verbaux

CHRISTIAN ndash Touchant lrsquoaffaire du juif polonais qursquoon a tueacute sous le grand pont Heinrich mrsquoavait raconteacute cette affaire avant-hier soir ccedila me trottait en tecircte Crsquoest pourtant bien eacuteton-nant monsieur Mathis qursquoon nrsquoait jamais rien deacutecouvert

MATHIS ndash Sans doutehellip sans doutehellip

CHRISTIAN drsquoun air drsquoadmiration ndash Savez-vous que celui qui a fait le coup devait ecirctre un ruseacute gaillard tout de mecircme Quand on pense que tout eacutetait en lrsquoair la gendarmerie le tribu-nal la police touthellip et qursquoon nrsquoa pas seulement trouveacute la moindre trace Jrsquoai lu ccedilahellip jrsquoen suis encore eacutetonneacute

MATHIS ndash Oui ce nrsquoeacutetait pas une becircte

CHRISTIAN ndash Une becircte hellip crsquoest-agrave-dire que crsquoeacutetait un homme tregraves fin un homme qui aurait pu devenir le plus fin gendarme du deacutepartement

MATHIS ndash Vous croyez

CHRISTIAN ndash Jrsquoen suis sucircr Car il y a tant tant de moyens pour rechercher les gens dans les plus petites affaires et si peu sont capables drsquoen reacutechapper que pour un crime pareil il fallait un esprit extraordinaire

MATHIS ndash Eacutecoutez Christian ce que vous dites montre votre bon sens Jrsquoai toujours penseacute qursquoil fallait mille fois plus de finesse je dis de la mauvaise finesse vous entendez bien de la ruse dangereuse pour eacutechapper aux gendarmes que pour deacute-terrer les gueux parce qursquoon a tout le monde contre soi

CHRISTIAN ndash Crsquoest clair

ndash 113 ndash

MATHIS ndash Ouihellip Et ensuite celui qui a fait un mauvais coup lorsqursquoil a gagneacute veut en faire un second un troisiegraveme comme les joueurs Il trouve tregraves commode drsquoavoir de lrsquoargent sans travailler presque toujours il recommence jusqursquoagrave ce qursquoon le prenne Je crois qursquoil lui faut beaucoup de courage pour rester sur son premier coup

CHRISTIAN ndash Vous avez raison monsieur Mathis et celui dont nous parlons doit srsquoecirctre retenu depuis Mais le plus eacuteton-nant crsquoest qursquoon nrsquoait jamais retrouveacute la moindre trace du Polo-nais savez-vous lrsquoideacutee qui mrsquoest venue

MATHIS ndash Quelle ideacutee

CHRISTIAN ndash Dans ce temps il y avait plusieurs fours agrave placirctre sur la cocircte de Weacutechem Je pense qursquoon aura brucircleacute le corps dans lrsquoun de ces fours et que pour cette cause on nrsquoa pas retrou-veacute drsquoautre piegravece de conviction que le manteau et le bonnet Le vieux Kelz qui suivait lrsquoancienne routine nrsquoa jamais penseacute agrave ce-la

MATHIS ndash Crsquoest bien possiblehellip cette ideacutee ne mrsquoeacutetait pas venue Vous ecirctes le premierhellip

CHRISTIAN ndash Oui monsieur Mathis jrsquoen mettrais ma main au feu Et cette ideacutee megravene agrave bien drsquoautres Si lrsquoon connaissait les gens qui brucirclaient du placirctre dans ce temps-lagravehellip

MATHIS ndash Prenez garde Christian jrsquoen brucirclais moi jrsquoavais un four quand le malheur est arriveacute

CHRISTIAN riant ndash Oh vous monsieur Mathis hellip (Ils rient tous les deux Annette et Catherine paraissent agrave une fe-necirctre du fond)

ANNETTE du dehors ndash Il est lagrave (Christian et Mathis se retournent La porte srsquoouvre Catherine paraicirct puis Annette)

ndash 114 ndash

VIII

LES PREacuteCEacuteDENTS CATHERINE ANNETTE

MATHIS ndash Eh bien Catherine est-ce que les autres arri-vent

CATHERINE ndash Ils sont deacutejagrave tous dans la salle le notaire leur lit le contrat

MATHIS ndash Bonhellip bon (Annette et Christian se reacuteunissent et causent agrave voix basse)

CHRISTIAN tenant les mains drsquoAnnette ndash Oh mademoi-selle Annette que vous ecirctes gentille avec cette belle toque

ANNETTE ndash Crsquoest le pegravere qui me lrsquoa apporteacutee de Ribeauvil-leacute

Christian ndash Voilagrave ce qui srsquoappelle un pegravere

MATHIS se regardant dans le miroir ndash On se rase un jour comme celui-ci (Se retournant drsquoun air joyeux) Heacute mareacutechal des logis voici le grand moment

CHRISTIAN sans se retourner ndash Oui monsieur Mathis

MATHIS ndash Eh bien savez-vous ce qursquoon fait quand tout le monde est drsquoaccord quand le pegravere la megravere et la fille sont con-tents

CHRISTIAN ndash Qursquoest-ce qursquoon fait

MATHIS ndash On souhaite le bonjour agrave celle qui sera notre femme on lrsquoembrasse heacute heacute heacute

CHRISTIAN ndash Est-ce vrai mademoiselle Annette

ANNETTE lui donnant la main ndash Oh je ne sais pas moi monsieur Christian (Christian lrsquoembrasse)

ndash 115 ndash

MATHIS ndash Il faut bien faire connaissance (Annette et Christian se regardent tout attendris Silence Catherine assise pregraves du fourneau se couvre la figure de son tablier elle semble pleurer)

MATHIS prenant la main de Catherine ndash Catherine re-garde donc ces braves enfantshellip comme ils sont heureux Quand je pense que nous avons eacuteteacute comme ccedila (Catherine se tait Mathis agrave part drsquoun air recircveur) Crsquoest pourtant vrai jrsquoai eacuteteacute comme ccedila (Haut) Allons allons tout va bien (Prenant le bras de Catherine et lrsquoemmenant) Arrive il faut laisser un peu ces enfants seuls Je suis sucircr qursquoils ont bien des choses agrave se dire ndash Pourquoi pleures-tu Es-tu facirccheacutee

CATHERINE ndash Non

MATHIS ndash Eh bien donc puisque ccedila devait arriver nous ne pouvons rien souhaiter de mieux (Ils sortent)

IX

CHRISTIAN ANNETTE

CHRISTIAN ndash Crsquoest donc vrai Annette que nous allons ecirctre marieacutes ensemblehellip bien vrai

ANNETTE souriant ndash Eh oui le notaire est lagravehellip si vous voulez le voir

CHRISTIAN ndash Non mais jrsquoai de la peine agrave croire agrave mon bonheur Moi Christian Becircme simple mareacutechal des logis eacutepou-ser la plus jolie fille du pays la fille du bourgmestre de M Mathis lrsquohomme le plus honorable et le plus richehellip voyez-vous ccedila me paraicirct comme un recircve Crsquoest pourtant vrai dites Annette

ndash 116 ndash

ANNETTE ndash Mais ouihellip crsquoest vrai

CHRISTIAN ndash Comme les choses arriventhellip Il faut que le bon Dieu me veuille du bien ce nrsquoest pas possible autrement Tant que je vivrai Annette je me rappellerai la premiegravere fois que je vous ai vue Crsquoeacutetait le printemps dernier devant la fon-taine au milieu de toutes les filles du village vous riiez en-semble en lavant le linge Moi jrsquoarrivais agrave cheval de Wasse-lonne avec le vieux Fritz nous eacutetions alleacutes porter une deacutepecircche Je vous vois encore avec votre petite jupe coquelicot vos bras blancs et vos joues rouges vous tourniez la tecircte et vous me re-gardiez venir

ANNETTE ndash Crsquoeacutetait deux jours apregraves Pacircques je mrsquoen sou-viens bien

CHRISTIAN ndash Dieu du ciel jrsquoy suis encore Je dis agrave Fritz sans avoir lrsquoair de rien laquo Qursquoest-ce donc que cette jolie fille pegravere Fritz mdash Ccedila mareacutechal des logis crsquoest mademoiselle Ma-this la fille du bourgmestre la plus riche et la plus belle des en-virons raquo Aussitocirct je pense Bon ce nrsquoest pas pour toi Christian ce nrsquoest pas pour toi malgreacute tes cinq campagnes et tes deux blessures ndash Et depuis ce moment je me disais toujours en moi-mecircme Y a-t-il des gens heureux dans ce monde des gens qui nrsquoont jamais risqueacute leur peau et qui attrapent tout ce qursquoil y a de plus agreacuteable Un garccedilon riche va venir le fils drsquoun notaire drsquoun brasseur nrsquoimporte quoi il dira laquo Ccedila me convient raquo Et bonsoir

ANNETTE ndash Oh je nrsquoaurais pas voulu

CHRISTIAN ndash Mais si vous lrsquoaviez aimeacute ce garccedilon

ANNETTE ndash Je nrsquoaurais pas pu lrsquoaimer puisque jrsquoen aime un autre

CHRISTIAN attendri ndash Annette vous ne saurez jamais combien ccedila me fait plaisir de vous entendre direhellip Nonhellip vous ne le saurez jamais (Annette rougit et baisse les yeux Silence

ndash 117 ndash

Christian lui prend la main) Vous rappelez-vous Annette cet autre jour agrave la fin des moissons quand on rentrait les derniegraveres gerbes et que vous eacutetiez sur la voiture avec le bouquet et trois ou quatre autres filles du village Vous chantiez de vieux airshellip De loin je vous eacutecoutais et je pensais Elle est lagrave Aussitocirct je commence agrave galoper sur la route Alors vous en me voyant tout agrave coup vous ne chantez plus Les autres vous disaient laquo Chante donc Annette chante raquo Mais vous ne vouliez plus chanter Pourquoi donc est-ce que vous ne chantiez plus

ANNETTE ndash Je ne sais pashellip jrsquoeacutetais honteuse

CHRISTIAN ndash Vous nrsquoaviez encore rien pour moi

ANNETTE ndash Oh si

CHRISTIAN ndash Vous mrsquoaimiez deacutejagrave

ANNETTE ndash Oui

ndash 118 ndash

CHRISTIAN ndash Eh bien tenez cette chose-lagrave mrsquoa donneacute du chagrin je pensais elle ne veut pas chanter devant un gen-darme elle est trop fiegravere

ANNETTE ndash Ohhellip Christian

CHRISTIAN ndash Oui ccedila mrsquoa donneacute beaucoup de chagrin Je devenais triste Le pegravere Fritz me disait laquo Vous avez quelque chose mareacutechal des logis bien sucircr vous avez quelque chose raquo Mais je ne voulais rien reconnaicirctre et je lui reacutepondais laquo Lais-sez-moi tranquillehellip Occupez-vous de votre servicehellip Ccedila vaudra mieux raquo Je mrsquoen voulais agrave moi-mecircme si je nrsquoavais pas connu mes devoirs jrsquoaurais fait deux procegraves-verbaux aux deacutelinquants au lieu drsquoun

ANNETTE souriant ndash Ccedila ne vous empecircchait pas de mrsquoaimer tout de mecircme

CHRISTIAN ndash Non crsquoeacutetait plus fort que moi Chaque fois que je passais devant la maison et que vous regardiezhellip

ANNETTE ndash Je regardais toujourshellip Je vous entendais bien venir allez

CHRISTIAN ndash Chaque fois je pensais Quelle jolie fille hellip quelle jolie fille hellip Celui-lagrave pourra se vanter drsquoavoir de la chance qui lrsquoaura en mariage

ANNETTE souriant ndash Et vous veniez tous les soirshellip

CHRISTIAN ndash Apregraves le service Jrsquoarrivais toujours le pre-mier agrave lrsquoauberge soi-disant prendre ma chope et quand vous me lrsquoapportiez vous-mecircme je ne pouvais pas mrsquoempecirccher de rougir Crsquoest drocircle pour un vieux soldat un homme qui a fait la guerrehellip Eh bien crsquoest pourtant comme cela Vous le voyiez peut-ecirctre

ANNETTE ndash Ouihellip jrsquoeacutetais contente (Ils se regardent et rient ensemble)

ndash 119 ndash

CHRISTIAN lui serrant les mains ndash Oh Annettehellip An-nettehellip comme je vous aime

ANNETTE ndash Et moi je vous aime bien aussi Christian

CHRISTIAN ndash Depuis le commencement

ANNETTE ndash Oui depuis le premier jour que je vous ai vu Tenez jrsquoeacutetais justement agrave cette fenecirctre avec Loiumls nous filions sans penser agrave rien Voilagrave que Loiumls dit laquo Le nouveau mareacutechal des logis raquo Moi jrsquoouvre le rideau et en vous voyant agrave cheval je pense tout de suite Celui-lagrave me plairait bien (Elle se cache la figure des deux mains comme honteuse)

CHRISTIAN ndash Et dire que sans le pegravere Fritz je nrsquoaurais ja-mais oseacute vous demander en mariage Vous eacutetiez tellement tel-lement au-dessus drsquoun simple mareacutechal des logis que je nrsquoaurais jamais eu cet orgueil Si je vous racontais comme jrsquoai pris courage vous ne pourriez pas le croire

ANNETTE ndash Ccedila ne fait rienhellip racontez toujours

CHRISTIAN ndash Eh bien un soir en faisant le pansage tout agrave coup Fritz me dit laquo Mareacutechal des logis vous aimez mademoi-selle Mathis ndash En entendant ccedila je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes mdash Vous aimez mademoiselle Mathishellip Pourquoi donc est-ce que vous ne la demandez pas en mariage mdash Moi moi est-ce que vous me prenez pour une becircte Est-ce qursquoune fille pareille voudrait drsquoun mareacutechal des logis Vous ne pensez pas agrave ce que vous dites Fritz mdash Pourquoi pas mademoiselle Mathis vous regarde drsquoun bon œil chaque fois que le bourg-mestre vous rencontre il vous crie de loin mdash Heacute bonjour donc monsieur Christian comment ccedila va-t-il Venez donc me voir plus souvent jrsquoai reccedilu du wolxhein nous boirons un bon coup Jrsquoaime les jeunes gens actifs moi raquo Crsquoest vrai M Mathis me disait ccedila

ANNETTE ndash Oh je savais bien qursquoil vous aimaithellip Crsquoest un si bon pegravere

ndash 120 ndash

CHRISTIAN ndash Oui je trouvais ccedila bien honnecircte de sa part mais drsquoaller croire qursquoil me donnerait sa fille comme une poi-gneacutee de main ccedila mrsquoavait lrsquoair de faire une grande diffeacuterence vous comprenez Aussi tout ce que me racontait Fritz ou rien crsquoeacutetait la mecircme chose et je lui dis laquo La preuve que je ne suis pas aussi becircte que vous croyez pegravere Fritz crsquoest que je vais de-mander mon changement mdash Ne faites pas ccedilahellip ne faites pas ccedila Je suis sucircr que tout ira bien seulement vous nrsquoavez pas de courage pour un homme fier et qui a fait ses preuves crsquoest eacutetonnant Mais puisque vous nrsquoosez pas moi jrsquoose mdash Vous mdash Oui raquo Et je ne sais comment le voilagrave qui part sans que jrsquoaie reacute-pondu Dieu du ciel il nrsquoeacutetait pas plus tocirct dehors que jrsquoaurais voulu le rappeler Tout tournait dans ma tecircte jrsquoavais honte de moi-mecircme Je montehellip Je me cache derriegravere le volethellip Le temps duraithellip duraithellip Fritz restait toujours Je me figurais qursquoon lui faisait des excuses comme on en fait vous savez Que la fille est trop jeunehellip qursquoelle a le temps drsquoattendre etc etc et fina-lement qursquoon le mettait dehors

ndash 121 ndash

ANNETTE ndash Pauvre Christian

CHRISTIAN ndash Agrave la fin des fins le voilagrave qui rentre Je lrsquoentends qui me crie dans lrsquoalleacutee laquo Mareacutechal des logis ougrave diable ecirctes-vous mdash Eh bien me voilagrave On vous a donneacute le panier mdash Le panier allons donchellip tout le monde vous veut tout le monde le pegravere la megraverehellip mdash Et mademoiselle Annette mdash Mademoiselle Annette je crois bien raquo Alors moi voyez-vous en entendant ccedila je suis tellement heureuxhellip le pegravere Fritz nrsquoest pas beau nrsquoest-ce pas hellip eh bien je le prends (il passe ses bras autour du cou drsquoAnnette) et je lrsquoembrassehellip je lrsquoembrasse (Il embrasse Annette qui rit) Enfin je nrsquoai jamais eu de bon-heur pareil

ANNETTE ndash Crsquoest comme moi quand on mrsquoa dit laquo M Christian te demande en mariage est-ce que tu le veux raquo Tout de suite jrsquoai crieacute mdash Je nrsquoen veux pas drsquoautrehellip jrsquoaime mieux mourir que drsquoen avoir un autre ndash Je pleurais sans savoir pour-quoi et mon pegravere avait beau me dire laquo Allons allons ne pleure pashellip tu lrsquoauras puisque tu le veux raquo Ccedila ne mrsquoempecircchait pas de pleurer tout de mecircme (Ils rient La porte srsquoouvre Ma-this paraicirct sur le seuil il est en habit de gala culotte de pe-luche bottes montantes gilet rouge habit carreacute agrave boutons de meacutetal et large feutre agrave lrsquoalsacienne)

X

LES PREacuteCEacuteDENTS MATHIS

MATHIS drsquoun ton grave ndash Eh bien mes enfants tout est precirct (Agrave Christian) Vous connaissez lrsquoacte Christian si vous voulez le relire

CHRISTIAN ndash Non monsieur Mathis crsquoest inutile

ndash 122 ndash

MATHIS ndash Il ne srsquoagit donc plus que de signer (Allant agrave la porte) Walter Heinrich entrezhellip que tout le monde entrehellip Les grandes choses de la vie doivent se passer sous les yeux de tout le monde Crsquoeacutetait notre ancienne coutume en Alsace une cou-tume honnecircte Voilagrave ce qui faisait la sainteteacute des actes bien mieux que les eacutecrits (Pendant que Mathis parle Walter Hein-rich la megravere Catherine Loiumls Nickel et des eacutetrangers entrent Les uns vont serrer la main agrave Christian les autres feacutelicitent Annette On se range agrave mesure autour de la chambre Le vieux notaire entre le dernier saluant agrave droite et agrave gauche son por-tefeuille sous le bras Loiumls roule le fauteuil devant la table Si-lence geacuteneacuteral Le notaire srsquoassied et toute lrsquoassembleacutee hommes et femmes se presse autour de lui)

XI

LES PREacuteCEacuteDENTS WALTER HEINRICH CATHERINE LE

NOTAIRE LOIumlS NICKEL paysans et paysannes

LE NOTAIRE ndash Messieurs les teacutemoins vous avez entendu la lecture du contrat de mariage de M Christian Becircme mareacutechal des logis de gendarmerie et de Mlle Annette Mathis fille de Hans Mathis et de son eacutepouse leacutegitime Catherine Mathis neacutee Weber Quelqursquoun a-t-il des observations agrave faire (Silence) Si vous le deacutesirez nous allons le relire

PLUSIEURS ndash Non non crsquoest inutile

LE NOTAIRE se levant ndash Nous allons donc passer agrave la si-gnature

MATHIS agrave haute voix drsquoun accent solennel ndash Un instanthellip laissez-moi dire quelques mots (Se tournant vers Christian) Christian eacutecoutez-moi Je vous considegravere aujourdrsquohui comme un fils et je vous confie le bonheur drsquoAnnette Vous savez que ce

ndash 123 ndash

qursquoon a de plus cher au monde ce sont nos enfants ou si vous ne le savez pas encore vous le saurez plus tard Vous saurez que crsquoest en eux qursquoest toute notre joie toute notre espeacuterance et toute notre vie que pour eux rien ne nous est peacutenible ni le tra-vail ni la fatigue ni les privations qursquoon leur sacrifie tout et que nos plus grandes misegraveres ne sont rien aupregraves du chagrin de les voir malheureux ndash Vous comprendrez donc Christian quelle est ma confiance en vous combien je vous estime pour vous confier le bonheur de notre enfant unique sans crainte et mecircme avec joie

Bien des partis riches se sont preacutesenteacutes Si je nrsquoavais consi-deacutereacute que la fortune jrsquoaurais pu les accepter mais bien avant la fortune je place la probiteacute et le courage que drsquoautres meacuteprisent Ce sont lagrave les vraies richesses celles que nos anciens estimaient drsquoabord et que je place au-dessus de tout Agrave force drsquoamasser et de srsquoenrichir on peut avoir trop drsquoargent on nrsquoa jamais trop drsquohonneur ndash Jrsquoai donc repousseacute ceux qui nrsquoapportaient que de lrsquoargent et je reccedilois dans ma famille celui qui nrsquoa que sa bonne conduite son courage et son bon cœur (Se tournant vers les assistants et eacutelevant la voix) Oui je choisis Christian Becircme entre tous parce que crsquoest un honnecircte homme et que je sais qursquoil rendra ma fille heureuse

CHRISTIAN eacutemu ndash Monsieur Mathis je vous le promets (Il lui serre la main)

MATHIS ndash Eh bien signons

LE NOTAIRE Il se retourne dans son fauteuil Les paroles que tout le monde vient drsquoentendre sont de bonnes paroles des paroles justes pleines de bon sens et qui montrent bien la sa-gesse de M Mathis Jrsquoai fait beaucoup de mariages dans ma vie crsquoeacutetait toujours le preacute qursquoon mariait avec la maison le verger avec le jardin les eacutecus de six livres avec les piegraveces de cent sous Mais de marier la fortune avec lrsquohonneur le bon caractegraverehellip voi-lagrave ce que jrsquoappelle beau ce que jrsquoestime ndash Et croyez-moi jrsquoai lrsquoexpeacuterience des choses de la vie je vous preacutedis que ce mariage

ndash 124 ndash

sera un bon mariage un mariage heureux tel que le meacuteritent drsquohonnecirctes gens Ces mariages-lagrave deviennent de plus en plus rares (Srsquoadressant au bourgmestre) Monsieur Mathis

MATHIS ndash Quoi monsieur Hornus

LE NOTAIRE ndash Il faut que je vous serre la main vous avez bien parleacute

MATHIS ndash Jrsquoai dit ce que je pense

WALTER ndash Oui oui tu penses comme ccedila malheureuse-ment bien peu drsquoautres te ressemblent

HEINRICH ndash Je nrsquoai pas lrsquohabitude de mrsquoattendrir mais crsquoeacutetait tregraves bien (Annette et Catherine srsquoembrassent en pleu-rant Plusieurs autres femmes les entourent quelques-unes sanglotent Mathis ouvre le secreacutetaire il en tire une grande sacoche qursquoil deacutepose sur la table devant le notaire Tout le monde regarde eacutemerveilleacute)

MATHIS gravement ndash Monsieur le notaire voici la dothellip elle eacutetait precircte depuis deux anshellip Ce ne sont pas des pro-messeshellip ce nrsquoest pas du papierhellip crsquoest de lrsquoorhellip trente mille francs en bon or de France

TOUS LES ASSISTANTS bas ndash Trente mille francs hellip

CHRISTIAN ndash Crsquoest trop monsieur Mathis

MATHIS riant de bon cœur ndash Allons donc Christian entre le pegravere et le fils on ne compte pas Quand nous serons partis Catherine et moi vous en trouverez bien drsquoautres ndash Ce qui me fait le plus de plaisir crsquoest que cet argent-lagrave voyez-vous crsquoest de lrsquoargent honnecirctehellip de lrsquoargent dont je connais la source Je sais qursquoil nrsquoy a pas un liard mal acquis lagrave-dedanshellip je saishellip (Bruit de sonnette dans la sacoche)

LE NOTAIRE se retournant ndash Allons monsieur Christian allonshellip votre signaturehellip (Christian va signer Mathis reste

ndash 125 ndash

immobile les yeux fixeacutes sur la sacoche comme frappeacute de stu-peur)

WALTER passant la plume agrave Christian ndash On ne signe pas tous les jours des contrats pareils mareacutechal des logis

CHRISTIAN riant ndash Ah non pegravere Walter non hellip (Il signe et donne la plume agrave Catherine)

MATHIS agrave part regardant agrave droite et agrave gauche ndash Les autres nrsquoentendent rien hellip

LE NOTAIRE ndash Monsieur le bourgmestre agrave votre tour et tout est fini

CATHERINE ndash Tiens Mathis voici la plumehellip moi je ne sais pas signerhellip jrsquoai fait ma croix

MATHIS agrave part ndash Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles hellip

LE NOTAIRE indiquant du doigt la place sur le contrat ndash Ici monsieur le bourgmestrehellip agrave cocircteacute de madame Catherine (Le bruit de la sonnette redouble)

MATHIS agrave part drsquoun ton rude ndash Hardi Mathis hellip (Il srsquoapproche signe drsquoune main ferme puis il empoigne le sac drsquoeacutecus et le vide brusquement sur la table Quelques piegraveces tombent sur le plancher Eacutetonnement geacuteneacuteral)

CATHERINE ndash Ah mon Dieu qursquoest-ce que tu fais hellip (Elle court apregraves les piegraveces qui roulent)

MATHIS agrave part ndash Crsquoeacutetait le sang hellip (Haut) Je veux que le notaire compte la dot devant tout le monde (Avec un sourire eacutetrange) On aurait pu croire qursquoil y avait des gros sous au fond du sachellip

CHRISTIAN vivement ndash Ah monsieur Mathis agrave quoi pen-sez-vous

ndash 126 ndash

MATHIS eacutetendant le bras ndash Eacutecoutez Christian les secrets sont pour les gueux Entre honnecirctes gens tout doit se passer au grand jour Il faut que chacun puisse dire Jrsquoeacutetais lagravehellip jrsquoai vu la dot sur la tablehellip en beaux louis drsquoorhellip (Au notaire) Comptez monsieur Hornus

WALTER riant ndash Tu as quelquefois de drocircles drsquoideacutees Ma-this

LE NOTAIRE gravement ndash Monsieur le bourgmestre a rai-son crsquoest plus reacutegulier (Il commence agrave compter Mathis se penche les mains appuyeacutees au bord de la table et regarde Tout le monde se rapproche Silence)

MATHIS agrave part les yeux fixeacutes sur le tas de louis ndash Crsquoeacutetait le sang hellip

ndash 127 ndash

TROISIEgraveME PARTIE

LE REcircVE DU BOURGMESTRE

Une chambre au premier chez Mathis Alcocircve agrave gauche porte agrave droite deux fenecirctres au fond La nuit

I

MATHIS WALTER HEINRICH CHRISTIAN ANNETTE CATHERINE LOIumlS portant une chandelle allumeacutee et une carafe

ndash Ils entrent brusquement et semblent eacutegayeacutes par le vin

HEINRICH riant ndash Ha ha ha tout finit bienhellip il fallait quelque chose pour bien finir

WALTER ndash En avons-nous bu du wolxheim On se sou-viendra longtemps du contrat drsquoAnnette

CHRISTIAN ndash Alors crsquoest deacutecideacute Monsieur Mathis vous couchez ici

MATHIS ndash Oui crsquoest deacutecideacute (Agrave Loiumls) Loiumls mets la chan-delle et la carafe sur la table de nuit

CATHERINE ndash Quelle ideacutee Mathis

MATHIS ndash Jrsquoai besoin de fraicirccheur je ne veux pas encore attraper un coup de sang

ANNETTE bas agrave Christian ndash Il faut le laisser fairehellip quand il a ses ideacuteeshellip

ndash 128 ndash

CHRISTIAN ndash Eh bien monsieur Mathis puisque vous croyez que vous serez mieux icihellip

MATHIS ndash Oui je sais ce qursquoil me fauthellip La chaleur est cause de mon accidenthellip cela changerahellip (Il srsquoassied et com-mence agrave se deacuteshabiller On entend chanter au-dessous)

HEINRICH ndash Eacutecoutez comme les autres srsquoen donnent Ve-nez pegravere Walter redescendons

WALTER ndash Tu nous quittes au plus beau moment Mathis tu nous abandonnes

MATHIS brusquement ndash Je me fais une raison que diable Depuis onze heures du matin jusqursquoagrave minuit crsquoest bien assez

CATHERINE ndash Oui le meacutedecin lui a dit de prendre garde au vin blanchellip que ccedila lui jouerait un mauvais tour il en a deacutejagrave trop bu depuis ce matin

MATHIS ndash Crsquoest bonhellip crsquoest bonhellip je vais boire un coup drsquoeau fraicircche avant de me coucher ccedila me calmera (Trois ou quatre buveurs entrent en se poussant)

LE PREMIER ndash Ha ha ha ccedila va bienhellip ccedila va bien

UN AUTRE ndash Bonsoir monsieur le bourgmestre bonsoir

UN AUTRE ndash Dites donc Heinrich vous ne savez pas le garde de nuit est en bas

HEINRICH ndash Qursquoest-ce qursquoil veut

LE BUVEUR ndash Il veut qursquoon vide la sallehellip crsquoest lrsquoheure

MATHIS ndash Qursquoon lui fasse boire un bon coup et puis bon-soir tous

WALTER ndash Pour un bourgmestre il nrsquoy a pas de regraveglement

ndash 129 ndash

MATHIS ndash Le regraveglement est pour tout le monde

CATHERINE ndash Eh bien Mathis nous allons redescendre

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip vahellip Qursquoon me laisse en repos

WALTER lui donnant la main ndash Bonne nuit Mathis et pas de mauvais recircves

MATHIS drsquoun ton bourru ndash Je ne recircve jamais ndash Bonne nuit toushellip allezhellip allez

CATHERINE ndash Quand il a quelque chose en tecircte hellip (Elle sort Tous deacutefilent en riant et crient dans lrsquoescalier mdash Bonsoir bonsoir monsieur le bourgmestre ndash Annette et Christian res-tent les derniers)

ndash 130 ndash

II

MATHIS ANNETTE CHRISTIAN

ANNETTE se penchant pour embrasser Mathis ndash Bonsoir mon pegravere dors bien

MATHIS lrsquoembrassant ndash Bonsoir mon enfant (Agrave Chris-tian qui se tient pregraves drsquoAnnette) Je serai mieux ici tout ce vin blanc ces cris ces chansons me montent agrave la tecirctehellip Je dormirai mieux

CHRISTIAN ndash Oui la chambre est fraicircche Bonne nuithellip dormez bien

MATHIS leur serrant la main ndash Pareillement mes en-fants (Annette et Christian sortent)

III

MATHIS seul

MATHIS il eacutecoute puis se legraveve et va fermer la porte au perron ndash Enfin me voilagrave deacutebarrasseacutehellip Tout va bienhellip le gen-darme est prishellip Je vais dormir sur les deux oreilles (Il se ras-sied et continue agrave se deacuteshabiller) Srsquoil arrive un nouveau hasard contre le beau-pegravere du mareacutechal des logis tout sera bientocirct eacutetouffeacute (Il bacircille et precircte lrsquooreille aux chants drsquoen bas) Il faut savoir srsquoarranger dans la viehellip il faut avoir les bonnes cartes en mainhellip Les bonnes cartes crsquoest touthellip La mauvaise chance ne vient jamais contre les bonnes carteshellip On arrange la chance (Il se legraveve du fauteuil et se dirige vers lrsquoalcocircve En ce moment la porte de lrsquoauberge en bas srsquoouvre les chants deacutebordent dans la rue Mathis legraveve le rideau et regarde) Ceux-lagrave maintenant ne demandent plus rien ils ont leur comptehellip Heacute heacute heacute vont-ils

ndash 131 ndash

faire des trous dans la neige avant drsquoarriver chez eux Crsquoest drocircle le vinhellip un verre de vinhellip et tout vous paraicirct en beau (Les chants srsquoeacuteloignent et se dispersent Mathis ouvre les fenecirctres tire les persiennes et redescend vers lrsquoalcocircve) Oui ccedila va bien (Il prend la carafe et boit) Ccedila va tregraves bien (Il remet la carafe sur la table de nuit entre dans lrsquoalcocircve et tire les rideaux Souf-flant la lumiegravere) Tu peux te vanter drsquoavoir bien meneacute tes af-faires Mathis (Il bacircille lentement et se couche) Personne ne trsquoentendra si tu recircveshellip personne hellip Les recircveshellip des folieshellip (Si-lence)

ndash 132 ndash

IV

MATHIS endormi dans lrsquoalcocircve ndash puis LE TRIBUNAL LE

PREacuteSIDENT LE PROCUREUR LES JUGES LES GENDARMES LE PUBLIC

(Le fond de la scegravene change lentement La lumiegravere vague drsquoabord croicirct peu agrave peu les lignes se preacutecisent on est dans un tribunal haute voucircte sombre des bancs en heacute-micycle sur le devant remplis de spectateurs deux fe-necirctres en ogive agrave vitraux de plomb les trois juges en toque et robe noire au fond sur leurs siegraveges le greffier agrave droite le procureur agrave gauche Petite porte lateacuterale com-muniquant au guichet Une table aux pieds des juges sur la table un manteau vert garni de fourrure et un bonnet de peau de martre Le preacutesident agite sa sonnette Mathis en guenilles hacircve paraicirct agrave la porte lateacuterale entoureacute de gendarmes Les souffrances du cachot sont peintes sur sa figure Il va srsquoasseoir sur la sellette trois gendarmes se

ndash 133 ndash

placent derriegravere lui ndash Toute cette scegravene mysteacuterieuse se passe dans une sorte de peacutenombre les paroles et les bruits sont des chuchotements Agrave mesure que lrsquoaction se preacutecise les paroles deviennent plus distinctes Crsquoest le tra-vail de lrsquoimagination du dormeur crsquoest son recircve qui se ma-teacuterialise ndash Sur un geste du preacutesident le greffier lit en psalmodiant lrsquoacte drsquoaccusation et les deacutepositions des teacute-moins On distingue de loin en loin ces mots laquo Nuit du 24 deacutecembrehellip Baruch Koweskihellip lrsquoaubergiste Mathishellip la ruse profondehellip en srsquoentourant de la consideacuteration pu-bliquehellip eacutechapper durant quinze anshellip lrsquoheure de la jus-ticehellip une circonstance indiffeacuterentehellip les fregraveres Hier-thegraveshellip raquo Nouveau silence Agrave la fin de cette lecture la scegravene srsquoeacuteclaire plus vivement)

LE PREacuteSIDENT ndash Accuseacute vous venez drsquoentendre les deacuteposi-tions des teacutemoins qursquoavez-vous agrave reacutepondre

MATHIS ndash Des teacutemoins des gens qui nrsquoont rien vuhellip des gens qui demeurent agrave deux trois lieues de lrsquoendroit ougrave srsquoest commis le crimehellip dans la nuithellip en hiverhellip Vous appelez cela des teacutemoins

LE PREacuteSIDENT ndash Reacutepondez avec calme ces gestes ces emportements ne peuvent vous ecirctre utiles ndash Vous ecirctes un homme ruseacute

MATHIS ndash Non monsieur le preacutesident je suis un homme simple

LE PREacuteSIDENT ndash Vous avez su choisir le momenthellip vous avez su deacutetourner les soupccedilonshellip vous avez eacutecarteacute toute preuve mateacuteriellehellip Vous ecirctes un ecirctre redoutable

MATHIS ndash Parce qursquoon ne trouve rien contre moi je suis re-doutable Tous les honnecirctes gens sont donc redoutables puisqursquoon ne trouve rien contre eux

ndash 134 ndash

LE PREacuteSIDENT ndash La voix publique vous accuse

MATHIS ndash Eacutecoutez messieurs les juges quand un homme prospegraverehellip quand il srsquoeacutelegraveve au-dessus des autres quand il srsquoacquiert de la consideacuteration et du bien des milliers de gens lrsquoenvient Vous savez cela crsquoest une chose qui se rencontre tous les jours Eh bien malheureusement pour moi des milliers drsquoenvieux depuis quinze ans ont vu prospeacuterer mes affaires et voilagrave pourquoi tous mrsquoaccusent ils voudraient me voir tomber ils voudraient me voir peacuterir Mais est-ce que des hommes justes pleins de bon sens doivent eacutecouter ces envieux Est-ce qursquoils ne devraient pas les forcer agrave se taire Est-ce qursquoils ne devraient pas les condamner

LE PREacuteSIDENT ndash Vous parlez bien accuseacute depuis long-temps vous avez eacutetudieacute ces discours en vous-mecircme Mais nous avons lrsquoœil clair nous voyons ce qui se passe en vous ndash Drsquoougrave vient que vous entendez des bruits de sonnette

MATHIS ndash Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette (Bruit de sonnette au dehors)

LE PREacuteSIDENT ndash Vous mentez Dans ce moment mecircme vous entendez ce bruithellip Dites-nous pourquoi

MATHIS ndash Ce nrsquoest rienhellip crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilles

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous nrsquoavouez pas la cause de ce bruit nous allons appeler le songeur pour nous lrsquoexpliquer

MATHIS ndash Il est vrai que jrsquoentends ce bruit

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez qursquoil entend ce bruit

MATHIS vivement ndash Ouihellip mais je lrsquoentends en recircve

LE PREacuteSIDENT ndash Eacutecrivez qursquoil lrsquoentend en recircve

MATHIS ndash Il est permis agrave tout honnecircte homme de recircver

ndash 135 ndash

UN SPECTATEUR bas agrave son voisin ndash Crsquoest vrai les recircves nous viennent malgreacute nous

UN AUTRE de mecircme ndash Tout le monde recircve

MATHIS se tournant vers le public ndash Eacutecoutez ne craignez rien pour moihellip Tout ceci nrsquoest qursquoun recircvehellip Si ce nrsquoeacutetait pas un recircve est-ce que ces juges porteraient des perruques comme du temps des anciens seigneurs il y a plus de cent ans A-t-on ja-mais vu des ecirctres assez fous pour srsquooccuper drsquoun bruit de son-nette qursquoon entend en recircve Il faudrait donc aussi condamner un chien qui gronde en recircvant Et voilagrave des juges hellip voilagrave des hommes qui pour de vaines penseacutees veulent faire pendre leur semblable hellip (Il part drsquoun grand eacuteclat de rire)

LE PREacuteSIDENT drsquoun accent seacutevegravere ndash Silence accuseacute si-lence vous approchez du jugement eacuteternel et vous osez rirehellip vous osez affronter les regards de Dieu hellip (Se tournant vers les juges) Messieurs les juges ce bruit de sonnette vient drsquoun sou-venirhellip Les souvenirs font la vie de lrsquohomme on entend la voix de ceux qursquoon a aimeacutes longtemps apregraves leur mort Lrsquoaccuseacute en-tend ce bruit parce qursquoil a dans son acircme un souvenir qursquoil nous cache ndash Le cheval du Polonais avait une sonnette hellip

MATHIS ndash Crsquoest fauxhellip je nrsquoai pas de souvenirs

LE PREacuteSIDENT ndash Taisez-vous

MATHIS avec colegravere ndash Un homme ne peut ecirctre condamneacute sur des suppositions Il faut des preuves Je nrsquoentends pas de bruits de sonnette

LE PREacuteSIDENT ndash Greffier eacutecrivez que lrsquoaccuseacute se contre-dit il avouaithellip maintenant il se reacutetracte

MATHIS srsquoemportant ndash Nonhellip je nrsquoentends rien hellip (Le bruit de sonnette se fait entendre) Crsquoest le sang qui bourdonne dans mes oreilleshellip (Le bruit redouble) Je demande Christian mon gendre (Eacutelevant la voix et regardant de tous les cocircteacutes)

ndash 136 ndash

Pourquoi Christian nrsquoest-il pas ici (Silence Les juges se regar-dent Chuchotements dans lrsquoauditoire Le bruit de sonnette srsquoeacuteloigne)

LE PREacuteSIDENT drsquoun ton grave ndash Accuseacute vous persistez dans vos deacuteneacutegations

MATHIS avec force ndash Ouihellip jrsquoai trop de sanghellip voilagrave tout Il nrsquoy a rien contre moi Crsquoest la plus grande injustice de tenir un honnecircte homme dans les prisons Je souffre pour la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Vous persistez hellip ndash Eh bien nous Rudi-ger baron de Mersbach grand preacutevocirct de Sa Majesteacute impeacuteriale en basse Alsace assisteacute de nos conseils et juges sieurs Louis de Falkenstein et de Feininger docteurs egraves droit ndash Consideacuterant que cette affaire traicircne depuis quinze ans qursquoil est impossible de lrsquoeacuteclaircir par les moyens ordinaires ndash Vu la prudence la ruse et lrsquoaudace de lrsquoaccuseacute ndash Vu la mort des teacutemoins qui pourraient nous eacuteclairer dans cette œuvre laborieuse agrave laquelle srsquoattache lrsquohonneur de notre tribunal ndash Attendu que le crime ne peut rester impuni que lrsquoinnocent ne peut succomber pour le cou-pable ndash Consideacuterant que cette cause doit servir drsquoexemple aux temps agrave venir pour reacutefreacutener lrsquoavarice la cupiditeacute de ceux qui se croient couverts par une longue suite drsquoanneacutees ndash Agrave ces causes ordonnons qursquoon entende le songeur ndash Huissiers faites entrer le songeur

MATHIS drsquoune voix terrible ndash Je mrsquoy oppose je mrsquoy op-posehellip Les songes ne prouvent rien

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix ferme ndash Faites entrer le son-geur

MATHIS frappant sur la table ndash Crsquoest abominablehellip crsquoest contraire agrave la justice

LE PREacuteSIDENT ndash Si vous ecirctes innocent pourquoi donc re-doutez-vous le songeur Parce qursquoil lit dans les acircmes Croyez-

ndash 137 ndash

moi soyez calme ou vos cris prouveront que vous ecirctes cou-pable

MATHIS ndash Je demande lrsquoavocat Linder de Saverne pour une affaire pareille je ne regarde pas agrave la deacutepense Je suis calme comme un homme qui nrsquoa rien agrave se reprocherhellip Je nrsquoai peur de rienhellip mais les recircves sont des recircveshellip (Criant) Pourquoi Chris-tian nrsquoest-il pas ici Mon honneur est son honneurhellip Qursquoon le fasse venirhellip Crsquoest un honnecircte homme celui-lagrave (Srsquoexaltant) Christian je trsquoai fait riche viens me deacutefendre hellip (Silence La scegravene srsquoobscurcit Mathis dans lrsquoalcocircve soupire et srsquoagite Tout devient sombre Au bout drsquoun instant le tribunal reparaicirct dans lrsquoobscuriteacute et srsquoeacuteclaire drsquoun coup Mathis srsquoest rendormi pro-fondeacutement)

V

LES PREacuteCEacuteDENTS LE SONGEUR

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Asseyez-vous

LE SONGEUR ndash Monsieur le preacutesident et messieurs les juges crsquoest la volonteacute de votre tribunal qui me force agrave venir sans cela lrsquoeacutepouvante me tiendrait loin drsquoici

MATHIS ndash On ne peut croire aux folies des songeurs ils trompent le monde pour gagner de lrsquoargenthellip Ce sont des tours de physiquehellip Jrsquoai vu celui-ci chez mon cousin Bocircth agrave Ribeau-villeacute

LE PREacuteSIDENT au songeur ndash Pouvez-vous endormir cet homme

LE SONGEUR regardant Mathis ndash Je le puis Seulement existe-t-il quelques restes de la victime

ndash 138 ndash

LE PREacuteSIDENT indiquant les objets sur la table ndash Ce man-teau et ce bonnet

LE SONGEUR ndash Qursquoon revecircte lrsquoaccuseacute du manteau

MATHIS poussant un cri eacutepouvantable ndash Je ne veux pas

LE PREacuteSIDENT ndash Je lrsquoordonne

MATHIS se deacutebattant ndash Jamais hellip jamaishellip

LE PREacuteSIDENT ndash Vous ecirctes donc coupable

MATHIS ndash Christian hellip ougrave est Christian Il dira lui si je suis un honnecircte homme

UN SPECTATEUR agrave voix basse ndash Crsquoest terrible

MATHIS aux gendarmes qui lui mettent le manteau ndash Tuez-moi tout de suite

LE PREacuteSIDENT ndash Votre reacutesistance vous trahit malheureux

MATHIS ndash Je nrsquoai pas peurhellip (Il a le manteau et frissonne ndash Bas se parlant agrave lui-mecircme) Mathis si tu dors tu es perdu (Il reste debout les yeux fixeacutes devant lui comme frappeacute drsquohorreur)

UNE FEMME DU PEUPLE se levant ndash Je veux sortirhellip lais-sez-moi sortir

LrsquoHUISSIER ndash Silence (La femme se rassied Grand si-lence)

LE SONGEUR les yeux fixeacutes sur Mathis ndash Il dort

MATHIS drsquoun ton sourd ndash Nonhellip nonhellip je ne veux pashellip jehellip

LE SONGEUR ndash Je le veux

MATHIS drsquoune voix haletante ndash Ocirctez-moi ccedilahellip ocirctezhellip

ndash 139 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Il dort Que faut-il lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Ce qursquoil a fait dans la nuit du 24 deacutecembre il y a quinze ans

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes agrave la nuit du 24 deacutecembre 1818

MATHIS bas ndash Oui

LE SONGEUR ndash Quelle heure est-il

MATHIS ndash Onze heures et demie

LE SONGEUR ndash Parlezhellip je le veux

MATHIS ndash Les gens sortent de lrsquoauberge Catherine et la petite Annette sont alleacutees se coucher Kasper rentrehellip il me dit que le four agrave placirctre est allumeacute Je lui reacuteponds mdash Crsquoest bonhellip va dormir jrsquoirai lagrave-bas ndash Il montehellip Je reste seul avec le Polonais qui se chauffe au fourneau Dehors tout est endormi On nrsquoentend rien que de temps en temps la sonnette du cheval sous le hangar Il y a deux pieds de neige (Silence)

LE SONGEUR ndash Agrave quoi pensez-vous

MATHIS ndash Je pense qursquoil me faut de lrsquoargenthellip que si je nrsquoai pas trois mille francs pour le 31 lrsquoauberge sera exproprieacuteehellip Je pense qursquoil nrsquoy a personne dehorshellip qursquoil fait nuit et que le Po-lonais suivra la grande route tout seul dans la neige

LE SONGEUR ndash Est-ce que vous ecirctes deacutejagrave deacutecideacute agrave lrsquoattaquer

MATHIS apregraves un instant de silence ndash Cet homme est forthellip il a des eacutepaules largeshellip Je pense qursquoil se deacutefendra bien si quelqursquoun lrsquoattaque (Mouvement de Mathis)

LE SONGEUR ndash Qursquoavez-vous

ndash 140 ndash

MATHIS bas ndash Il me regardehellip Il a les yeux gris (Drsquoun ac-cent inteacuterieur comme se parlant agrave lui-mecircme) Il faut que je fasse le coup hellip

LE SONGEUR ndash Vous ecirctes deacutecideacute

MATHIS ndash Ouihellip je ferai le coup hellip je risquehellip je risquehellip

LE SONGEUR ndash Parlez

MATHIS ndash Il faut pourtant que je voiehellip Je sors Tout est noirhellip il neige toujourshellip on ne verra pas mes traces dans la neige (Il legraveve la main et semble chercher quelque chose)

LE SONGEUR ndash Que faites-vous

MATHIS ndash Je tacircte dans le traicircneauhellip srsquoil y a des pistolets hellip (Les juges se regardent mouvement dans lrsquoauditoire) Il nrsquoa rienhellip je ferai le couphellip oui hellip (Il eacutecoute) On nrsquoentend rien dans le villagehellip Lrsquoenfant drsquoAnna Weacuteber pleurehellip Une chegravevre becircle dans lrsquoeacutetablehellip Le Polonais marche dans la chambre

LE SONGEUR ndash Vous rentrez

MATHIS ndash Oui Il a mis six francs sur la table je lui rends sa monnaiehellip Il me regarde bien (Silence)

LE SONGEUR ndash Il vous dit quelque chose

MATHIS ndash Il me demande combien jusqursquoagrave Mutzig hellip Quatre petites lieueshellip je lui souhaite un bon voyagehellip Il me reacute-pond Dieu vous beacutenisse (Silence) Ho ho (La figure de Ma-this change)

LE SONGEUR ndash Quoi

MATHIS bas ndash La ceinture (Brusquement drsquoune voix segraveche) Il sorthellip il est sorti hellip (Mathis en ce moment fait quelques pas les reins courbeacutes il semble suivre sa victime agrave la piste Le Songeur legraveve le doigt pour recommander lrsquoattention aux juges ndash Mathis eacutetendant la main ) La hache hellip ougrave est la

ndash 141 ndash

hache Ah ici derriegravere la porte ndash Quel froid la neige tombehellip pas une eacutetoilehellip Courage Mathis tu auras la ceinturehellip cou-rage (Silence)

LE SONGEUR ndash Il parthellip Vous le suivez

MATHIS ndash Oui

LE SONGEUR ndash Ougrave ecirctes-vous

MATHIS ndash Derriegravere le villagehellip dans les champshellip Quel froid (Il grelotte)

LE SONGEUR ndash Vous avez pris la traverse

MATHIS ndash Ouihellip ouihellip (Eacutetendant le bras) Voici le grand ponthellip et lagrave-bas dans le fond le ruisseauhellip Comme les chiens pleurent agrave la ferme de Danielhellip comme ils pleurent hellip Et la forge du vieux Finck comme elle est rouge sur la cocircte hellip (Bas se parlant agrave lui-mecircme) Tuer un hommehellip tuer un homme Tu ne feras pas ccedila Mathishellip tu ne feras pas ccedilahellip Dieu ne veut pas hellip (Se remettant agrave marcher les reins courbeacutes) Tu es fou hellip Eacutecoute tu seras richehellip ta femme et ton enfant nrsquoauront plus besoin de rienhellip Le Polonais est venuhellip tant pishellip tant pishellip Il ne devait pas venir hellip Tu payeras tout tu nrsquoauras plus de detteshellip (Criant drsquoun ton sourd) Il nrsquoy a pas de bon Dieu il faut que tu lrsquoassommes hellip ndash Le ponthellip deacutejagrave le pont hellip (Silence il srsquoarrecircte et precircte lrsquooreille) Personne sur la route personnehellip (Drsquoun air drsquoeacutepouvante) Quel silence (Il srsquoessuie le front de la main) Tu as chaud Mathishellip ton cœur bathellip crsquoest agrave force de courirhellip Une heure sonne agrave Weacutechemhellip et la lune qui vienthellip Le Polonais est peut-ecirctre deacutejagrave passeacutehellip Tant mieuxhellip tant mieux hellip (Eacutecoutant) La sonnettehellip oui hellip (Il srsquoaccroupit brusquement et reste immobile Silence Tous les yeux sont fixeacutes sur lui ndash Bas) Tu seras richehellip tu seras richehellip tu seras riche hellip (Le bruit de la sonnette se fait entendre Une jeune femme se couvre la figure de son tablier drsquoautres deacutetournent la tecircte Tout agrave coup Mathis se dresse en poussant une sorte de rugissement et frappe un

ndash 142 ndash

coup terrible sur la table) Ah ah je te tienshellip juif hellip (Il se preacutecipite en avant et frappe avec une sorte de rage)

UNE FEMME ndash Ah mon Dieu hellip (Elle srsquoaffaisse)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix vibrante ndash Emportez cette femme (On emporte la femme)

MATHIS se redressant ndash Il a son compte (il se penche et regarde puis frappant un dernier coup) Il ne remue plushellip crsquoest fini (Il se relegraveve en exhalant un soupir et promegravene les yeux autour de lui) Le cheval est parti avec le traicircneau (Eacutecou-tant) Quelqursquoun hellip (Il se retourne eacutepouvanteacute et veut fuir) Nonhellip crsquoest le vent dans les arbreshellip (Se baissant) Vitehellip vitehellip la ceinture Je lrsquoaihellip ha (Il fait le geste de se boucler la cein-ture aux reins) Elle est pleine drsquoor toute pleine hellip Deacutepecircche-toihellip Mathishellip deacutepecircche-toi hellip (Il se baisse et semble charger le corps sur son eacutepaule puis il se met agrave tourner autour de la table du tribunal les reins courbeacutes le pas lourd comme un homme ployant sous un fardeau)

LE SONGEUR ndash Ougrave allez-vous

MATHIS srsquoarrecirctant ndash Au four agrave placirctre

LE SONGEUR ndash Vous y ecirctes

MATHIS ndash Oui (Faisant le geste de jeter son fardeau agrave terre) Comme il eacutetait lourd hellip (Il respire avec force puis il se baisse et semble ramasser de nouveau le cadavre ndash Drsquoune voix rauque) Va dans le feu juif va dans le feu hellip (Il semble pous-ser avec une perche de toutes ses forces Tout agrave coup il jette un cri drsquohorreur et srsquoaffaisse la tecircte entre les mains ndash Bas) Quels yeux hellip oh quels yeux hellip (Long silence Relevant la tecircte) Tu es fou Mathis hellip Regardehellip il nrsquoy a deacutejagrave plus rien que les oshellip Les os brucirclent aussihellip Maintenant la ceinturehellip Mets lrsquoor dans tes pocheshellip Crsquoest celahellip Personne ne saura rienhellip On ne trouve-ra pas de preuves

ndash 143 ndash

LE SONGEUR au preacutesident ndash Que faut-il encore lui de-mander

LE PREacuteSIDENT ndash Cela suffit (Au greffier) Vous avez eacutecrit

LE GREFFIER ndash Oui monsieur le preacutesident

LE PREacuteSIDENT ndash Eh bien qursquoon lrsquoeacuteveille et qursquoil voie lui-mecircme

LE SONGEUR ndash Eacuteveillez-voushellip je le veux (Mathis srsquoeacuteveille il est comme eacutetourdi)

MATHIS ndash Ougrave donc est-ce que je suis (Il regarde) Ah ouihellip Qursquoest-ce qui se passe

LE GREFFIER ndash Voici votre deacutepositionhellip Lisez

MATHIS apregraves avoir lu quelques lignes ndash Malheureux Jrsquoai tout dit hellip Je suis perdu hellip

LE PREacuteSIDENT aux juges ndash Vous venez drsquoentendrehellip il srsquoest condamneacute lui-mecircme

MATHIS arrachant le manteau ndash Je reacuteclamehellip crsquoest fauxhellip Vous ecirctes tous des gueux hellip Christianhellip mon gendrehellip Je de-mande Christianhellip

LE PREacuteSIDENT ndash Gendarmes imposez silence agrave cet homme (Les gendarmes entourent Mathis)

MATHIS se deacutebattant ndash Crsquoest un crime contre la justicehellip on mrsquoocircte mon seul teacutemoinhellip Je reacuteclame devant Dieu (Drsquoune voix deacutechirante) Christianhellip on veut tuer le pegravere de ta femmehellip Agrave mon secours (Il se deacutebat comme un furieux)

LE PREacuteSIDENT avec tristesse ndash Accuseacute vous me forcez de vous dire ce que jrsquoaurais voulu vous taire En apprenant les charges qui pesaient sur vous Christian Becircme srsquoest donneacute la mort hellip (Mathis reste comme stupeacutefieacute les yeux fixeacutes sur le preacute-

ndash 144 ndash

sident Grand silence Les juges se consultent agrave voix basse Au bout drsquoun instant le preacutesident se legraveve)

LE PREacuteSIDENT drsquoune voix lente ndash Attendu que dans la nuit du 24 deacutecembre 1808 entre minuit et une heure Hans Ma-this a commis sur la personne de Baruch Koweski le crime drsquoassassinat avec les circonstances aggravantes de preacutemeacutedita-tion de nuit et de vol agrave main armeacutee nous le condamnons agrave ecirctre pendu par le cou jusqursquoagrave ce que mort srsquoen suive (Se tournant vers un huissier) Huissier faites entrer le scharfrichter5 (Grande rumeur dans lrsquoauditoire Lrsquohuissier ouvre la porte de droite un petit homme vecirctu de rouge la face pacircle et les yeux brillants paraicirct sur le seuil Profond silence Le preacutesident eacutetend le bras vers Mathis Bruit violent de sonnette Mathis porte ses mains agrave sa tecircte et chancelle Tout disparaicirct ndash On se retrouve dans la chambre du bourgmestre Il fait grand jour le soleil entre par les fentes des persiennes et srsquoallonge en traicircneacutees lu-mineuses sur le plancher Les rideaux de lrsquoalcocircve srsquoagitent La carafe tombe de la table de nuit et se brise Au mecircme instant une musique joyeuse eacuteclate devant lrsquoauberge elle joue le vieil air de Lauterbach des voix nombreuses lrsquoaccompagnent Ce sont les garccedilons drsquohonneur qui donnent lrsquoaubade agrave la fianceacutee On entend les gens courir dans la rue Une fenecirctre srsquoouvre la musique cesse Grands eacuteclats de rire Voix nombreuses mdash La voilagrave la voilagravehellip crsquoest Annette hellip ndash La musique et les chants re-commencent et peacutenegravetrent dans lrsquoauberge Grand tumulte au-dessous Des pas rapides montent lrsquoescalier on frappe agrave la porte de Mathis)

CATHERINE dehors criant ndash Mathis legraveve-toi Il fait grand jour Tous les inviteacutes sont en bas (Silence On frappe plus fort)

5 Bourreau

ndash 145 ndash

CHRISTIAN de mecircme ndash Monsieur Mathis monsieur Ma-this (Silence) Comme il dorthellip (Drsquoautres pas montent lrsquoescalier On frappe agrave coups redoubleacutes)

WALTER de mecircme ndash Heacute Mathis Allons donchellip La noce est commenceacuteehellip hop hop hellip (Long silence) Crsquoest drocircle il ne reacutepond pas

CATHERINE drsquoune voix inquiegravete ndash Mathis Mathis (On entend des chuchotements une discussion puis la voix de Christian srsquoeacutelegraveve et dit drsquoun ton brusque mdash Non crsquoest inutile laissez-moi faire ndash et presque aussitocirct la porte secoueacutee vio-lemment srsquoouvre tout au large Christian paraicirct il est en grand uniforme)

CHRISTIAN sur le seuil ndash Monsieur Mathis hellip (Il aperccediloit les deacutebris de la carafe sur le plancher court agrave lrsquoalcocircve eacutecarte les rideaux et pousse un cri)

CATHERINE accourant toute inquiegravete ndash Qursquoest-ce que crsquoest Qursquoest-ce qursquoil y a Christian

CHRISTIAN se retournant vivement ndash Ne regardez pas madame Catherine hellip (Il la prend dans ses bras et lrsquoentraicircne vers la porte en criant drsquoune voix enroueacutee) Le docteur Frantz le docteur Frantz

CATHERINE se deacutebattant ndash Laissez-moi Christianhellip je veux voirhellip

CHRISTIAN ndash Non (Criant dans lrsquoescalier agrave ceux qui se trouvent en bas) ndash Empecircchez Annette de monter ndash Oh mon Dieu mon Dieu (Pendant cette scegravene Walter Heinrich et un grand nombre drsquoinviteacutes hommes et femmes sont entreacutes dans la chambre ils se pressent autour de lrsquoalcocircve Heinrich ouvre les fenecirctres et pousse les persiennes)

ndash 146 ndash

WALTER regardant Mathis ndash Il a la figure toute bleue (Stupeur geacuteneacuterale Le docteur Frantz entre tout essouffleacute On srsquoeacutecarte pour lui livrer passage)

LE DOCTEUR vivement ndash Crsquoest une attaque drsquoapoplexie (Tirant sa trousse de sa poche) Tenez le bras maicirctre Walterhellip Pourvu que le sang vienne (Les musiciens entrent leurs ins-truments agrave la main une foule de gens endimancheacutes les suivent chuchotant entre eux et marchant sur la pointe des pieds puis une jeune femme portant un enfant dans ses bras paraicirct sur le seuil et srsquoarrecircte interdite agrave la vue de tout ce monde Lrsquoenfant souffle dans une petite trompette)

WALTER ndash Le sang ne vient pas

LE DOCTEUR ndash Non (Se retournant avec colegravere) Faites donc taire cet enfant

LA JEUNE FEMME ndash Tais-toi Ludwig Donne (Elle veut lui prendre la trompette Lrsquoenfant reacutesiste et se met agrave pleurer)

LE DOCTEUR drsquoune voix triste ndash Crsquoest finihellip monsieur le bourgmestre est morthellip le vin blanc lrsquoa tueacute

WALTER ndash Oh mon pauvre Mathis (Il srsquoaccoude sur le lit la figure dans les mains et pleure On entend dans la salle au-dessous les cris deacutechirants de Catherine et drsquoAnnette)

HEINRICH regardant Mathis ndash Quel malheur un si brave homme

UN AUTRE bas agrave son voisin ndash Crsquoest la plus belle morthellip On ne souffre pas

ndash 147 ndash

LES BOHEacuteMIENS DrsquoALSACE

SOUS LA REacuteVOLUTION

laquo Puisque tu veux savoir pourquoi nous avons quitteacute la France me dit le vieux Boheacutemien Bockes6 rappelle-toi drsquoabord la grande caverne du Harberg Elle est agrave mi-cocircte sous une roche couverte de bruyegraveres ougrave passe le sentier de Dagsbourg On lrsquoappelle maintenant le Trou-de-lrsquoErmite parce qursquoun vieil er-

6 Bacchus

ndash 148 ndash

mite y demeure Mais bien des anneacutees avant quand les sei-gneurs avaient encore des chacircteaux en Alsace et dans les Vosges nos gens vivaient dans ce trou de pegravere en fils Personne ne venait nous troubler au contraire on nous faisait du bien nos femmes et nos filles allaient dire la bonne aventure jusqursquoau fond de la Lorraine nos hommes jouaient de la musique les tout vieux et les toutes vieilles restaient seuls au Harberg cou-cheacutes sur des tas de feuilles avec les petits enfants

laquo Je te dis Christian que nous eacutetions une fourmiliegravere on ne pouvait pas nous compter Souvent il rentrait trois et quatre troupes par jour le pain le vin le lard le fromage ne man-quaient pas tout venait en abondance

laquo Au fond de ce creux nous avions aussi le grand-pegravere Da-niel blanc comme une chouette qui perd son duvet agrave force de vieillesse et tout agrave fait aveugle On ne pouvait le reacuteveiller qursquoen lui mettant un bon morceau sous le nez alors il soupirait et se redressait un peu le dos contre la roche Deux autres vieilles ra-tatineacutees et chauves lui tenaient compagnie

laquo Eh bien tu le croiras si tu veux les seigneurs et les grandes dames drsquoAlsace et de Lorraine nrsquoavaient de confiance que dans lrsquoesprit de ces vieilles Ils arrivaient agrave cheval avec leurs domestiques et leurs chasseurs pour se faire expliquer lrsquoavenir et les amours et plus les vieilles radotaient plus elles beacute-gayaient en recircve plus ces seigneurs et ces dames avaient lrsquoair de les comprendre et paraissaient contents raquo

Bockes se mit agrave rire tout bas en hochant la tecircte et vida son verre

laquo Crsquoest lagrave parmi des centaines drsquoautres que je suis venu au monde reprit-il au moins je le pense Il est bien possible que ce soit sur un sentier drsquoAlsace ou des Vosges mais ce qui me re-vient drsquoabord crsquoest notre caverne nos gens qui rentraient par bandes avec leurs cors leurs trompettes et leurs cymbales

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laquo Une chose qui me fait encore plus de plaisir quand jrsquoy pense ce sont mes premiers voyages sur le dos de ma megravere Elle eacutetait jeune toute brune et bien contente de mrsquoavoir Elle me portait dans un vieux chacircle garni de franges lieacute sur son eacutepaule et je passais la tecircte dans un pli pour regarder les environs ndash Un grand noir qui jouait du trombone nous suivait et me clignait des yeux en riant de bonne humeur Crsquoeacutetait mon pegravere

laquo Nous montions et nous descendions Je regardais deacutefiler les arbres les rochers les vallons les ruisseaux ougrave ma megravere en-trait jusqursquoaux genoux les fermes les moulins et les scieries Nous allions toujours et le soir nous faisions du feu sous une roche au coin drsquoun bois On suspendait la marmite drsquoautres troupes arrivaient chacun apportait quelque chose agrave frire On srsquoallongeait les jambes on allumait sa pipe on riait les garccedilons et les filles dansaient Quelle vie Dans cent ans je verrais la flamme rouge qui monte dans les genecircts lrsquoombre des arbres qui srsquoallonge sur la cocircte brune couverte de feuilles mortes les ronces qui se traicircnent les grosses branches qui srsquoeacutetendent dans lrsquoair ndash les eacutetoiles au-dessus ndash jrsquoentendrais le torrent qui gronde le vent qui passe dans les feuilles le moulin qui marche tou-jours les hautes grives qui se reacutepondent drsquoun bout de la forecirct agrave lrsquoautre

laquo Vous autres vous ne connaissez pas ces choses Vous aimez un bon feu lrsquohiver en racontant vos histoires agrave la veilleacutee avec des pommes de terre et des navets dans votre cave Qursquoest-ce que cela Christian aupregraves de notre marmite qui fume dans les bois quand la lune monte lentement au-dessus des sapi-niegraveres quand le feu srsquoendort et que le sommeil arrive

laquo Moi pendant des heures jrsquoaurais pu regarder la lune

laquo Et le lendemain au petit jour quand le coq de la ferme voisine nous eacuteveillait que la roseacutee tombait doucement et qursquoon se secouaithellip

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laquo Ah gueux de coq nous ne trsquoavons pas attrapeacute mais garehellip ton tour viendra

laquo Si les chreacutetiens connaissaient cette vie ils nrsquoen vou-draient pas drsquoautre

laquo Malheureusement les meilleures choses ne peuvent pas durer Quelques mois plus tard au lieu drsquoecirctre bien agrave lrsquoaise sur le dos de ma megravere je galopais derriegravere elle les pieds nus et jrsquoen regardais un autre plus petit creacutepu comme moi les legravevres grosses et le nez un peu camard qui se dorlotait dans mon bon sac qui buvait qui regardait par la fente de mon sac sans srsquoinquieacuteter de rien Crsquoest agrave lui que le grand noir souriait et crsquoest lui que ma megravere couvrait bien le soir en me disant seulement mdash laquo Approche-toi du feu raquo

laquo Je grelottais et je pensais en regardant lrsquoautre

laquo Que la peste trsquoeacutetouffe sans toi je serais encore dans le sac et jrsquoattraperais les bons morceaux raquo

laquo Je ne le trouvais pas aussi beau que moi Je ne compre-nais pas pourquoi ce gueux avait pris ma place et je ne pouvais pas le sentir

laquo Mais le pire crsquoest qursquoil fallut bientocirct gagner sa vie danser sur les mains et faire des tours de souplesse

laquo Tu sauras Christian que nous avions chez nous des dan-seurs de corde des musiciens et des diseuses de bonne aven-ture ndash Le grand noir essaya drsquoabord de me faire danser sur la corde mais la tecircte me tournait je croyais toujours tomber et je mrsquoaccrochais avec les mains malgreacute moi enfin ce nrsquoeacutetait pas mon ideacutee

laquo Alors un vieux qui srsquoappelait Horni mrsquoadopta pour jouer de la trompette et tout de suite jrsquoattrapai lrsquoembouchure Apregraves la trompette jrsquoappris le cor apregraves le cor le trombone Dans toute notre troupe on nrsquoavait jamais eu de meilleur trombone

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que moi Pendant que les autres risquaient de se casser le cou en dansant sur la corde je soufflais avec un grand courage et jrsquoallais aussi faire les publications je battais de la caisse comme un tambour-maicirctre

laquo Nous revenions toujours au Harberg et jrsquoavais deacutejagrave cinq ou six petits fregraveres et sœurs lorsqursquoarriva le commencement de la guerre entre tout le monde Cela commenccedila du cocircteacute de Sarre-bourg ougrave les gens se mirent agrave tomber sur les juifs on leur cas-sait les vitres on jetait les plumes de leurs lits par les fenecirctres de sorte que vous marchiez dans ces plumes jusqursquoaux genoux Les gens chantaient laquo Ccedila ira raquo Tout eacutetait en lrsquoair et je me rappelle que nous avions eacuteteacute forceacutes de nous sauver de Lixheim ougrave lrsquoon brucirclait les papiers de la mairie devant lrsquoeacuteglise

laquo Le vieux Horni disait que le monde devenait fou Nous courions agrave travers les bois parce que le tocsin sonnait agrave Mittel-bronn agrave Lutzelbourg au Dagsberg tous les paysans hommes femmes enfants srsquoavanccedilaient hors des villages avec leurs fourches leurs haches et leurs pioches en chantant

laquo Ccedila va ccedila ira hellip raquo

laquo Plusieurs tiraient des coups de fusil Comme nous arri-vions agrave la nuit sur le plateau de Hacirczelbourg Horni srsquoarrecircta car il ne pouvait plus courir il eacutetendit la main du cocircteacute de lrsquoAlsace et tout le long des montagnes au-dessus des bois je vis les chacirc-teaux et les couvents brucircler jusqursquoaux frontiegraveres de la Suisse La fumeacutee rouge montait aussi des vallons et dans la plaine les toc-sins bourdonnaient ensuite tantocirct agrave droite tantocirct agrave gauche on voyait quelque chose srsquoallumer

laquo Nous tremblions comme des malheureux

laquo En arrivant vers une heure du matin agrave la caverne du Harberg aucun bruit ne srsquoentendait et nous croyions que tous nos gens venaient drsquoecirctre extermineacutes Par bonheur ce nrsquoeacutetait rien notre monde restait assis dans lrsquoombre sans oser allumer

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de feu et toute cette nuit les troupes arrivaient de Lorraine et drsquoAlsace disant mdash Tel chacircteau brucircle telle eacuteglise est en feu Dans tel endroit on veut pendre le cureacute Dans tel autre on chasse les moines hellip Les seigneurs se sauvent hellip Le reacutegiment drsquoAuvergne qui est agrave Phalzbourg a casseacute tous ses officiers nobles il a nommeacute des caporaux et des sergents agrave leur place etc etc raquo

laquo Cette extermination dura plusieurs anneacutees Les paysans eacutetaient las des couvents et des chacircteaux ils voulaient cultiver la terre pour leur propre compte

laquo Nous autres agrave la fin nous avions repris courage et nous recommencions nos tourneacutees Tout eacutetait changeacute les gens avaient des cocardes agrave leurs bonnets ils se mettaient tous agrave precirccher et srsquoappelaient citoyens entre eux les semaines avaient dix jours et le dimanche srsquoappelait deacutecadi mais cela nous eacutetait bien eacutegal et mecircme nous vivions de mieux en mieux parce que les citoyens laissaient leurs portes ouvertes en criant que crsquoeacutetait le regravegne de la vertu

laquo Pas un seul drsquoentre nous nrsquoavait de deacutefiance lorsqursquoun matin au commencement des foires drsquoautomne au petit jour et comme les bandes allaient se mettre en route la vieille Ouldine vit une quinzaine de gendarmes agrave lrsquoentreacutee de la caverne et der-riegravere eux une ligne de baiumlonnettes Aussitocirct elle rentra les mains en lrsquoair et chacun allait voir Des paysans arrivaient aussi plus loin avec une longue file de charrettes pour nous emme-ner Tu penses Christian quels cris les femmes poussaient mais les hommes ne disaient rien Crsquoeacutetait le temps ougrave lrsquoon cou-pait le cou des gens par douzaines et nous croyions tous qursquoon allait nous conduire agrave Sarrebourg pour avoir le cou coupeacute drsquoautant plus que le juge de paix eacutetait avec la milice

laquo Malgreacute nos cris on nous fit sortir deux agrave deux Le briga-dier disait laquo Ccedila ne finira donc jamais

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laquo Nous eacutetions pregraves de deux cents ndash Les femmes et les pe-tits enfants montaient sur les charrettes Les hommes et les gar-ccedilons marchaient derriegravere entre deux files de soldats

laquo Lorsqursquoon fit sortir le vieux Daniel et la vieille Margareth agrave peine eacutetaient-ils dehors au grand air qursquoils moururent tout de suite On les mit tout de mecircme sur une charrette Horni Klein-michel et moi nous suivions en pleurant Toutes nos femmes eacutetaient comme mortes de frayeur On ne voulait pourtant pas nous faire de mal on voulait seulement nous forcer drsquoavoir des noms de famille pour nous reconnaicirctre agrave la conscription

laquo Tous les gens des villages ougrave nous passions venaient nous voir et nous appelaient aristocrates

laquo Une fois agrave Sarrebourg devant la mairie au milieu des soldats on nous fit monter lrsquoun apregraves lrsquoautre prendre des noms qursquoon eacutecrivait sur un gros livre

laquo Le pegravere Greacutebus eut de lrsquoouvrage avec nous jusqursquoau soir ndash On nous forccedilait aussi de choisir un logement ailleurs qursquoau Harberg

laquo Crsquoest depuis ce temps que je me suis appeleacute Bockes Jrsquoeacutetais alors un grand et beau garccedilon de vingt ans tout droit avec une belle chevelure friseacutee laquo Toi me dit le maire en me re-gardant tu ressembles au dieu du bon vin tu trsquoappelleras Bockes raquo

laquo Il dit au vieux Horni qursquoil srsquoappellerait Sileacutenas agrave cause de son gros ventre et tout le monde riait

laquo On nous relacirccha les uns apregraves les autres

laquo Horni Kleinmichel et moi nous restions ensemble dans une chambre au Bigelberg Nous courions toujours les foires mais depuis que nous avions des noms et qursquoon nous appelait citoyens la joie srsquoen eacutetait alleacutee

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laquo Aussi lorsqursquoun peu plus tard on voulut nous forcer de prendre des meacutetiers et de travailler comme tout le monde Sileacute-nas me dit

laquo Eacutecoute Bockes tout cela mrsquoennuie Quand jrsquoai vu les Franccedilais brucircler les couvents et les chacircteaux jrsquoeacutetais content je pensais mdash Ils veulent se faire boheacutemiens ndash Mais agrave preacutesent je vois bien qursquoils sont fous Jrsquoaimerais mieux ecirctre mort que de cultiver la terre comme un gorgio7 Allons-nous-en raquo

laquo Et le mecircme jour nous particircmes pour la Forecirct-Noire

laquo Voilagrave cinquante ans que nous roulons dans ce pays Kleinmichel et moi Les Allemands nous laissent bien tran-quilles Pourvu qursquoon leur joue des valses et des hopser pen-dant qursquoils boivent des chopes ils sont heureux et ne deman-dent pas autre chose ndash Crsquoest un bon peuple raquo

7 Chreacutetien

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MESSIRE TEMPUS

Le jour de la Saint-Seacutebalt vers sept heures du soir je met-tais pied agrave terre devant lrsquohocirctel de la Couronne agrave Pirmasens Il avait fait une chaleur drsquoenfer tout le jour mon pauvre Schim-mel nrsquoen pouvait plus Jrsquoeacutetais en train de lrsquoattacher agrave lrsquoanneau de la porte quand une assez jolie fille les manches retrousseacutees le tablier sur le bras sortit du vestibule et se mit agrave mrsquoexaminer en souriant

laquo Ougrave donc est le pegravere Bleacutesius lui demandai-je

mdash Le pegravere Bleacutesius fit-elle drsquoun air eacutebahi vous revenez sans doute de lrsquoAmeacuterique hellip Il est mort depuis dix ans

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mdash Mort hellip Comment le brave homme est mort Et made-moiselle Charlotte raquo

La jeune fille ne reacutepondit pas elle haussa les eacutepaules et me tourna le dos

Jrsquoentrai dans la grande salle tout meacuteditatif Rien ne me pa-rut changeacute les bancs les chaises les tables eacutetaient toujours agrave leur place le long des murs Le chat blanc de mademoiselle Charlotte les poings fermeacutes sous le ventre et les paupiegraveres de-mi-closes poursuivait son recircve fantastique Les chopes les can-nettes drsquoeacutetain brillaient sur lrsquoeacutetagegravere comme autrefois et lrsquohorloge dans son eacutetui de noyer continuait de battre la ca-dence Mais agrave peine eacutetais-je assis pregraves du grand fourneau de fonte qursquoun chuchotement bizarre me fit tourner la tecircte La nuit envahissait alors la salle et jrsquoaperccedilus derriegravere la porte trois per-sonnages heacuteteacuteroclites accroupis dans lrsquoombre autour drsquoune cannette baveuse ils jouaient au rams un borgne un boiteux un bossu

laquo Singuliegravere rencontre me dis-je Comment diable ces gaillards-lagrave peuvent-ils reconnaicirctre leurs cartes dans une obscu-riteacute pareille Pourquoi cet air meacutelancolique raquo

En ce moment mademoiselle Charlotte entra tenant une chandelle agrave la main

Pauvre Charlotte elle se croyait toujours jeune elle por-tait toujours son petit bonnet de tulle agrave fines dentelles son fichu de soie bleue ses petits souliers agrave hauts talons et ses bas blancs bien tireacutes Elle sautillait toujours et se balanccedilait sur les hanches avec gracircce comme pour dire laquo Heacute heacute voici mademoiselle Charlotte Oh les jolis petits pieds que voilagrave les mains fines les bras dodus heacute heacute heacute raquo

Pauvre Charlotte que de souvenirs enfantins me revinrent en meacutemoire

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Elle deacuteposa sa lumiegravere au milieu des buveurs et me fit une reacuteveacuterence gracieuse deacuteveloppant sa robe en eacuteventail souriant et pirouettant

laquo Mademoiselle Charlotte ne me reconnaissez-vous donc pas raquo mrsquoeacutecriai-je

Elle ouvrit de grands yeux puis elle me reacutepondit en mi-naudant

laquo Vous ecirctes M Theacuteodore Oh je vous avais bien reconnu Venez venez raquo

Et me prenant par la main elle me conduisit dans sa chambre elle ouvrit un secreacutetaire et feuilletant de vieux pa-piers de vieux rubans des bouquets faneacutes de petites images tout agrave coup elle srsquointerrompit et srsquoeacutecria laquo Mon Dieu crsquoest au-jourdrsquohui la Saint-Seacutebalt Ah monsieur Theacuteodore monsieur Theacuteodore vous tombez bien raquo Elle srsquoassit agrave son vieux clavecin et chanta comme jadis du bout des legravevres

Rose de mai pourquoi tarder encore

Agrave revenir

Cette vieille chanson la voix fecircleacutee de Charlotte sa petite bouche rideacutee qursquoelle nrsquoosait plus ouvrir ses petites mains segraveches qursquoelle tapait agrave droitehellip agrave gauchehellip sans mesurehellip ho-chant la tecircte levant les yeux au plafondhellip les freacutemissements meacute-talliques de lrsquoeacutepinettehellip et puis je ne sais quelle odeur de vieux reacuteseacutedahellip drsquoeau de rose tourneacutee au vinaigrehellip Oh horreur deacute-creacutepitude hellip folie Oh patraque abominable frissonnehellip miaulehellip grincehellip cassehellip deacutetraque-toi Que tout sautehellip que tout srsquoen aille au diable hellip Quoi hellip crsquoest lagrave Charlotte hellip elle elle hellip ndash Abomination

Je pris une petite glace et me regardaihellip jrsquoeacutetais bien pacircle laquo Charlotte hellip Charlotte raquo mrsquoeacutecriai-je

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Aussitocirct revenant agrave elle et baissant les yeux drsquoun air pu-dique

laquo Theacuteodore murmura-t-elle mrsquoaimez-vous toujours raquo

Je sentis la chair de poule srsquoeacutetendre tout le long de mon dos ma langue se coller au fond de mon gosier Drsquoun bond je mrsquoeacutelanccedilai vers la porte mais la vieille fille pendue agrave mon eacutepaule srsquoeacutecriait

laquo Oh cherhellip cher cœur ne mrsquoabandonne pashellip ne me livre pas au bossu hellip Bientocirct il va venirhellip il revient tous les anshellip crsquoest aujourdrsquohui son jourhellip eacutecoute raquo

Alors precirctant lrsquooreille jrsquoentendis mon cœur galoper ndash La rue eacutetait silencieuse je soulevai la persienne Lrsquoodeur fraicircche du chegravevrefeuille emplit la petite chambre Une eacutetoile brillait au loin sur la montagnehellip je la fixai longtempshellip une larme obscurcit ma vue et me retournant je vis Charlotte eacutevanouie

laquo Pauvre vieille jeune fille tu seras donc toujours en-fant raquo

Quelques gouttes drsquoeau fraicircche la ranimegraverent et me regar-dant

laquo Oh pardonnez pardonnez monsieur dit-elle je suis follehellip En vous revoyant tant de souvenirs hellip raquo

Et se couvrant la figure drsquoune main elle me fit signe de mrsquoasseoir

Son air raisonnable mrsquoinquieacutetaithellip Enfinhellip que faire

Apregraves un long silence

laquo Monsieur reprit-elle ce nrsquoest donc pas lrsquoamour qui vous ramegravene dans ce pays

mdash Heacute ma chegravere demoiselle lrsquoamour lrsquoamour Sans doutehellip lrsquoamour Jrsquoaime toujours la musiquehellip jrsquoaime toujours

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les fleurs Mais les vieux airshellip les vieilles sonateshellip le vieux reacute-seacutedahellip Que diable

mdash Heacutelas dit-elle en joignant les mains je suis donc con-damneacutee au bossu

mdash De quel bossu parlez-vous Charlotte Est-ce de celui de la salle Vous nrsquoavez qursquoagrave dire un mot et nous le mettrons agrave la porte raquo

Mais hochant la tecircte tristement la pauvre fille parut se re-cueillir et commenccedila cette histoire singuliegravere

laquo Trois messieurs comme il faut M le garde geacuteneacuteral M le notaire et M le juge de paix de Pirmasens me demandegraverent ja-dis en mariage Mon pegravere me disait

laquo Charlotte tu nrsquoas qursquoagrave choisir Tu le vois ce sont de beaux partis raquo

laquo Mais je voulais attendre Jrsquoaimais mieux les voir tous les trois reacuteunis agrave la maison On chantait on riait on causait Toute la ville eacutetait jalouse de moi Oh que les temps sont changeacutes

laquo Un soir ces messieurs eacutetaient reacuteunis sur le banc de pierre devant la porte Il faisait un temps magnifique comme au-jourdrsquohui Le clair de lune remplissait la rue On buvait du vin muscat sous le chegravevrefeuille Et moi assise devant mon clave-cin entre deux beaux candeacutelabres je chantais laquo Rose de mai raquo Vers dix heures on entendit un cheval descendre la rue il marchait clopin clopant et toute la socieacuteteacute se disait laquo Quel bruit eacutetrange raquo Mais comme on avait beaucoup bu chanteacute danseacute la joie donnait du courage et ces messieurs riaient de la peur des dames On vit bientocirct srsquoavancer dans lrsquoombre un grand gaillard agrave cheval il portait un immense feutre agrave plumes un ha-bit vert son nez eacutetait long sa barbe jaune enfin il eacutetait borgne boiteux et bossu

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laquo Vous pensez monsieur Theacuteodore combien tous ces mes-sieurs srsquoeacutegayegraverent agrave ses deacutepens mes amoureux surtout chacun lui lanccedilait un quolibet mais lui ne reacutepondait rien

laquo Arriveacute devant lrsquohocirctel il srsquoarrecircta et nous vicircmes alors qursquoil vendait des horloges de Nuremberg il en avait beaucoup de pe-tites et de moyennes suspendues agrave des ficelles qui lui passaient sur les eacutepaules mais ce qui me frappa le plus ce fut une grande horloge poseacutee devant lui sur la selle le cadran de faiumlence tourneacute vers nous et surmonteacute drsquoune belle peinture repreacutesentant un coq rouge qui tournait leacutegegraverement la tecircte et levait la patte

laquo Tout agrave coup le ressort de cette horloge partit et lrsquoaiguille tourna comme la foudre avec un cliquetis inteacuterieur terrible Le marchand fixa tour agrave tour ses yeux gris sur le garde geacuteneacuteral que je preacutefeacuterais sur le notaire que jrsquoaurais pris ensuite et sur le juge de paix que jrsquoestimais beaucoup Pendant qursquoil les regardait ces messieurs sentirent un frisson leur parcourir tout le corps En-fin quand il eut fini cette inspection il se prit agrave rire tout bas et poursuivit sa route au milieu du silence geacuteneacuteral

laquo Il me semble encore le voir srsquoeacuteloigner le nez en lrsquoair et frappant son cheval qui nrsquoen allait pas plus vite

laquo Quelques jours apregraves le garde geacuteneacuteral se cassa la jambe puis le notaire perdit un œil et le juge de paix se courba lente-ment lentement Aucun meacutedecin ne connaicirct de remegravede agrave sa ma-ladie il a beau mettre des corsets de fer sa bosse grossit tous les jours raquo

Ici Charlotte se prit agrave verser quelques larmes puis elle con-tinua

laquo Naturellement les amoureux eurent peur de moi tout le monde quitta notre hocirctel plus une acircme de loin en loin un voyageur

mdash Pourtant lui dis-je jrsquoai remarqueacute chez vous ces trois malheureux infirmes ils ne vous ont pas quitteacutee

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mdash Crsquoest vrai dit-elle mais personne nrsquoa voulu drsquoeux et puis je les fais souffrir sans le vouloir Crsquoest plus fort que moi jrsquoeacuteprouve lrsquoenvie de rire avec le borgne de chanter avec le bossu qui nrsquoa plus qursquoun souffle et de danser avec le boiteux Quel malheur quel malheur hellip

mdash Ah ccedila mrsquoeacutecriai-je vous ecirctes donc folle

mdash Chut fit-elle tandis que sa figure se deacutecomposait drsquoune maniegravere horrible chut le voici raquo

Elle avait les yeux eacutecarquilleacutes et mrsquoindiquait la fenecirctre avec terreur

En ce moment la nuit eacutetait noire comme un four Cepen-dant derriegravere les vitres closes je distinguai vaguement la sil-houette drsquoun cheval et jrsquoentendis un hennissement sourd

laquo Calmez-vous Charlotte calmez-vous crsquoest une becircte eacutechappeacutee qui broute le chegravevrefeuille raquo

Mais au mecircme instant la fenecirctre srsquoouvrit comme par lrsquoeffet drsquoun coup de vent une longue tecircte sarcastique surmonteacutee drsquoun immense chapeau pointu se pencha dans la chambre et se prit agrave rire silencieusement tandis qursquoun bruit drsquohorloges deacutetraqueacutees sifflait dans lrsquoair Ses yeux se fixegraverent drsquoabord sur moi ensuite sur Charlotte pacircle comme la mort puis la fenecirctre se referma brusquement

laquo Oh pourquoi suis-je revenu dans cette bicoque mrsquoeacutecriai-je avec deacutesespoir raquo

Et je voulus mrsquoarracher les cheveux mais pour la pre-miegravere fois de ma vie je dus convenir que jrsquoeacutetais chauve

Charlotte folle de terreur piaffait sur son clavecin au ha-sard et chantait drsquoune voix perccedilante laquo Rose de mai hellip Rose de mai hellip raquo Crsquoeacutetait eacutepouvantable

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Je mrsquoenfuis dans la grande salle ndash La chandelle allait srsquoeacuteteindre et reacutepandait une odeur acirccre qui me prit agrave la gorge Le bossu le borgne et le boiteux eacutetaient toujours agrave la mecircme place seulement ils ne jouaient plus accoudeacutes sur la table et le men-ton dans les mains ils pleuraient meacutelancoliquement dans leurs chopes vides

Cinq minutes apregraves je remontais agrave cheval et je partais agrave bride abattue

laquo Rose de mai hellip rose de mai hellip raquo reacutepeacutetait Charlotte

Heacutelas vieille charrette qui crie va loinhellip Que le Seigneur Dieu la conduise hellip

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LE CHANT DE LA TONNE

Lrsquoautre soir entre dix et onze heures jrsquoeacutetais assis au fond de la taverne des Escargots agrave Nuremberg je contemplais dans une douce quieacutetude la foule qui srsquoagitait sous les poutres basses de la salle le long des tables de checircne et je me sentais heureux drsquoecirctre au monde

Oh les bonnes figures aligneacutees grosses grasses ver-meilles rieuses graves moqueuses contentes recircveuses amou-reuses clignant de lrsquoœil levant le coude bacircillant ronflant se treacutemoussant les jambes allongeacutees le chapeau sur lrsquooreille le tricorne sur la nuquehellip Oh la joyeuse perspective

La salle entonnait lrsquohymne des Brigands laquo Je suis le roi de ces montagnes hellip raquo Toutes les voix se confondaient dans une immense harmonie Il nrsquoy avait pas jusqursquoau petit Christian Schmitt que son pegravere tenait entre ses genoux qui ne ficirct sa par-tie de soprano drsquoune maniegravere satisfaisante

Moi je hochais la tecircte je frappais du pied je fredonnais tantocirct avec lrsquoun tantocirct avec lrsquoautre je marquais la mesure et naturellement je mrsquoattribuais tout le succegraves de la chose

En ce moment mes yeux se tournegraverent par hasard du cocircteacute de Seacutebalt Brauer le tavernier assis derriegravere son comptoir Crsquoeacutetait lrsquoheure ougrave Brauer commence agrave faire ses grimaces sa joue gauche se relegraveve son œil droit se ferme il parle agrave voix

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basse et retourne sans cesse son bonnet de coton sur sa ti-gnasse eacutebouriffeacutee Seacutebalt me regardait aussi

laquo Heacute fit-il en levant un doigt drsquoun air mysteacuterieux tu lrsquoen-tends Theacuteodore

mdash Qui cela demandai-je

mdash Parbleu mon braumberg qui chante

mdash Oh ecirctre naiumlf mrsquoeacutecriai-je esprit essentiellement meacuteta-physique et deacutepourvu de tout sens positif Comment peux-tu supposer que le vin chante Encore si tu disais que les ivrognes chantent agrave la bonne heure cela serait intelligible mais le vinhellip heacute heacute heacute vraiment Seacutebalt ce sont lagrave des ideacutees ridicules pour ne pas dire illogiques raquo

Mais Seacutebalt ne mrsquoeacutecoutait plus il allait agrave droite agrave gauche son tablier de cuir retourneacute sur la hanche une de ses bretelles deacutefaite servant les buveurs et renversant sur les gens la moitieacute de ses cruches avec calme et digniteacute

La grosse Orchel reprit alors sa place au comptoir en exha-lant un soupir les six quinquets se mirent agrave danser la ronde au plafond et comme jrsquoexaminais depuis un quart drsquoheure ce cu-rieux pheacutenomegravene sans pouvoir mrsquoen rendre compte tout agrave coup Brauer treacutebucha contre mon eacutepaule en criant laquo Theacuteodore le baril est vide viens-tu le remplir agrave la cave Tu verras des choses eacutetranges raquo

Je savais que Brauer possegravede la plus belle cave de Nurem-berg apregraves celle du grand-duc la cave de lrsquoantique cloicirctre des Beacuteneacutedictins Aussi jugez de mon enthousiasme Seacutebalt tenait deacutejagrave la chandelle allumeacutee Nous sorticircmes bras dessus bras des-sous faisant retentir nos sabots sur le plancher allongeant le bras et hurlant le nez en lrsquoair laquo Je suis le roi de ces mon-tagnes raquo

Tout le monde riait autour de nous et lrsquoon disait

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laquo Ah les gueux hellip ah les gueux hellip sont-ils contents hellip ah hellip ah hellip ah raquo

Mais quand nous fucircmes dans la rue des Escargots le calme nous revint La nuit eacutetait humide les vieilles masures deacutecreacutepites se precirctaient lrsquoeacutepaule au-dessus de nous la lune brumeuse lais-sait tomber de sa quenouille un fil drsquoargent qui serpentait en zigzag dans la rigole sombre et tout au loin un chat battait sa femme qui pleurait et geacutemissait agrave vous fendre lrsquoacircme

laquo Brrr raquo fit Seacutebalt en grelottant jrsquoai froid

En mecircme temps il souleva la lourde trappe appliqueacutee obli-quement contre le mur et descendit

Je le suivais lentement Lrsquoescalier nrsquoen finissait pas Les ombres srsquoallongeaienthellip srsquoallongeaient agrave perte de vue derriegravere nous plusieurs fois je me retournai tout surpris Je remarquais lrsquoeacutenorme carrure de Brauer son cou brun couvert de petits che-veux friseacutes jusqursquoau milieu des eacutepaules drsquoeacutetranges ideacutees me traversaient lrsquoesprit il me semblait voir le fregravere sommelier des Beacuteneacutedictins allant rendre visite agrave la bibliothegraveque du cloicirctre Moi-mecircme je me prenais pour un de ces antiques personnages et je passais la main sur ma poitrine pensant y trouver une barbe veacuteneacuterable Au bas de lrsquoescalier une niche pratiqueacutee dans lrsquoeacutepaisseur du mur me rappela vaguement la statuette de la Vierge ougrave brucirclait jadis le cierge eacuteternel

Tout saisi presque eacutepouvanteacute jrsquoallais communiquer mes doutes agrave Seacutebalt quand une eacutenorme porte en cœur de checircne bardeacutee de clous agrave large tecircte plate se dressa devant nous Le ta-vernier la poussant drsquoune main vigoureuse srsquoeacutecria

laquo Nous y sommes camarade raquo

Et sa voix roulant au milieu des teacutenegravebres alla se perdre in-sensiblement dans les profondeurs lointaines du souterrain Jrsquoen reccedilus une impression singuliegravere

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Nous entracircmes drsquoun air grave et recueilli

Jrsquoai visiteacute dans ma vie bien des caves ceacutelegravebres depuis celle de notre glorieux souverain Yeacuteri-Peter jusqursquoaux caveaux de lrsquohocirctel de ville de Brecircme ougrave se conserve le fameux vin de Ro-senwein dont les bourgeois de la bonne ville libre envoyaient tous les ans au vieux Goethe une bouteille pour le jour de sa fecircte jrsquoen ai vu de plus vastes et de plus riches en grands vins que celle de mon ami Seacutebalt Brauer mais la veacuteriteacute me force agrave dire que je nrsquoen ai jamais rencontreacute drsquoaussi saines et drsquoaussi bien tenues

Sous une voucircte haute de trente pieds et longue de plus de cent megravetres construite en larges pierres de taille les tonneaux rangeacutes sur deux lignes parallegraveles avaient un air respectable qui faisait vraiment plaisir agrave voir et derriegravere chaque foudre une pancarte suspendue au mur indiquait le cru lrsquoanneacutee le jour et le temps de la vendange la cuveacutee premiegravere ou seconde enfin tous les titres de noblesse du suc geacuteneacutereux enfermeacute sous les longues douves cercleacutees de fer

Nous marchions drsquoun pas lent solennel

laquo Voici du braumberg dit le tavernier en eacuteclairant un foudre colossal crsquoest mon vin ordinaire Eacutecoute comme il srsquoen donne lagrave haut

laquo Crsquoest pour moi que lrsquoavare empile Eacutecus drsquoor aux jaunes reflets Crsquoest pour moi que mucircrit la fille Sous le chaume et dans les palais raquo

mdash Ah le bandit comme il retrousse ses moustaches blondes raquo

Ainsi parlait Brauer et nous avancions toujours

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laquo Halte srsquoeacutecria-t-il nous voilagrave devant le steinberg de 1822 Fameuse anneacutee Goucircte-moi ccedila raquo

Il deacuteposa sa chandelle agrave terre prit sur la bonde un verre de Bohecircme au calice eacutevaseacute agrave la jambe grecircle au pied mince et tourna le robinet Un filet drsquoor remplit la coupe Avant de me lrsquooffrir Brauer lrsquoeacuteleva lentement pour en montrer la belle cou-leur drsquoambre blond Puis il le passa sous son nez crochu

laquo Quel bouquet dit-il quel parfum Ah crsquoest la fantaisie pure crsquoest le recircve de Freyschuumltz raquo

Je bushellip Toutes les fibres de mon cerveau srsquoeacutelectrisegraverent jrsquoeus de vagues eacuteblouissements

laquo Eh bien raquo fit Seacutebalt

Pour toute reacuteponse je me mis agrave fredonner

Chasseur diligent etc raquo

Et les eacutechos srsquoeacuteveillaient au loin ils sortaient la tecircte du mi-lieu des ombres et chantaient avec moi Crsquoeacutetait magnifique

laquo Tu ne chantais pas tout agrave lrsquoheure raquo dit Seacutebalt avec un sourire eacutetrange

Cette reacuteflexion me fit reacutefleacutechir et mrsquoarrecirctant tout court je mrsquoeacutecriai

laquo Tu crois donc que le vin chante raquo

Mais lui ne parut pas faire attention agrave mes paroles il eacutetait devenu grave

Nous poursuivicircmes nos peacutereacutegrinations souterraines Les vieux foudres semblaient nous attendre avec respect Nos re-gards srsquoanimaient Brauer buvait aussi

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laquo Ah ah dit-il voici lrsquoopeacutera de la Flucircte enchanteacutee Il faut que tu sois bien de mes amis pour que je trsquoen joue un air de ce-lui-lagravehellip diable hellip du johannisberg de lrsquoan XI

Un filet imperceptible siffla dans la coupe le verre fut rem-pli Jrsquoen humai jusqursquoagrave la derniegravere goutte avec recueillement Brauer me regardait dans le blanc des yeux les mains croiseacutees sur le dos il avait lrsquoair drsquoenvier mon bonheur

Moi lrsquoacircme du vieux vin cette acircme plus vivante que notre acircme cette acircme des Mozart des Gluck des Weber des Theacuteodore Hoffman envahissait mon ecirctre et me faisait dresser les cheveux sur la tecircte

laquo Oh mrsquoeacutecriai-je souffle divin oh musique enchante-resse Non jamais jamais mortel ne srsquoest eacuteleveacute plus haut que moi dans les sphegraveres invisibles raquo

Je lorgnais du coin de lrsquoœil le robinet meacutelodieux mais Brauer ne crut pas devoir mrsquoen jouer une seconde ariette

laquo Bon fit-il quand on srsquoouvre la veine il est agreacuteable de voir que crsquoest pour un digne appreacuteciateur pour un veacuteritable ar-tiste Tu nrsquoes pas comme notre bourgmestre Kalb qui voulait se gargariser la panse drsquoun deuxiegraveme et mecircme drsquoun troisiegraveme verre avant de se prononcer Animal je lrsquoai mis rudement agrave la porte raquo

Nous passacircmes alors en revue le steinberg le hattenheim le hohheim le markobrunner le rudesheim tous vins exquis chaleureux et chose bizarre agrave chaque vin nouveau un nouvel air me passait par la tecircte je le fredonnais involontairement la penseacutee de Seacutebalt devenait de plus en plus lucide pour moi je compris qursquoil voulait me donner une leccedilon expeacuterimentale du plus grand problegraveme des temps modernes

laquo Brauer lui dis-je crois-tu donc seacuterieusement que lrsquohomme ne soit que lrsquoinstrument passif de la bouteille un cor de chasse une flucircte un cornet agrave piston que lrsquoesprit de la tonne

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embouche et dont il tire telle musique qursquoil lui plaicirct Que de-viendraient la liberteacute la loi morale la raison individuelle et so-ciale si ce fait eacutetait vrai Nous ne serions plus que de veacuteritables entonnoirs des sortes de meacutecaniques sans conscience ni digni-teacute Lrsquoempereur Venceslas le plus grand ivrogne qursquoon ait ja-mais vu aurait donc seul compris le sens de la destineacutee hu-maine Il faudrait donc le placer au-dessus de Solon de Ly-curgue et des sept sages de la Gregravece

mdash Non seulement je le crois dit Brauer mais jrsquoen suis sucircr Ces imbeacuteciles qui hurlent lagrave-haut srsquoimaginent chanter drsquoeux-mecircmes Eh bien crsquoest moi qui choisis dans ma cave lrsquoair qursquoil me plaicirct drsquoentendre chaque tonne chaque foudre a son air favori lrsquoun est triste lrsquoautre gai lrsquoautre grave ou meacutelancolique Tu vas en juger Theacuteodore je veux faire pour toi le sacrifice drsquoun tonne-let de hohheim crsquoest un vin tendre le braumberg doit ecirctre eacutepuiseacute car on fait un tapage du diable agrave la taverne Nous allons tourner les acircmes au sentiment raquo

Alors au lieu de remplir son baril de braumberg il le mit sous le robinet du hohheim puis avec une adresse surprenante il le placcedila sur son eacutepaule et nous remontacircmes

La taverne eacutetait en combustion le chant des Brigands deacute-geacuteneacuterait en scandale

laquo Oh srsquoeacutecria la femme de Seacutebalt que tu mrsquoas fait attendre toutes les bouteilles sont vides depuis un quart drsquoheure Eacutecoute ce tapage ils vont tout briser raquo

En effet un roulement de bouteilles eacutebranlait les tables

laquo Du vin du vin raquo

Le tavernier deacuteposa son baril sur le comptoir et remplit les bouteilles sa femme avait agrave peine le temps de servir les hur-lements redoublaient

ndash 170 ndash

Moi je venais de reprendre ma place et je regardais ce tu-multe en fredonnant tour agrave tour des motifs de la Flucircte enchan-teacutee du Freyschuumltz de Don Juan drsquoObeacuteron que sais-je de cin-quante opeacuteras que jrsquoavais oublieacutes depuis longtemps ou que mecircme je nrsquoavais jamais su Jeunesse amour poeacutesie bonheur de la famille espeacuterances sans bornes tout renaissait dans mon cœur je riais je ne me posseacutedais plus

Tout agrave coup un calme profond srsquoeacutetablit lrsquoair des Brigands cessa comme par enchantement et Julia Weber la fille du meacute-neacutetrier se mit agrave chanter lrsquoair si doux si tendre de la Fillette de Freacutedeacuteric Barberousse

laquo mdash Fillette sur la plaine blanche Ougrave vas-tu de si grand matin mdash Je vais ceacuteleacutebrer le dimanche Seigneur au village lointainhellip Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle

Toute la salle eacutecoutait la jeune fille dans un religieux si-lence et quand elle fut au refrain toutes ces grosses faces char-nues se mirent agrave fredonner en sourdine

laquo Comme un agneau qui becircle Eacutecoutezhellip la cloche mrsquoappelle raquo

Ce fut un veacuteritable coup de theacuteacirctre

laquo Eh bien dit Brauer en se penchant agrave mon oreille qui est-ce qui chante

mdash Crsquoest la tonne de hohheim raquo reacutepondis-je agrave voix basse en eacutecoutant le chant de la jeune fille qui recommenccedilait ce chant monotone doux suave ce chant du bon vieux temps

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Ocirc nobles coteaux de la Gironde de la Bourgogne du Rheingauhellip et vous ardents vignobles de lrsquoEspagne et de lrsquoItalie Madegravere Marsalla Porto Xeacuteregraves Lacryma-Christihellip et toi Tokai geacuteneacutereux hongrois je vous connais maintenant ndash Vous ecirctes lrsquoacircme des temps passeacuteshellip des geacuteneacuterations eacuteteintes hellip ndash Bonne chance je vous souhaite ndash Puissiez-vous fleurir et prospeacuterer eacuteternellement hellip

mdash Et vous bons vins captifs sous les cercles de fer ou drsquoosier vous attendez avec impatience lrsquoheureux instant de pas-ser dans nos veines de faire battre nos cœurs de revivre en nous hellip ndash Eh bien vous nrsquoattendrez pas longtemps je jure de vous deacutelivrer de vous faire chanter et rire autant que lrsquoEcirctre des ecirctres voudra bien me confier cette noble mission sur la terre hellip ndash Mais quand je ne serai plus quand mes os auront reverdi et se dresseront en ceps noueux sur le coteau quand mon sang bouillonnera en gouttelettes vermeilles dans les grappes mucircries et qursquoil srsquoeacutepanchera du pressoir en flots limpideshellip Alors jeunes gens agrave votre tour de me deacutelivrer Laissez-moi revivre en vous faire votre force votre joie votre courage comme les ancecirctres font le mien aujourdrsquohuihellip crsquoest tout ce que je vous demande ndash Et ce faisant nous accomplirons chacun agrave notre tour le preacute-cepte sublime Aimez-vous les uns les autres dans les siegravecles des siegravecles Amen

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LE COQUILLAGE

DE LrsquoONCLE BERNARD

Lrsquooncle Bernard avait un grand coquillage sur sa commode Un coquillage aux legravevres roses nrsquoest pas commun dans les forecircts du Hundsruck agrave cent cinquante lieues de la mer Daniel Rich-ter ancien soldat de marine avait rapporteacute celui-ci de lrsquoOceacutean comme une marque eacuteternelle de ses voyages

Qursquoon se figure avec quelle admiration nous autres enfants du village nous contemplions cet objet merveilleux Chaque fois que lrsquooncle sortait faire ses visites nous entrions dans la biblio-thegraveque et le bonnet de coton sur la nuque les mains dans les fentes de notre petite blouse bleue le nez contre la plaque de marbre nous regardions lrsquoescargot drsquoAmeacuterique comme lrsquoappelait la vieille servante Greacutedel

Ludwig disait qursquoil devait vivre dans les haies Kasper qursquoil devait nager dans les riviegraveres mais aucun ne savait au juste ce qursquoil en eacutetait

Or un jour lrsquooncle Bernard nous trouvant agrave discuter ainsi se mit agrave sourire Il deacuteposa son tricorne sur la table prit le co-quillage entre ses mains et srsquoasseyant dans son fauteuil

laquo Eacutecoutez un peu ce qui se passe lagrave-dedans raquo dit-il

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Aussitocirct chacun appliqua son oreille agrave la coquille et nous entendicircmes un grand bruit une plainte un murmure comme un coup de vent bien loin au fond des bois Et tous nous nous regardions lrsquoun lrsquoautre eacutemerveilleacutes

laquo Que pensez-vous de cela raquo demanda lrsquooncle mais per-sonne ne sut que lui reacutepondre

Alors il nous dit drsquoun ton grave

laquo Enfants cette grande voix qui bourdonne crsquoest le bruit du sang qui coule dans votre tecircte dans vos bras dans votre cœur et dans tous vos membres Il coule ici comme de petites sources vives lagrave comme des torrents ailleurs comme des ri-viegraveres et de grands fleuves Il baigne tout votre corps agrave lrsquointeacuterieur afin que tout puisse y vivre y grandir et y prospeacuterer depuis la pointe de vos cheveux jusqursquoagrave la plante de vos pieds

laquo Maintenant pour vous faire comprendre pourquoi vous entendez ces bruits au fond du coquillage il faut vous expliquer une chose Vous connaissez lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse qui vous renvoie votre cri quand vous criez votre chant quand vous chantez et le son de votre corne lorsque vous ramenez vos chegravevres de lrsquoAltenberg le soir Eh bien ce coquillage est un eacutecho semblable agrave celui de la Roche-Creuse seulement lorsque vous lrsquoapprochez de votre oreille crsquoest le bruit de ce qui se passe en vous qursquoil vous renvoie et ce bruit ressemble agrave toutes les voix du ciel et de la terre car chacun de nous est un petit monde celui qui pourrait voir la centiegraveme partie des merveilles qui srsquoaccomplissent dans sa tecircte durant une seconde pour le faire vivre et penser et dont il nrsquoentend que le murmure au fond de la coquille celui-lagrave tomberait agrave genoux et pleurerait longtemps en remerciant Dieu de ses bonteacutes infinies

laquo Plus tard quand vous serez devenus des hommes vous comprendrez mieux mes paroles et vous reconnaicirctrez que jrsquoavais raison

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laquo Mais en attendant mes chers amis veillez bien sur votre acircme conservez-la sans tache crsquoest elle qui vous fait vivre le Seigneur lrsquoa mise dans votre tecircte pour eacuteclairer votre petit monde comme il a mis son soleil au ciel pour eacuteclairer et reacute-chauffer lrsquounivers

laquo Vous saurez mes enfants qursquoil y a dans ce monde des pays ougrave le soleil ne luit pour ainsi dire jamais Ces pays-lagrave sont bien tristes Les hommes ne peuvent pas y rester on nrsquoy voit point de fleurs point drsquoarbres point de fruits point drsquooiseaux rien que de la glace et de la neige tout y est mort Voilagrave ce qui vous arriverait si vous laissiez obscurcir votre acircme votre petit monde vivrait dans les teacutenegravebres et dans la tristesse vous seriez bien malheureux

laquo Eacutevitez donc avec soin ce qui peut troubler votre acircme la paresse la gourmandise la deacutesobeacuteissance et surtout le men-songe toutes ces vilaines choses sont comme des vapeurs ve-nues drsquoen bas et qui finissent par couvrir la lumiegravere que le Sei-gneur a mise en nous

laquo Si vous tenez votre acircme au-dessus de ces nuages elle brillera toujours comme un beau soleil et vous serez heureux raquo

Ainsi parla lrsquooncle Bernard et chacun eacutecouta de nouveau se promettant agrave lui-mecircme de suivre ses bons conseils et de ne pas laisser les vapeurs drsquoen bas obscurcir son acircme

Combien de fois depuis nrsquoai-je pas tendu lrsquooreille aux bourdonnements du coquillage Chaque soir aux beaux jours de lrsquoautomne en rentrant de la pacircture je le prenais sur mes ge-noux et la joue contre son eacutemail rose jrsquoeacutecoutais avec recueille-ment Je me repreacutesentais les merveilles dont nous avait parleacute lrsquooncle Bernard et je pensais Si lrsquoon pouvait voir ces choses par un petit trou crsquoest ccedila qui doit ecirctre beau

Mais ce qui mrsquoeacutetonnait encore plus que tout le reste crsquoest qursquoagrave force drsquoeacutecouter il me semblait distinguer au milieu du

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bourdonnement du coquillage lrsquoeacutecho de toutes mes penseacutees les unes douces et tendres les autres joyeuses elles chantaient comme les meacutesanges et les fauvettes au retour du printemps et cela me ravissait Je serais resteacute lagrave des heures entiegraveres les yeux eacutecarquilleacutes la bouche entrrsquoouverte respirant agrave peine pour mieux entendre si notre vieille Greacutedel ne mrsquoavait crieacute

laquo Fritzel agrave quoi penses-tu donc Ocircte un peu cet escargot de ton oreille et mets la nappe voici M le docteur qui rentre raquo

Alors je deacuteposais le coquillage sur la commode en soupi-rant je mettais le couvert de lrsquooncle et le mien au bout de la table je prenais la grande carafe et jrsquoallais chercher de lrsquoeau agrave la fontaine

Pourtant un jour la coquille de lrsquooncle Bernard me rendit des sons moins agreacuteables sa musique devint seacutevegravere et me causa la plus grande frayeur Crsquoest qursquoaussi je nrsquoavais pas lieu drsquoecirctre content de moi des nuages sombres obscurcissaient mon acircme crsquoeacutetait ma faute ma tregraves grande faute Mais il faut que je vous raconte cela depuis le commencement Voici comment les choses srsquoeacutetaient passeacutees

Ludwig et moi dans lrsquoapregraves-midi de ce jour nous eacutetions agrave garder nos chegravevres sur le plateau de lrsquoAltenberg nous tressions la corde de notre fouet nous sifflions nous ne pensions agrave rien

Les chegravevres grimpaient agrave la pointe des rochers allongeant le cou la barbe en pointe sur le ciel bleu Notre vieux chien Bockel tout eacutedenteacute sommeillait sa longue tecircte de loup entre les pattes

Nous eacutetions lagrave coucheacutes agrave lrsquoombre drsquoun bouquet de sapi-neaux quand tout agrave coup Ludwig eacutetendit son fouet vers le ravin et me dit

laquo Regarde lagrave-bas au bord de la grande roche sur ce vieux hecirctre je connais un nid de merles raquo

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Alors je regardai et je vis le vieux merle qui voltigeait de branche en branche car il savait deacutejagrave que nous le regardions

Mille fois lrsquooncle Bernard mrsquoavait deacutefendu de deacutenicher des oiseaux et puis le nid eacutetait au-dessus du preacutecipice dans la fourche drsquoune grande branche moisie Longtemps longtemps je regardai cela tout recircveur Ludwig me disait

laquo Il y a des jeunes ce matin en allant cueillir des mucircres dans les ronces je les ai bien entendus demander la becqueacutee demain ils srsquoenvoleront car ils doivent avoir des plumes raquo

Je ne disais toujours rien mais le diable me poussait Agrave la fin je me levai je mrsquoapprochai de lrsquoarbre au milieu des bruyegraveres et jrsquoessayai de lrsquoembrasser il eacutetait trop gros Malheu-reusement pregraves de lagrave poussait un hecirctre plus petit et tout vert Je grimpai dessus et le faisant pencher jrsquoattrapai la premiegravere branche de lrsquoautre

Je montai Les deux merles poussaient des cris plaintifs et tourbillonnaient dans les feuilles Je ne les eacutecoutais pas Je me mis agrave cheval sur la branche moisie pour mrsquoapprocher du nid que je voyais tregraves bien il y avait trois petits et un œuf cela me donnait du courage Les petits allongeaient le cou leur gros bec jaune ouvert jusqursquoau fond du gosier et je croyais deacutejagrave les tenir Mais comme jrsquoavanccedilais les jambes pendantes et les mains en avant tout agrave coup la branche cassa comme du verre et je nrsquoeus que le temps de crier mdash Ah mon Dieu ndash Je tournai deux fois et je tombai sur la grosse branche au-dessous ougrave je me cram-ponnai drsquoune force terrible Tout lrsquoarbre tremblait jusqursquoagrave la ra-cine et lrsquoautre branche descendait en raclant les rochers avec un bruit qui me faisait dresser les cheveux sur la tecircte je la re-gardai malgreacute moi jusqursquoau fond du ravin elle bouillonna dans le torrent et srsquoen alla tournoyant au milieu de lrsquoeacutecume jusqursquoau grand entonnoir ougrave je ne la vis plushellip

Alors je remontai doucement au tronc les genoux bien ser-reacutes demandant pardon agrave Dieu et je me laissai glisser tout pacircle

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dans les bruyegraveres Les deux vieux merles voltigeaient encore au-tour de moi jetant des cris lamentables Ludwig srsquoeacutetait sauveacute mais comme il descendait le sentier de lrsquoAltenberg tournant la tecircte par hasard il me vit sain et sauf et revint en criant tout es-souffleacute

laquo Te voilagrave hellip Tu nrsquoes pas tombeacute de la roche

mdash Oui lui dis-je sans presque pouvoir remuer la langue me voilagravehellip le bon Dieu mrsquoa sauveacute Mais allons-nous-enhellip allons-nous-enhellip jrsquoai peur raquo

Il eacutetait bien sept heures du soir le soleil rouge se couchait entre les sapins jrsquoen avais assez ce jour-lagrave de garder les chegravevres Le chien ramena notre troupeau qui se mit agrave descendre le sen-tier dans la poussiegravere jusqursquoagrave Hirschland Ni Ludwig ni moi nous ne soufflions joyeusement dans notre corne comme les autres soirs pour entendre lrsquoeacutecho de la Roche-Creuse nous reacute-pondre

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La peur nous avait saisis et mes jambes tremblaient encore

Une fois au village pendant que les chegravevres srsquoen allaient agrave droite agrave gauche becirclant agrave toutes les portes drsquoeacutetables je dis agrave Ludwig

laquo Tu ne raconteras rien

mdash Sois tranquille raquo

Et je rentrai chez lrsquooncle Bernard Il eacutetait alleacute dans la haute montagne voir un vieux bucirccheron malade Greacutedel venait de dresser la table Quand lrsquooncle nrsquoeacutetait pas de retour sur les huit heures du soir nous soupions seuls ensemble Crsquoest ce que nous ficircmes comme drsquohabitude Puis Greacutedel ocircta les couverts et lava la vaisselle dans la cuisine Moi jrsquoentrai dans notre bibliothegraveque et je pris le coquillage non sans inquieacutetude Dieu du ciel comme il bourdonnait Comme jrsquoentendais les torrents et les ri-viegraveres mugir et comme au milieu de tout cela les cris plaintifs des vieux merles le bruit de la branche qui raclait les rochers et le freacutemissement de lrsquoarbre srsquoentendaient Et comme je me re-preacutesentais les pauvres petits oiseaux eacutecraseacutes sur une pierre ndash crsquoeacutetait terriblehellip terrible

Je me sauvai dans ma petite chambre au-dessus de la grange et je me couchai mais le sommeil ne venait pas la peur me tenait toujours

Vers dix heures jrsquoentendis lrsquooncle arriver en trottant dans le silence de la nuit Il fit halte agrave notre porte et conduisit son cheval agrave lrsquoeacutecurie puis il entra Je lrsquoentendis ouvrir lrsquoarmoire de la cuisine et manger un morceau sur le pouce selon son habi-tude quand il rentrait tard

laquo Srsquoil savait ce que jrsquoai fait raquo me disais-je en moi-mecircme

Agrave la fin il se coucha Moi jrsquoavais beau me tourner me re-tourner mon agitation eacutetait trop grande pour dormir je me re-preacutesentais mon acircme noire comme de lrsquoencre jrsquoaurais voulu

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pleurer Vers minuit mon deacutesespoir devint si grand que jrsquoaimai mieux tout avouer Je me levai je descendis en chemise et jrsquoentrai dans la chambre agrave coucher de lrsquooncle Bernard qui dor-mait une veilleuse sur la table

Je mrsquoagenouillai devant son lit Lui srsquoeacuteveillant en sursaut se leva sur le coude et me regarda tout eacutetonneacute

laquo Crsquoest toi Fritzel me dit-il que fais-tu donc lagrave mon en-fant

mdash Oncle Bernard mrsquoeacutecriai-je en sanglotant pardonnez-moi jrsquoai peacutecheacute contre le ciel et contre vous

mdash Qursquoas-tu donc fait dit-il tout attendri

mdash Jrsquoai grimpeacute sur un hecirctre de lrsquoAltenberg pour deacutenicher des merles et la branche srsquoest casseacutee

mdash Casseacutee Oh mon Dieu hellip

mdash Oui et le Seigneur mrsquoa sauveacute en permettant que je mrsquoaccroche agrave une autre branche Maintenant les vieux merles me redemandent leurs petits ils volent autour de moi ils mrsquoempecircchent de dormir raquo

Lrsquooncle se tut longtemps Je pleurais agrave chaudes larmes

laquo Oncle mrsquoeacutecriai-je encore ce soir jrsquoai bien eacutecouteacute dans la coquille tout est casseacute tout est bouleverseacute jamais on ne pourra tout raccommoder raquo

Alors il me prit le bras et dit au bout drsquoun instant drsquoune voix solennelle

laquo Je te pardonne hellip Calme-toihellip Mais que cela te serve de leccedilon Songe au chagrin que jrsquoaurais eu si lrsquoon trsquoavait rapporteacute mort dans cette maison Eh bien le pauvre pegravere et la pauvre megravere des petits merles sont aussi deacutesoleacutes que je lrsquoaurais eacuteteacute moi-

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mecircme Ils redemandent leurs enfants Tu nrsquoas pas songeacute agrave ce-lahellip Puisque tu te repens il faut bien que je te pardonne raquo

En mecircme temps il se leva me fit prendre un verre drsquoeau sucreacutee et me dit

laquo Va-trsquoen dormirhellip les pauvres vieux ne trsquoinquieacuteteront plushellip Dieu te pardonne agrave cause de ton chagrinhellip Tu dormiras maintenant Mais agrave partir de demain tu ne garderas plus les chegravevres un garccedilon de ton acircge doit aller agrave lrsquoeacutecole raquo

Je remontai donc dans ma chambre plus tranquille et je mrsquoendormis heureusement

Le lendemain lrsquooncle Bernard me conduisit lui-mecircme chez notre vieil instituteur Tobie Veyrius Pour dire la veacuteriteacute cela me parut dur les premiers jours de rester enfermeacute dans une chambre du matin au soir sans oser remuer oui cela me parut bien dur je regrettais le grand air mais on nrsquoarrive agrave rien ici-bas sans se donner beaucoup de peine Et puis le travail finit par devenir une douce habitude crsquoest mecircme tout bien consideacutereacute la plus pure et la plus solide de nos jouissances Par le travail seul on devient un homme et lrsquoon se rend utile agrave ses semblables

Aujourdrsquohui lrsquooncle Bernard est bien vieux il passe son temps assis dans le grand fauteuil derriegravere le poecircle en hiver et lrsquoeacuteteacute sur le banc de pierre devant la maison agrave lrsquoombre de la vigne qui couvre la faccedilade Moi je suis meacutedecinhellip Je le rem-place Le matin au petit jour je monte agrave cheval et je ne rentre que le soir harasseacute de fatigue Crsquoest une existence peacutenible sur-tout agrave lrsquoeacutepoque des grandes neiges eh bien cela ne mrsquoempecircche pas drsquoecirctre heureux

Le coquillage est toujours agrave sa place Quelquefois en ren-trant de mes courses dans la montagne je le prends comme au bon temps de ma jeunesse et jrsquoeacutecoute bourdonner lrsquoeacutecho de mes penseacutees elles ne sont pas toujours joyeuses parfois mecircme elles sont tristes ndash lorsqursquoun de mes pauvres malades est en danger

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de mort et que je ne puis rien pour le secourir ndash mais jamais elles ne sont menaccedilantes comme le soir de lrsquoaventure du nid de merles

Celui-lagrave seul est heureux mes chers amis qui peut eacutecouter sans crainte la voix de sa conscience riche ou pauvre il goucircte la feacuteliciteacute la plus complegravete qursquoil soit donneacute agrave lrsquohomme de connaicirctre en ce monde

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LA TRESSE NOIRE

Il y avait bien quinze ans que je ne songeais plus agrave mon ami Taifer quand un beau jour son souvenir me revint agrave la meacute-moire Vous dire comment pourquoi me serait chose impos-sible Les coudes sur mon pupitre les yeux tout grands ouverts je recircvais au bon temps de notre jeunesse Il me semblait parcou-rir la grande alleacutee des Marronniers agrave Charleville et je fredon-nais involontairement le joyeux refrain de Georges

laquo Versez amis versez agrave boire raquo

Puis tout agrave coup revenant agrave moi je mrsquoeacutecriai laquo Agrave quoi diable songes-tu Tu te crois jeune encore Ah ah ah pauvre fou raquo

Or agrave quelques jours de lagrave rentrant vers le soir de la cha-pelle Louis de Gonzague jrsquoaperccedilus en face des eacutecuries du haras un officier de spahis en petite tenue le keacutepi sur lrsquooreille et la bride drsquoun superbe cheval arabe au bras La physionomie de ce cheval me parut singuliegraverement belle il inclinait la tecircte par-dessus lrsquoeacutepaule de son maicirctre et me regardait fixement Ce re-gard avait quelque chose drsquohumain

La porte de lrsquoeacutecurie srsquoouvrit lrsquoofficier remit au palefrenier la bride de son cheval et se tournant de mon cocircteacute nos yeux se rencontregraverent crsquoeacutetait Taifer Son nez crochu ses petites mous-taches blondes rejoignant une barbiche tailleacutee en pointe ne

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pouvaient me laisser aucun doute malgreacute les teintes ardentes du soleil drsquoAfrique empreintes sur sa face

Taifer me reconnut mais pas un muscle de son visage ne tressaillit pas un sourire nrsquoeffleura ses legravevres Il vint agrave moi len-tement me tendit la main et me dit laquo Bonjour Theacuteodore tu vas toujours bien raquo ndash comme srsquoil ne mrsquoeucirct quitteacute que de la veille Ce ton simple mrsquoeacutetonna tellement que je reacutepondis de mecircme laquo Mais oui Georges pas mal

mdash Allons tant mieux fit-il tant mieux Puis il me prit le bras et me demanda Ougrave allons-nous

mdash Je rentrais chez moi

mdash Eh bien je trsquoaccompagne raquo

Nous descendicircmes la rue de Clegraveves tout recircveurs Arriveacutes devant ma porte je grimpai lrsquoeacutetroit escalier Les eacuteperons de Tai-fer reacutesonnaient derriegravere moi cela me paraissait eacutetrange Dans ma chambre il jeta son keacutepi sur le piano il prit une chaise je deacuteposai mon cahier de musique dans un coin et mrsquoeacutetant assis nous restacircmes tout meacuteditatifs en face lrsquoun de lrsquoautre

Au bout de quelques minutes Taifer me demanda drsquoun son de voix tregraves doux

laquo Tu fais donc toujours de la musique Theacuteodore

mdash Toujours je suis organiste de la catheacutedrale

mdash Ah et tu joues toujours du violon

mdash Oui

mdash Te rappelles-tu Theacuteodore la chansonnette de Louise raquo

En ce moment tous les souvenirs de notre jeunesse se re-tracegraverent avec tant de vivaciteacute agrave mon esprit que je me sentis pacirc-lir sans profeacuterer un mot je deacutetachai mon violon de la muraille

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et me mis agrave jouer la chansonnette de Louise mais si bashellip si bashellip que je croyais seul lrsquoentendre

Georges mrsquoeacutecoutait les yeux fixeacutes devant lui agrave la derniegravere note il se leva et me prenant les mains avec force il me regarda longtemps

laquo Encore un bon cœur celui-lagrave dit-il comme se parlant agrave lui-mecircme ndash Elle trsquoa trompeacute nrsquoest-ce pas Elle trsquoa preacutefeacutereacute M Stanislas agrave cause de ses breloques et de son coffre-fort raquo

Je mrsquoassis en pleurant

Taifer fit trois ou quatre tours dans la chambre et srsquoarrecirctant tout agrave coup il se prit agrave consideacuterer ma guitare en si-lence puis il la deacutecrochahellip ses doigts en effleuregraverent les cordes et je fus surpris de la netteteacute bizarre de ces quelques notes ra-pides mais Georges rejeta lrsquoinstrument qui rendit un soupir plaintif sa figure devint sombre il alluma une cigarette et me souhaita le bonsoir

Je lrsquoeacutecoutai descendre lrsquoescalier Le bruit de ses pas reten-tissait dans mon cœur

Quelques jours apregraves ces eacuteveacutenements jrsquoappris que le capi-taine Taifer srsquoeacutetait installeacute dans une chambre donnant sur la place Ducale On le voyait fumer sa pipe sur le balcon mais il ne faisait attention agrave personne Il ne freacutequentait point le cafeacute des officiers Son unique distraction eacutetait de monter agrave cheval et de se promener le long de la Meuse sur le chemin de halage

Chaque fois que le capitaine me rencontrait il me criait de loin

laquo Bonjour Theacuteodore raquo

Jrsquoeacutetais le seul auquel il adressacirct la parole

Vers les derniers jours drsquoautomne monseigneur de Reims fit sa tourneacutee pastorale Je fus tregraves occupeacute durant ce mois il me

ndash 185 ndash

fallut tenir lrsquoorgue en ville et au seacuteminaire je nrsquoavais pas une minute agrave moi Puis quand monseigneur fut parti tout retomba dans le calme habituel On ne parlait plus du capitaine Taifer Le capitaine avait quitteacute son logement de la place Ducale il ne faisait plus de promenades et drsquoailleurs dans le grand monde il nrsquoeacutetait question que des derniegraveres fecirctes et des gracircces infinies de monseigneur moi-mecircme je ne pensais plus agrave mon vieux cama-rade

Un soir que les premiers flocons de neige voltigeaient de-vant ma fenecirctre et que tout grelottant jrsquoallumais mon feu et preacuteparais ma cafetiegravere jrsquoentends des pas dans lrsquoescalier laquo Crsquoest Georges raquo me dis-je La porte srsquoouvre En effet crsquoeacutetait lui tou-jours le mecircme Seulement un petit manteau de toile cireacutee ca-chait les broderies drsquoargent de sa veste bleu de ciel Il me serra la main et me dit

laquo Theacuteodore viens avec moi je souffre aujourdrsquohui je souffre plus que drsquohabitude

mdash Je veux bien lui reacutepondis-je en passant ma redingote je veux bien puisque cela te fait plaisir

Nous descendicircmes la rue silencieuse en longeant les trot-toirs couverts de neige

Agrave lrsquoangle du jardin des Carmes Taifer srsquoarrecircta devant une maisonnette blanche agrave persiennes vertes il en ouvrit la porte nous entracircmes et je lrsquoentendis refermer derriegravere nous Drsquoantiques portraits ornaient le vestibule lrsquoescalier en coquille eacutetait drsquoune eacuteleacutegance rare au haut de lrsquoescalier un burnous rouge pendait au mur Je vis tout cela rapidement car Taifer montait vite Quand il mrsquoouvrit sa chambre je fus eacutebloui mon-seigneur lui-mecircme nrsquoen a pas de plus somptueuse sur les murs agrave fond drsquoor se deacutetachaient de grandes fleurs pourpres des armes orientales et de superbes pipes turques incrusteacutees de nacre Les meubles drsquoacajou avaient une forme accroupie mas-sive vraiment imposante Une table ronde agrave plaque de marbre

ndash 186 ndash

vert jaspeacute de bleu supportait un large plateau de laque violette et sur le plateau un flacon ciseleacute renfermant une essence cou-leur drsquoambre

Je ne sais quel parfum subtil se mecirclait agrave lrsquoodeur reacutesineuse des pommes de pin qui brucirclaient dans lrsquoacirctre

laquo Que ce Taifer est heureux me disais-je il a rapporteacute tout cela de ses campagnes drsquoAfrique Quel riche pays Tout srsquoy trouve en abondance lrsquoor la myrrhe et lrsquoencens et des fruits incomparables et de grandes femmes pacircles aux yeux de gazelle plus flexibles que les palmiers selon le Cantique des Can-tiques raquo

Telles eacutetaient mes reacuteflexions

Taifer bourra une de ses pipes et me lrsquooffrit lui-mecircme ve-nait drsquoallumer la sienne une superbe pipe turque agrave bouquin drsquoambre

Nous voilagrave donc eacutetendus nonchalamment sur des coussins amarante regardant le feu deacuteployer ses tulipes rouges et blanches sur le fond noir de la chemineacutee

Jrsquoeacutecoutais les cris des moineaux blottis sous les gouttiegraveres et la flamme ne mrsquoen paraissait que plus belle

Taifer levait de temps en temps sur moi ses yeux gris puis il les abaissait drsquoun air recircveur

laquo Theacuteodore me dit-il enfin agrave quoi penses-tu

mdash Je pense qursquoil aurait mieux valu pour moi faire un tour drsquoAfrique que de rester agrave Charleville lui reacutepondis-je combien de souffrances et drsquoennuis je me serais eacutepargneacutes que de ri-chesses jrsquoaurais acquises Ah Louise avait bien raison de me preacutefeacuterer M Stanislas je nrsquoaurais pu la rendre heureuse raquo

Taifer sourit avec amertume

ndash 187 ndash

laquo Ainsi dit-il tu envies mon bonheur raquo

Jrsquoeacutetais tout stupeacutefait car Georges en ce moment ne se res-semblait plus agrave lui-mecircme une eacutemotion profonde lrsquoagitait son regard eacutetait voileacute de larmes Il se leva brusquement et fut se po-ser devant une fenecirctre tambourinant sur les vitres et sifflant entre ses dents je ne sais quel air de la Gazza ladra

Puis il pirouetta et vint remplir deux petits verres de sa li-queur ambreacutee

laquo Agrave ta santeacute camarade dit-il

mdash Agrave la tienne Georges raquo

Nous bucircmes

Une saveur aromatique me monta subitement au cerveau Jrsquoeus des eacuteblouissements un bien-ecirctre indeacutefinissable une vi-gueur surprenante me peacuteneacutetra jusqursquoagrave la racine des cheveux

laquo Qursquoest-ce que cela lui demandai-je

mdash Crsquoest un cordial fit-il on pourrait le nommer un rayon du soleil drsquoAfrique car il renferme la quintessence des aromates les plus rares du sol africain

mdash Crsquoest deacutelicieux Verse-mrsquoen encore un verre Georges

mdash Volontiers mais noue drsquoabord cette tresse de cheveux agrave ton bras raquo

Il me preacutesentait une natte de cheveux noirs luisants comme du bronze

Je nrsquoeus aucune objection agrave lui faire seulement cela me pa-rut eacutetrange Mais agrave peine eus-je videacute mon second verre que cette tresse srsquoinsinua je ne sais comment jusqursquoagrave mon eacutepaule Je la sentis glisser sous mon bras et se tapir pregraves de mon cœur

ndash 188 ndash

laquo Taifer mrsquoeacutecriai-je ocircte-moi ces cheveux ils me font mal raquo

Mais lui reacutepondit gravement

laquo Laisse-moi respirer

mdash Ocircte-moi cette tresse ocircte-moi cette tresse repris-je Ah je vais mourir

mdash Laisse-moi respirer dit-il encore

mdash Ah mon vieux camaradehellip Ah Taiferhellip Georges hellip ocircte-moi cette tresse de cheveuxhellip elle mrsquoeacutetrangle

mdash Laisse-moi respirer raquo fit-il avec un calme terrible

Alors je me sentis faiblirhellip Je mrsquoaffaissai sur moi-mecircmehellip Un serpent me mordait au cœur Il se glissait autour de mes reinshellip Je sentais ses anneaux froids couler lentement sur ma nuque et se nouer agrave mon cou

Je mrsquoavanccedilai vers la fenecirctre en geacutemissant et je lrsquoouvris drsquoune main tremblante Un froid glacial me saisit et je tombai sur mes genoux invoquant le Seigneur Subitement la vie me revint Quand je me redressai Taifer pacircle comme la mort me dit

laquo Crsquoest bien je trsquoai ocircteacute la tresse raquo

Et montrant son bras

laquo La voilagrave raquo

Puis avec un eacuteclat de rire nerveux

laquo Ces cheveux noirs valent bien les cheveux blonds de ta Louise nrsquoest-ce pas hellip Chacun porte sa croix mon bravehellip plus ou moins stoiumlquement voilagrave touthellip Mais souviens-toi que lrsquoon srsquoexpose agrave de cruels meacutecomptes en enviant le bonheur des

ndash 189 ndash

autres car la vipegravere est deux fois vipegravere dit le proverbe arabe lorsqursquoelle siffle au milieu des roses raquo

Jrsquoessuyai la sueur qui ruisselait de mon front et je mrsquoempressai de fuir ce lieu de deacutelices hanteacute par le spectre du remords

Ah qursquoil est doux mes chers amis de se reposer sur un modeste escabeau en face drsquoun petit feu couvert de cendre drsquoeacutecouter sa theacuteiegravere babiller avec le grillon au coin de lrsquoacirctre et drsquoavoir au cœur un lointain souvenir drsquoamour qui nous per-mette de verser de temps en temps une larme sur nous-mecircme

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en avril 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Isabelle Franccediloise

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Erckmann-Chatrian Contes populaires nouvelle eacutedition Paris Hetzel sd Drsquoautres eacuteditions notamment pour les illustrations de Theacuteophile Schuler Erckmann-Chatrian Contes et Romans populaires Hetzel sd ont eacuteteacute consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Al-beacute petit village viticole reacuteputeacute pour son Pinot Noir a eacuteteacute prise par Olivier le 19072009 (Wikimeacutedia licence CC paterniteacute 20 geacuteneacuterique)

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 191 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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