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Nicotine

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Publié en langue originale par S. Fischer Verlag sous le titre Nikotin

© S. Fischer Verlag GmbH, Frankfurt am Main, 2011.© Editions Autrement, Paris, 2018, pour la traduction françaisePréface publiée initialement en langue anglaise (Grande-Betagne) par Fitzcarraldo Editions© Will Self, 2015, pour la préface.ISBN : 978-2-7467-4664-0www.autrement.com

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Gregor Hens

Nicotine

Récit

Traduit de l’allemand par Olivier MannoniPréface traduite de l’anglais (Grande-Bretagne)

par Charles Recoursé

Éditions Autrement

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« Nier un acte revient à peu prèsà imprimer une autre direction à uncorps en mouvement. Il faut qu’il y aitune interruption, une vitesse nulleau moment où l’on passe de l’une àl’autre. »

Moshe Feldenkrais

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Préface

Ça m’arrive tout le temps – et c’est inévitable, sil’on considère la nature répétitive de l’addiction. Mevoyant déballer tel ou tel dispositif nicotinique, moninterlocuteur me questionne sur ma dépendance etje commence à en évoquer certains aspects – maisalors je m’interromps au bout de quelques secondes,avec dans la gorge un nœud assez semblable auspasme épiglottal qui chez le fumeur précède unequinte de toux. Dans ces moments-là, je sens s’agré-

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ger en moi un fatras de tics et d’obsessions, un héri-tage culturel fait d’attitudes, de complexes et denévroses ; fasciné, je contemple le baroque édificede mes quarante années de relation avec la DiveNicotine – une constellation de niches et de recoins(tous propices à une rapide pause clope), des gar-gouilles congestionnées et des fleurons roulés à lamain, en rangées emballées d’aluminium qui se

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succèdent jusqu’à une flèche en cigare bellicosoembrasant les cieux. Comment, me demandé-je,comment – malgré tout ce que cette personne a pufumer jusqu’ici et fume peut-être encore – lui expli-quer la nature envahissante de mon addiction àcette substance psychoactive, addiction qui étouffema psyché sous un enchevêtrement de hauts et debas après avoir infecté la dernière cellule de monorganisme ? Il n’y a, bien sûr, qu’une réponse : c’estimpossible – et ainsi, après quelques remarquesdécousues sur la thérapie antitabac que je m’infligeactuellement, je finis généralement par dévier laconversation vers des cieux plus cléments.

L’autre soir, je traversais à vélo le petit parcentourant l’Imperial War Museum (un ancien asilejadis surnommé Bedlam – « pagaille »), quand unpiéton m’a reconnu et apostrophé. « Alors, Will, çavapote ? » m’a-t-il lancé, et comme je venais determiner une cigarette en réfléchissant à la tristessede ma récente exemption d’addiction, je me suisarrêté pour lui répondre : « C’est atroce. Ma femmem’a offert une cigarette électronique pour Noël, et

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l’ironie de la chose – il faut savoir que je venais deréussir à arrêter de fumer, même si je continuais àmâcher des gommes à la nicotine –, c’est que, aprèsvingt-quatre heures à téter ce machin en continu,j’étais encore plus dépendant qu’avant ! » J’ai sortide ma poche ma vapoteuse argentée haut degamme. « Du coup, je l’appelle “le sein de la sor-cière”. » Le type était perplexe – il ne cherchait

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qu’un regard de connivence, pas le prologue à uneconférence, conférence que j’ai alors poursuivie :« Je suis tellement obsédé par cet engin que j’aicommencé à lorgner vers mes cigarettes en medemandant si elles seraient un substitut efficace auvapotage. Du coup, maintenant, je fais les deux ! Jesuis cloué à une croix qui a pour sommet une vapo-teuse et pour barre transversale une Gitane – sansfiltre, bien sûr* 1… »

Ah ! les Gitanes, leur élégant paquet bleu et plat,cette silhouette de Carmen en longue robe quiparaît danser la tarentelle dans un nuage de fumée.J’aurais pu gratifier l’homme d’un long discours surma relation avec le tabac français – en commençantpar les origines du monopole d’État sur le fort tabacnoir distribué à la Grande Armée, baptisé petit gris*d’après la couleur de son emballage cubique enpapier (qui n’a pas changé deux siècles plus tard).J’aurais pu lui brosser un tableau : la poussière ocred’un square dans un village du Midi, sous l’ombredes platanes et des marronniers ; le bar-tabac avec

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son comptoir en zinc et son patron bourru ; le grandnoir* et le petit ballon de marc de Bourgogne ; lepaquet de Boyard Maïs acheté un instant plus tôt etdéballé avec révérence : ôter la cellophane soyeuse,soulever le rabat en carton rigide, retirer doucementune épaisse tige dans son papier de maïs jaune. Café,

1. Les expressions en italique suivies d’un astérisque sonten français dans le texte. (N.d.T.)

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brandy et tabac sont si inextricablement liés les unsaux autres – ainsi qu’aux trajets de nuit que j’effec-tuais régulièrement entre mes vingt et mes trenteans, partant de Londres pour arriver en Provence– que je ne peux humer l’odeur du tabac françaissans entendre l’entrechoc fantomatique des boules*et le halètement mécanique d’un moteur de 2 CV.

Et encore, cela n’aurait guère été qu’un prologueau prologue : si l’homme dans ce parc de cinglés yavait témoigné le plus minime intérêt, j’aurais conti-nué – j’aurais exposé de manière exhaustive nonseulement mes rapports au tabac français, maisaussi ceux que j’ai noués avec les variétés de maintsautres pays. Je ne m’étendrai pas trop ici, cesquelques vignettes devraient suffire : au cours de ladernière décennie, j’ai souvent accepté des colloqueset des lectures à Berlin dans la seule optique derendre une visite au buraliste de la gare d’Alexan-derplatz. J’y achète des tabacs à rouler d’une noir-ceur stygienne et d’une force herculéenne,introuvables en Angleterre – mon préféré étant lemenaçant Schwarzer Krauser No 1. C’est pareil avec

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la Toscane, où je ne vais pas pour les époustou-flantes fresques maniéristes du Palazzo Te deMantoue, mais pour les cheroots éponymes, au prixet au goût également plaisants. Las, Cuba est unefinca trop éloignée pour moi, mais durant bien desannées j’ai eu un vendeur de cigares qui venait mevoir muni d’une sacoche pleine de havanes – dontles dénommés « spéciaux », qui, comme le sous-

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entend leur nom, étaient censément les meilleursjamais roulés, supérieurs même aux marques éta-blies. Comme dans tout commerce illicite (l’hommetransbordait les cigares vers l’Estonie et, de là, lesfaisait entrer en Angleterre, évitant ainsi de considé-rables droits de douane), je me sentais obligé defumer suffisamment pour justifier les risques qu’ilprenait. Je sais, c’est ridicule – mais cela expliqueque j’aie fini par avoir besoin de mon Monterreypetit robusto quotidien à 15 livres sterling, en plusdes cigarettes.

Les toutes premières tiges que j’ai fumées étaientdes Senior Service sèches comme l’amadou qui traî-naient depuis des lustres dans des étuis en argentaux quatre coins de la maison de mes grands-parents. J’ai certainement eu la nausée, peut-êtremême vomi, mais tout cela s’est évaporé dans lesenjolivures du passé. Au collège, à une époque où jemarchais quatre kilomètres tous les matins, j’étaisun fumeur confirmé qui faisait une pause clope à8 heures au parc. Pour reprendre un slogan del’époque : « Les gens comme vous changent… »

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L’agent du changement étant une Player’s No 6,aussi dure qu’une branche et fumant autant, ou sacousine encore plus dure et boisée, la No 10.Lorsque j’étais en fonds, je fumais des Peter Stuy-vesant en paquet souple, ou des Kensitas dans leurpaquet rouge rigide. Je n’ai jamais trop aimé lesEmbassy – je les trouvais bizarrement « laineuses »en bouche –, mais j’avais un faible pour les sans-filtre

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des vieux : Navy Cut, Woodbine et Park Drive. Bien-tôt, ma consommation croissant, j’ai recherché lescibiches les moins chères – et opté pour le tabacOld Holborn par demi-once, avec lequel je confec-tionnais presque trente roulées fines comme deslévriers.

Malgré mes treize ans, j’étais conscient que letabac altérait profondément mes perceptions.Certes, la nicotine était psychoactive, mais elle metransportait de façon paradoxale, entraînant mesémotions dans les remous de son sillage. Après unepériode d’abstinence, les premières bouffées provo-quaient vertige et bouche sèche, tandis qu’unengourdissement gagnait mes extrémités. Mais àcette phase narcotique succédait bien vite l’excita-tion : la salive s’accumulait dans ma bouche, mespaumes me démangeaient, mon rythme cardiaques’accélérait – à ma manière simple et modeste, lesyeux rivés sur la pellicule algueuse de la mare auxcanards, je me croyais capable d’accomplir quelquechose. En fait, pour mieux comprendre les effetspsychoactifs de la nicotine – avec leurs hauts et

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leurs bas si paradoxaux –, rien ne vaut l’analogie :c’est une version légère et socialement admise duDrinamyl, un stimulant mieux connu sous le nomde Purple Heart. Les Purple Hearts, première véri-table drogue populaire en Grande-Bretagne, étaientla potion magique des femmes au foyer : un mélangede speed et de barbiturique qui détendait tout enfouettant le sang. Bien sûr, toute parabole finit par

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atteindre son zénith – ou son nadir –, mais lesPurple Hearts comme la nicotine ont cet avantageque le haut et le bas s’annulent, expliquant que lesusagers continuent. Longtemps.

Cette prise de conscience m’apparut telle unebraise au bout de deux doigts. Il faut dire qu’audébut des années 1970, quand on vivait avec sontemps, on se débarrassait de cette sale manie. Cer-tains avaient même devancé la législation. Un jour,j’ai demandé à mon ami John McVicar, écrivain etgangster repenti, à quel moment il avait arrêté, et dutac au tac il m’a répondu : « Vers le milieu desannées 1950, quand on a commencé à parler ducancer des poumons, j’ai lu une “étude” qui faisait lelien avec le tabac. J’ai arrêté tout de suite. » Voilà lecomportement d’un véritable homme d’action : leséclaireurs lui ayant fait état de troubles en amont, ilchange immédiatement de tactique. Ma mère,même si son sexe lui interdisait cette épithète, a euelle aussi un moment de lucidité – la vision de mongrand-père mourant d’un cancer du poumon –, quil’a fait passer à l’action. Elle a diligemment bazardé

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ses deux paquets quotidiens – du reste, les étudesmédicales suggéraient qu’il était déjà trop tard pourmoi qui, à trois ans, avais tété le sein de la sorcièreà peu près en continu depuis ma conception. Etpour elle aussi, il était trop tard : le crabe l’a empor-tée à soixante-quatre ans. Ma petite enfance nicoti-nique a donc été parcourue de signaux confus : d’uncôté, la télévision britannique interdisait déjà la

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publicité pour les cigarettes (mais pas pour lescigares – une dissonance cognitive incarnée par unpanatella Hamlet dont la fumée s’élevait au gré del’Air sur la corde de sol de Bach) ; et de l’autre, tousles samedis soir en prime time, une clope se consu-mait gaiement entre des doigts tronqués – apparte-nant pour certains à l’acteur irlandais Dave Allen.À l’école, pour fumer, nous allions dans le petit parcde l’autre côté de la rue, près de la bibliothèque. Celabien entendu jusqu’à l’entrée au lycée, où nousavons eu le droit de fumer dans le foyer.

Dès que j’ai pu fumer impunément dans la rue,j’ai fait l’acquisition d’un Borsalino que j’ai inclinépour me mirer dans les vitrines en prenant desposes à la Bogart. Je contemplais aussi avec unabsolu narcissisme mon reflet néoténique dans lesvitres du train et du métro – et rien n’invoquemieux le tabagisme de masse, structure socialeautrefois fort solide, que ce phénomène : fumerdans les transports. J’ai fumé dans des voitures etdes bus, j’ai fumé dans des trains et des avions. J’aidégusté une cigarette dans le métro entre Caledo-

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nian Road et King’s Cross le soir du 18 novembre1987 ; belle manifestation de dissonance cognitivede ma part, puisque j’étais dans une de mes phasessaines et me rendais à un cours de karaté au dojo deJudd Street. Je me rappelle avoir écrasé le mégot surle sol du wagon fumeur – je me le rappelle parce queles rainures caoutchoutées me semblaient faitesexprès pour loger des mégots. Et aussi parce qu’une

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petite heure après que j’ai monté quatre à quatrel’escalator de la Piccadilly Line, un congénère fumeura laissé tomber sa cigarette encore allumée dans lesrainures d’une marche, d’où elle a été convoyée versdes ténèbres hautement inflammables composéesde graisse et de peluches. L’incendie qui en résultafit trente et un morts et cent blessés, et signa la findu métro fumeur à Londres.

Au risque de passer pour un Zelig du tabac – tou-jours au mauvais endroit au bon moment de l’his-toire –, j’étais aussi dans le dernier vol fumeur audépart d’Heathrow. Coïncidence, j’avais été sur-classé, et ainsi, alors que le 747 à destination de NewYork transperçait la couverture nuageuse et que lapremière classe était inondée d’une lumière irréelle,je m’en suis allumé une. On m’avait déjà donné unebouteille de champagne à cajoler pendant le décol-lage, et entre deux gorgées et deux bouffées, j’étaispleinement conscient d’assister à l’effondrement del’édifice qu’était la consommation sociale de nico-tine, de la même façon qu’une volute de fumée dansl’atmosphère confinée d’une voiture flotte une frac-

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tion de seconde après que l’on a entrouvert lafenêtre, avant de disparaître dans le néant.

Dans son formidable essai, Nicotine, Gregor Hensse penche sur l’origine de cette phrase bien connue :« Rien n’est plus facile que d’arrêter de fumer, je l’aidéjà fait cent fois. » Selon Hens, elle est souventattribuée par erreur à Mark Twain, mais j’ai tou-

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jours cru qu’elle provenait de La Conscience deZeno, un roman d’Italo Svevo qui – parmi biend’autres choses – fait une description comminatoirede la manière qu’a l’addiction d’entraver la psyché.À l’époque où j’écrivais No Smoking, mon romanenfumé, j’ai cherché cette phrase pour la citer enexergue, mais, faute de la retrouver, je me suisrabattu sur celle-ci : « Qui sait si, cessant de fumer,je serais devenu l’homme idéal et fort que j’espé-rais ? Ce fut peut-être ce doute qui me cloua à monvice : c’est une façon commode de vivre que de secroire grand d’une grandeur latente. » Et, franche-ment, elle colle beaucoup mieux, car Svevo touchelà au cœur du problème : dans une culture oùl’usage d’un stupéfiant précis bénéficie du statut device quasi acceptable, l’image que le fumeur a de lui-même est irrémédiablement divisée : de son côtépur, il n’y a guère qu’une trace jaunâtre, tandis quesur l’autre la tache est sombre et noire. Le problèmedu fumeur de longue durée (le terme anglais quifâche est « convaincu ») est que les interdictionsdans l’espace public sont de plus en plus nom-

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breuses et extrêmes, au point que la conception de« l’homme idéal et fort », qu’il pourrait devenir s’ilse débarrassait de cette saleté, devient de plus enplus ténébreuse – une souillure bleu-gris filtrant leregard acerbe des politiques de santé. Au fond, si lefait de fumer du tabac est universellement tenu pourune mauvaise chose, s’en abstenir ne doit releverque du bon sens et non de la vertu.

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J’ai arrêté en 2000 grâce au fameux ouvrage pieuxd’Allen Carr, La Méthode simple pour en finir avecla cigarette. J’ai suivi son catéchisme à la lettre, sanscesser de fumer pendant la lecture de ce court texte,écrasant ma dernière clope au moment où je tour-nais la dernière page. La méthode de Carr n’est riend’autre qu’une espèce de thérapie par aversion pro-leptique ; il postule que les fumeurs sont victimesd’un dérèglement de la conscience : fumer n’a riend’agréable, et nous sommes des prétentieux naïfs etpuérils, à la fois dupés par le cachet social du tabacet contraints par la dépendance physique. D’aprèsCarr, le corps humain absorbe si rapidement lanicotine que le fumeur se trouve presque constam-ment en état de manque – et, de fait, le soulagementdes symptômes prend l’apparence du plaisir.Schopenhauer, un gros fumeur pour qui le plaisirn’était jamais que la cessation de la souffrance,aurait sans doute approuvé. Lisant cela, j’ai un peurenâclé – n’avais-je pas fait tout mon possible au fildes ans pour changer mon addiction à la nicotine enune forme d’épicurisme ? N’étais-je pas le fier pos-

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sesseur de plusieurs caves à cigares et de dizaines depipes en ronce et en écume de mer, fume-cigaretteet autres accessoires ? (Le jour où j’ai acheté un ins-trument pour curer les pipes peut être vu comme lezénith, ou le nadir, de mon addiction.) Si, comme jel’ai indiqué plus haut, je n’avais rien à prouver quantà l’étendue et à la variété de ce que j’étais disposé àfumer, lorsqu’il s’est agi de m’en défaire, il m’a fallu

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des jours pour vider ma réserve de tous ses produitsexotiques, depuis les cigarettes indonésiennes auclou de girofle jusqu’aux cheroots birmans, en pas-sant par le tabac à rouler vietnamien – et je ne vousparle là que de l’Asie du Sud-Est. Le fumeur typique,selon Carr, par comparaison, était un mange-pas-cher qui enchaînait les industrielles à filtre, toujoursde la même marque produite en masse.

Malgré tout, j’ai acheté ce programme et je mesuis laissé reformater. Ce fut une drôle d’année, celleque j’ai passée sans. Comme l’avait prêché Carr, ladépendance physique a été assez facile à combattre,et, trois mois plus tard, je ne pensais presque plus autabac. Je faisais de l’exercice et je me sentais mieux,quoique pas exactement plus vertueux. J’ai réussi àécrire un roman, même si ce n’était qu’une réécri-ture d’Oscar Wilde. Bien sûr, quand je dis que je nepensais presque plus au tabac, il faut comprendreque je ne pensais presque plus à fumer une clope là,tout de suite. Je pensais toujours beaucoup au tabac,et dans ma version du Portrait de Dorian Gray – qui

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se déroule dans les années 1980, soit environquatre-vingt-dix ans plus tard –, Henry Wotton, ledandy qui débite des épigrammes, est un fumeurprofondément convaincu, sa consommation étantcalquée sur celle que je venais d’abandonner. Wol-ton n’arrête que lorsqu’il se meurt du sida – etmême alors il réussit à aspirer : « Au fond*, je croisque je fumerai toujours. » Des paroles prophétiques,

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Crédit photos

p. 40 : Deng Xiaoping © Corbisp. 47 : Tante Anna (coll. pers.)p. 60 : Magasin Laufen Lunge (coll. pers.)p. 63 : Réanimation (coll. pers.)p. 73 : Robert De Niro et Jodie Foster dans Taxi Driverp. 74 : Dissection de cigarettes (coll. pers.)p. 85 : Fusée de la Saint-Sylvestre (coll. pers.)p. 96 : Fumoir (coll. pers.)p. 98 : Mercedes (coll. pers.)p. 111 : Table (coll. pers.)p. 116 : Milton H. Erickson(source : http://www.franbarbero.es/blog/wp-content/uploads/

milton-erickson.jpg)p. 121 : Extincteur Gloria (coll. pers.)p. 123 : Le Sauteur (coll. pers.)p. 131 : Caroline Thomas Harnsberger(source : http://www.ghmchs.org/thisweek/photo-listing4.htm)p. 135 : Rush Creek Village (coll. pers.)p. 142 : Jeep (coll. pers.)p. 144 : Cadre de vélo de course (coll. pers.)p. 157 : Piolet(source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/de/7/7e/Histo

rischer_Eispickel_mit_GFK-Stiel.jpg)p. 168 : Voilier (coll. pers.)p. 170 : La maison Stern (coll. pers.)

p. 177 : Harvey Keitel et Jim Jarmusch dans Blue in the Face

© Cinetextp. 179 : Cigarette sur le trottoir (coll. pers.)p. 185 : Italo Svevo(source : http://www.itusozluk.com/gorseller/italo+svevo)p. 191 : Gate 23 (coll. pers.)p. 192 : Hôtesse de la Delta(Source : http://www.postcardpost.com/cw50.jpg)p. 218 : Marion Bartoli (coll. pers.)p. 219 : Briquet (coll. pers.)p. 221 : Briquet (coll. pers.)

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N° d’édition : L.69EHAN001092.N001Dépôt légal : janvier 2018